Centenaire du discours de Jean-Jaurès Vaise, le 25

Transcription

Centenaire du discours de Jean-Jaurès Vaise, le 25
Centenaire du discours de Jean-Jaurès
Vaise, le 25 Juillet 1914
Patrick Le Hyaric
Directeur de l’Humanité
Député au Parlement européen
Monsieur le Maire,
Mesdames et Messieurs les élus et responsables d’associations,
Chers amis, chers camarades,
C’est un plaisir de me retrouver, ici, avec vous sous cette plaque
inaugurée par mon ami et prédécesseur, Roland Leroy ancien
directeur de l’Humanité, député honoraire, lors d’une cérémonie
commémorative du grand discours de Jean Jaurès à Vaise.
Il y a aujourd’hui tout juste 100 ans, Jean Jaurès prononçait ici-même,
à Lyon dans le quartier de Vaise, un de ses tout derniers discours.
Le dernier sans doute en France.
Six jours plus tard, au café du croissant à Paris et quelques jours
avant la déclaration de guerre, il succombait aux balles de Raoul
Vilain, un militant d’extrême-droite endoctriné par la propagande
nationaliste et monarchiste.
Jaurès avait fait des dernières années de sa vie un combat quotidien
contre la funeste mécanique qui allait accoucher de la première
guerre mondiale et de son monceau de cadavres.
Son travail d’intellectuel, de député, de militant, de journaliste puis
de directeur de l’Humanité à partir du mois d’Avril 1904, y était
largement consacré.
1
Il conjuguait l’ensemble de ses activités et de ses extraordinaires
capacités intellectuelles pour combattre les logiques de guerre.
De son intervention au parlement le 7 mars 1895, au grand meeting
du Près-Saint-Gervais le 25 mai 1913, à ses nombreux déplacements
en Europe jusqu’à cet appel de Vaise, Jaurès se dépense sans
compter pour éviter la guerre.
A l’origine il vient ici pour soutenir Marius Moutet, candidat socialiste
d’une élection législative partielle qui se déroule en plein été 1914
dans cette circonscription de Lyon-Vaise.
La situation en France est alors particulièrement tendue. Jaurès est la
cible privilégiée d’une presse et d’une caste politique toute acquise à
la guerre, aux instincts revanchards et cocardiers.
Les menaces de morts, de Péguy à Daudet pleuvent sur sa personne
pour l’unique raison qu’il se refuse à suivre la propagande
nationaliste et recherche à chaque instant et avec bon nombre de ses
amis membres de l’Internationale socialiste, le moyen d’éviter le
déclenchement du conflit.
Il faut lire et relire le discours qu’il prononce alors ici, à Vaise.
L’enjeu local de cette élection législative ne transpire aucunement
dans son propos.
Jaurès prend une hauteur de vue remarquable pour concentrer son
discours sur la grande affaire qui occupe alors son esprit et qui doit,
selon lui, occuper les consciences de l’ensemble du prolétariat : la
paix.
Ici, comme toujours, Jaurès fait œuvre d’éducation populaire,
s‘attachant à analyser et à détailler, auprès de son auditoire ouvrier,
2
la terrible mécanique dont il pressent qu’elle va emmener l’Europe et
l’humanité à la ruine.
« Jamais depuis quarante ans, commence-t-il, l'Europe n'a été dans
une situation plus menaçante et plus tragique que celle où nous
sommes »
Et Jaurès de continuer en détaillant les rivalités territoriales et
économiques des empires européens et le jeu d’alliances inéluctables
qui se mettra en place dès lors qu’un des acteurs déclenchera les
hostilités.
Désormais dit-il « chaque peuple paraît à travers les rues de l'Europe
avec sa petite torche à la main et maintenant voilà l'incendie ».
Ici, il pointe la politique colonialiste et impérialiste des puissances
européennes comme l’une des causes majeures du conflit qui
s’annonce, notamment au Maroc où la France et l’Allemagne
s’opposent pour la domination territoriale du pays.
Il faut souligner, avec le recul confortable qui est le nôtre, la
préscience de Jaurès d’avoir vu venir l’engrenage qui allait emmener
l’Europe à la grande déflagration et combien il voyait clair dans le
grand jeu impérialiste et capitalistique des forces en présence.
Il fut bien seul à percevoir le terrible drame et à tenter, jusqu’à son
dernier souffle à l’empêcher. Ce discernement lui coûta la vie.
« Songez à ce que serait le désastre pour l'Europe » disait Jaurès ici à
Vaise: ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois
cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions
d'hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie! »
Il ne croyait pas si bien dire.
3
Le progrès de la technique, les nouveaux armements, la naissance de
l’aviation, l’apparition des premiers sous-marins et la constitution
d’une puissante armée de métier grâce à loi obligeant les citoyens à
effectuer trois ans de service militaire, loi à laquelle il s’opposa,
s’attirant la foudre des nationalistes, allaient faire de ce conflit le plus
meurtrier jusqu’alors.
Le progrès technologique et scientifique qui a tant contribué à
améliorer le sort de l’humanité se retournait contre elle : le feu de la
mitraille et des obus, le recours aux gaz et aux bombardements
massifs allaient provoquer la mort, en tout et pour tout, de près de
19 millions de personnes sur la planète dont 1 400 000 soldats
français. La classe ouvrière qui commençait à peine à se fédérer allait
s’abîmer dans les tranchées boueuses de l’Europe au nom d’intérêts
qui n’étaient pas les siens. L’expérience terrible de cette barbarie
allait définitivement semer le doute dans les consciences et scinder le
mouvement socialiste.
Rien, plus rien ne sera comme avant.
Ici, il lance ce vibrant appel :
« Si la tempête éclatait, tous, nous socialistes nous aurons le souci de
nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront
commis et, en attendant, s’il nous reste quelque chose, s’il nous reste
des heures, nous redoubleront d’efforts pour prévenir la
catastrophe ».
Que les dirigeants actuels lisent, relisent et méditent le sens de cet
appel, cent ans après dans notre monde, où bruissent un peu
partout sourdement les menaces de guerres où s’amoncellent de
sanglants conflits, où des intérêts contradictoires poussent des
peuples entiers sur le chemin sans retour de la guerre, où la guerre
économique menée par de toutes petites armées de puissants
4
actionnaires baptisé main invisible du marché et leurs commissaires
politiques conseillés par de petits comptables fait rage.
Il y a cent ans, peu nombreux furent ceux qui, à l’instar de Jaurès,
sentaient venir le terrible drame.
L’humeur était alors de partir « la fleur au fusil » pour une guerre que
les dirigeants politiques de l’époque et la presse bourgeoise
annonçaient courte. Pourquoi les élites n’ont pas su ou pas voulu voir
venir l’horreur qui s’annonçait ? Et en seraient-elles capable
aujourd’hui ?
Rien n’est moins sûr.
Nous sommes à une autre époque mais l’appat du gain, gains de
territoire, gains financier, ce que Jaurès appelait « les guerres des
proies » ne sont pas moins menaçantes.
- Les dépenses militaires mondiales ont doublé depuis l’année 1990
pour dépasser 1600milliards de dollars.
La politique extérieure française menée depuis plusieurs années
provoque chez tous les progressistes de fortes inquiétudes.
- L’inféodation de la politique extérieure française et européenne à
l’OTAN, les guerres menées au nom d’objectifs flous sur le continent
africain sans débat parlementaire ou les récentes déclarations
présidentielles sur ce que l’on appelle vulgairement « le conflit
israélo-palestinien » sont de lourds motifs d’inquiétude.
5
- La voix de la France, jusqu’ici attendue par de nombreux peuples
pour peser sur le règlement politique, diplomatique et pacifique des
conflits, semble aujourd’hui s’éteindre doucement au fur et à mesure
que la guerre économique prend de l’ampleur, laissant
insidieusement place aux logiques de guerre.
Pourtant, quelle nécessité est plus impérieuse aujourd’hui, dans le
monde tel qu’il est, que de défendre la paix ?
Aux portes de l’Europe, en Ukraine, où s’affrontent de grandes
puissances impérialistes sur fond de guerre économique pour le
contrôle des ressources gazières et pétrolières et de montée d’un
nationalisme agressif et autoritaire, hérité des heures sombres du
siècle dernier.
En Palestine où un peuple entier est privé du plus élémentaire de ses
droits de disposer de ses terres et de son Etat, au mépris du droit
international. A Gaza, où pleuvent les bombes sur un peuple
prisonnier et emmuré. Une solution est pourtant possible pour
qu’enfin, deux Etats puissent cohabiter en sécurité et que cesse la
colonisation israélienne des terres et des ressources palestiniennes.
Dans la lointaine Asie où les cicatrices du vingtième siècle menacent
de se rouvrir et où se reconstituent de puissantes armées pour le
contrôle des eaux territoriales.
Dans ce Moyen-Orient ravagé par des guerres confessionnelles et où
le jeu trouble de la puissance nord-américaine a semé et continue de
semer le chaos et la désolation, en Irak comme en Afghanistan.
En Afrique, ce continent si riche dont les formidables ressources sont
convoitées, pillées, par les grands groupes capitalistes et qui n’en finit
pas de vivre au rythme des guerres inter-ethniques et où là comme
6
dans certains pays arabes sur la misère et la pauvreté se développe
le terrorisme.
Partout enfin, car aucun pays, aucune nation, aucun peuple ne sera
épargné si la course aux armements, je pense particulièrement aux
arsenaux nucléaires, ne parvient à être freinée. Dans ce monde de
tension, le Traité de non prolifération des armes nucléaires et les
missions de l’Agence internationale de l'énergie atomique doivent
être scrupuleusement respectés.
L’idée d’un Proche et Moyen-Orient totalement dénucléarisé devrait
être porté avec force.
Le monde, aujourd’hui, vacille. Le développement brutal d’un
capitalisme de plus en plus financiarisé continue de porter cette nuée
qui, pour reprendre les mots de Jaurès, menace de se transformer en
un terrible orage.
Le règne de la finance sur la marche des économies génère de
nouvelles inégalités et obstrue l’horizon des sociétés bloquées sur la
rentabilité à court terme, en panne d’investissements sociaux,
humains, environnementaux si utiles porteurs d’avenir et de progrès
et d’émancipation pour chacune et chacun.
Le capitalisme, entré dans une crise profonde, cherche un nouveau
carburant, de nouveaux débouchés extérieurs au cœur des crises
dans un contexte où l’austérité imposée réduit les demandes.
Ce sont ces traités de libéralisation et de libre échange, dont les
derniers avatar, sont des textes négociés dans le secret le plus total
par les puissants comme le Traité transatlantique, le traité
transpacifique excluant la Chine et le projet de traité sur les services
7
répondant de nom de code TISA que l’Humanité a révélé il y a
quelques semaines.
Tous ces textes visent à faire sauter définitivement les verrous
régulateurs des économies européennes et américaines au profit des
multinationales de l’industrie alimentaire, du textile, de la culture ou
de la finance pour faire de chaque travailleur, de chaque
consommateur, un fantassin de la mortifère guerre économique qui
fait chaque jour des centaines et des centaines de vies brisées et de
morts.
Cette guerre économique qui ravage les économies, les sociétés et
l’environnement, qui pousse chacun des acteurs à tirer son épingle
du jeu au détriment de son voisin, sème méfiance et rivalité.
Elle a pour conséquence non moins grave d’organiser le pillage des
ressources énergétiques, du pétrole, du gaz et de l’eau, qui créent
des tensions géopolitiques nouvelles et qui provoquent des dégâts
irrémédiables sur les écosystèmes. Les migrations liées au
réchauffement climatique se multiplient, brisant les équilibres
démographiques et sociaux de nombreux pays déjà fragilisés par leur
grande pauvreté.
Jaurès avait déjà décrit cette lutte de classe, il y a fort longtemps.
Déjà le 7 mars 1895 face à la chambre des députés. Jean Jaurès
lançait cette fulgurante analyse d’une si brûlante actualité je le cite
« Tant que dans chaque nation, une classe restreinte d’hommes
possèdera les grands moyens de production et d’échanges, tant
qu’elle possèdera ainsi, et gouvernera les autres hommes, tant que
cette classe pourra imposer aux sociétés se propre loi , qui est celle
de la concurrence illimitée, la lutte incessante pour la vie, le combat
quotidien pour la fortune et le pouvoir, tant que cela sera, toujours
cette guerre économique et sociale des classes entre elles, des
8
individus entre eux dans chaque nations suscitera
armées. »
des guerres
Cette situation est désormais amplifiée, en Europe et en France, par
la crise multiforme de la politique, crise de sens et crise de la
légitimité démocratique qui prend sa source dans la domination sans
partage de l’ultra libéralisme comme mode de pensée et de
gouvernement.
En effet, quel crédit donner à la parole de nos dirigeants politiques
quand ceux--ci se contentent d’ânonner, au gré des alternances, les
mêmes certitudes libérales, appelant à détricoter les modèles
sociaux, à rogner sur les salaires au nom de la compétitivité, à faire
du travail, et donc des travailleurs, une variable d’ajustement
comptable et financière pour les entreprises et les banques ; et toute
la société.
A notre époque où, pour la première fois de l’histoire, les nouvelles
générations sont contrainte à vivre moins bien que leurs ainés et où
les formidables richesses créées par les travailleurs de tous les pays
s’accumulent dans les mains de quelques-uns au détriment de
l’immense majorité, qui ne pressent la sourde et légitime colère des
peuples ? Qui ne pressent, et les derniers résultats électoraux en
France et en Europe en atteste, que cette colère peut aller se nicher
dans la haine de l’autre et le repli identitaire, ferment de toutes les
guerres ?
Pourtant, un monde de coopération, d’entente mutuelle, peut éclore
du phénomène de mondialisation qui rapproche les peuples autant
qu’il les éloigne. Il est de notre rôle, de notre devoir, d’engager
urgemment l’humanité sur cette voie de concorde mais pas
seulement : dans la voie d’un monde commun dans la paix, un
9
monde de partage : partage des avoirs, partage des savoirs, partage
des pouvoirs.
Comment y parvenir ?
Jaurès nous donne dans le discours de Vaise la seule piste de
réflexion qui vaille.
« Il n'y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et
de sauvagerie, qu'une chance pour le maintien de la paix et le salut
de la civilisation, » dit-il.
« C’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent
un grand nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens,
Russes et que nous demandions à ces milliers d'hommes de s'unir
pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l'horrible
cauchemar. »
Faire vivre aujourd’hui ce vibrant appel au prolétariat de tous les
pays à s’unir pour défendre la paix, c’est travailler à l’union, en
France, en Europe et dans le monde, de toutes celles et ceux que les
intérêts capitalistes ne concernent pas.
Oui plus que jamais par delà les difficultés, les obstacles, les mal
entendus, c’est à l’unité, au rassemblement de celles et ceux qui
n’ont que leur travail ou leur retraite pour vivre que nous devons
travailler.
C’est s’inspirer du socialiste français Jaurès et du socialiste allemand
August Bebel qui, lors du congrès de l’Internationale socialiste à Bâle
en 1913, appelèrent main dans la main à la solidarité des ouvriers et
travailleurs des deux pays. C’est refaire vivre ce rêve d’égalité et de
fraternité au-delà des frontières, ce rêve internationaliste qui a fait la
10
sève du mouvement ouvrier, à l’opposé de la focale identitaire que la
droite et l’extrême droite tentent d’imposer aujourd’hui, comme
jadis Maurice Barrès face à Jaurès.
Voilà la grande tâche qui nous incombe. Oui à cette patiente et
nécessaire action du rassemblement populaire que nous devons nous
atteler en aidant à déjouer les pièges des divisions que favorisent les
gouvernements et le grand patronat.
C’est à cette grande œuvre que travaille en permanence le journal de
Jaurès « L’Humanité » en déjouant les manœuvres, les pièges, les
ombres et les brouillages que créé chaque jour, chaque heure la
guerre idéologique.
Cela appelle également la défense d’un droit international facteur de
paix et de cohésion au-delà des égoïsmes nationaux et des intérêts
des multinationales.
L’Organisation des Nations Unies ne peut plus être le club fermé des
vainqueurs de la dernière guerre. Pour peser dans la résolution des
conflits et faire respecter le droit international dans un monde
devenu multipolaire, elle doit se réinventer et associer aux décisions
stratégiques les nouvelles puissances et les nouveaux peuples qui ont
émergé sur la scène politique, économique et diplomatique. Par
exemple, c’est ONU qui doit se saisir de l’impérieuse nécessité
aujourd’hui de la création de l’Etat palestinien.
Enfin, assurer la paix, ce n’est pas qu’empêcher la guerre lorsqu’elle
s’annonce, c’est aussi promouvoir, au quotidien, la culture de paix
pour prémunir l’humanité d’une nouvelle hécatombe dont il est
probable qu’elle ne se remettrait pas : promouvoir la tolérance,
l’amitié entre les peuples, le respect des souverainetés populaires et
nationales, la coopération économique et les échanges culturels à
travers le monde.
11
Cher amis, chers camarades,
Si le discours de Vaise nous parle avec autant de force aujourd’hui
encore, c’est bien parce qu’il atteste du courage d’un homme
quasiment seul face à une funeste mécanique qui aura finalement eu
sa peau.
Mais c’est aussi parce qu’il témoigne de la capacité de Jaurès à
expliquer la complexité du monde, à percevoir avec un temps
d’avance le gouffre dans lequel s’enfonçaient les peuples, à
vulgariser, au sens noble du terme, les complexes ressorts de la
guerre pour que la classe ouvrière soit un acteur incontournable de la
paix. C’est enfin, quand menace le pire, cette capacité à se
concentrer sur l’essentiel, à mobiliser toutes ses forces au moment
où le péril pointe pour faire vaincre l’idéal de paix.
Ce courage et cette lucidité doivent, plus que jamais, continuer à
nous inspirer aujourd’hui plus que jamais.
Je vous remercie
12
13