Est-il socialement responsable de pratiquer la segmentation
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Est-il socialement responsable de pratiquer la segmentation
Est-il socialement responsable de pratiquer la segmentation religieuse ? Le cas des produits alimentaires halal en France. Geneviève Cazes-Valette, Enseignante en Marketing, Docteur en Anthropologie, Université de Toulouse, Toulouse Business Scho ol Groupe ESC Toulouse 20 Boulevard Lascrosses BP 7010 31 068 Toulouse cedex 7 [email protected] Stéphane Bernard, Enseignant en Marketing, Docteur en Sciences de Gestion, Université de Toulouse, Toulouse Business School Groupe ESC Toulouse 20 Boulevard Lascrosses BP 7010 31 068 Toulouse cedex 7 [email protected] 1 Résumé Parce que l’alimentation et la religion contribuent hautement à la construction de l’identité personnelle et sociale, le choix de la part des industriels et des distributeurs de mettre en marché des produits halal sort largement de la sphère du marketing où l’enjeu serait seulement de segmenter un marché et de viser une cible particulière. En mobilisant pour examiner cette question des concepts et données socio-anthropologiques et le concept RSE, cet article soulève des questions économiques et sociétales et renvoie les décideurs à leur capacité à assumer leurs responsabilités en pleine connaissance de cause. Abstract Because food and religion contribute strongly to the construction of personal and social identity, the choice by food manufacturers and distributors to market halal products raises questions far beyond marketing, where stakes would only concern segmenting the market and choosing a specific target. In order to study this question, and thanks to concepts and data drawn from social anthropology, as well as CSR, this paper looks into economical and social issues related to halal products; it concludes that decision makers will not find any easy ethical answer with CSR and should accept responsibility for their choices. 2 Introduction Certains restaurants Quick passent au tout halal, KFC se différencie en offrant des produits certifiés halal dans tous ses restaurants, les boucheries halal se multiplient, les supermarchés halal fleurissent, des rayons halal apparaissent en grandes surfaces généralistes, les marques historiques (Dounia, Isla Délice, Médina, Saada, Zakia…) voient leurs référencements et leurs ventes progresser, des marques nationales (Duc, Fleury Michon, Herta, Knorr, Labeyrie, Liebig, Maggi…) lancent des lignes de produits halal, certaines enseignes (Carrefour avec Carrefour Halal et Casino avec Wassila) proposent même une offre sous marque de distributeur (MDD). Bref, le « halal business » est en pleine effervescence. Mais, dans un pays où la religion musulmane est historiquement rattachée à une population immigrée ou issue d’une immigration récente, et où elle est minoritaire, dans un pays où l’Etat est constitutionnellement laïque et la population majoritairement chrétienne ou d’origine chrétienne, les choses ne vont pas sans susciter des polémiques, tant dans le monde médiatique et politique que chez les consommateurs, musulmans ou non. Ce qui explique peut-être que certaines entreprises, de fabrication ou de distribution, hésitent encore. Pour comprendre les enjeux liés à l’offre éventuelle de nourriture halal, puisque nous nous limiterons ici à la sphère alimentaire, il convient de sortir du simple cadre théorique marketing que constitue la notion de segmentation religieuse car il ne saurait rendre compte de la complexité du problème. En écho aux conclusions d’Özçağlar-Toulouse, Béji-Bécheur, Fosse-Gomez, Herbert et Zouaghi (2009) à propos de la nécessaire prise en compte de la responsabilité des hommes de marketing dans la construction sociale de l’identité ethnique et de la « façon dont les offres sur le marché sont employées dans son processus de construction », cet article examine cette même responsabilité dans la construction sociale de l’identité musulmane. Pour ce faire, il propose une double lecture de la question fondée d’une part sur les apports de l’anthropologie, de la sociologie, de la psychologie interculturelle et des recherches en acculturation du consommateur à la compréhension d’un phénomène à la croisée de trois champs : l’alimentation, la religion, et les migrations et leurs impacts sur les populations migrantes et sur les populations d’accueil et d’autre part sur la théorie de la Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE). Un bref rappel des sources de données permettra de situer les compétences des auteurs. Il sera suivi d’une analyse générale de la manière dont les sciences humaines et sociales peuvent enrichir la réflexion sur le fait alimentaire, les prescriptions religieuses en la matière et les mutations culturelles vécues par les migrants, leurs descendants et les populations hôtes. Cette analyse sera ensuite mise en regard de l’islam et de ses prescriptions alimentaires. Viendra ensuite un cadrage théorique sur la RSE et émergeront de la convergence de ces apports diverses questions de RSE que peut poser le choix de pratiquer la segmentation religieuse et de viser le marché halal. Les conclusions tenteront d’ouvrir des perspectives aux dirigeants d’entreprises soucieux d’agir de manière socialement responsable. 1. Des données qualitatives et quantitatives accumulées depuis 20 ans Cette recherche, quoique menée dans une perspective strictement ethnologique, se rattache par son domaine d’application à ce que Desjeux (1990) a nommé l’ethnomarketing, désormais 3 compris comme une méthode permettant d’élargir les perspectives de recherche en comportement du consommateur (Badot et al., 2009). En ethnologie, le recueil de données qualitatives repose sur l’immersion prolongée dans le milieu à étudier, tout en se gardant de n’avoir recours qu’à une seule source de renseignements tant les informateurs peuvent éventuellement se muer en désinformateurs (Olivier de Sardan, 2008). Pour obtenir les résultats qui suivent, l’auteure, d’origine religieuse catholique et progressivement devenue agnostique, a bénéficié de plus de 20 ans d’immersion et d’observation terrain dans le milieu français et maghrébin d’origine culturelle musulmane via : - La cohabitation successive sur une durée de 15 ans avec trois jeunes marocaines chargées de veiller sur ses enfants : la première, doctorante en littérature, éduquée à Tanger dans une famille où se pratiquait un islam « populaire et tranquille » (Césari, 1997) avait vécu un processus de réislamisation et pratiquait désormais un islam strict (ce qui a d’ailleurs amené la famille à adopter la viande halal et à s’intéresser de plus près à l’islam), les deux suivantes, originaires de la région rurale de Béni Mellal et de condition plus modeste, en étaient restées au premier type de pratique. - De fréquents séjours au Maroc, en immersion dans deux familles radicalement différentes : l’une dont les enfants âgés de 25 à 35 ans, récemment réislamisés, poussaient les parents et les jeunes frères et sœurs à une observance de l’islam strict, alors que la pratique initiale des parents était celle d’un islam « populaire et tranquille » ; l’autre, formée d’un couple mixte dont le mari européen d’origine culturelle catholique avait dû se convertir à l’islam pour être autorisé à épouser une marocaine musulmane, ne pratiquait plus que le jeûne du Ramadan ce qui correspondait dans leur cas à un islam plus culturel que cultuel (idem), - La fréquentation et la discussion informelle avec de nombreux étudiants et collègues français ou maghrébins d’origine musulmane. - La retranscription de 30 entretiens menés en 2010 par des étudiants en recherche auprès de musulmans et non-musulmans autour de la question de la consommation de produits halal. - 7 ans de suivi de la création et de l’activité d’une boucherie halal (la Boucherie de la Paix) fondée dans une petite ville de province par deux associés, l’un musulman pratiquant, l’autre d’origine chrétienne agnostique et incidemment époux de l’auteure. - La fréquentation et l’observation de divers lieux de distribution de produits halal. - L’exploration épisodique de différents sites dédiés à des discussions autour de la question des produits halal. En complément des données issues de cette observation participante, une enquête sociologique réalisée fin 2003 début 2004 par téléphone auprès de 1000 résidents en France continentale représentatifs de la population de 20 ans et plus selon la méthode des quotas (sur les critères de sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle, région administrative et taille de la commune de résidence) a permis de recueillir, entre autres, des données spécifiques sur la partie de l’échantillon qui s’était déclarée musulmane. Enfin, la consultation de la traduction du Coran par Berque (1990), de l’ouvrage, guide de piété de nombreux croyants stricts, du Docteur de la Loi Qaradhawi, « Le licite et l’illicite en Islam » (1995) et des travaux de divers chercheurs, sociologues et anthropologues des religions ou spécialistes de l’islam, a permis, tout au long de ces années, de clarifier les points qui pouvaient demeurer totalement ou partiellement obscurs. 4 Pour ce qui concerne la RSE, l’auteur s’appuie ici sur une abondante bibliographie rassemblée pour la rédaction de sa thèse en Sciences de Gestion sur « La perception des valeurs socialement responsables dans la communication corporate » et constamment actualisée depuis sa soutenance en mars 2009. 2. Manger n’est simple pour personne, encore moins si on est religieux et culturellement minoritaire : les enseignements des sciences humaines et sociales « L’alimentation a une fonction structurante de l’organisation sociale d’un groupe humain » (Poulain, 2002), c’est un « acte humain total » (idem) qui dépasse très largement les fonctions utilitaires, diététiques et hédoniques qu’on lui prête le plus spontanément. Il ne s’agit pas en effet de penser l’alimentation comme un acte individuel, même s’il l’est en partie, mais bien comme un moment de partage, tout aussi réel en cas de consommation solitaire qu’en cas de commensalité, puisque nos choix sont constamment influencés par les groupes d’appartenance dans lesquels nous avons été socialisés et le sommes tout au long de notre vie. « Les hommes marquent leur appartenance à une culture ou un groupe quelconque par l’affirmation de leur spécificité alimentaire ou, ce qui revient au même, par la définition de l’altérité, de la différence des autres. (...) Ainsi, ce n’est pas seulement que le mangeur incorpore les propriétés de la nourriture : symétriquement, on peut dire que l’absorption d’une nourriture incorpore le mangeur dans un système culinaire et donc dans le groupe qui le pratique, à moins qu’il ne l’en exclue irrémédiablement » (Fischler, 1993). Parmi ces groupes d’appartenance peut figurer le groupe d’affiliation religieuse puisque certaines religions, entre autres prescriptions ou proscriptions, incluent des règles alimentaires, ce qui est la plus sûre manière pour elles d’être incontournables dans la vie quotidienne du croyant. Et les classifications produites par les religions en matière de « licite » et d’« illicite » obéissent selon Rodinson (1993) aux mêmes règles que les classifications culturelles : identification au groupe qui partage les mêmes pratiques et différenciation vis-à-vis des groupes qui en ont d’autres. En témoigne, par exemple, l’anecdote rapportée par Kleeman-Rochas (2005) : en 1522, sept ans après le manifeste des quatre-vingt-quinze thèses de Luther, un an après l’excommunication de celui-ci par le pape Léon X, à Zurich, dans la maison d’un typographe les convives Réformés mangent, et pas n’importe quoi : « il s’agit d’un repas de carême mais on y mange de la saucisse ». On peut lire dans ce choix doublement « scandaleux » une manière pour les protestants de se différencier des adeptes des deux religions concurrentes alors et en ces lieux : les catholiques (qui ne mangeaient pas de viande en Carême) et les juifs religieux (qui ne mangeaient pas de porc). Mais la grande différence entre les prescriptions ou proscriptions religieuses et celles provenant d’autres groupes d’appartenance non religieux repose sur leur source, sacrée par définition, qu’elles soient transmises par un Livre ou toute autre forme d’autorité religieuse. De ce fait, elles sont beaucoup plus difficiles à transgresser car elles relèvent de véritables tabous pour ceux qui y croient. Ces logiques d’identification et de différenciation ethnique et religieuse par l’alimentation trouvent leur point culminant de complexité en situation de migration et donc d’acculturation. Selon Redfield et al. (1936, cités par Berry, 1997) « l’acculturation comprend les phénomènes qui se produisent lorsque des groupes d’individus ayant des cultures différentes se trouvent en contact direct continu ce qui entraîne des changements dans les schémas culturels de l’un des groupes ou des deux ». De fait, que le migrant soit volontaire ou non, temporaire ou non, il va 5 faire, dans la culture d’accueil, des expériences d’étrangeté qui, selon les psychologues interculturels (Berry, 1997), sont les faits déclencheurs du processus individuel d’adaptation. Deux questions vont alors émerger : considère-t-il comme important ou non de maintenir son identité culturelle et ses caractéristiques ? Et considère-t-il comme important ou non de créer ou de maintenir des relations avec la société d’accueil ? Selon les réponses apportées à ces questions, Berry (idem) identifie quatre stratégies possibles d’adaptation (voir tableau 1). Importance accordée aux oui relations avec la société non d’accueil Importance accordée au maintien de l’identité oui non intégration assimilation séparation marginalisation Tableau 1 : les stratégies d’adaptation au cours du processus d’acculturation (adapté de Berry, 1997) La recherche post-assimilationniste (rompant avec l’idée que tôt ou tard un migrant se fondra dans le « melting pot » à l’américaine ou le « creuset » à la française) dont Berry fut l’initiateur et en particulier la recherche concernant l’acculturation du consommateur ont depuis remis en cause dans des contextes divers certaines des stratégies que suggère le modèle de Berry et également leur unicité. Ainsi, si Peñaloza (1994) faisait émerger quatre types de stratégies : l’assimilation de la culture hôte, le maintien de la culture d’origine, la résistance et la ségrégation, Oswald (1999) met en évidence le fait qu’un migrant peut osciller entre plusieurs options selon les circonstances (elle parle de « culture swapping »), et se servir de sa consommation pour signifier telle ou telle appartenance, la culture devenant ainsi elle-même objet de consommation, ce qui paraît être parfois le cas à travers les produits halal. Askegaard, Arnould et Kjeldgaard (2005) enfin, même s’ils ne trouvent pas trace de résistance ni de ségrégation, confortent les travaux des deux chercheuses précédentes sur les stratégies d’assimilation, d’intégration (comparable à l’hybridation et qualifiée du « meilleur des deux mondes ») et d’oscillations pendulaires mais en font émerger une quatrième : celle de l’hyperculture, dans laquelle le migrant groenlandais s’applique à travers sa consommation à être « plus Groenlandais que le Groenland ». Cependant le repérage de ces diverses stratégies est issu de travaux sur des immigrants ou des enfants d’immigrants et ne rendent pas suffisamment compte, comme le fait remarquer Luedicke (2011), des réactions de la culture d’accueil ou culture hôte (euphémismes lorsque justement celle-ci se montre peu ouverte) et des modifications que le processus d’acculturation des migrants peut engendrer dans les schémas de consommation des locaux (il cite par exemple la BMW série 3 devenant en Allemagne une « voiture de Turcs », ce qui n’est semble-t-il pas un compliment dans la bouche du locuteur local). Il est pourtant très probable que les options stratégiques d’adaptation ouvertes aux migrants et à leurs descendants ne soient pas indépendantes de la société d’accueil qui peut elle-même avoir des positions précises sur son désir de laisser les migrants maintenir leur identité ou non et sur son désir d’établir ou non des relations avec tel ou tel individu ou groupe migrant. Sur le premier point, le modèle politique et social français serait « assimilationniste » plutôt qu’« intégrationniste » (Özçağlar et al., 2009), ce qui peut poser problème au migrant désireux de maintenir son identité culturelle. La situation de conflit d’objectifs peut en effet aboutir à un comportement communautariste et le migrant, sentant ce communautarisme mal accepté, à adopter la stratégie de séparation. Sur le second point, la France est institutionnellement ouverte au dialogue avec les migrants (même si tous les Français ne le sont pas) alors que certains pays ont été ou sont encore dans une logique de séparation forcée, la ségrégation. 6 L’acculturation alimentaire est, elle, particulièrement difficile dans la mesure où les habitudes et savoir-faire culinaires se transmettent de génération en génération et donc perdurent dans les répertoires alimentaires des enfants nés dans le pays d’accueil mais nourris et donc imprégnés de la culture culinaire des origines. Ce phénomène de rémanence se produira d’autant plus facilement que les produits d’origine sont facilement accessibles, comme l’a constaté Peñaloza (1994) dans le cas des Mexicains vivant sur le sol des Etats-Unis. Ainsi peut-on expliquer les difficultés auxquelles se trouvent confrontés les enfants de migrants maghrébins en France, tiraillés entre l’affection filiale (et la cuisine des mères) et le désir de conformité sociale (et la cuisine du pays de résidence), difficultés résolues avec plus au moins de bonheur (Crenn, 2006). Enfin, l’acculturation supposant, nous l’avons vu, un contact réciproque entre migrants et locaux, et il faut évoquer également les transformations que peuvent absorber au fil du temps ces derniers en provenance des nouveaux arrivants. Les transformations alimentaires peuvent passer par la restauration commerciale ethnique dans un premier temps avant d’entrer dans les foyers où elles pénètreront par la diffusion médiatique de recettes (Régnier, 2004), les échanges amicaux, voire les unions mixtes. Réciproquement les migrants peuvent, à leur retour au pays, importer des aliments ou recettes, ce qui, pour la France, fut le cas des populations revenues du Maghreb après l’indépendance de celui-ci (idem). Ces deux sortes d’acculturations culinaires se lisent aisément dans la présence de la pizza, de la paella et du couscous parmi les plats préférés des Français. Pour ce qui concerne spécifiquement l’acculturation religieuse, le problème est plus complexe car, à côté du principe républicain de laïcité et donc de neutralité religieuse qui constitue un courant culturel fort, existe en France un second courant culturel fondé sur un ancrage dans les valeurs catholiques et plus largement chrétiennes. Face à ces deux courants dominants, se pose pour les migrants religieux non-chrétiens un problème de distance culturelle forte qui ne manquera pas d’exacerber les problèmes d’adaptation (Berry, 1997). L’assimilation passerait donc soit par la conversion à un des courants chrétiens, soit par l’abandon de la pratique voire de la croyance, à l’instar d’une grande partie de la population française se déclarant désormais agnostique ou athée (Cazes-Valette, 2008), soit enfin par l’adoption d’une pratique privée, non ostentatoire, conforme à la fois au principe de laïcité et de liberté religieuse. Cette dernière possibilité, ainsi que les autres options en matière d’adaptation supposent l’acceptation par la culture d’accueil de certaines spécificités nécessaires à la pratique du culte du groupe migrant telles que la construction de lieux de cultes et la production et distribution de produits particuliers, les aliments casher ou halal par exemple. Mais ces choix portent en eux aussi bien les germes de l’assimilation, de l’intégration et de l’oscillation pendulaire que ceux de la séparation voire de l’hyperculture ou plutôt de l’hyper-religion, dans notre cas devenir « plus musulman que l’islam ». On voit donc bien que manger est une manière extrêmement prégnante de construire et de maintenir éventuellement son identité ethnique, culturelle, sociale et religieuse et que les questions d’alimentation dépassent très largement le simple cadre d’une problématique marketing liée à un échange marchand autour d’une offre supposée répondre à une demande. 3. Que sont les produits alimentaires halal? Halal est un mot arabe signifiant licite, autorisé, profane, à mettre en opposition avec haram, illicite, interdit, en état de sacralisation. 7 Comme tous les systèmes religieux, l’islam guide ses adeptes en différents espaces de leur vie privée et publique, à titre individuel et collectif. L’ensemble de ces recommandations constitue la Shari’a qui définit ce qui est, du point de vue religieux, obligatoire, conseillé, interdit, répréhensible ou indifférent, le tout sous-tendu par deux principes : « est licite ce qui n’est pas prohibé » (Berque, 1990) et « la nécessité lève l’interdiction » (Qaradhawi, 1995). Cette loi est basée sur le Coran et la Sunna (Tradition du Prophète) et, pour ce qui concerne les cas non explicitement traités dans ces deux sources fondatrices, sur les analyses et interprétations des exégètes guidés, en principe, par la déduction par analogie et la recherche du consensus. En réalité, le consensus ne peut pas toujours se faire, tant les visions des docteurs de la loi sont diverses, aussi dans de nombreux cas ne le trouve-t-on qu’au sein d’écoles qui constituent autant de manières de penser et de pratiquer cette religion. Les règles de vie et le licite et l’illicite en islam touchent à un grand nombre de domaines : vie personnelle du musulman (aliments et boissons, stupéfiants, vêtements et parures, maison, acquisition de biens et exercice des métiers), vie conjugale et familiale (vie sexuelle, mariage, rapports entre époux, relations parents-enfants) et vie sociale (croyances et traditions, relations commerciales, loisirs et luxe, relations sociales entre musulmans et avec les nonmusulmans) (Qaradhawi, 1995). Nous nous limiterons ici aux règles régissant les questions alimentaires qui s’intéressent exclusivement aux boissons, aux produits carnés et à leurs dérivés. Pour ce qui concerne les boissons, les restrictions portent sur l’alcool. Selon les lectures que l’on peut faire du Coran, l’alcool serait haram ou seulement réprouvé et sa consommation complètement interdite ou simplement limitée à des quantités raisonnables, de manière à ne jamais connaître l’ivresse. Pour les produits carnés, les choses sont plus complexes. En termes de viandes haram, la référence est le verset suivant du Coran (VI : 145) : «Dis : ‘ Je ne trouve pas dans ce qui m’est révélé d’interdiction pour un mangeur de manger, sauf si c’était de la charogne, du sang répandu, de la viande de porc, car c’est souillure, ou encore l’infamie dont il est fait oblation à un autre que Dieu. Qui cependant y est contraint, sans impudence, non plus qu’outrance… ton Seigneur est parfaitement Tout pardon, Miséricordieux.’ » (Berque, 1990). Si l’on s’en tient à une lecture où le Coran fait autorité, seuls les quatre produits énoncés explicitement dans ce verset seraient haram, et même pas en cas de nécessité. De fait, deux catégories ne sont jamais discutées : les bêtes à viande élevées en troupeau (licites) et le cochon (illicite) ; en revanche trois sont très controversées : les équidés, les carnivores et la faune sauvage (y compris reptiles et insectes) (Benkheira, 2000) et donnent lieu à des classements différents selon les écoles. Outre ces catégorisations, et comme dans le judaïsme, une viande n’est véritablement licite que si elle a été abattue rituellement. Or il existe deux sources de viande : les animaux d’élevage et le gibier, et donc deux rituels. L’abattage halal des animaux d’élevage suppose deux conditions : l’animal doit être égorgé rapidement avec un objet très tranchant pour éviter toute souffrance prolongée et l’on doit prononcer le nom de Dieu en l’égorgeant. Il ne va pas de soi que l’abatteur doive être musulman, la seule condition explicite édictée par la loi est qu’il soit « scripturaire », c'est-à-dire appartenant à une des religions du Livre (islam, judaïsme ou christianisme) (Benkheira, 1995). Pour ce qui concerne la chasse, l’abattage halal est un peu simplifié. Ainsi, si la chasse a lieu avec une arme blessante, « il faut que l’arme pénètre dans le corps [du gibier] afin que la mort soit provoquée par la blessure et non par la masse du projectile », et « on doit prononcer le nom de Dieu sur l’arme avant de l’employer » (Qaradhawi, 1995). Si la chasse a lieu avec un 8 chien ou tout autre animal, il faut que celui-ci soit dressé, qu’il chasse pour le compte de son maître et non pour le sien et on doit prononcer le nom de Dieu en le lâchant (idem). Notons enfin que tous les poissons, coquillages et crustacés sont considérés comme halal par nature et donc ne donnent lieu à aucun rituel avant consommation ni à aucune proscription. Dans un système culinaire traditionnel de transformation domestique de produits bruts, le seul problème des musulmans soucieux de consommer halal était de disposer de viande abattue rituellement, ce qu’ont très tôt fourni les boucheries qui ont peu à peu fleuri en France et dont il faut préciser au passage qu’elles sont « une innovation de l’islam contemporain en situation minoritaire, dans des sociétés majoritairement chrétiennes » (Benkheira, 1995). Mais, dans notre monde moderne, les produits bruts ne sont plus les seuls que nous consommions : produits manufacturés (plats cuisinés mais aussi médicaments ou cosmétiques) peuvent contenir, parfois à des doses infinitésimales, de l’alcool (dans les sirops contre la toux par exemple), de la viande ou des dérivés de viande (gélifiants dans des bonbons ou dans certains yaourts par exemple). L’expansion de ces industries de transformation a donc provoqué une demande de certification halal de leurs produits de la part des croyants scrupuleux. De même, pour la consommation hors domicile, la licéité des produits servis dans la restauration collective ou commerciale peut ne pas être évidente. Le principal problème que l’on rencontre en France avec les produits carnés abattus sur le sol national est celui de la garantie de cette licéité. En effet, l’Etat, laïque, ne veut et ne peut pas entrer dans un système de certification officielle (à l’instar du Label Rouge ou du label AB, tous deux propriétés du Ministère de l’Agriculture qui en définit les règles d’usage). Il délègue1 à des responsables identifiés de la communauté musulmane le soin de « légiférer » en la matière et de délivrer des autorisations d’abattage à des sacrificateurs agréés sans que personne n’assure clairement le contrôle de l’usage des tampons officiels dont on doit se servir pour attester le caractère halal des animaux après leur abattage. La grande partie des polémiques sur les sites Internet consacrés à la nourriture halal tourne autour de cette question : luttes d’influence entre mosquées délivrant les autorisations (Paris, Evry et Lyon), soupçons de laxisme envers telle ou telle… Les polémiques sont d’autant plus vives que l’enjeu de la légitimité d’une ou l’autre de ces mosquées est double : symbolique tout d’abord puisqu’y avoir recours témoigne de son orthodoxie et financier puisque ces autorisations sont payantes et donc sources de revenus. Toutefois, pour le croyant scrupuleux, existe un principe salvateur : la niyya, qui signifie « intention de départ ». Selon ce principe, tout musulman ayant acheté un produit qu’il pensait être halal alors qu’il ne l’était pas a accompli son devoir religieux, les conséquences devant Dieu ne retombant que sur l’auteur de la tromperie. 4. La RSE : quel périmètre, quelles motivations ? La RSE (Responsabilité Sociétale de l’Entreprise) est l’objet d’une attention soutenue en recherche, et ce depuis plusieurs décennies ; pourtant il n’est toujours pas simple de définir une approche unique, que ce soit en termes conceptuels ou opérationnels. Bowen (1953) introduit une réflexion sur les obligations des responsables d’entreprises par rapport aux objectifs et aux valeurs de la société dans son ensemble. Le débat est complexe puisqu’il renvoie au rôle de l’entreprise dans nos sociétés, avec des composantes humaines et 1 Code Rural, loi n° 2000-698 du 26 juillet 2000 art. R 214-70 à R 214-75. 9 politiques, et qu’il ne peut pas être réduit à sa ramification managériale. Pougnet-Rozan (2006) discute les origines théoriques et les difficultés des définitions de la RSE. Le simple choix entre « social » et « sociétal » dans l’acronyme RSE fait débat, renvoyant essentiellement aux devoirs de l’entreprise par rapport à ses employés dans le premier cas, et aux attentes de la société dans son ensemble dans le second. C’est pourquoi il semble légitime de privilégier la seconde option, qui englobe de toute façon la première. Kotler et Lee (2005) définissent la RSE comme « un engagement à améliorer le bien-être sociétal par des pratiques commerciales volontaires et par des contributions de ressources institutionnelles ». L’Europe, dans un Livre Vert de 2001, la présente comme « l’intégration volontaire des préoccupations sociales et écologiques des entreprises à leurs activités commerciales et leurs relations avec toutes leurs parties prenantes internes et externes (actionnaires, personnels, clients, fournisseurs et partenaires, collectivités humaines, etc.) et ce, afin de satisfaire pleinement aux obligations juridiques applicables, et investir dans la capital humain et l’environnement ». Généralement, la RSE est donc supposée reposer sur trois piliers : l’économie, l’environnement et le social / sociétal. Le premier pilier fait référence au fait que l’entreprise est d’abord là pour créer des richesses et, pour ceci, être profitable. Cependant, et c’est la référence directe de la RSE au développement durable, elle doit le faire en prenant en compte les attentes environnementales et sociétales. Naturellement, l’équation devient plus compliquée lorsque qu’on souhaite assigner un équilibre spécifique entre ces trois composantes. Au premier abord, la prise en compte d’attentes environnementales et sociétales se fera au détriment d’une partie des résultats financiers. Mais l’entreprise ne peut pas ignorer qu’elle évolue dans un système ; un engagement en faveur de parties prenantes autres que ses actionnaires, qui pourrait sembler moins efficace, peut lui être favorable en termes de réputation, et lui assurer un capital de bonne volonté de la part de ces autres parties prenantes. Ceci peut donc être bénéfique en termes économiques. Mais le débat sur l’efficacité sociale de la RSE n’est pas clos, et même si les avocats de cette approche présentent de grandes opportunités (Porter et Kramer, 2006), elle rencontre encore une farouche opposition. De manière intéressante, cette opposition vient de plusieurs fronts, qui réclament soit plus de régulation (car il n’appartiendrait pas à l’entreprise de décider du bien-être social), soit moins de régulation (car le marché serait plus efficace) (Henderson, 2009, Karnani, 2011). Une des questions qui prendra tout son intérêt ici est la motivation principale de la RSE. Selon Porter et Kramer (2006), il existe quatre motivations : obligation morale, durabilité, autorisation d’exercer et réputation. Ces motivations sont de natures très différentes ; une entreprise peut spontanément s’engager dans une démarche de RSE ou répondre à une pression insistante de la part de ses parties prenantes (« autorisation d’exercer »). Lorsqu’elle est spontanée et non contrainte, la RSE peut provenir d’une conception morale, elle-même d’origine religieuse ou laïque (« obligation morale »), ou d’une prise de conscience des limites des ressources environnementales ou sociales qu’utilise l’entreprise (« durabilité »), ou encore d’un objectif d’amélioration des performances (« réputation »). Il peut donc exister un lien fort entre RSE et éthique (à la fois compris comme réflexion sur la morale et instrument de mise en place de cette morale), mais ce n’est pas nécessaire. Parmi les diverses dimensions que recouvre donc la RSE, nous nous limiterons à examiner les impacts que peut avoir la décision de commercialiser des produits halal sur la dimension sociale ou sociétale. En effet, même si l’élevage d’animaux, en particulier l’élevage intensif et 10 celui des ruminants, pose des problèmes environnementaux (Cazes-Valette, 2010), ceux-ci ne sont en rien spécifiques à l’abattage rituel musulman et ils relèvent donc d’une réflexion qui dépasse le cadre de cet article. Quant à la dimension économique, elle sera évoquée en filigrane dans la mesure où la viabilité économique de la décision de segmentation religieuse découle en grande partie des cibles visées et des moyens mis pour les atteindre. A la lumière de l’ensemble des éléments théoriques qui précèdent et des données de terrain, nous allons à présent tenter de passer en revue les différentes questions de RSE qui peuvent se poser du point de vue des consommateurs (musulmans ou non) mais également du point de vue des industriels et des distributeurs (spécialisés ou non). 5. Première question : à qui s’adressent réellement les produits halal ? Le premier problème que l’on rencontre lorsque l’on aborde la question du marché halal est celui de la délimitation de la taille et des contours de la population musulmane. Par un raccourci assez sidérant, la plupart des estimations du marché halal se fondent sur la taille de la population immigrée d’origine maghrébine à laquelle il faut ajouter ses descendants désormais Français, ce qui revient, à l’instar de la Shari’a, à considérer qu’un musulman ne peut en aucun cas rompre avec sa religion d’origine. D’aucuns iront même jusqu’à rajouter pour faire bonne mesure les immigrés d’autres provenance que le Maghreb, en particulier d’Afrique Noire, où pourtant les musulmans côtoient souvent des athées, des chrétiens de diverses obédiences et nombre d’animistes. S’ajoutent enfin les convertis, souvent des jeunes d’origines culturelles et religieuses diverses adoptant ce qu’ils considèrent comme la « religion des banlieues » (Dargent, 2010). On arrive ainsi à des estimations, toutes moins étayées les unes que les autres, de 5 à 6 millions de musulmans en France, ce qui, à l’évidence, arrange « les musulmans les plus prosélytes, et, à l’opposé, […] ceux qui désirent faire naître la peur du péril vert » (Godard et Taussig, 2007) et également les affairistes du secteur. Si, loin de ces caricatures, on s’appuie sur des travaux plus sérieux, et en particulier si l’on évite de se limiter pour des enquêtes à des zones géographiques de forte concentration de résidents d’origine religieuse musulmane, intégrant par là même la diversité des habitats des immigrés et de leurs descendants (Dargent, 2010), on compte parmi eux « entre un quart et un tiers de personnes ne revendiquant plus un lien actuel avec la religion musulmane » ni d’ailleurs avec aucune autre, les conversions étant très rares. Le processus d’assimilation a donc bien en partie fonctionné. Et cette catégorie d’acteurs ne souhaite pas, voire trouve désobligeant, qu’on la désigne comme musulmane sur la base de son nom, de son prénom ou de son apparence, même avec les meilleures intentions du monde. Ainsi Karim : « Qu’un restaurant vende des produits halal, pourquoi pas ? Mais s’il s’affiche halal, je n’irai pas. J’ai pas envie qu’on me prenne pour un Mohamed ». Parmi les deux-tiers à trois quart qui se réclament encore de l’islam, « de 27 à 37% des personnes interrogées se disent croyantes et pratiquantes, 38 à 42% s’affirmant simples croyants », le complément à 100% étant constitué de personnes revendiquant l’islam à titre identitaire plutôt que religieux. Selon les résultats les plus complets et récents (Bréchon, 2009) la proportion totale de personnes se déclarant elles-mêmes musulmanes dans la population française de 18 ans et plus serait de 4,5 à 5% soit autour de 3 millions de personnes sur la base de 62 millions de résidents en France métropolitaine. Les plus récentes données, issues de l’enquête Trajectoires et Origines de l’INSEE et l’INED (Simon et Tiberj, 11 2010), vont dans le même sens puisqu’elles repèrent 8% de la population de 18 à 50 ans se déclarant musulmane. Or on sait que cette tranche d’âge représente plus de 90% des musulmans de 18 ans et plus (Dargent, 2010). Si donc cette enquête s’était intéressée à l’ensemble des adultes, elle aurait abouti à un taux beaucoup plus faible, probablement voisin des 5%. Mais tracer les contours de la population qui se déclare musulmane ne suffit pas à délimiter ceux d’une éventuelle clientèle halal. En effet « être musulman » ne signifie rien de précis, tout comme « être bouddhiste » ou « être chrétien ». Il existe de nombreuses manières de vivre une religion et l’islam n’échappe pas à cette règle. Ainsi Césari (1997) distingue-t-elle trois types de musulmans, que nous avons également rencontrés lors de nos observations de terrain. Le premier groupe serait selon elle constitué de familles installées depuis longtemps en France, et pratiquerait ce qu’elle qualifie d’islam « populaire et tranquille ». C’est effectivement une catégorie que nous avons décelée et qui formait, par exemple, l’essentiel de la clientèle de la Boucherie de la Paix. Mais elle n’était pas seulement constituée de personnes âgées, la pratique d’un islam tempéré ayant été transmise et adoptée par les générations suivantes, nées en France. Il s’agissait d’une clientèle de pratiquants traditionnalistes qui achetaient de la viande halal « parce que c’est comme ça » mais qui, avant l’ouverture de la boucherie en question, n’en faisaient pas un impératif absolu. Soit ils se fournissaient en gros auprès des abattoirs locaux (viande de bœuf et surtout de veau mais aussi poulets), soit ils achetaient en vif leurs volailles au marché local ou dans les fermes environnantes et les abattaient rituellement en privé, soit enfin ils ne mangeaient pas toujours halal. La meilleure preuve est que lors de l’ouverture de la boucherie (l’unique dans cette petite ville de province), l’imâm local a semble-t-il insisté pour que ses fidèles la fréquentent au motif qu’à présent ils n’auraient plus d’excuse pour ne pas manger halal, ce qui sous-entend bien qu’il les en excusait auparavant. Cette catégorie est donc susceptible de constituer un véritable segment sur le marché halal sans pour autant être particulièrement pointilleuse. Pour elle, manger halal c’est s’abstenir d’alcool et de porc et manger de la viande abattue rituellement quand c’est possible. Ainsi Kenza, cuisinière et gastronome émérite, a-t-elle souhaité goûter le foie gras maison, bien que le sachant issu d’un abattage familial donc haram, en s’excusant au motif que « ça n’existe pas en halal », ce qui, à l’époque, était exact. Ce groupe de musulmans que l’on peut qualifier d’intégrés ne va pas entrer dans des considérations aussi méticuleuses que la composition d’un médicament ou d’un cosmétique, à l’instar d’une jeune fille qui s’étonne : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de cosmétiques halal ? Les cosmétiques, on ne les mange pas ! » Ils ne vont pas d’autre part traquer minutieusement les preuves de stricte conformité des produits qu’ils achètent. Ce sont eux les plus enclins à se fonder sur la niyya comme cette jeune fille en témoigne, parlant de son boucher : « si lui, il ne propose pas de viande halal et qu’il triche, bah c’est son rapport avec Dieu, c’est son rapport avec la religion et puis voilà. Moi je remplis ma part du contrat, à lui de faire pareil ». Le deuxième groupe selon Césari (idem) se rattacherait à un islam sécularisé, ses membres se diraient musulmans par référence culturelle plus que religieuse, ils pratiqueraient peu les principes stricts de l’islam et en particulier ne se sentiraient pas obligés de manger halal, voire, nous en avons identifiés sur le terrain et par l’enquête sociologique, franchiraient l’interdit d’alcool et même le tabou du porc. Cependant ils conservent souvent la pratique 12 rituelle du Ramadan et de la Fête du Sacrifice, toutes deux ayant une forte connotation identitaire, ce qui peut notamment participer à largement surestimer le marché halal en s’appuyant sur un pic d’achats à ces deux moments ou en effectuant des enquêtes durant ces périodes. Cette catégorie est donc susceptible de consommer des produits alimentaires halal pendant une trentaine de jours par an, dans le meilleur des cas. On peut rattacher ce groupe à la catégorie des personnes pratiquant l’oscillation pendulaire entre le meilleur des deux mondes, à l’instar d’Amel : invitée à déjeuner, elle s’est excusée car c’était Ramadan, mais quelques minutes plus tard elle a passé commande de viande en direct du producteur et ce bien qu’il lui ait été précisé qu’elle n’était pas abattue rituellement. Le troisième groupe enfin irait tout à l’opposé : il s’agirait selon Césari (idem) essentiellement d’adolescents et de jeunes adultes en « processus de réislamisation voire d’islamisation tout court » (pour ceux qui se convertiraient à l’islam comme « religion des banlieues » ou pour toute autre raison). Ils seraient très à cheval sur les principes, particulièrement pointilleux, et traqueraient tout ce qui dans leur vie et dans leurs actes de consommation pourrait être haram, imposant parfois leurs pratiques à des parents qui auraient appartenu au premier ou au deuxième type, nous en avons rencontré. Les plus stricts que nous ayons eus à connaître ne fréquentaient d’ailleurs pas la Boucherie de la Paix car la présence d’un associé non musulman pouvait à leurs yeux avoir souillé la viande. C’est cette catégorie, fondamentaliste, et pas forcément seulement composée de jeunes selon nos observations, qui constitue le cœur du marché halal mais rien ne permet d’affirmer qu’elle est majoritaire. On peut les rattacher à la stratégie d’« hyperculture », en l’occurrence « hyper-religion » : ce sont eux qui débattent avec passion de la conformité de tel ou tel produit, de telle ou telle certification, qui émettent les plus grands doutes sur la sincérité des distributeurs non-musulmans et qui ne font pas non plus aveuglément confiance au boucher halal du quartier, comme en témoignent les propos de ce vieux monsieur : « Qu’est-ce que Carrefour ou Auchan en ont à foutre que la viande soit halal ? Ils ne sont même pas musulmans ; moi je ne fais pas confiance à leur viande. […] Moi je ne choisis pas mon boucher par hasard, ce n’est pas parce qu’il a une barbe de musulman que je vais aller chez lui les yeux fermés. Moi je vais à la mosquée, c’est elle qui m’indique où aller et là je suis sûr d’aller chez un boucher de confiance qui me fournira de la viande halal ». Viennent enfin les consommateurs non-musulmans (d’origine musulmane ou non) qui peuvent être amenés, d’après nos enquêtes et observations, à acheter des produits halal pour plusieurs raisons, éventuellement cumulables : la proximité du « boucher du coin », la modicité des prix pratiqués par ces petits commerçants, le respect envers les convictions de convives musulmans (que ceux-ci en aient manifesté le désir ou non d’ailleurs), la recherche d’authenticité de certains plats ou produits exotiques voire la volonté d’exprimer sa solidarité avec la communauté musulmane (ce qui était le cas d’une partie des clients non-musulmans de la Boucherie de la Paix). En termes de RSE, on peut présumer que, pour le groupe qualifié ci-dessus d’intégré et peutêtre une partie du second (les pratiquants de l’oscillation pendulaire), l’offre crée la demande et que la présence de cette offre, éventuellement doublée de la pression intrafamiliale du troisième groupe hyper-religieux, voire de la pression sociale lorsque la population vit au sein d’un même quartier « oblige » en quelque sorte des musulmans «tranquilles » à adopter des comportements de consommation marqués de religiosité qu’ils n’avaient pas ou du moins pas toujours avant l’apparition de l’offre en question. C’est, toutes choses égales par ailleurs, le même phénomène que le constat d’une hausse de participation à la prière communautaire dans 13 les cités « plus fréquemment nanties de salles de prière [où] la pression sociale joue dans le sens de la fréquentation de la mosquée » (Dargent, 2010). Le marketing halal pourrait ainsi conduire à leur corps défendant des musulmans en voie de sécularisation et d’individualisation et de privatisation du religieux à un retour vers une pratique plus stricte et plus communautaire. Et les non musulmans soucieux de respect de la supposée religiosité de leurs hôtes peuvent également contribuer, avec les meilleures intentions du monde, à ce renforcement des pratiques. Le problème de RSE est donc bien ici de passer entre deux écueils : soit ne pas proposer de produits halal et ainsi ne pas respecter une demande réelle d’une partie de la population, soit en proposer et forcer ceux qui n’en demandaient pas tant à islamiser ou réislamiser leurs pratiques. 6. Deuxième question : peut-on ignorer les réactions des opposants ? A l’instar de Luedicke (2011), nous pensons que le problème de la commercialisation de produits halal doit prendre en compte la manière dont elle est reçue par la population locale car cette réception agit sur l’ensemble du corps social, musulmans et non musulmans. Si, depuis des décennies, l’existence de boucheries halal dans les quartiers fortement peuplés de personnes musulmanes ou issues de familles musulmanes ne semblait pas poser de problèmes aux locaux qui souvent s’y fournissaient en viande, l’apparition de produits halal dans la distribution non-confessionnelle et dans certaines formes de restauration et la médiatisation qui en est faite modifie les perceptions. Une rapide exploration de la toile permet de trouver quantité de sites violemment anti-islamistes et leur contenu, entre autres, aborde très souvent la question des produits halal. On y appelle au mieux au boycott des entreprises de fabrication ou de distribution ayant fait ce choix, au pire à des actions de « sabotage » qui peuvent aller d’actions relativement anodines -quoique malveillantes- comme de déposer du « jambon sans emballage sur les produits halal, là on est de vrais résistants » ou un tract « explicatif » : « J'ai eu l'idée de faire un tract anti-halal pour le mettre dans les rayons des supermarchés […] », à d’autres, plus graves, comme d’apposer des autocollants sur les emballages de produits halal en rayon, reprenant la forme graphique et le style des alertes santé sur les cigarettes : « Financer l’islam tue », « Financer l’islam nuit à la condition féminine », « Financer l’islam nuit à la démocratie »… ou de se munir d’épingles pour crever les emballages des produits halal sous vide afin que le contenu se dégrade « pour leur pourrir la vie ». Cet état de fait pose deux problèmes en termes de RSE. Le premier est d’ordre économique, la responsabilité d’un manager étant d’assurer la pérennité de l’entreprise dont il a la charge : dans quelle mesure l’apport de clientèle engendré par l’offre halal compense-t-elle les pertes dues au boycott ou aux déprédations ? Même si cette question peut paraître cynique, elle mérite d’être posée. Le second problème est d’ordre sociétal : dans quelle mesure le fait de proposer à la vente des produits halal contribue-t-il à l’exacerbation de haines qui ne demandent qu’à s’appuyer sur de tels arguments pour plaider l’« invasion » et l’« islamisation » de la France et ainsi stigmatiser une population qui souhaiterait sans aucun doute pour une large majorité plus de discrétion à son égard ? 14 Ici encore, on navigue entre deux écueils : soit ignorer les hurlements en misant sur la tolérance de la grande majorité de la population et risquer ainsi de contribuer à attiser les tensions, soit se refuser à entrer sur le segment halal et ignorer ainsi une demande réelle voire donner à penser qu’on cède à la pression des extrémistes ou même qu’on les approuve. 7. Troisième question : quel type d’offre proposer et comment ? Le choix de manger halal relève avant tout, nous l’avons vu, d’une démarche spirituelle plus ou moins scrupuleusement attachée à l’observance des préceptes de l’islam. Cependant que signifie manger halal ? De quels produits s’agit-il ? Ce peuvent être des produits identifiés à une culture et à des traditions culinaires maghrébines ou orientales ou au contraire des produits identifiés à la culture et à la tradition culinaire française, voire américaine ou transnationale (comme la qualifient Askegaard et al. en 2005) pour ce qui concerne les produits de la restauration rapide : hamburgers, pizzas et autres kebabs. D’autre part, l’observation terrain des points de vente, boutiques de détail ou grandes surfaces, laisse entrevoir, par les décors voire la théâtralisation des rayons, une volonté des commerçants d’ancrer les produits halal dans une sorte d’orientalisme plus ou moins kitch avec couleur verte et croissant, symboles de l’islam, affichage en polices pseudo-arabes, calligraphies en langue arabe et photographies de palais et de décors intérieurs orientaux. Cela correspond à l’évidence aux goûts de ceux qui recherchent une identification à un groupe spécifique et peut également attirer une clientèle non musulmane en quête de produits authentiques du Maghreb ou du Mashreq. Ainsi Hakim, un jeune homme français d’origine algérienne affirme que sa mère aime trouver en grandes surface ces rayons ostensiblement orientalisés : « Elle aime ça parce qu’elle trouve qu’enfin les musulmans sont reconnus. Ils peuvent faire leurs courses dans les mêmes magasins que tout le monde. Et c’est pratique de tout trouver au même endroit, ça se repère bien ». Mais que nous dit Zarah, une jeune fille française d’origine maghrébine de deuxième génération face à un de ces rayons « exotisés » d’une grande enseigne de distribution ? « Là, ça va, là ! On n’est pas au pays de Shéhérazade, ça suffit ! Pour qui on nous prend ? » Et on lit dans son agacement le désir de ne pas être désignée symboliquement comme différente, étrangère. On peut également mesurer la satisfaction d’un internaute commentant un prospectus d’une enseigne de la grande distribution où quelques produits de découpe de poulet estampillés halal sont sobrement présentés aux côtés d’autres non estampillés : « le consommateur musulman devient un consommateur comme les autres. Enfin ! ». On voit dans ce qui précède que le type de produits proposés et le merchandising adopté vont conduire à une hypersegmentation du marché. Le groupe que nous avons qualifié d’intégré peut ainsi se scinder en deux : un sous-groupe serait constitué de personnes assimilées du point de vue religieux (pensant leur pratique comme privée et non rigoriste) mais en maintien de l’identité et des traditions culinaires d’origine (à l’instar d’une partie des Mexicains observés par Peñaloza et de la mère d’Hakim), un second serait assimilée à la fois culinairement et religieusement (comme Zarah et l’internaute). Nous proposons de qualifier la stratégie d’adaptation des premiers d’intégration et celle des seconds d’assimilation. De même, le segment hyper-religieux se scinderait également en deux. Un sous-groupe serait conduit au communautarisme (stratégie de séparation selon Berry) par la rigueur de sa 15 pratique religieuse et le maintien de ses traditions culinaires. Un second sous-groupe, plus jeune et plus revendicatif à travers sa consommation halal mais pas nécessairement attaché à des traditions culinaires maghrébines ou orientales qu’il n’a d’ailleurs pas forcément connues, serait concerné par l’hyperculture plus que l’hyper-religion au sens où « face à la réalité de l’exclusion qui atteint les jeunes musulmans en France, beaucoup en viennent à placer en position de centralité la référence à l’islam » (Dargent, 2010) pour accéder à une reconnaissance sociale que les combats politiques et culturels de lutte contre le racisme dans les années 80-90 ne leur ont pas permis d’obtenir (Césari, 1997). Même si les formes de revendication qu’il prend semblent s’appuyer sur une lecture très stricte de la pratique religieuse, on peut constater qu’il s’attache surtout aux signes extérieurs les plus visibles de traditions plus que de préceptes, tels le port de la barbe pour les uns, du foulard ou de la burka pour les autres, et bien sûr la possibilité de consommer halal en toutes circonstances, y compris dans les lieux institutionnellement laïques comme les cantines. Il s’agirait donc là d’un islam identitaire, plus sociologique que religieux. Si l’on croise les deux entrées (religieuse et culinaire) pour qualifier les consommateurs potentiels de produits halal, on obtient six segments, différents dans leurs motivations et donc leurs attentes et probablement chacun de très faible taille si l’on excepte le segment exotique qui s’adresse à l’ensemble de la population non musulmane, anti-islamistes exclus. oui, forte Motivation d’identité oui, modérée religieuse non Motivation d’identité culinaire maghrébine ou orientale oui non Islam communautariste Islam identitaire Islam intégré Islam assimilé Oscillation pendulaire vers le Exotisme retour aux saveurs d’origine Tableau 2 : proposition de segmentation de la population consommatrice de produits halal selon leurs motivations d’identité religieuse et culinaire. En termes de marketing, le choix du segment que l’on souhaite viser va avoir des conséquences sur le type d’offre en termes de produits, sur le type de merchandising, sur le circuit de commercialisation voire sur le type de gouvernance de l’entreprise. Concernant les produits, qu’ils soient bruts mais surtout transformés donc plus mystérieux et potentiellement suspects (des OCNIs selon Fischler (1993), Objets Consommables Non Identifiés), le principal problème sera pour les plus scrupuleux la réalité de leur caractère halal. Et cette réalité perçue passe par la confiance accordée à la marque et au distributeur, confiance dont l’étymologie signifie littéralement « foi partagée » et qui a donc beaucoup plus de chances d’être accordée à un coreligionnaire (témoin le refus des plus fondamentalistes de fréquenter la Boucherie de la Paix, dont un des associés n’était pas musulman). Quant aux types de produits, ils seront ancrés ou non dans la tradition culinaire maghrébine ou orientale selon la cible visée. Un magasin pourra être exclusivement halal pour les puristes, ou inclure un rayon spécialisé (au risque que celui-ci soit perçu par certains comme un lieu de stigmatisation et d’exclusion) voire banaliser l’offre au gré des rayons d’appartenance des produits, pour la plus grande satisfaction des tenants de l’islam assimilé. Un restaurant pourra être exclusivement et ostensiblement halal, ou offrir, entre autres, des produits halal dans sa carte. 16 En termes de RSE, en dehors de la question économique que peut soulever cette hyper segmentation qui tend à faire de chaque segment une simple niche2, plusieurs questions se posent aux industriels comme aux distributeurs. En tant qu’industriel musulman, quelle certification choisir ? Et qu’implique ce choix en termes de positionnement au sein des diverses obédiences qui divisent plus ou moins radicalement les musulmans de France mais aussi les éventuels clients à l’exportation ? Quels produits proposer sachant que je vais de ce fait opter pour un soutien implicite à l’intégration ou à l’assimilation ? Quels circuits de commercialisation choisir : magasins ou restaurants exclusivement halal ou distribution non spécialisée sachant que ces choix soutiennent implicitement des stratégies de séparation ou d’intégration voire d’assimilation ? En tant que distributeur ou restaurateur musulman, vais-je choisir l’exclusivité ou le pluralisme ? A travers mes choix d’assortiment mais aussi de merchandising et de design du point de vente vais-je me positionner comme visant un sous-segment en particulier ? Tous ? Voire les non-musulmans ? En tant qu’industriel non musulman quelle est ma légitimité à proposer des produits halal et surtout à choisir telle ou telle source de certification ? Est-il socialement responsable de devenir « plus islamiste que l’islam » en allant traquer la moindre trace d’adjuvant d’origine animale au risque de soulever des polémiques qui n’étaient pas d’actualité avant pareil fondamentalisme ? Des yaourts halal ? Des bonbons halal ? Des cosmétiques halal ? Pourquoi ? Pour qui ? En tant que distributeur ou restaurateur non-musulman, quelle est ma légitimité pour référencer tel ou tel produit ? Au nom de quoi faire confiance à telle marque de fabricant et à son système de certification plutôt qu’à telle autre ? Est-il correct de se dédouaner du problème de la tromperie éventuelle en la reportant sur mes fournisseurs ? Si non, est-il souhaitable de prendre en charge cette certification y compris ou non en allant jusqu’au lancement de marques de distributeur halal alors que je ne suis pas musulman et donc peu légitime pour le faire ? Dois-je choisir de proposer un rayon dédié ou au contraire de diluer l’offre dans les rayons classiques ? En tant que restaurateur dois-je proposer du « tout halal » ou du halal entre autres à la carte ? Deux réactions contradictoires, toutes deux de locuteurs non-musulmans, illustrent la difficulté à se positionner dans le débat et les retombées possibles en termes d’image : « Par rapport aux grandes surfaces c’est3 économique ça c’est sûr ! ça n’a rien de religieux ! enfin je pense qu’ils n’en ont rien à foutre, à mon avis ils sont athées. Enfin non, ils ne sont pas athées, eux, leur religion c’est l’argent ! » et : « Donc c’est vraiment bien que les hypermarchés maintenant vendent aussi du halal. Ça montre aussi qu’ils sont ouverts et qu’ils veulent accueillir tout le monde et pas seulement un seul type de clientèle. » Discussion et conclusions L’ensemble des questions que nous venons de soulever donnent toute sa pertinence à la réflexion de Luedicke (2011) sur la nécessaire prise en compte du comportement de la 2 Pour mémoire, selon les estimations les plus récentes du panel NIELSEN le chiffre d’affaires tous produits halal confondus des hypermarchés et supermarchés du 3 janvier au 10 septembre 2011 (période incluant le mois de Ramadan) aurait été de 101,54 millions d’euros, ce qui est bien peu si l’on considère que pour l’année totale 2010 le chiffre d’affaire global de ces mêmes hypermarchés et supermarchés sur l’ensemble des produits alimentaires était de 104 milliards d’euros soit mille fois plus. 3 Entendre : le choix de proposer des produits halal. 17 population locale et des pratiques des industriels et des commerçants dans l’étude de l’adaptation culturelle et consumériste des populations migrantes et de leurs descendants. S’il parait évident que pratiquer la segmentation religieuse correspond réellement à une demande et de ce fait est économiquement et socialement acceptable, la véritable question devient : comment pratiquer cette segmentation ? La RSE consiste à conjuguer les attentes, parfois contradictoires, de parties prenantes différentes. Lorsque les contradictions sont trop fortes, un arbitrage doit être fait par les dirigeants de l’entreprise. Typiquement par exemple, les employés vont attendre des salaires et des avantages importants, et les actionnaires vont attendre une profitabilité élevée ; il est probablement impossible de satisfaire entièrement ces deux parties prenantes, et les dirigeants de l’entreprise doivent donc trouver un compromis acceptable par les deux. C’est d’ailleurs une des critiques faites à l’encontre de la RSE – elle peut être utilisée pour justifier n’importe quel choix de l’entreprise, y compris un choix qui serait économiquement non viable (Tirole, 2001). C’est pourquoi les concepteurs de la norme ISO 26000 ont mis en avant une partie prenante spécifique, la société, qui doit prendre le pas, et éventuellement arbitrer entre les contradictions des autres. Par exemple, la société dans son ensemble peut déterminer que les attentes environnementales sont importantes et devraient guider les démarches des entreprises malgré une diminution de leur profitabilité. Ceci pourrait aider un certain nombre de dirigeants à faire des arbitrages complexes. Lorsqu’on se pose la question des produits halal, plusieurs analyses peuvent s’appliquer en fonction du degré de précision de la segmentation qui nous intéresse. À un premier niveau, il peut sembler évident d’offrir des produits halal et de répondre ainsi aux attentes d’une partie prenante qui avait été peu écoutée jusqu’à présent en France. Mais parmi les acheteurs potentiels de produits halal, les attentes sont différentes, et il est possible de discerner des effets non souhaitables de l’introduction de ces produits dans la distribution de masse (comme exercer une pression sociale et ainsi presque obliger, dans certains cas, des consommateurs à acheter des produits halal alors qu’ils ne l’auraient pas souhaité). En revenant à l’objectif de la RSE, qui est d’obtenir un bénéfice sociétal au sens large par une démarche volontaire de l’entreprise, la décision s’avère, ici aussi, complexe. Bien sûr, on peut écarter comme raison du choix une réponse favorable à un groupe qui prône l’intolérance par rapport aux pratiques religieuses. Mais que le choix soit d’offrir des produits halal ou pas, il existe une possibilité forte d’un effet sociétal indésirable (exacerbation des haines, ou ignorance de la demande légitime d’un segment de la population). La RSE n’offre donc au décideur aucune raison spécifique de privilégier une option par rapport à une autre. Même la mise en avant de la société comme partie prenante prépondérante n’offre pas de choix plus simple. Une application « technique » des principes de RSE ne permet pas de répondre facilement à la question posée, puisque plusieurs parties prenantes ont des attentes contradictoires, même en dehors de toute considération économique. Les motivations pour lesquelles une entreprise peut se lancer dans la RSE peuvent-elles alors apporter un éclairage intéressant ? Si la raison est morale, c’est la conviction personnelle du décideur à propos de ce qui est juste qui doit prévaloir. Cette motivation est probablement plus importante pour une petite entreprise. Il pourrait être tentant de distinguer les entreprises musulmanes des entreprises non-musulmanes, car on pourrait penser que la morale des entreprises religieuses serait plus 18 forte. Cependant, même si l’origine des règles morales est différente, il n’y a pas de raison d’affirmer qu’une entreprise religieuse est plus éthique. Si la raison est l’autorisation d’exercer, il faut se demander si l’une des alternatives peut entraîner de la part de l’opinion publique au sens large une réaction négative si forte qu’elle serait préjudiciable à l’activité (car cette action serait considérée comme socialement irresponsable). Il semble difficile d’imaginer que l’offre de produits halal puisse avoir autant d’impact sur l’opinion publique. Cependant il peut exister des cas particuliers, comme celui de Quick qui rend toute son offre halal (dans un ou plusieurs restaurants). Si la raison est la durabilité, il faut envisager la disponibilité des ressources pour l’entreprise dans les deux cas, ce qui ne semble pas être différent en fonction de l’offre ou pas de produits halal. Enfin, si la raison est la réputation, il faut chercher à mesurer l’impact du choix sur l’image de l’entreprise. Certains groupes seront positivement ou négativement affectés par les décisions, mais il semble qu’il n’y ait pas une décision qui emporte l’ensemble des suffrages, à la fois pour les différents groupes de consommateurs ou pour les non-consommateurs de produits halal. L’entreprise pourrait alors se limiter à ménager son image auprès de sa cible, ce qui pourrait simplifier les choses. Mais la RSE cherche justement à prendre en compte toutes les parties prenantes, et un déficit d’image important auprès d’un groupe, même s’il n’est pas consommateur des produits de l’entreprise, pourrait être préjudiciable. L’examen des différentes questions montre qu’il est difficile d’apporter des réponses techniques sur la base d’une approche « opérationnelle » de la responsabilité sociale. On voit bien que, dans nombre des questions posées par la segmentation religieuse, un arbitrage sur ce qui est « bien » ou « mal » doit être fait, et on attend souvent de la RSE un tel arbitrage. En effet, ces dernières décennies, les entreprises ont été perçues de plus en plus comme cyniques et intéressées par le profit, au détriment du bien de la société en général. Les parties prenantes, et notamment l’opinion publique, exercent en retour une pression de plus en plus forte pour que les entreprises ne soient plus guidées par des principes égoïstes, mais prennent en compte le bien commun. C’est dans ce cadre que se développe la RSE. Souvent, la perception est qu’une entreprise socialement responsable doive « être éthique », doive « faire le bien ». Mais au-delà de ces expressions simples, la réalité est complexe. Du point de vue du marketing, l’étude des approches éthiques n’est pas récente ; la perception selon laquelle des décisions critiquables seraient le fait de marketeurs motivés par des gains immédiats ou égoïstes au préjudice du bien commun est simpliste. Des travaux de recherche ont montré que certains choix non éthiques ont pu être faits en toute bonne foi par des décideurs dans des contextes spécifiques, contextes dans lesquels ils n’ont pas pris conscience de la dimension éthique de leur décision (Hunt et Vitell, 1986). Dans le cas des produits halal, comme les attentes de différentes parties prenantes sont contradictoires, il n’existe pas de réponse pas à pas explicite qui permette d’arriver à une solution socialement responsable, avec la définition de la responsabilité sociale présentée plus haut. Dans l’examen des deux composantes de la question (Est-il socialement responsable de pratiquer la segmentation religieuse ? Comment pratiquer cette segmentation de manière socialement responsable ?), la réponse à la première composante est très certainement oui, mais la deuxième n’est pas immédiate. 19 Il est socialement responsable d’offrir des produits halal globalement, car il n’est pas justifiable de refuser des produits à des segments de consommateurs qui les demandent, alors qu’il n’y a pas d’argument qui montrerait un vrai problème social à offrir ces produits. En revanche, la manière de segmenter cette offre a des conséquences sociales qui peuvent être significatives (intégration ou assimilation), et chacun, musulman ou non-musulman, peut se faire une opinion de ce qui est désirable ou pas. Il peut ensuite y avoir une conséquence sur l’image et sur la réputation de l’entreprise, en fonction de ce que le récepteur du message juge être « bien ». Bergadaà (2004) examine les liens et les différences entre morale, déontologie, éthique et responsabilité, et montre que les principes qui sous-tendent ces approches sont différents. Alors que la morale, qui peut avoir des sources religieuses ou laïques, est personnelle, l’éthique est une application par un groupe d’individus, et elle peut être objectivée par la loi. La déontologie est une « morale professionnelle » édictée par les pairs, liée à certaines professions. Enfin la responsabilité est « l’acceptation des conséquences potentielles de ses actes, ici et là, aujourd’hui et demain ». Même si chacune de ces approches permet de juger le bien et le mal, les processus sont différents. On assimile souvent l’éthique et la responsabilité sociétale, et parfois la déontologie ; et pourtant l’analyse montre que les processus sont différents. La Commission Européenne a redéfini la RSE en Octobre 2011 comme « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société ». D’un côté, cette définition peut sembler moins précise, moins technique, moins opérationnelle que celle donnée précédemment, et pourrait donc être vue comme un recul. Mais si on se réfère au sens du mot « responsabilité » comme il est explicité par Bergadaà (2004), il n’y a pas de problème avec cette définition. Elle est plus simple dans son expression, mais elle ne diminue en rien la portée de la RSE. Il faut accepter qu’il est compliqué de prendre des décisions responsables, et en particulier lorsque les conséquences sur la société sont potentiellement importantes. C’est le cas de la segmentation religieuse, et l’exemple des produits halal illustre bien ce questionnement. Les effets sur toutes les parties prenantes (consommateurs ou nonconsommateurs de produits halal) peuvent être importants. Il faut accepter, en tant qu’entreprise, ou en tant que décideur à l’intérieur de l’entreprise, la responsabilité de ses décisions. Il serait, dans ce cadre, intéressant d’examiner le lien entre le type de motivation pour la RSE et l’aptitude à accepter ses responsabilités. On peut émettre l’hypothèse que ce sens des responsabilités est plus fort si la motivation est morale. Il peut également être intéressant de prendre en compte, pour le processus de « décision éthique », l’apprentissage individuel de la conscience morale exposé par Kohlberg et Hersh (1977). Cet apprentissage comporte trois niveaux : prémoral, conventionnel et supérieur, en fonction de la manière dont l’individu appréhende les contraintes morales et forme ses jugements. Bergadaà (2004) note qu’il « semble curieux – voire angoissant – de constater que de nombreux dirigeants semblent encore adhérer au niveau conventionnel et n’atteignent pas le stade supérieur de responsabilité ». Il pourrait être intéressant d’étudier le lien entre l’engagement dans la RSE et le stade de développement moral des décideurs. 20 Bibliographie Askegaard S., E.J. Arnould et D. Kjeldgaard (2005), « Postassimilationist Ethnic Consumer Research : Qualifications and Extensions », Journal of Consumer Research, vol. 32: 160-170. Badot O., C. Carrier, B. Cova, D. Desjeux et M. Filser (2009), « L'ethnomarketing : un élargissement de la recherche en comportement du consommateur à l'ethnologie », Recherche et Applications en Marketing, 24-n°1: 93-110. Benkheira, M.H. (1995), « La nourriture carnée comme frontière rituelle. Les boucheries musulmanes en France », Archives des sciences sociales des religions, n°92: 67-88. Benkheira, M.H. (2000), Islâm et interdits alimentaires : juguler l'animalité, PUF, Paris. Bergadaà M. 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