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Pastiches – extrait © 2013 Alain le Bussy & Eons www.eons.fr GROSSET ET LE MONSTRE DES ARDENNES Il n’avait vraiment rien à faire ici. Il se retourna dans le lit. C’était la vingtième fois au moins que cette pensée lui taraudait l’esprit. Mais le maire du village était un ami d’enfance du Ministre de l’Intérieur et, en plus – mais ça ne pouvait pas se dire – l’un des principaux bailleurs de fonds de ses campagnes électorales. Quand il y avait eu des ennuis dans la commune, il avait simplement donné un coup de fil et Grosset avait été détaché à Bussy-le-Repos, un hameau qui ne payait vraiment pas de mine. Le chef de cabinet lui avait dit qu’officiellement, il était en vacances, mais que la police locale pourrait lui demander son avis. On lui avait même suggéré d’emmener madame Grosset avec lui, histoire de faire plus vrai. Il y avait une rivière pas loin de là, et il pourrait se livrer à son passe-temps favori : la pêche. 1 En somme, il n’était qu’une sorte de contreépouvantail. Tout ce qu’on lui demandait était d’être présent et de répondre aux questions des journalistes de sa manière habituelle, c’est à dire en leur disant qu’il n’avait rien à dire. Cela avait beau n’être que des scribouillards de province, ils savaient lire entre les lignes et discerner que le plus fin limier du Quai des Orfèvres n’était pas venu chez eux uniquement pour taquiner le goujon. En d’autres circonstances, ils l’auraient peut-être cru, mais pas alors que le Monstre des Ardennes avait déjà fait deux victimes, presque trois. La première, Marie Deschamps, avait soulevé l’émoi dans les petites communautés qui composaient la commune. Pensez donc : une jeune femme sans histoire, une institutrice bien sage, retrouvée égorgée au bord d’un sentier que tout Bussy fréquentait par les beaux soirs de septembre. Cela n’aurait pourtant été qu’un crime de rôdeur s’il n’y avait eu la nature des blessures. Elle était morte d’avoir perdu tout son sang des plaies qu’elle portait à la gorge, mais ce n’étaient pas les seules. Elle avait les épaules et la poitrine lacérées de blessures moins graves, et ses avant-bras avaient été déchiquetés, ses mains aussi, alors qu’elle cherchait visiblement à se protéger de l’attaque. Personne n’avait rien entendu, mais c’était normal : l’endroit où on l’avait trouvée, le lendemain, se trouvait à plus 2 de cinq cents mètres de l’habitation la plus proche. Grosset avait lu à dix reprises le rapport fait par les gendarmes et celui du médecin légiste. Même s’il n’appréciait pas d’avoir été envoyé comme un pantin à Bussy-le-Repos, il prenait son travail au sérieux. Il ne pouvait qu’approuver les rapports : les lésions, par leur sauvagerie, trahissaient l’attaque d’un fauve. Il pouvait s’agir d’un loup – l’animal auquel de longues traditions paysannes faisaient d’abord songer –, mais aussi d’un gros chien, d’un chat sauvage, ou même d’un animal exotique échappé d’une ménagerie traversant la région. Les investigations lancées de ce côté n’avaient cependant donné aucune indication intéressante, mais les fauves étaient souvent plus futés que leurs dresseurs et l’évasion pouvait s’être produite à des dizaines de kilomètres de là. Grosset se disait qu’il s’intéressait si peu aux faits divers qu’il n’aurait probablement rien appris de ce drame, pas même par madame Grosset, s’il n’y avait eu une deuxième mort. Cette fois, on était tout début novembre. La victime était encore une femme, ou plutôt une jeune fille, Catherine Mairesse, qui rentrait du lycée de Giry où elle se trouvait en terminale. C’était une sportive, qui faisait même de la compétition en amateur, et elle faisait le trajet en VTT, parcourant une dizaine de kilomètres à travers les bois et les champs, là où l’autobus en aurait mis le double. Elle gagnait du 3 temps et s’entraînait sans en perdre afin d’arriver au bac sans retard. Plus tard, elle serait peut-être devenue cycliste professionnelle, mais c’était un rêve qui ne se réaliserait jamais, car on l’avait retrouvée dans une allée forestière mutilée de la même manière que Marie Deschamps. Cette fois, cependant, il n’y avait pas eu de vraie surprise, car sa disparition avait été signalée dès le premier soir. Les autorités ne s’étaient toutefois mises en branle que le lendemain. Il y avait eu des récriminations des parents et des critiques de la presse, mais tout prouvait que plus de diligence n’aurait rien changé, car l’autopsie avait déterminé qu’au moment où ses parents alertaient la gendarmerie la pauvre sportive était déjà morte. Grosset, une fois installé dans l’unique auberge de Bussy-le-Repos, avait lu le rapport concernant Catherine Mairesse avec autant d’attention que celui consacré à Marie Deschamps. Cette fois, le rédacteur du rapport, ou les enquêteurs de terrain, avaient poussé les choses un peu plus loin. Grosset resta un moment pensif, bourrant sa pipe, avant de reprendre la lecture où il l’avait laissée. L’auberge était un lieu calme, une sorte d’île du passé isolée dans un océan de présent. Il s’était installé dans le coin salon du rez-de-chaussée, dans un fauteuil de cuir qui avait connu des jours meilleurs mais restait confortable. Le dossier était 4 ouvert devant lui sur une table basse, encadré d’un cendrier et d’un demi où la mousse retombait lentement. En tournant la tête, il pouvait voir le jardin et un bout de la rue principale du village. Madame Grosset s’éloignait, ayant décidé de partir à la découverte des lieux, et il contempla sa silhouette durant quelques instants. Il trouvait qu’elle n’avait presque pas changé depuis qu’il l’avait rencontrée près de trente ans plus tôt. À cette heure de la journée, peu après midi, il était presque le seul occupant de l’auberge qui était en fait le seul bistrot du village. Il n’y avait que la serveuse, une jolie fille un peu effacée d’une vingtaine d’années, qui préparait les tables pour le soir après avoir fait la vaisselle. Plus tôt dans la journée, elle s’était occupée des chambres. Le patron, lui, ne ferait son apparition qu’en fin de journée, pour s’occuper du repas du soir et tenir le bar jusqu’à la fermeture. La serveuse, Jeanine, avait confié à Grosset qu’en saison, lorsqu’il y avait des campeurs dans le coin, ou, à un autre moment de l’année, des chasseurs, elles étaient deux, avec même, parfois, un extra pour la cuisine, mais que le patron, lui, respectait toujours le même rythme de travail. Pour le moment, tout portait à se laisser aller à rêver et il songea même à monter faire une petite sieste. Il lui fallut faire un effort pour ramener son 5 attention sur le rapport. Ce qui différait entre celui-là et le précédent était le soin qu’avaient apporté les enquêteurs à retracer ce qui s’était passé avant la mort de la malheureuse Catherine. Celle-ci avait eu le temps de s’inquiéter et même de s’affoler, c’était certain. On avait retrouvé son VTT à plus de deux cents mètres du sentier qu’elle suivait normalement pour rentrer chez elle. C’était plus une piste sauvage qu’un vrai sentier, encombré de ronces, et les roues s’étaient prises dans les tiges souples. La gamine avait dû tomber, abandonner le VTT et continuer à fuir à pied. Malheureusement pour elle, la bête était plus rapide et l’avait rattrapée moins de cinquante mètres plus loin. Grosset nota mentalement le détail sans savoir s’il aurait de l’importance. La mort de Catherine Mairesse avait été la naissance du Monstre des Ardennes. Ce n’était pas encore vraiment la Bête du Gévaudan, mais la presse régionale d’abord, puis les journaux nationaux ensuite, n’avaient pas manqué de chercher à passionner ses lecteurs pour quelque chose de plus proche d’eux que les malheurs des Burundais, les menaces de marée noire pesant sur les côtes de Bretagne ou les dangers de guerre en Irak, un pays si lointain que la plupart des lecteurs en question ne pouvaient même pas le situer sur une carte. C’était à ce moment que les premiers troubles 6 avaient commencé. Des interpellations au conseil municipal, reprises au conseil régional, des pétitions, des battues qui s’auto-organisaient sans l’aval – et même à l’encontre – des autorités. Les parents habitant des fermes isolées ne laissaient plus leurs enfants aller seuls à l’école et, s’ils ne pouvaient les accompagner, ils les gardaient tout simplement à la maison. Les gens ne se déplaçaient plus qu’en groupes et ceux-ci comportaient toujours un homme armé d’un fusil de chasse, voire d’un vieux Lebel survivant de la guerre. Le sommet – jusqu’à ce moment – était survenu lorsque Line van der Schelden – un nom que les enquêteurs avaient eu bien du mal à écrire correctement –, la fille d’un ouvrier agricole belge, avait échappé de peu au même sort que les deux précédentes. Elle avait vu la bête, mais elle avait aussi eu la présence d’esprit de grimper dans un arbre proche. Elle avait attendu là, transie de froid – on était en décembre, et il gelait – pendant plus de trois heures avant de se risquer à redescendre et à détaler jusqu’aux premières maisons du village. La bête avait dû se décourager, car elle n’avait plus été inquiétée pendant sa fuite. C’était cette affaire qui avait tout déclenché, du point de vue de Grosset tout au moins. *** 7 La panique larvée s’était accentuée. Les milices s’étaient renforcées. Il y avait eu quelques coups de feu tirés sur des ombres, imaginaires le plus souvent. Quatre fois, les ombres étaient réelles, de braves gens qui travaillaient au fond de leur jardin malgré le froid ou rentraient chez eux en empruntant un raccourci. Les trois premières fois, cela n’avait donné lieu qu’à des bordées de jurons suivies d’excuses confuses. Le quatrième. Jérôme Baude, un quadragénaire père de trois enfants, avait pris une décharge de chevrotines dans la cuisse. Par chance, aucun organe vital n’avait été atteint et les secours étaient arrivés assez vite pour éviter que l’hémorragie n’ait de graves conséquences. Du moins pour le blessé. Car l’incident avait créé deux clans aussi acharnés dans la population. Ceux qui craignaient la bête et ne voulaient pour rien au monde renoncer à leurs armes et à leurs escortes d’une part, et ceux qui, parce qu’ils honnissaient les premiers, ne se promenaient plus qu’armés dans les rues du village et dans les hameaux, prêts à tirer, comme dans les plus beaux westerns avec ou sans spaghetti. Le maire avait paniqué à sa manière, appelant son copain ministre et c’était de cette manière que Grosset avait, en quelque sorte, été assigné à résidence dans l’auberge. En son for intérieur, au bout de trois jours, il 8 devait admettre que la décision, qu’il continuait à trouver déplaisante, n’avait pas été tout à fait inutile. Le fait qu’un célèbre (!) commissaire ait été envoyé sur place avait mieux calmé les habitants du coin que si on leur avait délégué une compagnie de CRS ou un bataillon de la Légion. (…) 9 LA MALÉDICTION DU 22 ANS D’ÂGE Mes beaux-parents faisaient rénover leur appartement de Threadeneedle Street. Mon beau-père avait été jusqu’à sa retraite employé à la Banque d’Angleterre et avait eu la chance de pouvoir louer le premier étage de l’un des hôtels de maître bordant l’une des rives de cette petite rue sans importance, ce qui avait fait que, durant plus de trente ans, il n’avait eu pour ainsi dire qu’à la traverser pour se rendre au travail. Il en avait été très heureux alors que moi, je préférais de loin ma profession de médecin de campagne, qui me permettait, tout en gagnant ma vie, de découvrir tous les aspects que prenaient les paysages du Sussex au fil des saisons. Les dirigeants de la Banque avaient pris une décision surprenante quand on connaissait leur traditionalisme : ils avaient sollicité de la City leur raccordement à l’électricité. Et, comme ce que veut la Banque d’Angleterre passe avant même ce que pourrait 10 désirer la Reine, la City s’était exécutée, décidant par la même occasion que les travaux ne pouvant être entamés pour cette seule institution, tout le quartier en bénéficierait. Mon beau-père était assez réticent, mais pas son épouse, qui n’avait pas eu trop de difficulté à lui faire admettre que ce qui était bon pour la Banque devait l’être pour quelqu’un qui lui avait consacré toute sa vie de travail. Les travaux, couplés à quelques autres destinés à rafraîchir l’aspect des lieux, dureraient plus de trois semaines et mon épouse avait proposé à mes beauxparents de venir s’installer chez nous pendant cette période. C’étaient des gens charmants, mais la conversation de mon beau-père était assez limitée, ou plutôt elle l’était trop peu : il pouvait discourir des heures sur le cours des changes ou la suprématie de la livre sterling, alignant les preuves des faiblesses du rouble, du dollar ou des devises de l’Union Latine au point que j’en arrivais à me demander s’il était sage de vouloir quitter l’Empire Britannique pour aller passer quelques jours à Nice en compagnie de mon épouse en février de l’année suivante. C’est pourquoi, quand j’avais reçu un télégramme de Sholtes me demandant s’il m’était possible de lui consacrer quelques jours, j’avais pris ma mine la plus sombre pour annoncer à ma femme et à ses parents que le devoir m’appelait au loin. 11 Je ne pense pas qu’elle en ait été dupe, mais mes beaux-parents m’ont cru, ce qui était l’essentiel. Je suis donc arrivé à Baker Street par une belle aprèsmidi de septembre. — Pas la peine de défaire votre sac, mon brave Wilson, fit Sholtes en m’accueillant. Nous partons tout de suite. Je constatai en effet que lui qui passait parfois des journées complètes en peignoir, à fumer et à méditer, avait revêtu sa tenue habituelle lorsqu’il partait en voyage : un costume de tweed brun à large poches, d’où il pouvait parfois sortir un attirail invraisemblable, et une cape en tissu de laine beige croisé de noir, avec bien entendu la casquette assortie. Nous étions dans un cab nous emmenant vers Olifant & Castle1 avant même que je puisse interroger Sholtes sur notre destination. Il attendit que nous soyons installés dans le confortable compartiment qu’il nous avait réservé pour parler, sans qu’il fût nécessaire que je l’interroge. — Nous partons vers Glasgow et au-delà, Wilson. Nous sommes attendus par Lord Argyll, qui, contrairement à la légende concernant les Écossais, ne lésine pas, tout au moins lorsqu’il s’agit de requérir 1 Il n’y a aucun rapport avec un olifant comme celui de Roland, ni avec le moindre château. Ce n’est qu’une allusion à l’endroit où logeait l’Infante de Castille avant de devenir la première épouse d’Henri VIII. 12 les services du meilleur détective privé du monde. C’était dit sans la moindre forfanterie. S’il est un défaut dont Sholtes ne souffre pas, c’est la fausse modestie. Il était vraiment le meilleur détective privé au monde et n’hésitait pas à l’affirmer. Et moi, j’étais le meilleur assistant du meilleur détective, puisqu’il sollicitait très souvent mon aide. Par ailleurs, Lord Argyll, tout en appartenant à l’une des plus anciennes familles des Highlands, avait développé ses terres de manière remarquable, investissant dans plusieurs distilleries de renom et dans la fabrication de tissus de laine de qualité supérieure. La suite mobile qui nous accueillait et les honoraires que Sholtes avaient dû réclamer ne devaient être qu’une goutte d’eau, à la rigueur une goutte de pur malt pour lui. Nous avions à peine quitté les faubourgs de Londres lorsqu’arriva l’heure du thé. On nous en proposa de Chine, de l’Himalaya ou des Indes. Je pris le dernier, en souvenir des années que j’avais passées là et Sholtes, cherchant comme d’habitude les sommets, prit une variété de Darjeeling. En accompagnement, il y avait des pâtisseries variées, des scones avec de la Cornish cream, mais aussi des toasts encore fumants ainsi que du jambon et du fromage. Sholtes prit de tout. De mon côté, j’écartai les pâtisseries, à regret, mais j’avais récemment lu un article dans le Lancet sur le fait que les sucreries pouvaient nuire à la santé. 13 Après le repas, alors que nous savourions une deuxième tasse d’un thé qui, hélas, n’avait pas la même saveur que celui qu’on servait chez le Maharadjah de Najpur, Sholtes alluma sa pipe et en tira deux bouffées, avant de se mettre à parler, les yeux mi-clos. — Lord Argyll est inquiet, Wilson. C’est pour cela qu’il m’a appelé. — Et qu’est-ce qui l’inquiète ? — Le sort de son gendre, lord Crookhaid, et le bonheur de sa fille. — Sholtes ! Pour l’amour de l’Empire, ne me dites pas que vous avez accepté d’enquêter sur une affaire de divorce ! — Moi, mais pas du tout, mon cher Wilson. Qu’est-ce qui a bien pu vous y faire penser ? Heureusement, pour m’éviter de dire une bêtise de plus, le contrôleur est passé à ce moment vérifier nos billets. Il nous a en même temps signalé que l’heure d’ouverture du bar allait sonner. Nous y rendrionsnous, ou préférions-nous être servis dans notre compartiment ? Sholtes a décidé pour nous, comme d’habitude, en demandant le service en compartiment. Ensuite, il a poursuivi son exposé, ne l’interrompant que lorsqu’un « garçon » à l’âge pharaonique est venu prendre nos commandes. Il parlait très vite et si je n’y avais été habitué, 14 j’aurais eu beaucoup de mal à le suivre. Le jeune lord Crookhaid – une vieille et honorable famille des Highlands –, s’était marié deux ans plus tôt avec la fille cadette d’Argyll. Le ménage, installé sur les terres de Crookhaid, non loin du loch Ness, donnait toutes les apparences du bonheur jusqu’au début de l’été qui s’achevait maintenant. Cependant, lors d’une visite, Argyll avait trouvé mauvaise mine à son Evangelina chérie, ce qu’avait confirmé sa femme. Évidemment, il n’était pas question de se mêler des problèmes du couple, mais une mère peut apprendre bien des choses, et elle avait rassuré son époux : Evangelina se portait bien, elle adorait son mari, qui le lui rendait bien, et la raison de son air désolé était de l’inquiétude pour celui-ci, uniquement. Lord Crookhaid, vigoureux et sportif, faisait de la voile sur le loch. Il s’entraînait même en vue de participer à la re-création par un noble français des Jeux Olympiques. C’était censé avoir lieu à Athènes l’été suivant et le jeune ménage se faisait une joie de se rendre en Grèce, pas seulement pour les Jeux, mais afin de découvrir les traces de ce lointain passé dont nous sommes tous les héritiers. En juin, il avait eu un accident, son voilier heurtant un récif, ou plutôt un tronc d’arbre dérivant juste sous la surface de l’eau. Le petit navire avait sombré et Lord Crookhaid n’avait survécu que parce 15 qu’il était un véritable sportsman, capable de nager jusqu’à la rive. Et aussi, parce que, tout gentleman qu’il était, il n’avait pas hésité à se débarrasser de ses vêtements pour atteindre la dite rive vêtu uniquement de son caleçon. Ce n’était qu’un accident, mais quinze jours plus tard, lors d’une promenade en compagnie de son épouse et de son intendant, son cheval, une bête d’habitude paisible, s’était subitement rebiffé, jetant son maître à terre. Cette fois, le choc avait été rude et Lord Crookhaid n’avait repris conscience qu’une heure plus tard. Il n’avait rien de cassé, par bonheur, se plaignant toutefois d’abominables migraines qui avaient mis trois jours à s’estomper. — Voilà une étrange série d’incidents, ne trouvezvous pas, Wilson ? avait demandé Sholtes à ce moment de son récit. — Elle est étrange, certes, mais par ailleurs je connais des gens qui risquent des fortunes sur les tables des casinos pour des séries de chiffres qui ne sont pas moins aléatoires. — Comme vous avez raison, mon bon Wilson, fit Sholtes. C’est pour ça que j’aime bien vous avoir avec moi. Pour entendre la simple voix du bon sens, que l’on néglige trop souvent. Cependant, je n’en ai pas fini. À la fin juillet, le jeune ménage s’était rendu à Inverness pour faire quelques emplettes et répondre 16 à une invitation pour le mariage d’une amie d’Evangelina. Le mari de celle-ci ne pouvant loger tous les invités leur avait réservé des chambres dans les hôtels de la petite ville. Celui de Lord Crookhaid et d’Angelina n’étant distant que de quelques centaines de yards, ils avaient décidé de rentrer à pied pour profiter en amoureux de la tiédeur de cette nuit d’été. Mal leur en avait pris, car à moins de cents pas de l’hôtel, on les avait attaqués. Evangelina n’avait rien vu et à peine entendu un souffle oppressé, mais Dirk – Lord Crookhaid – s’était effondré, le visage en sang. Heureusement, la jeune femme avait une voix puissante et ses cris avaient vite attiré du monde. On avait transporté Lord Crookhaid à l’hôtel, on avait fait venir un médecin et alerté le constable du quartier. Pendant que le médecin soignait Crookhaid, le constable, ayant recruté quelques citoyens de bonne réputation, avait parcouru tout le quartier, sans trouver la moindre trace d’un quelconque agresseur. — Si les autres malheurs de Lord Crookhaid pouvaient être des accidents, celui-ci n’en était pas un, fis-je. — Et le suivant non plus. — Le suivant ? Quand est-ce survenu ? — Il y a cinq jours à peine. Lord Crookhaid était allé nourrir sa meute. Il possède une quinzaine de chiens et se charge de cette tâche lui-même, tout au 17 moins lorsqu’il est au château, afin que les bêtes le connaissent bien. Il a quitté les cuisines seul, portant un panier contenant de beaux morceaux de viande rouge. Comme il n’était pas revenu au bout d’une trentaine de minutes, on s’est inquiété. On l’a retrouvé dans l’enclos des bêtes, inanimé. — Il n’est pas… — Non, il est toujours en vie, probablement grâce à ses chiens, qui ont dû mettre son ou ses agresseurs en fuite. Il souffrait d’une commotion cérébrale mais a repris assez vite conscience. Evangelina a immédiatement envoyé un coursier chez son père, qui m’a expédié un câble pour me prier de venir apporter mes lumières à une enquête qui semble piétiner. Nous avons bu notre apéritif et attendu qu’on nous amène le repas. Les maquereaux bouillis au lait étaient excellents, de même que le gigot de mouton à la mint sauce. Après, j’ai essayé de lire, mais mes yeux se fermaient et je me suis retiré dans l’une des chambrettes que comportait notre suite, où je me suis très vite endormi, bercé par la cadence des boggies passant de rail en rail. (…) 18 LE MAÎTRE DU ROCK C’était l’une de ces belles journées de printemps où il ne fait pas encore trop chaud. La nature se réveillait après un hiver frileux. La sève montait dans les branches, les bourgeons bourgeonnaient, les oiseaux chantaient et toute la nature s’animait. C’était vrai partout, donc aussi au château de Tilmansart. Quinquin et le capitaine Kabiljauw venaient de prendre le petit déjeuner servi par le fidèle Hector sur la terrasse lorsqu’une mobylette se fit entendre. Elle déboucha un peu plus tard dans l’allée et Quinquin se leva pour accueillir le facteur. Celui-ci leur amenait le journal, dans lequel le capitaine se plongea aussitôt, tandis que Quinquin prenait connaissance du reste du courrier : quelques prospectus publicitaires, la facture mensuelle de G. Tripe, le boucher du village, une proposition des Éditions Demeure pour une collection de pastiches d’auteurs célèbres et un petit colis qui ne portait pas d’adresse d’expéditeur. Kabiljauw avait levé les yeux d’un article consacré 19 à Helen Mac Sail, la célèbre navigatrice. Quinquin s’apprêtait à ouvrir le colis quand le capitaine intervint : — C’est de qui ? — Ce n’est pas indiqué. — Attention, Quinquin, un colis anonyme, ça peut être plus dangereux qu’une lettre tout aussi anonyme. On parlait encore d’attentats dans le journal d’hier. Malgré l’avertissement, Quinquin n’hésita pas à déballer l’envoi, découvrant une petite boîte métallique qui contenait ou avait contenu des gâteaux secs. En l’ouvrant, il trouva en fait une pipe enveloppée dans du papier journal. — Vous fumez la pipe, maintenant, Quinquin ? — Pas du tout, et je me demande… Ah ! Il y a un mot d’explication. Il déplia une feuille de papier qui se trouvait au fond de la boîte et en lut le contenu, fronçant légèrement les sourcils. — Quelque chose qui ne va pas ? — En matière d’explication, ça ne m’explique rien. Voyez vous-même, capitaine. Kabiljauw lut le texte très bref, fronçant lui aussi les sourcils, avant de se mettre à tirer sur une mèche de barbe touffue, sans remarquer que ses doigts se teintaient légèrement de noir : la teinture qu’il utilisait depuis plusieurs années déjà n’était pas d’une 20 qualité excellente. Ceci n’est pas une pipe R. M. Mais conservez précieusement cet objet jusqu’à ce que je vienne en reprendre possession. Quinquin avait pris ce qui « n’était pas une pipe », retournant la chose sous tous les angles. Si ce n’était pas une pipe, ça y ressemblait très fort, avec un culot de bois sculpté à l’image d’un visage humain. C’était une tête d’arabe, ou de Sikh, portant une courte barbe, dominée par l’ébauche d’une sorte de turban. Les yeux étaient deux incrustations brillantes et les dents n’étaient pas en bois. Ce pouvaient même être de véritables dents, celles d’un petit mammifère. *** La journée se passa calmement. Quinquin et Kabiljauw firent une longue promenade dans le parc, notant les travaux qui seraient nécessaires, maintenant que la bonne saison était revenue, pour lui redonner l’aspect net et propre auquel tous deux tenaient. Ensuite, le capitaine s’attacha à poursuivre la construction d’une maquette du Fulmar, un vieux cargo que l’un de ses amis avait jadis commandé, pendant que Quinquin s’attelait à la rédaction de ses souvenirs. On lui avait commandé l’ouvrage en lui 21 proposant même un nègre pour mettre en forme ce qu’il dicterait, mais il avait refusé de manière sèche : il était reporter depuis des dizaines d’années et était capable d’écrire lui-même tout ce qu’il avait vécu. Il s’interrompait parfois, pris par l’évocation de ses souvenirs en découvrant de vieilles photos qu’il n’avait plus consultées depuis bien des années. Ou alors, c’était pour caresser la tête de Limoux, la petite chienne blanche, descendante directe mais à la cinquième génération de la première Limoux qui avait parcouru le monde avec lui. Ils dînèrent de manière simple dans une petite pièce attenant à la grande salle à manger du château, faite pour accueillir vingt ou trente convives et où il se seraient sentis trop seuls. C’était aussi pour épargner trop de travail à Hector, qui s’efforçait de justifier son titre de majordome et sa livrée rayée d’or, mais se mettait à claudiquer au bout de trois pas à cause de ses rhumatismes. Ils se seraient couchés tôt après un peu de lecture, s’il n’y avait eu une émission scientifique à la télévision et si, surtout, leur vieil ami, le professeur Hélianthe Tomasole n’y avait eu droit à une longue interview. Il n’était pas aisé de le suivre, à cause d’un bégaiement qu’il ne parvenait pas toujours à maîtriser, mais ses explications sur le mythe de Sinbad le marin étaient passionnantes, surtout pour deux personnes qui avaient elles aussi connu la mer 22 et bien des aventures. Au moment d’aller dormir, Quinquin remarqua la pipe qui n’était pas une pipe posée sur son bureau et décida de la ranger dans le petit coffre-fort qui ne contenait aucune véritable valeur, seulement des souvenirs qui lui étaient chers, comme un cigare de luxe, un moule en plâtre d’empreinte de yéti, un kilt, une boule de cristal, un pistolet d’arçon rouillé récupéré dans une vieille épave, une flûte de fakir, un petit chapeau rond chinois, un bout de roche lunaire ou un enregistrement unique de la Callastafiore chantant Happy Birthday pour célébrer l’un des anniversaires de Kabiljauw. Celui-ci lui avait même offert un raton-laveur empaillé pour l’un de ses derniers anniversaires, puisque c’était la seule manière logique de clore une telle énumération. Cependant, Quinquin n’avait jamais rangé le ratonlaveur dans le coffre, estimant, un peu par superstition, que cela signifierait qu’il était désormais trop âgé pour vivre de nouvelles aventures. (…) 23 LE RAPT SACRILÈGE C’était la dernière des Contes de Canterbury d’après Chaucer1. La pièce avait tenu l’affiche pendant plus de deux ans, mais toutes les belles histoires doivent avoir une fin. Ce n’était pas une fin très triste : les acteurs s’étaient tous fait remarquer en bien, et ils avaient déjà d’autres engagements, ensemble pour la plupart, pour jouer une œuvre plus moderne mais aussi très mouvementée. Quelques-uns s’en allaient vers d’autres cieux, parfois même lointains. Joe Tayrak ne partait-il pas pour New York, où il allait se produire sur Broadway, et Christie Midget ne s’embarquait-elle pas le lendemain à bord du Princess Elisabeth, le tout nouveau liner de la Cunard, pour aller jouer à Melbourne ? Il y avait aussi deux des figurants qui avaient un rôle secondaire – mais bien plus important que dans les Contes – à Glasgow. Pour eux, c’était la dernière fois 1 Auteur anglais du XIVe siècle qui contribua, au même titre que les poètes de la Pléiade pour le français, à la formation de la langue anglaise. 24 avant longtemps qu’ils avaient l’occasion de prendre un verre avec ceux qui, au fil des mois, étaient presque devenus des membres de leur famille. Ils s’étaient retrouvés chez Polo, dans Windmill Street, à Soho. C’était un restaurant italien tenu par un Calabrais qui avait fui les Chemises Noires quelques années plus tôt. Sa cuisine était honorable et convenait aux bourses les plus plates, comme le sont souvent celles de bien des artistes, et ceux d’entre eux qui avaient des cachets plus rémunérateurs acceptaient sans rechigner cette sorte de sacrifice, sachant que s’ils avaient choisi un restaurant plus huppé, tout le monde n’aurait pas pu venir. Ils avaient mangé des pâtes, des spaghettis pour la plupart, mais aussi des cannellonis ou des raviolis pour certains, le tout arrosé de chianti, complétant le repas d’un excellent sabayon au marsala. Ils avaient beaucoup parlé, évoquant quelques souvenirs ou les promesses de l’avenir, riant, plaisantant et chantant même, parfois. Puis il s’étaient séparés en se jurant de se revoir à la première occasion. Christie Midget avait pris un taxi pour aller jusqu’à la gare et prendre le direct pour Southampton, car elle devait être à bord du Princess Elisabeth pour neuf heures le lendemain. Quelques frimeurs avaient aussi pris un taxi, juste pour se faire déposer devant une station de métro à un mile de là. D’autres, moins hypocrites, avaient directement pris le métro ou le 25 bus, plus ménagers de leurs deniers. Quelques-uns, qui disposaient d’une chambre dans le quartier, étaient rentrés à pied. Parmi ceux-ci, il fallait compter Gilles Boofy, même s’il n’habitait pas à proprement parler à proximité. Il vivait à Kilburn, St Julian Street, à près de cinq miles de Soho, et il était le seul membre de la troupe à ne pas avoir de nouvel engagement. Ce n’était pas un mauvais acteur, mais il ne savait pas bien se vendre, à moins que son agent ne fût incompétent. Il n’en avait pas parlé ouvertement aux autres, mentionnant une troupe basée à Leicester et une longue tournée dans les Midlands, mais il n’avait en fait rien en vue, sinon l’épuisement progressif des quelques dizaines de livres garnissant son compte en banque. De quoi tenir deux mois au mieux, en se serrant la ceinture. Gilles traversa la moitié de Londres – tout au moins la moitié du centre – partagé entre deux sentiments. Il y avait les bons souvenirs, ceux qu’il partageait avec le reste de la troupe. Les deux ans qui venaient de s’écouler avaient été les plus prospères de sa vie, avec des cachets qui tombaient presque aussi régulièrement que les appointements d’un employé de banque, sans compter les applaudissements qu’il recueillait régulièrement, même s’il n’avait qu’un rôle secondaire dans deux des contes. Il y avait aussi eu quelques aventures féminines, dont 26 celle avec Mathilda, qu’il avait crue définitive jusqu’à ce que, du jour au lendemain, elle quitte le groupe pour partir à Broadway. Par bonheur pour le spectacle, il y avait des doublures et son départ était presque passé inaperçu. Mais elle n’avait jamais été vraiment remplacée dans le cœur de son amant… Il y avait aussi les mauvais souvenirs, même si souvenirs n’était pas le mot exact, puisqu’il s’agissait surtout de l’avenir. Pas d’engagement, même dans une troupe de second ou de troisième ordre. Il avait écrit de tous côtés, il s’était même résolu à tenter sa chance chez les producteurs de cinéma, même s’il méprisait ce qui n’était pas vraiment un art, puisqu’on pouvait recommencer les « prises » – comme ils disaient – dix fois jusqu’à ce que le résultat soit parfait, alors qu’au théâtre, il fallait jouer juste chaque fois. En vain. Il n’avait pas la voix qui convenait. Ou le physique du personnage – alors qu’un acteur, un vrai, comme lui, peut prendre en jouant avec conviction l’apparence de n’importe qui – ou la prestance qu’on exigeait des héros, qu’ils jouent le bon ou le mauvais. C’était peut-être sa grande taille – six pieds, trois pouces – qui le désavantageait. Il avait déjà remarqué que les metteurs en scène ou les acteurs vedettes, d’une taille normale, n’appréciaient pas d’être dominés physiquement par un partenaire nettement plus grand qu’eux, mais il n’y pouvait rien. 27 Il arrivait à l’entrée de Hyde Park, voyant des groupes souvent joyeux quitter les pubs qui fermaient pour respecter les horaires sacrés en vigueur depuis des dizaines d’années. Leur exubérance lui faisait mal au cœur, et s’ils faisaient grise mine, cela ne faisait que l’enfoncer plus encore dans ses pensées pessimistes. Il atteignit le pied de Maida Vale1 et ses bonnes résolutions en matière de dépenses en prirent un coup en constatant l’heure. Un peu plus de onze heures trente, et il avait encore plus de deux miles à marcher avant d’arriver chez lui. Le dernier bus allait passer d’ici quelques minutes. S’il ne le prenait pas, il serait contraint de marcher près d’une heure de plus avant de pouvoir se laisser tomber sur son matelas. Tant pis ! Ce n’étaient pas trois pence de plus ou de moins qui changeraient grand-chose à son avenir lugubre. Il stoppa à un arrêt, se joignant à la file de trois personnes qui attendaient déjà le passage du bus. Il entendit ronfler un moteur. Une voiture s’arrêtait non loin de là. Plongé dans ses pensées, il enregistra le fait sans y prêter attention. Il sentit une présence derrière lui dans la queue et se retourna à moitié, par réflexe. — Monsieur Boofy ! C’est vous, j’en suis sûr ! s’exclama une voix joviale. Je vous ai admiré 1 Large avenue à peu près rectiligne qui part du nord de Hyde Park pour filer vers le nord-ouest de Londres. 28 plusieurs fois dans les Contes. Et qu’allez-vous faire, maintenant que la saison est close ? J’ai hâte de vous voir dans un autre rôle. — Je n’en sais vraiment rien, répondit Gilles, poussé par la lassitude à une franchise peu commune chez les artistes en mal d’engagement. Il s’attendait à quelques mots de sympathie ou de commisération de la part de son interlocuteur, un homme rond, plus petit que lui d’une tête et au visage orné de moustaches grises d’une telle ampleur qu’elles faisaient oublier ses traits. Il se mit à espérer que l’inconnu n’allait pas jusqu’à Kilburn et qu’il n’aurait pas à subir sa présence pendant tout le trajet. Il fut très surpris par les quelques mots que le quidam lui adressa sur un ton confidentiel : — Je suis un peu dans la partie, et j’ai peut-être un rôle à vous proposer. Je n’aurais jamais osé si vous aviez eu d’autres engagements, mais puisque vous êtes libre… *** Quand Lord Crookhaid condescendait à quitter les Highlands pour descendre sur Londres, il s’installait dans sa demeure de Saint James Park. La vue depuis sa chambre ne valait pas celle qu’il avait de son manoir, mais c’était au moins très vert. Et sur l’arrière de son hôtel particulier, il disposait de deux acres de terre, aménagés de telle manière que ce petit 29 terrain comptait un peu de pelouse, quelques grands arbres et même une petite mare qui imitait un véritable loch. Tout cela n’était qu’une illusion, bien sûr, mais c’était suffisant pour qu’il accepte de séjourner pendant quelques semaines chaque année dans cette ville de perdition qu’était la grande métropole. Au demeurant, Londres, pour peu qu’on n’y réside pas l’année entière, n’était pas un véritable enfer. Il y avait les théâtres et l’opéra à Covent Garden, les spectacles de ballet et les music-halls, mais aussi les pubs et les restaurants exotiques qui n’existaient pas dans le Glen Urquhart ni à trente miles à la ronde. Lord Crookhaid fréquentait les premiers avec d’autres pairs, pour la plupart descendus d’Écosse pour paraître une fois par an à la chambre des Lords et s’encanaillait dans les seconds avec des gens dont il valait mieux ignorer le nom. Il ne dépensait pas sans compter, comme tout bon Écossais, et se montrait ménager de ses deniers, car il se faisait un devoir de songer à son héritier, comme l’avaient fait ses ancêtres avant lui. En même temps, il se disait qu’il était inutile d’entasser les richesses, pour que les maudites taxes anglaises lui en ponctionnent une part déraisonnable à son décès. Venir à Londres était une corvée à laquelle il se pliait chaque année depuis qu’il était devenu Lord Crookhaid. Lorsqu’il avait succédé à son père, décédé d’un coup de sang un peu avant ses soixante ans, il 30 avait pesté contre ce malheur qui l’arrachait injustement au plaisir de la chasse sur les landes du nord. Depuis, il avait fait contre mauvaise fortune bon cœur et s’était adapté à la situation. Il avait découvert l’opéra, les théâtres, les concerts, les ballets et aussi les pubs. Et surtout, le fait que les jeunes femmes qu’on pouvait rencontrer en tous ces lieux n’étaient pas toujours très farouches. Elles n’étaient pas toujours très exactes non plus, et il faisait depuis plus de dix minutes le pied de grue dans Kilburn, non loin de Biddy Mulligan’s, un pub à l’ancienne, sans même avoir la ressource d’y entrer, car il n’ouvrirait pas avant un bon quart d’heure. Son chauffeur l’avait déposé à quelques pas de là. Il comptait prendre un taxi pour se rendre au restaurant avec l’élue de la soirée et avait considéré que la Rolls serait trop voyante et trop révélatrice de son statut social. Une certaine discrétion est de mise lorsque l’on fréquente les bas-fonds et il ne fallait pas non plus donner des idées de grandeur à la donzelle. Pour elle, il n’était qu’un courtier en grain, venu d’Aberdeen – il n’avait pu dissimuler l’accent rocailleux dont il était d’ailleurs fier – pour s’éclater pendant quelques jours à Londres. Elle attendait donc de lui quelques cadeaux, mais pas aussi munificents que si elle avait connu sa véritable identité. D’habitude, Lord Crookhaid n’aimait pas attendre. En cette fin de journée de novembre, alors que le 31 temps était doux pour la saison, il prenait cependant les choses du bon côté. La belle était en retard parce qu’elle se préparait spécialement pour lui et il y avait dans ce délai quelque chose qui aiguisait son sens du plaisir à venir. Or, Lord Crookhaid, qui vivait de ses fermages et d’autres rentes, grâce aux bons soins d’un intendant fidèle à la famille depuis quatre générations, n’avait jamais eu qu’à cultiver un art de plus en plus raffiné du plaisir comme occupation. Il avait appris que chaque instant, chaque situation, peut être source de plaisir, qu’il s’agisse de ce que le commun des mortels qualifie de cette manière ou de moments où l’on suait en gravissant une colline sur les traces d’un gibier dans l’anticipation du coup de feu qu’on allait lâcher, voire même sur le fauteuil du dentiste en songeant au plaisir qu’on éprouverait de voir l’épreuve se terminer. Il avait appris à graver chaque image dans sa mémoire, pour pouvoir tout revivre plus tard, d’ici quelques heures, ou quelques années – sa mémoire était excellente –, lorsqu’il s’ennuierait à écouter un discours chez les Lords ou à assister à un conseil d’administration où sa présence était indispensable. Il attendait, mais regardait avec attention tout ce qui se passait autour de lui, les ménagères faisant leurs achats pour préparer le dîner, les ouvriers ou les employés qui débarquaient des bus pour rentrer chez eux manger ce même dîner et les soiffards 32 invétérés qui guettaient le moment où Biddy Mulligan ouvrirait enfin les portes de son établissement. Cette attention soutenue, et le temps que mettait Lucy – c’était bien Lucy ? ou peut-être Mary ? Bah ! Peu importait – à se préparer lui permit d’assister à un spectacle étonnant. Un homme de très haute taille – plus de six pieds, sans aucun doute –, descendit d’un bus et se dirigea vers la rue voisine, où il disparut de sa vue. Il était vêtu d’un pardessus vert, qui rappela à Lord Crookhaid l’un de ses hôtes de l’année précédente, le Graf von Einzisweiler, mais était coiffé d’un chapeau mou tout à fait banal. À l’exception de sa stature, le passant n’aurait pas attiré l’attention du lord, s’il n’avait reparu quelques instants plus tard, venant de la même direction. Crookhaid sursauta : ce n’était pas possible, le pâté de maisons était certainement trop étendu pour que l’homme, même en courant, en ait fait le tour aussi vite ! Tout en observant le deuxième géant qui disparaissait dans la même rue, le lord fit appel à sa mémoire. Le loden était le même, le chapeau aussi. Les deux hommes se tenaient très droits et marchaient d’un grand pas, qui cette fois lui rappela un lointain cousin, Dave Crockett, descendant d’une branche qui s’était installée au Nouveau Monde deux 33 siècles plus tôt. Il regretta de ne pas avoir prêté plus d’attention à la physionomie des deux hommes – car il était exclu qu’il ait aperçu deux fois le même – ce qui lui aurait permis de les différencier. C’est alors que Lucy – ou Mary – fit claquer ses talons sur le trottoir. — Angus, mon chou ! Je suis vraiment dé-so-lée de t’avoir fait attendre. Tu ne m’en veux pas, au moins ? *** — Quand c’est-y qu’on y va ? Marre de poireauter, moi ! — On attend les ordres. On ne bouge pas avant. Et puis, t’es pas content d’être payé à ne rien faire ? — Payé ? Tu veux rire ? Une livre par jour. Un petit casse de rien du tout chez n’importe quel bourgeois m’en rapporte facilement vingt ou cinquante fois plus ! Et on ne peut même pas aller au pub, ou voir une nana. Non, on doit attendre que Môssieur le Chef se décide à nous faire signe. — Un petit casse de rien du tout, ça peut aussi te rapporter trois ans ferme, tu dois t’en souvenir ! Et puis, libre à toi d’envoyer promener le chef… — Je m’en garderai bien, rétorqua l’autre en essayant de contrôler le frisson glacé qui lui coulait dans le dos. Le silence retomba sur la chambre d’où les deux hommes surveillaient Baker Street en se relayant. La 34 rue était calme, avec quelques voitures à peine qui y étaient passées pendant l’après-midi. Les piétons étaient un peu plus nombreux : des ménagères, des enfants revenant de l’une des écoles du quartier, les clients d’un médecin installé à deux maisons de là… Il y avait aussi eu un bobby1, qui les avait rendus plus attentifs, mais il ne faisait qu’une ronde de routine. Le premier des deux guetteurs était à la fois grand et large. Ses cheveux roux, autant que son accent, trahissaient son origine écossaise. Sa bedaine naissante, elle, indiquait son habitude de descendre pas mal de pintes d’ale chaque jour que Dieu faisait. L’autre, petit, l’œil vif et les cheveux noirs, était un pur produit du pays de Galles ou des Cornouailles, un Celte comme ceux qui avaient accueilli les troupes de Jules César près de deux mille ans plus tôt. Tous deux étaient à Londres depuis une quinzaine à peine, venant l’un de Glasgow, l’autre de Cardiff, mais pas en droite ligne : ils avaient fait un léger détour de quelques années par l’une des nombreuses prisons de Sa Majesté. En sortant, ils n’avaient d’autre perspective que de reprendre leurs occupations antérieures en espérant ne pas se faire pincer trop vite. Il leur était parfois arrivé de rêver d’une vie plus honorable, de se marier, d’avoir des enfants, 1 Agent de police. Provient du nom de Robert (Bob) Peel, ministre qui réorganisa la police britannique au XIX e siècle. Rien à voir avec Emma et ses bottes de cuir. 35 mais les circonstances ne leur étaient pas favorables, avec la crise qui avait jeté des centaines de milliers d’honnêtes travailleurs sur le pavé. Puis, ils avaient eu de la chance, d’une certaine manière. Un quidam les avait abordés, et ils l’avaient écouté avec méfiance. Ils avaient fini par se laisser convaincre : le bonhomme leur payait le train jusque Londres, il leur assurait un logement – l’appartement dans lequel ils se trouvaient – et leur payait à chacun une livre par jour, juste pour surveiller l’une des maisons de la rue. Ils devaient noter toutes les allées et venues de ses habitants, mais aussi décrire les visiteurs qui s’y présentaient. C’était Alastair, le Gallois, qui s’en chargeait, car Grégor, l’Écossais, savait à peine lire et écrire. Cela durait depuis dix jours. Chaque soir, vers dix heures, Grégor allait déposer le rapport quotidien entre deux briques descellées d’une vieille bicoque située au bout de la rue et il ramenait les deux billets d’une livre qui attendaient son passage. Un soir, il n’était pas rentré directement, décidant de guetter l’apparition de celui qui allait venir relever le courrier, dissimulé dans un porche à quelques maisons de là. Mal lui en avait pris, car il s’était fait assommer. Lorsqu’il était revenu à lui, il avait constaté qu’il n’avait plus qu’une livre en poche et qu’il était écrit « Alastair » sur le billet. En rentrant à l’appartement, il n’avait pas osé garder la livre pour lui et constaté, 36 ébahi, que plus rien n’apparaissait sur le petit rectangle de papier – en dehors, bien sûr de ce qu’il y a d’imprimé sur tous les banknotes du Royaume-Uni. On les avait prévenus que la surveillance ne durerait pas éternellement et leur sinécure non plus : le chef aurait un travail un peu plus actif pour eux, qui leur vaudrait, s’il était exécuté correctement, une prime de cinquante livres chacun. À ce tarif – le salaire d’un bon employé pendant plus d’un mois – ce ne devait pas être tout à fait honnête, mais c’était là le cadet de leurs soucis. Le premier soir, Alastair avait eu la curiosité de s’approcher de la maison à surveiller, idée de découvrir de qui ils s’occupaient. Il y avait une petite plaque de cuivre sur la porte : G. HICKSON Détective Privé Il était revenu pensif à l’appartement. S’il ne connaissait pas Garry Hickson personnellement, il savait de qui il s’agissait. Il s’était dit que l’affaire était beaucoup plus sérieuse qu’il ne l’avait jugé lorsqu’il l’avait acceptée, et même sans nul doute plus périlleuse : en taule, il avait rencontré trop de gens qui s’étaient frottés au grand détective d’un peu trop près. Comme il avait besoin des cinquante livres, il n’avait pas renoncé, tout en priant le Ciel que ce qu’on leur demanderait n’exigerait pas qu’ils 37 s’approchent trop près de lui. (…) 38 LA RÉPLIQUE DE SAINTE-GENEVIÈVE Manigard avait près de trente-cinq ans de carrière dans la police. Une carrière irréprochable au cours de laquelle son sérieux, son flair, son sens des techniques les plus modernes… et son adaptabilité aux changements d’orientation politique de ses supérieurs, ne lui avaient valu que des éloges et toutes les promotions envisageables. Il était maintenant depuis plus de quinze ans l’inamovible Préfet de Police, le gouverneur de Paris, la plus belle ville du monde, en quelque sorte. En principe, il n’y avait qu’une seule frustration liée à cette fonction, la quasi impossibilité d’être promu à un niveau plus élevé, à moins de changer son fusil d’épaule et de se lancer dans la politique pour devenir son propre ministre, une éventualité qui ne le tentait pas du tout. Il y avait une autre frustration, mais celle-là avait commencé bien avant qu’il ne se hisse jusqu’à ce poste prestigieux, alors qu’il n’était encore que 39 simple inspecteur-chef, puis commissaire. Et il venait encore de se faire sonner les cloches, comme on dit dans le bas peuple à cause de ce sempiternel sujet de dépit. Il avait été convoqué chez le Ministre de l’Intérieur qui, pour lui prouver son mécontentement avait commencé par le faire attendre volontairement pendant plus d’une heure dans son antichambre, comme un vulgaire solliciteur. — Manigard, ça ne va vraiment plus, avait attaqué le Ministre avant de le prier, de mauvais gré, de s’asseoir dans l’un des fauteuils Empire qui ornaient son bureau. — Qu’est ce qui ne va plus, Monsieur le Ministre ? Manigard avait décidé de jouer à l’innocent, tout en sachant parfaitement la raison de l’ire ministérielle. – Le Président m’a appelé hier soir pour me faire part de son très vif mécontentement. Je n’ose même pas vous répéter ses termes exacts. Nous sommes la risée de l’Europe, que dis-je, du monde entier, à cause de qui vous savez. En outre, ses… exploits, si l’on ose utiliser ce mot, prennent maintenant un vilain tour diplomatique. La mise à sac – là, il n’y a pas d’autre mot qui convienne – de la branche parisienne de la banque Vanderbing nous a valu une intervention du Secrétaire d’État1 transmise par 1 Autrement dit, le Premier Ministre américain. 40 l’ambassadeur des États-Unis, sans compter une très mauvaise presse outre-Atlantique. Par ailleurs, le vol des tableaux que Lord Haines, duc de Cheshire, avait rassemblés dans sa villa – son palais, plutôt – de Nice est considéré comme une perte, une catastrophe nationale dans le Royaume-Uni, car il avait annoncé qu’à son décès, pour éviter la dispersion de sa collection, il en ferait don à la National Gallery de Londres. Essoufflé par sa tirade, le Ministre se tut pour boire une gorgée d’eau. Manigard n’osa rien répondre, car le ton du Ministre montait de plus en plus. Ce n’était pas la première fois qu’il recevait ce genre de remontrances, que ce soit de la part de celui-ci ou de ses prédécesseurs, toujours à cause de LUI. Il se dit qu’il fallait à la fois faire le gros dos et prendre un profil bas, comme cela arrivait de temps en temps dans son métier. — Monsieur le Préfet de Police, il est clair que ma tête est menacée, au moins politiquement. Je vous garantis toutefois que si j’étais contraint de donner prochainement ma démission, mon dernier acte dans ce bureau serait de signer votre révocation ! Ce n’était pas la première fois que Manigard était menacé de la sorte et, jusqu’à présent, parce qu’il avait tissé un vaste réseau de relations et disposait de dossiers confidentiels sur tout ce qui comptait parmi les hommes politiques, il y avait échappé. Mais, tôt ou tard, cela viendrait. À moins qu’il ne se lasse lui-même de ce drôle de jeu bien avant. 41 Comme le Ministre ne reprenait pas la parole, il se dit qu’il allait pouvoir glisser quelques mots. — Monsieur le Ministre, croyez bien que je suis conscient de tout ce que vous venez de me dire et que je considère qu’Alceste Rupin, puisque c’est de lui que nous parlons, évidemment est une épine, que dis-je une plaie vive dans le pied de la France. — Vous savez où il va vous botter, le pied de la France, si vous ne faites rien pour le guérir ? grogna le ministre Manigard s’efforça de ne pas réagir à la vulgarité de cette phrase, cherchant désespérément une idée positive qui désamorcerait quelque peu la colère de son supérieur. Il eut tout à coup l’ébauche d’une idée. — Monsieur le Ministre, je travaille actuellement sur un plan, mais pour qu’il fonctionne, il faut me garantir le secret absolu. Il ne peut être question d’en parler à quiconque autour de vous, pas même à vos collègues. — Je devrai quand même fournir quelques éléments au Président du Conseil, Manigard. — À lui… Oui, s’il le faut, rétorqua le Préfet de Police sur un ton qui laissait entendre que même cette infime indiscrétion n’était pas de son goût. — De quoi s’agit-il ? — Monsieur le Ministre, je suppose que vous avez déjà entendu parler du Bal des Sainte-Geneviève ? (…) 42 DE TOUT DANS LES SACS DES DAMES Le temps était gris en cette fin de journée de juin. Archibald Rottenwood n’en était pas moins sur la terrasse qui dominait Babacombe Bay pour scruter le large à l’aide de puissantes jumelles. C’était l’un de ses plaisirs secrets : il s’imaginait très loin des côtes du Devon, dans les mers du Sud, occupé à rechercher une île paradisiaque à laquelle il pourrait donner son nom avant que Cook, ou quelques maudits mangeurs de grenouilles, les aient toutes découvertes. C’était un rêve qui remontait très loin dans son enfance, et parfois, il avait osé espérer que l’île, ayant été le repaire d’un quelconque pirate barbu et manchot, aurait recelé un trésor fait de pièces d’or, de bijoux fastueux, de perles fines et de rubis, de diamants, d’émeraudes ou d’opales. Cela, c’était juste après avoir lu l’île au Trésor de Stevenson. Depuis, il avait pris de l’âge et savait qu’il s’agissait de fantaisies de romancier, qui ne se réaliseraient jamais. 43 Cependant, il avait lui aussi trouvé son trésor, sous la forme de beaucoup de travail et de placements judicieux, ce qui lui avait permis d’acheter cette demeure où sa famille passait toute la belle saison. Lui devait se contenter de monter sur la dunette – c’était l’expression qu’il utilisait, mais seulement dans ses pensées – tous les quinze jours. À ce moment, il se permettait de quitter son bureau de Threadeneedle Street dès le vendredi midi, pour prendre un train à Charing Cross. Le trajet était long, mais les wagons confortables permettaient d’étudier l’un ou l’autre dossier ou de faire la sieste, et il débarquait à Torquay avant sept heures. La voiture l’attendait, pilotée par Paul Treadaway, le chauffeur qu’il avait engagé six ans auparavant, et l’amenait à Rottenwood Mansion, le nom qu’il s’efforçait d’imposer à la propriété. Une fois là, il saluait son épouse et les enfants s’ils se trouvaient à la maison, et montait jusqu’à la petite terrasse dominant la propriété. Là, on avait vue sur le large. À gauche – à bâbord, s’efforçait-il de penser – Babacombe Bay, une anse minuscule occupée par un îlot rocheux couvert des déjections de générations de mouettes, de sternes et autres oiseaux de mer, appelé Tatcher Rock 1. À droite, la Torbay, un peu plus majestueuse avec Torquay à ses pieds, Paignton, le 1 Authentique. Rien à voir avec une certaine dame de fer qui n’était même pas encore née à l’époque. 44 séjour des ouvriers ou petits employés un peu plus loin et, tout au bout, Brixham, le petit port de pêche d’où, jadis, était parti le Mayflower et ses colons dont les descendants avaient donné tant de mal à l’Angleterre. Mais il fallait oublier ces luttes : pendant la dernière guerre, ils avaient apporté un solide soutien à leur ancienne mère-patrie et à ses alliés et il était possible que sans eux, on n’ait pu ramener le Kaiser à la raison. Sa vue se brouilla. Ce n’étaient pas ses yeux qui étaient en cause, mais un léger crachin porté par le vent du large. Presque les embruns auxquels était soumis un vrai marin, et au lieu de pester, il s’en réjouit. Il perçut une présence derrière lui et se retourna. Qui venait lui voler ces rares moments de rêve ? — Je savais que je vous trouverais ici, mon cher, fit la voix toujours vaguement railleuse de Howard Trevor, leur voisin, que son épouse avait invité pour la soirée en compagnie de quelques autres. Toujours à rêver du grand large ? Pourquoi n’achetez vous pas un yacht ? Il y en a de beaux, et pas chers dans le port. La crise, vous savez… — Prudence a horreur de l’eau, répondit Rottenwood en soupirant, sauf pour ce qui est d’arroser les plates-bandes. La pluie tombait plus dru maintenant. Cela allait peut-être inciter Trevor à se retirer. Rottenwood 45 serait volontiers rentré lui aussi, mais s’entêtait de manière presque puérile pour prouver qu’il n’avait rien de commun avec ce voisin qui n’avait jamais rien fait de ses dix doigts et vivait de rentes héritées de ses parents, menant une vie quelque peu scandaleuse au bras d’actrices de second rang mais de première jeunesse. — Il paraît que nous aurons un convive de marque, ce soir, dit Trevor. — Agatha Sotheby, je sais. — Je ne parlais pas de cette petite arriviste qui se donne de grands airs. — Qui d’autre ? Ah oui, ce détective belge… Ma foi, c’est une idée de Prudence. Je ne le connais que par quelques articles dans les journaux. Il porte un nom de légume… Oui, c’est cela : Loignon. Quant à son prénom… J’ai oublié, je l’avoue. — Gilgamesh Loignon, pour vous servir, fit derrière eux une voix légèrement teintée d’accent. Mon père a participé à quelques expéditions archéologiques dans les vallées du Tigre et de l’Euphrate et m’a condamné à porter ce lourd héritage… Ils s’étaient retournés pour saluer le nouveau venu avec courtoise, et Rottenwood éprouva quelque difficulté à ne pas éclater de rire. Le détective ne devait guère mesurer plus de cinq pieds et cinq pouces avec un tour de taille bien plus imposant que sa stature. En outre, il portait une barbe imposante, qui avait la 46 particularité d’être coiffée en une vingtaine de petites tresses, ce qui évoqua aussitôt chez Rottenwood certains bas-reliefs d’origine assyrienne qu’il avait contemplés quelques temps plus tôt au British Museum. La pluie redoublait d’intensité. Ils seraient bientôt trempés tous les trois, mais nul ne faisait mine de capituler. Cependant, Loignon tira un petit objet souple de sa poche et en un instant, il avait mis sa barbe à l’abri dans une pochette translucide qui tenait en place grâce à un ruban élastique passé dans sa nuque. Il dut percevoir l’étonnement de ses deux compagnons. — C’est un imperméable de barbe. L’objet a appartenu jadis à notre défunt roi Léopold II,1 qui avait une très grande barbe, ainsi que vous devez le savoir. — En somme, c’est un peu une couronne que l’on porte à l’envers, suggéra Trevor. — En quelque sorte, oui, approuva le détective sans percevoir la raillerie chez son interlocuteur. Le détective contempla quelques instants le large, devenu très étroit à cause des rideaux de pluie qui coupaient toute vue précise au-delà de cent ou deux cents mètres. — On considère la Belgique comme un pays pluvieux, mais je ne me ferai jamais à ce temps, murmura Gilgamesh Loignon. 1 Authentique. 47 — Bah. C’est, paraît-il, encore pire en Écosse, rétorqua Trevor. — Vous aimez l’Écosse ? — J’apprécie son whisky, mais je n’y ai jamais mis les pieds. À cause du temps, justement, affirma Trevor. L’arrivée de Lu-Yi, la soubrette chinoise, qui leur signalait que les invités étaient tous arrivés, les tira de l’embarras de ne pas vouloir être le premier à céder. Ils quittèrent donc la terrasse pour filer vers leurs chambres respectives et enfiler des vêtements secs. Seul Trevor, qui habitait à côté et ne logeait donc pas sur place, dut se contenter d’un drap pour se sécher le visage et les cheveux. *** Ils avaient somptueusement dîné d’un rosbif très tendre, agrémenté de sauce à la menthe accompagné de pommes de terre et de petits pois d’un vert si tendre que Loignon s’était extasié en termes dithyrambiques sur l’alliance des couleurs. Ceci avait choqué le colonel Scrognewnew, des Royal Ulster Guards, qui y avait vu une apologie du drapeau des sécessionnistes irlandais qui avaient obtenu leur indépendance quelques années plus tôt, alors qu’il commandait le régiment au nom du Roi. Il était à la retraite, maintenant, mais ne manquait jamais une occasion d’enfiler son uniforme de gala, en l’honneur 48 de ses hôtes, disait-il toujours. Il avait fallu toute la diplomatie innée de Prudence pour apaiser la querelle naissante. Elle y avait été aidée par quelques mots apaisants prononcés par Leihalam Boonphtt, un Indien à l’aspect ascétique, professeur de philosophie à l’Université de Srinagar qui, jusque-là, n’était pas intervenu dans la conversation. Sa présence était due à Prudence, qui se flattait d’organiser des fins de semaines rehaussées de la présence d’invités exotiques. Nul ne savait si l’Indien en avait conscience, mais son turban et sa petite barbe taillée en pointe, son teint bronzé et ses yeux brillants. correspondaient certainement à la définition d’exotique. Et c’était encore mieux dans le cas de sa sœur, une beauté aux cheveux aile-de-corbeau, vêtue d’un sari au drapé élégant. Elle n’avait dit que quelques mots, mais sa voix chantait comme celle d’un oiseau et on la devinait captive sous ces cieux pluvieux, plus faite pour le soleil et les jungles exubérantes du grand sous-continent. Un peu plus tard, sans que rien ne le justifie, Scrognewnew s’était lancé dans une nouvelle diatribe contre les Irlandais qui avaient osé rejeter la souveraineté du Roi, ajoutant que les pires d’entre eux avaient été ceux qui, sous couvert d’une lutte nationaliste, s’étaient surtout enrichis en se lançant dans le pillage des biens, sans se soucier de la religion de 49 leurs propriétaires. C’était encore une fois Boonphtt qui avait apaisé les choses en faisant remarquer qu’il y avait des forbans et des voyous partout, même aux Indes, voire même en Grande-Bretagne, et que l’on ne pouvait maudire aucun peuple à cause de ces quelques égarés. Comme on venait de résoudre l’affaire de l’abominable Gang des Huit Mains1 quelques mois plus tôt, le colonel était resté à quia. (…) 1 Voir « Le gang des Huit Mains ». 50