Plus les femmes sont sexy et plus je me sens con diabologum
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Plus les femmes sont sexy et plus je me sens con diabologum
Plus les femmes sont sexy et plus je me sens con diabologum la forme d’une ville, le livre de Julien Gracq, est à mes yeux l’un des plus détestables qui soient. Identifier autant d’incertitudes et de fantômes urbains sur un tel ton sentencieux me fait l’effet d’une insupportable contradiction ; dans toutes les situations urbaines que Gracq invite à expérimenter, il coule aussitôt son béton – de haute qualité, certes : ses souvenirs sont des plates-formes de mémoire-mortier ; ses mystères sont des murs porteurs, des pilotis corbuséens ; ses itinéraires sont des passerelles fonctionnelles et lumineuses au-dessus des rues ennuitées ; son regard est continûment celui d’un savant qui ne se dépare pas de son encombrante posture. Sa ville est un tombeau. Pire : elle est arrogante comme une théorie moderne. Je détestais un peu plus ce livre chaque fois que je revenais dans cette ville que je ne reconnaissais pas et, qui, pourtant, avait été ma ville, là même où j’avais passé quinze ans de mon existence et dont j’étais alors le satellite flottant – le résident périphérique ad nauseam. Il suffisait que je mette un pied dans cette zone de souvenirs potentiels pour qu’elle se dérobe au profit de sa modernité métropolitaine : l e s n ou v el l e s m t ro po l e s son tourisme de luxe, ses trajets balisés, ses ambiances, son design élitiste. Ma mémoire était tétanisée. Je devinais que le passage de ma ville au crible des urbanistes, des bailleurs, des agents du marketing urbain y était pour beaucoup (je répétais souvent, au début : “Ah le capitalisme !”) ; reste que je ne savais pas comment ce tour de force – transformer un zonage familier en territoire étanche et hostile – s’était concrètement produit. J’aurais tout aussi bien pu pénétrer dans un parc d’attraction ou dans une foire d’exposition ; le thème central m’échappait. La forme de ma ville ne se laissait désespérément pas stabiliser. En me déplaçant, consommant, communiquant, je ne percevais que des artifices et, dans cette indétermination, mon propre délitement – mon flottement ? Qu’étais-je devenu dans ma ville ? Je ne lui appartenais plus. Et puis trois adolescentes furieuses venues de périphéries moins résidentielles que mon quartier d’origine ont clairement influé sur le cours de mes pensées au moment où elles ont renversé sur l’asphalte un piéton – un homme à peu près dans mon style… du moins, c’est ce que je pensais jusque-là – l’ont roué de coups et insulté sans motifs apparents. Alors ma ville a semblé commencer à s’éclairer : j’ai cru percevoir le sens caché de ces cris bruts de du d si r désespoir et de haine ; j’ai compris qu’ils me parlaient de ma propre existence et, par là, de ce qu’était devenue ma ville. au tout début, je ne pressens que des sensations confuses, un peu embarrassantes, presque satisfaisantes. Je déteste la marche lente, non que je déteste marcher lentement, simplement, je ne supporte pas que cette idée, élaborée par les concepteurs de la ville dévolue à la consommation, au divertissement et au tourisme, contrôle mon comportement. J’ai l’impression que plus je vais marcher avec lenteur et plus je vais perdre ce qui constitue le cœur de ma personnalité – quelques détails irréductibles qui m’identifient et me font paraître différent, irrégulier, singulier. Outre l’obligation de prendre son temps, cette idée répond à quelques prérogatives ambiguës : redécouvrir la ville dans un temps idéal – apaisé, presque contemplatif – et, en même temps, favoriser la consommation en fonction des ressources de chacun. Dans cette rue marchande, plutôt huppée, mes contemporains obéissent aux consignes : ils marchent de façon lente, mais sans s’en rendre compte – comme moi, au demeurant, qui fait ce constat critique de façon rétrospective suite à l’irruption de la violence. Pour l’heure, des dispositifs savamment organisés cherchent à performer votre du d si r comportement : visuels (des stimuli produits à intervalles réguliers, sonores (une musique lounge), olfactifs (effluves de parfums de luxe, de café noir, d’odeurs de propreté). Vous vous laissez envahir et, de façon naturelle, ralentissez votre pas. Vos muscles se relâchent, votre esprit se détend, vos yeux clignent moins vite ; dans un mouvement inverse d’accélération, vos doigts d’hommes caressent le fond de vos poches, vos doigts de femmes, le creux de vos mains, marques discrètes de notre désir de marchandises. Je ne fais pas exception à la règle. Je marche d’un pas lent, logiquement. Mes doigts caressent le fond de ma poche. Cette posture de relâchement me fait apprécier de façon presque neutre – plaisir fade, désir immobile – l’atmosphère de la rue, me rend aussi particulièrement attentif à tout ce qui échappe à cet alanguissement. Ainsi fait, je les vois arriver de loin. Dans le flot des passants, elles dénotent de manière tout à fait remarquable. Elles sont trois, âgées de 15 ou 16 ans peut-être, l’air immédiatement dangereux, prêtes à tout ou jouant à l’être. Elles marchent en zigzagant, de façon saccadée, s’esclaffent à intervalle régulier en dévisageant les passants, cherchent visiblement à alpaguer leur regard. Elles arrivent des confins délabrés de la ville ; tout, dans leur apparence, en atteste : l e s n ou v el l e s m t ro po l e s les mêmes silhouettes stéréotypées, les mêmes joggings baggy, les mêmes tennis montantes et brillantes, les mêmes blousons à capuche, le tout griffé des habituelles marques qui équipent les clubs de football les plus renommés et les banlieues les plus sensibles. Dans cette rue, elles semblent dans leur élément, promptes à casser l’ambiance. Leurs façons de parler – vociférations, hurlements, menaces – attirent l’attention des passants qui, surpris dans leur lenteur, puis troublés et apeurés, n’osent pas se retourner. J’entends les mots “bâtard” et “race”, qu’elles utilisent pour ponctuer leurs phrases courtes prononcées sur le ton de l’insulte. Elles me fixent, bien sûr. Je croise brièvement leur regard déchiré, leurs pupilles dilatées. Je leur souris faiblement, puis je détourne le regard. Lui, me suit. C’est en me retournant vers les trois adolescentes qui, maintenant, ne me voient plus, que je l’aperçois : barbe fournie et entretenue, coiffure had hoc composée d’une vague de cheveux gominés, impeccablement peignés, surplombant des tempes et une nuque rasée, chemise de bûcheron, jean slim noir, chaussures “Richelieu”, bijoux et fausses lunettes de vue à grosse monture – c’est ce dont je vais me rendre compte quelques instants plus tard en les lui tendant, brisées en plusieurs morceaux. du d si r Elles, elles l’ont tout de suite repéré, mais pas comme si elles le cherchaient en personne, plutôt comme si elles traquaient un prototype d’humain et – c’est ce que je vais bientôt comprendre : un humain sur lequel se venger. Et c’est lui qui se présente, lui qui fera l’affaire, avec son air fashion vaguement efféminé, soient deux traits de caractère qui, visiblement, déplaisent au plus haut point à ces trois jeunes filles. La suite le confirme. L’une des trois, qui porte un tee-shirt à l’effigie d’Al Pacino dans Scarface, s’avance vers lui, l’air provocant : “ooohhh meuhhsieuhhhh !” Cette voix est cassée, éraillée, martiale et, plus que tout, elle semble venir de très loin – loin de la ville ou de l’idée que je me fais de la ville. Lui, il la regarde, surpris, un peu hautain, ce qui excite aussitôt Miss Scarface qui n’en demandait pas tant. Elle éclate littéralement, les traits révulsés ; les images qui me viennent sont celles d’une grenade dégoupillée, d’un jeu vidéo de combat, d’une rafale de mitraillette : – Qu’est’s t’as ? Qu’est’s t’as ? Qu’est’s t’as ? Tu veux qu’j’te fume ? Tu veux qu’j’te fume ? – Bon maintenant ça va, laissez-moi, proteste le hispter en essayant de contourner les deux autres qui arrivent vers lui. Le voilà désemparé face à cette très jeune fille qui utilise le verbe l e s n ou v el l e s m t ro po l e s “fumer”, lequel, habituellement associé à la virilité et au combat de rue, doit lui paraître parfaitement décalé – quoi de plus menaçant, dans l’instant, que cette conjugaison du verbe fumer ? Les deux autres adolescentes avancent vers la scène en riant, un rire où filent du mépris mal assuré, de la haine mal digérée, de la jeunesse torpillée : – Ouais, fume-le ! Fume-le ! Fume-le ! – Laissez-moi passer ! Il parle comme s’il exigeait d’office que ces trois-là respectent ses droits, comme s’il existait une procédure légale l’autorisant à imaginer une zone de sécurité ou – pourquoi pas ? – de bienséance. Mais elles lui rappellent brutalement qu’elles viennent justement de créer, au cœur de l’ambiance urbaine, un interstice de non-droit, un zonage flottant et reproductible, où l’angoisse est la norme. – Qu’est-s-t’as toi ? ohhhh meuhhsieuhhh ! Oh enculé d’ta mère ! fait l’une des deux autres en prenant l’air de celle qui est prête à exploser. – Laissez-moi… Il vient de comprendre qu’un réel danger existe, strictement délimité par la force de frappe des filles et par l’inertie prévisible des passants. Et lui se trouve au beau milieu de cette arène insoupçonnable l’instant d’avant. du d si r Sa voix tremble, ce qui peut constituer un signal pour Miss Scarface – il est mûr. Elle le pousse alors des deux poings puis tout va très vite. Il s’affale sur l’asphalte ; une tennis montante noire à paillettes argentées foule déjà ses lunettes aux verres neutres tombées au sol. Le lynchage dure environ cinq secondes durant lesquelles leur rage continue de se vider – comme une rafale de Kalachnikov, ai-je envie de dire, mais surtout, en suggérant encore des scènes dont les mots-clés seraient “violence”, “brutalité”, “bestialité” “barbarie”. Une pluie – c’est l’image qui me vient – de coups de pied s’abat sur lui : sur son ventre, sur son dos, sur ses jambes. À aucun moment, comme pour valider leur acte, elles ne cessent de traiter le jeune homme de “bâtard”, d’“enculé” et de “fils de pute”. Recroquevillé en position fœtale, le voilà qui geint et qui supplie. Ses cris déchirent l’entame de la nuit urbaine – programmée pour la marche lente, la douceur de vivre et de consommer. Déjà, un attroupement de badauds se forme. En cœur, les trois adolescentes hurlent des paroles que, sur le coup, je ne saisis pas – mais qui, cependant, me disent quelque chose : … Biatch, vient pas tester la Ouest Side ! J’hésite une demi-seconde puis je cours avec l’intention vague de porter secours à la victime l e s n ou v el l e s m t ro po l e s – vague parce je ne sais pas comment je vais agir face à ces furies. Mais lorsque j’arrive, elles disparaissent dans l’ombre des platanes de la place de l’Alligator (je l’ai toujours appelée ainsi). J’entends leurs cris aigus, entrevois des fragments de silhouettes aussitôt avalées par l’obscurité. – Non, laissez-moi ! Il ne s’adresse pas aux adolescentes – déjà loin à cet instant – mais aux passants – les marcheurs lents, visiblement traumatisés. Il pleure comme un enfant tout en cherchant à rassurer ceux qui veulent l’aider. Il répète de façon compulsive les mêmes mots : – Non ça va, laissez-moi… Dans son regard, passent le désespoir, l’incompréhension et – peut-être – la révolte, mais je n’en suis pas sûr. Ce qui vient de se produire n’aurait jamais dû arriver : ce zonage de limbes, la possibilité de sa réalité, ‘‘l’arène’’, comme ça, en pleine rue. L’air incrédule, démuni, enfantin et pathétique du hipster agressé indique la fin, déjà, de la révolte. Il proteste encore : – Non ça va, laissez-moi… Je m’étais trompé ; sa révolte est encore là, mais elle n’est pas dirigée contre les trois adolescentes ; c’est la fatalité qu’il fustige : le fait du d si r d’être dans cette situation qui n’aurait jamais dû se produire. – Tout va bien, tout va bien. Il parle comme s’il avait honte et comme si la résorption de cette honte importait plus que sa souffrance physique ; comme s’il voulait magiquement gommer cette part de réalité qu’il vient de subir. Il souffre, mais il se relève et s’enfuit déjà : – Je vous assure, c’est bon ! Tout va bien… Même si, de toute évidence, rien ne va. Il se met presque en colère et les badauds reculent. Il répète encore : “C’est bon, c’est bon”, avec une telle insistance que, dans son esprit, ces mots ont sans doute le pouvoir de lui faire oublier la scène, de désamorcer toutes les tentatives de lui prêter secours, de nier cet événement en somme. Il se dirige en titubant vers la place de l’Alligator, passe un appel sur son téléphone portable puis s’engouffre dans un bar, le Dark Rihanna. De façon obsédante je revois son regard, le désarroi qui s’y trouvait et ce déni absurde de réalité. Alors je le suis. il parle avec une jeune femme dont la tenue vestimentaire attire aussitôt mon attention : le plus troublant est qu’elle est coiffée et habillée comme Patti Smith sur la pochette de son album “Gloria”. J’en suis presque gêné, comme si la parodie l’avait emporté sur l’authenticité, absorbant la personnalité de cette jeune femme, en la déguisant comme pour une fête costumée. Je nomme mentalement l’ersatz “Patti Schmidt” et détourne le regard. La suite de mes observations me montrera qu’il s’agit là d’une anomalie, d’une exception confirmant la règle qui prévaut au Dark Rihanna : l’élaboration du style doit faire oublier la parodie – et, en général, y parvient sans mal. Je connais ce lieu de réputation. A priori, il ne me correspond pas. Je préfère les bars des livres de Simenon – en même temps, dans la ville, il n’y a plus guère de bars comme ceux-là. Ce que j’en sais est sommaire, je l’ai lu dans la presse régionale : dès sa création, en 2011, le Dark Rihanna est présenté par les médias de la ville comme “un bar-club très tendance”. Des revues culturelles locales en attestent, bientôt relayées par les jeunes gens en quête de ce genre d’ambiance. Après deux mutations du d si r correspondant à des périodes d’adaptation – “électro”, puis “post-goth” – ce que j’apprends rétroactivement sur Internet – le Dark Rihanna joue une carte plus consensuelle sans cependant renier sa vocation hype. C’est ce que je vérifie en entrant. Les codes en sont mondialisés et vaguement rassurants. La décoration est new-yorkaise ; des murs de briques vertes aux joints noirs, des miroirs savamment disposés et des plafonniers industriels composent une ambiance Art déco très downtown. Des reproductions de Basquiat et de Keith Haring, une fausse cheminée, des portraits photographiques de Jack Kerouac, d’Allen Ginsberg, de William Burroughs et de Kurt Kobain évoquent un aspect littéraire, subversif et contrôlé à la fois – créativité ? sérénité ? pacifisme ? Le jeune homme est toujours en train de parler avec la fausse Patti Smith – l’anomalie qui se rêve en version post-moderne de la chanteuse. Je ne sais s’il ose lui raconter ses déboires avec les furies ou si, comme dans la rue, il fuit cette histoire pour mieux l’oublier. Je repère une petite table en métal et deux chaises au milieu de la première salle. Je m’assois comme dans un bar des livres de Simenon, c’est-à-dire sans penser à autre chose qu’à m’asseoir dans un bar pour boire une bière. Mais je comprends vite qu’on l e s n ou v el l e s m t ro po l e s ne s’assoit pas de la sorte au Dark Rihanna. S’asseoir sans penser à autre chose, ou même en remuant des pensées, légères ou pas, mais qui n’ont rien à voir avec le rôle de celui qui s’assoit en cherchant à produire un petit effet sur l’assistance ; voilà ce qui me distingue du reste des clients du bar – cela, je vais bientôt le vérifier. Sur le coup, je n’y fais pas attention ; ce n’est qu’un peu plus tard, que je repense à ces détails et à ce qu’ils comportent de clivant et de négatif. En même temps, je me dis que je n’aurais peut-être pas dû m’asseoir à cette place, au milieu du bar ; je pressens qu’elle ne me convient pas. Un tempo house hypnotique a envahi l’espace, je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. Je me laisse envelopper par le rythme ; il n’est pas déplaisant, assignable à un état d’esprit ou à un style de vie : décompression, lâcher-prise. Mais il est sans effet sur moi ; une forme de malaise grossit, un sentiment d’isolement ; je voudrais commander une bière, une simple bière, mais je ne maîtrise pas les codes qui me permettraient de satisfaire cette volonté. Le hipster disparaît. Avant de quitter l’établissement, il regarde sa copine avec cet air hautain du d si r qui le caractérise, que je ne saurais cependant réduire à du mépris, plutôt à une rareté qui lui confère son épaisseur, sa personnalité, sa marque distinctive en somme. Supposant qu’il ne changera sans doute jamais, qu’il continuera de fuir et, peut-être, quelquefois, de se faire tabasser, je décide de rester pour comprendre ce sentiment de disqualification, ici, dans ce bar du centre-ville où j’ai tout de même passé plus de dix ans de ma vie. Mais quelles traces ai-je laissées ? Où sont les témoins de mon passage ? La musique caressante, mais fortement amplifiée – comme un chuchotement à un volume très élevé – va bientôt m’apporter les premiers éléments de réponse. Le beat est lent, la ligne de basse sous hypnose, recouverte d’un long souffle de blizzard synthétique, saupoudrée de touches lointaines de piano. Le tout évoque une publicité pour une banque Suisse, mais crachée avec le volume sonore d’un réacteur d’avion à l’intérieur duquel se débattent, remixées, les icônes de la culture pop mondialisée. Cette fois, il s’agit de Taylor Swift ; à l’instant c’était Ariana Grandé. Je connais ces chanteuses parce que ma fille, âgée de 12 ans, me les impose à la radio lorsque nous sommes en voiture. Je l’interroge régulièrement au sujet de ces jeunes femmes, elle me l e s n ou v el l e s m t ro po l e s répond toujours sur le mode de la quantité : de beauté, de popularité, de richesses, de vues sur les réseaux sociaux. J’ai établi ce mode de communication avec ma fille lorsque je la conduis au collège ; c’est pour moi une façon de rester en contact avec elle lorsque nous sillonnons notre zone périurbaine, ce qui occupe tout de même beaucoup de notre temps. Je réalise maintenant que ma fille et moi prenons finalement très au sérieux ces chanteuses populaires. Au Dark Rihanna, l’ironie inhérente au remix comporte quelque chose de méprisant. Ce n’est pas tant les œuvres, sommes toutes mineures, de ces chanteuses qui sont concernées dans nos conversations, que la communication que je tente d’établir, par ce biais, avec ma fille. Je comprends subitement que nous en parlons pour rester en prise avec ce qui nous arrive. Je reconnais, remixé lui aussi, le morceau Single Lady, de Beyoncé – une “vieille” aux yeux de ma fille. Avec elle, nous écoutons Beyoncé au premier degré. Le remix serait-il un signe distinctif de la ville-centre ? Le volume musical n’est pas à proprement parler assourdissant, plutôt omniscient. Je voudrais attirer l’attention d’une serveuse et parvenir à lui passer ma commande, mais je ne sais pas comment m’y prendre. Comment font les autres clients du bar ? Visiblement, il n’y a du d si r pas de service au comptoir. Quant à essayer de faire réagir la serveuse au son de ma voix, c’est peine perdue. Alors j’agite les bras comme un contrôleur aérien, comme un automobiliste en panne. Mais elle ne me voit pas. Je renonce pour l’instant à toute boisson. Dans la salle, les dispositifs technologiques visuels et sonores se surajoutent les uns aux autres, tels ces deux écrans design, géants et silencieux ; rien à voir évidemment avec ceux des pmu ou des bars sportifs. Ceux-ci sont à la fois immenses et discrets, comme incorporés dans le décor : à ma gauche, à environ trois mètres, le premier écran diffuse le film Gladiator de Ridley Scott ; s’y ébroue Maximus, le général trahi. À ma droite, mais un peu plus loin, à environ dix mètres, le second écran retransmet un match de tennis disputé par une jeune femme blonde et athlétique, Katrina Mladenovic, et une autre joueuse, pour moi inconnue ; se détache tout particulièrement la peau blanche et satinée de Katrina. Curieusement, ces images ne semblent pas faites pour être vues ; elles apparaissent dans le champ de perception plutôt comme des points de connexion avec un monde extérieur que l’on suppose vaste et virtuel. Ces écrans sont des fenêtres vers un ailleurs, sans autres usages apparemment que ce dépaysement – à moins que ce ne soit l e s n ou v el l e s m t ro po l e s encore de l’ironie. Notez que celui qui a déjà vu le film Gladiator peut ici le suivre sans recourir aux dialogues. Il lui suffit d’observer que la quantité de morve coulant du nez de Maximus est proportionnelle à la douleur qu’il ressent en découvrant son épouse et son enfant assassinés par l’ennemi. Signifier visuellement la souffrance psychologique par un volume de morve constitue en soi une prouesse. En permettant au client de continuer à discuter avec son entourage immédiat tout en suivant le film, Ridley Scott a involontairement conçu un produit adapté aux lieux où le cinéma est moins une priorité que l’ambiance. En admettant la multitude de lieux diffusant ce film dans les métropoles occidentales, les retombées en termes de droits justifient à elles seules cette réaffectation du cinéma mainstream. Par exemple Scarface ou Reservoir Dogs octroient à bon compte un gage de subversion dans n’importe quel club inoffensif. Un catalogue non exhaustif de films à fort potentiel visuel peut même être constitué, chacun renvoyant à un stéréotype culturel associé à un thème et par là, à une ambiance : Coup de foudre à Nothing Hill (l’amour), Pretty Woman (l’ascension sociale), Fast and Furious (la vitesse), Le Roi Lion (la réussite), Destination Finale (le destin), Avatar (l’écologie), etc. L’art de la vie culturelle du du d si r centre-ville semble être de réaffecter les codes familiers de ces films et chansons mainstream, et, par là, de les déclasser. Je nous revois, subrepticement, ma fille et moi, parlant de Rihanna dans mon break Peugeot impossible à garer dans la ‘‘grande ville’’ – je réalise au passage, non sans étonnement, que depuis que j’ai quitté le centre, je ne m’y suis jamais rendu en voiture. Cette conversation avec ma fille aurait-elle à voir avec mon incapacité à commander une bière dans ce bar ? J’ai 43 ans. L’écart générationnel avec les clients pourrait être une explication, mais cela me semble une raison insuffisante. Il m’est souvent arrivé par le passé, lorsque je vivais dans le centre-ville, de me rendre à des soirées ou à des concerts dits “tendance”. J’étais au courant des noms des derniers groupes de rock ou d’électro et pouvais en parler longtemps et sans difficulté. Aujourd’hui, je ne me sens pas largué ; mon panthéon musical me paraît même plutôt fréquentable. En fait, il me semble surtout tout à fait absurde d’avoir à me justifier de la sorte. Jamais je ne me suis posé cette question : comment commander une bière ? Ma façon de commander une bière ‘‘à la Simenon’’ pourrait-elle être remixée comme une chanson de Rihanna ou un film de Steven Spielberg ? Maximus se mouche, des asticots lèchent sa l e s n ou v el l e s m t ro po l e s plaie, ce qui me rebute confusément, mais de façon abstraite ; je ne suis pas maître de ma détestation. Katrina Mladenovic gémit de façon mutique en cognant dans la balle jaune. Devant moi et à ma droite, se trouve une douzaine de tables. Des jeunes femmes et des jeunes hommes habillés dans un style très tendance ont pris place autour. Près du comptoir, une jeune femme ‘‘ascétique’’ et fashion fixe avec répulsion l’image de Katrina Mladenovic. Autour d’une table, au milieu du bar, un homme barbu et très chevelu ressemblant au chanteur néo-hippie Devandra Banhart, lui-même succédané d’une pseudo-mémoire collective nord-américaine, menace verbalement (mais avec la musique je n’entends rien) une femme très eigthies, évoquant la chanteuse Debbie Harry dans les années soixante-dix – et si la reproduction de Patti Smith m’est apparue ratée, celle-ci est plutôt réussie ; la distinction broie le risque de parodie. Deux jeunes femmes un peu queer semblent prendre beaucoup de plaisir à se trouver là. Elles sont habillées à l’identique : perfecto en grosse laine, jean brut, tee-shirts à l’effigie de Rihanna, mais en transgressant, au moyen de larges lettres jaunes sur fond noir, le logo du groupe Nirvana. du d si r Au comptoir, le barman, le visage très rouge, donne une consigne à la serveuse, qui ne paraît pas l’écouter – de même qu’elle ne m’écoute pas ; le projet de commander une bière m’appa raît de plus en plus lointain. Lui, porte un tee-shirt sur lequel est écrit ‘‘Tomboy’s Don’t Cry’’, qui fait référence à un collectif électro milanais – que je connais. Elle, porte un sweat Lacoste ; “Energie”, “couleurs vives” et “performance” sont les mots-clés de son allure. Installés à une table permettant une vue quasi panoptique, deux hommes, sapés triste, nettement plus âgés que la moyenne, surveillent l’ensemble de la clientèle du bar. Quant à moi, l’homme sans bière, je porte un jean noir, un pull gris sans marque, une veste de costume de marque Jules que j’ai achetée à la galerie marchande de notre hypermarché suburbain, ce qui n’est pas très ‘‘tendance’’. Ce détail m’isolerait-il un peu plus ? J’ai l’impression d’être habillé plus terne que la moyenne des gens présents ici. Je me livre à une observation troublante : celle ou celui qui souhaiterait se montrer indiscret et écouter les conversations de ses voisins de table serait ici pour le moins contrarié. Je tente l’expérience : comme je n’ai rien à boire, je me rends aux toilettes et, en passant à moins d’un l e s n ou v el l e s m t ro po l e s mètre des tables, je constate que le volume de la musique m’empêche de discerner le moindre fragment de conversations ; chacun doit légèrement élever la voix pour se faire entendre de ses interlocuteurs tout en étant assuré qu’aucun voisin ne discernera ce qu’il est en train de dire. La musique rend inaudibles tous les clients, mais d’une façon organisée, sans éteindre complètement leur voix, ne la réduisant que de façon partielle, comme si elle était contenue dans une sorte de caisson ouaté où chacun paraîtrait parfaitement à l’aise. Passant à hauteur de la serveuse, je tente de nouveau de commander une bière en élevant légèrement la voix, mais, comme prévu, elle ne peut discerner le sens de ma requête. Pour la forme, je lui demande ‘‘deux vieilles prostituées’’ ; elle n’entend pas davantage. Le patron du bar plaisante avec elle, mais le volume sonore m’interdit encore une fois de comprendre la teneur de leurs blagues. Ils pourraient bien rire d’exactions sordides, je n’en saurais rien. Comme je le dévisage, l’homme capte mon regard. Je lui souris en essayant de comprendre pourquoi j’ai souri. Il détourne les yeux. Je réalise aussitôt que je n’ai pas su saisir l’occasion d’en profiter pour lui commander une bière. Deux quasi-mannequins et un dandy du d si r discutent, l’air grave. De la souffrance se lit peut-être sur les traits de l’homme. Le reste du monde paraît ne pas exister à leurs yeux. Il est comme satellisé. Leurs intentions semblent converger vers une perspective unique : rendre opaque ce qui ne les concerne pas. À côté, sont attablés trois jeunes hommes habillés comme dans les films d’Ingmar Bergman des années 50. Coupes de cheveux fifties parfaites. Tatouages et costars stricts. Ils ne parlent pas entre eux. Chacun regarde dans une direction différente, l’air grave ou simplement absorbé. Sur la table, je devine une photographie représentant une jeune femme. Une fois encore, le plus remarquable est la fixité et, pour tout dire, l’inéluctabilité de la situation ; les regarder, même avec insistance, ne mènera à aucune interaction. Leur table ressemble à la fois à une micro-forteresse et à un écrin. Nous ne me sommes plus seulement dans le cas d’une satellisation, mais d’un confinement. Tout le reste est hors-sujet : abstrait. L’avantage de ma position d’excentration radicale, qui me rend presque invisible aux yeux de tous (ma veste “Jules” n’y est pas pour rien, j’en suis maintenant persuadé), me donne d’abord l’impression de pouvoir observer l’assistance à ma guise. Mais la situation évolue l e s n ou v el l e s m t ro po l e s déjà : me voilà la proie d’un désir bizarre et violent : briser la chape d’ambiances du Dark Rihanna – un peu comme on éventrerait un animal : pour voir ce qu’il y a à l’intérieur. Oui mais comment ? Le simple fait de commander une bière relevant de l’impossible, ma marge de manœuvre est en apparence pour le moins réduite. Au moment précis où je prends conscience que je ne serai visiblement jamais servi, parce que je ne suis de toute évidence pas qualifié pour relever l’épreuve de commander une bière, je me sens absolument seul et isolé. L’ambiance émanant d’une musique jouant de contrastes entre lascivité et martialité – une chanson de Katy Perry remixée – ne peut faire diversion. Je vis pleinement ma mise à l’écart. Des bribes de récits périurbains reviennent, parfaitement dissonantes ici, au Dark Rihanna. Je revois d’abord, de façon fugace, mon hypermarché et son affreuse et pathétique sociabilité. Nous nous y confondons avec nos caricatures, poussant des caddies remplis de marchandises, cherchant vainement une place pour nos véhicules polluants sur un parking de plusieurs hectares, roulant du matin au soir le long de zonages commerciaux inesthétiques. Je pourrais m’en tenir à cela – à notre laideur et à notre misérable condition, mais surgit déjà ce souvenir, traumatique, que je pensais avoir du d si r refoulé dans un arrière-pays de ma mémoire. C’est un matin déjà chaud du début du mois de juillet – les vacances scolaires sont proches ; je suis en train de faire mon footing hebdomadaire et traverse un bois de pins qui borde ma zone pavillonnaire. Je les aperçois au loin. Ils sont deux. Je ne peux pas voir avec précision ce qu’ils sont en train de faire mais, en me rapprochant, je parviens à identifier ce que je redoute. Ils sont accroupis sur le sol, l’un d’eux dans une position plus allongée. Devant eux, se trouve de toute évidence une carabine 22 long rifle posée sur un trépied. Je le sais parce qu’un ami d’enfance m’a un jour présenté celle de son père, me proposant de ‘‘jouer’’ avec en tirant sur des boîtes de conserves et des poules. Je comprends rapidement que je ne peux pas faire marche arrière ; je suis déjà trop avancé et puis, de toute évidence, ils m’ont vu. Je m’approche un peu plus, persuadé maintenant qu’ils ont fait pivoter la carabine vers moi et sont en train de me viser. Un rapide coup d’œil m’en a convaincu. Je ne suis pas rassuré, mais je ne veux pas le leur montrer, ce qui est en partie incohérent puisqu’il n’y a rien de normal à ne pas s’offusquer d’une telle situation. Une peur sourde et inconnue me gagne, me tétanise. Lorsque j’arrive à leur hauteur, ils me visent clairement. Je tourne la l e s n ou v el l e s m t ro po l e s tête dans leur direction, entrevoyant la menace et un malaise indicibles dans le regard de l’un d’eux, au visage poupon. Mais ils ne disent rien. Ils ne tirent pas sur moi. C’est ainsi que les choses se sont passées. Je revois à trois reprises des adolescents (parmi eux, se trouve chaque fois le même visage poupon) manier des armes dans ce bois, notamment une sorte d’arbalète de combat, extrêmement sophis tiquée, et un pistolet – peut-être une arme de poing. Quelques personnes de mon voisinage m’assurent avoir également aperçu ces adolescents ; je le découvre en posant des questions à celles que je connais un peu et qui résident dans une partie de la zone pavillonnaire située non loin du bois de pins. Le plus étrange est que ces quasi-voisins (avant de les questionner, j’ignore qui ils sont) me répondent sans épi loguer. Ils valident mon observation, mais sans visiblement chercher à comprendre. Comme moi, ils sont passés devant les adolescents sans broncher, vaguement honteux. À peine ont-ils évoqué la possibilité de prévenir la gendarmerie locale, mais sans parvenir à trancher sur ce point. Les autres, ceux qui n’ont pas croisé les “Colombines” (c’est ainsi que je les surnomme en référence à la tuerie survenue dans le lycée nord-américain), me répondent par des interjections, me font part d’une vague sensation du d si r d’horreur que domine quelque chose comme une inéluctable étrangeté. En bref, nous – adultes sensément responsables – ne savons rien de ces très jeunes tireurs – d’élite peutêtre – et de leurs motivations réelles. Veulent-ils s’engager dans l’armée ? Font-ils partie d’un club de tir ? Ont-ils prévu de faire un carton sur les enfants de l’école primaire voisine ? dans la galerie de l’hypermarché ? Pourquoi ne sont-ils pas passés à l’acte ? Pourquoi n’ont-ils pas tiré ? C’est ce que je me répète inlassablement : les semaines suivantes, je ne renonce pas au footing mais change d’itinéraire ; je m’efforce de rester sur les grands axes, évitant, autant que possible, les interstices de nature. Les Colombines ne m’apparaissent plus seulement comme une menace ; ils deviennent les figures exemplaires de mon existence circonscrite dans une zone que les clients du Dark Rihanna ne doivent pas traverser plus d’une fois par an pour se rendre dans une partie de leur famille qui leur fait peut-être honte. Pourquoi n’ont-ils par tiré ? Longtemps après ces évènements, je me pose encore la question assis au volant de ma voiture, consommant ma part de gasoil dans une zone que circonscrivent des îlots pavillonnaires, des voies routières, des zones commerciales, des prairies l e s n ou v el l e s m t ro po l e s désaffectées. De façon absurde, des panneaux publicitaires m’indiquent des voitures que je pourrais acheter, puis conduire pour contempler d’autres panneaux. Mais, soudain, je comprends que la vie pavillonnaire ne se laisse pas réduire de la sorte : derrière cette existence mécanique, mes congénères sont peut-être hantés par des questions du même acabit que les miennes. Pourquoi n’ont-ils par tiré ? L’absence de réponses pèse sur les périphéries à mesure que les centres-villes semblent en être dotés. Serait-ce pour cette raison que je ne peux commander de bière au Dark Rihanna ? Mon handicap tient à ceci : je m’adresse à la serveuse comme si j’étais en train de lui demander : Pourquoi n’ont-ils par tiré ? Je porterais en moi et sur moi cette question vaine, ce traumatisme mutique, comme un de ces stigmates que ce bar semble avoir pour mission de lisser et de neutraliser. C’est cela qui m’isolerait, m’excentrerait. Improbable en banlieue, étranger au centre. Le déchaînement de violence des trois furies traduit-il autre chose ? À ce stade-là, je n’en sais encore rien. Mais il y a une intuition, qui me perturbe beaucoup : lorsqu’il est partagé, le pressentiment des limbes relie plus sûrement les individus que n’importe quelle vie apparemment positive.