projet de problematique generale

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projet de problematique generale
Association internationale des Ecoles de Travail Social
Conférence internationale des 15-18 juillet 2002 à MONTPELLIER
« Citoyenneté et formation des travailleurs sociaux dans la mondialisation »
Atelier du mardi du 16 juillet sur le thème :
« Dimensions individuelles et collectives dans les stratégies de développement social »
SOUFFRANCE SOCIALE ET CITOYENNETÉ
QUELLE PEDAGOGIE POUR LE DEVELOPPEMENT SOCIAL LOCAL ?
Jean-Marie Gourvil, Directeur des formations,
Institut de Formation de Travailleurs Sociaux, (IFTS)
11 rue Guyon de Guercheville,
14200 Hérouville St Clair, France,
[email protected]
Le développement social local (DSL) et la pédagogie du développement social local constituent
pour les instituts de formation en travail social et pour les employeurs des travailleurs sociaux
un défit important. Les programmes officiels de formation intègrent encore peu cette
dimension, le cloisonnement des disciplines (universitaires) en sciences humaines ne nous aide
pas à former nos étudiants dans une perspective méthodologique et inter-disciplinaires. Les
difficultés d’une pédagogie de l’alternance, en ce domaine, sont aussi nombreuses.
De même que le développement social local émerge lentement sur le terrain, de façon un peu
brouillonne comme un « bricolage » social, de même, nous sommes contraints de « bricoler »
nos pédagogies en faisant se croiser des thématiques, des éléments disciplinaires, des
méthodologies et des expérimentations qui concourent (probablement) à la formation de nos
étudiants et des futurs professionnels.
Nous avons tous dans nos instituts à côté des formateurs qui assurent l’enseignement nécessaire
à la préparation aux diplômes d’Etat, des collègues qui se lancent de façon un peu « héroïque »
dans des innovations pédagogiques centrées sur les enjeux du développement social local.
Il faut remarquer qu’en France les Instituts de formations n’étant pas universitaires, les
formateurs que j’ai qualifiés d’un peu « héroïques » ne disposent pas de temps pour écrire,
expliciter, modéliser leur pédagogie. L’enjeu du DSL mériterait pourtant ce temps
d’expérimentation, de recherche, d’écriture. Nous n’avons pas la chance des enseignants
universitaires en travail social, comme au Québec, qui disposent de temps et de moyens pour
répondre à la contrainte d’écrire et de publier.
Le Groupement National des Instituts a mobilisé un groupe de formateurs pour réfléchir à la
pédagogie du DSL. Un premier module de formation a été mis en œuvre, un second le sera en
2003, l’objectif est de produire un guide pédagogique sur le DSL.
***
1
Ce n’est donc pas en universitaire que je voudrais m’adresser à vous mais en tant que
formateur-consultant. Responsable pédagogique d’un centre de formation, j’ai toujours réussi à
dégager du temps pour intervenir sur le terrain dans le cadre de la formation continue, sous la
forme souvent de formation-action et d’interventions de conseil.
Au cours de cet atelier, en m’appuyant sur mon expérience de terrain, je voudrais essayer de
réfléchir avec vous sur un aspect important et peu traité du développement social local, la
question de la souffrance des usagers, de leur mobilisation sociale et territoriale, de la position
citoyenne qu’ils pourraient occuper.
La décentralisation de l’administration publique en France a fait émerger l’importance du
territoire local. Dans les approches territoriales de l’action sociale, liées à l’aménagement du
territoire et aux politiques publiques, on invite souvent « les habitants » à participer à des
commissions, à des projets territoriaux mais sans se soucier trop souvent du fait qu’en même
temps, ces personnes sont « usagers » de services divers qui les aident dans la résolution de
leurs difficultés. On les voudrait « habitants » et « citoyens » sans se soucier de leur souffrance,
on les voudrait « habitants » sans se soucier qu’ils sont souvent d’abord « usagers ». En faisant
une typologie simpliste, on peut dire que d’un côté on constate un appel à la participation qui
ne tient pas compte de la souffrance et de la difficulté des personnes et des groupes sociaux. On
invoque alors la participation des « habitants » ou des « citoyens ». Les décideurs locaux
aimeraient avoir devant eux des citoyens actifs, participatifs et propres. De l’autre côté, on
constate une écoute plus grande de la souffrance individuelle mais on la psychologise, la
familialise, l’individualise sans se poser assez la question du rapport entre lien social et relation
d’aide, développement personnel et développement social.
L’interrogation de mon propos est donc comment écouter la souffrance sociale des
personnes aidées et comment en s’appuyant sur cette dynamique favoriser une autre
citoyenneté et le développement social ?
Pour préciser l’interrogation, je mentionnerai un fait divers. Lors d’un congrès sur le
développement local tenu à Marseille en 2001, un atelier devait accomplir un travail sur des
projets locaux en s’interrogeant sur la mobilisation des « habitants » de quartiers en difficulté.
Le mot « habitant » était central dans la problématique du groupe de travail. Certains membres
du groupe proposaient d’intégrer des actions menées avec des usagers autour de la scolarisation
des enfants, du handicap, de la santé, de l’alcoolisme… L’animateur du groupe a tenté une
clarification heureusement non retenue, en indiquant qu’il y avait d’une part « les usagers »
ceux qui ont des problèmes et qui sont pris en charge à ce titre. Leur « participation »
éventuelle concerne les établissements publics et les services dans le cadre de leur projet
d’établissement, projet d’hôpital, projet d’IME, ou projet de centre social. Et qu’il y avait
d’autre part les « habitants » qui se mobilisent sur leur quartier mais qui sont là comme
« habitants » et non pas comme personnes en difficulté, leurs partenaires essentiels étant les
bailleurs sociaux, les services municipaux, les élus. L’enjeu serait ici la démocratie
participative et non l’intervention sociale. La proposition de l’animateur ne fut pas retenue mais
indique bien une question de fond.
Il convient, je crois, d’interroger cette dichotomie qui traverse le social aujourd’hui, elle est
partagée par de nombreux technocrates des politiques publiques et de l’aménagement du
territoire, par les administratifs ainsi qu’à l’inverse par de nombreux travailleurs sociaux de
base.
2
Il nous faut donc rompre cette première dichotomie entre intervention sociale auprès des
personnes et mobilisation des citoyens sur un territoire. On constate par ailleurs dans les
instituts de formation qu’il y a les formateurs plutôt centrés sur les handicaps, l’inadaptation,
les exclusions et ceux qui tentent de prendre en compte les éléments sociologiques et
territoriaux, et de s’intéresser aux politiques publiques. Cette seconde dichotomie doit aussi
être l’objet de nos réflexions. L’« héroïsme » indiqué ci-dessus de certains formateurs, ne
devrait pas nous masquer le fait que le DSL pourrait produire l’effet pervers d’une évacuation
du sujet au sens, de la personne au profit de catégories statistiques de populations ayant des
besoins.
Le problème n’est pas simple. La question soulevée est : comment présenter à nos étudiants,
dans les centres de formation et sur le terrain au cours des stages, l’évolution des politiques
sociales et des méthodes d’intervention sociale avec l’objectif de rompre la dichotomie
évoquée ci-dessus entre sujet et politiques publiques. Comment « l’usager » (le sujet) peut-il
devenir « habitant » (citoyen), comment l’acteur invité à participer à un programme local peut
devenir « sujet » ? Comment celui qui s’est affronté à une difficulté peut-il devenir acteur du
territoire ? Comment va-t-il résoudre en partie sa souffrance en devenant acteur ?
La conférence plénière sur le travail social en Asie, prononcée lors de ce congrès, par Mme
Cécilia Chan, professeur de Travail social à l’Université de Hong Kong, illustre assez
fortement le lien entre action communautaire et traitement de la souffrance individuelle. Ce lien
est difficile à opérer pour les Occidentaux en raison même de la place occupée par l’Etat, par
l’Etat-providence et par les processus d’individualisation opérés par le libéralisme.
Pour réfléchir avec nos étudiants à cette problématique, il faut sans doute faire un premier
détour et replacer la question posée dans l’évolution de la question sociale.
RETRACER L’HISTOIRE DES POLITIQUES SOCIALES, DU DSL ET POSER LA
QUESTION DU SUJET.
1) Rappeler la critique radicale de l’Etat et l’individualisation de la souffrance
sociale :
On devrait rappeler aux étudiant que les sociologues, les historiens, les économistes et les
philosophes des années 1960-1980 ont proposé une lecture critique de l’histoire moderne et de
la question sociale. Cette lecture et cette critique ont favorisé l’émergence de la problématique
du développement social local.
Ils ont, en effet, décrit une lente montée du jacobinisme dès l’Ancien Régime et la mise en
place de services publics gérés d’abord par l’Eglise puis progressivement par la République.
Leurs critiques, assez radicales, ont fait planer un doute profond sur le rapport entre l’Etat à ce
que l’on appelle aujourd’hui « la société civile ». Si aucun auteur, tant en France qu’à
l’étranger, n’a souhaité un retour à une étape antérieure de l’histoire, la critique de l’Etat s’est
progressivement imposée à tous. Introduite chronologiquement par les milieux « d’extrême
gauche » le thème de la crise de l’Etat a été repris par les « néo-libéraux » puis par les milieux
politiques plus modérés.
Une première critique tant en France que dans les pays anglo-saxons, a dressé le constat du
maintien des inégalités sociales dans nos sociétés modernes. L’édification de l’administration
républicaine et la multiplication des services publics n’a pas amenuisé l’écart entre les classes
3
sociales mais a fonctionné comme un appareil idéologique d’Etat ayant pour fin la reproduction
sociale et le contrôle social (L. Althusser et P. Bourdieu) .
Cette reproduction des rapports sociaux de production passe, pour ces auteurs, par le traitement
individualisé, moral puis médico-social, des difficultés rencontrées par les personnes affrontées
aux problèmes sociaux. Cette individualisation permettrait de dissoudre l’attachement des
personnes à leur groupe social, à leur communauté afin d’en faciliter une meilleure gestion.
Cette individualisation a permis de transformer en problème individuel ce qui relève de fait,
d’un mécanisme social d’exclusion socio-économique. La littérature spécialisée fustigeait la
médicalisation, la psychologisation des rapports sociaux, la stigmatisation, l’édification de
l’archipel carcéral (M. Foucault). Combien d’études sont parues durant cette époque, sur la
place des soignants, des travailleurs sociaux et des enseignants comme acteurs idéologiques de
cette reproduction, de cet enfermement.
La critique fut excessive et radicale mais elle fut saine. Il faut la rappeler aujourd’hui aux
étudiants, sans tomber sans le catastrophisme. L’édification de l’Etat, de l’Etat capitaliste s’est
fait sur la base de l’enfermement et de l’individualisation du traitement de la souffrance des
personnes contre les réseaux communautaires et contre les structures familiales. Le libéralisme
s’est imposé notamment en masquant le travail de destruction des solidarités primaires qu’il a
opéré. La libération « des mœurs » a masqué en partie, la destruction de la société accomplie
par le libéralisme « économique ». Nous travaillons sur le rapport entre l’Ecole et la société
parce que pendant longtemps l’Ecole s’est construite contre la société ; nous travaillons sur le
droit des usagers et des parents dans les établissements parce que la prise en charge éducative
s’est aussi construite contre la famille.
Une seconde critique plus ancienne regroupe, en France, les analyses des dysfonctionnements
de l’administration bureaucratique, de l’administration « à la française », ainsi que la prise de
conscience de la désertification des territoires périphériques. Ce furent les thèmes de « Paris et
le désert français » et de « la société bloquée ». Les questions de l’aménagement du territoire,
du « management public » et de la décentralisation furent alors posées.
Si certaines critiques radicales de l’Etat républicain se voulaient fondatrices d’un nouveau
« centralisme démocratique »1, la réflexion sur l’aménagement du territoire et la critique de la
bureaucratie reposaient sur la question ancienne du « rapport entre centre et périphérie » et
faisaient émerger la problématique du « local » puis du « pays » et enfin celle de la démocratie
participative.
2) Un nouveau mode d’action qui pourrait paradoxalement évacuer le sujet.
A l’issue de ces débats émerge dans les années 1980-1990, de façon plus explicite, sur fond de
crise de l’emploi, la thématique du développement social local. Alors que les débats politiques
précédents tournaient autour du choix entre un Etat gaulliste centralisé et un Etat communiste
géré au nom du centralisme démocratique, les nouveaux débats intègrent de nouvelles
questions :
-
l’acceptation de la question du local et l’engagement nécessaire dans un aménagement
du territoire reconnaissant les Régions, les territoires locaux, le quartier et la démocratie
participative (le développement local),
1
Tous les courants critiques n’étaient pas néo-marxistes. Les lecteurs de Foucault, de Deleuze et de Guattari en
appelaient à des mouvements capables de percer des « brêches » contre l’institué et se méfiaient de l’Etat. Les
mouvements régionalistes revendiquaient une grande autonomie culturelle, économique et politique des régions
dans une Europe fédérale.
4
-
l’acceptation de la désinstitutionnalisation de l’action sociale et médico-sociale,
l’émergence d’expériences d’intégration sociale des handicapés, de formation
innovantes pour les jeunes sortis sans formation de l’appareil scolaire et pour les exclus
en général, l’émergence de la question territoriale dans l’action sociale (le
développement social).
Les réflexions sur l’aménagement du territoire et celles sur le travail social qui s’ignoraient
durant la période de l’Action sanitaire et sociale, se croisent et se fécondent au moment où
éclate le risque de la fracture sociale. A cette période apparaissent les politiques publiques de
développement social des quartiers (DSQ), puis la Délégation Inter-ministériel à la Ville ainsi
que le ministère de la Solidarité. Le développent local rejoint le développement social dans ce
que l’on désigne par le développement social local.
Cette dynamique commune du développement local et du développement social évacue
cependant trop rapidement la question de la personne, du sujet. Comme vous le constatez
nous avons d’une part une réflexion sur l’aménagement du territoire et d’autre part une
réflexion sur de nouvelles politiques sociales locales mais les usagers du travail social ne
sont toujours pas les habitants mobilisés. Le lien n’est pas ou peu opéré.
LA QUESTION DE LA SOUFFRANCE SOCIALE ET DE LA CITOYENNETE
Revenons à notre thème, celui de l’opposition idéologique dans les politiques sociales entre
« usagers » et « habitants », entre prise en charge de la « souffrance » et « démocratie
participative ».
Comment partir de la souffrance des individus pour faire émerger une autre façon de poser la
question sociale et de la participation des « citoyens » ?
Je partirai de quatre approches liées à mon expérience de formateur-consultant :
Au Tchad, le rappel de l’ethnologie.
Je me suis longtemps intéressé à la sociologie des maladies mentales et à l’ethnopsychiatrie.
Les années passées au Québec m’avaient fait prendre conscience que sur un quartier la question
de la psychiatrie pouvait être prise en compte de façon différente et que pouvaient exister des
approches plus communautaires de la santé mentale.
Il y a deux ans j’étais en déplacement au Tchad pour une mission de soutien à une école de
travail social. Le responsable de la coopération qui nous invitait m’a proposé de lire le livre de
Eric de Rosny « Les yeux de ma chèvre »2. Le livre déjà très ancien, consacré au travail des
guérisseurs camerounais, m’avait échappé alors qu’il est un classique de la littérature
ethnologique.
Ce livre, lu en partie à Djaména, illustre un « travail culturel » sur la souffrance et sur la
violence. A travers les éléments de la culture camerounaise, le guérisseur que l’auteur appelle
« Din » écoute la violence collective que subissent ses patients et leur propose des voies de
guérison collective et individuelle. Cette thérapie par la culture et le groupe s’appuie sur une
sagesse et une vision du monde. Les forces que conjure ce guérisseur sont celles de la
méchanceté, de la haine, de la malédiction, de la tristesse, de la mélancolie. Il combat les
sorcelleries et les peurs. Les forces qu’il mobilise dans la guérison sont la cohésion du groupe
2
Collection Terre Humaine, Plon, 1981.
5
d’appartenance, la patience, la solidarité, la compassion, et le vitalisme africain qui intègre le
désir de l’homme et les forces de la nature.
Les enjeux de ce « travail »3 sont le ciel et la terre, la lumière et les ténèbres, les aïeux et leurs
descendants, les oncles et les neveux, les haines ancestrales mais aussi les rituels de
réconciliation. Le vieux Din explique à l’auteur que se sont les familles et les villages tout
entier qui sont malades et qu’il faut les délivrer de leur violence et de leur malheur. Il les
convoque et leur demande, à travers des rituels compliqués, la compassion autour de celui qui
souffre et qui manifeste dans son corps le mal de la famille ou de la communauté.
Le lecteur trop rapide pourrait rire du vieux Din et des autres guérisseurs mis en scène dans
« Les yeux de ma chèvre » ainsi que de tous les ouvrage sur le chamanisme. Mais le lecteur
plus attentif perçoit que la souffrance se lit dans une culture et que sa guérison passe aussi par
un travail qui s’appuie sur les ressources et les normes culturelles. La maladie mentale est un
processus individuel mais qui est paradoxalement, socialement produit. Les formes que
prennent la folie ne sont pas un choix personnel mais social. Chaque culture détermine les
façons dont ses membres seront fous, malades mentaux ou simplement névrosés. Les
manifestations de la souffrance individuelle sont déterminées par la culture du groupe social
auquel on appartient. Les modes de guérison qui suivent le même processus, sont donc
spécifiques à chaque culture. Celui qui écoute doit connaître, aimer la sagesse des personnes
avec lesquelles il travaille. C’est à travers les clefs d’une culture que s’exprime la souffrance,
c’est à travers une culture que les voies de la guérison peuvent apparaître.
Le travail du guérisseur consiste à voir derrière les faits présentés par ses clients, la scène, plus
réelle mais cachée qui provoque la souffrance. Le vieux Din, dans ce quartier de Douala,
apprend à l’auteur à voir « ce qu’il y a derrière ». La cérémonie d’initiation comprend le rituel
de la chèvre qui est supposée donner ses yeux au nouvel initié et lui permettre d’atteindre la
vision du réel. Ce qui est perçu par les yeux de la chèvre, par l’initié, c’est la haine et la
tristesse, la tyrannie des hommes, les conflits de l’individu et du groupe, du ciel et de la terre.
L’initiation n’est pas une illumination quelconque mais une acuité développée aux
manifestations de la violence et du mal sous toutes leurs formes. L’action du guérisseur sera la
réconciliation au nom d’un principe vital et communautaire représenté par le grand fromager,
arbre colossal qui domine ce quartier de Douala. Les racines du grand fromager sont
profondément ancrées dans le sol et ses branches immenses montent jusqu’au ciel.
On est loin ici de l’enfermement de l’âge classique, on est loin de l’individualisation de la prise
en charge de la souffrance, la thérapie est communautaire, elle traite un objet plus complexe
que la psychiatrie occidentale, elle prend en charge le rapport de la famille et de la tribu à l’être
souffrant, le rapport de l’individu à sa filiation et à son environnement symbolique.
Certains pourraient m’opposer que tout ceci n’a rien à voir avec le développement social !
Poser la question est l’objet de mon propos.
La question des réseaux de santé :
L’A N A E S (Agence Nationale d’Accréditation et d’Evaluation des Soins), chargée d’évaluer
et d’accréditer les hôpitaux, m’avait demandé il y a quelques années de participer à un groupe
de travail sur l’accréditation des réseaux de santé, notamment des réseaux concernant le SIDA.
3
Les séances de groupe ressemblent à des séances de psychodrames, à un théâtre particulier, à une liturgie
thérapeutique.
6
L’expérience fut intéressante. Les personnes qui étaient contaminées par le SIDA devaient
avant l’apparition de la tri-thérapie fréquenter assidûment les hôpitaux pour suivre leur
traitement. Leur vie sociale était bouleversée, l’appareil de soin venait envahir, dévorer leur
vie.
Les réseaux de soins se sont développés par des alliances entre des patients, des soignants des
hôpitaux, des médecins, des pharmaciens et des para-médicaux de ville. Les réseaux ont permis
d’inverser la logique du soin. L’usager n’est plus absorbé par l’appareil de soins, c’est
l’appareil de soins qui est recomposé autour de l’usager, l’usager-acteur ayant dans des
alliances complexes restructuré autour de lui l’appareil de soin. La question posée à l’ANAES
par les réseaux était faut-il que les réseaux prennent la forme associative et que les malades
forment la moitié au moins des conseils d’administration ?
La réponse ne fut pas très favorable.
Mais ce travail montre que le citoyen prend place dans la cité à travers sa souffrance et qu’il
peut avec la complicité des professionnels inverser les logiques de l’Etat carcéral.
Certains pourraient m’opposer encore que tout ceci n’a rien à voir avec le développement
social ! Poser la question est bien l’objet de mon propos.
La question de l’enfance et de l’ASE.
Dans le cadre d’une intervention que nous menons, avec une collègue, dans l’un des quartiers
en grandes difficultés de la Préfecture de l’un des départements de Basse-Normandie
(Alençon), nous suivons un groupe de professionnels des services sociaux et de l’aide sociale à
l’enfance (ASE) qui se posent la question de la mobilisation sur le quartier, des familles dont
les enfants sont placés à l’ASE. Comment mobiliser les « habitants » du quartier si l’on oublie
que de nombreuses familles se sont vues retirer leurs enfants et souffrent de cette situation. Le
projet de créer un groupe de parole pour ces familles, voir une association est apparu. Il est en
route. Un groupe de familles participera probablement à l’assemblée générale de la Fédération
des associations de parents dont les enfants sont placés à l’ASE (Le Fil d’Ariane). A travers ce
travail mené par ces associations, les familles prennent conscience après la crise de la
séparation, qu’elles ont des devoirs mais aussi des droits, qu’elles peuvent progresser mais
qu’elles sont aussi défendues par le droit. Elles demandent à être reconnues par l’Etat et les
professionnels comme « sujet », comme « citoyen ».
Certains pourraient m’opposer que tout ceci, encore une fois, n’a rien à voir avec le
développement social ! Poser la question est bien l’objet de mon propos.
Le diagnostic partagé des solidarités territoriales.
Dans l’une des villes de la Région parisienne comprenant des quartiers en difficultés (MantesLa-Jolie), nous menons avec une autre consultante, un travail d’accompagnement de tous les
travailleurs sociaux de la ville. Les travailleurs sociaux sont regroupés quels que soient les
services dans lesquels ils travaillent, en 5 groupes de travail correspondant aux quartiers. Dans
les trois quartiers les plus difficiles qui composent « Le Val Fourré », les services sociaux ont
pour la plupart désertés le territoire. Il ne reste sur place que les éducateurs des services de
prévention, les animateurs des programmes « politiques de la Ville » et les médiateurs
culturels. Le Pôle social de la Ville a par contre volontairement établi ses bureaux dans
l’annexe de la mairie située sur le quartier.
7
Le grand projet social et économique de l’agglomération prévoit le réinvestissement de ces
quartiers par le travail social et la mise en œuvre de projets élaborés de façon participative avec
les travailleurs sociaux et les habitants.
Nous faisons un travail de diagnostic partagé avec les professionnels et certains habitants des
quartiers. Parmi les indicateurs que nous nous sommes donnés, nous avons pris en même temps
les problèmes ressentis par les personnes et les liens de solidarité, la vie « sociale » primaire à
l’œuvre dans chaque quartier. Le réinvestissement des professionnels sur les quartiers ne peut
plus se faire sans la prise en compte de l’état de la vie sociale du quartier, de la sociabilité à
l’œuvre même dans ces quartiers difficiles.
Les projets qui seront proposés ne seront plus des projets « exogènes » liés seulement aux
politiques sociales mais des projets aussi « endogènes » s’appuyant sur la reconnaissance des
liens sociaux qui existent (heureusement) en dehors du travail social et des interventions de
l’Etat providence. Les projets mis en œuvre seront inter-institutionnels (Ville- Conseil GénéralCAF) sans redécoupage du territoire en populations cibles et en services.
Après ces quatre exemples, on peut se reposer la question du développement social :
LES TROIS DYNAMIQUES DU DÉVELOPPEMENT SOCIAL LOCAL :
Le développement social local suppose que trois dynamiques soient mises en œuvre
simultanément4 :
Le « développement des personnes » aidées.
Cette affirmation nécessite de mettre en œuvre des procédures d’interventions qui facilitent la
mobilisation des personnes dans des processus concertés de leur développement. Le concept
désigne les méthodes et les techniques d’interventions individuelles ou de groupe dites de
« développement personnel ». Le développement personnel passe par l’intervention
individualisée et par les formes collectives d’intervention (travail social de groupe…). Le
développement des personnes passent bien souvent par le groupe de parole, le groupe
d’expression, l’expression collective de la souffrance et du mal de vivre, par la création de
réseaux sociaux d’aide, de compassion réciproque, d’entraide, de micro-projets menés
ensemble, de ce que les nord-américains appellent le « self help ». Le travail autour de projets
culturels, autour de production d’œuvres, de films, de pièces de théâtre participe de cette
dynamique. L’exemple du vieux Din au Cameroun ouvre la porte à des expressions culturelles,
à des thérapies par la culture.
Ces micro-projets ayant une forte implication existentielle sont la base du travail social. Il nous
faut valoriser ces approches très simples, si efficaces pourtant. Elles nécessitent par contre une
approche plus directe des problèmes et des personnes, une autre façon de se positionner dans la
relation d’aide. Les éducateurs mieux formés au groupe ont un certain savoir faire en ce
domaine, les conseillères en ESF aussi, les assistants sociaux formés uniquement à la relation
individuelle ont encore beaucoup de mal dans ces actions nouvelles. Au cours de leur
formation, des stages techniques pour les étudiants assistants sociaux, seraient à envisager. Le
case work qui hante encore leurs têtes doit être encore et encore l’objet de questionnement.
4
Voir J-M Gourvil, article Développement, Dictionnaire critique de l’action sociale, Bayard, 1995.
8
Le « développement des organisations ».
Pour que l’on aborde différemment la question sociale on constate qu’il faudrait que les
organisations de l’action sanitaire et sociale abandonnent les formes bureaucratiques de
fonctionnement héritées de la période précédente et mettent en œuvre de façon volontaire un
management participatif basé sur les notions :
 de projet institutionnel et de programmes stratégiques
 de partenariat entre les institutions et les réseaux de services
 de projets de service
 d’organisation du travail par projets négociés avec les professionnels et
les habitants
La problématique posée ici est celle du lien entre le DSL et management (les politiques
publiques, le management public, le management participatif des organisations…).
L’interaction de la dynamique organisationnelle et celle du DSL est centrale dans les
évolutions actuelles, il faut remarquer toutefois que les revues, les ouvrages, les colloques, les
cycles de formation supérieure consacrés à chacune de ces deux logiques ne se croisent pas ou
peu. Les DESS de gestion publique n’intègrent pas ou peu la réflexion sur le développement
social local et à l’inverse les DESS centrés sur le développement social local n’intègrent que
peu d’éléments de management public. On constate que les lieux où l’on parle de
développement personnel ignore pour la plupart les problèmes de management des
organisations et la question du territoire. Il est du rôle de nos instituts de formation de faire
émerger une culture du développement qui croise ces trois dynamiques.5
Le « développement social du territoire » et la reconnaissance de « l’action
communautaire ».
Le troisième axe du développement et celui du territoire. Le territoire du social n’est pas celui
des géographes, des urbanistes et des chargés de l’aménagement du territoire. Le territoire est
celui de la géographie sociale, de l’ethnologie. Nous avons vu qu’il était souhaitable
qu’émergent des actions menées avec les personnes aidées, dans le cadre des projets définis à la
périphérie des institutions (rappelons-nous les réseaux SIDA et le groupe de parents de l’ASE),
mais il est nécessaire aussi que ces groupes dépassent les problèmes segmentés qui les ont
mobilisés pour développer des projets transversaux prenant en compte la dynamique globale du
territoire, de ses problèmes, de ses ressources. Il est normal que « l’usager » se mobilise
comme usager à travers sa problématique spécifique, sa souffrance. Il nous reste à nous,
professionnels, à le faire devenir « habitant » ou « citoyen » en l’aidant à dépasser sa
problématique spécifique pour intégrer celle du territoire. L’expérience montre que les
personnes « les usagers » qui ont été mobilisées sur des projets les concernant fortement
deviennent des « habitants » sympathisant aux problématiques des autres. Il faut passer de
l’action collective ciblée sur un problème avec des « usagers » à la mobilisation de ceux qui
deviennent rapidement des « habitants » et des « citoyens ». Ils seront alors des citoyens
« sujets » et non des acteurs manipulés de la démocratie un peu trop vite déclarée participative.
L’organisation territoriale des personnes mobilisées sur divers projets constitue le point de
passage obligé du DSL (c’est la question de la citoyenneté et de l’organisation de la
citoyenneté, c’est aussi la question du projet de territoire). En prononçant le mot
communautaire, il est possible que les cheveux se dressent sur la tête des républicains
5
Le groupe de travail du GNI évoqué ci-dessus dressera la liste des formations au développement qui se situent
dans cette dynamique complexe (la personne, l’organisation, le territoire)
9
farouches, mais avouons-nous le, la République a besoin du communautaire. Au cours de cette
conférence, nous avons entendu des exposés faits notamment par des sud-américains qui
indiquent bien qu’il faut tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : la logique communautaire
qui est celle de l’identification et de la mobilisation et la logique républicaine qui est celle de la
généralisation de la mobilisation, de la défense « universelle » des droits de l’homme et le refus
du ghetto. L’Amérique du Nord a sans doute péché par excès de communautarisme, la France,
elle par excès d’universalité et donc par enfermement dans la solitude et l’individualisme…
républicain.
PREMIÈRE CONCLUSION :
Le DSL n’évacue pas la prise en charge des personnes ni l’intérêt pour le « sujet ».
Il propose une relecture de la notion de personne et de personnalité en insistant d’une part sur
l’aspect inaliénable de la personne et en même temps sur la « production sociale et culturelle »
des comportements humains. L’approche anthropologique du sujet permet d’analyser l’être
humain dans son fonctionnement personnel et social sans renvoyer l’individu uniquement dans
la sphère de son histoire personnelle. Le thérapeute et le psychiatre peuvent avoir comme objet
de travail l’individu et son histoire psychique, le travailleur social a comme objet de travail, de
façon plus claire, la capacité de la personne à élaborer du sens et à construire un « vivre avec »
et un « vivre ensemble » facilitant son adaptation à son environnement (c’est la notion
d’empowerment qui a traversé ce congrès). Cette perspective ne renvoie pas « le sujet »
uniquement dans son univers intra-psychique mais dans l’univers du social et du culturel
intériorisé6. Le DSL a pour base une vision humaniste de l’être humain mais qui postule une
prise en compte du sujet comme « sujet social ». Le travail social et éducatif individualisé
garde toute sa place dans cette problématique proposée mais son autonomie se précise par
rapport au champ thérapeutique et psychiatrique.
Le DSL favorise systématiquement les formes d’aide qui facilitent l’expression collective
des usagers ( approche systémique, groupe de parole, groupe de projet).
Les groupes de paroles permettent une parole sociale des personnes confrontées à des
difficultés, les groupes de projets font apparaître les leaders, les citoyens 7 qui mobilisent,
animent les réseaux et le tissu social. Ces groupes concernent aussi bien les groupes d’habitants
sur un quartier ou un territoire que les groupes d’usagers à la périphérie ou à l’intérieur des
équipements sociaux, de l’école, de l’hôpital ou de la prison. L’affirmation précédente sur la
prise en compte du sujet implique que l’aide soit souvent d’abord individualisée mais qu’elle
puisse aboutir dès que possible à l’expression socialisée du mal être et de la recherche de sens.
Le DSL passe par la mobilisation sur un territoire des citoyens.
Les groupes de paroles et les actions collectives sont indispensables au démarrage du
développement social local mais se situent encore dans la logique des « problèmes cibles » et
des catégorisations pouvant entraîner la stigmatisation. Le DSL émerge donc lorsque les
leaders, les usagers mobilisés sur des projets particuliers posent la question des problèmes
transversaux auxquels sont affrontés les divers groupes de la population et prennent conscience
6
L’héritage de la réflexion durkheimienne sur l’anomie est remobilisé. La contribution de l’anthropologie
culturelle à la réflexion sur l’intervention sociale est concomitante à l’émergence de la réflexion sur le
développement social.
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Les Anglo-saxons utilisent le mot leader, les Français privilégient depuis plusieurs années celui de citoyen. Les
deux sens ne se recouvrent pas entièrement mais désignent souvent des comportements similaires de capacités à
agir (empowerment).
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du territoire commun comme lieu de vie et comme identité partagée. La mobilisation des
leaders par les agents de développement, avec l’objectif de transversaliser les préoccupations et
de faire apparaître un projet de territoire ou des projets sur un territoire, constitue la phase
capitale qui marque le passage de l’action collective au DSL. La participation et la mobilisation
des « habitants » passent par la construction d’un projet de territoire, projet qui peut avoir
comme support une maison de pays 8, un centre social, une maison de quartier ou toute autre
forme d’organisation. L’essentiel n’est pas l’institution porteuse, ni le projet de la mobilisation
mais la mobilisation elle-même et le travail sur le projet.
SECONDE CONCLUSION
Pour que les étudiants puissent devenir les acteurs, les agents de ce développement quelle
pédagogie leur proposons nous ? Il faut être sincères, nous gérons la pédagogie de nos instituts
avec un arrière fond culturel très bureaucratique. Nous formons des individus pour qu’ils
obtiennent leur diplôme d’Etat. Quelle pédagogie du développement ? Quel développement de
nos pédagogies ?
quel développement personnel pour les étudiants ? Nous avons entendu au cours de
cette conférence des exposés sur la pédagogie de l’entraide entre étudiants qui donnent à
réfléchir et à rêver. Un projet québécois et belge présenté illustre ce que peut être une
pédagogie du groupe et de l’entraide qui prépare à des fonctions d’agent de développement.
quel développement de nos organisations pédagogiques ? Comment préparons-nous nos
étudiants à monter des projets, à participer à des instances de négociations ? Combien
d’instituts ont des étudiants réprésentés à leur conseil d’administration ?
quel ancrage des instituts, des étudiants et des formateurs dans des projets territoriaux ?
Nous nous apprêtons, en France, à produire des masses considérables de futurs professionnels
mais allons-nous le faire avec une vision taylorisée et bureaucratique ou sur la base d’une
dynamique et d’une culture du développement.
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Avec un sens de proximité plus important que la notion de pays reprise par les lois d’aménagement du territoire
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