Com Internet militant - Université Paris 1 Panthéon
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Com Internet militant - Université Paris 1 Panthéon
Internet : le militantisme politique en mutation. Les discours des principaux partis politiques en Irlande du Nord. Isabelle HARE – Maître de Conférences en Sciences de l’Information et de la Communication Université de Poitiers – Laboratoire CEREGE EA 1722 Membre associée du laboratoire ELICO EA 4147 –Université de Lyon Préambule Les discours d’altérité constituent la base de l’identité des acteurs dans un conflit armé. Les partis d’Irlande du Nord, aujourd’hui dans une situation post-conflictuelle, ne font pas pour autant l’économie de ce type de stratégies discursives. Nous nous proposons d’étudier ici la nature des discours supportés par les sites internet des deux principaux partis politiques nordirlandais, le Sinn Féin et le Democratic Ulster Party (DUP). Quel type d’information propose internet dans les conflits armés et plus particulièrement en Irlande du Nord ? C’est une des questions centrales de l’équation constituée des rapports entre internet, événement conflictuel (voire post-conflictuel) et acteurs politiques. Comment s’y reproduit ou s’y construit le discours d’altérité ? Engendre-t-il des logiques discursives plus radicales du fait de l’usage du multimédia ? En d’autres termes, la co-présence de l’écrit, de l’audiovisuel et de l’hypertextualité participe-t-elle d’un renforcement des oppositions unionistes-républicains à l’œuvre dans l’espace public nord-irlandais ? L’information militante politique sur internet propose de nouveaux territoires à explorer ; l’hypertextualité et la réticularité sont les outils d’une rhétorique spécifique au média électronique. Comment donc un leader politique s’en saisit-il dans un espace public en crise et comment l’altérité s’y représente-t-elle? Répondre à ces questions implique de s’intéresser au dispositif multimédia qui supporte ces discours, les restreint et les libère des contingences classiques de la rhétorique politique et crée une autre forme du dire politique. Mise au point sur la situation politique nord-irlandaise * le conflit nord-irlandais : une opposition séculaire entre l’Angleterre et l’Irlande, exacerbée durant tout le XXème par la guerre civile entre Républicains catholiques (partisans d’un rattachement à la République d’Irlande) et Loyalistes protestants (loyaux à la couronne britannique). Internet : le militantisme politique en mutation Isabelle Hare * avril 1998 : les Accords du Vendredi Saint (The Good Friday Agreement) sont signés. L’accord du Vendredi Saint est triple ; il se base tout d’abord sur le règlement pacifique et dans le cadre d’institutions démocratiques du contentieux nord-irlandais. Ensuite, il prévoit le retour à un gouvernement semi-autonome et équitable (partage du pouvoir exécutif, assemblée parlementaire) ; enfin, il augure d’une collaboration nouvelle entre autorités irlandaises et nord-irlandaises. La collaboration des gouvernements irlandais (Eire) et britannique ainsi que l’appui américain ont permis cet accord. * le Democratic Ulster Party1 (DUP) parti protestant nord-irlandais, qui a gagné les dernières élections législatives (30.5%), présidé par le révérend Ian Paisley. C’est un parti radical de droite, avec à sa tête Ian Paisley. Trente-six élus. * le Sinn Féin2, parti catholique nord-irlandais, cité par les médias comme l’aile politique de l’Irish Republican Army, présidé par Gerry Adams. 2ème force politique d’Irlande (23.5%). Parti nationaliste catholique, c’est l’un des seuls partis à être présent à la fois en Irlande du Nord et en République d’Irlande. Vingt-huit élus. * l’Ulster Unionist Party3 (UUP) : autrefois, le plus grand parti d’Irlande du Nord et la principale formation protestante, il est devancé aujourd’hui par le DUP. Il est dirigé par Sir Reg Empey. Dix-huit élus lors des élections législatives locales du 7 mars 2007. * le Social Democratic and Labour Party4 (SDLP) le second parti catholique, après le Sinn Féin. Hostile à la violence, il a joué un rôle clé dans le processus de paix et a amené le Sinn Féin à la table des négociations. Il est dirigé par Mark Durkan : seize élus. * la situation à l’automne 2006 : un accord semble enfin avoir été trouvé entre le DUP et le Sinn Féin pour conduire un gouvernement bipartite, avec à sa tête lan Paisley et Martin Mac Guinness comme vice-Président. Néanmoins, le DUP et le Sinn Féin posent des conditions (reconnaissance par le SF de la légitimité de la police nord-irlandaise) ce qui ralentit le processus. Le gouvernement de coalition voit le jour au printemps 2007, soit deux ans après le désarmement de l’IRA. * la situation en 2009 : le gouvernement bi-partite se poursuit tant bien que mal, en dépit d’un différent irréconciliable entre les deux leaders des partis loyaliste et républicain, Ian Paisley et Gerry Adams. 1 http://www.dup.org.uk http://www.sinnfein.ie 3 http://www.uup.org 4 http://www.sdlp.ie 2 2 Internet : le militantisme politique en mutation Isabelle Hare Le leader politique sur internet : figure de l’ethos virtuel La figure du leader politique sur internet est privée de la relation au tiers dans la mesure où, sur les sites des partis politiques, le discours émane de l’instance politique à laquelle le leader appartient et qu’il dirige. Les figures observables et observées diffèrent donc considérablement. Il ne s’agit pas ici de comparer les représentations données par la presse et celles affichées sur les pages électroniques des sites des partis politiques, puisque les dispositifs (support, temporalité, accessibilité) ne sont pas les mêmes et ne peuvent donc être valablement mis en parallèle. Il s’agit plutôt, en examinant la figure du leader politique sur internet, de voir comment se construit celle-ci et comment, éventuellement, elle peut compléter, contredire ou ignorer les représentations à l’œuvre dans la presse. En d’autres termes, quelle est la latitude sémantique et symbolique autorisée sur le média électronique par rapport à des pré-cadres discursifs médiatiques, ancrés dans les imaginaires collectifs nationaux (nord-irlandais, irlandais et anglais) ? L’enjeu d’une analyse comparée de la figure du leader politique sur internet est de mettre à jour les stratégies discursives dans les sites des différents partis, permettant au leader de corriger ou de renforcer les représentations à l’œuvre dans la presse. Le leader politique pour lui-même et par lui-même Notre corpus d’analyse se compose des portraits électroniques des responsables des deux principaux partis politiques nord-irlandais, c'est-à-dire les dirigeants du DUP et du Sinn Féin. Les représentations du leader politique sont logiquement très hétérogènes dans leur forme et leur contenu. Notre choix s’est fait selon deux critères. Un critère électoral : nous avons sélectionné les deux partis ayant le plus grand nombre de sièges au Parlement de Stormont. Un critère de validité ensuite : les « figures électroniques » des leaders du SDLP et de l’UUP sont minimalistes dans la mesure où elles sont réduites à l’état civil et à un curriculum vitae très concis. Le faible volume rhétorique déployé par les sites nord-irlandais du SDLP et de l’UUP est révélateur de stratégies discursives centrées sur le collectif et l’action et non sur la personne unique du leader. Nous formulons l’hypothèse que ces ethos « atténués » sont dus au fait que Mark Durkan (SDLP) et Sir Reg Empey (UUP) sont moins médiatisés et populaires que leurs 3 Internet : le militantisme politique en mutation Isabelle Hare adversaires Gerry Adams et Ian Paisley, et que, de fait, le leadership est collégial. Cette hypothèse peut être lue dans le sens inverse, c'est-à-dire que du fait d’un leadership collectif, les chefs des partis sont moins mis sur le devant de la scène médiatique. A contrario, la forte personnalité politique et médiatique des leaders du Sinn Féin et du DUP favorise une stratégie discursive centrée sur leur personne. Leur notoriété est un des points extra-discursif de l’ethos de chacun de ces partis, fondé sur l’argument d’autorité. 1-Gerry Adams La figure du leader politique est extrêmement diffuse sur le site du Sinn Féin. En effet, aucune rubrique n’est spécifiquement consacrée à Gerry Adams. Seule la rubrique « Sinn Féin leadership » renvoie à une page organigramme mais nous n’observons aucune mention biographique dans cette rubrique. L’ethos est donc implicite mais pas manifeste. L’internaute trouve des traces du leadership dans différentes rubriques : « Sinn Féin Leadership » (« La direction du Sinn Féin »), « Elective representatives » (« Les représentants éligibles »), « Newsroom » (« La salle de rédaction »), « Peace process » (« Processus de paix ») et « Online Store » (« Boutique en ligne »). Les deux premiers éléments sont en lien direct avec l’action politique puisqu’ils concernent l’organigramme du Sinn Féin et les suffrages. La rubrique « Peace Process » met en avant la figure du leader à travers les discours que celui-ci a prononcés au cours de différentes manifestations : (« Ard Fheis speeches », « Bodenstown (ville dans le comté de Kildare) Speeches », « Keynote adresses » (« Discours programme »). La part du leader politique dans le processus de paix est logiquement centrale, puisque c’est lui que les médias représentent dans les négociations avec les unionistes (DUP et SDLP). La rubrique « Newsroom » regroupe également de nombreux discours prononcés par G. Adams, sous leur forme écrite mais également audiovisuelle. Nous avons sélectionné deux textes issus des archives de la rubrique, car ils nous semblent révélateurs de la position discursive du leader politique républicain. Ces deux articles traitent des accords entre le Sinn Féin et le DUP dans l’optique d’un gouvernement bipartite. - titre : « Sinn Féin Ard Fheis to go ahead on January 28th. », (« La rencontre annuelle du Sinn Féin se tiendra le 28 janvier. ») Cet article, daté du 13/01/07, rapporte au discours direct les propos que G. Adams a tenu lors de l’assemblée annuelle du Sinn Féin. En dehors de la marque énonciative à la première personne (singulier et pluriel) qualifiant habituellement les discours politiques, l’ethos est 4 Internet : le militantisme politique en mutation Isabelle Hare présent à travers deux types d’arguments : le bon sens, par la reconnaissance de la compétence sécuritaire des institutions nord-irlandaise (PSNI), est souligné par l’expression « C’est une décision extrêmement courageuse et elle permettra d’assurer la poursuite du processus de 5 paix ». L’argument ad hominem, présent à deux reprises dans l’article, apparaît dans les propos de G. Adams, « […] malgré l’incapacité du DUP à répondre positivement » et « Sinn Féin ne sera pas paralysé par les éléments réfutateurs du DUP6 » renforce le décalage présenté par le narrateur entre le « bon sens » du Sinn Féin et l’inconséquence de certains membres du DUP. - titre : « Agreement between Sinn Féin and DUP marks the beginning of a new era of politics on this island. », (« L’accord entre le Sinn Féin et le DUP marque le début d’une nouvelle ère politique sur cette île. ») Ce texte est la retranscription au discours direct du propos de G. Adams, faisant suite à l’entrevue historique du 26 mars 2007 avec I. Paisley. Ce moment devait consacrer le retour d’un gouvernement bipartite à partir du 8 mai 2007. Il révèle, par la technique de l’exemple, la position politique du Sinn Féin (la règle), et à travers lui, celle de G. Adams, fondée sur la compétence de la négociation politique : « Le Sinn Féin est en train construire une nouvelle relation entre l'orange, le vert et les autres couleurs, […]. J'ai le plaisir de dire que collectivement nous avons créé le potentiel pour construire une relation nouvelle, harmonieuse et équitable entre les Nationalistes, les Républicains et les Unionistes7 ». La figure de l’ethos est ici clairement posée : elle est collective et tournée vers l’Autre. La rubrique « Newsroom » propose d’accéder à la représentation audiovisuelle du leader politique à travers huit vidéos mettant en scène G. Adams, dans des situations de politique interne (Ard Fheis et Belfast), internationale (à Dublin ou incitant à voter non au référendum sur la constitution européenne), de négociations avec des groupes paramilitaires (RIRA, INLA8) ou de présentation du nouveau site du parti. L’action politique est donc également mise en avant par le multimédia ; cela constitue en quelque sorte la matérialisation visuelle 5 « This is a hugely couragous decision and will ensure that the process continues to move forward ». « […] despire the failure of the DUP to respond positively » et « Sinn Féin will not be paralysed by rejectionnist elements of the DUP ». 7 « Sinn Féin is about building a new relationship between orange and green and the other colours, […]. I am pleased to say that collectively we have created the potential to build a new, harmonious and equitable relationship between nationalists and republicans and unionists ». 8 La Real Irish Republican Army (RIRA) est un groupe paramilitaire terroriste dissident de la Provisional IRA, fondé en 1997, responsable notamment des attentats d’Omagh en 1998. L’Irish National Liberation Army (INLA) est une organisation terroriste dissidente de l’IRA, fondée en 1974. 6 5 Internet : le militantisme politique en mutation Isabelle Hare d’un discours de preuve sous-jacent dans l’écrit. L’utilisation de la vidéo est une façon de combler virtuellement l’absence de matérialité du dire et de l’agir politique sur internet. Avec l’audiovisuel, le corps politique (dans les deux sens du terme) s’autonomise et se détache de la contingence de l’écrit. La nouveauté réside dans la facilité avec laquelle l’internaute accède à ces procédés multimédias. Enfin, la figure du leader politique sur le site du Sinn Féin s’institue pleinement et paradoxalement dans la rubrique « Introduction to Sinn Féin » ; le paradoxe réside dans l’absence de la figure énonciative de G. Adams dans cette rubrique, et c’est pourtant à partir de ce vide discursif que se construit la figure énonciative de l’ethos. En effet, nous évoquions précédemment la dissolution de la singularité du leader dans la collectivité politique sur le site du Sinn Féin ; cette rubrique en est la parfaite illustration. L’internaute est introduit dans la logique politique du parti républicain non par un ethos centré sur l’individu G. Adams mais sur un ethos collectif, concrétisé dans le gaélisme Sinn Féin (« We ourselves9 » en anglais). 2 - Ian Paisley Les indices de la présence du chef du parti unioniste sont nombreux sur le site du DUP ; dans la page d’accueil avec une photo du collectif dirigeant en haut de page, mais aussi sur toutes les pages que l’internaute ouvre, puisque cette photo est un élément fixe de la page-écran. Certes, I. Paisley est photographié au milieu d’autres dirigeants du DUP mais la composition de l’image est telle que le regard du lecteur se focalise sur lui. Il y a donc là un premier indice, formel, de la figure prépondérante du leader politique sur le site du DUP. Nous retrouvons d’autres indices visuels de la présence de I. Paisley dans les rubriques « Download » (« Télécharger »), « Policy documents » (« Documents politiques »), et « DUP Manifestos » (« Manifeste du DUP »). Dans la première, l’internaute peut télécharger des fonds d’écran reprenant le visuel de la page d’accueil. Dans les deux suivantes, I. Paisley est présent sur les pages de couverture de trois documents de politique générale, « Leading for Ulster : our record of achievement » (« Diriger pour l’Ulster : notre record de réalisations »), « Serving you, full time, all the time… » (« A votre service, à plein temps, tout le temps ») et les manifestes du DUP en 2005 et 2003. 9 Nous ne pouvons traduire cet anglicisme que de manière approximative, car il n’y a pas d’équivalent en français à l’expression “we ourselves” ; dans la logique d’une identité ostentatoire, nous pourrions traduire : « Nous (pour et par) nous-mêmes ». 6 Internet : le militantisme politique en mutation Isabelle Hare Mais I. Paisley est aussi présent dans le multimédia puisque l’internaute peut télécharger ses discours à la rubrique « Download » ou visionner un clip-vidéo tourné pour la précédente campagne électorale, ayant pour personnage central I. Paisley. Enfin, I. Paisley apparaît plus traditionnellement dans une page consacrée au représentant du DUP, dans un texte exposant son parcours politique, professionnel et scolaire. Ce texte de présentation, rédigé à la première personne, s’adresse directement à l’internaute. La rédaction à la première personne du singulier, est une façon d’assumer l’entière responsabilité du discours, de créer un contact plus direct avec l’internaute, en lui donnant l’impression d’un face à face. En dehors de cette marque formelle, le texte est intéressant par l’argumentation ad hominem qu’il développe puisque deux paragraphes sont consacrés à la dénonciation de la politique du Sinn Féin et le second à celle de l’UUP. Par ce procédé, I. Paisley délégitime l’adversaire en démontrant que la victoire du DUP en 2003 a obligé le Sinn Féin a changé d’attitude : « […] Le monde a vu exposé le caractère criminel de l'IRA/SINN Féin. Les gouvernements anglais irlandais ont été obligés d’admettre que l’IRA/SINN Féin ne peut pas reprendre les négociations jusqu'à ce que tous liens avec des activités criminelles cessent10». La juxtaposition des deux entités nominales Sinn Féin (parti politique) et IRA (groupe paramilitaire terroriste) décrédibilise partiellement l’action politique des Républicains. Le second paragraphe attaque l’incapacité de David Trimble (ancien dirigeant de l’UUP) à conduire correctement le processus de paix et la reconstruction de l’Irlande du Nord. La page se conclut sur trois colonnes développant respectivement la carrière professionnelle et la scolarité de I. Paisley, sa carrière politique, et son adhésion à différentes institutions. Un raccourci hypertextuel renvoie au site personnel de I. Paisley. Ce site, http://www.ianpaisley.org, s’ouvre sur la photo de I. Paisley et sur l’intitulé « European Institute of Protestant Studies ». Il ne s’agit donc pas d’un site consacré à la carrière politique du dirigeant du DUP mais ayant trait à sa profession (il est pasteur). I. Paisley y apparaît comme un faire-valoir, une caution pour l’Institut Européen des études protestantes ; d’ailleurs, l’adresse URL renvoie à ce document, qui peut être considéré comme formellement proche du pop-up11. Tous les liens de cette page renvoient ensuite à la véritable page d’accueil 10 « […] the world have seen the criminalty of IRA/Sinn Féin exposed. The British and Irish Governments have been obliged to admit that IRA/Sinn Féin cannot resume negociations until all links with criminal activities cease ». 11 Le pop-up est une fenêtre intruse, secondaire qui s’ouvre à la place ou sur la page demandée sans avoir été demandée par l’internaute. Dans le cas présent, nous avons demandé cette page, mais nous pouvons l’assimiler à la famille des pop-up dans la mesure où elle n’est pas la véritable page d’accueil du site et induit l’internaute en erreur, puisqu’elle ne renvoie pas au site personnel de I. Paisley, mais fait la publicité d’un organisme. 7 Internet : le militantisme politique en mutation Isabelle Hare de l’institut. Il y a donc confusion volontaire entre les carrières politique et professionnelle de I. Paisley, qui a d’ailleurs toujours revendiqué les deux appartenances, politique et religieuse, La représentation du leader politique sur internet est très variable selon les partis : diffuse dans le site du Sinn Féin dans les discours politiques et dans différentes rubriques, elle est clairement distinguée du reste du site pour le DUP. L’altéricide politique en ligne : une résurgence du conflit nordirlandais L’opposition entre les leaders du DUP, Ian Paisley, et du Sinn Féin, Gerry Adams, est explicite dans les sites des deux partis, même si elle s’expose sur la page-écran à des degrés divers. Nous l’envisageons ici à partir des éléments saillants, exemples des discours altéricides proposés au-delà du temps conflictuel et signés de la continuité des antagonismes nord-irlandais. 1- Sur le site du DUP La disqualification du Sinn Féin par le DUP est souvent indirecte. Mais la stratégie discursive du DUP à l’encontre du Sinn Féin et de G. Adams est différente. Le DUP appuie assez peu son argumentation sur l’action politique du Sinn Féin, contrairement à ce qu’il fait face à l’UUP ; et cela place les deux instances politiques visées dans des légitimités différentes. Cette élision rend en effet invisible l’agir politique du Sinn Féin, ce qui constitue un premier niveau de délégitimation. Le DUP réalise ensuite une association sémantique entre le terme « terroriste » et l’entité Sinn Féin. Celle-ci apparaît dans le discours du DUP soit de façon explicite, dans des caricatures mettant en scène G. Adams en Hitler, et à travers l’expression « Sinn Féin/IRA », soit de façon implicite dans le document « Keeping our promises » avec l’expression « No terrorists in government » (« Aucun terroristes au gouvernement »). L’intitulé « Sinn Féin/IRA » est d’ailleurs matérialisé dans des visuels12. La permanence de ces associations visuelles est significative de la persistance d’un discours altéricide fort et constitue à elle seule une figure rhétorique. Le visuel apparaît au milieu d’une page, titrée « Wait for Republicans ? Not likely ! » (« Attendre les Républicains ? Probablement pas ! »), et joue le rôle d’écho argumentatif au texte et à la titraille. Il associe surtout le terme « Républicains » à l’image d’un paramilitaire cagoulé avec une arme à la main. Il y a, entre les 12 Par exemple, le document « Moving on » (« Avancer »). Même si ce texte a probablement été rédigé avant 2005, puisque certains paragraphes évoquent le désarmement à venir de l’IRA, il n’en demeure pas moins qu’il est accessible sur le site du DUP en 2009 8 Internet : le militantisme politique en mutation Isabelle Hare deux unités discursives, une relation synecdotique évidente et le raccourci interprétatif entre la violence terroriste et le parti républicain est patent. Les premiers mots du texte, « Sinn Féin / IRA… », appellent et précisent le bon niveau de lecture de l’image. Par ailleurs la dénomination du parti républicain se focalise sur trois unités énonciatives : « Sinn Féin », « Republicans » et « Sinn Féin / IRA ». La seconde acceptation est généralisante et pourrait désigner l’ensemble des Républicains. Or, la teneur du discours développé tout au long des documents politiques du DUP montre clairement qu’il fait une distinction entre l’entité « Republicans », le Sinn Féin et le SDLP. Il y aurait donc, dans le propos du DUP, une gradation sémantique et politique vis-à-vis des Républicains. Le second type d’occurrences remarquables dans le discours du DUP est l’association sémantique entre le terrorisme et le Sinn Féin. Nous avons souligné précédemment que celleci était concrétisée dans l’expression Sinn Féin / IRA. Cette alliance lexicale devient une entreprise politique de délégitimation appuyée lorsqu’elle apparaît dans une page du Manifeste du DUP, « Forcing Republicans to deliver », par l’intermédiaire d’un schéma opposant les actions de l’UUP et du DUP dans deux colonnes. Le DUP associe par ailleurs l’IRA et le Sinn Féin dans le faire, puisqu’il évoque indifféremment les activités paramilitaires et criminelles du Sinn Féin et de l’IRA. Or, le Sinn Féin13 est un parti politique élu démocratiquement aux dernières élections nord-irlandaises ; l’associer à une organisation terroriste c’est délégitimer son statut d’acteur politique. La stratégie disqualifiante du DUP à l’égard du Sinn Féin est donc extrêmement forte et s’appuie sur une dénonciation, diffuse dans le Manifeste du DUP, mais aussi dans tout le site. Le faire et l’être du Sinn Féin sont donc confondus avec ceux des terroristes, et l’activité politique du parti républicain est ainsi mise hors du jeu politique nord-irlandais. Paradoxalement, le DUP se définit dans son manifeste comme un parti unique, indépendant et autonome mais il ne semble pouvoir exister politiquement qu’en relation avec les autres partis. Ce phénomène produit un conflit discursif entre une autonomie de l’agir politique revendiquée dans la seconde partie du manifeste, et une forte dépendance de la rhétorique idéologique à l’égard du Sinn Féin et de l’UUP, latente dans la première moitié du document. La présence du DUP sur internet est donc très dépendante de l’altérité et se fonde sur une opposition binaire à deux niveaux. Le DUP se sert fréquemment de tropes illocutoires pour mener à bien son argumentation politique ; il évoque un interlocuteur (l’UUP) alors qu’il adresse sa critique la plus forte à un autre interlocuteur (le Sinn Féin). 13 Nous gardons néanmoins à l’esprit que le Sinn Féin a longtemps été désigné par les médias et les acteurs politiques comme l’aile politique de l’IRA. 9 Internet : le militantisme politique en mutation Isabelle Hare 2-Sur le site du Sinn Féin Le site du Sinn Féin fonctionne également sur un mode d’opposition binaire, mais celui-ci diffère largement dans sa forme et son contenu de celui du DUP. En premier lieu, il n’y a pas, comme sur le site du DUP de signes ostentatoires de disqualifications dans la page d’accueil. Aucune tête de rubrique ne réfère précisément au DUP ou à I. Paisley. Ensuite, le processus de disqualification est extrêmement diffus et beaucoup moins radical - aux plans terminologique et politique - que celui du DUP. Enfin, le Sinn Féin ne s’oppose pas seulement au DUP et à I. Paisley ; son discours s’appuie sur un Autre à quatre facettes : le gouvernement britannique, les Unionistes, le DUP et enfin les groupes paramilitaires unionistes (UDA, UVF, etc.). Le Sinn Féin associe le gouvernement britannique à des expressions symboliquement et politiquement fortes, référant à la loi coloniale et au terrorisme d’Etat. Ces associations renvoient à des épisodes passés et sont plus nettes encore lorsque le leader du Sinn Féin s’exprime devant un parterre de militants. Le parti de G. Adams désigne les Unionistes de façon contraire, dans le sens où ils sont parfois associés à un factum14 contre l’identité unioniste. Mais le Sinn Féin présente également les Unionistes comme un partenaire politique légitime ; ce que le DUP ne fait jamais en parlant des Républicains. Les champs lexicaux associés à la figure unioniste sont alors positifs et tournés vers le futur. La ligne discursive du Sinn Féin à l’encontre du DUP est également faite d’éléments contraires, mais elle est plus radicale dans la caractérisation des reproches faits au parti unioniste. Le DUP et I. Paisley sont présentés, dans les documents en ligne du Sinn Féin, comme des partenaires politiques certes légitimes mais difficiles. G. Adams différencie d’ailleurs ses adresses au DUP et à I. Paisley, le second faisant d’avantage l’objet de critiques. Le DUP enfin est parfois montré comme le faire-valoir politique du Sinn Féin : « La décision du Sinn Féin à l’assemblée annuelle met au défi le DUP de vivre finalement en accord avec les responsabilités (qu’il a) dans le partage du pouvoir15 ». Le Sinn Féin hiérarchise donc son argumentation contre l’adversaire politique selon plusieurs degrés et temporalités. Les critiques portées à l’encontre du gouvernement britannique font 14 Un factum est l’exposé des faits présentés par l’une des parties au cours d’un procès pour faire valoir son bon droit. Nous employons cette expression, car elle nous semble décrire ici la position discursive dans laquelle se trouve le Sinn Féin par rapport au DUP, ou le DUP par rapport au Sinn Féin : celle de la production d’un discours exposant des faits à charge ou à décharge. 15 « The Sinn Féin Ard Fheis decision challenges the DUP to finally live up to its responsabilities on powersharing » 10 Internet : le militantisme politique en mutation Isabelle Hare largement référence au passé, alors que la critique la plus ferme s’adresse au DUP et épargne davantage les Unionistes modérés. Cependant, même si le discours de disqualification du Sinn Féin est euphémisé par rapport à celui du DUP, à la surface et dans la profondeur de la page-écran, un document a attiré notre attention, « Unionists Attacks dossier » qui vise directement les paramilitaires unionistes. Le titre informatif est d’apparence factuelle, mais constitue en fait un factum à charge du groupe politique et identitaire unioniste, par le flou sémantique de la dénomination « Unionists ». Cette enquête menée par le Sinn Féin est un pamphlet déguisé contre les Unionistes ; sous couvert d’énoncer des faits et des chiffres, il dresse un bilan très sévère des attaques menées par les groupes paramilitaires. Il devient pamphlet par son organisation formelle ; il se divise en trois parties : « Unionists views on paramilitary violence » (« Les vues unionistes sur la violence paramilitaire »), « Introduction » et enfin le récapitulatif des violences commises par l’UVF et l’UDA entre le 1er juin 2005 et le 16 août 2005. Le Sinn Féin a comptabilisé plus de cent cinq attaques contre des Catholiques républicains durant cette période. Plus que le nombre, c’est l’agencement des rubriques qui nous a paru trahir une argumentation hautement disqualifiante. Ainsi, le document ne commence pas par l’introduction mais par une série de commentaires de politiciens unionistes, au sujet des violences paramilitaires. C’est donc la parole citée qui est mise au premier plan du discours de preuve et constitue une attaque politique à l’encontre du DUP mais aussi de l’UUP. Le fait de placer le discours cité au début de l’article apporte d’emblée la preuve de ce que le Sinn Féin avance ensuite dans la partie « Introduction ». C’est la logique inversée de l’illustration puisqu’ici les exemples fondent la règle, qui vient en second dans l’adresse discursive. Mettre ainsi les propos des Unionistes au début du texte peut indiscutablement provoquer un choc politique et l’émotion chez l’internaute. Cette première salve de preuves, visant à disqualifier la position unioniste, est suivie par l’énoncé des faits dans la troisième partie du document. La force illocutoire et la concentration du discours disqualifiant dans ce document sont remarquables car peu courantes sur les textes du Sinn Féin que nous avons analysés. Enfin, cette enquête « Unionists Attacks dossier » publiée en 2005, figure toujours au sommaire du site du Sinn Féin en 2009. La conservation de ce type d’articles et leur présence sur les sites du Sinn Féin mais aussi du DUP, constituent des indices forts des rivalités politiques et idéologiques subsistant entre Unionistes et Républicains, anciens adversaires d’un conflit en cours de résolution. 11 Internet : le militantisme politique en mutation Isabelle Hare Pour conclure La représentation du leadership politique n’est donc plus simplement une figure de papier, elle est devenue multimédiatée et accessible à tous, ce qui n’était pas le cas auparavant. Cette omniprésence virtuelle permet un militantisme électronique, fondé sur un dispositif paradoxal constitué par une relation symétrique entre l’absence du corps16 militant et l’omniprésence du corps politique (visuel, audio et vidéo). Il y là une présence totalement nouvelle de la figure du leader politique qui s’incarne et se désincarne au rythme de l’apparition et de la disparition de la page-écran, parle ou se tait sur l’ordre de l’internaute (validé par la touche « pause » ou « stop » des lecteurs multimédia). Ainsi, sur les sites des partis politiques, le leader se donne lui-même à voir en miroir de sa propre réalité politique, puisque il est à la fois le sujet, l’objet et le producteur de sa propre énonciation. Le média électronique donne une consistance nouvelle au leader politique, lui permet de retrouver une présence parfois perdue ou effacée dans la représentation médiatique traditionnelle. Les sites des partis politiques sont la concrétisation d’un idéal politique, celui d’un libre arbitre du dire et du faire politique. Sur internet, le leader politique contrôle, façonne et fait agir son personnage à sa guise. Par exemple, Ian Paisley expose sur internet une rhétorique dépréciative très affirmée à l’encontre des Républicains et des Unionistes modérés ; cette rhétorique fait exister le DUP et son leader en réaction à la politique conduite par ses adversaires, aspect qui est moins prégnant dans les représentations de la presse. 16 Cette notion a été notamment développée au chapitre 2 de ma thèse Représentations médiatiques et stratégies discursives dans les conflits nord-irlandais et israélo-palestinien sur internet et dans la presse écrite, dir. Isabelle Garcin-Marrou : Sciences de l’Information et de la communication : Lyon 2 – Université Lumière, 2007. 12 Internet : le militantisme politique en mutation Isabelle Hare Eléments ibliographiques Granjon Fabien, L’internet militant, Paris, Apogée, 2001, 189 p. Hare Isabelle, Représentations médiatiques et stratégies discursives dans les conflits nordirlandais et israélo-palestinien sur internet et dans la presse écrite, dir. Isabelle GarcinMarrou : Sciences de l’Information et de la Communication : Lyon 2 – Université Lumière, 2007, Jeanneret Yves, Souchier Emmanuel, « Pour une poétique de l’écrit d’écran », Xoana, images et sciences sociales, 6-7, 1999, p. 97-107. Lits Marc, « Espace public et opinion : de la presse écrite à internet. », [ref. du 04/05/2007], in dossier web La fabrique de l’opinion publique, paru le 16/10/2006, disponible sur : http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_dossier_web=20&id_article= 2450. Miller David, Don’t Mention the War, Londres, Pluto Press, 1994, 368 p. Olbrechts-Tetyca Lucie, Perelman Chaïm, Traité de l’argumentation, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2000, 734 p. Peyronel Valérie, Economie et conflits en Irlande du Nord, Paris, Ellipses, 2001, 144 p. Rheingold Howard, « Virtual Communities », Whole Earth Review, été 1987, p. 79. Touboul Annelise, Le journal quotidien sur le Web, thèse : dir. 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