Voilà mon opinion. Je désire qu`elle soit la tienne. J`aurais désiré

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Voilà mon opinion. Je désire qu`elle soit la tienne. J`aurais désiré
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MILLE
D'AMOUR
ET
UNE
LETTRES
Mon besoin est de faire une sorte de propagande du culte
d'admiration et d'adoration que je t'ai voué. Pour cela j'ai
besoin de l'estime et du respect des gens auxquels je m'adresse.
Aussi sois sûr, mon adoré bien-aimé, que ta dignité n'a rien à
perdre dans ces relations, très peu suivies en somme.
J'avais besoin de te dire cela après la conversation si grave
et si douce que nous avons eue à ce sujet tantôt. Je te remercie
de m'avoir provoquée à m'expliquer là-dessus, car, au fond, je
souffrais, non pas de ta confiance qui, après ton amour, est ce
que j'ai de plus mérité et de plus cher au monde, mais de ton
indifférences ou de ton apparente indifférence.
J'aime mieux, à choisir, l'injustice et la tyrannie d'un
amour soupçonneux que l'insultante confiance d'un cœur qui
n'aime plus. J'aime mieux être battue et aimée que d'être
ménagée et dédaignée.
Voilà mon opinion. Je désire qu'elle soit la tienne.
JULIETTE,
GDXXXV
Le Mardi-Gras, en 1851, tombait le'4 mars, et Juliette ne manquera
pas l'occasion de célébrer ce dix-huitième grand anniversaire :
4 mars 1851, Mardi-Gras, 9 heures du matin.
Bonjour, bien-aimé, bonjour mon doux adoré, bonjour,
Souviens-toi, II y a aujourd'hui dix-huit ans que notre première nuit d'amour a commencé. Quand je regarde autour
de moi, il me semble qu'il y a dix-huit siècles, tant les ruines de
mon bonheur sont dispersées et disparues. Quand je regarde
dans mon cœur, il me semble que je suis encore sur le seuil
des quelques heures qui ont précédé cette première nuit de
ravissement et d'extase.
Le bonheur se lasse et meurt, l'amour survit et grandit et
s'enracine au point d'absorber le cœur tout entier. Je ne me
plains pas puisque c'est la loi naturelle de cette espèce de végétation. Je me plains d'autant moins que je peux vivre sans
bonheur et que je ne pourrais pas vivre sans amour.
J'aurais désiré fêter cet anniversaire avec toi. Mais je me
résigne devant l'impossibilité pour toi de quitter ta famille
un jour comme celui-ci où il est de tradition de se réunir au
lieu de se séparer,,.
GDXXXVI
Nous voici arrivés à l'acte odieux commis par M me Biard à l'égard de
l'infortunée Juliette. Le 28 juin 1851 un paquet de lettres, noué de rubans
et scellé aux armes de Victor Hugo, arriva cité Rodier et Juliette sut que.,
depuis le mois de niai 1844, son amant « adorait » une autre femme.
Celle-ci avait joint aux lettres les plus explicites un mot affirmant que la
liaison durait toujours. Quand Juliette mesura, en parcourant cette
correspondance, l'étendue de son malheur et la profondeur de la trahison,
une sorte de folie s'empara d'elle. Elle quitta la cité Rodier et, les yçux
pleins de larmes, elle descendit les pentes de Montmartre, erra toute la
journée dans Paris et sur les quais de la Seine. Elle ne rentra chez elle
que le soir, épuisée, mais bien décidée à se retirer à Brest chez sa sœur et,
en attendant, à affronter Victor Hugo. Celui-ci fut bouleversé. Il ne nia
rien, demanda pardon, supplia Juliette de ne pas partir et fit serment qu'il
était disposé à lui sacrifier sa rivale. Le soir même Juliette confia ses
sentiments à la lettre suivante où elle parla à son «. pauvre adoré », puis à
Dieu :
Paris, 28 juin 1851.
Au nom de tout ce que tu as de plus sacré, au nom de ma
suprême douleur, mon bien-aimé, ne fais pas de fausse
gêné-rosïté avec moi, ne déchire pas ton propre cœur en
voulant épargner le mien. Ce sacrifice, quelque entier que tu le
fasses, rie me ferait pas une longue illusion et je sens que je ne
me pardonnerais pas d'en avoir été la dupe aux dépens de ton
propre bonheur.
J'aime mieux pleurer ton amour mort pour rnoi que de te
voir commettre le hideux sacrilège de faire faire à son cadavre
le simulacre de la vie. Je ne t'en voudrai pas, mon pauvre
idoré, pas plus que je n'en veux à mon enfant d'être morte,
elle aussi.
Maintenant, mon Dieu, si vous trouvez que le crime d'être
venue au monde à mon insu soit suffisamment expié, ayez
lirié de moi, ayez pitié de moi, mon Dieu, épargnez-moi cette
dernière goutte d'amertume de voir souffrir par ma faute
/homme que j'aime plus que la vie, plus que le bonheur, plus
que vos saintes joies du Paradis, laissez-le être heureux avec
me autre plutôt que malheureux avec moi, ô mon Dieu, je
vous le demande à mains jointes, laissez-lui son libre arbitre,
iimnez-lui la vraie générosité, inspirez-lui le vrai devoir,
i;cordez-lui le vrai bonheur, et je vous bénirai, et je me
résî-rzerai, sans me plaindre, à mon sort,
Je courbe ma tête sous l'influence de ce mois fatal, je me
::umets à toutes vos sévérités, mon Dieu, pourvu que vous
lussiez un bonheur de tous mes maux à l'homme que j'adorerai jusque par-delà cette vie.
JULIETTE»
MILLE ET UNE LETTRES D*AMOUH.
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Jerseyt 5 mars 1853, samedi midi.
Je suis dans une mauvaise veine, mon pauvre bien-aîmé f I
j'hésite à t'écrire, car, malgré moi, je laisserais déborder lu
tristesse qui m'étouffe.
J'ai eu tort de penser que la stupide créature qui me sert
pourrait aller impunément chez toi sans en devenir insupportable pour moi.
J'aurais dû prévoir que sa sotte vanité ferait bien vite
une comparaison à mon détriment entre l'honneur de te servir
et la médiocre considération de m'appartenir. Sans parler •du
plaisir qu'elle trouve à être dans une maison gaie et à faire de la
jordonnerie {jourdainnerie ?) avec l'autre servante.
Tout cela, en regard de ma pauvre maison solitaire, de rrm
triste personne délaissée, lui donne le droit, à ce qu'elle croit,
•d'être impertinente jusqu'à l'insolence et de se dispenser de
tout service envers moi. Cette illusion que je comprends dann
cette nature grossière, vaniteuse, ingrate et sotte, me rend mon
intérieur encore plus maussade et plus impossible à supporter.
Je sens que j'ai eu tort de déléguer mon dévouement à cette
créature qui s'en fait une arme contre moi et qui me blesse
dans ma dignité et dans ma délicatesse. J'aurais dû penser
que cela ne pouvait pas avoir un autre résultat. Pour qu'il en
fût autrement, il aurait fallu une fille qui comprît ce qu'il y
avait de bonté et de générosité, de vertu et de dévouement
dans mon procédé envers ta famille en cette circonstance et
qui, loin de m'en faire repentir par sotte impudence, m'en
honorât davantage et me respectât d'autant plus.
Malheureusement, ce n'est pas dans ces sortes de créatures
qu'on rencontre de bons sentiments. Aussi je suis punie comme
toujours pour t'avoir trop aimé. C'est triste à penser autant
qu'à dire et je regrette maintenant de m'être laissée aller à
cet épaiîchement.
JULIETTE.