UNIVERSITE DE LIMOGES FACULTE DES LETTRES ET DES

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UNIVERSITE DE LIMOGES FACULTE DES LETTRES ET DES
UNIVERSITE DE LIMOGES
FACULTE DES LETTRES ET DES SCIENCES HUMAINES
L’image de l’Occident dans les romans marocains d’expression
française postérieurs aux années 1950
Les Yeux baissés, Tahar Ben Jelloun Le Passé Simple, Driss Chraïbi Succession Ouverte, Driss Chraïbi La Mémoire tatouée, Abdelkhebir Khatibi Mémoire présenté par Clémence Le Parc-Lauzel
En vue de l’obtention du Master 1 de Lettres Modernes
Directeur de recherches :
Daniel Marcheix
2009
J’adresse mes remerciements à monsieur Marcheix, mon directeur de
recherche, pour sa disponibilité et ses conseils, à Rebecca pour m’avoir gentiment
prêté son ordinateur, à Simon pour ses connaissances informatiques, à ma mère et à
Mathilde pour l’intérêt qu’elles ont porté à mon travail ainsi que pour leurs
relectures attentives et à Tarik pour son soutien de tous les jours.
Sommaire INTRODUCTION ............................................................................................................................... 6
I.
L’ECRITURE SUBJECTIVE....................................................................................................... 8
A.
1.
2.
3.
Difficulté à dire «je» dans les romans maghrébins................................................................................ 8
Le contexte musulman maghrébin............................................................................................................ 8
Apparition timide d’un « je » dans les romans… ....................................................................................... 9
… facilitée par l’expression en langue française...................................................................................... 10
1.
2.
Qui est ce « je » ?............................................................................................................................... 10
Entre autobiographie, autofiction et fiction............................................................................................ 11
La subjectivité de l’auteur : un regard post‐exilaire ................................................................................ 14
B.
C.
Pourquoi ce « je » ? ........................................................................................................................... 15
1. Crédibilité, authenticité........................................................................................................................... 15
2. Témoignage ............................................................................................................................................. 15
3. L’écriture comme thérapie ...................................................................................................................... 16
II.
L’OCCIDENT DANS L’IMAGINAIRE MAROCAIN.........................................................18
A.
L’Occident colonisateur...................................................................................................................... 18
1. Un autre monde qui domine ................................................................................................................... 18
2. L’école française comme début de « dépossession » ............................................................................. 19
3. L’instruction française comme moyen d’accéder à l’émancipation........................................................ 21
B.
1.
2.
3.
4.
Représentation sensorielle de l’Occident............................................................................................ 22
Le temps .................................................................................................................................................. 22
Les couleurs ............................................................................................................................................. 23
La gastronomie ........................................................................................................................................ 23
L’espace ................................................................................................................................................... 24
1.
2.
Représentation axiologique de l’Occident .......................................................................................... 25
L’Occident rêvé........................................................................................................................................ 26
Expression d’une certaine méfiance par rapport à l’Occident ................................................................ 29
C.
III.
A.
L’OCCIDENT COMME ESPACE VECU .............................................................................31
1.
2.
3.
Désillusion par rapport aux idéologies................................................................................................ 31
Impression sensorielle confirmée ........................................................................................................... 31
Difficultés à trouver du travail................................................................................................................. 33
Désillusion par rapport aux valeurs humaines ........................................................................................ 33
1.
2.
Naissance de sentiments jusqu’alors insoupçonnés ............................................................................ 36
La solitude et le déracinement ................................................................................................................ 36
Découverte du racisme............................................................................................................................ 38
B.
3.
C.
La quête d’identité .................................................................................................................................. 39
Les impacts existentiels de l’Occident ................................................................................................ 45
1. Peut‐on parler de romans de formation ?............................................................................................... 45
2. Le héros après son expérience de l’Occident : récits d’apprentissages négatifs ?.................................. 46
3. Ambigüité du rapport à l’Occident .......................................................................................................... 50
CONCLUSION ...................................................................................................................................52
BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................................54
Introduction « L’un des apports fondamentaux de la littérature marocaine écrite en français est sans aucun doute la réflexion et le débat sur la nature des rapports que nous devons entretenir avec le monde occidental et sa culture »1. Cette citation du Marocain Lahcen Mouzouni pose d’emblée la question des rapports entre Orient et Occident et nous amène à nous interroger sur l’image de l’Occident, et plus particulièrement de la France, dans les romans marocains d’expression française. En effet, depuis la colonisation du Maroc en 1912, l’influence de l’Occident n’a cessé de se faire sentir. De plus, à partir des années 1950, une littérature du « je » commence à faire son apparition, soulevant ainsi la question de la corrélation entre le choix d’une écriture subjective et les configurations de cette représentation. C’est cette question que nous nous proposons d’aborder à travers l’étude d’un corpus constitué de quatre œuvres d’auteurs marocains qui ont en commun d’offrir des représentations de l’Occident filtrées par une subjectivité : Le Passé simple et Succession Ouverte de Driss Chraïbi, La Mémoire Tatouée d’Abdelkebir Khatibi et Les Yeux baissés de Tahar Ben Jelloun. Les deux œuvres de Driss Chraïbi, qui datent respectivement de 1954 et 1962, retracent le cheminement du jeune Marocain Driss Ferdi qui se révolte contre la théocratie de son père. Dans le premier roman, le jeune homme qui va à l’école française est très attiré par l’Occident et toutes les valeurs qu’il véhicule et s’envole donc, à la fin du livre, pour Paris. Dans le second, qui est comme une suite du premier, nous retrouvons le héros seize ans plus tard qui doit revenir au Maroc pour l’enterrement de son père. Ce second livre est une sorte de bilan, de ces seize années passées en Occident. La Mémoire Tatouée date de 1971 et narre comment le héros marocain s’est vu immergé, par sa scolarisation, dans la culture occidentale et est allé approfondir cette culture en France. Quant au roman de Tahar Ben Jelloun, qui date de 1991, nous suivons l’itinéraire d’une petite Marocaine et sa famille qui, poussées par la misère, émigrent à Paris. Nous nous demanderons alors, en nous appuyant sur ces quatre œuvres, dans quelle mesure le choix narratif d’une écriture subjective implique une certaine vision de l’Occident 1
Lahcen Mouzouni, Le Roman marocain de langue française, Paris : Publisud, 1987. p. 135. Page | 6 et permet de dessiner un parcours existentiel dans les romans marocains d’expression française, postérieurs aux années 1950. Cette étude s’articulera autour de trois parties. Dans la première nous verrons qu’il s’agit, pour les quatre romans de notre corpus, d’une écriture plus ou moins subjective selon les cas et nous nous interrogerons sur cette subjectivité après en avoir souligné la particularité. Dans un deuxième temps sera exposé le statut occupé par l’Occident dans l’imaginaire marocain avant son expérimentation. Comment les Marocains perçoivent‐il l’Occident et plus particulièrement la France ? Enfin, la dernière partie soulèvera la question des impacts existentiels pour ceux qui ont expérimenté l’Occident. Comment les Marocains considèrent‐ils ce monde maintenant qu’ils l’ont vécu ? Correspond‐il toujours à l’image qu’ils s’en étaient faite ou cette image a‐t‐elle évolué ? Et dans quel sens ? Plutôt vers une perception méliorative ou au contraire vers un désenchantement ? Page | 7 I.
L’écriture subjective Notons tout d’abord que nos quatre œuvres ont en commun d’être écrites à la première personne du singulier. Le recours au « je » n’est pas anodin et implique d’une façon ou d’une autre, une certaine subjectivité de l’auteur. Cependant, cette affirmation du « moi », chez les auteurs maghrébins, n’est pas aussi évidente que chez les auteurs occidentaux. A.
Difficulté à dire «je» dans les romans maghrébins 1.
Le contexte musulman maghrébin Effectivement, il existe un écart considérable entre la vision moderne, occidentale de l’individu et les images traditionnelles que connaît toujours le Maghreb et notamment le Maroc. La culture maghrébine n’accorde nulle place à l’individu ; le sujet, le « je », n’existe pas en tant que personne indépendante et autonome. L’homme est vu en tant que partie indifférenciée d’une collectivité fortement structurée, soumise à des forces supérieures de l’ordre sacré. C’est en effet l’homme social qui compte avant tout dans les attitudes et les conduites traditionnelles reçues par la communauté. L’individu ne doit pas se singulariser. [...] La solidarité et l’éthique du groupe entrainent l’uniformatisation et le conformisme, freinant l’affirmation du « je » et de la personnalité. 2. D’après un historien tunisien, Hichem Djaït, « l’islam a ignoré le moi [...] il est resté lié à un type de moi où la totalité de l’homme n’est pas reconnue, où l’homme n’est homme qu’en tant qu’il est croyant »3. Ainsi, les cultures musulmanes n’ont pas développé la notion d’individualité, mais plutôt celle d’étroite appartenance et interdépendance de chacun au tissu social qui l’englobe. La notion d’appartenance à la communauté des croyants, la oumma, est essentielle. On comprend alors aisément que dans ce type de société, l’écriture du « je » soit difficilement envisageable. 2
Jean Dejeux. « L’émergence du « je » dans la littérature maghrébine de langue française ». In Association pour l’étude des littératures africaines et le Centre d’études littéraires francophones et comparées, Université Paris‐
Nord, Autobiographies et Récits de Vie en Afrique. Paris : L’harmattan, (Itinéraires et contacts de Cultures, vol.13. 1er semestre) 1991, 173 p. (p. 24). 3
Idem. Page | 8 2.
Apparition timide d’un « je » dans les romans… Toutefois, le « je » commence peu à peu, à partir des années 1950, à apparaître dans les romans maghrébins. Cette émergence du « je » est largement due à l’influence de l’Occident. En effet, cela s’explique [d]’une part, d’une manière très large, par les changements qu’elle entrainait par sa présence autrefois dans les pays du Maghreb : destruction des tribus, instauration de l’état civil, autres modes de relations entre les individus, éclatement de la grande famille traditionnelle, situations de crise dans la société et dans la famille, [...] urbanisation rapide et mobilité des groupes, voyages à l’étranger et sortie de la petite patrie, anomie et affaiblissement des soutiens pour l’individu de la loi clôturante et du groupe large. D’autre part, à travers les études poursuivies depuis l’école primaire, jusqu’au collège, lycée, école normale et même université, et, en même temps, les lectures durant les humanités, les individus ont été séduits par d’autres modèles que ceux contraignants du groupe soutenant certes ses membres, mais aussi les contrôlant, les castrant pour ainsi dire dans le giron maternel. Cette contrainte même poussait à la libération. 4 Ainsi, influencée par l’Occident, l’affirmation personnelle du « je » est bien réelle. Toutefois, le « nous » est souvent impliqué dans le « je ». Gilles Charpentier parle alors de « noussoiement personnel »5 c’est‐à‐dire que le « nous » de la communauté intervient souvent dans le « je ». Cela soulève déjà la problématique de l’identité que nous aborderons plus tard, à savoir que les Marocains sont pris entre deux cultures, deux influences : l’Orientale et l’Occidentale. Les héros des romans ne représentent pas purement et simplement des destins individuels [...]. Sans doute des héros sont‐ils mal dans leur peau [c’est le cas de Driss Ferdi dans l’œuvre de Chraïbi] sans doute certains paraissent‐ils prendre des distances à l’égard d’une société qu’ils ne supportent plus ou mal, mais les ponts [...] ne sont jamais rompus. Le cordon ombilical, pour reprendre Kateb Yacine, n’est jamais complètement coupé. Le « nous » qu’ils cachent dans leur « je » est toujours celui qu’ils opposent à l’Occident : « Quand je danse devant toi, Occident, sans me dessaisir de mon peuple, sache que cette danse est de désir mortel », écrit Abdelkebir Khatibi dans La Mémoire Tatouée en 1971. Il y a « nous » et les autres. Comme le dit Abdallah Laroui : « C’est par rapport à l’Autre que les Arabes se définissent. Cet Autre est l’Occident ». Il y a donc « nous » et « vous ». Même 4
Ibidem, p. 25. Gilles Charpentier, Evolution et structures du roman maghrébin de langue française, Université de Sherbrooke, Québec, 1997. p. 430. In Jean DEJEUX. « L’émergence du « je » dans la littérature maghrébine de langue française ». In Association pour l’étude des littératures africaines et le Centre d’études littéraires francophones et comparées, Université Paris‐Nord, Autobiographies et Récits de Vie en Afrique, op cit., p. 28. 5
Page | 9 quand le romancier dit « je », il ne fait pas abstraction de l’identité fondamentale maghrébine. Il s’affirme comme personne, mais située politiquement et culturellement.6 3.
… facilitée par l’expression en langue française Ajoutons que si l’apparition du « je » dans les romans maghrébins se fait sous l’influence de l’Occident, elle est aussi facilitée par l’utilisation de la langue française pour les romans que nous étudions. En effet, le recours à la langue étrangère permet de se libérer des contraintes communautaires et de passer outre au surmoi des parents et de la société. Cela permet de dépasser les tabous et les interdits. De plus, le français a déjà servi à des générations d’écrivains à se décrire eux‐mêmes en tant qu’individualités dans une société sans hiérarchie. La conquête du français, bien qu’étant la langue du colonisateur, était le seul moyen, pour un écrivain marocain ayant fréquenté l’école française ‐ comme c’est le cas de nos auteurs ‐ de se dire librement, d’utiliser un discours interdit : celui du « moi ». Jean Dejeux l’explique ainsi : [...] le romancier ou l’auteur du récit de vie s’exprime en français : la langue étrangère qui permet de sortir de la fusion maternelle, du surmoi parental et de celui du groupe. Le français permet la transgression des tabous et de la loi du groupe. Par la langue dite marâtre, le romancier désintègre la langue maternelle, sort du « nous » et de la matrice et échappe à la fusion incestueuse .7 B.
Qui est ce « je » ? Après avoir envisagé les effets liés à l’utilisation de la première personne du singulier, demandons‐nous qui se cache derrière ce « je ». Effectivement, si le narrateur utilise la première personne du singulier, cela signifie‐t‐il pour autant que le narrateur et l’auteur sont la même personne ? Et donc, s’agit‐il toujours d’une autobiographie ? 6
Jean DEJEUX. « L’émergence du « je » dans la littérature maghrébine de langue française ». In Association pour l’étude des littératures africaines et le Centre d’études littéraires francophones et comparées, Université Paris‐
Nord, Autobiographies et Récits de Vie en Afrique, op cit., p. 28. 7
Ibidem, p. 29. Page | 10 1.
Entre autobiographie, autofiction et fiction Rappelons la définition de l’autobiographie, telle qu’elle est donnée par Thomas Clerc. Ce qui fonde l’autobiographie selon lui est que « sa différence intrinsèque avec la fiction passe par la référence à une première personne empirique et non à un personnage imaginaire ». De plus, il faut que le nom propre qui figure sur la couverture du livre corresponde au nom du personnage représenté par le pronom « je ». « Dans une autobiographie, l’auteur est donc à la fois le sujet et l’objet du texte »8. Philippe Lejeune, parle aussi d’un « pacte autobiographique ». Il s’agit de l’engagement que prend un auteur de raconter sa vie (ou une partie, ou un aspect de sa vie) dans un esprit de vérité. Il s’oppose au pacte de fiction. Quelqu’un qui vous propose un roman (même s’il est inspiré de sa vie) ne vous demande pas de croire pour de bon à ce qu’il vous raconte, mais simplement de jouer à y croire. [...]9. Cet engagement de dire la vérité sur soi se reconnaît parfois au titre : Mémoires, Souvenirs, Histoire de ma vie... Parfois au sous‐titre (« autobiographie », « récit », « souvenirs », « journal »), et parfois simplement à l’absence de mention « roman ». […] Enfin, très souvent, le pacte autobiographique entraine l’identité de nom entre l’auteur dont le nom figure sur la couverture, et le personnage dont l’histoire est racontée dans le texte .10 Après avoir ainsi éclairé la notion d’autobiographie, nous pouvons affirmer que l’œuvre d’Abdelkebir Khatibi est la seule véritable autobiographie de notre corpus. En effet, le titre : La Mémoire tatouée, et le sous‐titre : Autobiographie d’un décolonisé, révèlent d’eux‐mêmes le genre de l’œuvre par les termes de « Mémoire » et d’ « Autobiographie ». De plus, il y a bien correspondance entre le nom de l’auteur et le nom du protagoniste puisque notre auteur se prénomme Abdelkebir et écrit à la première page de son livre : « Né le jour de l’Aïd El Kebir, mon nom suggère un rite millénaire»11. De plus, certaines phrases revêtent bien un caractère autobiographique ; nous pouvons citer, entre‐autres : « Je naquis au début de la guerre et mon père mourut juste après sa fin »12 ; « Enchaînons par un souvenir lointain. Vers 8
Thomas Clerc, Les Ecrits personnels, Hachette Livre, coll. « Ancrages », Paris, 2001. (127 p.) p. 20‐21. Philippe Lejeune, Signes de vie : Le Pacte autobiographique 2, Editions du Seuil, Paris, 2005. (274 p.) p. 31‐32. 10
Idem. 11
Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée : Autobiographie d’un décolonisé, Paris : Denöel, 1971. (192 p.) 12
Ibidem, p. 14. 9
Page | 11 quatre ans, je fus surpris [...] »13 ; il intitule un chapitre « Adolescence à Marrakech »14 ; et à la fin de son livre il écrit que « [c]ette vie racontée n’a rien d’exemplaire, sans doute. Acceptons qu’écrire sur soi […] »15. Pour ce qui est du reste du corpus, les choses sont moins évidentes. En effet, attardons‐nous sur Driss Chraïbi et ses deux romans, Le Passé simple et Succession Ouverte, que nous pourrions considérer comme un seul et même roman puisque Succession Ouverte se veut être la suite du Passé Simple. Pour ces deux romans, nous pouvons parler de ce que Dominique Viart et Bruno Vercier appellent « une tendance du champ autobiographique : celle qui consiste à simplement transgresser la frontière entre roman et écriture de soi – ce serait à proprement parler l’autofiction : parler de soi comme d’un autre. »16. Thomas Clerc, parle de ce « monstre théorique » comme d’un « mixte entre roman et autobiographie »17. De plus, il ajoute la définition que donne Marie Darrieussecq : « Récit à la première personne se donnant pour fictif mais où l’auteur apparait homodiégétiquement sous un nom propre et où la vraisemblance est un enjeu maintenu par de multiples « effets de vie ». »18. Ainsi, « l’esthétique autofictionnelle à la première personne correspond à un double bouleversement. D’une part, elle tend à confondre la fiction et la réalité narrative, laquelle souligne combien il est, en son texte, lui‐même et un autre, le lecteur et le scripteur de sa propre vie. »19. C’est bien ce qui se passe dans Le Passé simple et Succession Ouverte. En effet, il s’agit pour ces deux œuvres d’autofictions puisque, pour citer Houaria Kadra‐Hadjadji, « l’œuvre de Chraïbi […] plonge ses racines dans le vécu de son créateur. »20. Ainsi, de très nombreuses similitudes se trouvent entre la vie de Driss Ferdi et celle de Driss Chraïbi, mais tout n’est pas véridique, la fiction jouant son rôle. Parmi les nombreuses similitudes, nous pouvons relever la plus évidente qui est celle des noms. Le héros s’appelle Driss Ferdi, son père Haj Fatmi Ferdi et le nom de sa mère est Zwitten. Rappelons alors le nom de notre 13
Ibidem, p. 21. Ibidem, p. 65. 15
Ibidem, p. 191. 16
Dominique Viart, Bruno Vercier, La Littérature française au présent : Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005, p. 39. 17
Thomas Clerc, Les Ecrits personnels, op. cit., p. 71. 18
Marie Darrieussecq, Poétique n◦107, p.192. 19
Sébastien Hubier, Littératures intimes : les expressions du moi, de l’autobiographie à l’autofiction, Paris : Armand Colin, 2005. (154 p.) p. 127. 20
Houaria Kadra‐Hadjadji, Contestation et révolte dans l’œuvre de Driss Chraïbi, Paris : Publisud, 1986. (358 p.) p. 20. 14
Page | 12 auteur : Driss Chraïbi, de son père : Haj Fatmi Chraïbi et de sa mère : H. Zwitten. Nous savons aussi que le romancier fut pensionnaire à l’école Guessous. Relevons alors cette phrase du Passé Simple où le Seigneur s’adresse à son fils: « Sais‐tu pas ce qu’il est advenu d’Adjelil, ton ancien professeur à l’école Guessous ? »21. L’œuvre de Kadra Hadjadji nous apprend que « de tous ses frères, Driss [Chraïbi] préférait Hamid, le dernier né. Hamid s’asseyait en face de lui et l’écoutait attentivement, puis il récitait les leçons avec lui : déclinaisons latines, histoire, géographie, poèmes allemands »22. C’est bien ce qui est relaté dans Le Passé simple : Et je lui rappelai qu’Hamid n’avait jamais été à l’école. Nous avions notre petit monde à nous deux, bien caché, bien coquet, bien frêle. Avec moi, il récitait : Rosa alba, rosam albam, rosae albae… ou les yeux mis‐clos et les mains croisées, chantait des strophes allemandes : Ich Hatt’en Kameraden ‘En bessern findst du nicht… Parce que j’apprenais l’allemand et le latin ».23 Ces similitudes entre l’écrivain et son personnage fictionnel, ne sont que quelques‐unes parmi de nombreuses autres, mais nous pouvons aussi mettre en lumière certains éléments de la fiction comme, par exemple, la mort du petit frère Hamid. Dans le roman, le personnage meurt à l’âge de neuf ans d’une hémorragie provoquée par les coups donnés par le Seigneur et ce dernier évoque la méningite pour camoufler cet assassinat. Le Hamid Chraïbi, frère de notre auteur, est bien mort à neuf ans, mais d’une méningite foudroyante. La méningite est dans les faits, la vraie raison de sa mort et Haj Fatmi Chraïbi n’y est pour rien. Ainsi, pour les deux œuvres de Driss Chraïbi, nous pouvons citer Kadra‐Hadjadji qui parle d’une « reconstruction du réel sur le mode onirique et fantasmatique. »24 . Pour ce qui est de l’œuvre de Tahar Ben Jelloun, Les Yeux baissés, il est clair que le « je » est un « je » fictif et qu’il ne s’agit absolument pas d’une autobiographie mais bel et bien d’une fiction. Toutefois, les choses semblent plus complexes que cela car s’il s’agit d’un récit fictif, Tahar Ben Jelloun y glisse tout de même des éléments réels et profite de la fiction pour témoigner et dénoncer la vie des immigrés maghrébins en France. Il nous décrit à travers la parole de son héroïne Fathma, la difficulté d’adaptation, la misère et le racisme. Ce récit est un subtile mélange d’éléments fictionnels et d’éléments empruntés à son expérience personnelle puisque Tahar Ben Jelloun a fait des recherches, a enquêté et s’est renseigné 21
Driss Chraïbi, Le Passé simple, Paris : Denoël, 1986. (273 p.) p. 61. Houaria Kadra‐Hadjadji, Contestation et révolte dans l’œuvre de Driss Chraïbi, op. cit., p. 23. 23
Driss Chraïbi, Le Passé simple, op.cit., p. 118. 24
Houaria Kadra‐Hadjadji, Contestation et révolte dans l’œuvre de Driss Chraïbi, op. cit., p. 53. 22
Page | 13 auprès d’immigrés maghrébins. Il est d’ailleurs, lui‐même un immigré marocain. Le « je » utilisé n’est donc pas celui de l’auteur, mais il est d’autant plus efficace qu’il est celui d’une petite fille attachante et courageuse que le lecteur voit évoluer tout au long du roman. A ce sujet, Rachida Saigh Bousta écrit : Pour Ben Jelloun, il s’agissait de faire de la fiction avec des matériaux de la réalité et de reconnaitre à la littérature sa fonction primordiale, celle de « cambrioler » le réel apparent. C’est d’ailleurs une attitude quasi‐permanente chez notre écrivain qui puise dans les non‐
25
dits de la culture qu’il réinvestit dans une trame fictionnelle. 2.
La subjectivité de l’auteur : un regard post­exilaire Il est important de préciser, comme le font Dominique Viart et Bruno Vercier, que « le « je » qui écrit n’est plus le même que celui qui a vécu les événements racontés. »26. En effet, les auteurs nous racontent une jeunesse faite d’espoirs et de désillusions, mais lorsqu’ils l’écrivent, les désenchantements auxquels ils font allusion font partie de leur bagage expérimental, ils les ont vécus. Une certaine subjectivité influence alors forcément leur écriture. En effet, l’exil auquel ils font allusion a été vécu par eux‐mêmes et le regard qu’ils portent sur l’Occident et l’impression qu’ils ont maintenant de cet Occident sont post‐
exilaires. Lahcen Mouzouni relève deux attitudes qui correspondent aux écrivains qui nous concernent : 1‐ L’attitude des écrivains qui ont cru dans un premier temps aux valeurs du monde occidental et se sont jetés dans ses bras. 2‐ L’attitude qui procède à une analyse de soi et de l’Autre sans tomber ni dans l’apologie ni 27
dans la critique systématique et le dénigrement. D’après cette distinction, nous pouvons assimiler Driss Chraïbi à la première attitude et Abdelkebir Khatibi à la seconde. Effectivement, nos écrivains nous font part, à travers leurs œuvres, de leur expérience de Marocains ayant vécu en France, avec tous les espoirs et les désillusions que cela a entrainé. Jean Dejeux écrit à propos des écrivains maghrébins : 25
Rachida Saigh Bousta, Lecture des récits de Tahar Ben Jelloun : écriture, mémoire et imaginaire. Casablanca : Afrique‐Orient, 1999. (190 p.) p. 17. 26
Dominique Viart, Bruno Vercier, La Littérature française au présent : Héritage, modernité, mutations, op. cit. p. 46. 27
Lahcen Mouzouni, Le Roman marocain de langue française. Paris : Publisud, 1987. (203 p.) p. 137. Page | 14 Du fait qu’on a affaire à deux univers qui se rencontrent à travers les termes « Maghreb » et « langue française », il faut penser à l’intertextualité et à l’interpénétration des cultures. Ces romans ne sont pas écrits par des auteurs fermés, calfeutrés sur eux‐mêmes. Ils ont lu, voyagé, expérimenté le monde, ouvert les fenêtres28. Pour finir sur la subjectivité, ajoutons que Jean‐Paul Sartre dans la préface du livre d’Albert Memmi, Portrait du colonisé, parle de « mise en forme d’une expérience »29. C.
Pourquoi ce « je » ? Demandons‐nous alors pourquoi les écrivains ont recours au « je ». Quel est leur objectif lorsqu’ils écrivent à la première personne du singulier ? 1.
Crédibilité, authenticité Tout d’abord, nous pouvons supposer qu’il s’agit d’un souci de crédibilité et d’authenticité. En effet, l’utilisation du « je » apporte un certain poids au discours du narrateur puisque le lecteur a alors conscience de lire le récit d’une expérience racontée par celui‐là même qui l’a vécue et non par une tierce personne. Pour reprendre une expression de Philippe Lejeune, le narrateur raconte « ce qu’il est le seul à pouvoir nous dire ». Mais si la crédibilité des propos peut expliquer le recours au « je », il existe des raisons plus profondes telles que la volonté de porter un témoignage. 2.
Témoignage En effet, il s’agit de témoigner de sa propre existence et de sa propre expérience de l’Occident. De plus, le témoignage s’accompagne pour chaque œuvre de notre corpus, de dénonciations. Dénoncer le racisme, la misère, la désillusion, la perte d’identité… Nous pouvons citer Mansour M’henni qui écrit que chez Tahar Ben Jelloun, « la parole se construit comme une écriture « enracinée dans un au‐delà du langage » (Roland Barthes), qui n’est 28
Jean Dejeux, La Littérature maghrébine d’expression française, P.U.F. Coll. « Que sais‐je ? », Paris, 1992. (127 p.) p. 95. 29
Albert Memmi, Portrait du colonisé, Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1973. (179 p.). Page | 15 autre que l’intention de témoigner. ». Il ajoute plus loin que l’écrivain procède à une écriture de « la révélation, de la dénonciation, du témoignage » 30. A travers l’histoire de Fathma, Tahar Ben Jelloun veut donc dénoncer ce qu’il a vu vivre par des exilés marocains, c’est‐à‐dire la dépossession de l’identité, l’aliénation, la misère et le racisme. D’après les propos de Houdaïfa El‐Tayeb, « Tahar Ben Jelloun s’affirme comme le porte‐voix des immigrés sans voix.»31. Abdelkebir Khatibi lui, s’applique plutôt à témoigner qu’à dénoncer et Driss Chraibï dénonce cette désillusion brutale pour ce qui est des valeurs véhiculées par l’Occident. Cette idée de témoignage est d’ailleurs explicitée dans Le Passé simple : ‐ Parfait ! a conclu Roche. Garde cela pour toi, bien ancré en ta mémoire, cultives‐en chaque fait, chaque incidence. Plus tard, lorsque ton vocabulaire comportera quelque 8000 mots et lorsque le recul aura suffisamment aiguisé cette révolte, tu pourras en faire un roman.32 Il s’agit donc de communiquer son expérience à autrui. Thomas Clerc écrit à ce sujet : « on dira que l’écriture de soi, dépassant l’en‐soi, devient un pour‐autrui.»33. 3.
L’écriture comme thérapie Si nos auteurs utilisent le « je » pour témoigner et le font donc « pour‐autrui », notons qu’ils le font aussi pour eux‐mêmes. En effet, il s’agit d’un travail personnel sur soi et pour soi ; cela peut être pour répondre à une quête d’identité, pour essayer de mieux se connaître, mieux se comprendre, faire un travail d’introspection en revenant sur son passé. En effet, citons une nouvelle fois Thomas Clerc qui écrit que selon Jean Starobinski, “toute autobiographie – se limitât‐elle à une pure narration – est une auto‐interprétation ”. La connaissance de soi est l’un des principaux buts poursuivis par les autobiographes, qui pensent que “ le seul qui puisse dire vrai sur je est je : pétition de principe radicale au principe de toute autobiographie.” (Ph. Le Jeune).34 D’après Sébastien Hubier, « l’enjeu commun à toutes les écritures du moi est de connaitre et expliquer ce qui fait la singularité d’un individu »35. Nous pouvons encore citer Lahcen Mouzouni qui explique que « l’autobiographie n’est plus dans ce cas un retour 30
Mansour M’henni, Tahar Ben Jelloun : Stratégies d’écriture, Paris : L’harmattan, 1993. (148p.) p. 12‐13. Houdaïfa El‐Tayeb. /Tahar ben Jelloun, l’écrivain public/. [en ligne]. La Vie éco, 23 mars 2009. 32
Driss Chraïbi, Le Passé simple, op. cit., p. 198. 33
Thomas Clerc, Les Ecrits personnels, op. cit., p. 57. 34
Thomas Clerc, Les Ecrits personnels, op. cit. , p.53. 35
Sébastien Hubier, Littératures intimes, op.cit., p.129. 31
Page | 16 nostalgique à un paradis perdu mais un prétexte pour une rétrospection de soi, une réflexion d’ordre politique sur chaque événement de l’enfance. »36. Nous aborderons plus tard le thème de la perte d’identité, mais l’autobiographie est aussi une façon de s’en guérir. Ainsi, Jacques Noiray écrit que « le projet fondamental de l’autobiographie sera donc de récupérer une identité menacée par le “dédoublement furieux” 37 qu’impose la double culture. C’est ici que la littérature apporte son secours. »38. Ainsi, « l’écrivain colonisé s’analyse, se vide de ses obsessions, se met en question, dresse des bilans. Déraciné ou déchiré, il raconte comment il devient étranger à sa société, comment il éprouve une violente nostalgie de l’identité. »39. Pour Driss Chraïbi, Houaria Kadra‐Hadjadji souligne bien cet aspect thérapeutique de l’écriture puisqu’il écrit que « son premier roman est une transposition de son drame, une tentative de l’assumer et de le dépasser : il avait écrit Le Passé simple, dit‐il en substance, pour régler un compte avec la vie »40. Précisons enfin que cette idée de thérapie par l’écriture du « je » ne s’applique qu’aux œuvres de D. Chraïbi et d’A. Khatibi puisque ceux‐ci nous livrent leur vie ou parties de leur vie. Etant donné que l’œuvre de Tahar Ben Jelloun parle d’un personnage fictif et d’une expérience qu’il n’a pas vécue, la notion d’introspection ne peut s’appliquer à son œuvre. Ainsi, l’écriture subjective des auteurs marocains révèle une certaine vision de l’Occident puisque les écrivains ont recours au « je » comme à une thérapie, comme si leur expérience de l’Occident avait laissé des marques, des blessures profondes. Comment expliquer cette terrible empreinte de l’Occident ? 36
Lahcen Mouzouni, Le Roman marocain de langue française, op. cit., p. 131. Abdelkhebir Khatibi, La Mémoire Tatouée, op. cit., p.57. 38
Jacques Noiray, Littératures francophones, I‐ Le Maghreb, Paris : Belin, 1986 (192 p.) p.119. 39
Abdelkebir Khatibi, Le Roman Maghrébin, Rabat : SMER, 1979, (149 p.) p. 79. 40
Houaria Kadra‐Hadjadji, Contestation et révolte dans l’œuvre de Driss Chraïbi, op. cit., p. 313. 37
Page | 17 II.
L’Occident dans l’imaginaire marocain Cela tient d’une part à l’omniprésence de l’Occident au Maroc depuis la colonisation en 1912 et d’autre part, à une rupture entre la représentation que les Marocains se font de l’Occident – notamment de la France pour ce qui est de notre corpus – et l’expérience réelle qu’ils en font. Mais précisons avant tout que « l’Occident dans ce genre de romans ne désigne pas un lieu neutre mais les pays ex‐coloniaux des pays arabes et en particulier leur civilisation et leur culture. De même, un pays arabe désigne la totalité du monde arabe. »41. A.
L’Occident colonisateur 1.
Un autre monde qui domine L’Occident est avant tout pour les Marocains, le colonisateur, un autre monde qui se caractérise par son occupation, sa domination du territoire. La première représentation du Français est donc celle d’un colon, d’un envahisseur, d’un ennemi. Ainsi, il est fait allusion dans Les Yeux baissés à un Marocain qui travaillait pour les Français en ces termes : « Mais Abbas […], travaillait pour les colons. Il collaborait avec l’envahisseur. »42. De même, dans Succession Ouverte, un frère du héros lui reproche son départ pour la France qu’il voit comme une fuite et une trahison : « Tu te révoltes contre ton père et t’en vas vivre chez nos ennemis. »43. Enfin, dans La Mémoire tatouée, de nombreux passages montrent cette vision de « l’Occident colonial »44 : « On connait l’imagination coloniale : juxtaposer, compartimenter, militariser, découper la ville en zones ethniques, ensabler la culture du peuple dominé. En découvrant son dépaysement, ce peuple errera, hagard, dans l’espace brisé de son histoire. »45. A. Khatibi rapporte même des propos de sa mère sur ce sujet: « Les Français qui nous colonisaient, dit ma mère, ressemblent, au moment de l’indépendance, aux enfants séparés du sein maternel. Pour ma mère, seule cette séparation pouvait expliquer la 41
Ahrazem Abdelouahid, Tomiche Nada (dir.). L’image de l’Occident dans le roman marocain (récit de référence : Al‐Mara wa l‐warda) (336 p.) Thèse de doctorat, IOAN, Paris : Université Paris III. p. 31. 42
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux baissés, Paris : Seuil, 1997. 127 p. (coll. Points ; 359) p. 174. 43
Driss Chraïbi, Succession Ouverte, Paris : Denoël, 1979. 184 p. (coll. Folio ; 1136) p. 150. 44
Abdelkhebir Khatibi, La Mémoire tatouée, op. cit., p. 61. 45
Ibidem, p. 46 Page | 18 folie de nos agresseurs. »46. Il parle plus loin « [d]es hommes qui [l]e colonisaient et leurs enfants […] »47 et rapporte ces propos dont l’auteur n’est pas nommé : « […] rappelle‐toi ton oncle paysan, engagé pendant la seconde guerre mondiale aux côtés de ceux qui nous dominent. »48. Ainsi, c’est une vision du Français ennemi, colonisateur, agresseur, envahisseur qui ressort. Mais, comme l’explicite cette dernière citation de La Mémoire tatouée, l’invasion ne concerne pas seulement le territoire, mais aussi la culture des Marocains, il s’agit « d’ensabler la culture du peuple marocain ». 2.
L’école française comme début de « dépossession » En effet, en imposant aux enfants du pays un enseignement donné en français par les Français, les jeunes Marocains se voient immergés dans une culture qui n’est pas la leur et c’est alors que commence le processus d’acculturation. Il s’agit, selon la définition du Petit Robert 2006 d’un « processus par lequel un groupe humain assimile tout ou partie des valeurs culturelles d’un autre groupe. »49. Lahcen Mouzouni parle à propos de cela de « violence linguistique » : Elle envahit les personnages des romans dès leur entrée à l’école franco‐marocaine. Ressemblant en cela à Driss Ferdi [héros du Passé Simple et Succession Ouverte], le narrateur de La Mémoire tatouée50, devient « une conscience dégradée, jetée dans la mécréance » (p. 18) et commence le cycle de la dépossession. On lui apprend La Marseillaise et à agiter le drapeau tricolore. C’est ainsi que la langue française « le dévore » (p. 55) progressivement et le dépayse. Au cours de la séance de lecture, l’enfant‐
narrateur apprend l’existence de certaines scènes typiquement françaises qui ne cadrent pas avec son univers quotidien. On lui parle dans les livres de la neige, de l’hiver alors qu’il fait chaud dans son pays. C’est de cette manière que la langue française arrive à acculturer l’individu 51. Ainsi, nous pouvons citer de nombreux extraits explicitant cette acculturation : Flanque‐toi d’un petit drapeau tricolore, voici le Résident général, Juin, l’Immortel, l’Académie tohu‐bohu […] discipline‐toi sur le trottoir, sous le commandement unique de 46
Ibidem, p. 14. Ibidem, p. 22. 48
Ibidem, p. 63. 49
Josette Rey‐Debove, Alain Rey, Le Nouveau Petit Robert 2006. Paris : Dictionnaire Le Robert, mai 2005 (entrée : « acculturation »). 50
Abdelkhebir Khatibi, La Mémoire tatouée, op. cit . 51
Lahcen Mouzouni, Le Roman marocain de langue française, op. cit., p. 132. 47
Page | 19 ton institutrice, agite le tricolore, tricolore‐toi ; la Marseillaise est une prouesse, ton premier chant qui te montre cette marche militaire[…]52 […] parler dans nos rédactions de ce qui se disait dans les livres, du bois brûlant dans la cheminée, sous le regard malin de Médor, partir dans la neige quand on imaginait difficilement son existence. Médor s’abritait sous un nom arabe. Cela ne changeait rien à notre culpabilité, on se sentait des enfants conçus en dehors des livres dans un imaginaire anonyme.53 La fin de cette citation soulève un problème important que nous aborderons plus tard : celui de l’identité. Ajoutons que les auteurs étudiés par les élèves marocains sont bien évidemment des auteurs français, ce qui fait que la seule culture littéraire qu’ils auront sera une culture française. Ainsi, le poète favori d’A. Khatibi semble être Baudelaire :« […] tu commenteras, avec le feu et les étoiles, un seul poème. Baudelaire de ta préférence. »54, lorsqu’il rêvasse, c’est pour s’identifier au héros de Stendhal : « [l]e soir où j’étais Julien Sorel, comme tout adolescent rencontré dans la littérature […] »55, Racine et Corneille sont des auteurs qui l’ennuient : « Les personnages cornéliens dont j’enjambais souvent la tirade héroïque me laissaient un ennui d’acier. […] Je nomme l’équilibre entre Racine et Corneille »56 ; « Hugo qui m’était cher »57 et enfin, lorsqu’il écrit, ses auteurs référents sont Prévert, Mallarmé, Valéry ou Eluard : « En imitant Prévert, je finissais mon poème par une pirouette semblable […] »58; « Je m’attaquais aux auteurs difficiles, Mallarmé, Valéry, sans oublier la douceur si proche d’Eluard. »59. Cette acculturation, cette dépossession passe par l’enseignement, mais aussi par les vêtements. En effet, il faut aller à l’école habillé à l’européenne, ce que le Seigneur déteste pour son fils dans Le Passé simple : « […] parce que mes vêtements sont européens et que je suis presque européanisé. » 60. Je retrousse mon pantalon, je défais ma cravate, l’accroche à un clou. Seulement alors, je peux prendre place sur le seddari. – Nous comprenons que tu sois vêtu à l’européenne, a 52
Abdelkhebir Khatibi, La Mémoire tatouée, op. cit . p.56. Ibidem, p. 58. 54
Ibidem, p.77. 55
Ibidem, p. 82. 56
Ibidem, p. 85. 57
Ibidem, p. 87. 58
Ibidem, p. 89. 59
Ibidem, p. 114. 60
Driss Chraïbi, Le Passé simple, op. cit., p.15. 53
Page | 20 décrété un jour le Seigneur. En djellaba et chéchia, tu ferais, au lycée, figure de chameau en plein pôle nord. Seulement, de retour ici, ne blesse pas nos yeux : pas de cravate, pas de pantalons longs, retrousse‐les jusqu’aux genoux, en golf, à la façon des Turcs.61 Pour finir, cette phrase de Succession Ouverte résume parfaitement l’acculturation des jeunes Marocains par l’Occident ainsi que ses effets, puisque cela a donné envie à Driss Ferdi de quitter son Maroc natal pour expérimenter l’Occident : Et voici : j’étais issu de l’Orient et des traditions de l’Orient. J’avais été instruit et éduqué dans des écoles d’Occident. Et non seulement la greffe avait pris, mais l’arbre n’avait jamais donné autant de fruits. Je l’ai alors pris à deux bras et je suis parti vers cet Occident d’où venaient toutes sortes de greffes.62 3.
L’instruction française comme moyen d’accéder à l’émancipation « Justement le fils proclame son occidentalisme pour en faire un instrument de libération »63. Cette remarque qui s’applique au Passé Simple – le « fils » étant D. Ferdi – met la lumière sur un autre aspect de la colonisation qui est l’émancipation par l’instruction française. Paradoxalement, l’immersion dans la langue et la culture françaises serait alors à la fois un facteur aliénant, comme nous venons de le voir, et émancipateur puisque par cette instruction, les jeunes Marocains acquièrent un savoir que leurs parents n’ont pas. Ces derniers perdent alors une part de supériorité et donc de contrôle sur leurs enfants. Cet extrait des Yeux Baissés l’explicite parfaitement : Mes parents n’étaient pas satisfaits de mon comportement. J’étais, pour eux, l’espoir et la clé d’un monde extérieur. Je leur lisais les lettres, je remplissais les formulaires, je leur expliquais le journal, je leur servais d’interprète, j’étais devenue indispensable, je ne dépendais plus d’eux, mais eux dépendaient de moi. Ma grand‐mère aurait dit : « C’est le monde à l’envers». Ce n’était pas faux. Mes sentiments à leur égard changeaient. J’avais en moi trop d’énergie, trop de révolte pour ne pas en vouloir à mon père […]. Je lui parlais en français, ce qui l’énervait et le contrariait beaucoup. C’était ma façon de lui signifier mon désaveu. Il sentait bien que ce qu’il redoutait le plus arrivait : il me perdait. Je m’éloignais de mes parents, je me repliais sur moi‐même, je ne parlais plus et lorsque j’ouvrais la bouche, 64
c’était pour leur parler une langue étrangère. 61
Ibidem, p. 18. Driss Chraïbi, Succession Ouverte, op. cit., p. 180. 63
Abdelkhebir Khatibi, Le Roman Maghrébin, op. cit. p. 79. 64
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux Baissés, op. cit., p. 119‐120. 62
Page | 21 Il en est de même dans Le Passé simple où le Seigneur sent qu’en laissant son fils avoir une instruction française, il lui donne par la même occasion le moyen de s’émanciper, de se libérer de son autorité, chose dont Driss a parfaitement conscience : […] il est analphabète et partant fier de soutenir n’importe quelle conversation de n’importe quelle discipline. […] – s’il n’y avait, à cause de cet analphabétisme même, le facteur haine. Il sait que cet Occident vers lequel il m’a délégué est hors de sa sphère. Alors il le hait. Et, de peur qu’en moi il n’y ait un enthousiasme pour ce monde nouveau, tout ce que j’en apprends, il le tanne, casse, décortique et dissèque. Désanoblit.65 Driss lui, est donc reconnaissant et apprécie cet enseignement français : « […] mon intelligence que l’enseignement européen développait »66. Sa perception des choses évolue et il adopte petit à petit un point de vue d’Européen, ce que lui reproche son père : Et je ne sache pas que la Résidence se fût employée à faire chez nos fils aboutir son apport culturel sous forme de poison ; ou, si c’est intentionnel, il y a violation d’âme, en tout cas du jour où tu as fréquenté un lycée tu n’as été que cela, poison. Tu voyais partout des injustices sociales et, disais‐tu, chez un même individu, d’un instant à l’autre, des injustices temporelles : qui donc te demandait de les voir ? et qui diable t’a enseigné que ce fussent là des injustices ? 67 B.
Représentation sensorielle de l’Occident Si l’Occident est tout d’abord perçu comme le colonisateur, nos romans nous révèlent aussi une perception sensorielle de cet Occident. Cette représentation se transmet comme nous venons de le voir, à travers l’instruction française puisque les jeunes Marocains découvrent à travers leurs lectures, les paysages, les mœurs, les images typiques de France. A. Khatibi l’exprime dans la Mémoire Tatouée: « […] mon image de Paris était littéraire. »68 . Puis, pour ceux qui ne sont pas allés à l’école française, il s’agit de ouï‐dire. Remarquons d’ailleurs que cette représentation sensorielle se construit principalement en opposition par rapport au Maroc. 1.
Le temps Tout d’abord, la première perception à aborder est une perception météorologique. La France apparait comme un pays de froid, de neige et de pluie. Ainsi, lorsqu’à la fin du Passé 65
Driss Chraïbi, Le Passé simple, op. cit., p. 22. Ibidem, p. 200. 67
Ibidem, p. 261. 68
Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée, op. cit. p. 121. 66
Page | 22 Simple, Driss s’apprête à partir pour la France, il écrit : « Camel a bourré ma valise de spiritueux. – Il fait froid en France, m’explique‐t‐il. »69. Puis, lorsqu’il revient au Maroc dans Succession Ouverte, pour faire allusion à la France, son frère Nagib parle du « Pôle nord » : « Prends un taxi et rentre à la maison. Ou bien prends un avion et rentre chez toi au pôle Nord »70. Dans Les Yeux baissés, on parle de « pays où il fait froid »71. Dans une lettre que Fathma imagine que son père lui aurait écrit et dans laquelle il expliquerait son départ pour la France en laissant sa famille au pays, il écrit : « Je partais vers le Nord, vers le froid »72. Et sa femme, dans de lourds moments de solitude parle à son époux qui est si loin d’elle, en ces termes : « Je t’imagine sans connaitre ce pays où tu travailles. Je te vois sous un soleil éteint. »73. 2.
Les couleurs La représentation de l’Occident dans l’esprit des Marocains passe aussi par les couleurs. En effet, la France apparait comme un pays gris, noir, sombre. Ainsi, Fathma explique : « Pour moi, la France, c’était […] le gris des murs et parfois des regards. »74. 3.
La gastronomie L’Occident est aussi perçu à travers sa gastronomie et notamment à travers ce qui oppose les Français aux Musulmans : la consommation de porc et de vin. Ainsi, dans La Mémoire Tatouée, A. Khatibi fait allusion à « un militaire français, tout rouge et tout rond. A cause du porc et du vin. »75. Dans Le Passé simple, le Seigneur reproche à son fils de se comporter comme un Français et de s’alimenter comme eux : « […] boulevard de la gare, place de France, monsieur est un bolchevik ; il mange du porc, boit du vin […] »76. 69
Driss Chraïbi, Le Passé simple, op. cit. p. 271. Driss Chraïbi, Succession Ouverte, op. cit p. 113. 71
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux baissés, op. cit. p. 188. 72
Ibidem, p. 93. 73
Ibidem, p. 154. 74
Ibidem, p. 109. 75
Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée, op. cit. p. 34. 76
Driss Chraïbi, Le Passé simple, op.cit. p. 30. 70
Page | 23 4.
L’espace Enfin, la représentation de l’Occident passe à travers une vision de l’espace occidental assez restreinte. En effet, pour certains, l’Occident, la France, parait comme quelque chose de vague, de lointain, presque de fantasmatique. Ainsi, dans Les Yeux baissés, le petit frère s’exprime en ces termes : « Où est Lafrance ? C’est loin ! Si je cours jusqu’à la colline là‐bas, est‐ce que je verrai Lafrance de mon père ? »77. De même que dans Succession Ouverte, Nagib parle de la France comme quelque chose de très vaste, et très loin. Par exemple lorsqu’il demande à un marchand si son récepteur de radio est très performant, il veut savoir s’il capte les stations françaises : « Et tu dis qu’il capte le Pôle Nord ? »78. Pour d’autres, la France, c’est Paris. En effet, dans nos romans, lorsqu’on nous parle de la France, on nous parle en fait de Paris. Dans Les Yeux baissés, c’est à Paris que le père part chercher du travail puis c’est là que sa famille le rejoint ; dans La Mémoire tatouée, c’est à Paris qu’A. Khatibi part étudier : « Je partais à Paris »79 ; à la fin du Passé Simple, Driss Ferdi qui veut aller en France s’envole pour Paris et le Seigneur lui dit : « La France, c’est le bordel du monde et le cabinet de ce bordel, c’est Paris. Nous t’envoyons à Paris en toute confiance. »80. Pour ce qui est de cette vision de l’espace, nous pouvons nous référer à la thèse de A. Ahrazem. Effectivement, ce dernier justifie cette représentation spatiale de la France à travers Paris par le fait que les métropoles sont l’emblème de la modernité. Ce sont les lieux où les grandes inventions naquirent, où les centres culturels les plus connus sont édifiés. Ce sont les producteurs de la civilisation occidentale moderne. Quoi de plus significatif que ces métropoles pour illustrer ce qui est le plus différent et opposé à l’espace arabe tel qu’on le présente dans le genre de romans que nous traitons ici. Les événements qui se passeront dans l’espace occidental auront donc lieu dans les universités, les centres culturels et les endroits qui témoignent de la technologie et du modernisme. [Cela se remarque tout particulièrement dans La Mémoire tatouée]. Ainsi, l’Occident est pris, non pas dans un sens restreint géographique mais comme entité culturelle politique et idéologique. Il illustre ce qui est le plus différent, le plus opposé au « moi » arabe, enfin, il est l’altérité face à l’identité81. A. Ahrazem ajoute à la page 37 que 77
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux baissés, op. cit. p. 20. Driss Chraïbi, Succession Ouverte, op. cit. p. 103. 79
Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée, op. cit. p. 115. 80
Driss Chraïbi, Le Passé simple, op. cit. p. 271. 81
Abdelouahid Ahrazem, Nada Tomiche (dir.). L’image de l’Occident dans le roman marocain (récit de référence : Al‐Mara wa l‐warda) op. cit. p. 33. 78
Page | 24 Pour présenter l’espace arabe, il y a une sorte d’insistance de la part des écrivains arabes à choisir les espaces archaïques, comme pour amplifier l’écart entre celui‐ci et l’espace occidental. L’espace archaïque est régi par les traditions incompatibles avec le présent et par une religion mêlée aux superstitions et aux mythes. Ce caractère est omniprésent dans tout roman engageant une dialectique entre l’espace occidental et l’espace arabe. Cela s’applique particulièrement au roman de Tahar Ben Jelloun, Les Yeux baissés, puisque Fathma et sa famille, avant de s’installer à Paris, vivent dans un village reculé du Haut‐Atlas, singularisé par son isolement et sa pauvreté mais aussi son archaïsme et ses traditions. Au village règnent la sorcellerie et la superstition. Ainsi, Fathma dit : « Il n’y a rien dans notre village » 82 ; lorsqu’un homme vient livrer la télévision, il dit : « J’ai évité autant que j’ai pu les grosses pierres et les crevasses. Il y en a pas mal sur cette piste. Dieu vous a oublié on dirait. »83. Le lecteur a l’impression que le village de Fathma se trouve au bout du monde. La mère de Fathma décrit ce village comme un lieu désert : « Mes enfants ne savent plus quoi inventer pour remplir le temps. Ils jouent à présent avec des scorpions et des serpents. C’est dangereux. La vie est immobile. Le ciel est immobile. La montagne du fond est immobile.»84. Et dans ce monde « immobile », règnent la sorcellerie et la superstition. Ce village est dit « maudit », il est caractérisé par l’histoire du trésor, de plus, la tante fabrique des potions : « Elle gagna sa vie en proposant ses services de sorcière. Elle prétendait avoir de la cervelle d’hyène en poudre qu’elle vendait cher. Très efficace pour jeter un sort et en compliquer le dénouement. »85. Il ressort ainsi que la représentation sensorielle de l’Occident est principalement construite sur une opposition avec l’Orient. C.
Représentation axiologique de l’Occident Mais il existe, dans nos romans, une autre représentation de l’Occident qui repose cette fois‐ci sur les valeurs véhiculées par ce monde. Mais cette représentation est ambivalente et suscite à la fois une grande attraction par nos personnages, pour l’Occident, mais aussi une certaine méfiance. 82
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux baissés, op. cit., p. 84. Ibidem, p. 59. 84
Ibidem, p. 254. 85
Ibidem, p. 259. 83
Page | 25 1.
L’Occident rêvé Effectivement, l’Occident tel qu’il est représenté par les livres d’école, fait rêver et séduit beaucoup de jeunes Marocains. a)
Symbole de grande valeurs humanitaires Si l’Occident attire, c’est tout d’abord parce qu’il incarne de grandes valeurs humanitaires. En effet, la colonisation a apporté de nouvelles méthodes et du progrès et l’école a appris aux jeunes Marocains que la France se résumait en ces termes : liberté, égalité, fraternité. La France est alors pour les Marocains le pays de la civilisation. Dans Les Yeux baissés par exemple, il est fait allusion à un Marocain qui, du temps de la colonisation, travaillait avec les Français. Il s’exprime auprès des siens en ces termes : « Vous êtes arriérés, très arriérés [...]. Avec vos vieilles méthodes, vous faites perdre beaucoup de rendement, vous gaspillez l’eau. Alors avec nos amis et protecteurs, venus nous apprendre la civilisation et le progrès, j’ai décidé de moderniser l’irrigation, pour cela nous avons des machines »86. A la page 159, nous faisons connaissance avec un homme qui se dit souvent que « les Français sont des gens civilisés. ». A la page 55, Fathma raconte son départ pour Paris en des termes amusés et rêveurs : Ma mère nous fit rire : elle voulait emmener le kanoun et le charbon. Mon père lui dit : ‐ Tout ça c’est fini. Là‐bas, tu auras une cuisinière à gaz, tu auras un frigidaire, de l’électricité, de l’eau dans des robinets, tu auras même une télévision mieux que celle de l’épicier... Là‐
bas, même s’il fait froid, même si le travail est dur, c’est la civilisation !... La civilisation ! Ce mot sonne encore aujourd’hui dans ma tête comme un mot magique qui ouvre des portes, qui pousse l’horizon encore très loin, qui transforme une vie et lui donne le pouvoir d’être meilleure... La France est alors aussi symbole de progrès et de civilisation dans le sens où elle est le symbole du savoir. L’accès à l’école pour une petite fille berbère comme Fathma est une chance inespérée puisque dans son village, seuls les garçons ont accès à l’école et il s’agit de l’école coranique. Elle dit d’ailleurs : « Pour moi, la France, c’était l’école, le dictionnaire, l’électricité, les lumières de la ville [...] l’avenir, la liberté [...] »87. Sa grand‐mère aussi lui dit : « Va, ma fille, vis, étudie, lis, apprends le calcul et les mers, apprends le mouvement des 86
87
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux baissés, op.cit., p. 175. Ibidem, p. 109. Page | 26 étoiles, va chercher le savoir, même s’il se trouve de l’autre côté de ce continent. »88. Et une petite voisine de Fathma l’envie beaucoup : « Parle‐moi, raconte‐moi la France... depuis que vous êtes partis, je pense tous les jours à vous. Quelle chance ! Tu as appris à lire et à écrire. Tu sais beaucoup de choses. »89. Dans les œuvres de Driss Chraïbi, les choses sont un peu différentes car le héros a accès à l’école. Mais c’est en étant ainsi baigné dans la culture occidentale qu’il s’enflamme pour les idées de justice et d’égalité : « Je suis assis devant un pupitre, devant une trentaine de dos, devant un tableau noir sur lequel un bâton de craie vient de calligraphier le sujet de la dissertation française : « Liberté, Egalité, Fraternité ». »90. Dissertation dans laquelle il écrira : « Botté par mon passé tourmenté et mes acquisitions livresques, [...] je viens de m’engager dans votre route, messieurs. » Puis il parle de « cet éclat et ce pouvoir de séduction que les livres [lui] ont susurrés. »91. Puis lorsqu’il aborde le sujet des lèvres d’une femme, c’est en ces termes : « Ce sont des lèvres d’Européennes, de Françaises, voire de Parisiennes. Elles ont droit à la crème de la civilisation. Des lèvres d’hommes qui s’y posent baisent l’apogée de l’industrie scientifique fine. »92. Quant à A. khatibi, il écrit « Paris, la culture. »93. b)
Le rêve de la fortune et du prestige On va donc en France pour découvrir la culture, y faire des études et revenir au pays avec un certain prestige. Citons par exemple La Mémoire tatouée : « Préparation pendant trois ans d’une bien maigre licence de sociologie. [...] Au départ, la sociologie était quelque chose comme un service militaire, [...] ou le retour décoré au pays. »94. Ou encore, relevons la fierté du père de Bouchaïb lorsque son fils revient de France dans Succession Ouverte : « C’est mon fils. Il revient de France. Il est très instruit. »95. Dans Les Yeux Baissés, Fathma dit à sa mère : « Il me reste à apprendre le français et tu verras, je serai médecin ou architecte, je 88
Ibidem, p. 138. Ibidem, p. 135. 90
Driss Chraïbi, Le Passé Simple, op.cit., p. 204. 91
Ibidem, p. 212. 92
Ibidem, p .98. 93
Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée, op.cit., p. 124. 94
Ibidem, p. 119. 95
Driss Chraïbi, Succession Ouverte, op.cit., p. 48. 89
Page | 27 serai ton bonheur, ta joie et ta fierté. »96. Aller en France est donc une fierté, une gloire, car on y va dans l’espoir d’en revenir avec fortune et prestige. Le Seigneur dans Le Passé simple parle du départ de Driss pour la France : « Il en reviendra, décuplera le bien que nous lui léguerons, sera un des dirigeants de la classe dirigeante. »97. Mais c’est aussi parfois la misère qui pousse à quitter le pays natal ; et donc, l’espoir de trouver du travail en France. Tel est le cas de la famille de Fathma dans Les Yeux baissés. Ainsi, l’héroïne explique à son frère où est son père : « Il est allé à l’étranger travailler, comme le mari de ma tante. C’est pour nous rapporter des cadeaux. Tu te souviens de la voiture à pile qui marchait toute seule ? »98. Elle parle aussi de « ceux qui étaient partis faire fortune et qui revenaient chargés de valises, de paquets et d’objets de toutes sortes. »99. Enfin, Radhia parle de la France comme du « pays de la chance et de la fortune. »100. Ainsi, nous voyons que l’Occident représente la modernité, la liberté, la culture, la fortune, le prestige, en un mot « l’espoir ». Citons alors Succession Ouverte où Driss Ferdi parle de la France en ces termes : « [...] ce pays auquel j’avais cru et croyais encore. »101. Il ajoute : « Je me souviens. On ne devrait jamais se souvenir. J’étais entré dans ce pays comme on entre dans la vie. Riche d’argent et d’espérance. »102. En outre, dans La Mémoire Tatouée, lorsque l’institutrice demande aux élèves la profession qu’ils souhaitent exercer, un camarade du narrateur répond « devenir Français »103. On le voit, il y a donc une double motivation chez les candidats à l’exil : le dénuement du pays natal et le prestige du pays d’accueil. 96
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux Baissés, op.cit., p. 75. Driss Chraïbi, Le Passé simple, op.cit., p. 270. 98
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux Baissés, op.cit., p. 21. 99
Ibidem, p. 132. 100
Ibidem, p. 180. 101
Driss Chraïbi, Succession Ouverte, op.cit., p. 32. 102
Ibidem, p. 33. 103
Abdelkhebir Khatibi, La Mémoire tatouée, op.cit., p. 56. 97
Page | 28 2.
Expression d’une certaine méfiance par rapport à l’Occident Toutefois, notons que si l’Occident fait rêver, une certaine méfiance se fait tout de même sentir à son encontre. a)
Doutes et scepticisme par rapport à un Occident idyllique En effet, dans Le Passé simple, Driss Ferdi est certes très attiré par l’Occident, mais il émet à plusieurs reprises, des doutes et un certain scepticisme quant aux fantasmes qu’il véhicule. Il parle de la « symbiose de [son] rejet de l’Orient et du scepticisme que fait naître en [lui] l’Occident »104. Son père aussi lui conseille de rester sur ses gardes. Il parle de mirages : « Mais ne te laisse jamais tenter par ce que tu auras appris, par ces mirages dont jusqu’ici tu n’as jamais entendu parler et qui te paraitraient suffisants pour les considérer comme dogmes. N’oublie pas en effet que toute la civilisation actuelle repose sur des postulats. »105. Il sait d’ailleurs que son fils exprime des doutes puisqu’il lui dit : Tu penses en français, tu es lecteur de Voltaire et admirateur de Kant. Seulement le monde occidental pour lequel tu es destiné te paraît semé de bêtises et de laideurs, à peu de choses près, les mêmes laideurs et les mêmes bêtises que tu fuis. De plus, tu le pressens hostile, il ne va pas t’accepter d’emblée.106 b)
La religion et la morale Un autre sujet de méfiance, est la méfiance cette fois‐ci plutôt de la part de l’entourage du héros, par rapport à la morale et la religion des Français. En effet, l’identité, et ce, plus particulièrement pour les Musulmans, se définit souvent à travers la religion. Nous pouvons alors remarquer qu’il y a dans chacun de nos romans une assimilation Français/ Chrétien. C’est‐à‐dire que les Français sont perçus à travers leur religion et comme nous l’avons vu précédemment, ils s’opposent aux Musulmans par le fait qu’ils mangent du porc et boivent du vin ; tout ce que la religion islamique interdit : « [...] celui qui croit en Dieu, jeûne pendant le Ramadan, ignore le vin et le porc [...] »107. Le terme « chrétien » est alors systématiquement employé péjorativement : « Mon oncle frappant dans ses mains. " Fou 104
Driss Chraïbi, Le Passé simple, op.cit., p. 205. Ibidem, p. 23. 106
Ibidem, p. 106. 107
Ibidem, p. 209. 105
Page | 29 égale chrétien, murmurait‐il, il est devenu chrétien ; chrétien égale fou, il est devenu fou." »108 ; « [...] l’autre, c’est le chrétien ; même pour les obsèques de son frère, il est resté habillé en chrétien... »109. Dans Succession Ouverte, le frère de Driss lui fait ce reproche : « Mais pourquoi avoir épousé une chrétienne et avoir donné à tes enfants des noms de chrétiens ? »110. Il en est de même dans Les Yeux Baissés où l’on parle de la France comme du « pays des chrétiens »111 et où l’on ne parle pas du « Français » mais du « Chrétien » : « Je travaillais chez des chrétiens »112 ; « c’était une chrétienne grande de taille »113. Une certaine méfiance s’exprime alors face à cela, car la famille a peur pour ses enfants. Peur qu’ils ne tombent dans la débauche et se perdent au contact des Français qui sont perçus comme des Chrétiens dénués de valeur et de morale et qui représentent donc un danger. Ainsi, le père de Fathma exprime sa crainte : Nous sommes des musulmans. Ici, les filles n’ont pas de morale. Nous ne sommes pas des chrétiens. Si ma fille se met à fréquenter des garçons, ce sera notre ruine, notre défaite. [...] Ici, ce n’est pas chez nous. La France n’est pas notre pays. On est là pour gagner notre vie, 114
pas pour perdre nos filles. « J’ai peur que le pays des chrétiens ne me prenne mes enfants. »115. Puis, lorsqu’il rentre au Maroc, sa mauvaise sœur lui dit : « Ramène ta progéniture au pays du Couchant, là où tu vas les perdre assurément. Ils ne parleront plus ta langue, n’écouteront plus tes paroles, ne feront pas les mêmes prières que toi, ou n’en feront pas du tout. »116. Enfin, dans Le Passé simple, le Seigneur reproche à son fils sa révolte contre son pays et son attirance pour la France et il fait allusion avec ironie à la religion : [...] ton rêve ? Il est de nous quitter et de nous oublier tous, bien, vite et totalement, dès que tu seras parti... de nous haïr, de haïr tout ce qui est musulman, tout ce qui est arabe, sais‐tu pas ce qu’il est advenu d’Abdejlil, ton ancien professeur à l’école Guessous ? Il est à Paris, il est devenu catholique et même prêtre... tâche de faire mieux ; Dieu t’assiste ! tu 117
seras peut‐être pape... 108
Ibidem, p. 84. Ibidem, p.134. 110
Driss Chraïbi, Succession Ouverte, op.cit., p. 148. 111
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux Baissés, op.cit., p. 198. 112
Ibidem, p. 170. 113
Ibidem, p. 171. 114
Ibidem, p. 92. 115
Ibidem, p. 198. 116
Ibidem, p. 200. 117
Driss Chraïbi, Le Passé simple, op. cit., p. 61. 109
Page | 30 Après avoir tenté de cerner qu’elle était l’image, l’impression qu’avaient les Marocains de l’Occident dans nos romans, il s’agit maintenant d’essayer de voir si l’expérience réelle de l’Occident confirme où infirme cette représentation qui n’était au départ qu’imaginaire. III.
L’Occident comme espace vécu Si, en s’exilant à Paris, nos héros ont eu le plaisir d’avoir accès à la culture – nous faisons particulièrement allusion à Fathma, héroïne des Yeux Baissés, qui, grâce à son exil en France, s’est vu permis l’accès à l’école, accès qui lui était interdit dans son village berbère, et à Abdelkebir Khatibi qui explore tous les lieux culturels de Paris : « Je me fis un temps des entrées dans le Paris littéraire, cercles poétiques où quelques rescapés d’écoles hétéroclites jouaient au tragique »118, il va au cinéma : « Godard ? [...] j’allais voir ses films pour en discuter ensuite »119, lit tout ce qu’il peut : « Chez les libraires et les bouquinistes, ma main dérangeait les pages [...] »120, il goûte à tout : « Au flux de la guerre, je m’éprouvais légèrement libre de circuler : cinéma, théâtre et galeries d’art »121 − c’est bien souvent la seule satisfaction qu’ils tirent de leur expérience de l’Occident. En effet, ce qui ressort inévitablement, est une brutale et douloureuse démystification du pays du couchant. A.
Désillusion par rapport aux idéologies 1.
Impression sensorielle confirmée Cette démystification de l’Occident passe tout d’abord par une désillusion par rapport aux idéologies que nous avons abordées précédemment. En effet, cela commence par une confirmation des impressions sensorielles qui n’étaient pas des plus flatteuses pour l’Occident. Pour ce qui est du temps et des couleurs tout particulièrement. Ainsi, dans Succession Ouverte, lorsque Driss revient sur son arrivé en France, il écrit : Noir, froid, sans âme, je me souviens de cet après‐midi de septembre [...]. Il avait neigé la veille et il avait venté toute le nuit : une épaisse couche de glace, dure et luisante, sur les 118
Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée, op. cit., p. 122. Ibidem, p. 125. 120
Ibidem, p. 131. 121
Ibidem, p. 130. 119
Page | 31 trottoirs, aux carrefours et dans les rues désertes. [...] Hommes et femmes, tous les passants avaient des visages gris et neutres, comme si chacun d’eux transportait avec lui, en 122
lui, son propre problème. Plus loin, il parle encore de la neige : « [...] je vis tout à coup la neige. Elle tombait en flocons drus et obliques. »123. A. Khatibi, lui, écrit tout simplement : « Il pleuvait sur Paris »124 et il évoque aussi le froid : « Ouvrir la fenêtre, face au froid. »125. Dans Les Yeux baissés, cette impression de gris et de froid est des plus frappantes. Lorsque le père de Fathma est seul en France et qu’il envoie une lettre à sa famille restée au village, il écrit : « il fait froid. Je me couvre bien. »126. Puis lorsque Fathma elle‐même arrive à Paris, elle décrit ses impressions en ces termes : « Le ciel était gris, les rues devaient être peintes en gris aussi, les gens marchaient d’un pas décidé en regardant par terre, leurs habits étaient sombres. Les murs étaient tantôt noirs, tantôt gris. Il faisait froid. »127 ; « La Seine était grise comme les murs et les visages, comme le ciel »128. Puis, lorsque cela fait quelques temps qu’elle s’est installée à Paris, nous relevons : « Il pleut comme d’habitude. Je jette un regard attendri sur le dos de notre immeuble. Avec la pluie, le mur est devenu presque noir »129. Ce qui ressort de cette impression sensorielle est le froid et la grisaille de la ville, du temps, mais aussi des gens. Toujours dans Les Yeux baissés, une malheureuse observation de Fathma confirme aussi ce que nous avons mentionné plus haut, à savoir la représentation du Français par le vin. En effet, dans le quartier de Paris où habite l’héroïne, les émigrés musulmans n’ont pu trouver d’autre lieu de prière qu’un ancien bar : « Sur le mur, au‐dessus de la porte d’entrée, était gravé LES AMIS DU BON VIN. [...] Le hangar sentait toujours l’alcool. »130. 122
Driss Chraïbi, Succession Ouverte, op.cit., p. 11‐12. Ibidem, p. 18. 124
Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée, op.cit., p. 118. 125
Ibidem, p. 135. 126
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux Baissés, op.cit., p. 28. 127
Ibidem, p. 69. 128
Ibidem, p. 83. 129
Ibidem, p. 167. 130
Ibidem, p. 102‐103. 123
Page | 32 2.
Difficultés à trouver du travail Une autre grande désillusion par rapport à l’Occident, est celle du rêve de la fortune. En effet, les émigrés viennent en France pour trouver du travail et revenir plus riches au pays afin de faire vivre leur famille. Malheureusement, il est pour eux difficile de trouver du travail, et quand ils en trouvent, c’est bien souvent un travail de misère qui ne leur permet que de vivre ou plutôt de survivre dans de minuscules appartements de la banlieue parisienne. Dans Succession Ouverte, Driss Ferdi décrit cette vie difficile des immigrés qui sont « en butte aux sévices policiers, au sous‐emploi, à la faim du corps et de l’âme. »131. Il se remémore aussi les emplois que lui‐même a exercés : Puis, j’ai plongé dans la vie. Bougnat, manœuvre, crieur de journaux, photographe, veilleur de nuit, tous ces métiers qui mènent un individu à la gloire et à la fortune, en Amérique au moins, ne m’ont mené, moi, que dans cet avion qui fonce à huit‐cent kilomètres à l’heure vers la terre natale que j’avais fuie naguère.132 Cette allusion à l’Amérique comme permettant plus facilement l’accès à « la gloire et à la fortune », se retrouve dans Les Yeux baissés où un personnage tout droit sorti de l’imagination de Fathma regrette que sa famille ai choisi l’exil en France plutôt qu’en Amérique : « Pourquoi mon bicot de père n’a pas choisi l’Amérique ? Il est venu s’enterrer dans cette fosse commune où on ne devient jamais quelqu’un, où on ne fait que s’enfoncer de plus en plus.»133. Ainsi, la France ne facilite pas l’accès à la fortune, la gloire et le prestige comme l’avaient rêvé nombre de jeunes Marocains. 3.
Désillusion par rapport aux valeurs humaines Une des désillusions qui est certainement la plus cruelle, est celle qui concerne les valeurs humaines prônées dans les livres et que nos héros sont venus chercher en Occident mais n’ont pas trouvées. Jacqueline Arnaud écrit à juste titre que « l’image que le jeune Marocain découvre de l’Occident ne correspond pas à celle qu’il s’en était formé au cours de ses lectures. Celui qui était parti en pèlerin de l’Europe cherche les valeurs de civilisation dans 131
Driss Chraïbi, Succession Ouverte, op.cit., p. 38. Ibidem, p. 37. 133
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux Baissés, op.cit., p. 157. 132
Page | 33 la vie française de tous les jours. »134. Ce désenchantement concerne particulièrement Driss Ferdi qui, séduit par ses lectures qui revendiquent les droits de l’homme, quitte le Maroc où il ne voit plus qu’injustices et inégalités et se jette bras ouverts dans un Occident qui le déçoit. Effectivement, occidentalisé, celui‐ci juge durement la société marocaine. Il quitte son pays pour vivre cette civilisation occidentale à laquelle il croyait tant. A peine arrivé en France, il s’aperçoit qu’elle n’existe que dans les livres et son imagination. Dans Succession Ouverte, le héros revient sur ce désenchantement : J’ai claqué toutes les portes de mon passé parce que je me dirige vers l’Europe et vers la civilisation occidentale et où donc est cette civilisation, montrez‐là moi, montrez‐m’en un seul gramme je suis prêt à croire je croirai n’importe quoi. Montrez‐vous, vous les civilisateurs en qui vos livres m’ont fait croire. Vous avez colonisé mon pays, et vous dites et je vous crois que vous êtes allés y apporter la lumière, le relèvement du niveau de vie, le progrès, tous missionnaires ou presque. Me voici : je suis venu vous voir dans vos foyers. Sortez. Sortez de vos demeures et de vous‐mêmes afin que je vous voie. [...] Dites, madame, dites, monsieur, mon petit garçon, ma petite fille, dites‐moi que je ne me suis pas trompé, que vous venez à peine de vous libérer de l’occupant allemand et que vous allez bientôt redevenir les êtres dignes, généreux et fraternels dont m’ont parlé votre kyrielle d’écrivains, de philosophes et d’humanistes. Je vous en prie. C’est tout ce que je vous 135
demande. Je vous en prie. Driss Ferdi semble chercher désespérément cet humanisme auquel il rêvait et ne parait tout d’abord pas vouloir accepter de ne pas le trouver. Il persiste avec désespoir. Puis il se rend à l’évidence et découvre même une grande hypocrisie et un renfermement chez ces civilisateurs tant admirés : J’ai trouvé des gens, hommes et femmes, qui étaient tout à fait libéraux tant qu’ils étaient en ma présence et qu’ils me parlaient, et qui redevenaient des « français d’abord », des Européens et des blancs. Activement ou passivement ouvertement ou en secret, ils souscrivaient à la poursuite de l’ère coloniale à la guerre et au massacre. [...] « Il faut de tout pour faire un monde !» disaient‐ils. Mais ils devenaient mauvais quand on entamait leur petit monde fermé, qu’ils avaient mis des années à consolider et à clôturer de béton et de fil barbelé. [...] Alors que signifient ces idéologies des lendemains qui chantent ? 136. Il résume ainsi son expérience de l’Occident : « J’ai vu l’Occident prôner l’humanisme et agir en cruautés »137. Lahcen Mouzouni résume parfaitement ce passage de l’espoir à la déception : 134
Jacqueline Arnaud, La Littérature maghrébine de langue française : I ‐ Origines et perspectives. Paris : Publisud, 1986. p. 261. 135
Driss Chraïbi, Succession Ouverte, op.cit., p. 35. 136
Ibidem, p. 38‐39. 137
Ibidem, p. 180‐181. Page | 34 La civilisation française est coupable d’avoir égaré un homme [Driss Ferdi] mais nous pensons qu’il est victime aussi de sa culture livresque. On se rappelle toujours ce passage au lycée franco‐marocain dans lequel il a appris qu’en France existe la fraternité, l’égalité et la liberté. Rempli d’une lecture romanesque trop envahissante, mal digérée, Driss se rend à la première occasion à Paris pour entrer en contact avec cette civilisation, vivre côte à côte avec ces gens. Il avait quitté une famille de bourgeois [...] et s’est jeté à corps perdu dans les bras de l’Europe à la recherche de l’amour et de la liberté.138 Mais arrivé en France, il ne découvre que des gens fermés sur eux‐mêmes et qui n’ont que faire d’hommes différents d’eux : « J’étais entré dans ce pays, comme on entre dans la vie. Riche d’argent et d’espérance. Riant à gorge déployée, ardent et sensible. »139. Houaria Kadra‐
Hadjadji explique parfaitement que le jeune homme s’attendait à ce que la France répondit à la belle image qu’il portait en lui : pays de haute civilisation et des grands principes humanitaires qui avaient rayonné sur le monde ; peuple accueillant et fraternel. Ses efforts d’intégration ayant échoué, il découvre chez les Français indifférence, méconnaissance du monde arabe, manque de chaleur 140
humaine. Il subit un véritable « attentat à l’âme » et traverse une grave crise morale. A. Khatibi fait la même expérience décevante et parle de l’ « étrange trahison de [s]es cahiers d’écoliers »141. Cette désillusion touche chacun de nos personnages puisque même Fathma nous en fait part, lorsqu’elle apprend qu’un jeune Arabe s’est fait tué, certainement par un acte raciste : Ce jour‐là, j’accédai comme par magie à un autre âge. J’avais vieilli de quelques années. Je n’étais plus la petite fille émerveillée par tout ce qu’elle découvrait, j’étais une jeune fille frappée dans son cœur par la mort d’un garçon qui aurait pu être son frère. J’avais sauté les 142
années et détruit les images qui me faisaient rêver. Nous voyons donc que l’expérience de l’Occident s’avère être des plus décevante car elle ne correspond pas du tout aux attentes et aux idéologies qu’avaient nos héros. Mais à ces désillusions s’ajoutent d’autres désagréments qui touchent cette fois intérieurement et plus profondément nos héros émigrés. 138
Lahcen Mouzouni, Le Roman marocain de langue française, op. cit., p. 139‐140. Driss Chraïbi, Succession Ouverte, op. cit., p. 33. 140
Houaria Kadra‐Hadjadji, Contestation et révolte dans l’œuvre de Driss Chraïbi, op cit., p. 29. 141
Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée, op.cit., p. 119. 142
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux Baissés, op.cit., p. 111. 139
Page | 35 B.
Naissance de sentiments jusqu’alors insoupçonnés En effet, ces derniers vont malheureusement faire l’expérience d’une sensation de mal‐être qu’ils ne connaissaient pas et à laquelle ils ne s’attendaient pas. 1.
La solitude et le déracinement Les exilés marocains connaissent tout d’abord un lourd sentiment de solitude et de déracinement. Arrivant dans un pays où ils ne connaissent personne et où, alors qu’ils s’attendaient à un accueil chaleureux, on leur tourne le dos ; la solitude est bien souvent leur seule compagnie. Dans La Mémoire Tatouée, A. Khatibi écrit : « Je baladais, de café en café, une solitude suspendue »143. De plus, cette solitude va de paire avec un sentiment de déracinement. Les immigrés marocains se retrouvent seuls et loin de leur pays natal, de leurs racines et cela leur manque. Même une fois marié, Driss Ferdi, dit se sentir seul car loin de chez lui, déraciné : « Je me disais que la nuit allait bientôt tomber et que, avec elle, il allait peut‐être se lever le vent aigre du Nord – et, en tout cas, la solitude. »144 ; « Dans ma solitude, je me suis recréé une terre natale couleur de mirages et de vérité. »145. C’est dans Les Yeux baissés que la souffrance causée par la solitude est le plus mise en avant car elle concerne toute la famille. Tout d’abord, elle concerne le père qui est parti seul travailler en France : « [...] un brave homme qui a dû émigrer en France à l’âge de vingt ans, ne sachant ni lire ni écrire [...]. De la France il ne connaît que les murs de l’usine et la chambre qu’il partage avec neuf autres émigrés. »146 ; « [le père] partait vers le nord, le froid, le travail et la solitude. »147. Lorsqu’il apprend la mort de son fils, il ne peut que pleurer seul dans une chambrée où d’autres émigrés jouaient aux cartes en attendant le sommeil. Pleurer et ne rien dire, car il ne devait y avoir là aucun ami à qui parler, lui dire combien ce jour, il était dévasté, incendié à l’intérieur de lui‐même, combien il était seul, abandonné de Dieu qui lui avait ravi son fils, combien l’exil, même volontaire, avait creusé 148
en lui un sillon douloureux. Mais la solitude concerne aussi la famille restée seule au pays. La mère en souffre et s’inquiète pour son époux : « "Qu’Allah nous préserve du mal et que l’absent soit en bonne 143
Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée, op.cit., p. 117. Driss Chraïbi, Succession Ouverte, op.cit., p. 13. 145
Ibidem, p. 181. 146
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux Baissés, op.cit., p. 53. 147
Ibidem, p. 93. 148
Ibidem, p. 48. 144
Page | 36 santé." Elle pensait à mon père. C’était même une obsession. Elle supportait très mal d’en être séparée et, comme toutes les femmes d’émigré, elle craignait l’accident du travail ou l’agression dans la rue. »149. Les enfants souffrent aussi car ils ne connaissent presque pas leur père, en particulier le plus jeune : « C’était un enfant triste parce qu’il n’avait jamais compris pourquoi son père n’était pas là, avec nous. Il disait : « moi, mon rêve, c’est mon père. Où est Lafrance ? »150. Il demande alors à sa sœur de lui décrire son père, mais elle‐même a du mal à se rappeler ses traits : Mais je connaissais mal mon père. En dix ans, j’avais dû le voir un mois par an... Cela faisait pour moi six, sept mois. Il était parti au milieu de la nuit, j’avais peut‐être quatre ans. Je me souviens de ce matin où je sentis un vide immense autour de moi. Je pleurais. Il n’était plus là. [...] Voilà pourquoi il m’arrivait parfois de perdre le visage de mon père 151
dans mes souvenirs. L’exil est vécu comme un véritable drame : « l’exil était vraiment une injustice. »152. Mais cette sensation de solitude se ressent aussi lorsque la famille se retrouve ensemble à Paris. Il s’agit surtout du sentiment de déracinement. Ainsi, le départ pour la mère de Fathma est difficile : Ma mère ne pouvait pas s’opposer à ce départ précipité. Elle pleurait en cachette, car elle avait peur de l’inconnu. Elle demanda à mon père s’il y avait là‐bas des familles berbères avec qui parler. Il lui dit oui, sans trop de précision. Ma mère devait s’arracher à cette terre qu’elle n’avait jamais quittée. Elle ne connaissait même pas le village voisin. C’était 153
un saut dans le vide. Même si mon père la rassurait. L’adaptation, une fois en France, est difficile pour Fathma elle‐même : Moi, j’étais rebelle. Je ne parlais qu’avec mes parents. Ma langue, c’était le berbère, et je ne comprenais pas qu’on utilise un autre dialecte pour communiquer. Comme tous les enfants, je considérais que ma langue maternelle était universelle. J’étais rebelle et même 154
agressive, parce que les gens ne me répondaient pas quand je leur parlais. Notons que pour Fathma et sa mère qui n’ont jamais entendu un mot de français avant leur arrivée en France, la barrière du langage est une difficulté de plus. Par ailleurs, l’héroïne fait aussi allusion à des émigrés qui vivent difficilement leur éloignement du pays natal : « Les gens avaient besoin de retrouver le coin du pays qu’ils 149
Ibidem, p. 21. Ibidem, p. 20. 151
Ibidem, p. 44. 152
Ibidem, p. 45. 153
Ibidem, p. 54. 154
Ibidem, p. 71. 150
Page | 37 avaient laissé derrière eux. [...] Certains continuaient à vivre comme s’ils n’avaient jamais quitté leur terre natale. Hélas, partout où ils allaient, la France leur rappelait qu’ils n’étaient pas chez eux. »155. Citons une dernière phrase des Yeux Baissés : « Non, l’exil est un malheur, une infirmité, une longue et interminable nuit de solitude. »156. 2.
Découverte du racisme A tout cela s’ajoute la découverte d’un comportement non seulement d’indifférence de la part des Français, mais même d’hostilité à l’égard des Marocains et des Arabes en général. Nos héros font l’expérience du racisme. Dans Succession Ouverte, D. Ferdi revient sur ses premières rencontres avec des Français et il rapporte ce qu’on lui disait : Ah ! Vous êtes de ceux qui font comme ça ? Cette phrase, je l’ai entendue il y a des années. Ma mémoire me survivra. Oui, j’étais de ces gens qui font comme ça, qui lèvent les bras au ciel et se prosternent en direction de La Mecque. J’ai regardé la femme qui me questionnait ainsi, le jour de mon arrivée en France, dans un vestibule d’hôtel. Je l’ai regardée comme on regarderait une mère. Je voulais bien qu’on me protège, qu’on me colonise, me civilise, me 157
donne un brevet d’existence, mais ça ? Il ressort une nouvelle fois que l’opposition et le rejet entre Orient et Occident repose principalement sur la religion. Si les Musulmans se méfient des Français, en partie parce qu’ils sont chrétiens – comme nous l’avons vu précédemment ‐ les Français considèrent aussi les Marocains avec méfiance, du fait de leur façon de prier qui leur parait étrange. D. Ferdi a aussi rencontré des gens qui n’ont entendu parler des Arabes qu’à travers la colonisation et ne les considèrent que comme des hommes arriérés et peu civilisés : Mais vous, c’est différent, vous êtes un évolué. Ce n’est pas du tout la même chose. Cette phrase, il me fallait serrer les dents pour accepter de l’entendre. Et je l’ai entendue souvent. Voici : j’ai trouvé des gens, hommes et femmes, qui acceptaient le Nègre à la rigueur, le 158
Chinois à la rigueur, mais pas l’Arabe. A. Khatibi parle aussi de cette méfiance permanente vis‐à‐vis de l’Arabe, puisque lui, se voit, avec ses camarades, constamment surveillé par la police : « A la Cité Universitaire, nous 155
Ibidem, p. 109. Ibidem, p. 231. 157
Driss Chraïbi, Succession Ouverte, op.cit., p. 33‐34. 158
Ibidem, p. 38. 156
Page | 38 logions des Algériens, la police suivait nos mouvements »159 ; « Je connaissais l’exercice pour esquiver le défi raciste : en pays étranger, avais‐je le droit de regarder en face le dégoût de l’autre ? […] je souffrais d’être objet de haine, et souhaitais oublier l’insulte. »160. La petite Fathma, elle aussi, découvre cette haine raciale envers les gens de son origine et ce de façon encore plus difficile car cela entraine la violence et l’insécurité. Par exemple lorsque la police débarque à l’improviste et déloge sans raison les émigrés : Un jour, tôt le matin, alors que tout le monde dormait encore, le quartier fut fermé, et des voitures de police envahirent les rues. En quelques minutes, nous fûmes assiégés par une armée de policiers, mitraillette au bras. Ils entrèrent dans les appartements, fouillèrent partout, renversèrent les tables, jetèrent des affaires par les fenêtres. […]. Les femmes hurlaient. Les policiers criaient des insultes. Les enfants couraient dans tous les sens. […]. Ils étaient venus pour tout casser. Nous devions être punis et nous ne le savions pas. Mais 161
qu’avions‐nous fait pour être, de bon matin, la cible d’une telle violence ? Ou encore lorsqu’un jeune garçon de quinze ans, Djellali, est tué : « Certains disaient : "On l’a tué parce qu’il est musulman" ; d’autres : "Ils l’ont tué parce qu’il est algérien et la guerre d’Algérie n’est pas tout à fait terminée pour certains." »162. Puis, Fathma recopiera tous les articles de journaux relatant le meurtre d’un Arabe : On apprenait que d’autres Arabes avaient été tués. […] J’appris les expressions : « chasse à l’homme », « chasse à l’Arabe », « ratonnade », « bougnoule »… Je me mis à tout noter dans un carnet, recopiant le journal : Abdelouhad Hemahan, 21 ans, a perdu la vie par les mains 163
d’un jeune français sur le vieux port de Marseille […]. 3.
La quête d’identité Ce déracinement pose un autre problème : celui de l’identité. En effet, la « biculture » des enfants d’immigrés en Europe est un thème qui revient souvent dans les romans maghrébins d’expression française. Les enfants maghrébins ayant grandi en France sont souvent en quête d’identité car pris entre deux cultures : leur culture occidentale et celle traditionnelle, de leur famille. Ce problème est très largement illustré dans Les Yeux Baissés. Effectivement, au début, lorsque Fathma arrive en France vers l’âge de dix ans, elle a du mal à 159
Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée, op.cit., p. 126. Ibidem, p. 127. 161
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux Baissés, op.cit., p. 101. 162
Ibidem, p. 112. 163
Ibidem, p. 117. 160
Page | 39 s’adapter et se referme sur elle‐même. Ainsi, elle ne veut pas répondre à l’assistante sociale lorsque celle‐ci lui adresse la parole : Moi j’étais rebelle. Je ne parlais qu’avec mes parents. Ma langue, c’était le berbère, et je ne comprenais pas qu’on utilise un autre dialecte pour communiquer. Comme tous les enfants, je considérais que ma langue maternelle était universelle. J’étais rebelle, et même agressive, parce que les gens ne me répondaient pas quand je leur parlais. […] Alors je crachais, je criais, je jetais par terre des objets. […] J’étais assaillie de choses nouvelles et je voulais comprendre. 164 Elle découvre un monde qu’elle ne connaît pas et s’interroge : J’avais le vertige. Des dizaines de questions se bousculaient dans ma tête. Elles allaient et venaient, chargées de mystère et d’impatience. Mais à qui les poser ? A mon père qui était très fatigué et qui ne pouvait répondre à la curiosité d’une enfant recevant en plein visage 165
de bon matin tout un monde auquel elle ne comprenait strictement rien ? Puis, Fathma va s’habituer, s’intégrer à ce monde occidental, mais sa difficulté sera alors de se positionner entre les deux cultures, elle est prise « entre deux cultures, entre deux mondes »166 et n’arrive pas à se définir. Cela commence par un gigantesque méli‐mélo dans la tête de l’enfant, tout s’emmêle et se mélange et elle ne sait plus quelles sont ses racines, son origine. Cela se concrétise d’ailleurs par le rêve qu’elle fait un an après son arrivée en France et dans lequel nous voyons que tout s’emmêle et qu’elle vit l’intrusion de l’Occident dans son univers oriental comme une invasion. Relevons ainsi quelques phrases et quelques termes quasi guerriers dans le récit qu’elle nous fait de son rêve: Je me trouvais de nouveau dans mon village, assise sous l’arbre à garder les vaches. [Fathma était une bergère du Haut‐Atlas]. Tout d’un coup, je vis arriver vers moi des mots géants. […] ceux qui avaient des s ou des y avaient du mal à suivre le rythme de l’invasion. Deux lignes tracées probablement par un i couché m’attachèrent contre l’arbre. Elles me ficelèrent et firent un nœud avec plusieurs œ. […] Il y eut une petite guerre brève mais efficace entre les mots français et les mots berbères. Je fus défendue avec fermeté et courage. Les mots berbères ne se laissaient pas faire. Ils avaient formé une ligne de défense contre les envahisseurs. La bataille fut rude. […]. Il y eut quelques blessés […]. Les rares mots arabes que je connaissais se mêlèrent à la bataille. Ils renforcèrent la ligne de défense. 167 Nous voyons bien, à travers ce rêve, que Fathma vit cette intrusion de la culture occidentale et du savoir occidental dans son univers personnel, comme une agression et même une colonisation. De plus, nous pouvons rappeler le passage où, lorsque les policiers lui 164
Ibidem, p. 71. Ibidem, p. 69. 166
Ibidem, p. 295. 167
Ibidem, p. 80‐81. 165
Page | 40 demandent de quel coin elle est, pour la ramener chez elle, elle répond en donnant le nom de son village au Maroc : ‐ Tu viens d’où ? ‐ D’Imiltanout ! ‐ C’est un quartier ? 168
‐ Non, c’est notre village… Il n’y a rien dans notre village… C’est au Maroc… Cette confusion entre les deux mondes se concrétise souvent dans son sommeil : Je m’endormis tôt et passai la nuit à revoir défiler la Seine, Paris et ses lumières, jusqu’au moment où les images se mirent à se chevaucher et à s’entrecroiser. La Seine coulait dans notre village, l’école coranique s’était installée dans la cathédrale Notre‐Dame de Paris, les deux agents parcouraient le bled avec leur camionnette‐épicerie. Moi, je passais d’un pays à l’autre en une fraction de seconde. […] 169 Fathma vit difficilement cette « double‐appartenance » car elle a « le sentiment d’être divisée en deux » 170 : J’avais une moitié suspendue encore à l’arbre du village, et l’autre moitié balbutiant la langue française, en perpétuel mouvement dans une ville dont je ne voyais jamais les limites ni la fin. J’expliquais ma nervosité par les bagarres auxquelles se livraient mes deux moitiés. 171
Je n’étais pas au milieu, mais dans chaque camp. C’était fatiguant. Plus tard, son mari le lui écrira d’ailleurs : « Tu étais entre deux cultures, entre deux mondes, en fait tu es dans un troisième lieu qui n’est ni ta terre natale ni ton pays d’adoption. »172. Nous voyons que cette division lui devient difficile à vivre, elle décide donc de tout faire pour ne plus appartenir qu’à un seul monde : le monde Occidental : « Je compris qu’il fallait se détacher complètement du pays natal. »173 ; elle veut oublier le Maroc : « Dehors, j’appréciai encore mieux l’agitation de la ville, l’odeur de l’essence, le bruit du métro, et tout ce qui annulait en moi le souvenir du village »174 et cherche à se construire une nouvelle identité : « J’étais toujours dans des classes spéciales, brûlant les étapes, avançant plus vite que les autres, menant une guerre contre mon passé, opposant mon pays, celui que j’élaborais en moi jour après jour, à la terre natale. »175. Et avec le temps, la quête d’identité prend fin, 168
Ibidem, p. 84. Ibidem, p. 85. 170
Ibidem, p. 108. 171
Idem. 172
Ibidem, p. 295. 173
Ibidem, p. 105. 174
Ibidem, p. 106. 175
Ibidem, p. 120. 169
Page | 41 Fathma se dit française et a oublié, nous pourrions presque dire rejeté, le Maroc, terre de son enfance. Quand elle y retourne, c’est en étrangère : J’avais quinze ans et beaucoup d’appréhension quand nous retournâmes au village […] Moi, je regardais tout cela en étrangère […] Quand les gens s’adressaient à moi, je faisais semblant de ne pas comprendre et opposais le mutisme de celle qui se moquait de tout et dont le cœur était loin de cette poussière […]. S’ils insistaient, je leur disais n’importe quoi en français. […] Le premier soir, je refusai de dormir sur la paillasse dure, puant l’urine, la sueur et le clou de girofle. Je sortis dehors, enveloppée dans une couverture ramenée de France. 176 De plus, lorsque son père décide de rentrer définitivement au Maroc, elle lui répond : « C’est ton pays, pas le nôtre »177. Puis, lorsqu’elle y retournera, une fois adulte, ce sera toujours en étrangère et même presque en touriste, ce qui la met mal‐à‐l’aise devant sa grand‐mère : « Comment lui dire que je suis à présent une autre, une étrangère, venue prendre des photos […] »178. Elle a l’attitude d’un reporter : « […] j’ai une grande envie d’écrire, de prendre des notes. J’observe tout et j’enregistre. Tous les détails m’intéressent. »179. Fathma n’éprouve plus aucun sentiment d’appartenance à son pays natal : « Tout m’expulsait de ce pays. Je me sentais étrangère. »180. Elle sent qu’elle n’a plus la même identité et n’est plus partagée entre deux, le regrette et s’en culpabilise même un peu : Je repensais à ce que me disait ma grand‐mère, mais je ne savais pas comment retenir un bout de terre de ce village, le garder en moi, comme un refuge ou comme un devoir envers ma tribu. Comment font les autres pour préférer leur pays à tout autre lieu ? Pourquoi mes parents sont‐ils restés jusqu’à ce jour attachés à cette terre ? 181 En effet, pour les parents, le problème de la quête d’identité ne se pose pas. Eux ont grandi au Maroc, leur pays est et restera toujours le Maroc. En France, ils sont loin de leurs origines et vivent cet éloignement comme une véritable déchirure, un déracinement. Ils ne se sentent pas du tout chez eux, mais se sentent étrangers et même intrus : « Ma mère avait laissé toute son âme au village. Son corps ne cessait de maigrir et son regard restait constamment dirigé vers un point lointain, menant à la tombe de Driss. »182. Le père écrit à Fathma, dans une lettre imaginaire : « Ici, nous n’avons pas de souvenirs. Nous ne pouvons pas vivre comme si 176
Ibidem, p. 131‐133. Ibidem, p. 163. 178
Ibidem, p. 264. 179
Ibidem, p. 265. 180
Ibidem, p. 292. 181
Ibidem, p. 144. 182
Ibidem, p. 75. 177
Page | 42 nous étions encore au village. »183. Fathma est d’ailleurs bien consciente du fait que ses parents ont leurs racines bel et bien ancrées au Maroc : Mon père n’avait jamais quitté le village. Son esprit était ancré là‐bas, définitivement. Le temps, pour lui, était un artifice pour compter les heures de travail à l’usine. Mais, intérieurement, c’est le temps du village qui continuait tranquillement à se dérouler, sans trop d’agitation […]. 184 Toutefois, le problème de l’identité ne touche pas uniquement les enfants maghrébins qui grandissent en France, comme c’est le cas de Fathma. A. Khatibi lui aussi, vit ce foisonnement de cultures au Maroc et s’y perd puisqu’il va à l’école française où on le baigne dans la culture occidentale alors qu’il vit chez lui dans une culture orientale : « A l’école, un enseignement laïc, imposé à ma religion ; je devins triglotte, lisant le français sans le parler, jouant avec quelques bribes de l’arabe écrit, et parlant le dialecte comme quotidien. Où, dans ce chassé‐croisé, la cohérence et la continuité ? »185. Et une fois en France, cette biculture ne fait que s’accentuer et accentuer le problème de l’identité pour des personnages qui sont pris entre deux cultures sans se sentir d’appartenance particulière plus pour l’une que pour l’autre : L’Arabe de service disait : « Je suis un trait d’union entre l’Occident et l’Orient, le Christianisme et l’Islam, l’Afrique et l’Asie, » et que sais‐je encore ! Pauvre Arabe, où étais‐
tu, réduit à une série de traits d’union ! J’en voyais qui mendiaient l’image de leur identité dans les kiosques à journaux, agglutinés à la moindre rature de reconnaissance.186 Notre auteur reconnait qu’il a une double identité, car, s’il est issu de l’Orient, il écrit : « l’Occident est une partie de moi que je ne peux nier »187et se dit « possédé par [s]a double identité – par [s]a culture et l’Occident. »188. Mais si l’autobiographe semble assumer plutôt bien sa double identité, le cas de Bouchaïb dans Succession Ouverte, nous montre que ce n’est pas si simple. En effet, complètement occidentalisé, Bouchaïb a oublié et même renié son pays natal et lorsqu’il rentre au Maroc diplômé et marié à une Française, il a honte de ses origines. Alors que son père, d’une authenticité touchante, attend avec impatience et fierté le retour du fils prodigue, ce dernier éprouve de la honte devant sa femme française et feint de 183
Ibidem, p. 95. Ibidem, p. 104. 185
Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée, op.cit., p. 54. 186
Ibidem, p. 128. 187
Ibidem, p. 108. 188
Ibidem, p. 179. 184
Page | 43 ne pas le connaitre ni d’entendre les appels désespérés de cet homme qu’il trouve sauvage, pauvre et ridicule : Ohoooo ! Bouchaïb ! Ohoooo ! mon fils ! […] Je t’attends. Je suis ici. Je ne bouge pas. Tu n’as qu’à tourner autour de la douane et tu me trouveras ici. Je ne bougerai pas. Tu n’as qu’à leur dire que tu es mon fils et ils te feront passer le premier. Ils savent tous que je t’attends depuis longtemps […]. ‐ Tu le connais, chéri ? ‐ Qui ça ? ‐ Mais cet homme, voyons ! On dirait que tu es aveugle. ‐ Quel homme ? [...] ‐ Je ne comprends pas l’arabe, dit‐elle. Mais il me semble que cet homme t’appelle depuis un bon moment. Tout le monde s’en est aperçu sauf toi. Tu ne vas pas me dire que ce n’est pas à toi qu’il fait des signes désespérés ? Il se retourna et on eût dit que c’était la première fois qu’il voyait son père – la première fois de sa vie. Je le surveillais à ce moment‐là et je puis témoigner que son visage était convulsé de fureur. Puis il regarda sa femme et, du coup, ce fut comme s’il la voyait pour la première fois, elle aussi. Mais son visage s’était défait, comme si tous les muscles étaient descendus vers la mâchoire. Il dit : ‐ Oh ! mais tu as raison ! C’est un vieux domestique.189 Et le fils va préférer l’hôtel pour sa femme et lui, à la maison de ses parents. Cette scène terrible est riche de significations, étant donné la valeur symbolique des personnages : Bouchaïb représente l’intellectuel de double culture, son épouse l’Occident, la modernité, et son père l’Orient, la tradition. Ainsi, l’émigré a « fui la misère pour tomber dans une misère plus grande aggravée par le déracinement. »190. Cette nouvelle misère se vit personnellement et intérieurement et peut mener à des comportements de mal ‐ être intérieur. En effet, fuyant un monde difficile, les immigrés ont placé tous leurs espoirs en l’Occident où ils se sont heurtés à la difficulté, la violence, le rejet par les autres et, cherchant à s’intégrer, ils ont assimilé la culture Occidentale. Ils se sont alors cherchés entre leurs deux cultures et cela en a poussé certains comme Bouchaïb, à renier leur culture d’origine pour mieux s’occidentaliser. Nous voyons que l’Occident ne laisse pas indemnes ceux qui l’ont expérimenté et qu’il les marque intérieurement à jamais. Il est alors intéressant de se pencher sur ces impacts existentiels. 189
190
Ibidem, p. 50. Houaria Kadra‐Hadjadji, Contestation et révolte dans l’œuvre de Driss Chraïbi, op. cit., p. 276. Page | 44 C.
Les impacts existentiels de l’Occident 1.
Peut­on parler de romans de formation ? Nous pouvons voir dans un premier temps, que nos œuvres se rapprochent du bildungsroman, c’est‐à‐dire du roman de formation ou roman d’éducation. En effet, si nous suivons les parcours de nos héros, il ressort qu’ils ont le même cheminement que ceux des bildungsroman. Ce terme désigne, d’après le Dictionnaire des genres et notions littéraires : Tous les récits qui décrivent les péripéties que connait un héros dans son apprentissage du monde et qui montrent les leçons qui en sont tirées. […] Il s’agit surtout de confronter idées, principes, valeurs et rêves aux contraintes qu’y oppose le réel. […] Mais surtout, Flaubert prenant la suite de Cervantès, inaugure de nouveau un type particulier de roman 191
d’éducation, celui où on voit confrontés le livresque et le réel. Cette définition illustre bien en quoi nos romans revêtent des aspects du bildungsroman. En effet, nous venons de le voir, nos romans relatent bien la confrontation par les personnages des idées et valeurs tirées des livres à la réalité du monde occidental. Nous trouvons de nombreux points communs dans la structure même des romans, telle que la présente F. Bancaud‐Maenen : Tout d’abord, ce roman [bildungsroman] est conçu comme une biographie structurée par les différentes étapes du développement d’un héros, de la jeunesse à la maturité : le récit s’ouvre sur l’entrée du protagoniste dans le monde, puis il évoque les événements marquants de son apprentissage de la vie, ponctués d’erreurs, de désillusions et de révélations, et s’achève au moment où il devient adulte et parvient à la connaissance de lui‐
même[…]. Les années de jeunesse, où le héros est encore naïf, sont closes par une phase de confrontation du protagoniste avec la réalité. Il quitte alors son univers d’origine, change de statut social, voyage, travaille, fait diverses rencontres et l’expérience du monde le soumet alors à maintes erreurs et désillusions, grâce auxquelles il apprend à maîtriser ses sens, et à 192
ne pas se fier aux apparences trompeuses. Effectivement, nous suivons bien l’itinéraire de jeunes Marocains, que nous suivons depuis leur enfance jusqu’à l’âge adulte. Nous apprenons quelles sont leurs ambitions et leur vision de l’Occident, puis nous les suivons dans leur expérience de la France où ils font leur apprentissage de la vie en se heurtant à des difficultés et où leur vision du monde, qu’ils 191
Michel Albin, Dictionnaire des genres et notions littéraires, Paris : Encyclopedia Universalis, 1997. (919 p.) p. 657. 192
Florence Bancaud‐Maenen, Le Roman de formation au XVIIIème siècle en Europe, Paris : Nathan, 1998, (128 p.) p. 35 et 38. Page | 45 avaient construite principalement à travers des livres, évolue vers un désenchantement. Susan Suleiman écrit que systématiquement, on peut définir une histoire d’apprentissage (de Bildung) par deux transformations parallèles affectant le Sujet : d’une part, la transformation ignorance (de soi) → connaissance (de soi) ; d’autre part, la transformation passivité → action. […] L’histoire elle‐même est vécue comme expérience (comme transformation) par un sujet à travers le temps. C’est au seuil de la «vie nouvelle» du héros que se termine l’histoire 193
d’apprentissage. Effectivement, nous quittons bien nos héros lorsqu’ils sont revenus de leur désillusion. Fathma rentre en France après avoir fait le point sur son couple et sur son identité lors d’un séjour dans son village natal. On apprend que son mari l’a quittée, elle va entamer une nouvelle vie sans lui et le dernier chapitre se termine par cette phrase : « J’ai grandi, je ne suis plus une enfant émerveillée par la vie. »194. A. Khatibi entame sa nouvelle vie de retour au Maroc après avoir obtenu des diplômes en France et Driss Ferdi retourne en France après être allé à l’enterrement de son père et s’être réconcilié avec son pays et ses traditions. Il rentre en France accompagné du conseil de son père : « Le puits, Driss. Creuse un puits et descend à la recherche de l’eau. »195. Nous quittons alors bien nos héros au moment où ils prennent un nouveau départ, au « seuil de leur nouvelle vie ». 2.
Le héros après son expérience de l’Occident : récits d’apprentissages négatifs ? D’après S. Suleiman, le héros « s’en va dans le monde pour se connaitre (objet), et c’est lui‐même qui bénéficie de cette connaissance (destinataire). »196. Elle parle alors d’apprentissage « positif (authentique) » ou « négatif (manqué) » en expliquant que est « exemplaire positif » tout apprentissage qui mène le héros vers les valeurs inhérentes à la doctrine qui fonde le roman ; est « exemplaire négatif » tout apprentissage qui le mène vers les valeurs contraires, ou simplement vers un espace où les valeurs positives ne sont 197
pas reconnues. 193
Susan Suleiman, "La structure d'apprentissage. Bildungsroman et roman à thèse", Poétique n° 37, 1979, (p. 24‐42.) p. 24. 194
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux Baissés, op.cit., p. 294. 195
Driss Chraïbi, Succession Ouverte, op.cit., p. 185. 196
Susan Suleiman, "La structure d'apprentissage. Bildungsroman et roman à thèse", op.cit., p. 25. 197
Idem. Page | 46 Il s’agit en effet de montrer l’échec ou la réussite du héros ; or la conclusion du roman « montre dans quel sens le héros s’est trouvé modifié par les multiples apprentissages effectués. C’est en fonction de la fin qu’on sera amené à constater la positivité ou la négativité de l’apprentissage. »198. Pour chacun de nos personnages, nous pouvons parler d’apprentissages négatifs par rapport aux valeurs en lesquelles ils avaient foi ‐ valeurs qui ont été évoquées plus haut ‐ puisque leur vision de l’Occident se modifie du fait des divers obstacles qu’ils rencontrent et évolue vers une démystification. En outre, les nombreuses épreuves rencontrées au cours de leur parcours les transforment eux‐mêmes et marquent une faille, un impact handicapant gravé en eux. En effet, dans Les Yeux Baissés, l’instabilité de Fathma fragilise son couple en permanence et va la mener à la rupture. Son déracinement, sa double‐identité, la troublent au plus profond d’elle‐même, ce qui se reflète sur son couple : Je pensais à l’amour. J’étais venu revoir mon village, non pas constater ce qui y avait changé depuis mon départ, mais pour comprendre pourquoi je n’arrivais pas à aimer sans provoquer de drames. H, mon homme, dit toujours que chez moi, « la nature prend le pas sur la culture. » […] J’avais besoin de retourner à mon « bled », comme il dit. 199 Son mari saisit bien son trouble : « Ma pauvre amie, tu n’as pas de sur‐moi ! […] Il m’exposa la théorie du déracinement, de l’absence de repères. »200. Toutes les épreuves rencontrées lors de son enfance sont cause de sa fragilité et son instabilité de maintenant, chose que lui dit un personnage de son imagination : « Adieu, petite fille qui a grandi quand il fallait être enfant et qui t’es comportée comme une gamine quand il fallait être adulte. »201. L’expérience de l’Occident a aussi eu un impact négatif sur son père : « C’était un homme blessé. Rentrer au pays était la seule réponse qu’il pouvait opposer à une situation devenue intolérable. »202. Driss Ferdi est lui aussi profondément ébranlé par son expérience décevante de l’Occident. Lui qui, à la fin du Passé Simple, parlait de revenir pour bouleverser la vieille société musulmane par les idées européennes, ne croit plus aux valeurs de l’Europe : tout est à recommencer, et d’abord en lui‐même […] Il s’est arraché à l’image du père pour courir vers une Europe de mirage. Le voyage, dit Claude Levi‐Strauss203 est l’épreuve initiatique des jeunes gens de notre temps : une expérience amère de la France [l]’a invité à réestimer la société et la 198
Mariane Bury, Le Roman d’apprentissage au XIX siècle, Paris : Hatier, 1995, p. 68. In Florence Bancaud‐
Maenen, Le Roman de formation au XVIIIème siècle en Europe, op. cit.p.39. 199
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux Baissés, op.cit. p. 271. 200
Ibidem, p. 289. 201
Ibidem, p. 286. 202
Ibidem, p. 164. 203
Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1962. Page | 47 tradition qu’il avait rejetées. Il en est venu à penser que la notion de progrès est dangereuse, sinon dépourvue de sens, et qu’il est très difficile de s’en servir pour ordonner 204
les sociétés humaines. Cette grande démystification de la civilisation occidentale, le mène à la dépression. Il décrit son mal‐être dans Succession Ouverte : Voici les symptômes : de dix heures du matin à trois heures de l’après‐midi, régulièrement, je suis en ébullition nerveuse. Des gens que j’adore, mes propres enfants, je pourrais les casser alors comme des assiettes. Anxiété nocturne, insomnie. Je me lève et sors dans les rues noires et désertes, où il n’y a strictement personne, où il n’y a que le froid, le verglas, la solitude, à la recherche de Dieu sait quoi, peut‐être d’un sursis à l’angoisse qui nous est commune à tous. La condition humaine, docteur. […] Autres symptômes : anorexie, amaigrissement, bouche sèche, soif intense, palpitations, picotements sous‐cutanés, ce que vous médecins, appelez paresthésie. Et dernièrement, des secousses musculaires. J’ai eu des douleurs atroces au cœur, comme des coups de couteaux qu’on appréhende, auxquels on s’attendait depuis longtemps. J’ai des espèces d’élancements partant du cœur, puis s’irradiant, contournant l’épaule […].En termes cliniques, c’est ce qu’on appelle l’aliénation. Celle d’un être sain, congénitalement sain, et qui en est réduit au type qui vous parle. 205 Le médecin français auquel D. Ferdi s’est confié, cerne le mal et l’écrit dans son journal : « […] je reste persuadé que le mal a ses racines dans notre civilisation et que ce pauvre homme a été détraqué par notre civilisation […] »206, il parle d’une « société qui l’a rendu malade »207. Mais notre héros en est lui‐même conscient. Il parle de « l’immense héritage d’incrédibilité qu’[il] avait reçu de l’Occident »208 et renonce : Et cela était ainsi : jamais, jamais plus je n’irai à la recherche de cerveaux, de vérités écrites, de vérités synthétiques, d’assemblages d’idées hybrides qui n’étaient rien que des idées. Jamais plus je ne parcourrais le monde à la poursuite d’une ombre de justice, d’équité, de progrès ou de programmes propres à modifier l’homme. J’étais fatigué et je retournais à ma 209
tribu. Il revient sur ses désillusions : Et voici : j’étais issu de l’Orient et des traditions de l’Orient. J’avais été instruit et éduqué dans des écoles d’Occident. Et non seulement la greffe avait pris, mais l’arbre n’avait jamais donné autant de fruits. Je l’ai alors pris à deux bras et je suis parti vers cet Occident d’où venaient toutes sortes de greffes. Et voici : c’était comme si j’avais transporté avec moi tout un lambeau de terre, tout un monde. Et le monde vers lequel je me dirigeais m’a semblé froid, fermé et hostile. […] les fruits se sont desséchés sur l’arbre et, au bout de seize ans, je 204
Jacqueline Arnaud, La Littérature maghrébine de langue française : I‐ Origines et perspectives, op. cit., p. 276 et 278. 205
Driss Chraïbi, Succession Ouverte, op.cit., p. 15‐16. 206
Ibidem, p. 26. 207
Idem. 208
Ibidem, p. 81. 209
Idem. Page | 48 n’avais pas encore trouvé un seul petit lopin de terre où enterrer mon arbre mort depuis longtemps.210 J’ai vu l’Occident prôner l’humanisme et agir en cruautés. Et assis entre deux portes fermées, j’ai tant crié à la fraternité humaine et à la connaissance mutuelle que j’en suis devenu malade, insomniaque et tressautant au vol d’une simple mouche.211 Le héros attribut aussi la responsabilité à l’Occident pour ce qui est de l’attitude de Bouchaïb vis‐à‐vis de son père : « brimbalants comme des objets inanimés et comme l’eût sans doute été Bouchaïb sur l’âne de son père s’il n’avait pas eu le malheur d’avoir été formé en Occident. »212. A. Khatibi lui aussi, est touché par cet affaiblissement dû au désenchantement et doit faire un séjour en maison de repos : Je venais de subir des mois de fatigue et de souffrance incompréhensibles. Tourné contre n’importe quoi, je dormais là où il y avait place, sommeil lourd, très long ; de temps en temps, d’abord détaché vaguement dans le réel, puis substitué au vide, je plongeais. En plus, que penser d’un malade à qui manque l’illusion de sa maladie? Illusion autre le langage médical ; surmenage de quoi et pourquoi ? Tout restait à affronter au‐delà de ce sommeil interminable.213 Son expérience de l’Occident semble être quelque chose qu’il souhaite oublier : « Qu’avais‐je retenu de ce long séjour de six ans en Europe ? Question oiseuse si l’on en retient le vol. Je parle de mon passé comme s’il s’agissait chaque fois d’un temps à expulser. »214. Ainsi, l’Occident agit sur nos personnages, les atteint au plus profond d’eux‐mêmes jusqu’à les dénaturer – comme c’est le cas de Bouchaïb – et ils ressortent de cette expérience amoindris et certainement pas épanouis. En cela, nous pouvons dire qu’il s’agit pour chacun d’eux d’un apprentissage négatif. 210
Ibidem, p. 180. Ibidem, p. 181. 212
Ibidem, p. 64. 213
Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée, op.cit., p. 141. 214
Ibidem, p. 145. 211
Page | 49 3.
Ambigüité du rapport à l’Occident Finalement, le rapport de nos héros à l’Occident reste ambigu et indéterminé. En effet, après l’avoir longtemps rêvé, ils l’expérimentent enfin et l’expérimentation s’avère décevante et leur laisse des blessures profondes. Cependant, lorsqu’ils quittent leur pays natal – mis à part pour A. Khatibi – ce départ semble définitif puisque s’ils y retournent, ce n’est que pour un temps déterminé. Bien que la France soit totalement démythifiée à leurs yeux et ne soit plus l’objet de leurs fantasmes, ils semblent y avoir fait leurs attaches et y restent finir leur vie. Après être rentrés au pays natal et malgré l’expérience douloureuse et démystifiante de l’Occident, ils y retournent tout de même, car sont aussi déçus par le Maroc où ils se rendent compte que la situation qu’ils avaient fuit n’a pas changé. Nous pouvons reconstituer leur parcours à travers ce petit schéma : MAROC FRANCE MAROC FRANCE ↓ ↓ ↓ Espoir, fantasme de Expérience douloureusement Ayant fait ses attaches en France et l’Occident. décevante et déstabilisante étant plus ou moins occidentalisé, le pour la personnalité du héros. héros ne se sent plus d’appartenance pour son pays natal et retourne en France, mais cette fois‐ci, désabusé et sans espoir. Ainsi, comme l’écrit J. Arnaud : Au terme de son périple, Driss est revenu aux valeurs du passé, à la leçon islamique dans ce qu’elle a de plus universel, par dégoût de la faillite à quoi ont abouti l’intelligence et l’orgueil occidentaux, et par crainte que l’Afrique, en les imitant ne perde sa véritable 215
vocation. Malgré cela, il rentre tout de même en France car il y a maintenant sa femme et ses enfants. De même, Fathma, après son « pèlerinage » au village natal où elle a retrouvé ses racines, retourne en France où elle espère y retrouver son mari. 215
Jacqueline Arnaud, La Littérature maghrébine de langue française : I‐ Origines et perspectives, op. cit., p. 276. Page | 50 La relation à l’Occident est donc très complexe, c’est une sorte de « fascination et répulsion »216. A. Khatibi semble même vivre cela comme une relation amoureuse passionnelle et violente. A la fin de son œuvre, il personnifie l’Occident et le compare à une femme en utilisant des termes charnels mais aussi des termes de violence. Relevons en rouge les aspects charnels et en vert les aspects violents : Occident, tu m’as écharpé, tu m’as arraché le noyau de ma pensée. Occident, j’allongerai ton corps d’albâtre. [...] Je l’allongerai sur un tronc d’arbre, par l’ondulation de ma main droite, retenue à la déchirure de ta robe. [...] Passera le vent, [...] sur ta hanche [...] car ma main droite saisie par l’harmonie, la transe, renverse ta caresse. [...] Occident, sur tes cheveux cendrés, cendrés je les veux et les désire. [...] Ravale, Occident, tes vipères, tes pierres dressées. [...] Peux‐tu dresser tes seins sans te trahir ? [...] Sur ton ventre, Occident, je retarde la fin des fins, la revanche de tout écraser [...], tirer et mourir. [...] J’ai choisi, c’est évident, mais pas clair, la séduction. [...] Je redescends sur ton ventre dans la vengeance ; qui veut saisir le savoir où l’orifice doit provoquer – face à face – le voile multiple, rapt. [...] ils ont vu, Occident, sur ta poitrine, le signe de ta malédiction, syphilis occidentale, ont‐ils déclaré, syphilis apeurée, et sur tes seins, ont‐ils déclaré encore, est gravée ta mort. [Notons ici l’allusion à la syphilis, maladie sexuellement transmissible, comme s’il y avait eu une relation charnelle. Une relation qui met en danger.] En vérité, Occident, quand tout s’écroule dans notre étreinte, je pense déjà au jour de la destruction. Que vienne le Jour de la Très grande Violence ! Je tiens ta hanche dans le sable, je recroqueville ton corps à l’évasion la plus irruptive et j’attends. [...] Je tatoue sur ton sexe, Occident, le graphe de notre infidélité.217 Le Seigneur dans Le Passé simple, parle d’ailleurs de Paris comme du « bordel du monde » : « La France, c’est le bordel du monde et le cabinet de ce bordel, c’est Paris. »218. 216
Jean Dejeux, La Littérature maghrébine d’expression française, op. cit., p. 101. Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée, op.cit., p. 171 ‐175. 218
Driss Chraïbi, Le Passé simple, op.cit., p. 271. 217
Page | 51 Conclusion En somme, après avoir envisagé tout ce qu’impliquait le choix d’une écriture de la subjectivité ainsi que l’importance que cela prenait, nous avons étudié l’évolution de la représentation de l’Occident dans l’esprit des Marocains, avant et après son expérimentation. Au terme de ce parcours d’analyse, il ressort que les représentations de l’Occident, vécu et éprouvé, évoluent vers une démystification et une destruction des rêves du héros et une déstabilisation marquante de sa personnalité, dans le discours littéraire marocain. Le choix d’une écriture subjective, avec tout ce que cela implique, est intimement lié à une certaine vision de l’Occident dans les romans marocains d’expression française postérieurs aux années 1950 et elle permet la reconstruction d’itinéraires identitaires et existentiels singuliers. En effet, cette écriture subjective permet à nos auteurs de revenir sur leur propre expérience et constitue pour eux comme un exutoire, leur désillusion blessante par rapport à l’Occident devenant précisément une condition de l’écriture. Nous pouvons alors citer Ambroise Kom qui parle de Driss Chraïbi mais dont la citation peut s’appliquer à chacun de nos romans : Le narrateur réfléchit à la valeur d’une civilisation à partir de sa propre situation d’immigré. Il avait quitté son pays dans l’espoir d’ouvrir ses horizons en s’imprégnant de la civilisation occidentale. Il a découvert que son chemin était plein d’embûches, car son installation en France a débouché sur la solitude, l’angoisse et le désir de retour au pays natal. Mais quand il arrive chez lui, il réalise qu’il ne pourra plus vivre au Maroc et il prend le chemin du 219
retour. Ces réflexions menées par nos auteurs sur le parcours des immigrants, que ce soit un parcours géographique mais aussi et surtout identitaire, mettent en lumière la complexité de la relation Orient/Occident. C’est une relation d’attirance et de répulsion sensible dès la colonisation du Maghreb par l’Occident puisque à partir de ce moment‐là, il devient difficile pour les jeunes Marocains élevés dans une double identité de se revendiquer comme appartenant à telle ou telle culture, les deux faisant désormais partie intégrante d’eux‐
mêmes. Ce foisonnement de cultures tel qu’il est abordé dans nos romans permet d’ailleurs de donner un aperçu des cultures et mœurs traditionnelles au Maroc en comparaison avec les 219
Ambroise Kom, Jalons pour un dictionnaire des œuvres littéraires de langue française des pays du Maghreb, Paris : L’Harmattan, 2006. p. 337. Page | 52 us occidentaux. Il serait alors intéressant de se pencher sur cet aspect de la littérature marocaine d’expression française et de nous demander s’il existe une « ethno‐littérature ». Page | 53 Bibliographie Corpus : BEN JELLOUN, Tahar, Les Yeux baissés. Paris : Seuil, 1997. 297 p. (Coll. Points ; 359) CHRAIBI, Driss, Le Passé Simple. Paris : Denoël, 1986. 273 p. (Coll. Folio ; 1728) CHRAIBI, Driss, Succession Ouverte. Paris : Denoël, 1979. 184 p. (Coll. Folio ; 1136) KHATIBI, Abdelkebir, La Mémoire Tatouée : Autobiographie d’un décolonisé. Paris : Denoël, 1971. 192 p. (Coll. Les Lettres Nouvelles ; 112) Sur la littérature maghrébine : Ouvrages complets : BENCHAMA, Lahcen. L’œuvre de Driss Chraïbi : réception critique des littératures maghrébines au Maroc. Paris : L’Harmattan, 1994. 265 p. DEJEUX, Jean. La littérature maghrébine d’expression française. Paris : P.U.F., 1992. 127 p. (« Que sais‐je ? » ; 2675) GONTARD, Marc. Le moi étrange : Littérature marocaine de langue française. Paris : L’Harmattan, 1993. 220 p. GONTARD, Marc. Violence du texte : Etude sur la littérature marocaine de langue française. Paris : L’Harmattan, 1981. 169 p. KADRA‐HADJADJI, Houria. Contestation et révolte dans l’œuvre de Driss Chraïbi. Paris : Publisud, 1986. 358 p. KHATIBI, Abdelkebir. Le roman maghrébin : essai. Rabat : SMER, 1979. 149 p. LINDENLAUF, Nelly. Tahar Ben Jelloun : « Les Yeux Baissés ». Bruxelles : Labor, 1996. 157 p. (Un livre, une œuvre ; 31). M’HENNI, Mansour. Tahar Ben Jelloun : Stratégies d’écriture. Paris : L’Harmattan, 1993, 148 p. MOUZOUNI, Lahcen. Le Roman marocain de langue française. Paris : Publisud, 1987. 203 p. NOIRAY, Jacques. Littératures Francophones : I ‐ Le Maghreb. Paris: Belin, 1996. 190 p. (Belin sup. Lettres). Page | 54 SAÏGH BOUSTA, Rachida. Lecture des récits de Abdelkebir Khatibi : écriture, mémoire et imaginaire. Casablanca : Afrique‐Orient, 1996. 150 p. SAÏGH BOUSTA, Rachida. Lecture des récits de Tahar Ben Jelloun : écriture, mémoire et imaginaire. Casablanca : Afrique‐Orient, 1999. 190 p. TENKOUL, Abderrahman. Littérature marocaine d’écriture française. Casablanca : Afrique‐
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