medee_Sous le signe de Médée
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Médée Opéra en trois actes Paris, Théâtre Feydeau le 13 mars 1797 Musique de Luigi Cherubini (1760-1842) Livret de François-Benoît Hoffmann D’après la tragédie de Corneille (1635) Production Théâtre royal de la Monnaie Sous le signe de Médée — Alain Depaulis À l’origine, une héroïne mythologique de sinistre mémoire : Médée, dont le nom est attaché à l’infanticide. Euripide nous présente l’histoire d’une femme trahie qui se venge de son mari en tuant ses enfants. Un drame à l’issue inacceptable. En quoi cette fiction poétique nous touche-telle ? Recèle-t-elle une vérité humaine ? Une mère peut-elle vraiment assassiner ses propres enfants dans l’intention de se venger de son mari ? Dans cette hypothèse, comment une femme peut-elle arriver à cette extrémité ? Existe-t-il d’autres situations où l’enfant est réduit par sa mère à un objet de vengeance ? La psychiatrie et la psychanalyse ont identifié une structure du nom de complexe de Médée. L’INFANTICIDE MATERNEL PAR VENGEANCE Deux enfants, Cédric, 6 ans, et Kévin, 4 ans et demi, sont retrouvés morts au domicile de leur mère. Christine ne conteste pas sa responsabilité dans ce geste criminel. Quelques mois après, elle déclare : « Je cherche pour quelles raisons j’ai fait ça. Une des raisons aurait été de punir mon mari. » Qu’est-ce qui conduit cette femme à vouloir infliger une telle punition à celui qu’elle nomme encore son mari après le divorce ? L’histoire de Christine est celle d’une femme née et élevée dans des conditions très douloureuses. Elle rencontre un homme, Thierry, issu d’une famille bourgeoise, qui a fait des études et occupe un poste à responsabilité. Grâce à ce mariage, la jeune femme devient selon une de ses amies « une dame ». Le couple vit une relation intense jusqu’à la naissance d’un premier enfant. À l’arrivée de Cédric, Christine est très déçue car elle voulait absolument une fille. La naissance d’un deuxième garçon renforce la fierté du père mais constitue une nouvelle déception pour la mère, d’autant plus que Thierry la délaisse au profit d’autres femmes. Christine en souffre beaucoup, Thierry est son premier amour, il est tout pour elle. La jeune femme est considérée comme une mère qui aime ses enfants, « comme n’importe quelle mère ». La situation se dégrade. Christine entre dans des épisodes critiques : crises de nerfs, tentatives de suicide, hospitalisations... Thierry est particulièrement odieux avec elle. Il lui fait le récit de ses conquêtes et va jusqu’à coucher avec une autre femme sous ses yeux. Enfin, Thierry s’engage dans une relation amoureuse plus stable et Christine demande le divorce. Elle obtient la garde des enfants. Fidèle jusqu’à la séparation, la jeune femme ne peut pas vivre seule, mais aucune rencontre ne la satisfait. Elle devient très instable et quitte son emploi. Thierry trouve que Christine n’est plus capable d’assumer l’éducation des enfants, il propose d’en assurer la garde pendant deux ans. Avant l’arrivée de cette période, Christine est obnubilée par ses enfants et par Thierry. Elle fait certaines déclarations : « Thierry ne récupérera jamais les mômes. Plutôt les tuer et je me tuerai ensuite. » La veille du jour où Thierry doit les récupérer, elle est au comble du désespoir. Le lendemain, elle décrit le déroulement de ses gestes, jusqu’à l’acte ultime dont elle ne se souvient pas. Notre analyse nous permet d’éclairer les causes et la nature de cette punition que Christine veut infliger à Thierry. Elle est une femme abandonnée, trahie, humiliée par un homme qui ne manque pas de perversion. Christine aime son mari sans ambiguïté et qui plus est, elle ne peut pas vivre sans lui. Lorsqu’elle le perd, elle perd tout. Elle espère reconstruire un couple mais ses tentatives s’avèrent vaines. Dans sa déroute, elle assume de moins en moins son rôle de mère, toute occupée à essayer de colmater le vide. Et puis une idée de vengeance s’impose à Christine, celle d’atteindre son mari dans ce qu’il a de plus cher : ses deux fils. Elle se venge donc et atteint son objectif : l’homme, privé de ses enfants, est anéanti. Chacun peut réaliser les similitudes entre l’histoire de Médée et celle de Christine. Mais il est un point qui retient notre attention : c’est le type de femme qu’elles incarnent l’une et l’autre dans cet amour où elles s’engagent sans réserve, avec ce tout que représente cet homme-là. Irremplaçable. Et puis, le protagoniste mâle est bien de la même étoffe, Thierry n’a rien à envier à Jason. Les enfants eux-mêmes portent cette caractéristique d’un investissement maternel problématique. Dans ces deux situations, l’une réelle et l’autre fictive, nous constatons l’importance revêtue par l’élu, attestée par l’engagement de chacune de ces femmes, par leur fidélité foncière. Elle se mesure en particulier par l’effondrement qui suit l’abandon, plus rien ne tient. Christine entre dans une grave dépression : elle connaît l’instabilité affective, multiplie les crises de nerfs, elle pense à la mort, elle fait des tentatives de suicide, elle se livre à la boisson, perd son emploi, entre dans une déroute financière et matérielle. Elle maigrit, son image de femme est affectée, elle n’est plus désirable, se déteste. Christine a de plus en plus de difficultés à assumer ses enfants et apparaît en outre incapable de vivre seule. Ses tentatives pour remplacer Thierry sont des échecs, cette place qu’il occupe, aucun autre ne peut la tenir ! On constate à quel point cette femme se réalise auprès de cet homme-là et combien elle en dépend, jusqu’à ne plus exister en dehors de lui. Nous pouvons dès lors concevoir la violence de la réaction de cette femme profondément outragée, mais nous sommes surpris par la nature de la vengeance. Tuer le fils serait donc une punition plus cruelle que d’exécuter le parjure ! Le désespoir inspire à ces mères ce châtiment subtil : le supplice quotidien prodigué à l’homme, condamné à vivre privé de son enfant, plutôt que d’éliminer l’homme par une mort sans lendemain. Qu’est-ce donc qu’un enfant pour un père ? L’ERRANCE DES PÈRES La clinique contemporaine nous fait observer une variation de la situation médéique dans les affaires sociales. Il est aujourd’hui avéré qu’une mère peut mettre en œuvre un véritable arsenal de combats juridiques et psychologiques pour couper définitivement tout lien entre un père et son enfant. Tous les moyens sont utilisés : mensonge, faux témoignage, jusqu’à l’accusation la plus destructrice, l’inceste. Enfin, l’enfant peut être manipulé afin qu’il rejette définitivement son père. Un homme peut donc payer du prix de la perte de son lien paternel les « affronts » infligés à sa femme. Il est ainsi victime par enfant(s) interposé(s) de la vengeance, parfois déclarée, de l’offensée. Ces pères que l’on rencontre dans les associations de défense de la condition paternelle, privés de leur descendance, semblent tout à coup s’affaisser, ils sont vidés de toute énergie, de toute ressource, parfois réduits à un état de loque. La privation de leur progéniture a pour effet de leur ôter tout influx vital. Euripide a bien saisi les effets de ce châtiment : l’errance de Jason le conduit inexorablement à la mort, à l’issue d’un supplice insupportable. Il nous invite à nous interroger sur ce désespoir paternel et à comprendre ce qui soutient l’existence d’un homme dans la paternité. Être père consiste à donner le sens, c’est à dire montrer la direction, mais également apporter la signification. Chaque père n’éprouve-t-il pas ce rôle de transmission, ne se sent-il pas être ce lien entre son propre père et son enfant, léguant à son tour à sa descendance ce qu’il a reçu en héritage ? Lorsqu’Anouilh prête à Jason cette responsabilité de faire « comme son père et le père de son père », il le rappelle à sa place et lui fait accepter sa charge, celle de garantir la continuité de la lignée. Lorsque Médée tue ses enfants, Jason ne peut plus accomplir cette légation qui lui incombe en tant que père, dans ce qui fonde son existence d’homme en ce monde, celle d’assurer la transmission. LE COMPLEXE DE MÉDÉE Dans l’éventail des représailles contre le parjure, l’accusation mensongère a certes des conséquences psychologiques graves sur l’enfant, mais la détermination absolue du sacrifice de sa vie est inconcevable. La gravité de cet acte définitif est sans commune mesure avec les autres formes de punition. De quelle folie peut être saisie une femme qui s’abandonne à ce geste fatal, le meurtre de son enfant ? Il s’agit à chaque fois d’une histoire d’amour – hors de cela, le drame aurait-il lieu ? En tout cas pour ces femmes dont il est question, car les hommes ne sont pas toujours au diapason de l’engagement amoureux de leur partenaire. Thierry représente pour Christine une rencontre unique, il incarne un absolu, la complémentarité symétrique (Daniel Lagache), avec lequel les rêves de projection dans l’avenir se dessinent. Cependant, lorsque le charme de ce tout est rompu, nous constatons que Christine désinvestit ses enfants. Leur existence n’avait de sens que par rapport au couple qu’elle formait avec Thierry. Ils ne sont plus l’objet de leur désir partagé. En revanche, aimés par leur père, objets de sa fierté, ces enfants deviennent un enjeu. Enfants objets d’amour et d’autosatisfaction, en même temps qu’ils sont un objet d’insatisfaction ou pire, de contrariété, pour elle. Comment concevoir cependant que ce rejet se mue en impulsion meurtrière ? La clinique nous enseigne que cet acte infanticide ne peut être appréhendé hors de la dynamique de la sexualité féminine. Ce moment paroxystique (Julia Kristeva) est l’explosion d’un terreau de frustrations, de blessures et d’humiliations qui ont façonné une personnalité souvent insatisfaite et révoltée. Le désir de mort est d’abord exprimé envers la mère elle-même, voire envers le père. Mais c’est l’enfant qui concentre tous les affects contradictoires, autant destruction d’elle-même, de l’enfant objet d’insatisfaction maternelle qu’elle fut, qu’objet qui réunit tout ce qu’elle rejette, tout ce qui symbolise son échec. Le condensé qu’elle peut anéantir avec violence, voire avec éclat dans un état d’excitation, de décharge des tensions insupportables accumulées. Le passage à l’acte exprime la libération de ces affects mortifères concentrés en elle. Un acte qui la soulage un temps de ce dont elle a souffert. L’exploration psychanalytique montre la position douloureuse de la femme acculée à cet acte désespéré. Au regard, d’une part, du « ravage » provoqué par le discours que sa propre mère a induit en elle, un trouble sur son identité sexuelle, qui plus est un écœurement d’être femme, le dégoût de son sexe, d’autre part d’un discours paternel dévalorisant. Il n’est là de père aimant, sécurisant ; il peut être au-dessus, distant ou carrément violent, abuseur. Ce père ne lui permet pas d’être fière de son être-femme. Ainsi le drame se noue-t-il à ce moment où Médée n’est plus femme-de- Jason. Jason était celui qui soutenait son identification féminine, répondant un temps, en place de père idéal, à la question laissée sans réponse par son père. La haine de Médée est libérée dès lors que le départ de Jason révèle l’impuissance du père à dire ce qu’elle est comme femme. Lorsque Médée atteint Jason dans son pouvoir de transmission (phallique), c’est Jason-le-père qu’elle tue, c’est son père. Elle vise celui qui ne lui a pas donné, par son amour et la reconnaissance de sa différence sexuelle, son identité féminine, la vouant à une existence de souffrance insupportable. Cependant, lorsque ce père se retire, il laisse un vide qui la confronte au temps passé du face-à-face mère / fille : celui du ravage. C’est à ce moment que l’enfant est réduit à un objet de vengeance, mais ce n’est pas sans souffrance que Médée sacrifie les siens à sa fierté. Ne se punitelle pas elle-même ? En tuant ses enfants, Médée se tue comme mère, c’est la mère en elle qu’elle supprime, sa propre mère, celle qui ne lui a pas donné les clefs de son existence de femme. Christine, à l’instar de Médée, montre que l’homme aimé a failli ; il a chu d’une place idéale où elle l’avait placé, investi du pouvoir mythique de réaliser la complémentarité absolue. De cela il est coupable ! Il doit payer le prix fort, l’atteinte à ce qui lui est cher : sa progéniture. Le complexe de Médée est la privation de ses enfants infligée au père par la mère, dans le désir inconscient de le châtrer en lui retirant cet objet de son désir et motif de sa fierté (voir Alain Depaulis, Le complexe de Médée, Quand une mère prive le père de ses enfants, 2e édition revue et augmentée, De Boeck, Bruxelles, 2008). Ceci en écho à sa propre castration inassumée, c’est-à-dire à l’impossibilité de s’assumer comme femme. Ce complexe touche à l’intime de la question féminine. MÉDÉE SCANDALEUSE À JAMAIS ? Bien évidemment, le meurtre d’un enfant est en soi impardonnable, mais il existe d’autres raisons à la répulsion qu’il inspire. La première cause de stupéfaction est la place accessoire occupée par l’enfant, au regard de ce qui est en jeu entre la femme et l’homme : la mère punit le père au mépris de la vie de ses enfants. La deuxième cause tient à ce motif trivial : la rivalité à l’égard de l’autre sexe. L’acte de Médée est un des témoignages les plus éloquents de la souffrance que peut occasionner à une femme l’impossibilité absolue d’assumer son « être-femme ». La troisième cause, qui n’est pas la moins étonnante, tient au fait que l’acte soit l’expression de la défense désespérée de sa dignité. C’est précisément la défense de son amour-propre qui hisse Médée au rang d’héroïne sublime, clef de l’énigme inquiétante que recèle cette tragédie et qui permet au poète de l’élever à ce statut. Médée nous fascine, elle entre dans la lignée des héros des Métamorphoses d’Ovide, engagés dans une voie dont rien ne les détourne et qui se paye au prix de la vie. Ils franchissent un pas que le commun des mortels ne saurait qu’esquisser. Euripide resserre son propos au plus juste du caractère de son personnage, jusqu’à sa conséquence logique. Il ne nous évite pas l’horreur, il n’écarte pas non plus les apparentes contradictions, mais dans la fiction, il embrasse une expérience humaine extrême bien réelle. lestalenslyriques.com