Luc Bres, l`organisation _ un essai de définition
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Luc Bres, l`organisation _ un essai de définition
LUC BRES L’ORGANISATION : UN ESSAI DE DÉFINITION DÉFINITION Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en administration pour l’obtention du grade de maître ès arts (M.A.) FACULTÉ DES SCIENCES DE L’ADMINISTRATION UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC MAI 2007 © Luc Bres, 2007 Remerciements Remerciements : Je tiens à remercier ici Marie-France Lebouc qui a accepté de diriger, avec succès, ce mémoire et qui lui a insufflé un certain réalisme, ainsi qu’une forme de rigueur franchement salutaire. Je remercie également Olivier Clain qui a bien voulu codiriger ce projet, pour son apport intellectuel essentiel, mais aussi et peut-être plus encore pour son habileté psychologique. Comme il a dirigé déjà de nombreux travaux académiques, je ne peux que reprendre ici le commentaire fort juste que j’ai pu lire ou deviner presque partout à son égard : c’est un pédagogue tout à fait exceptionnel. Dans la même veine, je pense aujourd’hui à notre vieux professeur de philosophie en classes préparatoires à l’externat Sainte-Marie de Lyon : Bruno Roche. J’espère qu’il continuera à transmettre le désir de penser à des générations d’élèves. Je l’espère pour lui, mais surtout pour eux. Et comme nous sommes maintenant six années en arrière dans la capitale des Gaules, je salue aussi mes camarades des classes préparatoires. Pour des raisons obscures, il m’apparaît clairement que ce travail leur doit quelque chose. Il doit également beaucoup à mes amis d’une autre capitale : Québec. Ceux du 50 rue Sainte Ursule en particulier. Simon en tête, puisque la proximité intellectuelle de nos travaux de recherche m’a permis de sortir de mon isolement et d’entamer, souvent de manière agréablement dilettante, de belles confrontations. Je ne terminerai pas sans remercier un peu plus fort mes chers parents pour leur appui financier et moral, et pour tout le reste bien sûr. J’espère qu’ils liront ce mémoire, qu’ils le liront avec plaisir, et ne regretteront pas leur investissement. Pour toutes les raisons qu’il serait fastidieux d’énumérer ici, rien de tout cela n’aurait été possible sans eux. ii Résumé Bien que l’organisation donne lieu à un champ de connaissance spécifique, la définition de cet objet théorique sous forme d’énoncé synthétique constitue un problème récurrent. Après avoir mis en évidence un savoir normalisé, dans ce que nous aurons défini comme la théorie des organisations, nous pourrons identifier une liste de définitions représentatives du champ. L’analyse de cette liste éclairera les difficultés qui ont pu être rencontrées par les théoriciens pour définir l’organisation et les stratégies mises en place pour y faire face. Ceci nous conduira à proposer une stratégie alternative : dans la théorie générale des sociétés de Michel Freitag, nous irons chercher un surplomb sociohistorique pour mieux comprendre les organisations. Ancrés dans cette perspective globale, nous serons à même d’échafauder concrètement une définition et sa formulation qui permettent de saisir l’organisation dans ses aspects les plus postmodernes, c’est-à-dire, à bien des égards, les plus actuels. ii TABLE DES MATIÈRES Remerciements :........................................................................................................................ ii Résumé....................................................................................................................................... ii Table des matières ....................................................................................................................iii Liste des tableaux...................................................................................................................... vi Liste des figures ........................................................................................................................ vi Introduction............................................................................................................................... 1 Chapitre 1 : Les définitions de l’organisation dans le champ................................................. 6 1.1 La théorie des organisations et son champ disciplinaire............................................. 8 1.1.1 Mise en perspective historique des développements théoriques sur les organisations.......................................................................................................................... 8 1.1.2 Comment comprendre le champ disciplinaire associé à la théorie des organisations........................................................................................................................ 12 1.2 Les définitions de l’organisation dans la théorie des organisations .......................... 16 1.2.1 Méthode de sélection des définitions................................................................. 16 1.2.1.1 « Théoriciens majeurs », « développements théoriques majeurs » et « ouvrages phares » : définition des concepts et méthode de sélection ........................ 16 1.2.1.2 Les définitions de l’organisation par les théoriciens majeurs du champ...... 24 1.2.2 Liste des définitions............................................................................................. 25 1.3 Les définitions de l’organisation dans la théorie des organisations : enjeux et stratégies .................................................................................................................................. 34 1.3.1 Évolution du sens du mot organisation, modification du concept, et enjeux de la définition dans le champ................................................................................................. 35 1.3.2 Stratégie 1 : les définitions exploratoires, hétérogénéité des développements et problèmes de l’intégration de connaissances..................................................................... 38 1.3.3 Stratégie 2 : définitions synthétiques, difficultés et développement d’une stratégie alternative............................................................................................................. 41 Conclusion et formulation d’une stratégie alternative de définition ................................... 44 Chapitre 2 : Michel Freitag , l’organisation pensée comme la structure sociale caractéristique de la postmodernité ....................................................................................... 45 2.1 L’œuvre de Michel Freitag.......................................................................................... 45 2.1.1 Mise en perspective de l’œuvre .......................................................................... 45 2.1.2 Les fondements théoriques de l’analyse freitagienne des sociétés.................... 48 2.1.2.1 Présentation des fondements de l’analyse freitagienne de la société ........... 48 2.1.2.2 Originalité de Freitag ...................................................................................... 54 2.1.2.3 Principales critiques de l’analyse des sociétés de Freitag .............................. 55 2.2 La typologie des sociétés de Freitag............................................................................ 56 2.2.1 La société primitive et le mode de reproduction formel culturel-symbolique 56 2.2.1.1 La société primitive ......................................................................................... 56 iii 2.2.1.2 Apparition de la contradiction dans les sociétés primitives.......................... 59 2.2.2 La société traditionnelle et le mode de reproduction formel politicoinstitutionnel ....................................................................................................................... 60 2.2.2.1 La société traditionnelle.................................................................................. 60 2.2.2.2 La critique de la tradition et le passage à la modernité ................................. 62 2.2.3 La société moderne et le mode de reproduction formel politico-institutionnel 64 2.2.3.1 La société moderne.......................................................................................... 64 2.2.3.2 La subversion de la modernité........................................................................ 66 2.2.4 La société postmoderne et le mode de régulation décisionnel-opérationnel... 70 2.2.5 Schéma récapitulatif des principales caractéristiques des idéaltypes de société chez Freitag.......................................................................................................................... 76 2.3 L’organisation dans la postmodernité ........................................................................ 77 2.3.1 L’organisation, la puissance caractéristique de l’espace social postmoderne ... 78 2.3.1.1 Avènement de l’organisation.......................................................................... 78 2.3.1.2 Les éléments de la puissance........................................................................... 81 2.3.1.3 L’individu face à l’organisation....................................................................... 83 2.3.2 Le concept d’organisation chez Freitag.............................................................. 84 2.3.2.1 « L’opérativité interne des organisations autonomisées » ............................. 85 2.4 Freitag et l’étude de l’organisation ......................................................................... 89 2.4.1 La transformation de la science dans la postmodernité ................................ 90 2.4.2 L’émergence de l’organisation en tant que concept dans la pensée postmoderne .................................................................................................................... 91 Conclusion ........................................................................................................................... 93 Chapitre 3 : Vers une définition de l’organisation tirée de la sociologie de M. Freitag ...... 95 L’organisation dans la postmodernité : quels sont les éléments caractéristiques de 3.1 l’organisation dans la postmodernité ?................................................................................... 96 3.1.1 Rappel des éléments vus dans le deuxième chapitre du mémoire.................... 96 3.1.1.1 Liste des éléments apparemment indispensables à inclure dans notre définition ......................................................................................................................... 98 3.2 De l’institution à l’organisation, traits caractéristiques de l’organisation par opposition à L’institution chez Freitag................................................................................. 101 3.2.1 L’institution en sociologie et en théorie des organisations ............................. 102 3.2.1.1 Présentation des principaux auteurs et perspectives en théorie des organisations et en sociologie ....................................................................................... 102 3.2.1.2 Les différentes visions de l’institution, synthèse et proposition de typologie 105 3.2.1.3 Logique de l’institution : l’ipséité ................................................................. 106 3.2.2 L’institution chez Freitag .................................................................................. 108 3.3 Opposition entre l’institution et l’organisation chez Freitag.................................. 110 3.3.1 Continuum 1, la finalité : opposition entre idéologique et pragmatique ....... 112 iv 3.3.2 Continuum 2, relation à l’individu : opposition entre holisme et individualisme ................................................................................................................... 116 3.3.3 Continuum 3, relation à l’environnement : opposition entre stabilité et plasticité 123 3.3.4 Dynamique interne des organisations : la résilience....................................... 127 3.3.5 Schéma de synthèse........................................................................................... 130 3.4 Formulation d’une définition de l’organisation............................................................. 131 3.4.1 La stratégie de définition : de la stratégie d’exploration du concept à l’enjeu de la stratégie de formulation.................................................................................................... 131 3.4.1.1 Commentaire sur la stratégie de définition proposée.................................. 131 3.4.1.2 Force et faiblesse de notre stratégie ............................................................. 132 3.4.1.3 Intégration des définitions relevées dans la première partie à la théorie générale des sociétés de Freitag et au concept d’organisation que nous en avons tiré 134 3.4.2 La stratégie de formulation d’une définition de l’organisation....................... 138 Conclusion ............................................................................................................................. 142 Bibliographie ......................................................................................................................... 144 Chapitre 1 .......................................................................................................................... 144 Chapitre 2 .......................................................................................................................... 146 Chapitre 3 .......................................................................................................................... 149 Index ...................................................................................................................................... 151 v LISTE DES TABLEAUX Tableau 1 - Les théoriciens majeurs du champ leurs ouvrages phares et le nombre de manuels où ils sont cités comme occurrence majeure .................................................. 21 Tableau 2 - Aperçut sommaire des idéaltypes de Freitag (Gagné et Warren, 1998, p. 134). .................................................................................................................................................. 54 Tableau 3 - Récapitulatif des principales caractéristiques des idéaltypes de société chez Freitag .............................................................................................................................. 77 Tableau 4 - Récapitulatif des principales caractéristiques des organisations chez Freitag 100 Tableau 5 - Continuums des caractéristiques où les organisations et les institutions se distinguent de manière caractéristique et tendancielle .............................................. 112 LISTE DES FIGURES Figure 1 - Le paradoxe critique de la postmodernité : régression de la réflexivité dans la mise en place des normes dans un champ social fait de pratiques sociales toujours plus hétérogènes...................................................................................................................... 76 Figure 2 - Degré de contrainte et de formalisation des institutions telles que perçues par des théoriciens clefs en sociologie et en théorie des organisations ............................ 106 Figure 3 - Continuum de la finalité...................................................................................... 115 Figure 4 - Continuum de la relation à l’individu................................................................. 122 Figure 5 - Continuum de la relation à l’environnement..................................................... 126 Figure 6 - Récapitulatif de la modélisation proposée pour opposer les institutions aux organisations.................................................................................................................. 130 vi INTRODUCTION Dès mes premiers contacts avec la théorie des organisations sur les bancs de l’école de commerce, j’ai été fasciné par ce champ. Son opulent cortège de développements théoriques et son improbable capacité à réunir des auteurs comme Weber, Taylor et Simon autour d’un même objet théorique m’ont immédiatement fait pardonner ce qui apparaît bien souvent comme la tache noire de la théorie des organisations : le problème de la multidisciplinarité et de l’intégration des connaissances. À mes yeux, l’aspect multidisciplinaire du champ n’a rien de désolant et relève au contraire d’un cosmopolitisme tout à fait essentiel et représentatif de notre contemporanéité dont le champ pourrait plutôt s’enorgueillir. Malgré cela, j’étais très frustré par quelque chose que j’ai mis un certain temps à identifier dans le cadre du processus intellectuel que constitue ce mémoire… Faire coexister des développements paradoxaux n’est pas forcément si contradictoire dès que l’on prend la mesure de la complexité de la réalité, plus particulièrement de la réalité organisationnelle, de ses fluctuations rapides, et de la relative nouveauté du phénomène. En revanche, tous ces développements donnent parfois l’impression de venir s’accumuler à l’aveuglette et de dévoiler les facettes d’un phénomène très vaste sans lui donner pour autant toute sa dimension. Ces mille et une propositions pour mieux appréhender l’organisation aiguisent l’appétit de connaître et laissent penser qu’une réalité organisationnelle se développe et s’enracine dans des dimensions sociologiques et historiques plus larges qui englobent et vitalisent la perspective organisationnelle proprement dite. Car la perspective organisationnelle existe, et, c’est mon sentiment, se constitue bel et bien comme champ de connaissance indépendant au-delà des domaines d’investigation consacrés à l’organisation dans d’autres champs disciplinaires tels que la sociologie ou la psychologie. C’est pourquoi dans le premier chapitre de ce mémoire nous1 chercherons d’abord à clarifier comment toute cette production intellectuelle riche et variée se dépose, surtout depuis les années 1950, dans le champ de connaissance de la théorie des organisations et se sédimente en quelque sorte sous la forme d’un savoir normalisé, normalisé qui véhicule une certaine vision de l’organisation. Nous le verrons, la constitution d’un savoir normalisé découle largement de la capacité de la théorie des organisations à se constituer comme « une discipline établie » (Desreumaux, 2005, p. 8). Dès lors que l’on parle d’un savoir normalisé, on comprend un ensemble de théories propres à un champ de connaissance qui ont résisté à l’épreuve du temps et du débat pour finir par bénéficier d’un relatif consensus au sein du champ. Des citations et des reproductions fréquentes de ces théories viennent valider un tel consensus tout en le renforçant. Si tant est que la théorie des organisations soit effectivement parvenue à faire émerger une certaine conception de l’organisation en tant que champ de connaissance, c'est-à-dire au-delà des contributions individuelles de ses différents auteurs, cette conception doit logiquement apparaître dans le cadre d’un savoir normalisé. Celui-ci constitue en effet le moment de la mise en commun et de la confrontation des différentes perspectives. Une fois cette mise au point effectuée, c’est plus précisément dans le moment de dépassement synthétique que constitue la formulation d’une définition que nous irons saisir la vision de l’organisation propre à la théorie des organisations. Dans la mesure où ils sont dédiés au champ, les manuels de synthèse vont justement chercher à rendre compte de cette œuvre commune en recueillant de manière privilégiée le savoir normalisé qui constitue les fondements du champ compris comme entreprise collective. C’est pourquoi notre démarche consistera à interroger les manuels de synthèse du champ pour élaborer une liste de définitions de l’organisation représentative du champ en déployant une méthode que nous prendrons soin d’expliciter. Dans la dernière partie de ce premier chapitre, nous confronterons ces différentes définitions pour cerner les enjeux de la définition dans le Dans cette introduction le nous renvoie à la présentation du cheminement intellectuel que nous proposons d’effectuer en compagnie du lecteur dans le cadre de ce mémoire. Le nous s’oppose au je, dont l’utilisation signale qu’il est question de l’expérience et des convictions personnelles, qui bien qu’essentielles dans la genèse de ce mémoire, ne font pas directement l’objet d’une mise en commun dans la suite de ce travail. 1 2 champ. Malheureusement, et sans coup de théâtre, nous verrons que la liste de définitions formulées par des auteurs reconnus à vocation représentative du champ traduit une gêne réelle à produire une définition globale de l’organisation sous la forme d’un énoncé synthétique. Mais cette liste va aussi nous permettre d’analyser les stratégies de définition dans le champ, de comprendre ce qui pose problème et surtout de proposer une stratégie alternative de définition. À ce stade, il faut souligner l’apport d’Olivier Clain qui m’a encouragé à faire connaissance avec l’œuvre de Michel Freitag. Avec Freitag, j’étais intellectuellement en présence d’un des derniers auteurs à proposer une analyse globale des sociétés, et qui plus est d’un auteur qui rend très bien compte dans son analyse de l’époque, de la montée en force d’une nouvelle structure sociale : l’organisation. Il m’a alors été possible de reprendre le travail, inachevé à mon sens, de définition de l’organisation autour d’une nouvelle stratégie, celle d’une prise de recul grâce à un surplomb sociohistorique. Gagné et Warren illustrent la démarche de Freitag par une traduction libre d’Héraclite : « pour parler d’une chose avec intelligence, il faut se placer du point de vue de ce qui l’engendre, tout comme la réalité de la Cité découle de la Loi qu’elle s’est donnée » (Gagné et Warren, 2003, p. 336). De ce point de vue, la théorie générale des sociétés de Freitag devrait également satisfaire notre aspiration à un dépassement de l’apparent morcellement qui semble régner dans la théorie des organisations, qui, nous l’aurons vu, propose des définitions variées et parfois même contradictoires pas toujours faciles à articuler entre elles sans un cadre intégrateur. Les développements théoriques de Michel Freitag présentent, en effet, trois qualités essentielles par rapport au projet de compréhension des organisations tel que nous venons de l’énoncer. Premièrement, Freitag témoigne d’une volonté de compréhension globale des sociétés humaines dans le cadre d’une « sociologie compréhensive » (Freitag, 1986, p. 17). 3 Deuxièmement, pour comprendre les sociétés, il va proposer une typologie sociohistorique pour caractériser l’ensemble des sociétés humaines et la manière dont elles tendent à se développer à travers le temps. Troisièmement, Freitag voit en l’organisation la structure sociale fondamentale des sociétés contemporaines qui accompagne une évolution sociohistorique majeure : le passage de la société moderne à la société postmoderne. Ainsi dans le deuxième chapitre de ce travail, la théorie générale du sociologue reconstituée avec détail nous permettra de réinsérer solidement l’organisation dans une perspective sociohistorique plus large. Mieux, elle positionnera l’organisation comme le fruit d’un vaste processus intelligible et explicité dont la genèse historique dans la temporalité longue des sociétés et les prolongements théoriques dépassent forcément l'urgence de notre actualité. Notre stratégie de compréhension sera donc celle d’une mise en perspective sociohistorique. Après avoir brièvement exposé l’œuvre de Michel Freitag, nous entrerons dans une analyse plus serrée des fondements conceptuels sur lesquels repose son analyse sociohistorique des sociétés. Dans un deuxième temps, cette base théorique nous permettra d’appréhender la typologie des sociétés de Freitag que nous décrirons, pas à pas, afin de bien saisir ce qu’est la postmodernité, dont l’organisation est la structure sociale dominante chez Freitag. Enfin dans le dernier moment de ce chapitre, forts de notre compréhension de la postmodernité, nous serons en mesure de replacer analytiquement l’organisation dans son cadre sociohistorique. Il ne me semble pas qu’une telle perspective réduise l’organisation à une dimension sociohistorique, je crois au contraire qu’elle lui donne toute sa dimension2. Mais elle est 2 Ce point repose sur l’idée qu’il existe bien un donné organisationnel qui implique que l’organisation apparaisse d’abord historiquement et sociologiquement, mais surtout que sa constitution comme objet d’étude soit largement liée à la place qu’elle prend peu à peu dans la société. Ce lien entre la montée des organisations dans nos sociétés et l’émergence de la théorie des organisations et d’ailleurs très largement confirmé dans les ouvrages de synthèse que nous allons passer en revue par la suite. Autrement dit, dans le cas de l’organisation la perspective sociohistorique domine la perspective organisationnelle que propose le champ de la théorie des organisations et c’est la raison pour laquelle on parle de surplomb. 4 condamnée à rester muette ou sans conséquence, si tout en gardant son système, on ne sort de la perspective freitagienne qui est avant tout sociologique pour proposer une analyse à une échelle plus organisationnelle. C’est dans ce but qu’un travail conceptuel sera entrepris dans le dernier chapitre de ce mémoire pour extraire le concept d’organisation. Une fois libéré de la gangue idéologique, qui obscurcit parfois sa compréhension3, le système freitagien va se révéler fécond et robuste. Fermement inscrite dans une théorie générale de la société, l’organisation chez Freitag autorisera une comparaison particulièrement intéressante, d’un point de vue conceptuel, avec la structure sociale à laquelle elle succède : l’institution. Cette comparaison nous permettra de considérablement préciser le concept d’organisation chez Freitag dans une perspective proprement organisationnelle. Sur la base de cette compréhension enrichie, nous consacrerons la troisième partie de ce dernier chapitre à l’échafaudage d’une définition de l’organisation tirée de notre travail sous la forme d’un énoncé synthétique. Cet exercice de formalisation va révéler les forces, mais également certaines faiblesses de la stratégie de définition que nous avons déployée. Par ailleurs, en évaluant notre définition sur les mêmes critères que les définitions extraites du champ au premier chapitre, nous serons à même de mieux comprendre l’apport de notre travail en théorie des organisations. Sans trop enlever au suspens, nous pouvons d’ores et déjà dire ici, que notre démarche avec ses inévitables imperfections va néanmoins permettre une intégration solide des définitions représentatives du champ que nous aurons relevées dans le premier chapitre. Note : Tout au long de ce mémoire, le singulier organisation reverra au concept d’organisation alors que le pluriel les organisations sera utilisé en référence à la réalité sociale qui se cache derrière le concept d’organisation. Cette convention sera également appliquée également entre le concept d’institution et la réalité des institutions. 3 Même si le mot de « neutralité axiomatique » en sociologie ferait sûrement tressaillir Freitag, nous chercherons à conserver une posture impartiale. Cette disposition d’esprit va nous permettre d’aller chercher directement le système logique qui sous-tend la théorie générale des sociétés de Freitag. 5 CHAPITRE 1 : LES DÉFINITIONS DE L’ORGANISATION L’ORGANISATION DANS LE CHAMP Pour établir la liste des manuels qui allaient servir de socle à l’étude menée dans ce premier chapitre, notre premier critère a été de choisir des ouvrages didactiques où l’effort de synthèse et de mise en ordre du champ que nous avons associé au savoir normalisé est en quelque sorte porté à l’extrême (Plane, 2003, p. 8 ; Séguin et Chanlat, 1983, p. VII ; Hatch, 2000, p. 8 ; Shafritz et Ott, 2001, p. 2 ; Handel, 2003, p. IX ; Scott, 2003, p. XI ; Desreumaux, 2005, p. 6 ; Bélanger et Mercier, 2006, p. XII). Afin de conforter cet ancrage dans le savoir normalisé du champ, nous avons choisi des ouvrages qui présentent les réflexions théoriques liées à l’organisation dans un contexte académique, c’est-à-dire des manuels à vocation académique4. Ainsi, tous les ouvrages que nous avons retenus ont en commun de constater l’existence de développements théoriques majeurs identifiables qui ont eu une influence décisive sur le champ (Plane, 2003, p. 8 ; Séguin et Chanlat, 1983, p. VII ; Hatch, 2005, p. 129 ; Shafritz et Ott, 2001, p. 3 ; Handel, 2003, p. IX ; Scott, 2003, p. 107-108 ; Desreumaux, 2005, p. 129 ; Bélanger et Mercier, 2006, p. XII). Ces deux critères visent à éliminer, d’un côté les ouvrages plus polémiques et/ou avant-gardistes qui viennent remettre en cause le consensus que constitue le savoir normalisé et de l’autre ceux plus opérationnels et souvent de nature prescriptive qui ne l’explicite pas en tant qu’ensemble théorique cohérent au-delà des différentes théories qui lui sont associées. En même temps, des perspectives variées se côtoient en théorie des organisations qui entrent parfois en conflit dans le cadre de ce qui peut prendre des allures de « paradigm 4 Le fait qu’il s’agisse de manuels « académiques » n’est pas anodin, cela renforce l’idée que nous nous situons bien dans un champ de connaissance spécifique d’une part et que ce champ fait l’objet d’une synthèse et d’un enseignement d’autre part. Cette contrainte nous a, par exemple, conduits à ne pas retenir le best-seller Image of Organisations qui ne s’adresse pas en premier lieu à un public académique, et met un peu en sourdine la structuration théorique du champ au profit d’une synthèse des idées démocratisées parfois jusqu’au schéma, et regroupées par « métaphores ». 6 war » (Watson, 2006, p. 369). Pour contrebalancer la vision un peu orthodoxe5 du champ que donnent à voir nos différents manuels de synthèse, nous avons souhaité retenir également Théorie des organisations : de l'intérêt de perspectives multiples de Hatch qui propose de manière plus iconoclaste une synthèse résolument perspectiviste des développements dans le champ. En postulant qu’il y a bien un progrès des connaissances ou à défaut, de la connaissance des connaissances que nous avons sur l’organisation, nous avons favorisé des ouvrages récemment (ré)édités, en nous limitant aux années 2000 et plus. C’est aussi une manière de nous assurer que nos ouvrages intègrent, tant que faire se peut, les développements les plus récents du champ. Ici aussi, nous avons souhaité inclure un ouvrage témoin. Ainsi, pour disposer d’une mise en perspective temporelle et dans la mesure où il s’agit d’un classique (Desreumaux, 2005, p. 273) et d’un ouvrage pionnier en langue française (Chanlat et Séguin, 1983, p. VII), nous avons aussi retenu l’ouvrage de Chanlat et Séguin : L'Analyse des organisations : une anthologie sociologique. D’autre part, comme nous allons le voir, le champ de l’étude des organisations est largement influencé par la sociologie. Pour respecter notre objectif de représentativité, il fallait rendre compte de cette influence. C’est pourquoi une part significative de ces ouvrages de synthèse devaient avoir été écrits par des auteurs qui se présentent comme explicitement héritiers d’une tradition sociologique : la sociologie des organisations (Handel et Chanlat et Séguin). Enfin, même si l’on peut penser que le cœur de la théorie des organisations est en Amérique du Nord (Bélanger et Mercier, 2006, p. VII), nous avons choisi de maintenir une parité entre les auteurs francophones et anglophones. En appliquant ces quatre critères, parmi les différents manuels de la théorie des organisations disponibles à la bibliothèque de l’Université Laval, on aboutit à une liste de 8 manuels. 5 Notre mode de sélection, il est vrai, vient renforcer cette apparente orthodoxie en minimisant les polémiques réelles d’ordre épistémologique qui agitent perpétuellement le champ. Nous assumons ce biais dans la mesure où, comme nous l’avons dit, nous cherchons en premier lieu à élaborer une liste de définitions de l’organisation représentatives du champ. 7 Séguin, F. et Chanlat, J.-F. (1983), L'Analyse des organisations : une anthologie sociologique, Saint-Jean-sur-Richelieu, Éditions Préfontaine inc. Shafritz, J. M. et Ott, J. S. (2001), Classics of Organization Theory, Belmont, Wadsworth/Thomson Learning. Bélanger, L. et Mercier, J. (2006), Auteurs et textes classiques de la théorie des organisations, Québec, Les Presses de l'Université Laval. Scott, W. R. (2003), Organizations : Rational, Natural, and Open Systems, Upper Saddle River, Prentice Hall. Hatch, M. J. (2000), Théorie des organisations : de l'intérêt de perspectives multiples, Paris/Bruxelles, De Boeck Université. Desreumaux, A. (2005), Théorie des organisations, Colombelles, Éditions EMS management & société. Plane, J.-M. (2003), Théorie des organisations, Paris, Dunod. Handel, M. J. (2003), The Sociology of Organizations : Classic, Contemporary, and Critical Readings, Thousand Oaks, Sage Publications. 1.1 LA THÉORIE DES DES ORGANISATIONS ORGANISATIONS ET SON CHAMP DISCIPLINAIRE DISCIPLINAIRE Dans cette partie, nous clarifierons deux notions fondamentales pour la suite de ce mémoire : la théorie des organisations et le champ auquel elle est associée. En nous appuyant sur les huit ouvrages de synthèse cités précédemment, nous structurerons notre réflexion autour de deux axes : • • Le premier, qui semble dégager un relatif consensus, est celui de l’histoire du champ. Le second, sujet de débat, concerne la manière dont on peut tracer les contours de ce champ. 1.1.1 Mise en perspective historique des développements théoriques sur les organisations La moitié des auteurs de notre sélection reconnaissent explicitement qu’une évolution socio-économique majeure est à l’origine de l’émergence du champ. Il s’agit de la 8 révolution industrielle et de son processus d’industrialisation, au cours duquel on assiste à la multiplication des organisations notamment sous la forme de l’entreprise privée (Scott, 2003, p. 4). Plus précisément au XVIIIe siècle, en Angleterre, l’émergence des nouvelles sources d’énergie hydraulique et à vapeur favorisent la concentration des moyens de production au sein d’une seule localisation : la manufacture (Scott, 2003, p. 155 ; Hatch, 2000, p. 35 ; Shafritz et Ott, 2001, p. 27). Alors que le processus de production tend à se concentrer au sein des manufactures, on assiste à une modification de la manière de travailler et notamment à la division et à la répartition des tâches. Il devient aussi plus facile d’observer et de contrôler l’organisation du travail, et l’on voit apparaître une volonté de rationaliser l’activité de production qui se focalise plus particulièrement sur les questions de l’organisation du travail (Bélanger et Mercier, 2006, p. 11). Par la suite au XXe siècle, à mesure que les organisations se multiplient et gagnent en complexité, un management toujours plus subtil devient nécessaire à leur bon fonctionnement. Cette complexification va appeler une approche plus structurée pour comprendre et gérer les organisations (Shafritz et Ott, 2001, p. 1). L’émergence d’un champ disciplinaire consacré aux organisations est donc profondément liée au poids grandissant que celles-ci vont prendre dans la société (Shafritz et Ott, 2001, p. VII et Plane, 2003, p. 119). L’essor des organisations dans nos sociétés est d’ailleurs explicitement souligné dans quatre de nos manuels : Handel et Desreumaux rappellent que nous vivons dans une société des organisations (Handel, 2003, p. 1 ; Desreumaux, 2005, p. 32), Chanlat et Séguin préfèrent le terme de société d’organisations formelles (Séguin et Chanlat, 1983, p. 3). Le poids grandissant des organisations se comprend bien sûr par leur accroissement en nombre (Scott, 2003, p. 4), mais aussi par la multiplication des fonctions qu’elles occupent désormais dans la société contemporaine (Scott, 2003, p. 4 ; Handel, 2003, p. 1 ; Séguin et Chanlat, 1983, p. 3), et par leur impact sur les relations interpersonnelles (Scott, 2003, p. 4). Scott propose le terme d’« ubiquité » pour qualifier l’omniprésence des organisations dans nos sociétés (Scott, 2003, p. 4). 9 C’est dans ce contexte que va se structurer le champ. Bien entendu, la plupart des auteurs reconnaissent l’existence de développements théoriques directement rattachables au champ avant que celui-ci ne se constitue véritablement en discipline établie. On peut retrouver des réflexions proches des développements théoriques du champ dès l’aube de l’humanité. Desreumaux nous signale des « bribes de théorisation datant de 4000 av. J.-C. » (Desreumaux, 2005, p. 8). Shafritz et Ott évoquent l’exemple assez célèbre tiré de la bible : dans le livre de l’exode, le beau-père de Moïse prodigue à celui-ci des conseils pour déléguer dans le cadre de l’administration de la justice. Avec la révolution industrielle apparaissent les premiers auteurs qui vont façonner ce qui deviendra la perspective organisationnelle. Certains auteurs considèrent que l’étude approfondie de la division du travail menée par Adam Smith dans son très célèbre De la richesse des nations de 1776 en fait le père fondateur de la théorie des organisations (Hatch, 2000, p. 41 ; Shafritz et Ott, 2001, p. 27). D’autres estiment qu’une analyse plus systémique des organisations est nécessaire à l’éclosion de la discipline et préfèrent évoquer Weber comme père fondateur (Handel, 2003, p. 5 ; Plane, 2003, p. 9) reléguant ainsi Adam Smith au rang de simple influence (Plane, 2003, p. 9). Pour Desreumaux, il faut attendre des développements pragmatiques qui visent clairement l’aide à la gestion pour pouvoir parler de théorie des organisations, Fayol et Taylor deviennent dans ce cas les fondateurs du champ (Desreumaux, 2005, p. 10). Après la Deuxième Guerre mondiale, le champ semble peu à peu s’institutionnaliser pour devenir une « discipline établie » (Desreumaux, 2005, p. 8). Par discipline établie, établie nous entendons une discipline qui présente certains nombres d’« attributs académiques » (Desreumaux, 2005, p. 8), et l’on reprendra la liste de critères établis par Desreumaux : 10 – présence de nombreux cursus de formation […] – existence de revues spécialisées (par exemple, Organization Science, _Organization Studies, Organizations) ; – existence de “handbooks” […] – existence de congrès académiques dédiés. (Desreumaux, 2005, p. 8)6 C’est notamment la traduction assez tardive des travaux de Weber en anglais d’une part (Scott, 2003, p. 10), et d’autre part l’idée que l’on puisse formuler des théories applicables à toutes les organisations (Bélanger et Mercier, 2006, p. 2) qui vont imprimer un nouvel élan à la théorie des organisations et lui permettre de se constituer comme discipline établie. En effet, la traduction et la diffusion des travaux de Weber sur la bureaucratie redessinent les contours du champ. Au-delà de la technique de gestion, le champ va désormais s’intéresser aux organisations dans un sens contemporain. C'est-à-dire prises dans leur globalité, comme structures sociales dont la multiplication connote une évolution majeure et introduit de nouveaux enjeux et axes de réflexion à l’échelle de la société. Quant à l’idée de formuler des théories applicables à toutes les organisations, elle conduit à la recherche de théories généralisables à l’ensemble des organisations prises dans leur double acceptation de processus et de structure, et non plus simplement des lois concernant l’organisation du travail. La théorie des organisations apparaît donc comme un sous-champ de la sociologie : dans les années 1950, Robert K. Merton, alors professeur à la Columbia University, entame un travail de synthèse et de compilation avec ses étudiants qui fait des organisations un champ d’investigation à part. Mais la théorie des organisations se développe aussi à l’extérieur de la sociologie, où elle se constitue en tant que champ pluridisciplinaire. Ainsi, au même moment, le futur prix Nobel Herbert Simon, alors responsable du département de management industriel au Carnegie Institute of Technology, met en place une équipe pluridisciplinaire de chercheurs pour travailler sur les comportements organisationnels (Scott, 2003, p. 10). Dans les années 1960, des revues spécialisées et des manuels viennent 6 La structuration du champ comme discipline établie est critique dans notre démarche. Comme nous l’avons signalé dans l’introduction, c’est bien sur une telle hypothèse que nous avons bâti notre méthodologie. 11 renforcer le positionnement de la théorie des organisations comme discipline établie (Scott, 2003, p. 10). Le monde francophone s’intéresse de façon un peu plus tardive aux organisations. En France, Crozier fait figure de pionniers avec la fondation en 1962 du C.S.O. (centre de sociologie des organisations) et il faut attendre les années 1970-1980 pour voir l’éclosion d’autres centres de recherche tels que le Centre de Recherche en Gestion à Polytechnique, le Centre de Gestion Scientifique (Mines), le GLYSI (Groupe Lyonnais de Sociologie Industrielle) à Lyon où le LEST (Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail) d’Aix-en-Provence. Les théoriciens francophones sont traditionnellement très liés à la sociologie (Chanlat, 1994, p. 49-50). Comme le souligne Chanlat, le champ connaît un développement plus rapide au Québec. Pour Chanlat, le Québec a en effet la chance de se situer à la charnière entre le monde francophone et le monde anglophone (Chanlat, 1994, p. 47), ce qui lui offre une certaine proximité avec les deux traditions. 1.1.2 Comment comprendre le champ disciplinaire associé à la théorie des organisations Ce qu’est exactement le champ de la théorie des organisations n’est pas encore clairement défini et l’on relève dans chacun de nos ouvrages une définition différente de la théorie des organisations. Au début des années 80, Séguin et Chanlat doutaient de l’existence même d’un tel champ : Il n’y a donc pas une science de l’organisation, mais des sciences de l’organisation, c’est-à-dire des sciences telles l’économie, la science politique, la psychologie, la sociologie dont un des objets d’étude est l’organisation ou certains de ses composants. Jusqu’à ce jour, cette multidisciplinarité n’a pas réussi à fonder ce qu’on pourrait appeler la théorie des organisations, c’est-à-dire un corpus unifié de propositions concernant l’organisation. (Séguin et Chanlat, 1983, p. 5) Dans nos autres ouvrages de synthèse, ce pessimisme laisse place depuis les années 2000 à des opinions divergentes, mais qui contestent de moins en moins l’existence de la théorie 12 des organisations comme champ indépendant, au prix d’une réévaluation des conditions qui lui permettent de se constituer comme tel. Ainsi, pour Hatch, il s’agit d’un « champ d’études » (Hatch, 2000, p. 17), pour Handel c’est « un sous-champ central et dynamique de la sociologie » (Handel, 2000, p. IX), Bélanger et Mercier parlent d’« étude systémique des organisations » (Bélanger et Mercier, 2006, p. 1), pour Desreumaux c’est « un corps non homogène issu de plusieurs sciences » (Desreumaux, 2005, p. 6), pour Shafritz et Ott, la théorie des organisations est « la somme des théories qui cherchent à expliquer les comportements des organisations et des individus qui la composent dans les différents contextes » (Shafritz et Ott, 2001, p. 3), enfin pour Plane la théorie des organisations « est un champ de connaissance fondamental en termes d’enseignement » (Plane, 2003, p. 7). Certes la théorie des organisations n’apparaît toujours pas comme « un corpus unifié de proposition concernant l’organisation ». Ni même comme « un champ disciplinaire », c’està-dire comme champ de pratique des producteurs de connaissance, en raison des désaccords apparemment irréconciliables entre les différents paradigmes (de la psychologie à l’économie) dans lesquels évoluent les théoriciens contributeurs du champ (Desreumaux, 2005, p. 9). Pourtant, la théorie des organisations semble être parvenue à se constituer comme discipline établie, c'est-à-dire comme un champ de connaissance plutôt que comme champ de pratique des producteurs de connaissance. Quand on cherche à préciser les contours du champ de la théorie des organisations, on retrouve dans nos huit ouvrages de synthèses au moins deux questions qui font débat : la multidisciplinarité et le problème de l’intégration des connaissances d’une part et le positionnement de la théorie des organisations par rapport à la sociologie d’autre part. Tous les auteurs soulignent d’une manière ou d’une autre la question de la multidisciplinarité dans la théorie des organisations (Hatch, 2000, p. 17 ; Handel, 2003, p. 3 ; Bélanger et Mercier, 2006, p. XIII ; Séguin et Chanlat, 1983, p. 5 ; Scott, 2003, p. 9 ; Shafritz et Ott, 2001, p. 6 ; Plane, 2003, p. 7). La théorie des organisations apparaît donc 13 comme un champ profondément multidisciplinaire. À ce propos, Bélanger et Mercier identifient : […] Sept disciplines qui contribuent directement à la théorie des organisations : la sociologie, la psychologie, l’anthropologie culturelle, la science politique, l’économie, l’administration des affaires et l’administration publique. (Bélanger et Mercier, 2006, p. XIII) Si l’on observe un solide consensus parmi les auteurs en ce qui concerne le caractère multidisciplinaire de la théorie des organisations, les points de vue divergent quant aux conclusions qu’il faut en tirer. Au début des années 80, Séguin et Chanlat parlaient tout simplement de « cul-de-sac » (Séguin et Chanlat, 1983, p. 5). L’impossibilité de lier les développements théoriques de l’organisation par-delà les différentes disciplines réduisait l’organisation à une extension du domaine d’investigation des « sciences telles l’économie, la science politique, la psychologie, la sociologie ». Depuis les années 2000, les auteurs de notre sélection semblent tirer un constat plus optimiste de la multidisciplinarité dans le champ. Si Desreumaux évoque des connaissances hétéroclites et conflictuelles, il reconnaît toutefois au champ le statut de discipline établie (Desreumaux, 2005, p. 8-9). De son côté, Hatch remarque bien que les différentes théories du champ ne sont pas en harmonie les unes avec les autres (Hatch, 2000, p. 17), mais prend le parti de célébrer « l’intérêt des perspectives multiples ». Scott, pour sa part, relève une reconnaissance grandissante pour la théorie des organisations en tant que champ d’investigation et comme cursus de formation. Quant à Shafritz et Ott, ils tendent à penser que la théorie des organisations parvient bien à produire quelque chose de cumulatif (Shafritz et Ott, 2001, p. 6). Finalement, le lien entre les différentes théories de l’organisation ne s’est pas fait sur un plan théorique, mais plutôt métathéorique, et plus précisément sur un plan académique comme nous l’avons décrit avec le concept de « discipline établie ». À ce titre, le fait que l’organisation soit devenue un « champ de connaissance fondamental en termes d’enseignement » joue un rôle très important dans l’intégration de ces connaissances multidisciplinaires. 14 La question récurrente de savoir si oui ou non la théorie des organisations offre une intégration relativement convaincante des différents développements théoriques sur l’organisation est critique, car c’est elle qui va conditionner son émancipation vis-à-vis de la sociologie. Handel souligne d’ailleurs les tensions qui existent entre les deux disciplines (Handel, 2000, p. 3). Certains auteurs, considérant qu’une telle émancipation n’a pas eu lieu, préfèrent parler de sociologie des organisations (Handel, 2003, p. X ; Séguin et Chanlat, 1983, p. 3), et ce faisant ramènent l’étude des organisations à un sous-champ de la sociologie. D’autres, plus nombreux, considèrent au contraire la théorie des organisations en premier lieu comme un champ multidisciplinaire de connaissance à part (Bélanger et Mercier, 2006, p. 1 ; Desreumaux, 2005, p. 6 ; Shafritz et Ott, 2001, p. 2 ; Plane, 2003, p. 7). Scott propose une définition hybride intéressante : The study of organizations is both a specialized field of inquiry within the discipline of sociology and an increasingly recognized focus of multidisciplinary research and training. (Scott, 2003, p. 10) Ainsi, les auteurs qui reconnaissent l’existence d’un champ multidisciplinaire d’investigation des organisations auront tendance à utiliser l’appellation relativement consensuelle : « la théorie des organisations » (Hatch, Bélanger et Mercier, Desreumaux, Shafritz et Ott, Plane). Les autres parleront plus volontiers de sociologie des organisations (Séguin et Chanlat, Handel). Dans la mesure où, comme Scott, nous pensons qu’un champ multidisciplinaire indépendant émerge de l’étude des organisations, et qu’il nous apparaît comme Shafritz et Ott que ce champ est parvenu à produire quelque chose de relativement cumulatif : nous avons donc choisi le terme la théorie des organisations, pour désigner le champ de connaissance dans lequel nous allons travailler dans ce mémoire. 15 1.2 LES DÉFINITIONS DE L’ORGANISATION DANS DANS LA THÉORIE DES ORGANISATIONS Dans cette partie, notre objectif sera de mettre en place une liste de définitions représentatives dans le champ de la théorie des organisations. Nous verrons dans un premier temps la méthode proposée pour sélectionner des définitions représentatives à l’intérieur du champ disciplinaire. Puis nous aboutirons à une liste de définitions de l’organisation qui ont été posées dans la théorie des organisations. Définitions que nous commenterons une à une. 1.2.1 Méthode de sélection des définitions définitions 1.2.1.1 « Théoriciens majeurs », « développements théoriques majeurs » et « ouvrages phares » : définition des concepts et méthode de sélection Comme nous l’avons signalé, notre démarche repose sur l’idée que la théorie des organisations en se constituant comme champ de connaissance est parvenue à mettre en place un savoir normalisé que l’on peut trouver de manière privilégiée dans les manuels de synthèse. En suivant cette idée, il était logique d’analyser la manière dont les manuels venaient restituer ce savoir normalisé et les possibilités qui s’offraient à nous pour élaborer une liste de définitions représentatives du champ. En assimilant la notion de représentativité du champ à celle de consensus, nous avons distingué dans ces manuels les éléments dans leur présentation de la théorie des organisations qui divergeaient de ceux qui convergeaient. On constate de manière frappante que si l’agencement et la mise en relation des différentes théories du champ, par exemple sous forme de courant ou d’école, varient considérablement d’un auteur à un autre, on trouve en revanche un certain consensus sur les textes et surtout sur les théoriciens les plus importants dans le champ. Dans ces manuels, les auteurs ont été en mesure de proposer une sélection des théoriciens les plus influents du champ qui est relativement stable d’un auteur à une autre. Selon les ouvrages, cette sélection a été effectuée en retenant les théoriciens les plus connus, les plus reproduits et les plus cités 16 (Schafritz et Ott, 2001, p. 3 et Handel, 2003, p. 9). L’épreuve du temps est également évoquée comme critère de sélection (Schafritz et Ott, 2001, p. 3, Bélanger et Mercier, 2006, p. XII ; Plane, 2003, p. 8) qui permet à travers la reconnaissance des critiques (Schafritz et Ott, 2001, p. VII) de dégager une certaine orthodoxie concernant les grands théoriciens du champ (Desreumaux, 2005, p. 129, Plane, 2003, p. 8, Scott, 2003, p. 109 et Hatch, 2000, p. 18), et leurs textes fondamentaux (Séguin et Chanlat, 1983, p. VII ; Schafritz et Ott, 2001, p. VII). On conçoit assez bien qu’une orthodoxie fondée sur la notoriété des théoriciens et la reconnaissance de l’importance de leur apport théorique est bien plus aisée à mettre en place, dans le cadre de la multidisciplinarité du champ, que ne l’aurait été une orthodoxie sur la nature du phénomène organisationnel, et sur les lois qui le régissent comme un « corpus unifié de propositions concernant les organisations » (Séguin et Chanlat, 1983, p. 5). C’est pourquoi, si un savoir normalisé existe bien dans le champ, il consiste largement à identifier les théoriciens et les textes les plus importants de la théorie des organisations. On comprend également que la restitution du savoir normalisé dans nos ouvrages de synthèse nous conduit à faire le choix de représenter le champ dans la diversité des développements théoriques qui le caractérise plutôt que dans un consensus artificiel sur une unique théorie de l’organisation. Par ailleurs, prolongement logique d’un savoir normalisé qui se construit à partir d’une orthodoxie de notoriété, la plupart des manuels que nous avons sélectionnés structurent leur présentation du champ autour des théoriciens et des différentes écoles de pensée plutôt qu’en partant des développements théoriques qui ont marqué le champ (Séguin et Chanlat, Bélanger et Mercier, Scott, Hatch, Desreumaux et Plane). Utiliser les théoriciens comme clef de comparaison apparaît donc comme un bon moyen de mettre en relation les différents manuels. Les noms des théoriciens sont donnés de manière définitive et fixe. À l’inverse, les nomenclatures, les classifications et même les traductions des écoles et courants de pensée comme des développements théoriques majeurs, varient d’un auteur à un autre et font plus souvent l’objet de controverses. De même, les textes nous apparaissaient comme une base de comparaison moins convaincante dans la mesure où la 17 moitié de nos ouvrages de synthèses ne sont pas des anthologies et ne se structurent pas en premier lieu autour des textes. Les théoriciens (ou leur nom) constituent donc le meilleur dénominateur commun pour comparer les manuels de notre sélection et mettre en évidence les théoriciens qui ont le plus influencé le champ. Notre démarche consistera alors dans un premier temps à dégager les théoriciens majeurs de ces différents manuels. Par la suite, nous préciserons leur influence sur le champ en les liant à un développement théorique majeur, c'est-à-dire au développement qui a fait leur notoriété dans le champ. Enfin, pour associer ces développements théoriques majeurs à une définition, il a fallu déterminer ce que nous avons appelé des ouvrages phares, c’est-àdire des ouvrages dans lesquels les théoriciens majeurs ont exprimé de manière privilégiée leur développement théorique majeur. Une fois ces ouvrages phares identifiés, il devient possible de chercher la définition de l’organisation (si elle existe) qui sous-tend ou, à défaut, qui est associée dans le texte par le théoricien au développement théorique majeur qui a influencé le champ. Nos définitions sont donc représentatives du champ, car elles sont associées aux développements qui ont marqué le champ que l’on retrouve en analysant le savoir normalisé de nos manuels de synthèse. Il faut souligner que notre démarche présente une bonne adéquation à la structuration de ce champ de connaissance : l’aspect multidisciplinaire de la théorie des organisations tend à favoriser une certaine « balkanisation du domaine des études organisationnelles » (Desreumaux, 2005, p. 129). Cette balkanisation a facilité notre travail. L’aspect discontinu des développements théoriques du champ favorise le regroupement des théories dans la structure : [un théoricien majeur ↔ un développement théorique majeur ↔ un ouvrage phare]. phare] Ainsi la plupart du temps, un théoricien majeur correspond bien à un unique développement théorique majeur dans un unique ouvrage phare ce qui confère une bonne cohérence d’ensemble à notre démarche. Flagrante dans nos ouvrages de synthèse qui prennent la forme d’une anthologie, cette structure est un peu moins évidente chez Hatch, Scott et Desreumaux, qui favorisent une approche thématique. Un théoricien peut alors être cité pour plusieurs de ses développements. 18 Pour les huit ouvrages de synthèse sélectionnés au début du premier chapitre, nous avons listé les théoriciens qui apparaissaient dans le cadre d’une occurrence majeure. Par occurrence majeure, majeure nous entendons soit un théoricien dont le texte a été sélectionné lorsqu’il s’agissait d’anthologies (Shafritz et Ott, Séguin et Chanlat, Bélanger et Mercier, Handel) soit un théoricien mentionné dans un schéma de synthèse global lorsqu’il s’agissait d’un manuel favorisant une approche thématique (Hatch, 2000, p. 19 ; Desreumaux, 2005, p. 130-144 ; Scott, 2003, p. 107-108). L’ouvrage de Plane ne présentant pas un tel schéma, c’est le sommaire qui nous a servi pour établir une liste d’occurrences majeures, car le plan de l’ouvrage est structuré autour de théoriciens clefs. De cette manière, nous avons identifié les théoriciens qui pour les manuels de notre sélection font date dans le champ. En appliquant cette méthode, on détermine une liste de 342 théoriciens. On obtient en moyenne 42 occurrences majeures par ouvrage avec un écart type de 21,69. Notre méthode de définition des occurrences majeures nous semble donc satisfaisante au vu de la relative uniformité statistique dans la distribution des résultats. Cette uniformité laisse penser que tous les ouvrages de synthèse ont été assez bien représentés dans l’établissement de cette liste de théoriciens. Ensuite, nous avons établi une liste de théoriciens majeurs. majeurs Nous définissons maintenant un théoricien majeur comme un théoricien qui totalise quatre occurrences majeures ou plus dans la liste des 8 ouvrages de synthèse. Ainsi, nous nous assurons qu’un théoricien que nous définissons comme majeur est présent sous forme d’occurrence majeure dans au moins la moitié des manuels de notre sélection. En quelque sorte, il est élu théoricien majeur à la majorité relative. Pour chacun de ces théoriciens, nous avons cherché les ouvrages qu’il a écrit et qui sont considérés comme des classiques. Pour ce faire, nous avons comparé les bibliographies pour les manuels, les textes sélectionnés dans les anthologies, et la chronologie de Shafritz et Ott engagés dans une démarche similaire qui proposent dans leur ouvrage de relever les dates clefs de la théorie des organisations (Shafritz et Ott, 2001, p.8-25). Généralement un consensus apparaît sur les ouvrages phares. C’est-à-dire que pour tous les théoriciens majeurs que nous avons déterminés, un ouvrage apparaît comme 19 étant sensiblement plus cité que les autres et/ou comme faisant date dans la chronologie de Shafritz et Ott. C’est ce que nous avons identifié comme étant un ouvrage phare. phare Ce qui est développé dans cet ouvrage phare, c’est ce que nous appelons un développement théorique majeur. majeur Toutefois, pour certains théoriciens, la mise en avant d’un ouvrage phare semblait moins évidente, en cas de doute, nous avons laissé la cellule grisée. On obtient le tableau suivant qui regroupe dans sa première colonne les théoriciens majeurs du champ, le nombre d’ouvrages où ils apparaissent comme occurrence majeure et leur ouvrage phare : 20 Théoriciens majeurs Total des manuels Ouvrages phares où ils apparaissent comme occurrence Année de la publication originale majeure F. W. Taylor 8 Taylor, F. W. (1998), The principles of scientific management , Norcross, Engineering & Management Press. 1911 M. Weber 8 Weber, M. (1968), Economy and society : an outline of interpretive sociology, New York, Bedminster Press. 1923 H. Fayol 7 Fayol, H. (1979), Administration industrielle et générale , Paris, Dunod. 1916 J. G. March/ H. A. Simon 6 March, J. G. et H. A. Simon (1958), Organizations , New York, Wiley. 1958 H. Mintzberg 6 Mintzberg, H. (1983), Power in and around organizations , Englewood Cliffs, Prentice-Hall. 1983 Mintzberg, H. (2004), Le management : voyage au centre des organisations , Paris, Éditions d'Organisation. T. Burns/G. M. Stalker 5 Burns, T. et G. M. Stalker (1961), The management of innovation , London, Tavistock Publications. 1961 J. Woodward 5 Woodward, J. (1965), Industrial organisation , London, Oxford University Press. 1965 C. Barnard 4 Barnard, C. I. (1966), The functions of the executive , Cambridge, Harvard University Press. 1938 M. Crozier 4 Crozier, M. (1971), Le phénomène bureaucratique : essai sur les 1963 tendances bureaucratiques des systèmes d'organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel , Paris, Éditions du Seuil. P. Dimaggio/ W.W. Powell 4 Powell, W. W. et P. DiMaggio (1991), The New institutionalism in organizational analysis , Chicago, University of Chicago Press. 1991 M. T. Hannan 4 Hannan, M. T., and Freeman, J. (1989). Organizational ecology , Cambridge, Harvard University Press. 1989 P. R. Lawrence 4 Lawrence, P. R. et J. W. Lorsch (1986), Organization and environment : managing differentiation and integration , Boston, 1986 Harvard Business School Press. E. Mayo 4 Mayo, E. (1992), The human problems of an industrial civilization , Salem, Ayer. 1960 D. McGregor 4 McGregor, D. (1960), The human side of enterprise , New York, McGraw-Hill. 1960 W. Ouchi 4 Ouchi, W. G. (1982), Theory Z : how American business can meet the Japanese challenge , New York, Avon. 1981 J. Pfeffer 4 Pfeffer, J. et G. R. Salancik (2003), The external control of organizations : a resource dependence perspective , Stanford, Stanford 1978 Business Books. D. Scott 4 Blau, P. M., et W. R. Scott (2003), Formal organizations : a comparative approach , Stanford, Stanford Business Books. 1962 Tableau 1 - Les théoriciens majeurs du champ, leurs ouvrages phares et le nombre de manuels où ils sont cités comme occurrence majeure 21 Dans certains cas l’ouvrage phare d’un théoricien majeur et en fait co-écrit avec un autre théoricien. Pour appliquer rigoureusement la méthode que nous avons définie en p. 18, on retient alors uniquement le théoricien qui a été préalablement identifié comme un théoricien majeur. Dans d’autres cas, deux théoriciens que nous avons identifiés comme théoriciens majeurs apparaissent de façon quasi systématique dans nos occurrences majeures dans le cadre d’une collaboration. On parlera alors de collaboration majeure, majeure et l’on retient les deux théoriciens comme théoriciens majeurs. Ce qui explique que nous ayons au final 17 lignes et 17 ouvrages phares dans ce tableau. Les regroupements dans des collaborations majeures que nous avons effectués correspondent aux collaborations suivantes : • • • Burns et Stalker retenus pour les premiers pas des théories de la contingence et surtout le continuum système mécaniste vs. système organiciste (Bélanger et Mercier, Handel, Desreumaux, Shafritz et Ott). DiMaggio et Powell pour le néo-institutionnalisme (Bélanger et Mercier, Handel, Scott, Desreumaux). March et Simon pour l’école de la prise de décision (Hatch, Bélanger et Mercier), parfois appelée école de la rationalité limitée (Scott) ou encore école de Carnegie (Desreumaux). Concernant Mintzberg et Scott, il n’était pas évident de relier ces deux auteurs très prolifiques à un unique développement théorique, et par conséquent à un unique ouvrage phare. Pour Mintzberg nous avons choisi de présenter deux ouvrages phares liés aux deux types de développements intellectuels avec lesquels il est le plus souvent associé dans nos ouvrages de synthèse. Les questions de pouvoir et de politique avec : Power In and Around Organizations. Les développements systémiques autour de la structure des organisations avec : Le management : voyage au centre des organisations. Quant à Scott, c’est l’ouvrage qu’il cite lui-même dans son manuel que nous avons retenu : Formal Organizations : a Comparative Approach. Il a écrit cet ouvrage en collaboration avec P. M. Blau. 22 Plus généralement, les résultats semblent être cohérents. On peut certes s’étonner de ne pas voir figurer certains très grands théoriciens tels qu’Etzioni, Perrow, Weick ou encore Smircich… Mais il faut aussi reconnaître que Taylor, Simon, Mintzberg ou Ouchi ont sûrement leur place parmi les théoriciens majeurs de la théorie des organisations. La légitimité de notre travail repose pour beaucoup sur la synthèse qui a été réalisée au préalable par les auteurs dans l’élaboration de leurs ouvrages de synthèse. En réalité notre démarche est assez vulnérable à une critique basée sur les exclusions que sa logique interne en tant que telle rend nécessaire. Il est sûrement plus intéressant de commenter nos résultats sur les inclusions que nous avons effectuées. De ce point de vue, la plus grosse faiblesse de cette méthode serait plutôt de favoriser les théoriciens les plus classiques et aussi les plus anciens au détriment des développements les plus récents. En effet, on observe que les auteurs plus classiques bénéficient d’un relatif consensus dans les ouvrages de synthèse. C’est donc sans surprise que l’on retrouve un nombre d’occurrences majeures maximales (7 et 8) avec le trio : Taylor/Weber/Fayol, et un nombre d’occurrences majeures minimales pour les développements théoriques les plus récents : Hannan/Dimaggio. C’est aussi ce qui explique que l’on ne trouve aucun développement récent, c’est-à-dire datant de moins de cinq ans, dans la liste, et ce, alors que tous nos ouvrages de synthèse à l’exception de celui de Séguin et Chanlat sont postérieurs à janvier 2000. Mais cette observation permet aussi de penser que même en théorie des organisations le temps fait son œuvre et finit par fossiliser certains théoriciens et développements théoriques comme des éléments traditionnels du champ. À ce titre, la théorie des organisations apparaît bien comme une discipline établie qui véhicule un héritage théorique, c’est-à-dire un savoir normalisé. En outre dans la mesure où cet héritage théorique ne peut pas être rattaché directement à un champ autre que la théorie des organisations, nous sommes également amenés à penser que la théorie des organisations a bien opéré une forme d’émancipation en tant que champ de connaissance autonome plutôt que comme sous-champ de la sociologie. Cette constatation vient opportunément renforcer la charpente méthodologique de ce premier chapitre et notre 23 choix de postuler l’existence d’un savoir normalisé d’où il serait possible de tirer des définitions représentatives du champ. 1.2.1.2 Les définitions de l’organisation par les théoriciens majeurs du champ À partir de notre tableau, nous avons ensuite cherché pour chaque théoricien majeur/collaboration majeure une ou plusieurs définitions de l’organisation si possible dans le cadre de l’ouvrage phare que nous avions déterminé. Cela ne signifie pas forcément que la définition de l’organisation que nous avons obtenue corresponde à une définition posée spécifiquement pour servir le développement théorique dans lequel elle s’inscrit. Au contraire, nous avons cherché à ne pas favoriser les définitions illustratives du type l’organisation « comme un système ouvert », « comme un organisme », « comme »… Qu’on peut trouver, par exemple, chez Gareth Morgan pour rendre plus accessible les différentes perspectives sur l’organisation. À ces définitions qui choisissent de mettre en lumière une dimension particulière de l’organisation, nous avons préféré, dans la mesure du possible, des définitions qui visent le phénomène organisationnel dans sa globalité. Enfin, notons que ce que nous avons compris ici comme définitions sont des extraits qui respectent au moins quatre critères : • • • L’extrait est court (disons moins d’une page même si dans certains cas, on a regroupé des éléments d’un texte originellement séparés de plus d’une page). L’effort synthétique qui, pour nous, est au cœur du mouvement de définition doit naturellement se traduire par une certaine concision de l’énoncé synthétique auquel il aboutit. Ce critère est donc un critère d’efficacité dans la formulation. Nous postulons que l’enjeu général d’une définition est aussi de parvenir à délimiter un objet avec une certaine économie de moyens. L’extrait procède d’un effort de synthèse sur son objet : l’organisation. Il cherche à décrire l’organisation prise globalement par opposition à la définition d’une partie de l’organisation comme la direction, le leadership ou encore la culture organisationnelle. C’est un extrait autosuffisant, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un extrait de texte d’une longueur inférieure à une page qui signifie quelque chose. À la seule lecture de cet extrait on peut commencer à se faire une idée de ce qu’est l’organisation telle que le théoricien l’entend. 24 • Cette définition est posée intentionnellement par le théoricien. Comme parfois d’autres termes ont pu se substituer au mot organisation, nous avons relevé aussi des définitions qui n’utilisent pas le mot organisation, mais qui semblent faire référence à l’idée que nous nous faisons habituellement des organisations. C’est-à-dire, à minima, un groupement d’individus dans un cadre particulier, par exemple une entreprise privée, un club de sport, une association de militants, etc. 1.2.2 Liste des définitions Voici la liste, par théoricien dans l’ordre alphabétique, des définitions de l’organisation que nous avons relevées : dans le champ et Scott qualifie cette définition C. Barnard : de « influential definition » (Scott, 2003, p. 26). The functions of the executive T. Burns et G. M. Stalker : Formal organization is that kind of cooperation among men that is conscious, deliberate, and purposeful. The management of innovation (Barnard, 1938, p. 4) Formal organizations arise out of and are necessary to informal organization; but when formal organizations come into operation, they create and require informal organizations. (Barnard, 1938, p. 120) On notera comment cette définition vient se structurer autour organisation de formelle l’opposition et entre We have tried to argue that these are two formally contrasted forms of management system. These we shall call the mechanistic and organic forms. A mechanistic management system is appropriate to stable conditions […] The organic form is appropriate to changing conditions […] Finally the two forms of systems represent a polarity not a dichotomy : there are as we have tried to show, intermediate stages between the extremities empirically known by us. organisation (Burns et Stalker, 1962, p. 119-121) informelle. Avec la notion d’organisation Dans cet ouvrage phare, on note qu’aucune informelle, Barnard met en lumière toute une définition dimension l’organisation. Celle-ci est présentée comme de l’organisation. Pour cette n’est réellement posée pour approche, il est reconnu comme un pionnier 25 une polarisation entre deux extrémités : la organisations : forme mécaniste et la forme organique. C’est bureaucratiques ». Elle se construit pour ainsi pourquoi nous dire en contrepoint ou en réaction à l’idéaltype rentre de la bureaucratie développé par Weber, et se péniblement dans les critères que nous avons comprend mieux de cette manière. Au moyen énoncés plus haut. En pensant les organisations d’une critique efficace, Crozier va remettre en comme structurellement corrélées à leur cause l’idéal wébérien de la bureaucratie, qui a environnement, Burns et Stalker posent les pourtant eu une influence considérable sur le bases champ. en proposons de ce la guise de définition découpage théorie de qui la contingence « les organisations structurelle. P. DiMaggio et W. W. Powell : M. Crozier : The Iron Cage Revisited : Institutional Le phénomène bureaucratique : essai sur les Isomorphism and Collective Rationality in tendances Organizational Fields bureaucratiques des systèmes d'organisations modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel Une organisation bureaucratique serait une organisation qui n'arrive plus à se corriger en fonction de ses erreurs […] le modèle sous-jacent qui caractérise un système bureaucratique d'organisation […] pourrait se résumer ainsi : la rigidité avec laquelle sont définis le contenu des tâches, les rapports entre les tâches et le réseau humain nécessaire à leur accomplissement, rendent difficiles les communications des groupes entre eux et avec leur environnement. Les difficultés qui en résultent [...] sont utilisées par les individus [...] pour améliorer leur position au sein de l'organisation. (Crozier, 1963, p. 142-161) On voit bien ici que cette définition est une définition d’une catégorie particulière des «Organizations are still becoming homogeneous and bureaucracy remains the common organizational form […] why there is such startling homogeneity of organizational forms and practices […]the concept that best captures the process of homogenization is isomorphism [...] coercive isomorphism [...] Mimetic processes [...] normative pressures. (DiMaggio et Powell, 1983, p. 147-152) Définition qui se construit doublement en écho. Écho explicite à Weber présent dès le titre et rappelé dans la première phrase de l’article. Écho implicite, aux théoriciens qui cherchent à expliquer la diversité des formes de l’organisation. Comme dans le cadre de l’écologie des populations où Hannan et Freeman posent la question « pourquoi y a-t-il tant de sortes d’organisation » (Hannan et 26 Freeman, cité par Bélanger et Mercier, 2006, M. Hannan : p. 460). Les auteurs décident ici de renverser la perspective en posant la question inverse : « why there is such a startling homogeneity of organizational forms and practices.» (DiMaggio et Powell, 1983, p. 147). On pressent également en filigrane les théories néoinstitutionnalistes que nous expliciterons dans le dernier chapitre de ce mémoire. Organizational ecology Une population d'organisations est constituée de toutes les organisations possédant une forme commune à l'intérieur d'une frontière particulière. C'est-à-dire, la population est la forme telle qu'elle existe, ou se réalise, à l'intérieur d'un système spécifié. (Hannan et Freeman, cités par Bélanger et Mercier, 2006, p. 459). H. Fayol : Les auteurs font le choix délibéré de placer l’analyse au niveau de l’environnement : Administration industrielle et générale 2° Organisation. Organiser une entreprise, c'est la munir de tout ce qui est utile à son fonctionnement : matière, outillage, capitaux, personnel. On peut faire dans cet ensemble, deux grandes divisions : l'organisme matériel et l'organisme social. Il ne sera question que de ce dernier ici. Pourvu des ressources matérielles nécessaires, le personnel, le corps social, doit être capable de remplir six fonctions essentielles, c'est-à-dire d'exécuter toutes les opérations que comporte l'entreprise. (Fayol, 1979, p. 64) On voit dans cette définition comment la Nous plaidons en faveur du développement […] d’une théorie et d’une recherche au niveau de la population (et éventuellement de la communauté). (Hannan et Freeman, cité par Bélanger et Mercier, 2006, p. 460). Ils introduisent ainsi une perspective propice à leur développement sur l’écologie des organisations qui, dans une certaine mesure, rompt avec la perspective organisationnelle qui avait pu se développer dans le champ jusqu’alors. P. R. Lawrence : notion d’organisation diverge sensiblement de notre conception contemporaine des organisations telle que nous l’avons esquissée plus haut. Cette définition vient placer l’accent sur l’activité plutôt que sur la structure dans le cadre d’une activité de production industrielle. Organization and environment : managing differentiation and integration We find it useful to view an organization as an open system in which the behaviours of members are themselves interrelated (Lawrence et Lorsch, 1957, p. 6) 27 En définissant l’organisation un définition de cette liste à poser sans ambiguïté système ouvert, Lawrence et Lorsh vont mettre l’organisation comme structure sociale, ce qui en évidence la nécessité de prendre en compte constitue une avancée en vue de la constitution l’environnement du concept contemporain d’organisation. dans comme l’étude des organisations. Ceci les amène à contester la possibilité d’un one best way, c’est-à-dire d’une E. Mayo : méthode de gestion des organisations à visée universelle que les théoriciens classiques The pensaient pouvoir élaborer. À la place ils civilization. proposent la théorie de la contingence organisationnelle, qui préconise une adaptation contextuelle de l’organisation à son environnement. Ils ouvrent ainsi la voie à des réflexions sur la diversité des organisations et sur leur relation à l’environnement. human problems of an industrial Bien que E. Mayo puisse être considéré comme le fondateur d'une discipline du management (les ressources humaines), on ne trouve pas facilement de définition de l’organisation chez lui. Néanmoins, en introduction de son ouvrage phare, un de ses proches collaborateurs, Roethlisberger, va nous éclairer J. G. March : sur la définition implicite qui fonde le cadre Organizations conceptuel de Mayo : « Organizations are assemblages of interacting human beings and they are the largest assemblages in our society that have anything resembling a central coordinative system… The high specificity of structure and coordination within organizations –as contrasted with the diffuse and variable relations among organizations and among unorganized individuals– marks off the individual organization as a sociological unit comparable in significance to the individual organism in biology. (March et Simon, 1958, p. 4) What Mayo is saying is: Let’s study organizations as natural organic wholes or systems striving to survive and maintain their equilibrium in different environments (Roethlisberger dans Mayo, 1960, p. XIV) Ici la notion d’équilibre renvoie d’abord à des équilibres humains. Sur la base des très célèbres expériences de Hawthorne, Mayo va démontrer l’importance de ces équilibres dans l’organisation. Quelques années avant Barnard et C’est une définition qui répond bien à nos de manière plus universitaire, les développements de Mayo rendent possible une critères. Elle est notamment la première 28 autre manière de penser les comportements Y du management le passage d’une conception humains, la de l’organisation comme l’action d’organiser à psychologie dans le champ. Il enrichie ainsi la une conception de l’organisation comme vision de l’organisation, ce qui se traduit dans structure sociale que dénote l’apparition du son ouvrage phare par le passage de la notion concept de membre dans sa définition : introduisant notamment d’ « industrial organization » (Mayo, 1960, p. 1) très proche de l’organisation au sens ou l’entendent les théoriciens classiques comme « the area controlled by factory organization and executive policy » (Mayo, 1960, p. 165) à celle d’« administration » (Mayo, 1960, p. 165), dans un sens plus contemporain et assez The textbook principles of organizationhierarchical structure, authority, unity of command, task specialization, division of staff and line, span of control, equality of responsibility and authority, etc. Comprise a logical persuasive set of assumptions, which have had a profound influence upon managerial behaviour over several generations. proche de celui de Weber. Cependant, on comprend bien que la notion d’organisation est encore floue chez ce théoricien. D. McGregor : The human side of enterprise Aucune trace de définition explicite dans les 8 ouvrages de synthèses. Ni dans son ouvrage (Mc Gregor, 1960, p. 15) The control principle that derives from theory X is that of direction and control made trough the exercise of authority […] Theory Y is that of the integration : the creation of conditions such that the members of the organization can achieve their own goal best by directing their effort toward the success of the enterprise. (Mc Gregor, 1960, p. 49) H. Mintzberg : phare cité ci-dessus. Dans son ouvrage phare, D. McGregor développe une compréhension Le management : voyage au centre des des organisations qui n’est pas ce que nous organisations : avons appelé la compréhension contemporaine des organisations. Par organisation, il fait plutôt référence, comme Fayol, à l’action d’organiser. Cette notion évolue au cours de Pour moi l’organisation se définit comme une action collective à la poursuite de la réalisation d’une mission commune. (Mintzberg, 2004, p. 12) son ouvrage. Ainsi, on trouve dans le cadre de Pour deux raisons, on peut penser que cette son célèbre développement théorique autour définition a été formulée à reculons. D’une de l’opposition entre la Théorie X et la Théorie part, car elle est immédiatement suivie dans 29 l’ouvrage auquel nous faisons référence par une remarque un peu ironique, où Mintzberg nous signale qu’il s’agit d’une bien « drôle » de définition pour désigner des organisations telles que GM … D’autre part, car elle ressemble beaucoup à d’autres définitions de l’organisation, assez Mintzberg peut ne génériques, pas ne pas dont avoir connaissance. Par exemple, Chanlat et Séguin nous offrent un abrégé de la définition implicite qu’ont les différents penseurs en théorie des organisations qu’ils réunissent sous le label « fonctionnaliste » : « l’organisation devient alors un système d’efforts humains concertés » (Chanlat, 1992, p. 33). À l’inverse, Mintzberg paraît, tout à fait reconnaître sa vision des organisations dans ses Les 6 parties de base de l’organisation (Mintzberg, 2004, p. 155) C’est en faisant varier les aires et les emplacements des sous-ensembles de ce logo que Freitag va pouvoir caractériser les différents types d’organisations. Ouchi : diagrammes : Theory Z : how American business can meet J’introduirai ici un diagramme qui depuis ses premiers développements dans mon livre Structure et dynamique des organisations, est devenu, en un certain sens, mon logo personnel, le symbole de mes travaux. (Mintzberg cité par Bélanger et Mercier, 2006, p. 249) the Japanese challenge Au début des années 80, le succès des firmes japonaises sur le marché américain inquiète et intrigue. Dans son ouvrage phare, Ouchi va chercher à expliciter les éléments qui font la réussite de ces entreprises et à comprendre comment Nous avons donc choisi de reproduire ici le « logo » en question, à titre de définition : les entreprises américaines pourraient se les réapproprier malgré les différences de culture. Sa démarche le conduit à la formulation d’une théorie Z qui vise à mettre en place un idéal théorique, 30 l’organisation Z, hybride réussit entre l’organisation A (américaine) et l’organisation J (japonaise). Z Organizations have achieved a high state of consistency in their internal culture. They are most aptly described as clans in that they are intimate associations of people engaged in economic activity but tied together in a variety of bounds. Clans are distinct from hierarchies, and from markets, which are the other two fundamental social mechanisms through which transactions between individuals can be governed. (Ouchi, 1982, p. 70) Il faut noter ici que l’organisation Z correspond «The organization is a coalition of groups and interests, each attempting to obtain something from the collectivity by interacting with others, and each with its own preferences and objectives. (Pfeffer et Salancik, 1978, p. 36) On voit ici une définition qui correspond bien à ce que nous attendions. Toutefois, la formulation met l’accent sur le problème de l’appropriation des ressources, de la lutte pour le pouvoir dans le cadre de ce qu’on pourrait appeler une organisation informelle. D. Scott : Formal organizations: a comparative approach en fait à l’entreprise privée du fait que celle-ci est engagée dans une activité économique. Ouchi se réfère donc à un sous-ensemble de ce qui constitue sûrement l’ensemble organisation Organizations are collectivities oriented to the pursuit of relatively specific goals and exhibiting relatively highly formalized social structures. (Blau et Scott, 1967, p. 5) contemporaine. En revanche à l’intérieur de ce sous-ensemble, il est tout à fait intéressant de Définition intéressante que Scott associe lui- voir comment la notion de clan vient souligner même l’importance de la culture et éventuellement rationnelle de l’organisation (Scott, 2003, de l’idéologie dans l’entreprise. Ceci vaudra à p. 27). Elle nous apparaît comme une version Ouchi d’être rapproché par Bélanger et plus élaborée de la définition produite par Mercier des néo-institutionnalistes (Bélanger Mintzberg. et Mercier, 2006, p. 9) J. Pfeffer : The external control of organizations : a resource dependence perspective à la perspective systémique et F. W. Taylor : The principles of scientific management Il ne nous a pas été possible de trouver une définition de l’organisation parmi les 8 31 ouvrages de synthèse, ni dans son ouvrage explicitement l’organisation à une catégorie phare. technique. Comme explication, l’hypothèse suivante : on peut formuler les problèmes En revanche, sa définition de la bureaucratie qui présente bien plus de similitudes avec l’idée intéressent Taylor sont bien plus des problèmes contemporaine d’organisation, c’est pourquoi de management que des problèmes d’ordre nous l’avons relevée : organisationnel. Au vu de la terminologie qu’il emploie (usine, atelier, fabrique…), on peut penser que l’organisation telle que nous l’entendons habituellement aujourd’hui n’est pas une notion connue de Taylor. En tout cas, elle n’apparaît pas dans son ouvrage phare. M. Weber : The theory of social and economic organization On trouve bien une définition de l’organisation dans cet ouvrage phare Organization is a technical category, which designates the way in which various types of services are continuously combined with each other and with non-human means of production. Its antithesis is one of 2 things, either intermittent activity or that which is discontinuous from the technical point of view, as is true empirically of every household. (Weber, 1947, p. 204) Characteristics of bureaucracy 1 The principle of fixed and official jurisdictional areas […] 2 The principle of office hierarchy and levels of graded authority mean a firmly ordered system of super- and subordination in which there is a supervision of the lower office by the highest one [...] 3 The management of the modern office is based upon written document [...] 4 When the office is fully developed, activity demands the full working capacity of the official, irrespective of the fact that is obligatory time in the bureau may be firmly delimited [...] 5 The management of the office follow certain rules which are more or less stable, more or less exhaustive, and which can be learned. (Weber cité par Shafritz et Ott, 2001, p. 73). J. Woodward : Industrial Organization : Theory and Practice Il est tout à fait intéressant de noter que dans cet ouvrage de Woodward, les résultats de son Comme on peut le voir, cette notion ne coïncide pas avec ce que nous comprenons habituellement par organisation, car elle réduit étude empirique, menée dans les années 1950 sur les caractéristiques organisationnelles de 100 firmes dans le South Essex, la conduisent à 32 proposer une nouvelle conception de l’organisation en termes de système sociotechnique (Woodward, 1965, p. 74). Cela l’organisation. lui permet de proposer une définition de Pour refléter ce cheminement, nous proposons ici deux définitions de l’organisation tirées de son ouvrage phare : l’organisation qui inclue la dimension classique de l’organisation formelle développée par des théoriciens comme Fayol et Taylor et la Firms […] made some conscious attempt to plan organization and to apply the precepts and principles of the systematic body of knowledge of organizational structure and process contained in management theory (Woodward, 1965, p. 17) dimension plus sociologique des behavioristes7 comme Barnard ou Mayo. Cette définition propose une réévaluation du concept qui se rapproche de la notion contemporaine, toutefois elle réduit la dimension sociologique des organisations au comportementalisme. The social scientists sees an industrial or commercial enterprise as a social system […]. The variables in the system include occupational structure, the enterprise consisting of members of different occupational groups which are linked with various social groups in the community ; formal organization, i.e the stable and explicit pattern of prescribed relationships designed to enable those employed to worked together in the achievement of objectives, and informal organization, i.e. the pattern of relationships which actually emerge from day-to-day operations. (Woodward, 1965, p. 74) La première définition qui est implicite renvoie à surtout à l’organisation formelle, et donc largement à l’activité d’organiser. Dans ce mémoire behavioriste renverra, par opposition aux classiques, aux théoriciens de l’organisation qui se concentrent sur la question des relations humaines (Mayo, Barnard, McGregor dans notre liste). Cette acception du terme, assez fréquente en théorie des organisations, est donc à distinguer des significations que l’on peut trouver en anthropologie ou en comportement organisationnel. 7 Woodward va démontrer technologie influence non comment la seulement la structure formelle, mais aussi la structure informelle des organisations. Elle propose de se servir de cette observation pour redéfinir 33 1.3 LES DÉFINITIONS DE L’ORGANISATION L’ORGANISATION DANS LA LA THÉORIE DES ORGANISATIONS : ENJEUX ET STRATÉGIES STRATÉGIES Grâce au travail que nous venons d’effectuer, nous disposons maintenant d’une liste représentative de définitions, dont l’analyse va nous permettre de clarifier les enjeux et les difficultés liés à la formulation d’une définition en théorie des organisations, puis les stratégies adoptées par les théoriciens. Face au concept émergeant et en construction de l’organisation, nous verrons qu’il est possible de distinguer deux stratégies de définition. La première, de nature plus exploratoire, vise à élaborer une définition en soulignant ou en discutant un aspect particulier des organisations. La deuxième stratégie tente de réconcilier dans le cadre d’une synthèse les multiples formes de l’organisation. Nous constaterons que dans notre sélection, les définitions issues de cette deuxième stratégie peinent à réaliser l’unité parmi les multiples formes de l’organisation et les nombreuses perspectives du champ sous la forme d’un énoncé synthétique. Notons qu’il ne s’agit naturellement pas d’assimiler un théoricien à une définition, ce qui serait non seulement inique, mais surtout inopérant, puisque l’âme multidisciplinaire de la discipline incite justement les auteurs à multiplier les définitions. Il faut donc bien reconnaître que nous ne retenons là qu’une parcelle de ce qui constitue très certainement la perception des organisations dans l’esprit des théoriciens que nous nous apprêtons à citer. Disons simplement que nous profitons des efforts de synthèse qui ont été produits de manière ponctuelle par ceux-ci, pour saisir comment l’organisation a pu être définie dans la théorie des organisations. À ce sujet, notre méthode de sélection des définitions autour du triptyque : [un théoricien majeur ↔ un développement théorique majeur ↔ un ouvrage phare] extrait d’un savoir normalisé consigné dans les manuels nous laisse espérer que nos définitions sont bien associées à des moments théoriques qui ont marqué ce champ de connaissance. 34 1.3.1 Évolution du sens du mot organisation, organisation, modification modification du concept, concept, et enjeux de la définition dans le champ Pour commencer, on observe que la signification du mot organisation a beaucoup évolué dans le langage courant. Le Nouveau Petit Robert nous signale que le mot organisation apparaît en 1390. Son étymologie le lie à organe, du latin organum, qui signifie instrument. Organisation renvoie, dans un sens vieilli, à l’état d’un corps organisé et à la manière dont ce corps est organisé. Selon le Grand dictionnaire des lettres ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que le mot organisation se détache du champ lexical de la biologie pour se rapprocher de son sens contemporain, et désigner l’«action d’organiser », et « la manière dont un corps quelconque, une institution, un travail, etc. sont organisés », l’expression « organisation du travail » apparaît chez Flaubert en 1869. Il faut attendre les années 1930 pour que le mot organisation prenne le sens contemporain que Le Nouveau Petit Robert lui attribue : l’organisation renvoie alors à l’« action d’organiser », mais aussi à « son résultat » et (ce dernier sens nous intéresse particulièrement) à une « association qui se propose des buts déterminés ». Selon le Grand dictionnaire des lettres, ce dernier sens apparaît sous la plume de Jules Romains pour désigner des associations internationales. Il n’est pas inintéressant de noter que ces évolutions du langage courant sont également perceptibles dans le champ. L’analyse des définitions que nous avons sélectionnées révèle une profonde transformation du sens et de la place dans le champ du concept d’organisation depuis les années 1940. On observe en effet qu’un concept contemporain de l’organisation semble succéder à un concept classique de l’organisation. Ainsi, chez les auteurs classiques : Weber et Fayol8, organisation prend un sens différent de ce que nous observons chez des auteurs plus récents. Suffisamment différent pour qu’on puisse penser qu’il renvoie à un autre concept (par concept nous entendons ici compréhension collective). Ce concept qui correspond à ce que nous 8 Bien que Taylor (autre auteur classique) ne propose pas de définition de l’organisation dans son ouvrage phare, l’orientation générale de ses travaux axée sur la rationalisation du travail laisse penser que le concept d’organisation renvoie, chez lui aussi, à l’activité d’organiser. 35 venons d’appeler le concept classique d’organisation. Pour Fayol, dont l’ouvrage phare est publié pour la première fois en 1918, organisation désigne clairement l’action d’organiser. La définition produite par Weber est également très tournée vers l’activité d’organiser, et plus spécifiquement vers la manière d’organiser et de rationaliser la production. Il semble donc que le mot organisation tel que l’entendaient ces deux auteurs classiques renvoie en premier lieu à l’activité d’organiser. Peu à peu, au fil des développements théoriques, on voit apparaître dans les définitions de notre liste les caractéristiques contemporaines de l’organisation qui laissent penser que la compréhension collective de l’organisation a évolué parmi les théoriciens de notre sélection. Dans les années 1930, Mayo puis Barnard dans leurs ouvrages phares respectifs vont mettre en évidence l’existence d’une organisation informelle, ouvrant ainsi la voie aux développements théoriques des spécialistes du comportement organisationnel sur la politique et le pouvoir dans les organisations. Le concept d’organisation cesse alors de renvoyer uniquement à l’organisation formelle : structure générée par une activité rationnelle, intentionnelle, consciente et objective comme chez Fayol et Weber. Woodward dont les travaux débutent en 1953, propose d’ailleurs de réconcilier la structure formelle des théoriciens classiques et la structure informelle des behavioristes en redéfinissant l’organisation comme un système sociotechnique, c’est-à-dire comme une structure sociale à part entière. Dans les années 1960, Mc. Gregor illustre bien, dans le cadre l’opposition entre la Théorie X et la Théorie Y, ce passage d’une compréhension de l’organisation comme activité d’organiser à une compréhension de l’organisation comme structure sociale dotée d’une existence propre. Dans un troisième temps, différentes définitions émergent qui malgré leur hétérogénéité apparente pourraient renvoyer à un même concept. L’organisation y apparaît comme une entité sociale indépendante et le mot organisation semble désormais renvoyer à l’ensemble des dimensions de cette structure sociale. March et Simon sont les premiers, dans notre sélection, à poser ce type de définition et attribuent même à l’organisation une unité quasi organique comme « a sociological unit comparable in significance to the individual organism 36 in biology » (March et Simon, 1958, p. 4). DiMaggio et Powell, Hannan, Lawrence, Ouchi ou encore Mintzberg, sont autant d’auteurs qui développent dans notre liste de définitions cette conception contemporaine de l’organisation. L’évolution du sens associé au concept d’organisation s’accompagne également d’une évolution de la place qu’il occupe dans les développements des théoriciens que nous avons associés au champ. On observe donc le passage du mot et du concept d’organisation d’une position subalterne à une position centrale dans le champ : chez Taylor comme chez Mayo, le mot n’apparaît pas de manière significative, chez Weber, Fayol et Mayo, il désigne une dimension relativement subalterne de leurs analyses, et renvoie simplement aux activités de gestion. En comparaison, on trouve une définition de l’organisation relativement facilement chez tous les théoriciens les plus récents dans notre sélection à l’exception de Ouchi. Surtout, cette évolution apparaît clairement lorsqu’on compare les titres de nos ouvrages phares : 11 ouvrages sur 15 contiennent dans leur titre le mot organisation pour les ouvrages publiés à partir des années 40. Aucun des ouvrages listés jusqu’aux années 30 (soit ceux de Weber, Taylor, Mayo, et Barnard) ne contient le mot organisation ! On peut rétorquer que nous avons finalement retenu un ouvrage de Weber qui contient le mot organisation pour parvenir à trouver une définition9… Même dans ce cas, la proportion d’ouvrages phares où le mot organisation apparaît dans le titre reste de 25 % jusqu’aux années 30 contre 73 % pour les ouvrages plus récents. L’organisation à la fois en tant que concept et en tant que mot est donc passée d’une place relativement subalterne à une place centrale, pour les définitions que nous avons relevées, dans le champ à partir des années 30. Les définitions que pose Weber illustrent bien ce passage. En effet, chez cet auteur classique, la description de la bureaucratie renvoie plus à l’organisation dans sa conception contemporaine que ce qui est défini sous le mot d’organisation. Par ailleurs, il nous semble que cette évolution renforce l’idée selon laquelle la théorie des organisations s’est bel et bien constituée en tant que champ de connaissance indépendant. 9 Ce qui montre déjà la difficulté à trouver une définition de l’organisation chez cet auteur. 37 Ces deux remarques sur l’évolution du concept et du mot organisation à l’intérieur du champ nous amène à la conclusion suivante : tant du point de vue du sens que de celui de la chronologie, on retrouve dans la théorie des organisations les évolutions de la langue courante telles qu’elles ont été validées dans le dictionnaire. Nous interprétons cette similarité comme un argument en faveur de l’existence d’un donné organisationnel indépendant du champ. Paradoxalement, même si en confrontant les définitions de l’organisation issues du champ depuis les années 1940 à celles posées par des théoriciens antérieurs, on peut penser qu’un concept contemporain de l’organisation a émergé, les définitions pour le dire n’en restent pas moins très disparates dans la discipline. Face à ce concept émergent, l’enjeu pour les théoriciens de l’organisation est double : il s’agit d’explorer le phénomène organisationnel et parallèlement de produire une synthèse apte à intégrer et à rendre compte de cette connaissance. En plus de la relative nouveauté du phénomène organisationnel que laisse entrevoir l’évolution du sens du mot organisation, la difficulté de synthèse dans la cadre d’une définition est accentuée par la multidisciplinarité de la théorie des organisations, et par la multiplicité des formes de l’organisation (Chanlat et Séguin, 1983, p. 4)10. Parmi les définitions que nous avons sélectionnées, cette double exigence du champ face au concept d’organisation se traduit par deux grandes stratégies distinctes de définitions, qui se subdivisent elles-mêmes en deux sous-stratégies. 1.3.2 Stratégie 1 : les définitions exploratoires, exploratoires, hétérogénéité des développements et problèmes de l’intégration de connaissances Cette tendance exploratoire peut prendre deux formes. La première sous-stratégie vient enrichir le concept d’organisation, la deuxième sous-stratégie pourrait le rendre plus flou au contraire. 10 Le problème de la synthèse est donc au cœur de cette discipline. On peut penser que le champ souffre d’une asymétrie entre l’avalanche de données et théories disponibles sur les organisations et sa capacité à les structurer. 38 Certaines définitions qui sont le fruit d’un dialogue au sein de la discipline ouvrent de nouvelles perspectives et enrichissent notre conception de l’organisation tout en la rendant plus complexe. Ainsi, la définition de Crozier que nous avons relevée revient de manière assez polémique sur le fonctionnement de la bureaucratie. Ce faisant, il répond à Weber qui était probablement convaincu, comme nous le soutient Gajduschek, que la bureaucratie était supérieure à toutes les autres formes d’organisation (Gajduschek, 2003, p. 700). De la même façon, DiMaggio et Powell entament un dialogue avec Weber, en rappelant dès le début de leur article que la bureaucratie reste la forme d’organisation dominante. Tout comme ils inscrivent leur réflexion dans le champ puisqu’ils proposent d’inverser la question traditionnelle : « pourquoi il y a autant de formes d’organisations » en se demandant au contraire « pourquoi les organisations sont-elles aussi similaires ? ». Les travaux de Woodward, qui visent à corréler performance et structure organisationnelle, ont des soubassements théoriques tout à fait classiques. C’est presque par accident que la théoricienne va mettre en évidence l’incidence fondamentale de la technologie sur l’organisation. Du coup, Woodward dévoile bien une nouvelle dimension de l’organisation, mais comme celle-ci apparaît au cœur du champ, elle s’articule naturellement avec les autres travaux. La théoricienne est donc en mesure de bien rendre compte de la manière dont sa contribution vient s’insérer dans le champ (Woodward, 1965, p. 241). Chez Lawrence et Lorsh, c’est une analyse serrée du champ qui les conduit à réévaluer l’importance du contexte et à redéfinir l’organisation comme un système ouvert, faisant ainsi de l’organisation interne une variable dépendante de l’environnement externe. Ils opposent à l’idéal du one best way des auteurs classiques et des béhavioristes, la théorie de la contingence. Dans ce mouvement, ils réconcilient les deux traditions, en relativisant la validité de leurs développements théoriques respectifs sur la base de la contingence. Les deux courants cessent alors de s’opposer et deviennent compatibles. Ce type de définitions de l’organisation semble constituer un exemple de multidisciplinarité réussie. Si en multipliant les perspectives, elles rendent la formulation d’une définition comme énoncé synthétique plus difficile, elles découlent néanmoins d’un dialogue dans la 39 discipline qui enrichit la compréhension de l’organisation issue du champ. En revanche, on relève aussi des définitions qui ne sont pas directement reliées au champ, et dont on peut craindre qu’elles soient calibrées en premier lieu pour introduire un développement théorique plutôt que pour poursuivre le dialogue sur le concept d’organisation. Ainsi dans notre liste de définitions, Peffer et Salancik déplorent l’incapacité du champ à rendre réellement compte de l’environnement externe. Pour remédier à cette carence, ils développent la théorie de la dépendance aux ressources. C’est l’idée que l’appropriation des ressources constitue une condition sine qua non à leur gestion, sujet traditionnel de la théorie des organisations, qui les conduit à mettre en avant ce nouveau cadre théorique pour le champ. Par la suite, ils proposent bien une réinterprétation de différentes théories du champ, mais leur perspective les oblige à entreprendre ce dialogue à un niveau de structuration de la connaissance du champ très bas. Contrairement à Lawrence et Lorsh ou Woodward, Pfeffer et Salancik proposent seulement une intégration de différents développements théoriques particuliers indépendamment de leur affiliation au champ, et non plus une mise en relation des grandes écoles du champ. Cette déconstruction de la théorie des organisations en tant que champ de connaissance suivie d’une réintégration des connaissances dans le cadre d’une nouvelle perspective, nous semble de nature à additionner du savoir (certes intéressant) sur l’organisation sur un mode qui rend son intégration difficile11 sous la forme d’un savoir normalisé. De même, Hannan et Freeman observent et regrettent l’isolement de la théorie des organisations comme sous-champ de la sociologie. Nostalgiques des premiers développements de la théorie des organisations associés à la sociologie, comme ceux de Marx ou Weber, ils appellent à un repositionnement du travail scientifique lié à l’organisation dans une perspective plus macrosociologique (Hannan et Freeman, 1989, p. XII). La perspective malthusienne et darwinienne qu’ils proposent est donc une manière de renouer avec la sociologie, mais en dénonçant dans leur démarche l’apparition d’une perspective proprement 11 On notera que nous avons donc fait de la capacité des théoriciens à intégrer leurs développements théoriques dans le champ, sans déconstruire celui-ci pour le réduire à des bribes théoriques, un critère pour jauger leur capacité à participer à l’élaboration d’un savoir normalisé en théorie des organisations. Ce faisant, on propose de caractériser un champ de connaissance par sa manière de relier des connaissances entre elles. 40 organisationnelle, c’est la constitution même de la théorie des organisations en tant que champ de connaissance qui est remise en question. Dans un registre un peu différent, Ouchi adresse explicitement sa théorie Z à des praticiens. Du coup, même si les influences du champ affleurent dans son texte, l’absence d’efforts pour resituer ses développements dans le champ ne facilite pas la constitution d’une conception de l’organisation commune en théorie des organisations. Comme nous le rappelle Lakatos, il ne faut pas « confondre contenu et profondeur : chaque accroissement du contenu n’est pas nécessairement un accroissement de la profondeur », (Lakatos, 1984, p. 123). Ces définitions ne sont pas explicitement reliées aux autres définitions du champ, ce qui pose des problèmes en termes d’intégration. Relativement détachées des développements antérieurs, elles tendent alors à définir le concept d’organisation de manière non cumulative. Dans ce cas, la multidisciplinarité de la théorie des organisations peut devenir une entrave à notre compréhension des organisations et à sa formulation dans le cadre d’un énoncé synthétique. 1.3.3 Stratégie 2 : définitions définitions synthétiques, synthétiques, difficultés et développement d’une stratégie alternative Les théoriciens qui cherchent à proposer une définition qui synthétise la conception de l’organisation du champ vont se heurter à cette multiplication des perspectives. Particulièrement lorsque celles-ci viennent s’arrimer au champ de manière un peu brusque comme nous venons de le voir, c’est-à-dire en tenant peu compte de la structuration des connaissances que propose la théorie des organisations comme champ de connaissance. Cette deuxième stratégie de définition qui vise à réaliser l’unité des définitions exploratoires devient évidemment de plus en plus complexe à mesure que notre compréhension du concept s’enrichit. Ce type de définition doit également tenir compte de la diversité des organisations en tant que phénomène, difficulté que souligne March et Simon dans leur ouvrage phare Organizations : 41 Il est plus facile, et probablement plus utile, de donner des exemples que de définir ce qu’est une organisation formelle. […] Nous traitons de phénomènes empiriques, et l’univers ne se laisse malheureusement pas classer en catégories bien nettes. (March et Simon traduit par Rouchy, 1964, p. 2). Pourtant, on observe, parmi nos théoriciens, l’émergence d’une sorte de définition générique qui consiste à formuler le concept d’organisation comme une collectivité orientée vers un but commun dans le cadre de structure relativement formalisée. Ce type de définition se retrouve chez Scott et Mintzberg, mais c’est surtout la définition qui est donnée dans trois de nos ouvrages de synthèse ! Scott propose la définition suivante : « Organizations are collectivities oriented to the pursuit of relatively specific goals and exhibiting relatively highly formalized social structures. » (Blau et Scott, 1967, p. 5). Pour Séguin et Chanlat, un abrégé de la définition implicite du paradigme fonctionnaliste qui domine la théorie des organisations pourrait être formulé de la manière suivante : « l’organisation devient alors un système d’efforts humains concertés » (Chanlat, 1992, p. 33). Quant à Handel, il propose aussi une définition de type générique au début de son ouvrage, qu’il présente d’ailleurs lui-même comme une définition commune : « a common definition holds that organizations are : deliberately planed groups with some specific apparent goal or goals.» (Handel, 2003, p. 1). À l’instar de Mintzberg qui énonce une définition du même type : « Pour moi l’organisation se définit comme une action collective à la poursuite de la réalisation d’une mission commune.» (Mintzberg, 2004, p. 12) pour ensuite souligner que c’est une bien drôle de manière de caractériser une organisation telle que GM, nous considérons que ces définitions sont assez peu satisfaisantes. D’une part, elles peinent à améliorer la compréhension que nous avons des organisations, en raison de leur trivialité et d’autre part, elles n’assurent pas toujours une bonne distinction entre les organisations et d’autres rassemblements d’individus, par exemple une entreprise privée ou une équipe de football. En quelque sorte, ces définitions achètent la paix en délimitant un ensemble très vaste qui tend à se confondre avec n’importe quel regroupement d’individus. À ce titre, il est frappant de rappeler que l’organisation a longtemps été définie de manière très restrictive, c'est-à-dire comme une 42 réduction du phénomène organisationnel à sa dimension la plus technique comme chez Taylor, Fayol et (dans une moindre mesure) Weber. À l’inverse, l’organisation tend maintenant à être définie sur un ensemble, par défaut, trop large qui la confond avec tous les regroupements d’individus. Mais l’on observe aussi que pour réaliser une synthèse sur l’organisation, un certain nombre de théoriciens dans notre sélection font le choix de proposer une définition sous une modalité particulière. Soit en utilisant un schéma (Mintzberg), soit un continuum (Burns et Stalker) soit une typologie (Ouchi, Weber, Mc Gregor). Ceci est, il faut le noter, une tendance relativement généralisée dans le champ, et Desreumaux propose une liste des 10 typologies les plus utilisées en théorie des organisations (Desreumaux, 2005, p. 77). On y retrouve certains des théoriciens que nous avons cités comme Weber ou Mintzberg, mais aussi Rhenman ou encore Ripper, et nous aurions pu ajouter d’autres typologies célèbres comme, par exemple, celle de Porter sur la composante extérieure des organisations qui est très souvent utilisées dans le champ. Comme le souligne Desreumaux, formuler une définition de cette manière présente l’avantage de pouvoir référencer et ordonner de nombreux types d’organisation tout en gardant une certaine opérationnalité (Desreumaux, 2005, p. 68). Il nous apparaît que cette stratégie de définition est caractéristique du champ. Là où les définitions génériques que nous avons pu voir peinent à proposer une synthèse convaincante, les différentes typologies prennent le relais et permettent de rendre compte de manière plus satisfaisante de la diversité des organisations. Cet embarras à produire des définitions sur le mode d’un énoncé synthétique est bien illustré par Mintzberg qui, comme nous l’avons vu, va relativiser la qualité de la définition qu’il pose sous la forme d’un énoncé synthétique alors qu’il reconnaît ses diagrammes de l’organisation comme son « logo personnel ». Les définitions synthétiques de l’organisation sous la forme d’une typologie apparaissent donc comme une stratégie alternative face à la difficulté de formuler une définition synthétique sous la forme d’un énoncé. Mais dans ce cas, on peut opposer la nature en soi plus descriptive de la typologie à celle plus analytique de la définition, pour conclure que la difficulté 43 qu’éprouve le champ à intégrer les différentes définitions de l’organisation sur un mode analytique existe bel et bien. Conclusion et formulation d’une stratégie alternative alternative de définition À la suite de ce premier chapitre, on comprend qu’une définition de l’organisation peine à émerger dans le champ, car il est difficile de faire la synthèse sur l’organisation pour trois raisons : la multiplicité des organisations, leur nouveauté en tant que phénomène, et les nombreuses perspectives proposées au cours de l’élaboration de l’organisation comme concept dans un champ profondément multidisciplinaire. Pour lever ces difficultés, nous allons chercher à mettre en place une stratégie de définition alternative. Comme nous l’avons vu dans la première section de cette partie, une évolution sociohistorique majeure semble être à l’origine du développement du champ et, comme le soulignent quatre des huit ouvrages de synthèse que nous avons étudiés, la place qu’occupent les organisations dans nos sociétés va en s’accroissant depuis lors. Notre analyse de l’évolution de la définition de l’organisation dans la langue courante confirme aussi l’idée qu’un concept contemporain d’organisation ait émergé hors du champ proprement dit. Ces éléments suggèrent que l’organisation est d’abord un phénomène sociohistorique avant d’être un objet du champ disciplinaire (du point de vue chronologique au moins). Pour essayer de développer une compréhension globale de l’organisation, nous proposons d’interroger cette évolution. C’est donc en prenant une position de surplomb sociohistorique que nous allons maintenant chercher à définir l’organisation. Ce surplomb, nous irons le chercher dans l’œuvre de Michel Freitag, qui sera l’objet de notre prochain chapitre. 44 CHAPITRE 2 : MICHEL FREITAG , L’ORGANISATION L’ORGANISATION PENSÉE COMME COMME LA STRUCTURE SOCIALE SOCIALE CARACTÉRISTIQUE DE LA LA POSTMODERNITÉ 2.1 L’ŒUVRE DE MICHEL FREITAG FREITAG Dans cette partie, nous explorerons rapidement l’œuvre de Michel Freitag avant d’introduire et de commenter le socle théorique sur lequel repose l’élaboration de sa théorie générale des sociétés. 2.1.1 Mise en perspective de l’œuvre l’œuvre L’ouvrage majeur de Freitag est très certainement Dialectique et société, cette série de cinq tomes qui l’occupe depuis le début des années 70 (Freitag, 1986, p. 9) développe une ambitieuse théorie générale de la société. Les deux premiers tomes paraissent en 1986, et trois tomes restent à paraître. L’unité de l’œuvre du sociologue y « apparaît de façon privilégiée » (Bonny, 2002, p. 18). Cependant, Filion souligne aussi que la lecture de Dialectique et Société peut être rendue difficile par la « prose singulière de Freitag » (Filion, 2006, p. 11). Il est en effet juste de souligner que l’œuvre de Freitag n’est pas une œuvre simple. Très ambitieuse, elle ne vise rien de moins que la constitution d’une théorie générale de la société. Freitag propose ainsi une analyse diachronique de l’ensemble des sociétés humaines et de leur développement sous la forme d’une typologie synthétique des idéaltypes qu’incarnent tour à tour les différentes sociétés humaines réelles au cours de l’histoire. Pour mener à bien une telle entreprise, Freitag multiplie les domaines d’investigation mobilisés dans le but de construire et d’illustrer sa théorie générale de la société. Parmi ces différents domaines, on peut citer la culture, l’identité, le droit, l’économie ou encore la technique dans L’oubli de la société ; l’université, les sciences sociales dans Le naufrage de l’université ; l’architecture et l’urbanisme dans Architecture et société ; la globalisation dans Le monde enchaîné. Inévitablement, l’ambition et l’ampleur du projet théorique de Freitag font déborder son 45 œuvre du cadre de la sociologie classique et la rendent difficile à étiqueter. Néanmoins, on ne trahira pas sa pensée en soutenant qu’elle se présente comme une sociologie dialectique. La plupart des auteurs commencent par comparer Freitag à des sociologues qui se lancent dans une analyse plus ou moins systémique la société comme Touraine, Habermas, Giddens, Gauchet, Luhman ou encore Charles Taylor (Vandenberghe, 2003, p. 357 et Baillargeon, 1995, p. 115). Parmi ces théoriciens, les auteurs le rapprochent plus particulièrement de Talcott Parsons et de Niklas Luhman qui, comme Freitag, ont explicitement entrepris la construction d’une théorie générale de la société (Freitag, 2002, p. 13 ; Gagné et Warren, 1998, p. 141 ; Freitag, 2002, p. 3 et Vandenberghe, 2003, p. 357 ; Baillargeon, 1995, p. 115 ; Caillé, 1986, p. 163). Toutefois, Freitag se démarque de ces deux théoriciens en développant une sociologie très critique qui va venir remettre en question les normes de la société (Gagné et Warren, 1998, p. 141). C’est la raison pour laquelle plusieurs auteurs (Freitag, 2002, p. 12 ; Filion, 2006, p. 19 ; Vandenberghe, 2003, p. 361) relèvent aussi une grande proximité entre l’œuvre de Freitag et la perspective des auteurs de l’école de Francfort. Par rapport aux auteurs souvent associés à la théorie des organisations, il faut noter que Freitag est souvent comparé à un auteur bien connu dans le champ de la théorie des organisations : Giddens (Baillargeon, 1995, p. 115, Freitag, 1994, p. 332 et Vandenberghe, 2003, p. 358) ; on trouve en effet dans son œuvre une dimension structuraliste. Un peu comme l’École de Francfort, l’œuvre de Freitag n’est « ni une école philosophique, ni un discours sociologique, ni un mouvement politique au sens strict de ces termes » (Freitag, 2002, p. 12). À vrai dire, c’est sûrement un peu de tout cela. École philosophique, dans le sens où elle propose une ontologie spécifique de l’Homme, une réflexion sur la condition humaine, une épistémologie… Discours sociologique, car c’est avant tout une analyse des sociétés, et enfin mouvement politique pour l’engagement profond des développements (comme de l’auteur) dans les débats qui animent la société contemporaine. Gagné et Warren proposent de comprendre l’œuvre de Freitag selon une triple approche : en tant qu'épistémologie, en tant que sociologie générale et comme critique de la postmodernité (Gagné et Warren, 2003, p. 331). Pour Filion c’est « une approche dialectique et systémique qui ressemble sur plusieurs aspects à la philosophie 46 hégélienne » (Filion, 2006, p. 18). Quant à Freitag il s’inscrit lui-même dans la tradition néohégélienne (Vandenberghe, 2003, p. 358). Si les auteurs semblent hésiter et divergent parfois au sujet de la désignation qui convient le mieux à l’œuvre de Freitag, certains éléments bien caractéristiques dégagent un véritable consensus. L’œuvre de Freitag est avant tout une théorie générale de la société (Freitag, 2002, p. 12 ; Baillargeon, 1995, p. 115 ; Caillé, 1986, p. 160 ; Freitag, 1994, p. 19 ; Filion, 2006, p. 17 et Vandenberghe, 2003, p. 357). De son propre aveu, Freitag aspire à une compréhension globale des sociétés : « Ce qui m'intéresse dans tous les essais, […] c'est la forme de la société lorsqu'elle est prise en main par les "sciences sociales", virtuellement en totalité. » (Freitag, 1995, p. 19). C’est l’un des points importants, relevé en introduction, sur lequel Freitag apporte une plus-value par rapport aux approches des théoriciens de l’organisation évoquées dans le premier chapitre. Le choix d’introduire la théorie générale des sociétés de Freitag comme moyen théorique de prendre un surplomb sociohistorique se justifie jusque dans le champ de la sociologie. En effet même en sociologie les approches globalisantes ne sont plus en « odeur de sainteté » et avec Luhman, Freitag pourrait être l’un des derniers auteurs, tous champs confondus, qui se singularise en proposant une perspective aussi large (Filion, 2006, p. 166). Autre point important pour notre projet de compréhension, que nous avions relevé en introduction, les analyses de Freitag se veulent ancrées dans le long terme historique (Freitag, 2002, p. 9 et Gagné et Warren, 1998, p. 131). Cette singularité de la pensée de Freitag va nous permettre de dépasser le problème de l’apparente nouveauté de l’organisation en tant qu’objet théorique. En inscrivant l’organisation dans une continuité historique, Freitag la met de manière analytique en relation avec un contexte sociétal et surtout avec d’autres structures sociales : objets théoriques d’une catégorie similaire à l’organisation et, de ce fait, autorise une analyse comparée. Enfin, Freitag accorde une place très importante dans son œuvre à la remise en cause de la société contemporaine, désormais entrée dans l’ère de ce qu’il appelle la 47 postmodernité par opposition à la modernité (Guay, 1996, p. 219). Cette critique, il la développe notamment dans deux de ses ouvrages clefs : Le naufrage de l’université et Le monde enchaîné ainsi que dans de nombreux articles et colloques. Dans cette société contemporaine, comme nous le verrons, l’organisation va venir jouer un rôle fondamental. L’organisation occupe donc une place majeure dans l’analyse des sociétés de Freitag. C’est la troisième raison pour laquelle, les travaux de Freitag semblent à même d’éclairer notre compréhension de l’organisation. 2.1.2 Les fondements fondements théoriques théoriques de l’analyse freitagienne des sociétés 2.1.2.1 Présentation des fondements de l’analyse freitagienne de la société La première étape de notre cheminement qui va nous permettre de mieux comprendre l’organisation consiste à expliciter les fondations théoriques sur lesquelles Freitag va être en mesure d’élaborer une théorie générale des sociétés. L’idée ici n’est certainement pas de rendre compte en quelques pages de l’intégralité d’une pensée particulièrement riche et complexe. Il s’agit plus modestement de donner au lecteur une compréhension des fondements théoriques de la pensée freitagienne suffisante pour lui permettre d’appréhender sa typologie des idéaltypes de la société et leur évolution que nous détaillerons ultérieurement. De telle sorte que nous puissions comprendre, en dernière analyse, la place de l’organisation dans les sociétés contemporaines que Freitag qualifie de postmodernes. Point que nous aborderons dans la dernière section de ce chapitre. C’est donc une version allégée du moteur conceptuel de Freitag que nous proposons ici. Nous avons mis en gras les concepts importants dans la pensée freitagienne. En premier lieu, il faut comprendre que Freitag développe l’idée d’une ontologie de la réalité humaine. Ontologie étant ici pris dans son acceptation philosophique comme théorie « de la logique de maintien de soi dans l’existence » (Filion, 2006, p. 69). Il y a donc pour Freitag quelque chose de proprement spécifique à la réalité humaine. Il va développer cette idée, en 48 insistant à la fois sur la continuité et sur la rupture qu’introduit le symbolique dans le passage du comportement animal à l’action significative. Cette ontologie de la réalité humaine est caractérisée par le rapport d’objectivation symbolique qui s’oppose à l’objectivation sensorimotrice caractéristique du monde animal. Il en déduit l’idée d’une forme d’activité spécifiquement humaine, c’est ce qu’il nomme la pratique significative. significative Gagné et Warren qui ont commenté l’œuvre de Freitag dans différents articles proposent la définition suivante de la pratique significative : La pratique significative est comprise comme un rapport d'objectivation, lequel constitue à la fois une forme synthétique de connaissance du monde et une matrice transcendantale de l'action humaine. (Gagné et Warren, 1998, p. 128) Cette définition s’appréhende bien lorsque l’on oppose la pratique significative des hommes au comportement animal, la pratique significative apparaît alors comme une manière détournée d’interagir avec le monde, car elle se sert de médiations comme par exemple le langage. Ces médiations qui sont mises en place dans le « rapport d’objectivation » sont le truchement entre l’individu et le monde qui vont structurer sa compréhension (« une forme synthétique de connaissance ») d’une part, et guider son action (« une matrice transcendantale de l’action humaine ») d’autre part. Il faut bien comprendre ici que les médiations sont, pour ainsi dire, le support et le substrat de la pratique significative prise en tant que processus. En effet, dans le cas du langage, on voit bien comment il va venir rendre possible les rapports sociaux, mais également comment il est lui-même, en retour, modelé par ces mêmes rapports sociaux. Il devient alors clair que ces médiations jouent un rôle déterminant dans notre relation au monde. Les médiations qui interviennent au cours de la pratique significative, Freitag les appelle les médiations médiations symboliques. symboliques Ces médiations symboliques ne sont pas un donné naturel, mais une construction sociale qui émerge dans une société, modelée par les pratiques significatives 49 particulières. Le fait que ces médiations symboliques soient du domaine de l’acquis, c’est aussi ce qui caractérise l’activité humaine par rapport au comportement animal : « déjà le symbole qui remplace le code génétique chez l’animal est objet de manipulation et donc plus réflexif que l’ADN du mode d’être sensorimoteur » (Filion, 2006, p. 103). Gagné et Warren pensent d’ailleurs que la clef de la connaissance de la réalité humaine se trouve dans l’étude des médiations symboliques (Gagné et Warren, 1998, p. 128). Ensuite, Freitag va définir la société de la manière suivante : […] Non seulement l'ensemble, par définition toujours mobile des rapports sociaux que les individus nouent entre eux à travers toutes leurs interactions, mais aussi une instance sui generis ayant en propre la capacité de structurer a priori ces rapports, tout en dépendant de l'accomplissement de ceux-ci pour le maintien de sa forme et l'orientation donnée à son développement. (Freitag, 2002, p. 61) Freitag pose ici une définition en deux temps, la première partie est assez triviale, c’est dans la deuxième partie de cette définition qu’il propose une perspective de la société plus singulière. Dans cette deuxième partie qui commence avec « mais aussi une instance sui generis… », Freitag veut signifier que les sociétés sont constitutives de la pratique significative. Chaque société peut donc se caractériser par une manière de développer, actualiser et reproduire les médiations symboliques qui sont, comme nous l’avons vue, le support et le substrat de la pratique significative. Ainsi, une société peut être « comprise comme totalité objective des médiations subjectives » (Filion, 2006, p. 117). Dans la cadre d’une société, ce processus de développement, actualisation et reproduction des médiations symboliques va aboutir à une certaine stabilité dans les médiations symboliques, cette stabilisation (toute relative naturellement) constitue la normativité. normativité Nous pouvons reprendre ici l’exemple du langage : le langage peut en effet être décrit comme un ensemble stable de médiations symboliques associées à une société. En effet, celui qui utiliserait des mots n’appartenant pas à cet ensemble objectif et stable passerait très probablement pour un idiot, au sens étymologique du terme ou pour un étranger. La normativité est ce qui va 50 orienter la pratique sociale, sociale c’est-à-dire la pratique significative prise dans une perspective sociologique. En effet, au-delà et en deçà du langage c’est l’ensemble de notre activité humaine qui est orienté par la normativité. Naturellement, comme l’on parle de société humaine c’est-à-dire d’individus multiples et variés, habités de désirs multiples éparpillés, parfois antagonistes, il est clair que cette normativité doit être bâtie sur quelque chose de commun. Pour Freitag, une société va produire et maintient ses normes grâce à une transcendance. transcendance Il faut faire bien attention, car la dimension transcendante n’est pas proprement « théologique » (Filion, 2006, p. 113) chez Freitag. Celui-ci précise utiliser la notion de transcendance dans le sens de la philosophie traditionnelle, c’est-à-dire en tant qu’« a priori de toute expérience humaine » (Ferland, 1989, p. 21). La transcendance est donc le fondement de la normativité (Ferland, 1989, p. 23) dans sa dimension expressive et normative. Par exemple, il peut s’agir du langage, comme de l’idée de Dieu qui viennent inspirer les normes de l’activité humaine aux sociétés des Hommes. Au bout du compte, « le problème de la transcendance, c'est le problème de la fondation du commun » (Ferland, 1989, p. 28) car il n’y pas de commun, dans une société humaine, sans normes. Pour Freitag, cette référence suprême dans une société que constitue la transcendance et les modes de reproduction formels, c’est-à-dire la modalité d’intégration des médiations symboliques, qui en sont dérivés, constituent, pour ainsi dire l’âme et le visage des sociétés. À partir de cette modélisation théorique de l’activité humaine et de la conception des sociétés qui en découle, Freitag va se pencher sur l’histoire des sociétés humaines. Dans une analyse qui met particulièrement l’accent sur le degré de réflexivité dans la mise en place de la normativité et sur l’hétérogénéité (ou non) de la pratique sociale. Freitag va proposer quatre idéaltypes de sociétés humaines. Pour ce faire, il détermine que la reproduction de la normativité au sein des sociétés peut s’effectuer selon trois modes de reproduction formels. formels 51 Gagné et Warren proposent la définition suivante de mode de reproduction formel, qu’ils nomment dans cet extrait « mode de régulation »12 : Les sociétés particulières […] trouvent dans l’un ou l’autre de ces modes de régulation le principe de leur unité. Cette unité tendra à se présenter soit comme un ensemble cohérent de significations immanentes aux rapports sociaux et au monde (culture), soit comme capacité unifiée d'action légitime sur les normes (pouvoir), soit comme un système mouvant de déterminations factuelles des conditions d'agir (contrôle). (Gagné et Warren, 2003, p. 334)13 Freitag développe et enrichit cette idée pour aboutir à trois modes de reproduction formels possibles des médiations symboliques : la culture est la modalité qui domine le mode de reproduction formel culturelculturel-symbolique, symbolique le pouvoir domine le mode de reproduction formel politicopolitico-institutionnel et le contrôle tend à caractériser le mode de reproduction formel décisionneldécisionnel-opérationnel. opérationnel Chacun de ces modes de régulation formels renvoie à une forme de la transcendance particulière, et correspond à un idéaltype de société humaine. Le mode de reproduction formel politico-institutionnel fait exception. En renvoyant successivement à deux formes de transcendance différentes, il donne lieu à deux idéaltypes différents de société humaine. Les différents modes de reproduction formels et les formes de transcendance qui leur sont associées permettent ainsi de définir quatre idéaltypes de sociétés humaines chez Freitag. Ces idéaltypes renvoient à des conceptions de la réalité radicalement et irréductiblement différentes. Il faut noter que ces différents modes de reproduction formels et idéaltypes apparaissent de manière chronologique au fil des développements des sociétés humaines suivant un processus 12 Dans cet extrait, Gagné et Warren associent intentionnellement la notion de mode de reproduction formel chez Freitag à celle de « mode de régulation ». Cette mise en relation leur permet par la suite de défendre l’idée que la théorie générale de Freitag serait « d’abord une théorie des régulations de l’action », « plus précisément […] de reproduction des systèmes de régulation de l’action », ils proposent également de parler de « phénoménologie des divers types d’unité de la société » (Gagné et Warren, 2003, p. 334). 13 On peut noter ici que ce problème de l’intégration entre directement dans les problématiques abordées, à une échelle plus petite, par la théorie des organisations. Ainsi, Weber, Ouchi, Mintzberg ou encore Scott, pour ne citer qu’eux, proposent des typologies très similaires, au moins sur la forme sinon sur le contenu à celle proposée par Warren et Gagné 52 évolutif. On peut en effet considérer qu’il y a un sens de l’histoire chez Freitag à condition d’appréhender ce sens à la lumière du concept d’historicité : L’historicité n’exprime pas le fait d’être dans l’histoire (celle de l’historien), mais celui de faire l’histoire par objectivation réelle des alternatives sociétales que le conflit (ou la contradiction) produit et que les luttes sociales prennent en charge. (Freitag, 1986, p. 233) Il ne faut donc pas comprendre cette succession chronologique comme le fruit d’un développement inéluctable, de manière déterministe ou fataliste, mais plutôt comme une évolution déclenchée par l’Homme à mesure qu’il prend conscience de la manière dont se développent les sociétés, c’est-à-dire qu’une conscience de l’Histoire (celle des historiens cette fois) émerge. Par ailleurs, soulignons que les sociétés typiques décrites par Freitag en tant qu’idéaltypes, ne représentent bien sûr aucune société « réelle ». Les sociétés réelles présentent évidemment des caractéristiques plus composites où, en fait, différents idéaltypes coexistent notamment de manière locale. Pour terminer, nous proposons ici un premier tableau des différents idéaltypes de Freitag reproduit de l’article de Gagné et Warren : Dialectique et Société : une recension. Nous reviendrons largement dessus dans la prochaine partie de cette section, mais nous pouvons noter que la colonne « formes idéologiques » correspond à ce que nous avons désigné par transcendance. La différence lexicale s’explique par la subtilité suivante : les « formes idéologiques » renvoient en fait à l’interprétation officielle de la transcendance telle qu’elle est formulée par les autorités au sein d’une société. 53 Mode de reproduction Désignation conventionnelle Formes idéologiques Rapport au temps CulturelCulturelsymbolique Société mythique (Gemeinschaft) Mythes Passé mythique PoliticoPoliticoinstitutionnel 1er cycle Société traditionnelle (royauté, caste, empire) Religion (les dieux ou Dieu) Destin ou avenir céleste PoliticoPoliticoinstitutionnel 2e cycle Société moderne (Gesellschaft) Principes (Raison, Liberté) Avenir terrestre (un monde meilleur) DécisionnelDécisionnelopérationnel « société » postmoderne (système social) L’ «anti-idéologie » (efficacité technique) Présent immédiat (le meilleur des mondes) Tableau 2 - Aperçu sommaire des idéaltypes de Freitag (Gagné et Warren, 1998, p. 134) 2.1.2.2 Originalité de Freitag Dans ce que nous venons d’exposer, nous souhaitons relever que la typologie proposée ici en elle-même est propre à Freitag (Gagné et Warren, 1998, p. 139), et qu’elle se démarque de la sociologie classique pour son développement sur la postmodernité. De ce point de vue l’originalité de Freitag est d’instituer la postmodernité comme un mode de société à part et de l’opposer assidûment à la modernité (Guay, 1996, p. 214). Ceci nous intéresse tout particulièrement car, comme nous allons le voir, chez Freitag c’est bien à la lumière de la postmodernité que l’on peut expliquer le phénomène organisationnel contemporain. En outre, la démarche générale de Freitag qui vise à développer une théorie générale des sociétés, n’est pas à proprement parler originale (Weber, Hegel, Marx développent aussi des théories générales pour ne citer que les plus illustres) mais elle est à contre-courant de la sociologie contemporaine en France et aux États-Unis comme le soutient Bonny (Bonny dans Freitag, 54 2002, p. 15); et Freitag le rappelle : « la théorie générale n’est plus tellement en odeur de sainteté en science sociale » (Freitag, 1995, p. 116). 2.1.2.3 Principales critiques de l’analyse des sociétés de Freitag Voici les critiques que nous avons relevées sur Freitag, qui semblaient les plus justifiées et les plus courantes en commençant par la plus récurrente pour aller vers la plus rare. À bien des égards, les qualités de l’approche théorique de Freitag constituent aussi ses défauts. En effet, il est régulièrement attaqué sur la question de l’existence de la postmodernité notamment en tant que mode d’existence de la société distinct de celui de la modernité (Guay, 1996, p. 221; Pasca, 2003, p. XXXX; Vandenberghe, 2003, p. 7-8). D’ailleurs, Freitag lui-même considère que la question de l’existence de la postmodernité est, en partie, une question d’appréciation subjective (Freitag, 2002, p. 112). Il faut également souligner que ce qui a trait à la postmodernité paraît souvent suspect notamment en France, où les auteurs qui s’y intéressent comme Baudrillard ou Lipovetsky sont relativement marginalisés au sein de la sociologie prise en tant que discipline académique (Bonny dans Freitag, 2002, p. 15) Par ailleurs, de manière plus implicite et plus politique, son approche est parfois globalement remise en question. La démarche freitagienne apparaît à contre-courant des tendances de la sociologie en Amérique du Nord et en France depuis la seconde Guerre mondiale. Celle-ci, en tant qu’activité de recherche académique, a effet multiplié les approches empiriques, les recherches circonscrites, de terrain qui aboutissent le plus souvent à des développements théoriques à moyenne portée (Freitag, 2002, p. 13). Freitag avec sa théorie générale de la société se situe aux antipodes de ces tendances. Lucide, le sociologue reconnaît lui-même défendre une approche à contre-courant (Freitag, 1995 , p. 116). Paradoxalement, c’est l’un des points qui nous semble particulièrement intéressant dans le cadre de notre « prise de recul » pour comprendre les organisations. 55 2.2 LA TYPOLOGIE TYPOLOGIE DES SOCIÉTÉS DE FREITAG Dans cette partie, nous exposerons la typologie des sociétés de Freitag qu’il faut comprendre pour saisir pleinement le positionnement des organisations dans la société contemporaine. Positionnement sur lequel nous reviendrons dans la dernière partie de ce chapitre, et dans le chapitre suivant. Nous présenterons, un à un, les quatre idéaltypes de société développés par Freitag que l’on trouve dans le tableau 2, c’est-à-dire : société mythique (Gemeinschaft), société traditionnelle (royauté, caste, empire), société moderne (Gesellschaft) et société postmoderne (système social). Freitag analyse le passage des sociétés humaines « réelles » par ses différents idéaltypes (dans l’ordre que nous avons relevé ci-dessus) comme un processus historique et diachronique. Nous exposerons donc, dans l’ordre de leur apparition théorique, ces différents idéaltypes, les modes de reproduction formels qui leur sont associés, ainsi que les changements théoriques et historiques qui provoquent le passage d’un mode de reproduction formel au suivant. Nous accorderons une place plus grande à l’analyse à partir du moment où les sociétés modernes apparaissent. D’une part, car cela reflète l’équilibre de la production théorique de Freitag. D’autre part, parce que c’est le moment où les organisations entrent en scène, et il est logique d’observer plus attentivement ce qui va servir spécifiquement notre projet de compréhension des organisations. 2.2.1 La société primitive et le mode de reproduction formel culturelculturel-symbolique 2.2.1.1 La société primitive La société primitive est caractérisée par une pratique significative profondément homogène d’un individu à l’autre. On y observe une réflexivité extrêmement limitée dans la mise en place de la normativité. Cet idéaltype de société correspond à des sociétés apolitiques où l’intégration se fait sur le mode de la culture grâce à un grand conformisme des acteurs et, où toute la pratique sociale se déroule sur un même plan, sans surplomb, avec pour orientation la conservation et la reproduction du même. 56 Dans ces sociétés, le langage, langage « médiation symbolique fondamentale ou primaire des rapports sociaux » (Freitag, 1986, p. 80), tient tous les rôles : médiation symbolique, norme et transcendance. En effet, dans les sociétés archaïques, langage, culture (Freitag, 1986, p. 93) et normes (Gagné et Warren, 1998, p. 136) sont sur un même plan. Cela est lié à une pratique sociale uniforme, peu réflexive et qui autorise le langage à conserver une nature très univoque. De telle sorte que les individus n’ont pas une approche réflexive du langage. La nature implicite, intériorisée et immédiate de la culture et des normes ne permet pas non plus une prise de conscience réflexive de la part des individus. Culture et norme ne sont donc pas dissociées du langage. Le langage se confond alors avec la culture telle que Gagné et Warren la définissent en tant que mode de reproduction formel des pratiques significatives, c’est-à-dire comme : « un ensemble cohérent de significations immanentes aux rapports sociaux et au monde (culture) » (Gagné et Warren, 1998 , p. 128). Le langage se confond également avec la normativité comme nous l’avons relevé chez Freitag : « on constate que le langage naturel assume d’abord une fonction de régulation significative reproductive de la structure sociale » (Freitag, 1986, p. 87). Les mots viennent ainsi constituer les normes (Gagné et Warren, 1998, p. 135), et Gagné et Warren évoquent à ce titre une « rigidité significative » dans le langage (Gagné et Warren, 1998, p. 136). On peut souligner que dans cette société qui se « maintient sans police ni armée », on ne prévient pas les déviations par la menace de sanctions, mais par leur caractère insensé comme choses taboues ou indifférentes (Filion, 2006, p. 179-181). Enfin, ce qui est peut-être plus difficile à comprendre, le langage constitue aussi la première forme de transcendance (Ferland, 1989, p. 21). Il faut pour le concevoir, garder à l’esprit la manière dont Freitag définit la transcendance. En effet, pour le sociologue, la transcendance est en premier lieu ce qui cimente une société, il parle d’ailleurs à plusieurs reprises de référence transcendantale (Ferland, 1989, p. 21), il propose les éclaircissements suivants sur cette notion : 57 cette notion de transcendance signifie simplement que […] toute subjectivité humaine est structurée a priori comme subjectivité en rapport avec une altérité qui n’est pas pure étrangeté, mais qui est un autre soi-même, parce que ce n’est qu’avec un autre soi-même qu’on peut parler un même langage, discuter, débattre ou s’affronter et que la référence transcendantale fonde cette communauté qui est la condition de la communication et de l’affrontement. (Ferland, 1989, p. 21) Ainsi, dans la société archaïque, le langage est ce qui fonde, vivifie et cimente le commun. Car il se confond avec les mythes dans la mesure où, dans un premier temps, ceux-ci ne sont pas articulés clairement et extériorisés, mais véhiculés dans le langage et la pratique sociale de manière intériorisée et obscure : « en dehors de la structure du langage, on est en dehors du sens, de la communication, de la conceptualisation, on est en dehors de tout… » (Ferland, 1989, p. 21). Ce qui explique d’ailleurs la dimension magique de la parole. On saisit mieux la manière dont le langage se déploie dans les sociétés primitives si l’on considère que le mode de reproduction culturel-symbolique est largement orienté vers la conservation de l’homogénéité dans la pratique sociale. Dans ces sociétés, Il y a bien une sorte de : […] totalitarisme […] de communisme primitif […] toutes les actions dans ce type de société correspondent à la notion de Marcel Mauss de ‘phénomène social total’ : aucune flexibilité n’y est possible parce que la domination y est inexistante. (Gagné et Warren, 1998, p. 136). Cette contrainte se justifie, car la relative uniformité des statuts sociaux et la taille limitée des sociétés est un préalable à la structuration de la pratique significative sur le mode culturelsymbolique. Dans ce contexte l’autonomie individuelle représente un réel danger pour le mode de reproduction culturel-symbolique (Filion, 2006, p. 178). On observe néanmoins les prémisses d’une pratique sociale plus réflexive : de manière ponctuelle, lorsque ces sociétés affrontent des conflits importants, elles peuvent se livrer à une interprétation collective du mythe. Nous sommes alors à la limite du mode de reproduction culturel-symbolique, car cette interprétation collective correspond à la forme la 58 plus élémentaire de protopolitique (Filion, 2006, p. 191). Dans ce cas, le mythe se différencie du langage et devient une médiation symbolique de deuxième degré (Filion, 2006, p. 192) : si la parole est les choses, le mythe en tant que représentation synthétique du monde, sortit de l’immédiateté du langage et de la pratique courante, établit une distance plus réflexive au monde. Le mythe se différencie alors du langage en tant que référence transcendantale et permet, dans une certaine mesure, une réinterprétation de la normativité. 2.2.1.2 Apparition de la contradiction dans les sociétés primitives Le passage des sociétés archaïques aux sociétés traditionnelles se fait lorsque le mode de reproduction formel culturel-symbolique entre en contradiction. contradiction Il faut comprendre contradiction ici selon la définition suivante, proposée par Freitag, et tirée de la tradition hégélienne-marxiste (Freitag, 1986, p. 210) : Elle signifie donc en premier lieu une rupture du "consensus" sur les normes qui régissent de l'intérieur les pratiques singulières et particulières [...] du même coup elle signifie donc aussi une rupture de l'intégration structurale du système sémantique qui sert de référence commune aux membres d'une société. (Freitag, 1986, p. 207). Au néolithique, la sédentarisation vient considérablement transformer l’activité des sociétés humaines (Gagné et Warren, 1998, p. 137), on passe d’une économie de cueillette et de chasse à une économie d’élevage et d’agriculture. Le bon déroulement de ces nouvelles activités de subsistance exige de se projeter, de planifier, d’allouer des ressources et de diviser les tâches. C’est surtout le moment où la propriété apparaît (Freitag, 1986, p. 191-192). Cette évolution provoque une contradiction dans le mode de reproduction formel culturel-symbolique. Tout d’abord, avec l’apparition de la propriété et de la division du travail, la relative homogénéité des postures sociales qu’on trouvait dans les sociétés archaïques fait place à une disparité toujours plus importante. Cette disparité est source de conflits internes que le mode de reproduction culturel-symbolique n’est pas vraiment en mesure de résoudre : 59 Les sociétés primitives se trouvent relativement démunies en face du conflit social proprement dit, puisque celui-ci vient déchirer de l’intérieur la trame de ce système de régulation qui les constitue. (Freitag, 1986, p. 183) Mais au-delà des conflits interpersonnels, les nouvelles conditions de production requièrent une approche réflexive de la société que le mode de reproduction formel culturel-symbolique qui repose sur l’intériorisation non réflexive de valeurs communes ne permet pas vraiment non plus. À ce stade, la coordination sur le mode de culture ne suffit plus. Dans une société où la pratique sociale est trop hétérogène, la proximité des individus n’est plus assez forte pour permettre une adhésion et une compréhension totale et immédiate d’une même culture. Face aux nouvelles conditions de production, la normativité spontanément disponible aux individus issue de la culture ne permet tout simplement plus de faire fonctionner la société. Il faut désormais organiser la pratique sociale en fondant des normes explicites et extériorisées au moyen de règlements, d’idéologies…. Mais en attendant de telles régulations, la contradiction entraîne alors des conflits internes toujours plus importants. La disparité des pratiques sociales et les inégalités qu’elle engendre donnent naissance à un rapport de force au sein de la société source de chaos et de violence (Filion, 2006, p. 213). 2.2.2 La société traditionnelle et le mode de reproduction formel politico politico--institutionnel 2.2.2.1 La société traditionnelle C’est d’abord pour juguler ces conflits, qu’un pouvoir apparaît. Celui-ci institue une domination qui stabilise le rapport de force dans la société et le transforme en rapport de domination. domination Cette domination, a recours pour se maintenir et structurer la société à ce que Freitag appelle le détour politicopolitico-institutionnel (Freitag, 1986, p. 223). La mise en place d’un tel détour correspond à une modification profonde dans la structure de la société. Ainsi, la pratique sociale va se scinder en deux, d’une part la pratique sociale ordinaire, ordinaire qui conserve de manière locale un mode de reproduction formel plutôt culturel60 symbolique, faite de norme immanente au sein de l’infrastructure infrastructure (Filion, 2006, p. 166). D’autre part, au niveau du pouvoir ce que Freitag appelle la praxis politicopolitico-institutionnelle (Freitag, 1986, p. 210). La praxis politico-institutionnelle va venir poser les normes de la pratique sociale ordinaire, d’en haut ou encore de l’extérieur de manière toujours plus réflexive et explicite. Cet ensemble d’institutions politiques puis juridiques constitue la superstructure de la société (Filion, 2006, p. 166)14. L’institution, c’est donc le lieu par excellence de la praxis politico-institutionnelle que Freitag définit de la manière suivante : […] Par institution, je désigne ici un système formellement intégré de "règles" que leur caractère explicite, abstrait et universaliste distingue de ce qui a précédemment été désigné comme "norme" dans le contexte des sociétés régies par les "orientations normatives de l'action" et donc par la "structure symbolique" ou "culturelle" qui est le lieu propre de leur intégration. (Freitag, 2002, p. 129) Ce nouveau mode de reproduction formel ne fait pas disparaître la contradiction telle qu’elle apparaît dans les sociétés archaïques, mais il permet de transformer « la contradiction » en « rapport de force » qui deviendra « rapport de domination », à mesure qu’un pouvoir institutionnalise une domination (Freitag, 1986, p. 218). Voilà comment, la contradiction qui minait les sociétés archaïques vient au contraire dynamiser, sur un plan formel, le processus d’institutionnalisation (Freitag, 1986, p. 293). Car dans un premier temps, le mode de reproduction politico-institutionnel dans la société traditionnelle est orienté vers la stabilisation du rapport de force engendré par la diversification des pratiques sociales. Par la suite, pour maintenir une homogénéité dans la société et asseoir sa domination, le pouvoir va produire une idéologie de légitimation (Gagné et Warren, 1998, p. 138). Cette idéologie, qui est l’interprétation institutionnelle de la transcendance, servira de référence transcendante dans les sociétés traditionnelles. Elle permet de fonder la normativité dans la cadre de la pratique sociale en additionnant à la violence conditionnelle, une légitimité 14 Filion souligne que les institutions produisent des « normes de deuxième degré ». En effet, en opposition aux normes obscures, intériorisées de manière non explicite que produit le mode de reproduction culturelsymbolique, les institutions vont définir des normes de manière explicite, extérieure, claire et qui sont déduites de ce que nous allons décrire comme une référence transcendantale. 61 culturelle qui vient garantir les normes produites par le pouvoir. C’est l’addition de la contrainte directe et de l’idéologie de légitimation qui permettent au pouvoir d’institutionnaliser son rapport de force et de le transformer en rapport de domination. Ce processus peut être considéré comme le processus d’institutionnalisation et le pouvoir se définit alors comme « la capacité d’institutionnalisation » (Freitag, 1986, p. 287). Dans les sociétés traditionnelles, il faut noter que la transcendance renvoie à une réalité extérieure à la société (Gagné et Warren, 1998, p. 318), en dehors du monde comme « une sphère subsistant ontologiquement par elle-même et pour elle-même » (Ferland, 1986, p. 22). Par exemple, les dieux, ou Dieu. Pour coordonner des pratiques sociales morcelées, les sociétés traditionnelles sont donc caractérisées par l’apparition d’une sphère institutionnelle qui va venir définir de manière réflexive la pratique sociale ordinaire au moyen de normes dérivées d’une référence transcendantale extérieure, qui est posée (au contraire) de manière non réflexive et inaccessible. Les deux niveaux de pratique sociale correspondent à deux modes de coordination : « la régulation institutionnelle extériorisée » (Freitag, 1986, p. 217) pour la sphère institutionnelle, et « la régulation culturelle intériorisée » (Freitag, 1986, p. 217) dans la pratique sociale ordinaire. 2.2.2.2 La critique de la tradition et le passage à la modernité Comme nous l’avons signalé, le passage à la modernité ne se fait pas sur le mode de la contradiction comme c’était le cas pour le passage des sociétés archaïques aux sociétés traditionnelles. Il s’agit plutôt, ici, d’une évolution au stade de développement supérieur du mode de reproduction formel politico-institutionnel. La renégociation de la référence transcendantale constitue l’origine du passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes. Cette renégociation a lieu dans la cadre du rapport de force qui dynamise formellement le processus d’institutionnalisation et qui conduit à une critique féroce de la tradition. 62 Historiquement, on observe des critiques toujours plus vives et plus nombreuses contre la tradition, et plus précisément contre son idéologie de légitimation sur laquelle elle s’appuie pour institutionnaliser ses normes. Pour Freitag, ces critiques deviennent sensibles et, surtout, entrent ouvertement et directement en contradiction avec les idéologies de légitimation issues de la tradition dès le XVIe siècle dans le cadre des réformes religieuses (Freitag, 1995, p. 99). Par la suite, la modernité se constitue en projet de société alternatif avec l’idéal philosophique des Lumières et elle « culmine », dans la pratique sociale, avec les révolutions française, américaine et anglaise au XVIIIe siècle, moment du passage à la modernité (Freitag, 1995, p. 100). Sur un plan théorique, le rapport de force pousse à un constant remodelage de la référence idéologique. Celle-ci développe alors deux caractéristiques de manière tendancielle et cumulative. D’une part, elle devient de plus en plus subtile : c’est-à-dire de plus en plus abstraite et réappropriée par les individus. D’autre part, elle devient de plus en plus légitime : c’est-à-dire qu’elle cherche à être toujours plus ancrée dans la base de la société, soit au niveau de la pratique sociale ordinaire (Freitag, 1986, p. 290-291). Ce mouvement va modifier profondément la nature de la référence transcendantale et ultimement son emploi dans la pratique significative comme idéologie de légitimation : L’idéologie de légitimation ne se référera alors, non plus à une transcendance concrète extérieure (les dieux de la religion), mais à la transcendance abstraite et universaliste des principes éthico rationnels développés dans la philosophie idéaliste. (Freitag, 1986, p. 291) La renégociation de la transcendance apparaît donc comme le fruit d’un travail critique et analytique qui découle des rapports de force au sein de la société. Pour s’émanciper d’une tradition qui apparaissait de plus en plus arbitraire, on15 a cherché de manière réflexive quels pourraient être les fondements rationnels et universels de la normativité. C’est le cœur de la 15 « On » désigne ici l’ensemble de la critique moderne de la tradition et plus particulièrement, selon Freitag, les philosophes des Lumières au XVIIIe siècle. 63 critique de la tradition. Autrement dit, on assiste alors à « l’institutionnalisation de la capacité d’institutionnaliser qui devient à son tour réflexive » (Freitag, 1986, p. 218). Du coup, ce n’est plus seulement la pratique sociale ordinaire, mais aussi la pratique politico-institutionnelle qui devient réflexive. Ce travail va de pair avec l’idée d’une historicité de la société, c’est-à-dire avec la prise de conscience de la dimension historique (plutôt que théologique) de l’identité sociétale et avec la volonté de faire l’histoire (Filion, 2006, p. 241). Désormais, les Hommes font l’histoire et non plus les dieux. 2.2.3 La société moderne et le mode de reproduction formel politicopolitico-institutionnel 2.2.3.1 La société moderne La société moderne, telle que Freitag va la définir, présente certaines similitudes avec la société traditionnelle. Puisqu’on peut la considérer comme la deuxième étape du mode de reproduction politico-institutionnel. Toutefois, on repère aussi différents éléments de rupture. Ces éléments de rupture ont pour origine la redéfinition de ce qui constitue la référence transcendantale. La modernité trouve sa légitimité transcendantale dans deux principes : d'une part, le postulat ontologique négatif de la liberté individuelle et, d'autre part, le postulat de la ‘naturalité des passions’, ou du moins de certaines passions et de certains désirs dont l'universalité pouvait alors servir de fondement à un ordre social positif non ‘arbitraire’[..]‘fondé en raison’ selon le double sens objectif et subjectif du concept de ‘raison’. (Freitag, 1995, p. 121) Freitag souligne également que : le procès de développement sociétal cumulatif qui était orienté par ces deux postulats ‘ philosophiques ’ devait trouver au XIXe siècle son type idéal dans la formulation de la doctrine de l’État libéral démocratique. (Freitag, 1995, p. 122). 64 Cette redéfinition de la référence transcendantale est à l’origine d’une modification considérable de la pratique sociale, car elle pose les individus comme libres et rationnels. Dès lors, l’État est sommé de se montrer raisonnable et de gouverner en intégrant comme postulat ontologique la conception universaliste de l’Homme développée notamment par les Lumières. Il tend alors à être de plus en plus assimilé à l’expression de la volonté collective (Freitag, 1994, p. 10). En un certain sens (si l’on veut proposer, comme le fait régulièrement Freitag, une lecture favorable à la modernité), on peut penser que l’idéologie de légitimation est devenue, au cours de la modernité, un horizon commun de société plutôt que la justification d’une domination comme elle pouvait l’être dans la tradition. Dans ce mouvement les différents composants de la pratique sociale que nous avons définis dans les sociétés traditionnelles sont tous modifiés dans la cadre des sociétés modernes. La renégociation de la transcendance entraîne une conception beaucoup plus réflexive de la société, la normativité et même les institutions sont désormais objet de discussion. La normativité s’établit toujours, du point de vue formel, en fonction d’une référence transcendantale comprise comme ensemble de grands principes. Mais elle tend à se présenter comme le fruit de la raison plutôt que comme l’héritage d’une tradition. Ce faisant, elle devient objet de débat au sein des sociétés, car telle qu’elle est formalisée par les Lumières, elle postule ontologiquement l’Homme comme raisonnable (donc apte à participer au débat). L’institution reste bien la structure sociale dominante, toutefois la sphère institutionnelle est elle-même, de manière toujours plus importante, appelée à se justifier (Freitag, 1994, p. 10). En effet, l’institution dérive son idéologie de légitimation de la transcendance qui est désormais construite par le débat. L’institution perd ainsi le monopole de l’idéologie de légitimation et doit s’ajuster en fonction de l’interprétation sociétale de la transcendance. Dans les rapports qu’entretient la référence transcendantale avec la société, on passe ainsi d’un « ordre transcendant » à « un ordre transcendantal » (Filion, 2006, p. 222). 65 La pratique sociale devient toujours plus hétérogène à mesure que la réflexivité dans la mise en place de la normativité augmente. Tout d’abord dans ce que nous avons défini comme la praxis politico-institutionnelle, la modernité est le moment où l’on « institutionnalise la capacité d’institutionnaliser » (Freitag, 1986, p. 289), ainsi la société moderne entame une réflexion sur ce que doit être la normativité. Ce qui signifie que les dirigeants sont eux-mêmes soumis à des règles générales, et implique l’existence d’une dimension supplémentaire de la pratique sociale chargée d’édicter ces règles générales puis de contrôler les dirigeants. Plus concrètement, on assiste à la séparation des pouvoirs entre le judiciaire, le législatif et l’exécutif, qui donne naissance à trois formes de praxis politico-institutionnelle au sein de l’État État. État Ce que nous avions appelé « la pratique sociale ordinaire » est également morcelé entre la société civile et la sphère privée privée. En effet, l’émancipation des individus à l’endroit de la tradition conduit l’État à redéfinir à la baisse son domaine légitime d’action qui se limite désormais à la société civile, laissant la sphère privée livrée (dans une certaine mesure) à l’autonomie individuelle (Freitag, 2002, p. 88-89). La critique de la tradition conduit donc à une transformation de la notion de transcendance sur laquelle va pouvoir s’établir la société moderne. Celle-ci se caractérise par le recours à une transcendance universelle et intériorisée dans le cadre de la légitimation de la normativité. Le morcellement de la pratique sociale s’accompagne de l’émergence d’un débat toujours plus important à tous les niveaux de la société sur cette transcendance comprise comme l’idéal et l’horizon commun vers lesquels doit tendre la société moderne. Dans la société moderne, le mode de régulation politico-institutionnel permet donc la critique de la tradition et la mise en place d’un projet de société de manière plus réflexive. 2.2.3.2 La subversion de la modernité Le passage de la société moderne à la société postmoderne se fait sur un mode bien particulier : celui de la subversion interne. Freitag parle plus précisément de « subversion 66 interne et progressive des modalités formelles de régulation et des principes transcendantaux de légitimation caractéristiques de celle-ci » (Freitag, 1995, p. 123). Trois points sont à souligner dans le concept de subversion. En premier lieu, il faut comprendre que ce passage n’est pas facile à discerner, Freitag parle même de mutations « rampantes et proliférantes » (Freitag, 2002, p. 74). Ensuite, si cette subversion est difficile à discerner, c’est qu’elle vient détourner le mode de reproduction politico-institutionnel plutôt qu’elle ne s’y oppose (Freitag, 1995, p. 123). Dernier point, il ne s’agit pas d’une simple perturbation ou crise, mais bien d’un changement dans la manière dont la société se structure, « le passage d’une forme constitutive de l’existence sociale à une autre » (Freitag, 2002, p. 55). C’est-à-dire d’un changement de nature cumulative. C’est la raison pour laquelle on parlera de passage d’un mode de reproduction formel à un autre. La subversion de la modernité prend racine dans la remise en cause et la chute de l’idéal rationaliste, universaliste et égalitaire des Lumières qui constituait la transcendance dans la modernité. Quels phénomènes sont à l’origine de la chute de la transcendance moderne ? Du point de vue du vécu social, on observe une contradiction toujours plus importante entre les idéaux qui fondent la modernité et les conditions de vie réelles des masses (Freitag, 1995, p. 125 ; Freitag, 2002, p. 42). Pour Freitag, cette contradiction s’explique par une industrialisation trop rapide qui a été conduite de manière un peu sauvage. Au cours de cette évolution, les masses ont été déracinées puis prolétarisées, elles ne peuvent plus se retourner vers la tradition dont l’idéologie de légitimation est désormais caduque alors que les institutions modernes ne sont pas encore aptes à assurer leur protection (Freitag, 2002, p. 72). Une crise de sens en résulte, et Freitag met en évidence comment a été perçu, au moment de ce passage un : sentiment tragique de crise civilisationnelle globale […] avec l'expérience métaphysique et existentielle des milieux intellectuels (Nietzsche, Dostoïevski) pour s’étendre ensuite dans les milieux politiques [entraînant] le rejet et le dépassement volontariste violent de la modernité et de ses institutions comme les fascismes et le nazisme et […] le communisme révolutionnaire. 67 (Freitag, 2002, p. 72) Par ailleurs, sur un plan plus théorique l’idée de fonder la normativité de manière rationnelle et universelle est sérieusement remise en cause : jusqu'au moment où il est devenu empiriquement évident, à travers le jeu politique, que les désirs des individus, leurs motivations, etc. n'avaient rien de rationnel ni d'universel [...] et qu'il n'y avait pas non plus la nécessité de la vérité (on a découvert ‘l'idéologie’!). (Ferland, 1989, p. 27) Pour finir, la critique moderne de la tradition à l’encontre du pouvoir initié par la bourgeoisie, tend à devenir une tradition critique qui continue à s’opposer systématiquement au pouvoir sans s’apercevoir que celui-ci a fondamentalement changé. Par nature, cette tradition critique vient amplifier les deux phénomènes que nous venons de décrire. Elle affaiblit donc un peu plus les institutions de la modernité (Gagné et Warren,1998, p. 140) et surtout rend impossible tout retour à la tradition. Ainsi, le fondement transcendantal de la société posé par la modernité comme projet commun et comme horizon semble ne pas avoir tenu ses promesses, ce qui entraîne une profonde déception (Freitag, 1995, p. 161). Il est alors apparu comme inapte à assurer la cohésion de la société, c’est sur cette base que la postmodernité va se développer. Une fois son fondement transcendantal mis en défaut, c’est tout le système de régulation formel de la modernité qui est remis en question, car l’origine de sa légitimé, indispensable à son travail de stabilisation de la normativité, s’étiole. La vacuité engendrée par la chute de l’idéal moderne et l’impossibilité du retour à la tradition va entraîner la subversion de la modernité. Au fil de la modernité, la bourgeoisie a structuré la société autour des institutions de la propriété, de la personnalité civile et du contrat, et le développement du capitalisme a rendu légitime les intérêts particuliers (Freitag, 1986, p. 314 et Freitag, 2002, p. 151). On assiste alors à une redéfinition individualiste et particulariste des éléments qui avaient fait la modernité et conséquemment à l’émergence d’un nouveau mode de régulation formel. 68 Historiquement, Freitag retient deux développements sociétaux qui vont venir structurer et rendre cumulative cette subversion en transformant « radicalement le système juridico politique de régulation caractéristique de la modernité » (Freitag, 2002, p. 215). Ce faisant, ces développements permettent l’apparition du mode de reproduction formel décisionnelopérationnel. Le premier développement est le réformisme social démocratique démocratique, qui apparaît en Europe, dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Il correspond à la transformation des mouvements politiques en mouvements sociaux. Les mouvements ouvriers, en premier (Freitag, 2002, p. 240), sortent de la revendication politique classique pour se fractionner en une pluralité de mouvements sociaux centrés autour de problématiques identitaires agissant à tous les niveaux de la vie sociale (Freitag, 2002, p. 215). Filion relève également comment le début de ce mouvement marque aussi le moment où le désaccord entre l’idéologie prolétaire et l’idéologie bourgeoise les conduit paradoxalement à rejeter unanimement la logique institutionnelle perçue dans les deux cas comme une entrave à la liberté16 individuelle au profit de la logique technico-économique (Filion, 2006, p. 258-259). Le deuxième développement correspond à l’émergence de la personnalité corporative. corporative On peut observer les prémisses de cette évolution dans l'Allemagne de Bismarck, avant qu’elle ne se réalise pleinement dans l’Amérique de Roosevelt. L'attribution de certaines prérogatives de droit de la personne privée à des « personnes collectives de droit privé » entraîne le développement des conventions et des régulations d'origine privées qui donnent aux organisations une position et un rôle inouï dans la société (Freitag, 2002, p. 216). Enfin, si ces développements sont les germes de la postmodernité, Freitag note que les mutations engendrées par le passage au mode de régulation décisionnel-opérationnel s’accélèrent depuis les années 1950 (Freitag, 2002, p. 55). 16 Dans le cadre de la lutte des classes, Filion oppose le libéralisme partisan de moins d’État au marxisme pour qui les institutions perpétuent les rapports de domination. 69 2.2.4 La société postmoderne et le mode de régulation décisionneldécisionnel-opérationnel Freitag est assez pessimiste vis-à-vis de la postmodernité et de son mode de reproduction formel décisionnel-opérationnel. Pour le sociologue, la postmodernité représente un danger majeur qu’il illustre en la comparant aux utopies inversées d’Huxley et d’Orwell : La logique de régulation caractéristique du système s’oriente ainsi vers le ‘ contrôle social total’ dans le genre du Meilleur des mondes de Aldous Huxley (1932), alors que le modèle décrit par Georges Orwell (1950) dans 1984 est réservé aux marges du système. (Freitag, 2002, p. 378) Sur un plan théorique, le refus (Freitag, 1995, p. 163) et la disparition de la transcendance comme fondement de la normativité (Freitag, 1995, p. 133-134) tendent à rendre inopérant le mode de reproduction politico-institutionnel en court-circuitant sa référence transcendantale. Dans le même temps, l’hétérogénéité grandissante des pratiques sociales et l’héritage de la critique bourgeoise de la tradition, empêchent tout retour à un mode de reproduction formel antérieur. De ce point de vue, la postmodernité en imposant la transcendance de l’état de fait et de l’adaptation efficace qui tend à dissoudre toute autre possibilité de transcendance, rompt radicalement avec les différents idéaltypes de société que nous venons d’observer. Au-delà de leurs différences, ceux-ci avaient tous en commun de fonder leur normativité dans une référence transcendantale implicite ou explicite. Dès lors, toute la chaîne conceptuelle que nous avons explicitée en 2.1.3., qui part de la transcendance pour fonder la pratique sociale, est remise en question. La dissolution de la transcendance moderne dans le cadre de la postmodernité soulève donc la question cruciale de ce qui va venir fonder le commun dans la société. En effet, la transcendance que nous avions présentée comme un « horizon commun de la société » au moment de la modernité, était bien ce qui fondait l’identité transcendantale de la société (Freitag, 161, p. 1995). Cette dissolution conduit à la disparition progressive de ce que Freitag définit comme la société au moment de la modernité : Une réalité sui generis unifiée, et ceci dans la mesure où cette réalité y apparaît idéalement – et donc d’abord contractuellement – comme le projet et le 70 produit virtuel de la libre volonté agissante des individus inspirés par une même raison universelle, à caractère transcendantal. (Freitag, 1995, p. 172) À la société vient alors se substituer le social (Gagné et Warren, 1998, p. 135 ; Freitag, 1995, p. 164 ). Social que le sociologue propose de définir de la manière suivante : l’effet de la décomposition de la société comprise en sa dimension de totalité subjective et identitaire a priori, à laquelle il se substitue réellement comme un mode de l’‘être et de l'agir ensemble’, de la ‘socialité’ tendanciellement purement empirique et pragmatique. (Freitag, 1995, p. 167). Le problème que rencontre la modernité subvertie peut alors se formuler de la manière suivante : comment faire coexister les différentes individualités sans normes ni valeurs communes à l’ensemble de la société ? Pour Freitag, « la dynamique sociétale massive du XIXe », repose sur l’intégration de deux tendances extrêmement fortes (Freitag, 1995, p. 134 et p. 177) : Dans un premier temps, la chute de l’idéal universaliste des Lumières et plus généralement la « fin des idéologies » (Freitag, 1995, p. 124) collectives provoque un repli individualiste. Ce repli va subvertir le principe universaliste de liberté et d’égalité des hommes de la modernité en respect des libertés individuelles, qui se réduit de plus en plus au respect de la propriété privée (Freitag, 2002 , p. 80-81). Cette tendance lourde vient déconstruire l’intégration de la pratique sociale selon le mode de reproduction politico-institutionnelle de la modernité. Dans un deuxième temps (théorique), le système économique qui a l’avantage de proposer une intégration de la société sans passer par le détour politico-institutionnel, c’est-à-dire sans valeurs ni horizons a priori communs, va venir reconstruire l’intégration sociétale sur le mode du social (Freitag, 1995, p. 177) que nous venons de définir. Le repli individualiste et le succès du système économique comme moyen d’intégration de la société apparaissent comme le résidu subverti de la modernité. modernité L’expansion du système économique est de surcroît portée par la logique d’intérêt (Filion, 2006, p. 71). Logique qui permet à ces deux tendances, le repli individualiste et l’expansion du système économique, de se renforcer mutuellement. Cette conjonction de 71 forces va conférer au système économique une ampleur toujours plus importante, qui finira par subordonner le politique à mesure que l’on bascule dans la postmodernité (Freitag, 1999, p. 14). Toutefois, cette dynamique sociétale va pouvoir s’incarner et devenir cumulative au XXe siècle, en neutralisant le détour politico-institutionnel grâce au réformisme social démocratique et à l’apparition de la personnalité morale que nous avons évoqués au chapitre précédent. Ces deux évènements combinés conduisent à l’émergence de l’org organisation organisation. anisation Le réformisme social démocratique va favoriser pour l’ensemble de la pratique sociale, la défense des intérêts communautaristes de manière contextuelle et pragmatique, sous une forme organisée et militante, et ce, aussi bien dans l’espace politique que dans la société civile dans ce qu’on appellera l’action organisationnelle. L’apparition de la personnalité corporative, de son côté, va venir renforcer cette modalité de l’action sociale, en octroyant une légitimité et une puissance d’agir juridique et sociale aux organisations. Les deux développements sociétaux que nous venons de rappeler donnent donc naissance à une structure sociale où les tendances individualistes et économiques vont pouvoir s’incarner de manière privilégiée. Sous l’impulsion de ces deux tendances, on assiste alors à une multiplication des organisations qui conduit Freitag à décrire la postmodernité en termes de tissu organisationnel (Freitag, 2002, p. 154). L’impossibilité d’établir des normes communes et le fractionnement des intérêts liés à l’individualisme entraînent le déclin du pouvoir (que nous avions défini comme la capacité d’institutionnaliser en 2.2.2.1, et qui est conceptuellement polarisé dans la société), qui bat en retraite face aux organisations. Celles-ci influent sur la pratique sociale sur le mode de la puissance plutôt que sur celui du pouvoir (Freitag, 1986, p. 218 ; Freitag, 2002, p. 218). C’està-dire, en pesant directement sur l’action, sans passer par le détour politico-institutionnel, au moyen de sanctions, de règlements, de codes…. Les organisations apparaissent alors comme les puissances sociales fondamentales et constitutives de la postmodernité (Freitag, 1995, p. 132-134 ; Freitag, 2002, p. 77-218). Elles correspondent à des regroupements d’individus 72 dont les intérêts convergent contextuellement et qui organisent leur action de manière collective, Freitag parle ainsi de coalition d’intérêts (Freitag, 2002, p. 99) ou encore de lobby (Freitag, 1999, p. 25). La nature de cette régulation de l’espace social est circonstancielle, pragmatique, excentrée et pluraliste (Freitag, 2002, p. 76). Un pouvoir central cède donc la place à une « galaxie de puissances organisées » (Freitag, 2002, p. 311). Mais en orientant directement l’action de manière contextuelle, les organisations tendent aussi à fragmenter un peu plus le social. Par conséquent, on comprend que la multiplication de ces « puissances sociales » aux intérêts contextuels et divergents, et qui modèlent la pratique sociale de manière assez chaotique, va générer une hypercomplexité de la société postmoderne prise en tant que totalité (Freitag, 1995, p. 138). Le problème que pose la postmodernité, comme « galaxie de puissances organisées » est donc plus précisément celui de l’intégration et de la coordination à un niveau global de l’espace social. À mesure que la référence transcendantale devient plus ténue, cette intégration devient problématique, et la logique technico-économique, unique alternative, va se diffuser du système économique vers l’ensemble de la société (Filion, 2006, p. 256). L’intégration se fait alors de manière réactive, de proche en proche, a posteriori, principalement en suivant le critère de l’efficacité technique, dans le cadre d’une idéologie de rationalisation scientifique (Filion, 2006, p. 263). Le social, que les organisations, cette « galaxie de puissances sociales » (Freitag, 321, p. 1986), ont désormais transformé en « un système de sous systèmes psychiques et sociaux » (Filion, 2006, p. 255) se trouve alors globalement intégré selon une logique cybernétique (Freitag, 1995, p. 137-140). Chez Freitag, la logique cybernétique se comprend telle « que théorisée par Wiener, Von Bertalanffy, Newman… » (Freitag, 2002, p. 313), c’està-dire comme une : régulation […] de façon directe […] sur la base de procédures, de normes (au sens opérationnel du terme), de rapports d’influence, de décisions pragmatiques, de déclenchements de réactions (selon le modèle input/output popularisé par la théorie des systèmes). 73 (Bonny dans Freitag, 2002, p. 43) Localement cette logique se traduit par la mise en place de contrôles par les différentes organisations, contrôle17 défini comme : La capacité de décider normativement, à partir d’une situation de fait ou de puissance purement empirique, non pas de l’usage des choses mais au second degré de la forme des rapports sociaux et des règles qui les régissent. Il s’agit de produire pragmatiquement des systèmes de régulation. (Freitag, 1986, p. 322) Cette intégration technico-économique sur le mode du contrôle a posteriori de la société constitue le mode de reproduction formel décisionnel-opérationnel. À un niveau d’intégration intermédiaire le mode de reproduction décisionnel-opérationnel, correspond à l’avènement de la technocratie et des technocrates (Freitag, 1995, p. 140). Ceux-ci gèrent les organisations en suivant les préceptes d’une idéologie de gestion déterminée par l’efficience. Au terme de cette analyse historico-structurelle de la postmodernité chez Freitag, il devient possible de mieux comprendre le pessimisme de Freitag, évoqué plus haut, à l’endroit de la postmodernité. Le regard noir que Freitag jette sur la postmodernité s’appréhende bien lorsque l’on observe à une échelle sociétale les conséquences globales que porte structurellement en lui le mode de reproduction formel de la postmodernité. Deux points particulièrement inquiétants peuvent alors être mis en évidence. En premier lieu, le mode de reproduction formel décisionnel-opérationnel apparaît comme un mode de régulation du social « strictement technique et opérationnel » (Freitag, 1995, p. 133). Ce qui laisse craindre l’avènement potentiel d’« un monde artificiel inadapté à la nature sociale et subjective de l’Homme » (Filion, 2006, p. 96). En poussant à bout son analyse de la postmodernité, Freitag est conduit à annoncer la fin possible de l’activité proprement humaine dans le développement de la société postmoderne (Freitag, 1995, p. 163 et 139). Le mode de reproduction décisionnel-opérationnel conduisant à la disparition de toute identité, 17 Si la puissance des organisations permet d’influencer directement le champ social sans passer par le détour politico-institutionnel, celle-ci se prolonge dans la postmodernité par le contrôle qui désigne la capacité de stabiliser cette influence également sans passer par le détour politico-institutionnel. 74 de toute culture et finalement de tout symbole dans sa dimension subjective au profit d’une rationalisation toujours plus importante de l’espace social. Cette « sortie du symbolique », prolongement extrême de l’analyse freitagienne des sociétés, porte en elle « quelque chose d’inhumain » (Filion, 2006, p. 253). C’est particulièrement vrai si l’on se rappelle que l’ontologie freitagienne place la pratique symbolique comme constitutive de l’activité proprement humaine. Le deuxième point est certainement celui qui est au cœur de la critique que Freitag adresse à la postmodernité, car il ne nécessite pas de pousser son système sociologique dans ses conclusions ultimes, mais semble au contraire très en phase avec la réalité contemporaine. Il s’agit de la réflexivité politique apparemment toujours moins importante dans la mise en place de la normativité qui s’accompagnerait de façon problématique d’une pratique sociale de plus en plus hétérogène. L’hypercomplexité de l’espace social et sa régulation cybernétique échapperait alors à tout contrôle humain, sa compréhension technique à un niveau global deviendrait de plus en plus improbable, sans même évoquer la question de sa maîtrise. On aurait donc un niveau très bas de réflexivité dans l’intégration à un niveau global des pratiques sociales qui se doublerait paradoxalement d’un éclatement de la pratique sociale très important, qui devient toujours plus hétérogène en l’absence de normes universelles. Comme chez Freitag la réflexivité dans la mise en place de la normativité est synonyme de liberté sociale, on comprend que du point de vue de la liberté sociale, on assiste pour le sociologue à une régression qui tend à nous ramener au niveau des sociétés primitives, voire en dessous18. De ce point de vue, la société postmoderne présenterait une régression inouïe par rapport aux autres sociétés. Cette régression supposée constitue sûrement pour Freitag le pire de la postmodernité. En ce sens, nous proposons de parler de paradoxe critique de la postmodernité chez Freitag. La figure 1 illustre l’éclairage que nous apportons ici pour interpréter l’appréhension de Freitag vis-à-vis de la postmodernité. 18 En effet, celle-ci avait au moins l’avantage de proposer une culture commune qui permettait dans la réinterprétation du mythe des « moments » de mise en place réflexive de la normativité. 75 Sociétés modernes Sociétés traditionnelles Horizons de la postmodernité Sociétés primitives Règne animal Réflexivité dans l’établissement de la normativité Hétérogénéité de la pratique sociale Figure 1 - Le paradoxe critique de la postmodernité chez Freitag : régression de la réflexivité dans la mise en place des normes dans un champ social fait de pratiques sociales toujours plus hétérogènes 2.2.5 Schéma récapitulatif des principales caractéristiques des idéaltype idéaltypess de société chez Freitag Nous proposons ici de reprendre le tableau 2 que nous avions vu dans la partie précédente et de le transformer pour résumer les principaux éléments qui ont été mis en valeur au cours de cette présentation de Freitag et de son approche sociohistorique de l’évolution des sociétés humaines. Il devient alors le tableau 3 ci-dessous. 76 Finalité (implicite) du Conservation du mode de même reproduction formel Mode de coordination Culture Lieu de production de la normativité Diffus, partout Référence transcendantale Le langage/Les mythes Hétérogénéité de la pratique sociale 1>H>0, Minimum Réflexivité dans l'établissement de la normativité R=0, minimum, de manière exceptionnelle dans la réinterprétation du mythe Politicoinsitutionnel transformer le rapport de force en rapport de domination Autorité Institution La religion H=2: pratique sociale ordinaire et praxis R=1, Dans la praxis en invoquant la référence transcendantale Société moderne Sociétés postmoderne Politicoinstitutionnel Opérationneldécisionnel Bâtir un projet de société commun Intégrer l'hypercomplexité postmoderne sans normes communes Pouvoir Institution Principes universels H=5: politique, judiciaire, legislatif; société civile, sphère privée R=2, dans la praxis doublée d'un réflexion sur la référence transcendantale Passage sur le mode de la subversion: l'idéal transcendantal n'est plus crédible Mode de Culturelreproduction formel symbolique Société traditionnelle La critique de la tradition entraîne la renégociation de la référence transcendantale Société primitive Passage sur le mode de la contradiction La différenciation de la pratique sociale entraîne l'apparition d'un rapport de force Idéaltype Contrôle Organisation Non Lim(H)=∞, pratique sociale très hétérogène mais sur un seul plan Lim(R)=0, intégration peu réflexive assurée par des mécanismes cybernétiques Tableau 3 - Récapitulatif des principales caractéristiques des idéaltypes de société chez Freitag 2.3 L’ORGANISATION DANS LA POST POSTMODERNITÉ À la lumière de la théorie générale des sociétés de Freitag dont nous venons de proposer une synthèse, nous allons maintenant détailler la place que prend l’organisation dans la société postmoderne, c’est-à-dire l’avènement des organisations comme puissances caractéristiques dans l’espace social postmoderne. Ensuite, nous concentrerons notre attention sur l’organisation en tant qu’objet théorique pour clarifier le concept d’organisation chez Freitag. Le dernier paragraphe de ce chapitre sera consacré à la lecture proposée par Freitag quant à l’évolution de la compréhension théorique de l’organisation à la fois dans la société, dans la sociologie et dans les sciences de la gestion. 77 2.3.1 L’organisation, la puissance caractéristique de l’espace social postmoderne Freitag illustre la formidable montée en puissance de l’organisation dans nos sociétés en ouvrant son ouvrage Le monde enchaîné sur une citation de 1934, pour le moins prophétique, de Berle : The future may see the economic organism, now typified by the corporation, not only on an equal plane with the state, but possibly superseding it as a dominant form of social organization. (Berle dans Freitag, 1999, p. 7) 2.3.1.1 Avènement de l’organisation Pour comprendre la puissance organisationnelle, il faut revenir sur les deux développements sociétaux qui vont structurer et rendre cumulative la subversion de la modernité en postmodernité, et permettre la mise en place du mode de reproduction décisionnelopérationnel. Dans un premier temps, le réformisme social démocrate, principalement européen, que Freitag observe dès la fin du XIXe siècle va largement transformer les mouvements politiques à visée universaliste, et qui emprunte le détour politico-institutionnel en mouvements sociaux, « poursuivant de plus en plus des finalités identitaires et expressives particulières, et dont les objectifs et les formes d’action se déploient à tous les niveaux de la vie sociale et non plus seulement dans le champ politique » (Freitag, 2002, p. 215). Ces mouvements sociaux refusent la logique universaliste et institutionnelle des mouvements politiques au profit de la défense explicite d’intérêts contextuellement convergents en visant la réalisation d’objectifs concrets, sous forme de lobby ou de coalitions (Freitag, 1986, p. 317). Ce faisant, ils développent les modalités et l’esprit de l’action sociale qui, à mesure que les autres caractéristiques propres à l’organisation apparaîtront, deviendra peu à peu l’action organisationnelle. organisationnelle 78 Toutefois malgré quelques « arrangements » réglementaires (Freitag, 1986, p. 319), l’État conserve le pouvoir de légitimer les transformations de la pratique sociale. De ce point de vue, l’action organisationnelle reste balbutiante. En l’absence d’une structure légitime et juridiquement adéquate, elle retrouve en bout de ligne, le détour politico-institutionnel pour s’insérer dans le mode de reproduction politico-institutionnel. C’est pourquoi l’attribution de la personnalité juridique à des instances collectives qui débute dans l’Allemagne de Bismarck, et se développe surtout avec le New Deal aux États-Unis19 entérine pour Freitag, de manière définitive, une modification radicale du système de régulation juridico-politique de la modernité (Freitag, 1999, p. 264 et Freitag, 2002 , p. 217). Cette évolution, en plus d’une reconnaissance institutionnelle, constitue surtout un cadre juridique et légal dans lequel l’organisation va pouvoir prendre toute sa dimension en tant que puissance sociale et se développer dans l’espace du champ social jusqu’à devenir, selon Freitag, la « personne la plus importante de la société civile » (Freitag, 2002, p. 219). Mais à l’intérieur de la subversion de la modernité dans la postmodernité, en deçà de la révolution industrielle, Freitag observe également ce qu’il nomme une « révolution organisationnelle »20 (Freitag, 1995, p. 130). Cette révolution commence à la fin du XIXe siècle et connaît un essor considérable au moment du New Deal pour les raisons que nous venons d’évoquer, puis essaime des États- 19 Dans un article de 1994, intitulé « La métamorphose. Genèse et développement d'une société postmoderne en Amérique », de la revue société, Freitag affirme même que « la postmodernité vient de l’Amérique » (Freitag, 1994, p. 4) et que c’est bien l’Amérique qui a inventé la forme moderne de l’organisation. Toutefois, on retrouve le réformisme social démocrate européen comme un développement sociétal à l’origine de la postmodernité à la fois dans Dialectique et Société, ouvrage phare de Freitag, mais aussi, par la suite, dans l’Oubli de la société qui est postérieur à l’article que nous venons de citer. Il faut noter ici que dans son ouvrage de 2002, L’oubli de la société, Freitag reviendra explicitement sur le terme de « révolution » auquel il préférera celui de « mutation ». En effet pour Freitag, il ne peut y avoir de révolution sans politique, et l’un des aspects de la révolution/mutation organisationnelle est très exactement de « court-circuiter » la dimension politique dans la régulation sociale. Nous avons conservé ici le terme de révolution originellement utilisé par l’auteur pour souligner la différence radicale entre les organisations et les autres formes de structures sociales qui la précèdent, l’institution notamment. 20 79 Unis vers l’Europe, après la seconde Guerre mondiale, sous la forme de la multinationale capitaliste (Freitag, 1999, p. 264). Elle prend place, dans un premier temps, au sein de l’entreprise capitaliste avant de se généraliser à l’ensemble de l’espace social postmoderne (Freitag, 1999, p. 249). L’organisation y acquiert sa dimension sociale contemporaine comme « le nouveau principe de la représentativité des intérêts particuliers et antagonistes » (Freitag, 1995, p. 132). Cette révolution s’appuie sur deux mécanismes d’abord antagonistes. Le premier mécanisme est la volonté patronale de rationalisation de la production dans une optique d’optimisation des profits. Ce mécanisme tend, sous la pression des nécessités technico-économiques, à faire de l’efficacité/efficience le critère fondamental de bon fonctionnement de l’organisation. Ainsi, la rationalisation des processus de production puis de toute la gestion vient peu à peu se constituer selon Freitag en « politique21 organisationnelle » (Freitag, 2002, p. 304). Cette culture de l’efficacité tourne à l’idéologie lorsqu’elle affiche des prétentions scientifiques avec l’apparition du taylorisme et de l’Organisation Scientifique du Travail. Cependant, cette intégration congénitale et idéologique de la contrainte technicoéconomique va surtout constituer un avantage déterminant pour l’organisation : à mesure que la logique technico-économique s’étendra à toute la société, l’organisation va donner le sentiment d’une plus grande efficacité par rapport aux autres structures sociales. Le deuxième mécanisme est celui de la résistance organisée des employés qui vont pour « faire reconnaître leur droit » se regrouper et entreprendre une action collective plus uniquement politique, mais aussi directement au sein de l’entreprise. En développant ainsi des habitudes de contractualisation locale et bipartite au sein même de l’organisation, les employés contribuent à faire de l’organisation « une entité sociojuridique effective » (Freitag, 1995, p. 131) et à l’affranchir un peu plus du détour politico-institutionnel. Ce mécanisme prépare la reconnaissance plus institutionnelle de l’organisation comme source du droit que constitue l’attribution de la personne juridique. 21 Politique est ici entendu comme idéologie. 80 Par la suite, l’extension de la contrainte technico-économique à l’ensemble de la société « va entraîner l’adhésion à des critères de gestion d’entreprise dans tous les secteurs de la société » (Filion, 2006, p. 280). On assiste à un phénomène de mimétisme qui s’étend peu à peu à toutes les structures sociales et notamment aux institutions qui se mettent à fonctionner sur un mode de plus en plus organisationnel. L’État en particulier tend à devenir « une galaxie d’organismes et d’organisations publiques et privées » (Freitag, 2002, p. 82). D’une part, « en réponse à la mutation organisationnelle des entreprises capitalistes ou […] sous la pression des mouvements réformistes ou des lobbys » (Freitag, 2002, p. 257), c’est-à-dire par mimétisme pour faire face à la contrainte technico-économique. D’autre part, en raison de l’élargissement de son domaine d’action et de la délégation de plus en plus importante de sa capacité exécutive (Freitag, 2002, p. 81), c’est-à-dire dans sa tentative de faire face à l’hypercomplexité de la postmodernité. 2.3.1.2 Les éléments de la puissance Le succès de l’organisation et sa constitution en tant que puissance est profondément lié à la légitimité dont elle jouit. Comme nous l’avons vu, en réponse à l’individualisme et à l’extension du système économique qui viennent dynamiser la postmodernité, l’organisation développe une légitimité double en se posant comme la structure sociale véhiculaire de ces deux forces. La puissance est un concept différencié, chez Freitag, de celui de pouvoir. Le pouvoir correspond à la capacité d’institutionnaliser alors que la puissance est la capacité d’agir directement sur l’action. La puissance des organisations va se prolonger dans la postmodernité par la capacité d’instaurer localement un contrôle22 sans passer par le détour politicoinstitutionnel. 22 Nous rappelons ici la définition du contrôle que nous avons donnée précédemment : « La capacité de décider normativement, à partir d’une situation de fait ou de puissance purement empirique, non pas de l’usage des choses, mais au second degré de la forme des rapports sociaux et des règles qui les régissent. Il s’agit de produire pragmatiquement des systèmes de régulation. » (Freitag, 1986, p. 322) 81 Freitag, pour qui « par nature les organisations sont des puissances qui étendent leur contrôle sur leur environnement », constate l’avènement de la « puissance organisationnelle » (Freitag, 1999, p. 264) qui se traduit par la multiplication des contrôles que les organisations exercent localement dans les sociétés contemporaines. L’objet privilégié sur lequel s’exerce cette puissance organisationnelle est la pratique sociale. L’organisation vient en effet doublement influencer la pratique sociale. Tout d’abord en diffusant la participation organisationnelle qui tend à devenir l’unique mode de la pratique sociale et par la suite en déterminant les normes de la pratique sociale en amont à mesure que l’organisation devient le principal lieu de production de la normalité dans le système opérationnel-décisionnel. Autrement dit, l’organisation instaure « une nouvelle forme de rapports sociaux dont elle devient le mode immanent de reproduction » (Freitag, 2002, p. 307). L’organisation tend en effet à devenir « le nouveau principe de la représentativité des intérêts particuliers et antagonistes » (Freitag, 1995, p. 132), en tant qu’elle vise des objectifs circonstanciés sur le mode de la défense des intérêts particulier (lobbies, groupes de pression…), elle devient naturellement le mode d’action sociale qui correspond le mieux au repli individualiste qui suit la fin des idéologies. En effet, elle n’implique pas le détour politico-institutionnel et l’activation d’une référence transcendantale universaliste comme source de légitimité, mais elle satisfait au contraire les exigences immédiates des individus. C’est la raison pour laquelle la pratique sociale se fait de plus en plus sur le mode organisationnel. Dans un premier temps, « la participation organisationnelle se substitue aux formes classiques de participation et de représentation politique » (Freitag, 2002, p. 217) et elle finit par « submerger l’ensemble de la pratique sociale » (Freitag, 1995, p. 131). C’est d’ailleurs bien au cours de ce processus que la société, et ses différentes sphères de la pratique sociale, va se transformer en une « galaxie de puissances organisationnelles » dans le champ social. Ce n’est donc pas l’organisation qui s’adapte aux différentes sphères de la pratique sociale, mais plutôt la participation organisationnelle qui réduit toutes ces sphères, l’État, la 82 société civile et la sphère privée, à un unique lieu indifférencié : l’« espace social qui est redéfini comme un simple espace opérationnel » (Freitag, 2002, p. 90), où toute la pratique sociale se fait sur le seul mode de la participation organisationnelle. Mais l’organisation en tant qu’elle devient « une entité sociojuridique effective » va également être en mesure d’établir localement les normes de la pratique sociale de la société postmoderne. Elle commence par influencer le droit (et plus particulièrement la jurisprudence) dans la révolution organisationnelle (Filion, 2006, p. 272) puis en accédant à la capacité de produire du droit par le truchement de la personne juridique, l’organisation finit par se substituer au politique dans l’établissement des normes23 (Freitag, 2002, p. 76)… Elle « court-circuite » ainsi peu à peu le détour politico-institutionnel et l’État, pour sa part, ne dispose plus au final que d’un « rituel de légitimation » (Freitag, 2002, p. 217). Dans ce processus, les organisations acquièrent une influence sur les pratiques sociales qui, selon Freitag, devient équivalente à celle du droit classique dans la modernité (Freitag, 2002, p. 218). De manière générale, alors même que le passage à la postmodernité reste obscur cette puissance organisationnelle devient, elle, de plus en plus visible, et Freitag souligne comment depuis une cinquantaine d’années on assiste à la reconnaissance publique, judiciaire et médiatique des organisations (Freitag, 2002, p. 219). 2.3.1.3 L’individu face à l’organisation Il est difficile de ne pas terminer ce tour d’horizon de l’organisation prise dans le champ social de la postmodernité sans se demander si le sacre des organisations constitue un progrès, ou si au contraire il s’agit d’une menace pour les individus qui composent la société. Pour Freitag la 23 Normes qui ne peuvent bien sûr qu’être des normes contextuelles, car il n’y plus de transcendance qui puisse servir de source pour poser des normes universelles. Ici nous évoquons normes non pas dans le sens moderne de normativité, mais comme « régulation directe des pratiques et des rapports sociaux » (Freitag, 2002, p. 76) 83 réponse est assez clairement négative, mais comme on l’imagine, elle ne vient pas de manière aussi linéaire. Nous proposons ici une brève synthèse du problème de l’organisation dans la postmodernité chez Freitag, axée sur une problématisation au niveau des relations entre les individus et l’organisation. Cette problématisation peut s’inscrire dans la question suivante : dans ce mouvement, l’individu estest-il maître ou esclave de l’ l’organisation ? L’œuvre de Freitag laisse penser que si effectivement, dans un premier temps qui correspond à la fin de la modernité, l’organisation a été perçue comme un outil d’émancipation et a pu être utilisée dans une logique instrumentale par les individus (Freitag, 1999, p. 14), ce moment est bel et bien révolu. Dans l’espace sans normes communes et sans identité de la postmodernité que les organisations contribuent à déconstruire pour le reconstruire sur un mode purement cybernétique, on assiste à la dissolution des identités en individualités, à la désorientation des individus sur le mode de l’errance (Freitag, 2002, p. 223). Les individus privés d’identité sont alors réduits à suivre leurs désirs, ces désirs étant eux-mêmes manipulés, voire crées par les organisations, dans le cadre du marketing, de la communication… Ainsi l’individu, d’abord maître devient rapidement esclave des organisations (Freitag, 2002, p. 220 ; Filion, 2006, p. 279). 2.3.2 Le concept d’organisation d’organisation chez Freitag Dans Le monde enchaîné, Freitag propose de reprendre une définition de Burdeau : l’organisation peut être définie comme une structure de mise en relation des parties dispersées [...]. Alors que l’institution est prescriptive et englobante, l'organisation est opérationnelle et spécialisée dans un champ bien circonscrit d'activité [...]. L'organisation constitue, en un mot, un outil collectif que les parties différentes utilisent à des fins différentes. (Burdeau dans Freitag, 1999, p. 16) Cette définition bénéficie de la caution de Freitag, et par rapport aux définitions que nous avons relevées dans le premier chapitre, elle a le mérite de bien rendre compte de la 84 dimension sociologique des organisations qu’elle propose d’opposer aux institutions, point sur lequel nous reviendrons. Toutefois si cette définition fait place au rôle des organisations dans la société comme « outil collectif » ou encore comme « structure de mise en relation des parties dispersées », elle met également en valeur une autre dimension de l’organisation dite « opérationnelle ». En ce sens, le concept d’organisation chez Freitag est bien problématisé autour de « la double dimension de l’opérativité interne des organisations autonomisées et de l’intégration d’ensemble du système social organisationnel » (Freitag, 1994, p. 3), et le sociologue propose de voir « chaque organisation particulière » comme « un système opérationnel » (Freitag, 1994, p. 3). Si nous avons largement évoqué la dimension de l’intégration d’ensemble du système social organisationnel, nous allons maintenant chercher à décrypter un peu plus cette dimension de l’opérativité interne chez Freitag. 2.3.2.1 « L’opérativité interne des organisations autonomisées » Il convient de dire que ce n’est pas sur la description de l’opérativité interne en tant que telle que portent réellement les développements de Freitag. C’est la raison pour laquelle nous proposons ici d’exposer un concept développé par l’un de ses commentateurs pour rendre compte de cette dimension. Ainsi, pour Filion cette opérativité interne se traduit par une logique d’action proprement organisationnelle. Qu’il précise en développant le concept de logique opérationnelle. opérationnelle Dans son commentaire de Freitag, Filion pense que la logique opérationnelle influence autant les organisations que la logique de l’intérêt influence les individus (Filion, 2006, p. 263)! Il propose d’expliquer la logique opérationnelle en mettant en valeur trois éléments centraux : l’information et la formalisation, l’influence empirique de l’intérêt et le contrôle. L’information et la formalisation : 85 Le langage est réduit à l’information nécessaire minimum pour gérer les rapports de forces locaux issus de la divergence des intérêts particuliers. La logique des intérêts particuliers : Devient la première motivation dans la pratique sociale postmoderne, et génère la prolifération d’organisations de tout genre. Le contrôle : Comme nous l’avons vu, il est défini par Freitag comme la mise en place de systèmes de régulation locaux. Comme la chute de la référence transcendantale moderne rend l’établissement d’une normativité impossible, les organisations puis l’État lui-même en sont réduits à poser des mécanismes de contrôle locaux au nom de la rationalisation de champ social pour empêcher que les intérêts particuliers n’entrent en collision de manière trop explosive. Ce sont les technocrates qui sont alors en charge localement de calibrer ces contrôles, et on aboutit globalement à un complexe système cybernétique qui sonne le glas du pouvoir (Filion, 2006, p. 263-277). S’il est vrai que la question de l’opérativité interne et de son fonctionnement n’est pas centrale dans l’œuvre de Freitag (surtout par comparaison aux théoriciens de la théorie des organisations que nous avons évoqués en première partie), en revanche il est déterminant ici de bien saisir le rapprochement effectué par Freitag entre l’opérativité interne des organisations et leur autonomisation dans la postmodernité. Dans un premier temps, il apparaît, au sein des organisations, ce qu’on pourrait qualifier de souci de l’opérativité interne. Comme nous l’avons vu dans le cadre de la « révolution organisationnelle », la pression du système économique génère une « volonté patronale de rationalisation de la production dans une optique d’optimisation des profits ». Dès lors, l’organisation se développe largement en réponse aux contraintes imposées par le marché c’est-à-dire en intégrant l’impératif de rentabilité, qui entraîne une rationalisation dans un premier temps de la production puis de l’ensemble de la gestion de l’entreprise en vue d’une 86 plus grande efficacité. Rationalisation est ici entendue dans le sens wébérien de Zweckrationalität, c’est-à-dire « comme la mise en œuvre de moyens efficaces par rapport à une fin donnée » (Habermas, 2005, p. XXIV). Cette rationalisation de l’organisation va être prise en charge par des experts : les technocrates. Pour répondre « à la volonté de rationalisation patronale », au sein de l’entreprise privée, se développe alors tout un corpus de techniques qui visent à structurer les organisations comme « systèmes opérationnels […] entièrement mobilisés dans la réalisation de leurs objectifs particuliers, à l’intérieur d’une idéologie générale de l’efficacité » (Freitag, 1994, p. 3). L’intégration et le développement de ces techniques donnent naissance aux « ‘sciences de la gestion’, de l’organisation, de la communication et de l’information sous toutes leurs formes » (Freitag, 2002, p. 306). Les prétentions scientifiques de l’organisation contemporaine ont été souvent relativisées dans les disciplines du management, pourtant l’idée qu’il est possible et nécessaire de bâtir des organisations rationnellement persiste comme un halo dans le sens commun. À mesure que la contrainte technico-économique s’étend à l’ensemble de la société, cette idée confère évidemment à l’organisation une légitimité extrêmement forte qui va peu à peu lui permettre de s’autonomiser. Dans un premier temps, cette autonomisation prend la forme d’une émancipation par rapport à l’autorité légale des propriétaires. Cette évolution nous permet de préciser les liens entre l’entreprise capitaliste et l’organisation. Non seulement, l’ensemble organisation recoupe un domaine plus vaste que l’ensemble entreprise, mais surtout l’organisation a profondément modifié l’entreprise privée. La révolution organisationnelle augure en effet le passage du « capitalisme entrepreneurial au capitalisme organisé » (Freitag, 1999, p. 31). Le capitalisme organisé est plus ou moins synonyme de technocratie chez Freitag. Dans le capitalisme organisé, la rationalité technique et scientifique est une source de légitimité qui devient pour 87 ainsi dire supérieure à la légitimité légale des propriétaires24. Freitag reprend Burnahm et constate, avec lui, la séparation entre la propriété et le contrôle : toute la dimension concrète pratique de la fonction entrepreneuriale s’est ainsi progressivement incarnée dans un appareil ‘anonyme’ de gestion, de contrôle et de programmation technocratique. (Freitag, 2002, p. 304) Fort de cette première victoire et bien en phase avec la mouvance postmoderne, l’organisation, où les technocrates25 en accédant aux fonctions de direction renforcent l’idéologie de rationalisation, va finalement s’émanciper de toute autre d’idéologie. Comme fascinée par cette légitimité, l’organisation développe alors la caractéristique de s’autofinaliser26 dans l’action instrumentale (Freitag, 1994, p. 2). On observe ainsi, selon le sociologue : une autofinalisation de l’action instrumentale, c’est-à-dire de l’automisation ou émancipation ‘organisationnelle’ des activités techniques relativement aux activités cognitives, normatives et expressives qui régissent toute action humaine, sociale et historique. (Freitag, 1994, p. 2). À ce stade et dans le cadre de la postmodernité, on comprend que l’autonomisation de l’organisation repose sur la capacité d’autoréférentialité qu’elle développe dans le culte de son opérativité interne. 24 Cette mise au point permet d’ailleurs à Freitag de réfuter la vision schumpétérienne de l’entrepreneuriat et de son héros, l’entrepreneur, comme une vision dépassée par la réalité. Ce faisant, il attaque une des justifications de l’économie libérale. Il réfutera d’ailleurs Schumpeter sur d’autres aspects sûrement tout aussi fondamentaux de son œuvre dans L’oubli de la société. 25 Il est important ici, de comprendre que les technocrates ne se constituent pas comme « classe » et « élite », car ils ne sont pas unifiés par un idéal commun (Freitag, 2002, p. 312). Au contraire, leur expertise professionnelle de technocrate repose justement sur une forte spécialisation qui les éloigne les uns par rapport aux autres, et les confinent à leurs domaines respectifs. Ils œuvrent à la mise en place de contrôles complexes et non coordonnés de manière réflexive. Bien que les technocrates s’adossent à une sorte d’idéologie, il est donc impossible de considérer que les technocrates avec la technocratie constituent un nouveau pouvoir dans le sens moderne du terme. 26 On note que cette autofinalisation intervient chez Filion au cours de la logique opérationnelle dans le mécanisme de « l’information et de la formalisation » succinctement évoqué plus haut. 88 Il faut toutefois nuancer l’autonomie des organisations, Freitag pense en effet que nous sommes actuellement au « turning point », pour reprendre sa propre formulation, qui marque le passage, dans un troisième temps, du capitalisme organisé au « capitalisme financier spéculatif ». On observe alors la constitution d’« hypersystèmes et de métasystèmes » (les marchés financiers) au dessus de tout contrôle réflexif et qui viennent limiter l’« autonomie du monde organisationnel corporatif » (Freitag, 1999, p. 261) et tendraient à faire émerger « la nouvelle caste formée par les détenteurs du capital qui seuls règnent sur ce système » (Freitag, 1999, p. 15). Sur ce dernier point, l’œuvre générale de Freitag laisse plutôt penser que si, en effet, les détenteurs du capital s’enrichissent, le système technico-économique bien trop complexe, voire irrationnel, échappe en fait à un niveau global à tout règne et à tout contrôle. 2.4 Freitag et l’étude l’étude de l’organisation Freitag analyse également la manière dont le concept d’organisation prend sa signification actuelle, assez tardivement, à mesure qu’apparaissaient les organisations, en tant qu’entités sociales. Le sociologue s’accorde pour dire, comme nous l’avons fait dans la première partie de ce mémoire, que le concept d’organisation devient contemporain quand il commence à faire référence, au-delà de l’action d’organiser, à une structure sociale (Freitag, 2002, p. 302). Il note que des théories de l’organisation27 ont d’abord été élaborées dans le cadre d’une idéologie de rationalisation du travail. Ce n’est que par la suite que l’organisation devient un objet d’étude péniblement appréhendé par la sociologie au prix d’une transformation radicale dans le cadre du passage de la science et de la technique de la modernité à la postmodernité. 27 À ne pas confondre avec ce que nous avons défini dans la première partie de ce mémoire comme la théorie des organisations. 89 2.4.1 La transformation de la science dans la postmodernité Pour éclairer la manière dont Freitag rend compte de cette compréhension tardive de l’organisation, nous proposons de synthétiser sommairement le passage de la technique et des sciences dans la modernité à la technoscience dans la postmodernité chez Freitag. Le sociologue propose la définition suivante de la science moderne comme : Orienté[e] vers l’accroissement de connaissance virtuellement unitaire et correspondant au postulat de l’unicité de la nature conçue comme un univers cosmophysique qui se déploie tout entier dans le double champ mathématisable formé par les paramètres d’espace et de temps, dotés chacun des propriétés de continuité et d’infinitude. (Freitag, 2002, p. 98) En d’autres termes, la pratique scientifique, unifiée sous l’idéal de la connaissance, postule que l’ensemble des phénomènes naturels puissent être réduits à des lois naturelles, mises à jour grâce à l’expérimentation empirique, et écrites (ou transcriptibles) en langage mathématique. La technique, comme capacité d’agir sur le monde, au moment de la modernité est donc unifiée par les grandes lois de la physique. Quant à la technicité, comme capacité d’agir sur des dimensions qui recoupent l’activité humaine, elle est ultimement soumise à un jugement de valeur (Freitag, 2002, p. 372). Au moment de la postmodernité, l’idéal de la science moderne s’effrite. La logique technicoéconomique entre dans l’Université et affaiblit l’idéal du progrès des connaissances au profit d’une production de connaissances économiquement utiles. Du point de vue des théories scientifiques, différents événements scientifiques viennent mettre en cause le postulat d’un monde structuré par de grandes lois appréhendables par les mathématiques. À ce moment, les objectifs de la science changent, l’idéal de la connaissance et de la compréhension du monde devient celui de la connaissance des moyens à mettre en œuvre pour réaliser des objectifs concrets et pragmatiques. La technologie se définissant elle-même comme la capacité à réaliser des objectifs pragmatiques, on comprend que la distinction science/technologie devient caduque en raison de la nature très semblable de leurs objectifs 90 réciproques. La science et la technique fusionnent alors dans ce qu’on appelle la « technoscience » (Freitag, 2002, p. 374). Avec la technoscience qui ne postule aucune forme d’unité synthétique possible de la connaissance a priori, se pose le problème de l’intégration des savoirs produits, ainsi : la nouvelle réalité systémique ne reconnaît plus par principe l’existence d’aucune réalité synthétique existante en soi […] elle ne forme plus qu’un immense entrelacement de réseaux processifs et interactifs de nature indéfinie à finalité indifférente. (Freitag, 2002, p. 375) C’est au moment où ce contexte académique s’établit que les organisations, comme entités sociales, apparaissent. 2.4.2 L’émergence de l’organisation en tant que concept dans la pensée postmoderne Les organisations apparaissent d’abord historiquement, dans le cadre de la subversion de la modernité en postmodernité. On note à ce propos qu’il y a bien dans la pensée de Freitag un donné organisationnel : l’organisation est en premier lieu une réalité qui apparaît historiquement avant de devenir un objet théorique. Le déphasage relatif entre l’apparition des organisations contemporaines dans la société, au moment de la révolution organisationnelle au début du XXe siècle, et leur prise en compte dans le monde universitaire, à partir des années 50, peut être appréhendé en rappelant que Freitag voit ce passage à la modernité sur le mode de la subversion, et comme « une mutation rampante ». Dans ce contexte opaque, il est compréhensible que l’organisation en tant qu’objet d’étude émerge lentement, péniblement, et pose problème. Comme premier pas vers la constitution de l’organisation en tant qu’objet d’étude, Freitag observe lui aussi, l’apparition du concept contemporain de l’organisation, sur une période allant de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle. C’est à ce moment que l’organisation cesse de renvoyer uniquement à l’activité d’organisation pour désigner aussi une entité sociale (Freitag, 2002, p. 308). Elle ne désigne « plus simplement l’organisation, mais une nouvelle 91 forme d’action collective substantielle, contrastant sur tous les plans avec la forme moderne de l’institution » (Freitag, 2002, p. 302). Par la suite le taylorisme et l’Organisation Scientifique du Travail, constituent une première théorisation de l’organisation chez Freitag. L’organisation de la production puis de l’ensemble de la gestion va devenir l’objet d’une prétendue rationalisation scientifique. On assiste alors à la naissance d’une « théorie politique28 de l’organisation » (Freitag, 2002, p. 304) et du contrôle organisationnel. Cette théorie politique marque la naissance de la gestion technocratique des organisations, rendue légitime grâce à ses prétentions scientifiques, et qui se développe peu à peu comme idéologie de l’efficacité et de la rationalisation. Pour le sociologue, Saint-Simon est sûrement le premier théoricien au XIXe siècle à avoir pensé cette forme de légitimité pour les organisations. En ce sens, il apparaît comme le père de la technocratie (Freitag, 2002, p. 305). On note donc que l’organisation comme objet théorique apparaît dans le cadre d’une idéologie avant d’être réellement appréhendée dans un contexte plus académique. Chez Freitag, Burnham est le premier auteur académique à avoir compris, dans son ouvrage L’ère des organisateurs, que l’essor des organisations révélait un mouvement sociohistorique de première importance (Freitag, 2002, p. 314). Il faut attendre la fin des années 50 pour que toutes les sciences sociales empiriques acceptent de voir « la société elle-même en une structure complexe d’organisations » (Freitag, 1995, p. 133). Mais leur vision reste floue, et elle ne rend pas bien compte de l’ampleur réelle de l’organisation, pas plus que des systèmes et technologies qui lui sont associés29. Les sciences sociales, depuis leur naissance au début du XIXe, sont en effet tiraillées entre deux tendances : « les ‘cultural studies’, disciplines expressément compréhensives et herméneutiques et les ‘social sciences’ positives » (Freitag, 28 Par politique, Freitag entend ici idéologique 29 De ce point de vue, Freitag propose bien une synthèse qui réintègre l’organisation dans la société alors perçue comme un vaste ensemble d’organisations autoréférencées, coordonnées et intégrées de manière purement systémique et cybernétique. Aussi convaincante que soit sa synthèse sur les organisations, elle se positionne dans une perspective plutôt sociologique que proprement organisationnelle c’est-à-dire au-delà de l’organisation. Faut-il comprendre qu’il incombe à la théorie des organisations de réaliser une synthèse au deçà de l’organisation ? C’est-à-dire au niveau organisationnel et en dessous. 92 2002, p. 147). Même si ce n’est pas explicite chez Freitag, on reconnaît là un des aspects de l’opposition entre la science moderne et la technoscience postmoderne que nous avons évoquée plus haut. C’est la montée en puissance de la deuxième tendance, à mesure que progresse la postmodernité qui va, de manière un peu paradoxale, rendre plus longue et plus difficile l’intégration des multiples observations réalisées sur l’organisation comme entité sociale dans une perspective globale (Freitag, 2002, p. 305). Autrement dit, l’absence de perspectives globales va rendre plus difficile l’appréhension du phénomène organisationnel dans sa totalité. Au même moment, toujours dans le cadre du passage de la science moderne à la technoscience postmoderne, de « nouvelles disciplines technico-pratiques […] participent à son développement [l’organisation] et à son intégration pragmatique. Il s’agit des sciences de la gestion, de l’organisation, et de l’information sous toutes leurs formes » (Freitag, 2002, p. 305). On assiste donc à une déferlante de ces disciplines qui, tout en travaillant sur le même terrain que les sciences sociales, viennent réaliser une intégration des connaissances sur un mode purement pragmatique. Ces nouvelles disciplines ont donc un certain avantage sur les sciences sociales, car outre leur bonne adéquation aux nouvelles exigences universitaires engendrées par la technoscience, elles permettent une articulation des différentes connaissances sur l’organisation sans passer par une compréhension globale du phénomène. Freitag souligne que ces disciplines contribuent aussi à modeler l’espace social sur un mode organisationnel (Freitag, 2002, p. 384). Conclusion Dans cette partie, l’étude de l’œuvre de Michel Freitag nous a permis de prendre un véritable surplomb sociohistorique sur l’organisation. Dans le cadre de la théorie générale de la société de Freitag qui place l’organisation au centre de la postmodernité et qui tend à la faire coïncider avec la réalité sociale contemporaine, nous avons pu voir non seulement le cadre sociologique et historique dans lequel, pour Freitag, 93 l’organisation émerge, mais aussi la nature de cet objet sociologique et la manière dont il a été façonné en tant qu’objet théorique. Dans la dernière partie de ce mémoire, nous proposons de tirer les gains de notre stratégie de prise de recul sociohistorique et d’échafauder une définition de l’organisation tirée de la sociologie de Freitag. Dans un premier temps de manière brute, en tirant directement de ce que nous avons vu des caractéristiques organisationnelles puis en raffinant le concept d’organisation chez Freitag en l’opposant conceptuellement à celui d’institution. 94 CHAPITRE 3 : VERS UNE UNE DÉFINITION DE L’ORGANISATION L’ORGANISATION TIRÉE DE LA SOCIOLOGIE DE M. FREITAG FREITAG Dans cette dernière partie, nous chercherons à définir l’organisation grâce au surplomb sociohistorique que nous a permis de prendre la théorie générale de la société de M. Freitag. Dans un premier temps, nous rappellerons brièvement les caractéristiques les plus importantes des organisations telles qu’elles apparaissent dans la société postmoderne, et qui sont explicitement présentent chez Freitag. Par souci de clarté nous nous donnerons comme objectif de dresser une liste synthétique des éléments sociohistoriques clefs pour la compréhension des organisations chez Freitag à inclure dans une définition de l’organisation. Nous partirons plus spécifiquement de ce que nous avons pu développer au sujet de l’organisation dans la dernière section du chapitre précédente de ce mémoire. Nous essayerons ensuite d’affiner le concept d’organisation chez Freitag en l’observant en tant que structure sociale distincte. Pour la caractériser, nous l’opposerons à la structure sociale propre à la modernité à laquelle elle succède : l’institution. La transformation contemporaine d’une institution en une organisation est justement ce que Freitag propose d’étudier dans Le naufrage de l’université. Cet ouvrage retiendra donc particulièrement notre attention au cours de notre réflexion. Le dernier moment de cette partie sera consacré à la formulation en tant que telle d’une définition de l’organisation. Nous verrons comment notre stratégie de définition a mis l’accent sur la détermination du concept d’organisation plutôt que sur la formalisation d’une définition de l’organisation sous la forme d’un énoncé synthétique30, les difficultés que cela implique et la stratégie de formalisation la plus cohérente qui semble en découler. Nous aboutirons finalement à deux propositions de formalisation de notre définition de l’organisation. 30 Nous prendrons bien entendu soin de préciser les notions de « détermination de concept » et de « formalisation d’une définition » dans la troisième partie de chapitre 95 3.1 L’ORGANISATION DANS LA POSTMODERNITÉ : QUELS SONT LES ÉLÉMENTS ÉLÉMENTS CARACTÉRISTIQUES DE L’ORGANISATION DANS LA POSTMODERNITÉ ? 3.1.1 Rappel des éléments vus dans le deuxième chapitre du mémoire Nous allons chercher à reprendre de manière très synthétique ce que nous avons vu dans la deuxième partie de ce mémoire au sujet de l’organisation. Historiquement, les organisations apparaissent à la faveur des deux grands mécanismes de subversion de la modernité en postmodernité décrits par Freitag. Le réformisme social démocrate européen à la fin du XXe siècle voit les mouvements sociaux succéder aux mouvements politiques. Les traits caractéristiques de l’action organisationnelle apparaissent dans les mouvements sociaux : ceux-ci visent à transformer la pratique sociale sur un mode identitaire en fonction d’intérêts particularistes et contextuels avec des objectifs concrets et se manifestent dans tout le champ social. Ils agissent directement dans le champ social plutôt qu’en empruntant le détour politico-institutionnel. Au moment du New Deal, dans les années 1930, la personnalité juridique va se diffuser dans les entreprises. Ce faisant, outre la légitimité que cela lui confère, l’organisation devient alors une source du droit. Un droit de type privé et réglementaire, par opposition à un droit public, qui viendrait poser des lois en passant par le détour politico-institutionnel. Pouvoir exercer une activité contractuelle et réglementaire permet désormais aux organisations de structurer le champ social sans passer par le détour politico-institutionnel et renforce l’activité organisationnelle. À ces grands mouvements sociétaux s’ajoute une révolution proprement organisationnelle au début du XXe siècle. Cette révolution a d’abord lieu dans l’entreprise capitaliste pour ensuite s’étendre à l’ensemble de la société à mesure que celle-ci est de plus en plus soumise à la contrainte technico-économique. Sous la contrainte économique, les propriétaires vont chercher à rationaliser, au sens de la Zweckrationalität wébérienne, l’activité au sein de leurs organisations. On voit alors 96 apparaître l’Organisation Scientifique du Travail qui tend vers l’idéologie en raison de ses prétentions scientifiques. Une caste d’experts émerge qui acquiert une influence grandissante dans ce mouvement de rationalisation : les technocrates. Comme Burnham l’a vu en premier, le contrôle tend alors à se détacher de la propriété. L’intégration et le développement des techniques de contrôle des organisations donnent naissance aux sciences de la gestion, de l’organisation, de la communication et de l’information sous toutes leurs formes. En réaction, les ouvriers organisent également leur résistance. Cette logique de défense des intérêts privés et de mobilisation des antagonismes est un trait caractéristique de l’organisation. En outre, la confrontation aboutit à une production de réglementations contextuelles et locales qui sont caractéristiques de la structure organisationnelle. Grâce à deux tendances lourdes de la postmodernité, l’organisation devient rapidement la puissance de la postmodernité. Ainsi, en devenant « le nouveau principe de la représentativité des intérêts particuliers et antagonistes » (Freitag, 1995, p. 132), l’organisation est dynamisée par le repli individualiste que provoque la chute des idéologies de la modernité. À mesure que la contrainte technico-économique s’étend à l’ensemble de la société l’organisation apparaît comme la structure la mieux adaptée à ce qui est en train de devenir le champ social. Le calibrage technocratique de ses structures vers toujours plus de rationalité, et sa prise en compte congénitale de la contrainte économique la rendent particulièrement adapté à la contrainte technico-économique. L’organisation « prolifère » alors, pour reprendre l’expression freitagienne. Proliférer revêt ici deux dimensions. D’une part, l’ensemble la pratique sociale se fait de plus en plus sur un mode organisationnel. Comme la logique organisationnelle est naturellement expansionniste, cette tendance va en s’accentuant. D’autre part en termes d’influence sur la pratique sociale, l’organisation va devenir égale en influence au droit classique, c’est-à-dire en somme aux institutions. 97 Il est alors possible de comprendre l’organisation selon « la double dimension de l’opérativité interne des organisations autonomisées et de l’intégration d’ensemble du système social organisationnel » (Freitag, 1994, p. 3). L’opérativité interne obéit à une logique opérationnelle. Cette logique peut se décomposer en trois éléments : 1. L’information et la formalisation tout d’abord. La réalité est retranscrite de manière opérationnelle en fonction des intérêts en jeu localement et des multiples réglements. 2. Les intérêts individuels sous la forme de lobby et de coalitions vont chercher à s’exprimer au travers des organisations. 3. On aboutit alors à un certain rapport de force qu’on cherche à stabiliser par la médiation du contrôle Les technocrates sont les experts de la logique opérationnelle développée comme science et comme idéologie. Si on prend le champ social dans sa globalité, l’organisation va permettre de représenter les intérêts particuliers, elle devient aussi une source de production de la normalité, mais surtout l’organisation dans sa logique d’opérationnalité transforme le champ social en sous-champs directement intégrables de manière cybernétique et non réflexive. Ce faisant, elle permet une intégration a posteriori d’une société31 devenue hypercomplexe et sans normes communes. 3.1.1.1 Liste des éléments apparemment indispensables à inclure dans notre définition Dans un deuxième effort de synthèse, nous allons chercher à réduire à nouveau le résumé que nous venons de faire à une liste d’éléments clefs dans la définition de l’organisation. On voit que trois grands types d’éléments semblent apparaître dans ce que nous venons de décrire. Tout d’abord, nous avons souligné les événements sociohistoriques qui sont constitutifs de l’organisation, dans la mesure où ils sont à l’origine de l’apparition des caractéristiques spécifiquement organisationnelles. Ensuite, nous avons mis en évidence les deux tendances 31 En fait d’une société qui n’est plus qu’un champ social découpé en sous champs opérationnalisés, société est ici employé dans le sens commun. 98 lourdes de la postmodernité qui favorisent l’expansion organisationnelle : le repli individualiste et l’extension de la contrainte technico-économique à l’ensemble de la société. Dans les deux cas en effet, l’organisation est en mesure d’apporter une réponse organisationnelle là où, nous reviendrons sur ce point, l’institution semble moins bien adaptée. Enfin, nous avons décomposé le phénomène organisationnel en deux dimensions fondamentales : la dimension de l’opérativité interne, objet classique dans le champ de la théorie des organisations, et celle de l’intégration à un niveau global du système social organisationnel. Ces éléments, nous proposons de les reprendre dans le tableau ci-dessous : 99 Événements sociohistoriques sociohistoriques Caractéristique organisationnelle correspondante Mécanismes de subversion de la modernité Le réformisme social démocrate européen, fin du XIXe siècle Développement de l'action organisationnelle Le New Deal dans les années 1930 Généralisation de la personnalité juridique pour les organisations Révolution organisationnelle organisationnelle au début du XXe siècle Volonté patronale de rationalisation de l'activité organisationnelle Organisation Scientifique du Travail et Réaction des ouvriers Développement de l’organisation comme une entité « sociojuridique effective ». Notamment par activité réglementaire contextuelle et locale. Tendances Tendances sociétales générales favorables favorables aux organisations Réponse organisationnelle Repli individualiste Logique de représentation des intérêts particularistes Extension de la contrainte technicoéconomique à toute la société Adaptation congénitale et idéologique à la contrainte économique idéologie de rationalisation Double dimension de l'organisation logique opérationnelle Information et formalisation Intérêts Contrôle Intégration d'ensemble du système social organisationnel Découpe le champ social en sous-champs directement opérationnalisables sur un mode cybernétique non réflexif et permet ainsi l'intégration d'une société hypercomplexe sans normes communes. Tableau 4 - Récapitulatif des principales caractéristiques des organisations chez Freitag 100 3 .2 DE L’INSTITUTION L’INSTITUTION À L’ORGANISATION, TRAITS TRAITS CARACTÉRISTIQUE CARACTÉRISTIQUES UES DE L’ORGANISATION PAR OPPOSITION OPPOSITION À L’ L’INSTITUTION CHEZ FREITAG Dans cette deuxième section, nous allons chercher à mieux définir le concept d’organisation chez Freitag en l’opposant à celui d’institution. Après avoir proposé une rapide synthèse sur le concept d’institution tel qu’il a pu être compris en sociologie et en théorie des organisations, nous préciserons cette notion chez Freitag. Nous proposerons ensuite d’opposer les institutions aux organisations. Comme nous l’avons vu, pour Freitag, ce qui se joue dans le passage de la modernité et de sa structure sociale caractéristique : l’institution, à la postmodernité et à sa structure sociale caractéristique : l’organisation, c’est beaucoup plus qu’une simple perturbation ou crise. Il s’agit d’un changement dans la manière dont la société se structure dans sa globalité, « le passage d’une forme constitutive de l’existence sociale à une autre » (Freitag, 2002, p. 55). C’est pourquoi il nous semble que le concept d’organisation s’exprime bien dans un cadre théorique relativement persistant, celui de la société postmoderne, et qu’il est possible d’en définir les contours avec une stabilité satisfaisante. De plus, la nature cumulative relativement uniforme des évolutions (Freitag, 2002, p. 69) observées au moment du passage de la société moderne à la société postmoderne, conduit à l’identification d’un objet sociologique décisif : l’organisation, qui vient supplanter l’institution. Il nous apparaît donc possible de discerner un ensemble conceptuel dit organisation, par opposition aux institutions, tel qu’il recouvre une grande partie de la réalité des organisations. Obtenir par le jeu de l’opposition sémantique un plus vif contraste, c’est ce qui nous laisse espérer pouvoir capter le concept d’organisations. Qu’une certaine opacité recouvre le passage des institutions aux organisations peut être, comme le souligne Freitag, lié à la nature de ce changement. Celui-ci se fait de manière feutrée, travaillant lentement et à l’ombre d’autres grands mouvements historiques (Freitag, 2002, p. 74). Par ailleurs, Freitag souligne aussi comment les différentes disciplines académiques en s’isolant et en renonçant à l’édification d’une théorie générale de la société ont eu beaucoup de mal a percevoir le phénomène organisationnel, et à bien saisir son ampleur (Freitag, 1986, p. 321). 101 3.2.1 L’institution en sociologie et en théorie des organisations 3.2.1.1 Présentation des principaux auteurs et perspectives en théorie des organisations et en sociologie Si l’on en croit Hodgson, le terme d’« institution » remonterait à Gambiattista Vico32 dans son Scienza Nuova de 1725 (Hodgson, 2006, p. 1). Du point de vue de l’étymologie, on voit comment le mot va produire de la signification autour d’une certaine polysémie d’instituere qui signifie fixer ou établir, mais également instruire, former ou encore éduquer. Ambivalence des institutions qui à la fois structurent, encadrent et limitent l’action, tout en la rendant aussi possible. Naturellement, au gré des auteurs, ce qui se cache sous le mot institution peut prendre toute sorte de visages. Olivier Clain propose dans l’Encyclopédie philosophique universelle de nous rappeler ce que les penseurs les plus célèbres de la sociologie ont pu entendre par institution. À première vue, ce sont des définitions un peu disparates qui viennent se côtoyer. En effet, si Hobbes voit bien l’institution comme le dépositaire du pouvoir, c’est en quelque sorte le léviathan où l’on vient, de manière volontaire, faire le sacrifice de sa liberté pour se prémunir du chaos que ne manqueront pas d’entraîner les conflits d’intérêts. Déjà Weber, lui, conçoit les institutions d’une manière assez dissemblable comme des groupements sociaux élitistes surgis d’un « calcul rationnel » où « le pouvoir se dispense du consentement de ses sujets aux lois qu’il établit » (Clain, 1992, p. 1321). Pour Marx, l’institution vient cristalliser les rapports de force dans les conflits prépolitiques et pour Durkheim c’est quasiment tous les déterminismes sociaux qui sont des institutions, « faisant ainsi de tout système normatif une institution » (Clain, 1992, p. 1322). Enfin pour clore cette liste non exhaustive, rappelons la vision assez sombre que Foucault propose avec ses « institutions totalitaires ». Comment faire 32 Il est intéressant de noter que le célèbre historien Michelet considérait Vico ni plus ni moins que comme le père fondateur de la philosophie historique. 102 le lien entre ces différentes définitions ? Pour nous aider, Clain propose de distinguer trois grands courants. Dans la philosophie politique moderne et la sociologie classique, trois grandes perspectives ont dominé la construction théorique du concept d’institution. La première partagée par les philosophes du droit naturel de Hobbes à Fichte et en sociologie, par exemple, Weber […] comprend l’institution dans la dimension politique de la praxis […]. La seconde adoptée par les théoriciens conservateurs [par exemple] Montesquieu, Durkheim […] reconnaît une réalité institutionnelle […] finalement à toute croyance ou manière d’agir suffisamment cristallisée et contraignante […] enfin la dernière perspective, qui est aussi bien celle de Marx que de Parsons […] ne reconnaît de réalité institutionnelle qu’aux normes explicites et formelles que sont les lois ou les règlements. (Clain, 1992, p. 1321) Dans le champ de la théorie des organisations également, l’institution entraîne un certain nombre de développements théoriques, et c’est tout un mouvement et deux écoles qui se penchent sur la question des institutions : l’institutionnalisme et le néo-institutionnalisme. La paternité de l’institutionnalisme semble revenir à Selznick avec son ouvrage fondateur de 1957 Leadership in Administration. Quant au néo-institutionnalisme, DiMaggio et Powell déclarent que c’est Meyer qui lui donnera ses principaux traits dans deux articles destinés à des séminaires au cours de l’année 1977. En réalité, ce ne sont pas tellement les institutions en tant que telles qui importent à ce mouvement théorique, mais plutôt le lien qu’elles entretiennent avec les organisations. D’où l’utilisation du substantif, « institutionnalisme », qui focalise l’attention sur l’institution en tant que processus plutôt que comme structure sociale. Dans ce mouvement, la signification du concept d’institution semble également varier considérablement entre les auteurs, ce que Jepperson déplore : « but the importance and the centrality of the concept institution […] have not guaranteed clear and thoughtful usage […] this conceptual variety and vagueness is striking » (Jepperson dans Powell et DiMaggio, 1991, p. 143). Selznick, à l’origine du mouvement, nous offre une conception très sociopolitique de 103 l’institution. Pour ce théoricien33, l’institution correspond à un stade de développement supérieur auquel l’organisation a pour vocation d’accéder en trouvant une bonne adéquation avec son milieu politique et social, interne et externe. Le leader est donc présenté comme un notable local, bien en phase avec sa communauté, qui a réussi à instaurer un équilibre parmi les intérêts divergents des employés, et surtout à les galvaniser en produisant une finalité digne de ce nom pour son organisation/institution (Selznick, 1996, p. 65). Pour les néoinstitutionnalistes, l’institution prend une tout autre forme. Dimaggio et Powell qui sont souvent présentés comme les ambassadeurs de cette école proposent dans leur ouvrage de 1991, The New Institutionalism in Organizational Analysis, un récapitulatif des points qui les distinguent de l’institutionnalisme traditionnel, et qui les conduisent à une vision beaucoup plus ambivalente de l’institution. Les deux théoriciens rappellent que les néoinstitutionnalistes en intégrant les développements théoriques sur la rationalité limitée sont amenés à réfuter l’idée d’une institution comme fruit d’un design humain. À l’échelle de la société, les institutions sont trop inertes, coercitives et déterminantes pour permettre d’équilibrer de manière optimale les différents intérêts, et les néo-institutionnalistes craignent que l’inertie institutionnelle dans un environnement ne conduise au changement sous forme de crise plutôt que de manière incrémentale (Powell et DiMaggio, 1991, p. 8-10). Il faut signaler que les institutions sont aussi présentes dans d’autres champs de connaissance que ceux de la sociologie et de la théorie des organisations que nous venons d’évoquer, dont deux au moins ont beaucoup influencé la théorie des organisations sur ce point : la politique et l’économie. 33 On voit donc bien comment Selznick développe une vision de l’institution très différente de celle de Freitag, en posant plus ou moins l’organisation et l’institution comme deux étapes de développement consécutives d’une structure sociale. Freitag inverse la relation chronologique et nous montre comment les organisations se substituent globalement et historiquement aux institutions, qui disparaissent progressivement. 104 3.2.1.2 Les différentes visions de l’institution, synthèse et proposition de typologie Pour sortir de cette apparente confusion, nous proposons de chercher à mettre en évidence les traits communs de l’institution chez différents théoriciens, puis de voir comment ceux-ci vont venir se positionner par rapport à ces caractéristiques. Deux traits nous semblent pouvoir être relevés, à des degrés différents, chez la grande majorité des auteurs : L’institution vient influencer les comportements humains. Cette influence varie en intensité sur un continuum allant d’une forme très contraignante, voire menaçante, à un normativisme beaucoup plus doux. Sur ce continuum, le modèle foucaldien de l’institution carcérale destinée à modeler nos sociétés34 constituera la forme la plus contraignante de l’institution. À l’opposé, on trouvera le normativisme fédérateur diffusé sur le mode de la suggestion de la grande entreprise en tant que communauté de valeur telle qu’elle apparaît chez Selznick : « in what is maybe the most significant meaning, ‘to institutionalize’ is to infuse with value beyond the technical requirement of the task at hand » (Selznick, 1996, p. 17). Sa formalisation est le deuxième critère sur lequel il nous semble possible de poser un continuum. Par formalisation, nous entendons non pas la formalisation théorique, c'est-à-dire la capacité qu’ont les théoriciens à se représenter son fonctionnement, mais plutôt formalisation par les acteurs, c'est-à-dire la façon dont les lois apparaissent clairement ou non, in vivo, à leur conscience. De ce point de vue, notre continuum pourrait aller de Durkheim (Clain, 1992, p. 1322), chez qui l’institution semble coïncider avec l’ensemble des déterminismes socioculturels à la fois conscients, mais aussi inconscients (ce qui en fait une définition très vaste comme nous allons l’illustrer) à Weber pour qui l’institution est un groupement social, fruit d’un calcul rationnel, et où les normes sont clairement établies (Clain, 1992, p. 1321). Nous proposons ensuite la typologie ci-dessus qui vise à localiser la définition des institutions pour quelques auteurs clefs autour de la contrainte et de la formalisation : 34 Cf. Surveiller et punir 1975 105 Figure 2 - Degré de contrainte et de formalisation des institutions telles que perçues par des théoriciens clefs en sociologie et en théorie des organisations 3.2.1.3 Logique de l’institution : l’ipséité Au-delà de ces différentes définitions, une certaine logique inhérente aux institutions nous semble apparaître. En effet comme nous le signale Friedland : l’ordre que les institutions vont mettrent en place a une logique centrale (Chanlat et Séguin, 1991, p. 248). L’institution va venir définir le monde et les rôles que chacun sera amené à y jouer (Chanlat et Séguin, 1991, p. 250). On ne sort d’ailleurs pas de ces rôles sans subir une punition, car les institutions définissent ce qui est d’usage en matière de comportements humains et toute déviation peut apparaître comme illégitime (Hamilton, 1935, p. 84). Elle possède également une mémoire, car si elle définie l’usage, elle ne peut le faire que de manière palimpseste, en s’inscrivant dans 106 la continuité des usages précédents (Hamilton, 1935, p. 86). On voit donc comment l’institution vivifie, en quelque sorte, pour son milieu une vision du monde et une idéologie qui renvoient à des valeurs et à une histoire. C’est ce que dénote l’omniprésence du symbole dans les institutions qui vient rappeler les liens de l’institution avec une réalité extérieure à ses manifestations immédiates et qui lui sert d’ailleurs de légitimation. Dans le même ordre d’idées, North souligne aussi le lien très fort entre les institutions et les croyances populaires : « cultural beliefs, in short, are a basic determinant for institution » (North, 2005, p. 2). De même, en management, les entreprises privées que nous appelons institutions, sont de fait, des entreprises avec des identités suffisamment riches, du point de vue des valeurs, et une histoire assez forte pour mériter cette dénomination. On pensera par exemple à des entreprises comme Hewlett-Packard, Hydro-Québec, EDF-GDF… Il nous apparaît alors qu’une institution est ultimement ce qui propose, représente, vivifie et défend une identité, un projet commun. Ce en quoi, nous rejoignons assez Parsons pour qui l’institution est : « a system of regulatory norms, of rules governing actions in pursuit of immediate ends in terms of their conformity with the ultimate common value system of the community » (Parson cité par DiMaggio et Powell, 1991, p. 18). D’un côté, l’institution propose une synthèse, comme dans le mariage, un abrégé du bon, du beau ou du bien qui cimente le groupe, favorise et guide l’action, mais de l’autre elle s’avère coercitive, dans la mesure où elle ne peut pas être sujette à une remise en question radicale et constante sans corrompre les bénéfices qu’elle apporte. En effet, que vaudrait une synthèse à refaire sans cesse ou encore un abrégé qu’on ne finirait pas de rallonger ? Pour que l’institution puisse servir de repère aux individus, elle ne peut pas être perpétuellement passée à la question. Pourtant, comme le souligne Hamilton, l’institution entre sans relâche en conflit avec les faits. Car au moment même où elle fixe ses normes, déjà les évènements et les dissidences de toutes sortes se bousculent, qui viennent la remettre en cause (Hamilton, 1935, p. 87). Dès lors, les institutions doivent évoluer pour continuer à offrir une synthèse crédible 107 et acceptable, et éviter que l’identité à laquelle elles sont rattachées ne soit trop en porte-àfaux avec la réalité, afin de conserver une légitimité synonyme d’appropriation par les individus. Ce travail, les institutions l’effectuent en vivifiant l’identité et le projet commun auquel elles renvoient. C’est ce constant travail d’ajustement qui nous semble être la dynamique spécifique aux institutions par laquelle elles se maintiennent et que nous appelons l’ipséité ipséité institutionnelle. institutionnelle Ipséité est le terme qui va nous servir à ramasser la logique que nous venons de décrire et c’est en ce sens que nous l’utiliserons dans ce mémoire, de telle sorte qu’il faut faire attention à ne pas trop le rapprocher des autres contextes (philosophiques, linguistiques, etc.) dans lesquels ce concept a pu être déployé. On retrouve ici la tension étymologique autour d’instituere, que nous avions observée en introduction de ce point, entre la nécessité proposer un synthèse crédible (éduquer) et le risque que cette synthèse se transforme en schéma puis dégénère en caricature (fixer). 3.2.2 L’institution L’institution chez Freitag L’institution chez Freitag est la structure sociale caractéristique du mode de reproduction politico-institutionnel. De manière schématique, on peut proposer un résumé de ce que nous avons vu dans la partie précédente au sujet de l’institution dans les sociétés traditionnelles et modernes. L’institution est le lieu par excellence de la praxis politico-institutionnelle. L’ensemble des institutions forme la superstructure et va fonder ce qui constituera la normativité35 dans la pratique sociale ordinaire : par institution, je désigne ici un système formellement intégré de "règles" que leur caractère explicite, abstrait et universaliste distingue de ce qui a précédemment été désigné comme "norme" dans le contexte des sociétés régies 35 Normativité qui est également fondée de manière locale sur un mode culturel-symbolique, comme nous l’avons vue, les deux modes de régulation formels coexistent au sein des sociétés traditionnelles et modernes. 108 par les "orientations normatives de l'action" et donc par la "structure symbolique" ou "culturelle" qui est le lieu propre de leur intégration. (Freitag, 2002, p. 129) Cette première définition de l’institution sur le mode de l’opposition à la « structure symbolique ou culturelle » du mode de reproduction culturel-symbolique permet de bien comprendre l’institution comme une structure de production réflexive de la normalité dans une société. Un autre trait caractéristique de l’institution est, comme nous l’avons vu, sa relation à la référence transcendantale. La praxis politico-institutionnelle dans l’institution se fait au nom d’une idéologie de légitimation. L’idéologie de légitimation est, dans les sociétés traditionnelles et modernes, l’interprétation institutionnelle de la référence transcendantale qui vient fonder le commun. Fondamentalement, l’institution est donc liée à une idéologie dans le cadre de la praxis. Ainsi, lorsque dans Le naufrage de l’université qui décrit la subversion d’une institution (l’université) en une organisation Freitag est conduit à redéfinir l’institution en opposition à l’organisation, il va justement mettre ce trait en avant : L'institution se définit par la nature de sa finalité, qui est posée, définie et rapportée sur le plan global ou universel de la société, et elle participe du développement ‘expressif’ des valeurs à prétention universelles qui sont propres à la fin qu'elle sert. Cela implique pour l'institution l'exigence d'une reconnaissance collective ou publique de légitimité (culturelle, idéologique, politique) […]. Dans ce cas, l’attachement aux fins, aux valeurs qui les soutiennent, aux traditions dans le cadre de leur reconnaissance collective est primordial. (Freitag, 1995, p. 31-32) Nous observons donc que Freitag ne diffère pas des autres auteurs que nous venons de voir concernant la logique inhérente aux institutions : une institution est ultimement ce qui propose, représente, vivifie et défend une identité, un projet commun. L’institution cherche aussi chez Freitag à fonder la synthèse du commun dans une société (Freitag, 1995, p. 57), « les institutions donnent donc un sens à la pratique » (Freitag, 1986, p. 226). La logique de l’ipséité que nous avons évoquée précédemment peut donc être utilisée pour définir la logique inhérente aux institutions également chez Freitag. 109 Freitag donne assez peu d’exemples concrets d’institution. Dans son œuvre l’aspect théorique et conceptuel domine largement l’illustration par des exemples (ce qui est compréhensible vu l’ampleur sociohistorique de sa théorie générale de la société). On trouve toutefois quelques illustrations d’institutions : l’État républicain, la monarchie constitutionnelle, les conseils, les bourgmestres (Freitag, 1986, p. 297-298), les nations qualifiées « d’institutions étendues de la modernité » (Freitag, 1989, p. 30) ou encore l’université (Freitag, 1995, p. 30-31). On voit dans cette liste non exhaustive tirée de l’œuvre du sociologue que l’institution est assez souvent comprise comme institution politique. 3.3 OPPOSITION ENTRE L’INSTITUTION L’INSTITUTION ET L’ORGANISATION CHEZ CHEZ FREITAG Comme Rickert le rappelle, on peut penser que « définir consiste à fournir le genre prochain (genus proximum) et la différence spécifique (differentia specifica) » (Rickert et al., 1997, p. 207). L’idée d’opposer institution et organisation chez Freitag vient du fait que l’organisation, en tant qu’elle succède d’un point de vue sociohistorique à l’institution, peut être assimilée à un « genre prochain » de l’institution. Chez Freitag, institutions et organisations peuvent en effet être regroupées dans un même ensemble : celui de la structure sociale typique d’un mode de reproduction formel. Ensuite, pour saisir la « différence spécifique » de l’organisation par rapport à l’institution, nous nous sommes appuyés sur le fait que le passage de la modernité à la postmodernité se fait un mode particulier, celui de la « subversion interne ». Cela signifie qu’en même temps qu’apparaissaient des organisations, les institutions ellesmêmes ont eu tendance à développer des caractéristiques organisationnelles. Comme on le voit avec l’exemple de l’université dans Le naufrage de l’université : « Les universités, avant d’être des organisations, sont (car je me refuse encore à dire “étaient”) des 110 institutions » (Freitag, 1995, p. 31)36, ou encore avec l’exemple de l’État que nous avons évoqué précédemment. Sur un plan théorique, l’organisation n’apparaît pas dans un ensemble disjoint de celui des institutions, comme concurrente à côté de l’institution qu’elle viendrait supplanter. On observe plutôt un glissement au sein des structures sociales, où les caractéristiques organisationnelles supplantent peu à peu les caractéristiques institutionnelles. Plus généralement dans le cadre du passage à la postmodernité, l’idée de subversion rejoint celle de glissement dans la mesure où elles suggèrent qu’il y a une continuité entre les caractéristiques proprement institutionnelles et les caractéristiques proprement organisationnelles, et qu’elles peuvent donc être opposées une à une. C’est la raison pour laquelle nous modéliserons ces caractéristiques sur les deux pôles opposés d’un même continuum. De manière heuristique, nous placerons aux extrémités de chacun des continuums ce qui nous est apparu, comme l’horizon organisationnel d’un côté et l’horizon institutionnel de l’autre. Nous irons chercher ces deux horizons en renvoyant dos à dos les concepts d’institution et d’organisation chez Freitag. Nous souhaitons ainsi proposer une construction théorique qui rende compte fidèlement et de manière pertinente de l’opposition entre organisation et institution chez Freitag. Nous avons déterminé trois continuums où l’organisation semble s’opposer et s’éloigner de l’institution de manière caractéristique et tendancielle. Dans les trois sections suivantes, nous proposons d’expliciter un à un ces continuums. Le tableau ci-dessous, les présente dans l’ordre de leur degré d’explicitation chez Freitag. 36 Cette citation nous permet d’illustrer dans notre analyse comment certaines institutions développent de plus en plus des caractéristiques organisationnelles, mais dans sa formulation, elle, révèle surtout le positionnement politique (idéologique) de Freitag sur la question de l’université. 111 Caractéristique spécifique Institutions Organisations Continuum 1 Finalité Idéologique Pragmatique Continuum 2 Relation à l’individu Holisme Individualisme Continuum 3 Relation à l’environnement Stabilité Plasticité Tableau 5 - Continuums des caractéristiques où les organisations et les institutions se distinguent de manière caractéristique et tendancielle 3.3.1 Continuum 1, 1, la finalité : opposition entre idéologique et pragmatique Freitag dans Le naufrage de l’université, propose de développer l’opposition institution/organisation : En un mot, l'institution se définit par la nature de sa finalité, qui est posée, définie et rapportée sur le plan global ou universel de la société, et elle participe du développement "expressif" à des valeurs à prétention universelles qui sont propres à la fin qu'elle sert. […] L'organisation se définit par contre de manière instrumentale : elle appartient à l'ordre de l'adaptation des moyens en vue de l'atteinte d'un but ou d'un objectif particulier. […] L’aspect institutionnel renvoie à la priorité des fins, l'aspect organisationnel, à la priorité des moyens. Dans un cas, l’attachement aux fins, aux valeurs qui les soutiennent, aux traditions dans lesquelles elles ont été incorporées, la prise en charge institutionnelle des fins. […] Dans l’autre, c’est le savoir-faire instrumental et la réussite pratique qui compte avant tout. (Freitag, 1995, p. 31-32) Cette longue citation montre bien comment Freitag va venir opposer des institutions, qui s’accotent sur une idéologie de légitimation, aux organisations, tournées vers la réalisation d’objectifs concrets. Les institutions sont profondément idéologiques. Ce que nous appelons idéologique, idéologique c’est leur vocation à défendre, et promouvoir une idéologie de légitimation. D’un côté, les institutions 112 proposent bien une synthèse, un horizon commun, elles produisent du sens pour les individus (Freitag, 1986, p. 226 ; Freitag, 1995, p. 50 ; Freitag, 1995, p. 57). De l’autre, elles sont toujours potentiellement doctrinales et tendent à se poser en dogme (Freitag, 1995, p. 230). On voit ici comment l’institution se montre profondément idéologique et l’ambivalence de cette caractéristique. À l’inverse, comme l’indique la citation de Freitag, la finalité de l’organisation n’est pas en premier lieu idéologique. L’organisation est mise en place d’abord dans une logique pragmatique. Ce que nous définissons ici comme pragmatique, pragmatique c’est la mise en place des organisations en vue de réalisation d’objectifs concrets et contextuels, en s’intéressant plutôt à la question des moyens à mettre en place qu’à celle de la légitimité des fins. Pour comprendre cette caractéristique de l’organisation, il faut expliciter l’idée de logique (d’action) organisationnelle chez Freitag. Comme nous l’avons vu, celle-ci apparaît avec les mouvements sociaux, et reflète une logique d’intérêts particularistes. Les individus s’associent au sein des organisations tant que cela « leur paraît avantageux du point de vue de la balance de [leurs] intérêts » (Freitag, 1995, p. 37-38). L’organisation se présente donc comme un moyen pour les individus d’exercer un contrôle sur leur environnement. Freitag définit d’ailleurs la logique organisationnelle (en fait, il serait sûrement plus adéquat de parler de la logique de l’action organisationnelle) comme : centrée sur l’efficience, l’efficacité et le contrôle de l’environnement, le déclenchement d’opérations ayant un fondement purement utilitaire ou stratégique sans aucune préoccupation pour leurs retombées lointaines ou collectives. (Freitag, 2002, p. 43) La reconnaissance de l’autonomie normative des acteurs va entraîner une déconstruction progressive des normes institutionnelles (Freitag, 1995, p. 125) remplacées par les régulations locales, particularistes et contextuelles des organisations. À la suite de quoi, les organisations parviennent à s’autonomiser de toute idéologie de légitimation de type moderne. Le développement de l’opérativité interne qui devient central puis idéologique conduit en effet à la séparation proclamée entre fins et moyens (Freitag, 2002, p. 375) dans les organisations. 113 Grâce à cette dissociation, l’organisation s’affranchit de l’idéologie de légitimation, pour devenir autoréférentielle. Désormais, elle « s’autofinalise dans son action instrumentale ». Ainsi, les organisations viennent peu à peu contester le pouvoir des institutions en cherchant à exercer un contrôle37 direct de leur environnement, c’est-à-dire sans passer par le détour politico-institutionnel, et surtout sans se référer à l’idéologie de légitimation, mais en fonction de regroupement d’intérêts particuliers. Les organisations instrumentalisées se concentrent sur une fonction particulière (Freitag, 1995, p. 39) en s’astreignant à la réalisation d’objectifs concrets. Si dans un premier temps les organisations et la logique de l’action organisationnelle ont pu apparaître comme des outils d’émancipation par rapport aux institutions et à leurs normes, l’avènement de l’organisation comme structure sociale contemporaine dominante, qui va de pair avec la reconnaissance de l’action organisationnelle comme « le nouveau principe de la représentativité des intérêts particuliers et antagonistes » (Freitag, 1995, p. 132), ne va pas sans poser de nouveaux problèmes. En premier lieu, alors même que la logique organisationnelle repose sur l’idée d’une distinction entre fin et moyen et prétend se concentrer sur les moyens à mettre en place pour réaliser des objectifs particuliers déterminés par les intérêts convergents des individus. On peut se demander si la logique organisationnelle pragmatique qui accorde autant d’importance à l’efficience et à l’efficacité, où « le savoir-faire instrumental et la réussite pratique […] comptent avant tout » (Freitag, 1995, p. 32) ne se transforme pas à son tour en idéologie ? Cette question se pose de manière d’autant plus critique avec le développement de l’Organisation Scientifique du Travail puis de l’ensemble des techniques de gestion associées à la technocratie dans les entreprises capitalistes. En effet l’organisation, qui a pu afficher des prétentions scientifiques, met en place des objectifs de contrôle et de rationalisation non 37 Nous rappelons la définition que Freitag donne du contrôle que nous avons vu p. 77 : « La capacité de décider normativement, à partir d’une situation de fait ou de puissance purement empirique, non pas de l’usage des choses, mais au second degré de la forme des rapports sociaux et des règles qui les régissent. Il s’agit de produire pragmatiquement des systèmes de régulation ». (Freitag, 1986, p. 322) 114 seulement sur une part grandissante de l’environnement, mais aussi, de manière beaucoup plus problématique, sur des comportements humains. Par ailleurs, comme l’action organisationnelle emprunte de moins en moins le détour politico-institutionnel, la question de l’intégration sociétale à un niveau global devient problématique. Freitag met en garde contre l’intégration irrationnelle des « marchés spéculatifs » (Freitag, 2002, p. 318), ultime étape du développement capitaliste, ou encore contre le détournement des organisations qui en se présentant comme neutres sur le plan des valeurs se rendent disponibles pour toutes les fins, y compris les fins particularistes qui pourraient desservir le champ social dans son ensemble. Enfin, en s’orientant vers la réalisation d’objectifs concrets en fonction de groupements d’intérêt particuliers, les organisations ouvrent la voie aux conflits et permettent la mise en place de rapports de force et la structuration d’antagonismes à tous les niveaux de la société (Freitag, 2002, p. 234). Les organisations peuvent donc contribuer à morceler une société qui était auparavant unifiée par les normes institutionnelles en un champ social fragmenté soumis de manière locale au contrôle organisationnel, reflet des rapports de force locaux, plutôt qu’aux normes institutionnelles qui représentaient un projet commun mis en place de manière réflexive (et dans une certaine mesure concertée). On reprend et on développe le continuum 1 de la p. 113, afin de schématiser le glissement de la finalité institutionnelle idéologique à la finalité organisationnelle pragmatique. Une institution typique et une organisation typique sont également introduites dans la figure cidessous pour illustrer ce point. Finalité Idéologique Pragmatique Institution typique: Église catholique romaine Organisation typique: Holding financier Figure 3 - Continuum de la finalité 115 Le holding financier est pragmatique par excellence, il s’agit d’un montage financier dont la fonction est d’assurer une rentabilité maximum d’un groupe de sociétés en synthétisant leurs performances économiques sous la forme d’indicateurs financiers, souvent sans même se préoccuper de la nature de l’activité des sociétés qui la compose. Les activités d’un holding se limitent la plupart du temps à des consolidations comptables et à de la gestion d’actif. À l’inverse, l’église est idéologique, sa vocation est clairement de promouvoir et de défendre une idéologie de légitimation, celle du christianisme tirée de la Bible dont l’interprétation institutionnelle est précisée dans le catéchisme. 3.3.2 Continuum 2, 2, relation à l’individu : opposition entre holisme et individ individualisme Nous posons ici la question du rapport qu’entretiennent les institutions et les organisations avec les individus qui les composent. Les institutions, particulièrement dans la modernité, vont défendre une conception universaliste de la liberté. Pour comprendre cette conception de la liberté, il faut rappeler que chez Freitag, c’est la réflexivité dans la mise en place de la normativité qui est synonyme de liberté sociale. Sur un plan théorique, dans le cadre des institutions (notamment dans les sociétés modernes), on a bien la constitution réflexive de la normativité pour la société dans le détour politico-institutionnel. Toutefois, réfléchir sur la manière d’établir des normes pour toute la société présuppose l’acceptation partagée d’une vision synthétique de l’homme. Cette vision qui va se développer dans l’idéologie de légitimation est la condition de la réflexivité. Mais on comprend qu’en se constituant sur le mode du projet commun, la société ne se construit pas en premier lieu sur la base des particularismes, mais plutôt sur celle de l’universalisme. C’est pourquoi la liberté sociale que véhiculent les institutions est aussi une liberté collective. Dès lors, en tant qu’ils divergent de normativité institutionnelle, les intérêts particularistes ou particuliers sont perçus comme une entrave à la liberté sociale, car ils tendent à déconstruire le projet commun 116 de société mis en place dans le détour politico-institutionnel38. C’est pourquoi au niveau individuel, les institutions sont coercitives et tendent à limiter l’autonomie individuelle lorsque celle-ci s’éloigne du projet de société déterminé de manière réflexive. À ce propos, la manière dont Freitag décrit le fonctionnement institutionnel est tout à fait éclairante : « [l’institution] régit les pratiques sociales selon l’anticipation qu’opère la définition formelle de leur objet et la menace d’une sanction conditionnelle » (Freitag, 2002, p. 129). Le fonctionnement des institutions se caractérise donc par la mise en place d’une normativité (« définition formelle ») dont on ne sort pas sans dommage (« sanction conditionnelle »), cette « menace » que l’institution fait peser sur les individus c’est aussi la sauvegarde du projet de société universel. On comprend donc que l’autonomie individuelle et la liberté sociale sont deux concepts de nature plutôt antagoniste chez Freitag. C’est la raison pour laquelle, dans le cadre d’un système institutionnel porté par une idéologie et un projet de société universel, les intérêts particularistes des individus sont légitimement subordonnés à ceux de la société. C’est en ce sens que nous parlons de holisme institutionnel pour caractériser les relations qui existent entre les institutions et les individus. Le holisme institutionnel conduit à mettre en place une normativité. Cette normativité peut être imposée de manière assez arbitraire dans la société traditionnelle, où les institutions imposent d’en haut, à partir d’une idéologie de légitimation présentée comme un héritage du passé (donc difficilement à remettre en cause), des normes à la pratique sociale ordinaire. Historiquement, dans les sociétés modernes, Freitag observe comment la critique de la tradition des philosophes des Lumières débouche sur une conception universaliste de l’Homme, qui se concrétise par La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Cette conception justifie la création d’institutions à vocation universelle. La contrainte institutionnelle peut alors être perçue de manière moins coercitive, 38 Bien entendu, les revendications particularistes peuvent être intégrées au projet de société, mais à condition d’emprunter le détour politico-institutionnel qui apparaît comme le lieu où peut s’exercer la réflexivité dans la mise en place des pratiques sociales et donc de se déployer sur un mode institutionnel. 117 mais dans son activité même de production de normativité, l’institution est toujours un peu doctrinale, car elle produit des jugements de valeur et des hérésies (Freitag, 1986, p. 230). En réalité, tant que la légitimité des intérêts particularistes n’est pas reconnue et reste subordonnée au projet de société tel qu’il est défini dans l’idéologie de légitimation, il n’est pas légitime de chercher à sortir de la normativité posée par les institutions sans subir une sanction qui peut aller bien au-delà de la perte des avantages concédés aux membres de l’institution, éventuellement jusqu’à la mort. C’est justement au sein des organisations que les intérêts particularistes, qui renvoient à un groupe d’intérêt, puis les intérêts particuliers, qui revoient à un unique individu, vont peu à peu être reconnus et devenir légitimes. Paradoxalement, ce renversement est initié par la modernité. À bien des égards, la modernité peut être perçue comme un mouvement d’émancipation des individus. À ce moment, l’idée d’une « autonomie naturelle des individus », d’un « libre arbitre » et surtout la reconnaissance d’une « certaine légitimité dans la poursuite de ses intérêts [individuels]» commence à s’imposer (Freitag, 1995, p. 172). Par la suite, avec le passage à la postmodernité, on aboutit à la reconnaissance de « l’autonomie normative des acteurs » (Freitag, 1995, p. 125). À l’inverse des institutions, les organisations vont reconnaître cette légitimité des intérêts particularistes puis particuliers (Freitag, 1995, p. 37). Comme nous l’avons vu, c’est même largement le « moteur » de l’action organisationnelle qui émerge dans la cadre du passage des mouvements politiques aux mouvements sociaux. C’est aussi pour une part importante l’objet de l’Organisation Scientifique du Travail39, et des autres techniques de management qui tendent à intégrer de manière toujours plus fine les intérêts des différents acteurs dans des procédures de gestion. C’est cette reconnaissance de la légitimité des intérêts particularistes puis particuliers au sein des organisations qui nous conduit à opposer l’individualisme individualisme organisationnel au holisme institutionnel. Concrètement, cette opposition entre les 39 De ce point de vue, il ne faut pas oublier que Taylor va aussi chercher dans ses développements théoriques à réconcilier les intérêts particuliers des ouvriers qui désirent de « gros salaires » et ceux des patrons qui veulent « une main d’œuvre bon marché » à travers la « prospérité maxima » de l’organisation. (Taylor cité par Chanlat et Séguin, 1983, p. 79-80) 118 institutions et les organisations se manifeste par la reconnaissance pour l’individu au « droit inaliénable de "sortir de la société" lorsque le maintien de l’association ne lui paraît plus avantageux du point de vue de la balance de ses intérêts et fins privés » (Freitag, 1995, p. 38). La reconnaissance pour les individus du droit de choisir leur organisation signale le passage du holisme institutionnel à l’individualisme organisationnel. Cette reconnaissance de l’autonomie normative des acteurs sociaux entre évidemment en contradiction avec le projet commun de société que portent les institutions. C’est pourquoi l’individualisme véhiculé par les organisations remet en question les normes institutionnelles (Freitag, 1995, p. 104 et Freitag, 1995, p. 125), d’abord localement puis tend à prendre la forme d’une remise en cause globale de la régulation institutionnelle avec le développement de l’idéologie libérale (Freitag, 1995, p. 104). Ce faisant, la reconnaissance des intérêts particuliers, autrement dit la reconnaissance de l’autonomie normative des acteurs sociaux, pose en réalité un certain nombre de nouveaux problèmes. Il faut rappeler ici les points que nous avons déjà vus à ce sujet. Les conflits d’intérêts au niveau individuel et organisationnel, qui s’expriment de plus en plus sur le mode du rapport de force à mesure que le détour politico-institutionnel est court-circuité, vont morceler la société en champ social et livrer la société au « baromètre des opinions » (Freitag, 2002, p. 314). L’hypercomplexité d’une société sans normes universelles déboussole les individus et les condamne à l’errance (Freitag, 1995, p. 43). Au vu de ces différents éléments, on peut se poser la question de la persistance de la liberté sociale prise comme constitution réflexive des normes d’une société. Nous allons voir maintenant qu’il n’est pas non plus certain que la postmodernité ne parvienne à offrir en échange une liberté comprise comme autonomie individuelle. Le point le plus significatif pour notre projet de compréhension des organisations est peutêtre le suivant : bien que les intérêts particularistes et particuliers trouvent une forme de légitimité dans l’organisation, cette structure sociale doit tout de même développer des méthodes de coordination, car les intérêts des différents individus, à mesure que se dissolvent 119 les normes et l’identité que véhiculaient les institutions, ne convergent jamais vraiment tout à fait. L’organisation doit donc faire face au problème de la coordination, mais à la différence de l’institution, elle ne peut pas appliquer une contrainte institutionnelle, car la légitimité des intérêts particuliers tend à primer sur l’idéologie de légitimation, ce qui se concrétise par le droit des individus à quitter l’organisation. Cette coordination va donc se faire de plus en plus en manipulant, c’est-à-dire en faisant en sorte que la contrainte organisationnelle n’apparaisse pas clairement à la conscience des individus comme telle, ou bien qu’elle semble rejoindre leurs intérêts, ou encore qu’elle semble mieux rejoindre leurs intérêts que dans les autres organisations. Les organisations ont donc de plus en plus l’obligation de persuader les individus que leurs intérêts convergent avec ceux de l’organisation40. La coordination aura donc lieu, non plus sur le mode de la contrainte, mais sur celui de la mobilisation (Freitag, 1995, p. 52). Pour Freitag, la mobilisation procède de la manière suivante, elle va : manipuler les orientations significatives dont sont porteurs les acteurs, […] épuiser les réserves de tradition et […] court-circuiter les discours de justification et d’orientation collective. (Freitag, 2002, p. 43) Le sociologue oppose ensuite la « mobilisation immédiate » de l’organisation à « l’argumentation et à la justification » (Freitag, 2002, p. 43) que l’on peut trouver au cours de l’élaboration du projet de la société moderne dans le détour politico-institutionnel. Pour faciliter la mobilisation, il se développe tout un ensemble de techniques et de connaissances qui visent à composer avec la contrainte des intérêts particuliers. Cet ensemble correspond au technocratisme que Freitag définit comme : « ce nouveau mode de régulation de l’action par contrôle direct de tout ce qui existe et par production de tout ce qui n’existe pas encore […] dans le domaine de l’action humaine » (Freitag, 2002, p. 375). Comme on le voit le sociologue est très critique vis-à-vis du technocratisme, et l’on peut se demander, s’il ne passe pas à côté 40 Que l’organisation le fasse sur le mode du chantage, en trichant, ou à l’inverse dans une logique de respect mutuel et de valorisation des « ressources humaines » n’importe pas ici, car ce type de questions pourrait se poser dans les institutions. Ce qui compte, pour différentier les institutions des organisations, c’est que les intérêts particularistes apparaissent comme une contrainte légitime dans l’organisation alors que ce n’est structurellement pas le cas dans les institutions. 120 d’une part importante des sciences de gestion qui, de l’École des relations humaines de Mayo à Sainsaulieu, cherche à montrer l’importance de tenir compte des intérêts particuliers dans les organisations non pas simplement dans un objectif de manipulation, mais aussi dans une logique de développement à long terme, de pérennité, de bonne gouvernance…. Mais, au bout du compte, pour le sociologue, le technocratisme n’est que la conséquence de la fausse promesse que porte en lui l’individualisme organisationnel. Car il y a bien chez Freitag quelque chose qui s’apparente à une ruse de la postmodernité, et qui est véhiculé de manière privilégiée dans les organisations. Il est effectivement difficile de savoir si la postmodernité qui sacrifie le projet commun de société moderne au profit de la reconnaissance de la légitimité des intérêts particulariste, puis particulier, offre finalement aux individus plus de « liberté comprise comme capacité d’autodétermination réflexive de soi » (Freitag, 1995, p. 49). Si d’un côté, Freitag affirme clairement que la postmodernité ne tient pas ses promesses, allant jusqu’à déclarer (tout en reconnaissant qu’il présente là le prolongement extrême de sa pensée) que la postmodernité représente « la dissolution de toute autonomie et de toute identité » (Freitag, 1995, p. 161). Il reconnaît pourtant, d’un autre côté, aux individus une certaine autonomie qui se manifeste positivement par leur capacité à mettre place dans la postmodernité des « stratégies de prévision » ou encore des « programmes » (Freitag, 1995, p. 49) pour défendre ce qu’ils considèrent comme leurs intérêts. Le sociologue reconnaît également la capacité des individus à échapper localement aux manipulations du système cybernétique qui se met en place dans la postmodernité en maintenant des lieux de résistance : « le premier de ces ‘systèmes’ protégés, blindés, secrets, restera bien sûr notre ‘propre système existentiel’ personnel » (Freitag, 1995, p. 198). Toutefois, si les individus parviennent à maintenir une certaine autonomie, c’est sur le mode de la résistance et dans une certaine solitude individualiste. Ci-dessous, une version élaborée du continuum 2 de la p. 113 qui vient reprendre la question de la relation à l’individu dans les organisations et les institutions. Comme dans la figure 121 précédente, nous lui avons adjoint une institution typique ainsi qu’une organisation typique comme exemples concrets. Relation à l’individus Holisme Individualisme Institution typique : État-Nation du XIXe siècle Organisation typique : Entreprise capitaliste Figure 4 - Continuum de la relation à l’individu Dans l’entreprise capitaliste, on retrouve bien cette problématique de la prise en compte des intérêts particuliers : en effet, les individus y entrent généralement en premier lieu de manière « intéressée » plutôt qu’idéologique et identitaire, que ce soit pour chercher la reconnaissance sociale ou encore pour des raisons alimentaires. Leur coopération dans l’organisation ne dure que tant qu’ils considèrent que leurs intérêts sont respectés (ou mieux respectés qu’ailleurs). En pratique, cet équilibre est assuré par le droit de changer d’organisation ou de quitter l’organisation sans s’exposer à des sanctions au-delà de la perte des avantages associés à la participation organisationnelle41. Il est très important ici de garder à l’esprit que l’organisation qui souhaite infliger des sanctions au-delà de cette limite est structurellement démunie, et c’est la raison pour laquelle elle devra théoriquement emprunter le détour politico-institutionnel (intenter un procès, faire appelle à la police...). À l’inverse, les individus naissent « citoyens » d’un État-nation. De ce fait, ils viennent au monde avec des droits, mais aussi des devoirs et doivent respecter les lois (que l’on peut considérer comme un bon exemple de contraintes institutionnelles) qui régissent l’État. Citoyen avant d’être individus, ils doivent se plier aux règles du territoire sur lequel ils vivent, 41 Naturellement la perte des avantages associés à la participation organisationnelle n’est pas sans conséquence. Dans une certaine mesure, c’est même tout le jeu des organisations de faire en sorte qu’elle le soit. Mais les autres formes de sanction et même leur évocation comme moyen de dissuasion peuvent rapidement tomber dans l’illégalité. 122 règles qu’il n’est pas possible changer sans passer par le détour politico institutionnel. Changer de nationalité est une possibilité, mais pas un droit. D’ailleurs au XIXe siècle, cela s’est fait le plus souvent sur le mode de la fuite, de l’exode. Enfin, dans le contexte des « nations » vouloir changer de nationalité peut être perçu comme assez suspect, le langage contemporain parlera d’ailleurs plus volontiers de citoyenneté ce qui est moins embarrassant et permet de courtcircuiter l’idéologie de la nation. 3.3.3 Continuum 3, 3, relation à l’environnement : opposition entre stabilité et plasticité plasticité On cherchera ici à préciser les rapports que les organisations entretiennent avec leur environnement. Dans les sociétés traditionnelles et modernes, on demande à l’individu de « prendre place dans un ordre pratique et symbolique déjà établi » (Freitag, 1995, p. 9). Cet ordre préétabli dans lequel chacun doit prendre place au terme d’un processus de socialisation, permet aux individus de mener ce que Freitag appelle une « existence synthétique » (Freitag, 1995, p. 9). Freitag parle ici d’existence sociale, c’est-à-dire de la façon dont l’individu est à la société. Il entend par « existence synthétique » une existence qui se déroule dans un « monde, tant naturel que social, […] constitué de forme essentiellement stables perdurant dans leur être propre et leur propre puissance de reproduction […] » (Freitag, 1995, p. 9). Ce « monde » se structure autour d’un ensemble de médiations symboliques stables. C’est la connaissance et l’acceptation de cet ensemble comme synthèse, c’est-à-dire qui s’élève au-delà des particularismes contextuels, qui rend possible la société, comme « identité collective » ou comme « unité idéale ou transcendantale » (Freitag, 2002, p. 243), et qui va permettre de mener une « existence synthétique » dans la stabilité d’un ordre préétabli. La société dans la modernité que Freitag va alors pouvoir définir comme « le monde du "simple" […] conçu sur le mode d’une identité collective et de l’unité idéale ou transcendantale » (Freitag, 2002, p. 243) coïncide avec le monde que nous venons de décrire. Si la société est « le monde du "simple" », ce n’est évidemment pas parce qu’elle est simpliste, mais bien parce qu’elle est 123 simplifiée et rendue intelligible au moyen d’une synthèse du monde. Les concepts de synthèse du monde et d’ordre préétabli peuvent être compris et considérés ici comme équivalents à l’addition des concepts d’idéologie de légitimation et de normativité, tels que nous les avons définis dans la deuxième partie de ce mémoire. L’acceptation d’une idéologie de légitimation de laquelle découle une normativité par les individus dans les sociétés traditionnelles et modernes va permettre une stabilité de l’existence sociale comme existence synthétique. Stabilité étant comprise ici comme stabilité de l’environnement social dans lequel les individus évoluent. Comme nous l’avons vu, c’est bien l’institution qui théoriquement régit les pratiques sociales « selon l’anticipation qu’opère la définition formelle de leur objet et la menace d’une sanction conditionnelle » (Freitag, 2002, p. 129). Elle a donc pour fonction d’intégrer les individus à l’unité synthétique qu’est la société, notamment à travers des processus de socialisation. C’est la raison pour laquelle nous parlerons de stabilité institutionnelle. institutionnelle Dans la postmodernité, Freitag observe comment la société a « perdu la foi dans la capacité de faire l’avenir réflexivement » (Freitag, 1995, p. 13). La synthèse sur laquelle reposait la société et qui permettait une certaine stabilité sociale s’effondre. En suivant un processus explicité dans la section précédente, on passe alors de la société au champ social. La stabilité et la « simplicité » de l’existence synthétique dans la société font place au changement perpétuel et à l’hypercomplexité du champ social (Freitag, 2002, p. 243). À l’« ordre » des sociétés modernes que véhiculaient les institutions va se substituer une « perspective organisationnelle » : Dans la nouvelle perspective organisationnelle […] tous les sujets agents et toutes les organisations, compris chacun dans leur « autonomie », constituent ensemble objectivement les uns pour les autres, avec leurs stratégies, leurs programmes, leurs prévisions et anticipations, leurs efforts de contrôle, etc. La vie sociale elle-même devient alors en toutes ses dimensions, en même temps l’objet et le produit d’une seule et même exigence d’adaptation de toutes les parties à l’environnement complexe, dynamique et a priori imprévisible qu’elles constituent ensembles toutes les unes pour les autres. (Freitag, 1995, p. 49) 124 Cette perspective se caractérise par l’adaptation à l’hypercomplexité de la postmodernité. Hypercomplexité qui découle de l’absence d’un ordre préétabli. Le champ social est alors modelé par toutes sortes de forces qu’il a lui-même libérées (Freitag, 1995, p. 13). À ce stade, l’existence sociale se caractérise plutôt par la nécessité de s’adapter au changement constant d’un environnement en perpétuelle mutation que par celle d’entrer dans un ordre préétabli (c’est-à-dire de mener une existence synthétique). Ce qui conduit Freitag à déclarer : « Toute forme de vie doit se plier au changement, doit s'adapter au mouvement de la l'‘environnement’ doit devenir mouvement elle-même, matière plastique » (Freitag, 1995, p. 10). Dans ce champ social hypercomplexe en perpétuelle mutation que Freitag nomme le « système du social » (Freitag, 1995, p. 49), les organisations vouées à n’importe quel objectif particulier apparaissent « comme une forme légitime de réduction de la ‘complexité’» (Freitag, 1995, p. 49). Si les organisations apparaissent localement comme une manière de s’adapter à l’hypercomplexité et à l’instabilité du champ social, c’est paradoxalement leur autonomie et leur multiplication qui accroissent cette complexité au niveau global. Celles-ci tendent en effet à morceler la société en un champ social, c’est-à-dire à modifier perpétuellement et localement la normativité dans ce qui est devenu le champ social. On assiste alors à une « mouvance organisationnelle » (Freitag, 1995, p. 159) où prolifèrent des organisations de « toute taille » (Freitag, 1995, p. 197) qui apparaissent comme le meilleur moyen de s’adapter aux changements de la postmodernité. Dans ce processus, l’organisation devient elle-même plastique (Freitag, 1995, p. 10), et comme dans le cas de l’université, ses structures se transforment sans cesse, devenant elles-mêmes hypercomplexes en réponse aux multiples forces excentrées qui la modèlent (Freitag, 1995, p. 56). C’est ce double aspect de l’organisation, d’une part, sa mise en place comme réponse aux perpétuelles mutations de la 125 postmodernité et d’autre part, sa souplesse structurelle que nous appelons plasticité organisationnelle42. Le continuum 3 de la p. 113 un peu repris, vient fixer ce point. Comme dans les deux figures précédentes, une organisation typique et une institution typique permettent d’illustrer nos propos. Relation à l’environnement Stabilité Plasticité Institution typique: Mariage Organisation typique: Cellule de crise Figure 5 - Continuum Continuum de la relation à l’environnement 42 Hors de Freitag, on trouve toute une littérature allant dans le sens de cette opposition entre la stabilité institutionnelle et la plasticité organisationnelle. Les institutions apparaissent comme des points d’ancrage sur la réalité et des moyens de rendre intelligible la complexité du monde. Ainsi North constate : The world is too complex for a single individual to learn directly how it all works. […] Such belief systems, both religious and secular, provide explanations in the face of uncertainty and ambiguity and are the source of decision making. (North, 2005, p. 6) D’autres auteurs, tels que Zucker, viennent insister sur la relation structurelle entre les institutions et la résistance au changement : « resistance to change is fundamentally affected by institutionalization » (DiMaggio et Powell, 1991, p. 102), ainsi que la persistance culturelle : ‘in conclusion finding reported in three experiments provide strong and consistent support for the predicted relationship between degree of institutionalization and cultural persistence” (DiMaggio et Powell, 1991, p. 102). Parallèlement à la littérature qui vient pérenniser l’institution comme un élément de stabilité, que ce soit dans le cadre de transaction économique ou celui de notre perception du monde, on trouve en théorie des organisations des développements toujours plus nombreux qui théorisent l’organisation comme une structure pour accueillir les changements (Hamilton, Powell, Johnson, Scholes, Whittington, Fréry, Lewin, Schein, Hatch…). On peut souligner comment certains théoriciens ont mis en avant le mot « organisation » non comme ce qui désigne des structures, mais comme ce qui désigne le fait d’organiser c'est-à-dire comme un processus (Pettigrew cité par G. Johnson, K. Scholes, R. Whittington et F. Fréry, 2005, p. 527). C’est tout un pan du champ qui va développer une vision dynamique de l’organisation : du très célèbre modèle du changement organisationnel développé par Lewin à l’« organisation apprenante » de Senge. Différents courants mettent l’accent sur l’importance pour l’organisation de trouver, pour ainsi dire, son équilibre dans le mouvement. De fait, cet aspect de la théorie des organisations cadre bien avec notre développement qui présente l’organisation comme une variable de l’environnement. 126 Nous avons choisi d’illustrer la plasticité des organisations par la cellule de crise. Ces organisations sont des collaborations temporaires en vue de s’adapter à une crise, crise comprise dans cet exemple comme un changement violent et inattendu. Mise en place de manière éphémère pour faire face à une crise dans l’environnement, elle dépend profondément dans sa structure de la nature de la crise à laquelle elle doit apporter des réponses de manière contextuelle. À l’opposé, le mariage surtout dans sa forme traditionnelle (telle qu’on pouvait la voir au XIXe siècle en France) est une forme prédéterminée d’union entre deux personnes. D’un point de vue social, cette association a pour but de stabiliser une relation de manière institutionnelle en la faisant entrer dans un ordre préétabli par la société. Il est d’ailleurs tout à fait intéressant de remarquer comment les évolutions récentes du mariage traduisent le passage de la stabilité institutionnelle à la plasticité organisationnelle : le divorce, la question de mariage homosexuel, l’émergence du Pacte civil de solidarité en France, dévoilent comment ce qui est peu à peu apparu comme une rigidité institutionnelle est débordé par des solutions plus souples qui s’adaptent mieux à la réalité sociale. 3.3.4 Dynamique interne des organisations : la résilience L’analyse que nous venons de mener et qui oppose les organisations aux institutions nous permet, comme nous l’avons fait avec le concept d’ipséité pour l’institution, de dégager une dynamique particulière aux organisations que nous proposons de capter à l’aide du concept de résilience. Ici aussi, il faut faire attention à ne pas prendre directement le concept de résilience selon ses acceptations développées dans d’autres champs comme la psychologie ou la physique des matériaux, mais plutôt dans un sens que nous allons maintenant préciser. Le concept de résilience tout comme le concept d’ipséité renvoie à une façon d’être, mais sur une tout autre modalité. 127 Si l’institution, possède en quelque sorte une légitimité supra contextuelle et au-delà des intérêts particuliers dans le cadre d’un idéal identitaire. Ce n’est pas le cas de l’organisation, comme nous l’avons vu, celle-ci apparaît plutôt comme instrumentalisée, comme un moyen en vue d’atteindre un objectif concret et contextuel. La reconnaissance de la légitimité des intérêts particuliers l’empêche d’appliquer une règle générale comme peut le faire l’institution. L’organisation va chercher à mobiliser, c’est-à-dire à persuader les individus que ses intérêts convergent avec les leurs. Elle doit tenir compte des différentes individualités qui la composent et faire preuve de souplesse ou utiliser des ruses. C’est d’autant plus important que ces individus disposent du droit de changer d’organisation. Cette souplesse est également requise pour faire face à un environnement en perpétuelle mutation. En effet, elle subit les différentes forces du champ social en fonction desquelles elle doit se transformer pour s’adapter, nous avons parlé ici de plasticité. De manière générale, en dehors de la pensée théorique de Freitag, on voit comment l’organisation et plus particulièrement les organisations du secteur marchand apparaissent comme un tissu ou un matériau de nature malléable. Différents courants relativement récents de la théorie des organisations s’attachent à rendre compte de cette perspective. Ainsi, on évoque souvent le tissu organisationnel (théorie de l’écologie des populations, étude des structures en réseaux…) voire le tissu productif dont le renouvellement est d’ailleurs désormais perçu comme un facteur d’innovation et de dynamisme économique par les théoriciens (Picart, 2004, p. 89). Les organisations apparaissent comme une nébuleuse en perpétuelle mutation en réaction aux impératifs économiques d’innovation et d’adaptation que viennent mettre en avant tous les théoriciens du changement organisationnel, du management de la réactivité et de la connaissance, de Schein à Argyris en passant par Lewin, dans le sens de l’actionnalisme tel que décrit par Chanlat (Chanlat, 1994, p. 58). On perçoit donc comment les organisations se constituent et se maintiennent de manière profondément contextuelle et localisée autour d’une mission bien délimitée qui, par exemple en France, apparaît dans le statut légal d’une entreprise (bien qu’on parle, ironie du langage 128 bureaucratique, de « vocation »). Les organisations se comprennent alors comme des structures sociales qui cherchent à atteindre des objectifs pragmatiques tout en étant en perpétuelle adaptation avec des forces qui la travaillent de l’intérieur (individualité) comme de l’extérieur (environnement) face auxquelles elle ne peut s’adapter que de manière réactive, dans le sens où elle ne peut plus prétendre dans le cadre de la postmodernité activer une référence transcendantale. C’est ce que nous appelons la résilience organisationnelle. organisationnelle Sur ce point, on voit comment dans le champ de la théorie des organisations après avoir cru possible l’élaboration d’un modèle universel d’organisation, un One Best Way, on a réduit les prétentions prescriptives à l’élaboration de stratégie toujours plus contextuelle et toujours plus court-termistes… Finalement des développements théoriques récents du champ comme « l’organisation apprenante », tendent à se concentrer de plus en plus sur les capacités d’adaptation immédiate de l’organisation. 129 3.3.5 Schéma de synthèse Modalité de la résilience Modalité de l’ipséité Institution Organisation Finalité Continuum 1 Idéologique Pragmatique Institution typique: Église catholique romaine Organisation typique: Holding financière Relation à l’individus Continuum 2 Holisme Individualisme Institution typique: État Nation du XIXe Organisation typique: Entreprise capitaliste Continuum 3 Relation à l’environnement Stabilité Plasticité Institution typique: Mariage Organisation typique: Cellule de crise Figure 6 - Récapitulatif de la modélisation proposée pour opposer les institutions aux organisations 130 3.4 FORMULATION D’UNE DÉFINITION DÉFINITION DE L’ORGANISATION L’ORGANISATION 3.4.1 La stratégie de définition : de la stratégie d’exploration d’exploration du concept à l’enjeu l’enjeu de de la stratégie de formulation 3.4.1.1 Commentaire sur la stratégie de définition proposée Comme le souligne Rickert, il est important de rappeler la double signification du mot définition : « par définition on peut comprendre soit l’acte qui définit (definitio), soit le produit de cet acte (definitum) » (Rickert et al., 1997, p. 229). La définition comme « détermination du concept » (Rickert et al., 1997, p. 227) est non seulement le préalable à la mise en place d’une définition comme « expression linguistique » (Rickert et al., 1997, p. 225), mais c’est aussi, selon Rickert, là que se situe la phase la plus critique de la définition comme « acte logique de pensée » (Rickert et al., 1997, p. 227). Il s’oppose ainsi explicitement aux logiciens de son époque et notamment à Sigwart qui réduisent la définition à une mise au point linguistique. Dans ce mémoire, nous rejoignons Rickert pour affirmer que le problème de la définition ne peut pas se résumer au problème de la simple explication linguistique, que constitue ce qu’il appelle la définition définition nominale. nominale La définition est tout autant le travail scientifique d’exploration et d’élaboration des concepts et celui de leur mise en relation (Rickert et al., 1997, p. 224). Nous comprenons donc que la définition se fait en deux temps, celui de la détermination du concept suivi de la formulation d’un énoncé synthétique. Cette conception de la définition qu’on appelle la définition réelle (Rickert et al., 1997, p. 209) est aussi celle que l’on retrouve dans la logique aristotélicienne avec la notion d’ορισμός43. Dans notre projet de compréhension, nous avons clairement subordonné la stratégie de définition au problème de la détermination du concept plutôt qu’au seul problème de la formulation. Notre stratégie de définition vise la synthèse sur l’organisation non pas au moyen d’une discussion serrée sur les mots à inclure dans la définition de l’organisation, mais plutôt par 43 À ce titre, l’ouvrage de Rickert peut être perçu comme une tentative pour réhabiliter l’ορισμός ou la définition réelle. Pour ce faire, Rickert substitue au présupposé métaphysique qui sous-tend l’ορισμός dans l’antiquité un nouveau principe. Ainsi la spécification du genre qui permettait chez Platon de « subsumer les idées entre elles » pour les intégrer « dans cette pyramide d’idées dont le sommet est l’idée du bien » reste nécessaire chez Rickert, mais dans le cadre d’« une perspective rectrice » qui en articulant les concepts va leur donner un sens, sans pour autant reconstituer la « pyramide des idées » qui sous-entend d’accepter les présupposés métaphysiques de Platon. Les théories darwinistes dans les sciences de la nature constituent un exemple de perspective rectrice. 131 une détermination du concept grâce à un surplomb sociohistorique extrait de l’œuvre de Freitag. L’œuvre du sociologue est alors prise comme un cadre intégrateur pour faire l’unité parmi les différentes manifestations de l’organisation comme phénomène et parmi les différentes perspectives théoriques du champ. 3.4.1.2 Force et faiblesse de notre stratégie Dans le premier chapitre de ce mémoire, nous avons montré la difficulté pour les auteurs du champ de la théorie des organisations à proposer une définition de l’organisation sous la forme d’un énoncé synthétique. La sélection de définitions que nous avions établie révélait que les auteurs cherchant à mettre en place une définition synthétique de l’organisation aboutissaient le plus souvent à une définition générique de l’organisation du type : « une collectivité orientée vers un but commun dans le cadre de structure relativement formalisée » (p. 36). Cette définition nous la retrouvions chez les théoriciens Mintzberg et Scott, et parmi les auteurs des ouvrages de synthèses que nous avions sélectionnés chez Scott, Chanlat, Séguin et Handel. Une telle définition nous était apparue comme insatisfaisante, car dans sa trivialité elle ne parvenait pas vraiment à rendre compte de la spécificité des organisations au regard d’autres structures sociales. Pour réaliser une synthèse sur l’organisation une tendance alternative que nous avions observée dans notre sélection de définition était la mise au point d’une solution visuelle plutôt que d’un énoncé synthétique. Les théoriciens favorisaient alors une approche descriptive sur une approche analytique, on trouvait cette stratégie chez Burns et Stalker, Ouchi, Weber, Mc Gregor et Mintzberg. Nous avions identifié trois raisons pour expliquer la difficulté observée à formuler une synthèse de l’organisation sous la forme d’un énoncé synthétique : • • • Les multiples formes que pouvaient prendre les organisations ; La relative nouveauté du phénomène ; La multiplicité des perspectives théoriques dans le champ de la théorie des organisations. 132 Notre stratégie de définition a été mise en place en réaction à ce diagnostic. Et de fait, présenter l’organisation comme le fruit d’un développement sociohistorique théorisé par Freitag dans la cadre de sa théorie générale des sociétés nous permet de lever ces trois difficultés. Ainsi, le concept de l’organisation que nous avons mis en place apporte un éclairage sur les multiples formes que peut prendre l’organisation notamment au travers de ce que nous avons défini comme la plasticité organisationnelle. Si la plasticité organisationnelle nous a permis d’associer conceptuellement l’organisation au changement par la médiation de l’adaptation, sans que cela ne nous réduise au silence44. Le déploiement de la théorie générale des sociétés de Freitag nous permet au contraire de proposer pour l’organisation une conceptualisation synthétique au-delà des multiples formes que prennent les organisations. En ce qui concerne la relative nouveauté du phénomène, le modèle de Freitag rend aussi bien compte de la difficulté à distinguer ce qu’est l’organisation. Cette difficulté provient notamment de sa coexistence avec les institutions. Ce point est d’autant plus critique que des caractéristiques institutionnelles et organisationnelles peuvent coexister à l’intérieur d’une seule et même structure sociale. Plus généralement, le passage à la postmodernité sur le mode de la subversion apparaît comme une entrave à la compréhension. En plus de la mise en évidence de ces différents obstacles, l’aspect chronologique et diachronique du modèle freitagien permet de comprendre l’organisation malgré la relative nouveauté du phénomène, dans la mesure où on l’inscrit dans une évolution sociohistorique plus large dont elle est le fruit. On peut ainsi extraire ce qui est tendanciellement organisationnel, et dans une certaine mesure, la théorie générale des sociétés de Freitag permet même d’anticiper les caractéristiques que les structures sociales tendent à développer. Enfin, on observe que la théorie générale des sociétés de Freitag et le concept de l’organisation que nous en avons tiré permettent de bien rendre compte des différentes 44 Comme on pourrait le faire en posant avec un certain scepticisme une constatation empirique du type : l’organisation est changement et de ce fait, on ne peut rien en dire qui ne soit déjà faux… Ici au contraire la multiplicité des formes de l’organisation se déduit d’une théorie générale de la société. 133 définitions que nous avons relevées dans le premier chapitre de ce mémoire. Et l’on propose d’esquisser ici le sens que pourrait prendre l’intégration de chacune des définitions que nous avons relevées dans la théorie générale des sociétés de Freitag prise comme un cadre intégrateur. 3.4.1.3 Intégration des définitions relevées dans la première partie à la théorie générale des sociétés de Freitag et au concept d’organisation que nous en avons tiré Les définitions des auteurs classiques sont d’emblée prises en charge, le plus souvent de manière explicite, par Freitag. La manière dont celui-ci explicite la subversion de la modernité en postmodernité permet également de bien de saisir des définitions d’auteurs plus récents. Taylor, chez qui nous n’avions pas trouvé de définition de l’organisation, est pourtant explicitement intégré par Freitag dans ces développements théoriques (Freitag, 2002, p. 304) dans le cadre de ce que nous avons appelé la rationalisation organisationnelle par le développement de l’Organisation Scientifique du Travail. Fayol peut également être rattaché à ce mouvement de rationalisation. Weber est intégré de manière encore plus fondamentale dans la genèse de la théorie générale des sociétés de Freitag. Outre l’influence importante qu’a globalement pu avoir Weber sur Freitag dans la construction de sa théorie générale des sociétés (Caillé, 1986, p. 161), Freitag va explicitement rattacher la bureaucratie wébérienne à la modernité et à l’institution (Freitag, 2002, p. 108). Ce rapprochement, un peu étonnant, entre l’institution et la bureaucratie apporte un élément de compréhension intéressant sur une des questions clefs du champ : la question de la bureaucratie. Weber est considéré comme un fondateur du champ de la théorie des organisations, et l’on comprend que ses développements théoriques sur la bureaucratie aient pu brouiller les pistes, car la bureaucratie a longtemps été perçue comme la forme typique de l’organisation contemporaine. À ce sujet, Freitag opère une mise au point décisive en proposant au contraire de voir la bureaucratie comme une forme institutionnelle d’organisation (organisation est ici compris comme fait d’organiser et non comme structure sociale) par opposition au technocratisme postmoderne. Dès lors, on saisit mieux pourquoi la 134 question de la bureaucratie a suscité autant de discussion dans le champ de la théorie des organisations. Ce débat du champ va se refléter jusque dans notre liste de définitions représentatives entre ceux qui réaffirment l’actualité de la bureaucratie comme Dimaggio et Powell et ceux qui la critiquent vivement comme Crozier45. Weber est d’autant plus important dans la théorie générale de Freitag que si la bureaucratie wébérienne en tant qu’institution et structure sociale tend à s’effacer, la société postmoderne tend paradoxalement à entamer un processus de rationalisation qui, lui, a été très bien perçu par Weber. Ainsi, on peut relire et mieux comprendre la définition que Crozier propose de la bureaucratie comme une illustration de l’inadaptation grandissante des institutions à mesure que dans la postmodernité, la société se transforme en champ social. Le renversement de Dimaggio et Powell qui substituent à la question traditionnelle du champ : « pourquoi y a-t-il autant de formes d’organisation » la question inverse : « pourquoi y a-t-il une telle homogénéité des organisations » au début des années 80 est assez cohérent avec l’identification relativement tardive par les théoriciens, décrite par Freitag, de l’organisation en tant que phénomène et structure sociale distincte. En effet, la multiplication des organisations sous leur forme contemporaine à partir des années 50 donne dans un premier temps une impression de désordre, car le passage de la modernité à la postmodernité se fait sur le mode de la subversion qui déconstruit la société en champ social. En outre, comme nous l’avons vu dans la dernière section du chapitre précédent, Freitag rend bien compte de la difficulté qu’ont d’abord eue les théoriciens à décrypter cette nouvelle réalité. À ce titre, March et Simon en définissant clairement dans notre liste l’organisation comme une structure sociale par opposition à l’organisation comme action d’organiser opèrent le basculement conceptuel entre les deux conceptions de l’organisation. 45 De ce point de vue, Freitag propose même une forme de résolution du débat. Pour lui, la bureaucratie n’est plus adaptée à la réalité du champ social postmoderne, ce qui explique la critique de Crozier. D’un autre coté, Freitag remet en cause toute la postmodernité en faveur de la modernité en tant que société, de ce point de vue la bureaucratie apparaît comme une forme supérieure de structure sociale ce qui légitimise la position de ses partisans. 135 Enfin, chez Ouchi, il est frappant de voir comment l’entreprise japonaise s’oppose à l’entreprise américaine par son aspect institutionnel. C’est la raison pour laquelle le théoricien est obligé de procéder à des aménagements importants en vue de pouvoir l’importer dans un système américain déjà très postmoderne (notamment la reconnaissance des individualités), ce qui le conduit à mettre en valeur un troisième type d’organisations : l’organisation Z. D’ailleurs entre temps, à mesure que la postmodernité semble gagner le Japon, le système managérial japonais est lui-même partiellement entré en crise avec les difficultés économiques qu’a connu ce pays depuis les années 1990. Certaines caractéristiques des entreprises japonaises décrites par Ouchi, qui nous apparaissent comme des reliquats institutionnels, tels que l’emploi à vie, n’y ont pas résisté… Les différentes dimensions de la résilience organisationnelle telle que nous l’avons définie précédemment se retrouvent également dans les définitions que nous avions relevées, souvent chez des auteurs plus récents. Ainsi, en choisissant de définir l’organisation comme des collectivités à la poursuite d’objectifs concrets, Scott met l’accent sur la dimension pragmatique des organisations. Dans sa définition, Barnard en mettant en avant l’importance de l’organisation informelle et des liens interpersonnels dans l’organisation rejoint largement ce que nous avons pu voir dans le cadre de l’individualisme organisationnel. L’apport théorique de Mayo et Mc Gregor mis en évidence en analysant la manière dont ils conçoivent l’organisation illustre également cette reconnaissance de la légitimité des intérêts particularistes et particuliers dans l’organisation et leur prise en compte toujours plus fine dans les sciences de la gestion. La définition de Pfeffer va encore plus loin dans la mise en avant de l’individualisme organisationnel en proposant de définir l’organisation sur le mode de la coalition d’intérêts. Il souligne ainsi comme nous l’avons fait que les individus entrent dans l’organisation à la recherche de leur intérêt, mais fait de cette recherche d’intérêts la dimension la plus importante de l’organisation. Hannan comme Lawrence vont mettre l’accent sur l’importance de l’environnement organisationnel et développer l’idée d’un rapport réactif avant d’être réflexif entre l’organisation et son 136 environnement. Nous avons également développé ce point de vue en opposant stabilité institutionnelle et plasticité organisationnelle. Cette idée est présente également dans le continuum de Burns et Stalker qui oppose organisations mécanistes et organisations organiques. Ce continuum présente beaucoup de similitudes avec notre continuum qui oppose la stabilité organisationnelle et la plasticité institutionnelle. Tous ces auteurs, qui s’opposent au One Best Way des classiques, valident sur le plan de la relation à l’environnement le passage des institutions aux organisations. Enfin, de manière un peu plus indirecte, on peut aussi souligner que les « logos » de Mintzberg reposent aussi sur l’idée d’une certaine plasticité. En effet, c’est bien en faisant varier les aires et la forme des différentes parties de l’organisation de son logo que Mintzberg distingue les grands types d’organisations. Nous ne pouvons pas entrer plus en détail dans l’analyse des rapports entre les théories de ces différents théoriciens avec la théorie générale de la société de Freitag et avec son concept d’organisation tel que nous l’avons spécifié dans ce mémoire. Pourtant, à première vue, nous semblons maintenant en mesure de proposer une intégration cohérente des différentes définitions représentatives du champ que nous avons relevées. Du point de vue de la synthèse des connaissances, notre stratégie de définition en tant que détermination du concept paraît donc satisfaisante. En allant chercher chez Freitag, un surplomb sociohistorique et un cadre intégrateur, nous avons pu définir « le genre » de l’organisation : celui de la structure sociale d’un mode de reproduction formel. Puis en l’opposant à l’institution, nous avons mis lumière « la différence » de l’organisation à l’aide de caractéristiques essentielles (c’est-à-dire structurellement et tendanciellement opposées à celles de l’institution) dans ce que nous avons appelé la résilience organisationnelle. Cette définition de l’organisation présente l’immense avantage de percevoir l’organisation comme un : « élément d’un processus d’évolution […] et d’établir ses caractéristiques à parti d’une cohérence générale d’ordre causale ou ‘nomologique’. On ne rassemble plus sous un concept des phénomènes dont certains signes extérieurs semblent indiquer qu’ils font partie du même groupe, mais on parvient au point de vue 137 recteur de l’organisation46 conceptuelle en considérant les différents stades d’une évolution, dont tel ou tel organisme se présente à nous comme représentant ». (Rickert et al., 1997, p. 246) Toutefois, la stratégie que nous avons adoptée ici pour déterminer le concept va largement conditionner notre stratégie de formulation de l’expression linguistique de notre définition, car elle induit aussi un problème. Si on peut considérer que le cadre intégrateur que nous proposons ici et le concept d’organisation que nous en avons tiré permettent de réaliser une synthèse sur l’organisation dans le champ, car il rend compte des différentes définitions que nous avons relevées en première partie de ce mémoire, comment faire pour restituer dans le cadre d’un énoncé synthétique toute la richesse et la complexité de ce cadre synthétique ? Cette question est d’autant plus critique, que c’est justement ce cadre théorique et les caractéristiques organisationnelles que nous avons mis en évidence qui présentent une valeur ajoutée dans l’établissement de notre définition de l’organisation. L’enjeu de notre stratégie de formulation découle donc de notre stratégie de détermination du concept. Nous sommes pris entre, d’une part la volonté de proposer une définition autosuffisante (c’est-à-dire relativement intelligible pour le profane), et d’autre part la nécessaire concision qu’on peut attendre d’une définition. 3.4.2 La stratégie de formulation d’une définition de l’organisation Cette opposition entre autosuffisance et concision dans notre définition dépend en fait largement de la connaissance que le lecteur a de Freitag. En effet, au-delà de la nécessaire compréhension de l’interprétation en tant que telle que constitue aussi ce mémoire, une bonne connaissance de la théorie générale de Freitag et de son cadre conceptuel rend inutile l’explication de ses principaux concepts (mode de reproduction formel, postmodernité, champ social…). Pour résoudre ce dilemme, nous avons été amenés à proposer deux stratégies de 46 Attention, on parle ici d’organisation conceptuelle qui renvoie au fait pour des concepts d’être organisés, rien à voir donc avec l’organisation comme structure sociale que nous cherchons à définir dans ce mémoire. 138 définition et deux formulations. En réalité, aucune des deux formulations ne s’adresse à un public complètement profane puisque nous ne pouvons pas expliquer dans le cadre d’un simple énoncé synthétique les notions de société moderne, société traditionnelle, normativité… telles que Freitag les définit. De la même manière que nous nous sommes aussi refusé à faire une définition hyper concise du type : l’organisation se définit sur le mode de la résilience qui, outre le fait d’être totalement incompréhensible à moins d’avoir lu le présent mémoire, se détache complètement de Freitag (dans sa formulation). Cette possibilité est intéressante en conclusion de ce mémoire, mais nous souhaitons tenter de proposer ici une formulation pour un public plus large. La première stratégie de formulation met l’accent sur l’intelligibilité. Elle s’ouvre ainsi à une lecture plus profane en cherchant à rappeler les événements sociohistoriques clefs que nous avons relevé dans la première section de cette partie et qui contribuent à l’apparition de l’organisation contemporaine. La deuxième stratégie, en s’adressant à des initiés de la pensée de Freitag, laisse ces évolutions sociohistoriques dans l’implicite, car on les suppose connues. En revanche, comme dans le premier cas elle développe l’opposition entre institutions et organisations propre à ce mémoire, et qui nous a permis d’affiner le concept d’organisation chez Freitag. Stratégie 1 : L’organisation L’organisation est la structure sociale sociale qui produit de façon privilégiée la normativité dans le champ social contemporain de la postmodernité. Elle succède à l’institution l’institution qui était était le lieu où s’établissai s’établissaien établissaient ent les normes des sociétés modernes et traditionnelles. Des caractéristiques caractéristiques organisationnelles émergent dans le passage de la modernité à la postmodernité : dans le réformism réformisme social social démocrate de la fin du XXe siècle, siècle, l’action organisationnelle organisationnelle apparaît et consacre l’organisation l’organisation comme un moyen de défendre pragmatiquement pragmatiquement des revendications particularistes. Avec le New Deal dans les années 1930 1930, 30, la généralisation de la personne juridique offre aux organisations une structure structure qui leur donne donne un véritable poids dans la gestion du champ social et une certaine légitimité. légitimité. On peut observer également une 139 révolution organisationnelle organisationnelle au début du XXe siècle. siècle. Avec la volonté patronale de rationalisation de l’activité économique se développe l’Organisation l’Organisation Scientifique du Travail, Travail, puis un certain nombre d’idéologie de rationalisation rationalisation, tion, et tout un corpus dédié aux aux organisations organisations et à leur gestion. Par ailleurs, ailleurs, la résistance ouvrière à ce mouvement renforce les caractéristiques de l’action organisationnelle et engendre une contractualisation directe pour réguler l’activité organisationnelle organisationnelle qui transforme l’organisation en une « entité sociosociojuridique effective ». Dans la postmodernité les organisations suivent une logique opérationnelle et découpent découpent le champ social en soussous-champs directement opérationnalisables sur un mode cybernétique cybernétique non réflexif, ce qui permet l’intégration l’intégration à un niveau global du champ social hypercomplexe sans normes normes communes dans une logique technicotechnico-économique. économique. L’organisation succède à l’institution, l’institution, et s’en différencie différencie sur certaines caractéristiques : sa finalité finalité es est en premier lieu pragmatique, elle permet l’expression l’expression de l’individualisme l’individualisme avec lequel elle cherche à composer. composer. Dans un champ social en perpétuelle perpétuelle mutation, elle démontre une certaine plasticité. L’ensemble de ces caractéristiques constitue ce que nous nous avons appelé la résilience organisationnelle. À l’inverse, l’institution défend et promeut une idéologie de légitimation, les intérêts particuliers y sont subordonnés à une logique holistique dans dans un projet de société commun. commun. Comme elle vient instaurer un ordre du monde, l’institution apporte une certaine stabilité sociétale. Ces caractéristiques constituent ce que nous avons appelé appelé l’ipséité institutionnelle. institutionnelle. Stratégie 2 : L’organisation es est la structure sociale caractéristique de la postmodernité, de ce point de vue elle succède à l’institution l’institution. institution. Plus précisément, la finalité de l’organisation est en premier lieu pragmatique, elle permet l’expression de l’individualisme avec lequel elle cherche à composer. Dans un champ social en perpétuelle perpétuelle mutation, elle démontre une certaine plasticité. L’ensemble de ces caractéristiques caractéristiques constitue ce que nous avons appelé la résilience organisationnelle. À l’inverse, l’institution défend et promeut une idéologie de légitimation, les intérêts particuliers y sont subordonnés subordonnés à une logique holistique dans un projet de société 140 commun. Comme elle vient instaurer un ordre du monde, l’institution apporte une certaine stabilité sociétale. Ces caractéristiques constituent ce que nous avons appelé l’ipséité institutionnelle. Pour évaluer ces deux formulations, on propose de se servir des critères que nous avions établis dans la première partie de ce mémoire pour construire notre liste de définitions, soit : • • • • La définition doit être concise, car elle représente aussi une synthèse du point de vue de la formulation (on attend une certaine efficacité linguistique dans sa formulation) La définition est aussi un effort de synthèse sur son objet, c’est-à-dire qu’elle cherche à définir tout son objet plutôt qu’un ensemble plus grand ou au contraire un sousensemble de l’objet L’extrait est relativement autosuffisant, on doit se faire une idée de l’objet défini à la simple lecture de la définition ; La définition est posée de manière intentionnelle. Évidemment, nous avons posé nos deux définitions de manière intentionnelle (dans la mesure où une telle chose est possible). Le fait que nos définitions remplissent ce dernier critère est donc trivial. En revanche, l’aptitude de nos deux définitions à remplir les trois premiers critères est tout à fait révélatrice des avantages, comme des inconvénients qui accompagnent notre stratégie de définition. Ainsi, les deux définitions remplissent de manière satisfaisante le deuxième critère, c’est-àdire l’obligation pour une définition d’être une synthèse adéquate de son objet pris dans sa globalité. Par opposition à la mise en lumière de tel ou tel aspect de l’organisation ou au contraire à une définition de l’organisation très vague qui ne différencie plus l’organisation d’autres structures sociales47. On récupère ici tout le bénéfice de notre stratégie de Dans ce travail on s'est inspiré de Lakatos et de son Preuves et réfutations. Essai sur la Logique de la découverte mathématique, où ses réflexions sur le polynôme d'Euler le conduisent à poser le problème du 47 domaine de définition que trace inévitablement une définition. Dans le mémoire on conserve cette perspective ensembliste, et l'étude des définitions du champ menée auparavant laisse penser que les théoriciens du champ définissent l'organisation tantôt dans un domaine plus restreint qui correspond à une forme d'organisation particulière, assez souvent l'entreprise. Tantôt dans un ensemble plus vaste que l'organisation, qui correspond à presque tous les rassemblements d'individus (ce qui inclut par exemple les institutions). On pense même, à l'issue de l'analyse des définitions p. 44, que c'est une tendance du champ : « l’organisation tend maintenant à être définie sur un ensemble, par défaut, trop large qui la confond avec tous les regroupements d’individus ». 141 détermination du concept. En revanche, on pâtit des difficultés qu’une telle stratégie implique au moment de formulation. Nos deux définitions oscillent en effet entre une capacité à être autosuffisantes et une capacité à être concises. Si la première stratégie de formulation permet de proposer une définition assez autosuffisante, elle entre péniblement dans le cadre de concision que nous nous étions imposé (une page). À l’inverse, la deuxième stratégie de formulation offre une bonne concision, mais est moins autosuffisante. Plus précisément, elle explicite l’opposition entre organisation et institution vue dans ce mémoire, mais aucunement le cadre freitagien sur lequel elle s’appuie. Conclusion En prenant un surplomb sociohistorique, nous avons réussi à définir l’organisation, c’est-àdire à proposer une détermination du concept. Nous sommes arrivés à extraire le concept d’organisation de l’œuvre de Freitag et nous l’avons précisé en l’opposant à l’institution. La théorie générale de Freitag, et le concept d’organisation que nous avons pu en tirer permettent de bien rendre compte de la totalité du phénomène organisationnel au-delà de sa relative nouveauté et de ses multiples formes. On replace le concept d’organisation dans une perspective sociohistorique qui permet de mieux prendre la mesure du phénomène organisationnel alors que la perspective organisationnelle, telle que nous l’avons présentée dans le premier chapitre, en liant l’organisation aux évolutions de la société contemporaine de manière moins centrale, rend plus difficilement compte de l’organisation dans sa globalité. Mieux : à l’issue de ce mémoire, nous sommes en mesure de proposer une relecture cohérente des définitions représentatives du champ que nous avions sélectionnées dans la première partie de ce mémoire. Nous jetons ainsi un éclairage nouveau sur le champ, et sur ce qu’est Cela dit, l'ensemble organisation tel que nous l'avons défini à l'aide de caractéristiques spécifiquement organisationnelles englobe la plupart des entreprises privées, mais pas toutes. Certaines entreprises comme Microsoft ou EDF intègrent à des degrés divers des caractéristiques institutionnelles (holisme/idéologie/stabilité). L'ensemble entreprise privée est donc un ensemble plus petit (qui intègre moins de regroupements d'Hommes réels) que l'organisation, mais n'est pas exclusivement un sous-ensemble de l'organisation dans la mesure où certaines entreprises privées présentent ou surtout ont pu présenter des caractéristiques institutionnelles. 142 l’organisation, qui permet d’ordonner les différentes définitions représentatives du champ en fonction du processus sociohistorique que nous avons décrit. Bien entendu comme le souligne Rickert toute définition reste en quelque sorte « transitoire » (Rickert et al., 1997, p. 287). De ce point de vue, nous avons réussi à proposer une définition comme détermination du concept qui présente des aspects positifs, mais les forces de notre démarche engendre aussi ses faiblesses et nous constatons un certain embarras à rendre compte sous la forme d’un simple énoncé synthétique du concept d’organisation tel que nous l’avons défini tout au long de ce mémoire sans perdre le bénéfice de notre démarche. Des travaux supplémentaires permettraient de revenir sur la question de la formulation de cette définition. D’autres développements pourraient aussi être apportés sur la question de l’articulation des développements théoriques majeurs du champ de la théorie des organisations dans le cadre de l’analyse freitagienne des sociétés. Dans une perspective plus empirique, il pourrait être intéressant de diagnostiquer différentes structures sociales pour mesurer la présence des caractéristiques organisationnelles et institutionnelles, ce qui implique bien sûr le développement de tout un arsenal méthodologique. Enfin, de manière plus opérationnelle, on pourrait tirer profit de cette analyse pour comprendre comment les structures sociales pourraient évoluer pour s’adapter ou transformer ce que nous avons défini comme le champ social sur un mode plus réflexif. 143 Bibliographie Chapitre 1 Barnard, C. I. (1938), The Functions of the Executive, Cambridge, Harvard University Press. Bélanger, L. et J. Mercier (2006), Auteurs et textes classiques de la théorie des organisations, Québec, Les Presses de l'Université Laval. Blau, P. M. et W. R. Scott (1962), Formal Organizations : a Comparative Approach, San Francisco, Chandler. Burns, T. et G. M. Stalker (1961), The Management of Innovation, London, Tavistock Publications. 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