la révolte corse anti

Transcription

la révolte corse anti
la société L’enquête expresse
La révolte corse
anti-Pépito
Près de Calvi, le groupe I Canistrelli Clandestini mène
une guerre sans merci contre la «cookisation» au profit des
gâteaux secs typiques de l’île de Beauté. Entre deux tags,
une séance de collage d’affiches et une fausse campagne
électorale, ces révolutionnaires situs ont accepté de parler
à «Technikart».
Par Elsa Launay
N
ous sommes en 2010. Après
quelques verres d’eau de vie
de myrte à 90°C, quatre Corses
approchant la trentaine entrent en transe
nostalgique. La discussion tourne autour
de la disparition du dessin animé Bouli,
diffusé sur la télé locale et doublé en
langue corse, et de son remplacement
par les Télétubbies en français. « C’est en
trop : si Bouli disparaît, qu’adviendra-t-il
de nos enfants ? Télétubbies fora !!! (Les
Télétubbies dehors !!!) », explose l’un d’eux.
Un compère ajoute : « Il faut voir ce qu’on
donne aux enfants pour le goûter : des mauvais
cookies, des Pépitos, que de l’industriel ! Avant,
quand j’allais au village chez ma grand-mère,
j’avais des canistrelli (des biscuits secs
typiquement corses - NDLR) trempés
dans du lait. » Le constat est grave : les
enfants ne mangeront plus de canistrelli
en regardant Bouli le bonhomme de
neige. L’heure est à la réaction. Un Corse
mécontent en valant quatre, l’idée est
lancée et le nom du mouvement, vite
trouvé : I Canistrelli Clandestini.
C’est ainsi que depuis des mois, les
habitants de l’île de Beauté sont
interloqués par des photos de tags et
d’affiches sur les réseaux sociaux. Le
quotidien Corse-matin relaie lui aussi l’info
et soutient la « macagna » (la blague).
Intrigué, on envoie des mails à nos
amis sur place : qui sont ces Canistrelli
50 | technikart | juillet_août 2012
Clandestini ? « Personne ne le sait, ils sont
anonymes », nous répond-on. Après
avoir usé d’une tactique chère à l’île, le
bouche-à-oreille, on réussit à organiser
un rendez-vous téléphonique avec le chef
de l’organisation. Vagabondu Isulanu
– c’est son blaze de résistant – souhaite
conserver l’anonymat mais se montre
en revanche très heureux de partager
cette grande farce avec le continent : « Ce
qui nous fait délirer, c’est qu’il y a 20% de
“macagna” et 80% de gens qui jouent le jeu.
Tout un réseau s’est créé en Corse pour une
futilité. »
Le nord de l’île touché
Un réseau ? C’est un doux
euphémisme. Depuis deux ans,
des centaines de tags et d’affiches
apparaissent sur les murs grâce aux ralliés
à la cause : « Fora Pépito » (« Dehors les
Pépito »), « Basta a cookisazione » (« Halte
à la cookisation »). Le groupe I Muvrini
et la chanteuse Francine Massiani posent
à côté des affiches de l’organisation.
Le Sporting Club de Bastia assure la
promo de la bande chenapans avec une
banderole trônant au stade de Furiani. Et
le réseau bénévole suit le mouvement : les
imprimeurs et les agences de graphisme,
comme Air Toon à Calvi, donnent un
coup de main, la photographe Béatrice
Luciani et la jeune mannequin Albane
Gabrielli participent aux nouvelles
campagnes d’affichage et à la promo des
tee-shirts. « Yes we can… istrelli », devient
le slogan de ralliés à la cause de plus en
plus nombreux. « On joue au petit gâteau
corse rebelle qui lutte contre la mondialisation,
c’est du quatrième degré », tient cependant à
modérer Vagabondu Isulanu.
Adepte de l’absurde, il avoue « se creuser les
méninges pour faire tout à l’envers » : même
la promo d’un événement se fait… après
l’événement. Aucun problème cependant
pour rameuter les foules. Le téléphone
corse, appelé communément « radio
putaccia » (« radio potins »), fonctionne à
la perfection : Marie-Figue est en voiture
avec sa copine Colomba. « Mi (regarde)
le nouveau tag des Canistrelli Clandestini sur
le rond-point ! », lance Colomba. « Il paraît
qu’ils organisent un petit événement à Lumio
samedi en huit », rétorque Marie-Figue. De
retour chez elle, Colomba à son mari :
« Oh Ange, tu es au courant du rassemblement
des Canistrelli à Lumio ? » Le lendemain,
Ange à l’apéro avec son collègue Dumè :
« Tu as acheté les tee-shirts des Canistrelli ?
Apparemment il y a un grand ralliement de
toute la Corse qui se prépare, il faut qu’on
s’équipe. » Etc.
Armes en plastique
Cerise sur le gâteau (sec), les vidéos
de conférences de presse du groupe,
«Fora !»
Cagoulés et armés
d’armes en plastique,
I Canistrelli Clandestini
mènent une guerre sans
merci contre les Pépito
et autres Napolitains de
Lu à coups d’opérations
coups de poings.
«Nous luttons
contre l’invasion
des cookies.»
elles aussi largement relayées sur les
réseaux sociaux, constituent un sommet
d’humour parodique à la sauce insulaire.
La première, en février 2011, met en scène
trois cagoulés bardés jusqu’aux dents
d’armes en plastoc devant un drapeau
à tête de Maure. Vagabondu, assis au
centre, lit un communiqué : « Nous luttons
contre l’invasion des cookies et autres Balisto et
Pépito en Corse », suivi par son camarade
s’excitant sur un paquet de Napolitain
de Lu avec son arme de pacotille. « On a
creusé le sillon de la “macagna”. Mais on veut
aussi en profiter pour faire passer des messages
censés, sans se politiser pour autant, reconnaît
Vagabondu. Les choses passent mieux en
souriant qu’en tirant en l’air : on veut montrer
que la jeunesse corse n’est pas accro aux
armes. » Le groupe appuie son discours
le 15 février dernier par une deuxième
conférence de presse intitulée « Basta a
viulenza » (« Halte à la violence ») où il
déclare : « Lors de notre première conférence
de presse, nous affichions des armes. Aussi
fausses soient-elles, elles représentaient tout de
même des armes. Aujourd’hui – prenant acte
de la folie meurtrière qui foudroie notre terre
ces dernières semaines –, nous voulons prouver
qu’il existe une jeunesse corse qui ne fabule
pas devant la violence. Nous n’afficherons
donc plus d’armes. » Et la cagoule, vous la
gardez ?, demande-t-on au chef anonyme.
« Oui, c’est pour le côté traditionnel », nous
répond-il en riant.
Vu du continent, prôner la nonviolence, peut paraître absurde. Vu
de là-bas, le message a une tout autre
portée. Règlements de compte entre
nationalistes, banditisme, petits meurtres
entre voisins, tout est prétexte à sortir
les guns, surtout ces derniers temps : en
octobre 2011, Christian Léoni, membre
présumé de la bande bastiaise la Brise de
mer, est criblé de balles sur un parking ;
le 8 avril 2012, l’ancien nationaliste Jo
Sisti et son beau-frère Jean-Louis Chiodi
sont abattus à Quinzena ; le lendemain,
un restaurateur ajaccien meurt dans
l’explosion de son établissement ; le
17, un quinqua de la région ajaccienne
est occis par son voisin… Devant une
telle hécatombe, on comprend mieux
les propos posés de Vagabondu : « Nous
gardons pour le moment une image neutre. Ça
plaît mais si demain ça dérangeait quelqu’un,
nous arrêterons tout de suite, pas par peur mais
par respect. » Petite remarque destinée à
Sébastien Tellier : toi qui officie pendant
le festival Calvi on the Rocks, n’hésite pas
à transformer ton hymne Pépito bleu en
Canistrellu bleu. Histoire de repartir en une
seule pièce.
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