Embauchée quatre jours comme hôtesse de caisse

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Embauchée quatre jours comme hôtesse de caisse
Embauchée quatre jours
comme hôtesse de caisse
F
Aucune tenue de camouflage, juste un changement de patronyme.
Pendant quatre jours de décembre, du mardi au vendredi, moi, Amélie,
reporter, j'ai vécu embarquée (« embedded » diraient les Américains)
en tant qu'« hôtesse de caisse », sur le paquebot Carrefour.
en
Un voyage aussi instructif.., qu'épuisant.
h
•
H Le Sraal de l'embauche
« Jeune femme motivée cherche poste
de caissière. «Voilà l'intitulé du dossier
de candidature envoyé à une centaine
de supermarchés d'Ile-de-France en
novembre. Après deux semaines de
recherche, je décroche un entretien à
Carrefour. Dans un minuscule bureau,
une recruteuse teste ma motivation :
« Etes-vous prête à travailler ie samedi ?Aavoir deshoraires décalés ?A
voir votre emploi du temps changer
chaquesemaine ?»Alaclé:un contrat
de professionnalisation de six mois
comme « hôtesse de caisse », payé au
smic, dans un Carrefour de banlieue
parisienne. Mes réponses lui plaisent
je gaffie le droit de rencontrer la chef
(LP/CAROLAMAR.)
de caisse, dont le bureau surplombe le
supermarché. « Cela me permet nence, les machines tombent en
d'avoir toujours un œil sur mes cais- panne, il caille et on est debout. » Seul
sières », glisse-t-elle. Ambiance. Der- avantage : à coiuir partout, on n'a plus
rière sa voix agréable, je devine une besoin de faire du sport. Mais la roue
poigne de fer « Si on vous confie un tourne, toujours : après sa pause, Jocontrat pro, ce n'est pas pour aller chez siane ira peut-être à la CLS, et moi à la
Auchan ou Leclerc à la fin », gronde-t- 25... '
elle. Le lendemain, j'apprends que je
fais partie « des quelques élues, parmi H Gérer ie client
les centaines de CV». Bienvenue chez La vok éraillée de Brigitte résonne
Carrefour !
dans la salle de repos. Les lannes aux
1 Mon premier jour
Mardi, 8 h 45. Des clients patientent
déjà devant la grille baissée du magasin. Derrière leur caddie vide, ils attendent l'ouverture. Je commence ma
première journée à Carrefour. J'enfile
ma veste, accroche mon badge et rejoins le QG des caissières, à l'intérieur
du magasin. J'y rencontre Nathalie,
57 ans, dont vingt à Carrefour, qui va
m'apprendre en quelques heures le
b.a.-ba du métier. Habituée à « former
les petites jeunes », elle me récite la
leçon de la caissière modèle : « Bonjour/Avez-vous la carte de fidélité ?/
Cornmentvoulez-vous payer ?/Bonne
journée/Aurevoir».Avec en bonus un
sourire, le plus sincère possible... En
fin d'après-midi, au 200e client, je ne
sais plus si je lui ai déjà demandé sa
carte de fidélité. Bercée parle « biiiiip »
de la caisseje me transforme en robot.
Enfin, on vient nous relever. Mais la
journée n'est pas encore terminée : il
faut compter les pièces, billets, chèques, bons de réduction et autres tickets fidélité... Vers 20 heures, enfin, je
quitte le magasin.
1 L'emplacement idéal
« Josiane, caisse 25. » Le sous-chef
attribue froidement les places du
matin, qui changeront après chaque
pause. Josiane a le sourire. « La 25, c'est
dans le bon sens », lance-t-elle en filant
chercher son fond de caisse. Le bon
sens ? Comprenez vers la sortie, l'accueil, la lumière. Les numéros pairs,
eux, sont face au mur du fond du magasin. Pourles caissières, c'est un motif
de dispute avec la hiérarchie. «Arrêtez
de me demandertelle ou telle caisse, y
en a maire », grogne Johann, avant de
m'envoyer juste à côté... des rayons
frais. Après deux heures de « biiiip »,
mes doigts sont rougis par le froid.
Mais la punition suprême des caissières, où j'échoue d'ailleurs plus tard
avec ma fonnatrice, c'est la « CLS », la
caisse libre service. « ici, on est caissière, mais aussi mécano et flic, résume Nathalie, lya des vols enperma-
yeux elle raconte : la veille, une cliente
l'a « traitée de voleuse », parce qu'elle
avait mis de côté un DVD dont la
cliente ne voulait plus. « Elle a cm que
je voulais le voler, mais j'en n'ai rien à
faire, moi, du DVD d'Hany Potier »,
lâche-t-elle. Des collègues tentent de la
calmée Mais ici, les humeurs des
clients font partie du lot quotidiea « II
faut serrer les dents », me glisse Nathalie. « Si on t'insulte, tu peux répondre. C'est la règle », m'assure au
contraire Ghislaine. En pratique, les
esprits s'échauffent surtout en fin
d'après-midi. D y a les clients qui, une
fois en caisse, retournent chercher des
biscottes. Ceux qui oublient de
répondre à mon « Bonjour ! », ceux qui
s'énervent en moins de trente secondes. Comme ce client, dontl'article
ne voulait décidément pas passer.
« C'est un scandale. Je veux voir la
blonde, la grande, la chef ! », m'intimeî-il Surtout, rester souriante et aimable. Surtout, ne pas pousser à bout
le client et, comme Laurence ce matin-là, se faire cracher dessus.
Un
D
§1 Les pauses
A peine arrivé, on n'attend plus
qu'elle : la pause. A Carrefour, la règle
est simple : vingt minutes d'interruption pour quatre heures de travail,
trente min utes pour sept heures et une
heure pour huit heures ou plus. Le
hic ? C'est le chef qui choisit à quel
moment la caissière peut profiter de
son temps libre. « Donc, il vaut mieux
aller aux toilettes avant », me conseille
Nathalie. Le midi, à l'heure de la relève,
on file acheter un plat cuisiné dans le
magasin. L'occasion de profiter des tickets restaurant... à 3,34 € Dans la
salle de repos, d'autres caissières déjeunent. On parle des clients désagréables du jour, et de l'incident de .la veille.
Emilie, une « roller » (ces employés qui
sillonnent le magasin pour répondre
aux questions des caissières) a égaré
50 € dans le magasin « Je me suis pris
un savon, tremblote-t-elle, traumatisée. C'est sûr, je vais recevoir un avertissement » Or, au bout de trois, c'est la
porte. « Ne t'inquiètes pas, si tu bosses
bien, la chef est réglo, tente de me rassurer Nathalie, Et puis, les écarts de
caisse, ça n'arrive pas souvent. » Laurence, elle, rappelle fièrement qu'elle
n'en a eu qu'un seul en dix-sept ans de
métier, et c'était il y a longtemps : « On
était encore en francs...»
i Un travail précaire
Soulever des packs de lait, des litières
pour chats de 25 kg : rien de mieux
pour raffermir les bras. Mais si les
jeunes caissières les ont fermes et musclés, les anciennes, elles, souffrent
toutes de tendinites ou de sciatiques.
C'est le cas de Nathalie, qui compte
bien se frictionner le dos avec une
pommade ce soir, « parce que les médicaments, ça coûte trop cher ». Derrière elfe, dans îa salle réservée aux
caissières, un panneau mentionne les
noms des cinq meilleures et des cinq
pires hôtesses de caisse de la semaine.
Les critères ? La rapidité de passage
des articles ou de rencaissement « On
s'en fiche, me lance ma fonnatrice.
Même si on est dans les meilleures, on
n'a même pas de prime. » Après des
années de fidélité chez Can^feur, Nathalie touche 1 300 € net par mois. Et
impossible de trouver un autre job
pour mettre du beurre dans les épinards : les horaires changent toutes les
semaines. « Mais je ne me plains pas,
précise-t-elle. J'ai de la chance car, moi,
je suis aux 35 heures, et pas à
20 heures, comme beaucoup d'autres
filles.»
AUREUELEBELLE
non
écrocher un contrat de
professîonnaiîsation chez
Carrefour. C'est le Graai promis
îors de mon entretien d'embauché.
Mais avant, il va falloir montrer patte
bianche. La solution de Carrefour
s'appelle t'EMTPR, pour « évaluation en
milieu de travail préalable à
l'embauche ». « C'est un stage de cinq
jours, non rémunéré par Carrefour, mais
indemnisé par Pôle empioi », précise
d;emblée ïa recruteuse du. distributeur ;
« Cela nous permet de vous tester ».
Après ceÉ entretien, réussi donc, un
conseiller de Pôîe emploi me demande
mon identifiant pour préparer mon
contrat. Hésitante, je lui glisse ; « Je ne
suis pius inscrite, mais j'ai un viei!
identifiant. )> C'est parfait pour lui, il
prend, tout en me précisant qu'en fait
« un EMTRP ne peut être donné qu'à un
demandeur d'emploi déjà inscrit chez
nous », Et mon indemnisation, alors ? H
ne se démonte pas. « il y en a une... si
Pôie emploi vous verse des
indemnités. » Ce qui n'est pas mon cas,
mais personne ne m'a précisé cette
subtilité-là. En ciair : je travaille pour
Carrefour, comme n'importe quelle
caissière, mais je ne ioucheraL, rien ! Je
file au service du personne! de
Carrefour, pour tenter de trouver une
issue à cette situation. Mais la
responsable que je vois botte en
touche. « Carrefour ne vous versera
rien, c était clair dès le début On aurait
dû vous îe préciser. » Interrogé sur ce
type de pratiques, le conseiller de Pôle
emploi, lui, évoque son « devoir de
réserve ».
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