Descartes et Poussin P5.rtf - L`Université Paris Descartes

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Descartes et Poussin
[ Annie Bitbol-Hespériès
]
L’époque de Descartes est celle de Nicolas Poussin, né deux ans avant
lui aux Andelys, en Normandie, en 1594. La biographie du philosophe et
celle du peintre comportent quelques épisodes inconnus et des points de
convergence. Descartes et Poussin sont à Rome dans les mêmes années,
1624-1625, sans qu’on sache s’ils se sont rencontrés. Mais alors que
Descartes juge la chaleur de Rome « insupportable », Poussin la trouve
seulement parfois « fâcheuse » et il se passionne pour la capitale artistique
de l’Europe. La ville, riche en vestiges de l’Antiquité, en chefs d’œuvre de
la Renaissance, -les fresques de Raphaël, que Poussin admire-, et en
tableaux plus récents d’Annibale Carrache, par exemple, offre aux artistes
d’excellentes conditions de travail. Les Français se retrouvent autour de
l’église Saint-Louis, -où Caravage a peint, vers 1600, la Vocation et le
Martyre de saint Matthieu, avec ses forts contrastes d’ombres et de
lumières que Poussin n’aime guère-, et du couvent des minimes de la
Trinité des Monts. Dès ce premier séjour romain, Poussin approfondit ses
connaissances en anatomie acquises à Paris et assiste à des dissections. Il
progresse en optique, sur la perspective et la géométrie. Il lit tant qu’on le
nomme « peintre savant ». Descartes est savant en mathématiques, en
géométrie et en perspective quand, en 1629, il s’installe définitivement aux
Pays-Bas, un pays neuf, où la nature même résulte du travail des hommes.
Il y approfondit l’optique, les textes de Copernic et Galilée, travaille à un
traité de métaphysique, puis découvre l’anatomie vésalienne.
Exilés par choix pour créer, Poussin et Descartes affirment leur liberté
intellectuelle, l’un face à ses mécènes et commanditaires, l’autre face à ses
correspondants et rédacteurs d’Objections. Indépendants, ils répugnent à
toute fonction officielle au profit, l’un de son art, l’autre des sciences et de
la métaphysique. Poussin tarde à se rendre à l’invitation de Louis XIII et ne
reste que deux ans à Paris (1640-1642), saisissant la première occasion
pour regagner Rome, où il reste jusqu’à sa mort, en 1665. Descartes tarde à
répondre à l’invitation de Christine de Suède et meurt en1650 à Stockholm,
quelques mois après son arrivée, en rêvant d’une solitude propice à la
création.
Poussin à Rome et Descartes en Hollande ont étudié la lumière et se sont
interrogés sur les relations entre l’homme et le monde. Ils se méfient des
apparences car le monde « visible » est, pour eux, celui où la raison corrige
la vision. Poussin utilise en virtuose la perspective qui met en valeur la
troisième dimension fictive du tableau, la profondeur, et accroît la subtilité
des jeux entre lumière et ombre. Descartes utilise les règles de la
perspective pour comprendre la vision. Tous deux veulent apprendre à
« bien juger » à ceux qui retrouveront leur démarche inventive en excluant
les préjugés. Ils rejettent la précipitation, au point que des lettres de 1642 à
Chantelou font écho au Discours de la méthode de 1637.
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Dans ses tableaux, Poussin lie précision géométrique et gamme
chromatique nuancée; il fabrique des « boîtes de perspective » trouées sur
les côtés pour voir les effets de la lumière ; il étudie, avec des modèles de
cire, les mouvements et la lumière sur les corps, puis les habille pour
vérifier les ombres sur les vêtements. Comme Descartes recherche les idées
claires et distinctes, Poussin aime « les choses bien ordonnées » et fuit « la
confusion ».
L’art de Poussin associe qualités intellectuelles et sensibles en vue de la
« délectation ». Cette « délectation » exprime chez Descartes le but de l’art,
d’abord défini à partir de la musique, dans son premier écrit latin, l’Abrégé
de musique.
« Peintre philosophe », Poussin est aussi nourri par des textes poétiques
qu’il illustre avec sensibilité. Les Métamorphoses d’Ovide fournissent les
sujets d’Adonis pleuré par Vénus, d’Acis et Galatée, et l’Enéide de Virgile
celui du Paysage avec Hercule et Cacus. La Jérusalem délivrée, poème
épique du Tasse, inspire Renaud et Armide, et Tancrède et Herminie où
éclate la fraîcheur du regard du peintre. Descartes est « amoureux de la
poésie », il connaît la mythologie, qui inspire à Poussin des tableaux
sensuels comme l’Empire de Flore, et l’histoire ancienne, illustrée par
Poussin dans la Mort de Germanicus, qui le rend célèbre en 1628. Dans ces
tableaux, -outre la variété des paysages ou des architectures, l’agencement
harmonieux des couleurs, les mouvements des personnages-, les passions
jouent un rôle central. Descartes partage cet intérêt lorsqu’il écrit le traité
des Passions de l’âme. Poussin est attentif à la complexité des passions et à
la variété des expressions, même dans les groupes, plus ou moins
importants, des tableaux religieux : Eliezer et Rébecca, le Jugement de
Salomon, Moïse sauvé des eaux, les Sacrements. Poussin et Descartes se
rejoignent aussi sur la question de la maîtrise des passions. L’absence
d’expressionnisme violent, de macabre moralisant, et le refus de toute
effusion facile frappent chez Poussin.
Enfin, Descartes et Poussin affirment leur moi créateur. Descartes utilise la
première personne du singulier dans le Discours de la méthode et les
Méditations Métaphysiques. La Méthode est livrée au public en un texte où
l’auteur veut « faire voir quels sont les chemins qu’(il a) suivis » et
« représenter (sa) vie comme en un tableau ». Dans ses deux autoportraits,
Poussin s’affirme comme peintre, avec les attributs du dessin et de la
peinture. L’affirmation de l’Ego créateur de l’artiste rejoint celle de l’Ego
écrivain du philosophe. Est-ce encore cet Ego creator qui interpelle Les
bergers d’Arcadie et la muse dans cette terre mythique chère aux artistes ?
Descartes et Poussin sont les figures emblématiques du rayonnement de la
culture française qui n’est pas encore le classicisme, -fixé plus tard-, qu’ils
ont inspiré. Dans Le chef d’œuvre inconnu, Balzac a fait de Poussin
l’incarnation de l’artiste.
+ photo avec légende : Autoportrait(1649)Staatliche Museen zu Berlin Gemäldegalerie