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CATEGORIE ADULTES
Coup de cœur de la librairie A la Page 2001
Les chiens de faïence
Gwenaël BULTEAU
C
haque matin, Benoît se levait à six heures, prenait son petit déjeuner en
regardant la télé, les infos du matin et puis la météo, le chocolat au lait
chauffait dans le four à micro-onde. Il sortait se rendre compte du fond de l’air,
et si les fétus de paille s’envolaient, tourmentés par les vents, il s’habillait en conséquence,
montait sur son vélo et parcourait les deux kilomètres qui le séparaient de l’arrêt de car.
Chaque matin depuis un an, depuis qu’il allait au collège.
Il rejoignait les gars du village. Ils pédalaient comme des malades, quelquefois cela
finissait en course et toujours, toujours il était distancé. Pourtant Benoît faisait du sport, du
foot depuis plusieurs années. Son père l’avait inscrit et il était fier et il disait à tout le monde
qu’il suivait son fils chaque dimanche et qu’il l’encourageait et tout. Et qu’il était bon. Et lors
d’une simple course de vélo, il se faisait ridiculiser.
A l’arrêt de car, ils attachaient leurs vélos et se racontaient des trucs d’enfants. Le
car arrivait ; on l’entendait gémir et soupirer avant de se garer. Les portes s’ouvraient de
chaque côté en chuintant.
Dans le car, Benoît s’asseyait à côté de Freddy, un petit gars du bourg. Un gars du
ping-pong. Lui, il faisait du foot, et même si, globalement, les footeux tenaient les pongistes
en piètre estime, Freddy était un gars sympa.
Et puis, au collège, ils affrontaient tous les deux les mêmes difficultés. Ils faisaient
partie des cibles privilégiées de la meute. Ils n’étaient pas les seuls ; cela concernait la moitié
des élèves de l’établissement.
La meute, c’était un groupe de gamins qui faisait la loi dans le collège. Ils
s’habillaient de noir. Tout se passait à peu près bien tant qu’on leur obéissait, aux petits capos
de la cour de récréation. Ils poussaient dans les cartables et donnaient des coups de poings
dans les parties génitales des petits garçons si ceux-ci faisaient mine de se rebiffer. Ils jouaient
les costauds et comptaient dans leurs rangs les deux ou trois brutes du collège, des troisièmes
qui avaient déjà redoublé et finissaient leur scolarité en roue libre.
- La fille de la meute, Zizi, celle qui sort avec Warrior, il paraît qu’elle a lancé un
nouveau truc à la cantine, un truc terrible. Il y a quatre petits sixièmes qui sont sortis en
sanglots. C’est Matthieu qui m’a raconté ça, mais il en sait pas plus.
Benoît regarda Freddy.
- T’as les boules ?
Freddy haussa les épaules.
- Ouais, un peu, reconnut-il.
- Ils mangent avec nous, aujourd’hui ?
- Ils sont de premier service, comme nous ; on est à la table de Zizi. Elle m’a toujours
regardé comme si j’étais de la merde, mais ça craint.
Il savait très bien ce que Freddy voulait dire. En fait, Zizi ( son vrai nom c’était Suzie
et si elle savait qu’ils l’appelaient comme ça dans son dos, elle les tuerait) se pinçait le nez et
faisait semblant de vomir en voyant approcher Freddy, comme s’il puait la merde. Elle l’avait
même surnommé fosse sceptique pendant un temps. Puis elle avait jeté ses filets sur une autre
petite victime.
Benoît évita soigneusement les gars de la meute avant l’entrée en cours et pendant la
récréation. Ils étaient dans leur coin, mangeaient des sucettes qu’ils tenaient par la tige comme
des cigarettes. Zizi était collée à Warrior et mettait sa main dans la poche arrière du jean du
garçon. Elle lui chuchotait des mots à l’oreille et ça le faisait exploser de rire. Il la regardait
avec des yeux grands comme des soucoupes.
Avant Warrior, elle était sortie avec Grand Seb, et encore avant, on la voyait traîner
avec un des fils Cheval, la famille de voyous du coin. Cela n’avait pas duré longtemps avec le
fils Cheval. Celui-ci cherchait des filles plus vieilles, qui faisaient plus de trucs. En tout cas,
on était sûr d’une chose : si elle sortait avec le fils Cheval, c’est qu’elle couchait. On parlait
tous d’elle en disant la salope, jusqu’à ce que Freddy trouve ce surnom de Zizi que tous les
gamins employaient avec délectation, en faisant bien attention qu’aucun de la meute n’ait les
oreilles qui traînent.
Ils entrèrent en rang, répartis par tablées, dans le réfectoire. Zizi faisait sa fière et
regardait tout le monde avec dédain. Elle soupirait de dépit à l’idée de manger en compagnie
de bébés. Elle était sûre que la surveillante de cantine l’avait fait exprès, pour l’humilier.
Alors elle se vengeait sur les petits. Normal. Elle avait désigné deux esclaves, de
corvée permanente de corbeille de pain et de pichet d’eau, et quand ceux-là étaient partis à
leur tâche, elle chipait dans leur assiette les meilleurs morceaux. Ce n’était pas toujours pour
les manger mais surtout pour priver les gamins. Elle aimait ce pouvoir d’infliger des
tourments.
- Pousse-toi, Pue-la-merde.
Elle bouscula Freddy qui glissa. Des plus grands, des troisièmes, rigolèrent. Elle
disposa avec soin son long manteau noir sur sa chaise, vida la corbeille de tartines qu’elle
empila à côté de son assiette, après les avoir léchées ostensiblement pour marquer sa propriété
et provoquer du dégoût. Elle tendit la corbeille à Simon, sans un mot. Il n’avait pas encore ôté
son manteau qu’il repartait en quête de nouvelles tranches de pain.
Benoît était assis à côté de Freddy, légèrement de biais par rapport à Zizi. Elle se
retournait quelques fois longuement, et accrochait le regard de Warrior afin de lui faire des
clins d’œil.
Dans les premiers temps, il avait été troublé par ce comportement. Il parlait de temps
en temps avec des filles mais depuis qu’on voyait chez certaines les prémices de
l’adolescence, une poitrine qui poussait ou des attitudes un peu bizarres, incompréhensibles,
elles l’effrayaient et il avait tendance à s’éloigner d’elles. Il faisait tout pour ne pas se faire
remarquer.
Lorsqu’il avait vu le comportement aguicheur de Zizi, même s’il ne lui avait jamais
été destiné, oh ! non, ils ne jouaient pas dans la même catégorie, il avait rougi. Il ressentait de
la gêne. Et de l’attirance pour cette épouvantable fille qui se transformait en femme.
Et puis elle lui adressa la parole et tout s’enchaîna jusqu’à la catastrophe.
- Toi, lui ordonna-t-elle, sers-moi un verre d’eau.
Les yeux bleus maquillés le fixaient, comme un oiseau rivé sur sa proie. Benoît avança
une main vers le pichet en métal, le prit par l’anse et commença à verser et sa main faible, il
versait et regardait Zizi, lâcha le pichet et l’eau se déversa en cascade sur les genoux de
l’innommable qui fit un o de stupéfaction avec sa bouche. Elle se leva. Sa jupe noire collait à
ses cuisses. Elle le désigna du doigt.
- T’es mort ! Toi, t’es mort ! Toi, t’es mort !
Une des surveillantes releva le nez de son bouquin de philo et se dirigea placidement
vers la scène de l’esclandre. Zizi se drapa de ses grands airs et partit aux toilettes arranger sa
tenue, c’est-à-dire l’étreindre.
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
- J’ai renversé le pichet, sans faire exprès.
- Encore heureux que tu n’aies pas fait exprès. Va chercher une éponge et nettoie-moi
ça.
Il se leva, paralysé par la trouille. Il vit Freddy se retenir de rire, les larmes aux yeux.
Il se retourna vers la meute. Il n’avait jamais ressenti une haine aussi forte à son égard. Elle
était palpable. Il aurait voulu mourir, là, sur place.
Il baissait la tête, il ne voulait plus croiser aucun regard. Il épongea comme il put ses
dégâts. Et revint à sa place. Freddy le regardait maintenant avec un air inquiet. Il avait bien
rigolé sur le moment mais il redoutait la suite des événements.
Zizi revint, toujours trempée comme une soupe. Des gouttes d’eau continuaient de
dégouliner le long de ses genoux et de ses mollets. Elle prit le manteau d’un de ses petits
esclaves, l’arracha sans demander son avis à l’intéressé et en recouvrit sa chaise pour ne pas
se mouiller les fesses.
- Tu ne me connais pas, lui dit-elle, tu vas morfler.
- Je suis désolé, murmura-t-il, vraiment désolé.
Elle posa délibérément son regard sur lui et ne l’en ôta pas jusqu’à la fin du repas. Il
essayait de l’éviter, de ne penser à rien, mais il ne pouvait pas. Il finissait par la regarder, en
coin ou par en dessous, et la voyait, toujours à le regarder, pire que ça, à le mater. Il rougissait
et transpirait à grosses gouttes. Il se sentait violé. Devant tant d’humiliation, il se mit à
pleurer.
- Voilà, dit-elle, t’as bien compris comment tu vas payer ta dette. Tu n’as pas fini de
pleurer.
- Mais, Zizi, je t ‘ai dit que j’étais désolé.
Là, pour le coup, elle rougit.
- Tu m’as appelé COMMENT ?
La meute s’occupa de lui le soir-même, à l’arrêt des cars.
Pendant les récréations, Zizi avait briefé tous les membres du groupe. Ce gamin-là, il
fallait lui régler son compte. Il fallait qu’il comprenne qui commande, dans ce collège. Et
pour cela, il devait souffrir.
Son cœur cognait fort sur le chemin. Benoît se retournait à chaque instant pour voir si
on ne lui emboîtait pas le pas. Warrior se retrouva à côté de lui et, en guise de préliminaire, lui
envoya un coup de poing dans les parties. La douleur le suffoqua. Il s’effondra par terre et se
replia en position fœtale. Warrior lui donna de petits coups de pied vicieux en tous endroits de
son corps.
- Ce que tu as fait à ma copine, tu vas le payer et t’as pas fini de le payer. T’es mort, tu
m’entends ? Mort !
Il lui cracha dessus et repartit, dans sa tête sa dignité partiellement retrouvée. Qu’estce qui peut se passer dans la tête d’un gars qu’on appelle Warrior ? Un gars qui pousse les
petits et que ça fait bien marrer de les voir s’étaler. Il pouvait revenir vers Zizi, lui dire
« mission accomplie » et lui rouler une pelle. Il s’évertuerait à laver l’affront.
Le soir, Benoît vit des brins de paille emportés par le vent. Un grand souffle qui balaie
et lave les champs.
- Tu ne manges rien ? s’inquiéta sa mère.
Il repoussa son assiette.
- Je n’ai pas faim.
- Approche ton front. Tu es chaud, peut-être ?
Il laissa sa mère poser sa main sur lui. Il baissa la tête. Il retenait ses larmes. Il aurait
voulu tout lui confier, mais il ne pouvait pas s’empêcher de se trouver fautif, alors pour
s ‘épargner le sentiment de honte, il ne dit rien.
Il alla se coucher sans même regarder son émission à la télé. Là, à l’abri, dans le noir,
sous les couvertures, il put pleurer comme il voulait.
La meute ne le lâcha pas. Zizi, Warrior et les autres imposèrent leur harcèlement
comme un principe d’exemplarité. S’ils laissaient passer, ils n’étaient plus rien dans ce
collège. Le faire voler dans les cartables, lui cracher dessus, lui donner des coups de poing au
bas-ventre. Zizi jouissait du moment du repas où elle le faisait pleurer rien qu’en le regardant.
Elle n’en oubliait pas de manger. Elle se gavait de tartines, reprenait du rab et ne le quittait
pas des yeux.
Ses notes chutèrent. Les profs s’inquiétèrent. Il n’était plus bon à rien. Sa dernière
vanité, c’était de ne pas avouer ce qui se passait.
Freddy n’en pouvait plus de le voir dans cet état mais ni lui, ni les autres enfants,
n’auraient eu la force de briser l’omerta. Un jour, une fois de plus qu’elle avait fait pleurer son
copain à table, une idée germa en lui. Il rassembla quelques camarades et discuta avec eux
pendant la récréation. La phrase qui revenait sans cesse, c’était : « on ne peut rien faire, ils
sont trop forts pour nous. Dès qu’ils voyaient un gamin s’habiller d’un long manteau noir, ils
se disaient : « ça y est, encore un passé de leur côté. C’était tellement plus facile de courber
l’échine.
- Vous connaissez l’expression, lança Freddy, « se regarder en chien de faïence » ?
Il leur expliqua. Se regarder en chien de faïence, c’était se faire face, dans une posture
hostile, sans parler. Du moins, c’était ce qu’il avait retenu de la définition du dictionnaire.
Pour couper court aux ravages de la meute, il fallait au moins qu’ils aient le courage de
soutenir les regards assassins qu’on leur lançait.
- Mais il n’y a pas que cela protestèrent les petits, ils sont plus forts que nous,
physiquement, et on n’a pas envie de se prendre une beigne.
- On pourrait commencer par ça.
Il regarda fixement un petit, qui se mit à rougir.
- Tu vois, lâcha-t-il, ce n’est pas si difficile que ça.
Ils s’appelèrent eux-mêmes les chiens de faïence, avec ironie, pour contrecarrer la
meute. Ils s’entraînaient à se regarder, pendant les récréations, et le premier qui baissait les
yeux avait perdu. Ils tenaient le regard des autres de plus en plus longtemps, mais c’était des
copains, et il leur manquait encore entre eux un peu d’hostilité.
La meute continuait son travail de sape et ne laissait à Benoît aucun instant de répit. A
tel point qu’il restait, tremblotant, près du bureau des surveillants lors des récréations.
Plusieurs des jeunes adultes lui demandaient si tout allait bien. Ils trouvaient ça curieux, cette
tendance à les coller, mais il répondait toujours que ça allait. Oui. Formidablement bien.
Puis un jour il ne vint pas à l’école. Freddy et ses copains apprirent qu’il avait été
hospitalisé. Et puis, bon, ce qui lui tendait les bras, c’était la psychiatrie, un séjour chez les
fous pour se remettre d’aplomb. Une aventure qui lui collait une étiquette.
Les chiens de faïence n’avaient rien planifié, mais le midi, suivant, ils passèrent à
l’action.
Zizi n’en pouvait plus de se pavaner.
- Enfin, disait-elle, je me suis débarrassé de cette merde. Que ça vous serve de leçon, à
vous autres. Toi, vas chercher du pain, et toi, cuvette de chiottes, va remplir le pichet et je ne
veux pas une goutte de renversée sinon, tu verras ce qu’il en coûte de déplaire à la reine
Suzie.
Elle étirait les bras. Ses petits seins se tendaient contre le tissu de sa chemise de satin
noir, forcément classe, pensait-elle. Elle se rengorgeait de son pouvoir.
Freddy ne bougeait pas.
- Tu as de la merde dans les oreilles ? Le pichet, j’ai dit !
Il la regardait en silence, et pour se donner de la force il imaginait frapper la jolie
gueule de Zizi à coups de pichets.
- Baisse les yeux !
Freddy ne cillait pas.
- T’es mort ! Warrior, il va t’exploser !
Zizi se rendit compte que Freddy n’était pas le seul à la regarder fixement. Tous les
petits de la table avec leurs yeux torves, leurs regards dirigés sur elle. Elle tourna la tête pour
chercher du soutien. Elle voyait d’autres petits, elle sentait le poids de leurs regards, de leur
haine sur elle. Elle fit un signe à Warrior. Il la salua d’un grand mouvement de la main, éclata
de rire et replongea dans son hachis Parmentier, inconscient de l’entourage, discutant scooter
avec ses potes. Elle se sentit perdue dans sa solitude et déglutit difficilement
Freddy le sentait. Elle était en train de se noyer dans cette mer d’hostilité. Encore un
effort, mon gars, et tu vas la faire craquer.
Tous ces regards sur elle, curieux, hostiles et revanchards. Elle n’arrivait plus à poser
le sien. Dès qu’elle levait les yeux, elle se heurtait à un mur, et elle ne put que les baisser. Elle
voyait du coin de l’œil les petits la dévisager avec avidité.
- Arrêtez, dit-elle avec un sanglot dans la voix.
Elle se disait qu’elle allait se lever et provoquer un esclandre. Crier, qu’elle en n’avait
rien à foutre. Que ces morveux allaient payer ! Elle allait avertir Warrior. Cela allait saigner.
Et sous la pression de tous ces yeux, elle rendit les armes.
- C’est injuste, dit-elle, c’est vraiment injuste.
Ils la regardaient tous en silence.
Freddy alla voir Benoît. Les médecins parlaient de réadaptation protégée, peut-être à
mi-temps, pour voir. Il voyait toujours ces fétus de paille qui s’envolaient par jours de grand
vent.
- Y aura pas de problème, dit Freddy.
Benoît regardait son ami. Il portait une de ces vestes noires. Il avait changé de
coiffure. Son acné s’amenuisait. Le bâton d’une sucette dépassait du coin de sa bouche. Il en
jouait avec sa langue. Il faisait passer la sucrerie d’une commissure à l’autre. Puis il la prenait
avec ses doigts, comme s’il s’agissait d’une cigarette.
- Tu sais, maintenant, je fais partie de la meute.
Benoît hocha la tête.
- C’est bien.
- Ils ont été impressionnés par ce que j’ai fait. Ils estiment maintenant que je suis des
leurs. Je leur ai parlé de toi. Je leur ai dit que tu étais un pote. Tu n’auras plus de problèmes.
- C’est bien.
Freddy le quitta en lui disant qu’il espérait bientôt son retour au collège.
Sur le chemin, il regardait les gens avec un air supérieur. Il dirait plus tard à Benoît
qu’il avait eu une explication avec Suzie, qu’elle ne le traitait plus de balai de chiotte et que,
depuis, il sortait avec elle.
FIN