Bled number one - Passeurs d`images

Transcription

Bled number one - Passeurs d`images
l’image et vous séquence du spectateur
Regarder prend beaucoup de temps
Rabah Ameur-Zaimeche dans Bled number one © Les Films du Losange
ENTRE DEUX EAUX
Après la sélection à Cannes (section “Un Certain Regard”) et l’obtention du Prix de la Jeunesse, la sortie
de son film sur les écrans français en juin dernier, Rabah Ameur-Zaïmeche était au Festival Francophone
de Namur pour présenter Bled Number One. Affable mais nerveux, ouvert et spontané mais réfléchi et
distrait, il est un peu à l’image de ses films, ici et là, dans un entre-deux. Atypique, il a déjà posé, en deux
films, les fondements d’une œuvre. D’origine algérienne, il a grandi dans la banlieue parisienne où,
après des études de sociologie, il s’est lancé en autodidacte dans l’aventure de son premier long
métrage. Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ? racontait le retour de Kamel en France après son
expulsion vers l’Algérie. À la fin de Wesh Wesh, on ne savait justement pas ce qui se passait : Kamel
prenait la fuite dans les bois, poursuivi par la police et le film sombrait dans la nuit du générique sur un
coup de feu. Dans Bled Number One, on ne sait pas trop ce qui se passe non plus. Le film s’ouvre sur
un trajet en voiture (qui n’est pas sans évoquer le cinéma de Kiarostami dont Ameur-Zaïmeche retrouve
souvent les accents contemplatifs) vers une terre reculée d’Algérie. À peine sorti de prison, Kamel revient
après son expulsion de France. À travers ce personnage interprété par le réalisateur, les deux films se
regardent, formant une double trajectoire à chaque fois un peu brûlée. Celui que l’on surnomme “Kamel
La France” est las de s’être frotté à la rugosité de la société occidentale et d’une culture qu’il ne
comprend plus, lui qui ne sait plus prier, qui transgresse la ligne invisible qui sépare les hommes des
femmes, qui voit son village s’organiser pour résister à des “Desperados” qui sèment la terreur. Puis le
film suit la trajectoire de Louisa, qui subit la violence de tous parce qu’elle refuse de lâcher son désir
d’être chanteuse. Entre eux, une complicité, entre fraternité et amour, émerge peu à peu, qui ne peut
mener nulle part. Lumineux et sanguin, entre convulsions et contemplations, Bled Number One nous
entraîne aux confins d’une terre originelle, en émergence, aux bords du mythe.
16 / projections actions cinéma / audiovisuel
séquence du spectateur l’image et vous
ENTRETIEN AVEC RABAH AMEUR-ZAÏMECHE, RÉALISATEUR DE BLED NUMBER ONE
Comment considérez-vous vos deux films ?
Ils forment un diptyque. Avec Wesh Wesh, nous voulions évoquer le
désarroi de la diaspora algérienne dans les quartiers populaire en
France à travers le regard de ce personnage qui redécouvre sa cité, son
quartier et les siens. Avec Bled Number One, c’est le retour au pays, à
ses racines. Avec le même regard qui caractérise ce personnage, un
regard lucide, sans complaisance, qui est aussi celui du spectateur.
À l’origine, avez-vous conçu les deux films ensemble ?
Non. C’est plutôt venu doucement, après. Tout n’est pas programmé en avance (rires). Et puis cela demande beaucoup de travail d’écriture. On a mis sept ans à faire le premier, deux années
pour le second, ce qui est assez court.
Le scénario de votre film est très ouvert et donne le sentiment
d’une grande liberté. Comment l’avez-vous écrit ?
En fait, nous l’avons écrit de manière très rigoureuse, très précise
mais en essayant de conserver ces espaces de liberté entre deux
mots, deux phrases... Il nous a davantage servi comme une sorte de
charpente, d’ossature. Il s’agissait surtout de filmer une terre, la
terre algérienne, son immense beauté, tout en montrant le peuple
algérien qui vit depuis si longtemps dans des bains de sang. C’est
une terre éminemment civilisée puisque l’humanité y a circulé
depuis l’aube des temps avec toutes ses cultures, mais c’est aussi
une terre prédatrice et sauvage, une terre africaine…
Le film est fait de longs plans séquences, avec une approche
presque documentariste.
C’est un cinéma que j’aime beaucoup pour sa richesse et toutes les
informations qu’il délivre. Parfois, nous sommes même aux confins
du cinéma ethnographique, celui de Jean Rouch. Mais ce n’est pas
seulement des longs plans séquences ! D’un seul coup, “bang”, le
film explose et arrive à un autre cinéma auquel nous ne nous attendions pas. Pour arriver à cela, il faut toujours rester attentif à tous les
signes : la lumière, la nature… C’est aussi en étant dans l’action que
tout prend sens. Peut-être est-ce également pour cela que j’aime le
cinéma, parce qu’il y a un “action” ! D’un seul coup on s’inscrit dans
une dynamique et on ne peut plus reculer. C’est sans regret, sans
remords. À ce moment-là, on réussit peut-être à avoir une autre perception, une autre sensation. Pour arriver à cet état, il faut être
ouvert, à l’écoute, attentif. Regarder prend beaucoup de temps.
La temporalité du film est du même coup comme en attente de
ce qui va advenir.
Elle est suspendue… Nous voulions évoquer l’Algérie d’il y a dix mille
ans, comme celle d’aujourd’hui, sans s’arrêter à l’actualité.
Ce Bled number one est le pays d’origine mais aussi le pays originel, le premier des pays ?
Bien sûr, il y a tout cela… Et aussi ma petite ambition qui était de
rejoindre la plus haute antiquité, celle des grecs.
Regardez comme une communauté peut s’autogérer, s’organiser
par elle-même, sans le besoin de l’état, de la police ! C’est merveilleux mais en même temps effrayant, car dès qu’un électron
libre veut s’en affranchir, tout dysfonctionne. La violence, ou la
folie, peut advenir. La liberté est une quête strictement personnelle. Elle n’est pas sociale, c’est même sans doute un terme antisocial. Je crois que c’est le thème principal du film, cette liberté
contre toutes les formes de coercitions, tout simplement. Après,
on peut bavarder sur l’Algérie. Mais je fais très attention à ce que
je peux dire sur l’Algérie parce que c’est un pays que je connais
très mal à vrai dire, et que je ne veux pas juger. Il a un avenir et
un potentiel immense parce que son peuple et sa jeunesse ne
demandent qu’à aller de l’avant. Il y a des femmes éblouissantes,
belles, remarquables, partout ! Paysannes, analphabètes ou folles, elles portent l’étendard de la liberté comme n’importe quelle
féministe !
À travers le personnage de Louisa, sa volonté de chanter, et
cette scène au bord de l’eau, cette émancipation semble passer
par le corps, la chair.
Vous avez presque une vision chamanique du film… Et c’est un
peu cela, des choses très élémentaires, très puissantes, qui viennent des entrailles et de la terre, à qui l’on doit tout. Il faut lui être
d’une immense reconnaissante. C’est ce que je veux apprendre à
mes enfants, que chacun d’entre nous est doué de conscience, que
la moindre cellule est vivante. Nous sommes plantés dans la terre.
Dans la séquence de la plage, toute cette sensualité déborde : être
dans les éléments, le vent, l’eau, et ne plus être enfermé, toute leur
joie se libère d’un seul coup. Une histoire d’amour est racontée en
quelques plans, sans passer par ces actes ou ces gestes obligés.
Pour moi, c’est l’une des plus belles séquences du film. Au niveau
sonore, nous l’avons travaillé de manière à ne jamais être devant,
mais suffisamment derrière les personnages, à jouer entre l’absence et la présence, sur une dualité dans l’espace.
Kamel est un personnage de l’entre deux, comme ce “Little
Vagabond” de William Blake, que vous citez. N’y a-t-il pas dans
cette errance, cette dérive, cette double culture comme une utopie de l’homme moderne qui peut prendre forme ?
Merci d’employer ce mot d’“utopie”. C’est exactement ce que l’on
dessine. Nous ne sommes pas à plaindre parce que nous sommes
entre deux cultures. De deux chaises, nous faisons un immense
fauteuil. Quand on est issu d’une double culture, l’utopie est de
croire que l’on peut réaliser ce rêve d’une grande famille. Le film
interroge ces notions d’humanité, d’appartenance, de patriotisme,
de groupe, de territorialité, de flux migratoires, tout ce qui fait l’essentiel de notre époque.
Mais cette liberté est au prix, ou de la folie, ou de la solitude…
Il n’y a pas grand-chose à faire pour fuir tous ces rapports dominants dominés. Il faut simplement s’aguerrir, rester vigilant, en
éveil. Et puis, nous sommes ancrés dans la terre, cette matrice.
Par moments, le film évoque Pasolini.
(Sourire). C’est un cinéma que j’aime beaucoup, un cinéma organique, très charnel qui en même temps est politique.
Vous filmez l’émergence du social, de la “polis”, dans ce que vous saisissez de la mise en place des groupes puis de leur fonctionnement.
Vous écrivez, produisez, réalisez. C’est un choix ?
Il faut savoir rester autonome et intègre. Je veux faire mon
cinéma, c’est tout.
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR ANNE FEUILLÈRE
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