VOIR COMME LE MONDE EST BEAU Barbara Orzelowska
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VOIR COMME LE MONDE EST BEAU Barbara Orzelowska
VOIR COMME LE MONDE EST BEAU Barbara Orzelowska, éducatrice spécialisée « Que les familles nombreuses sont un poids pour la société… Je veux que tu vois comme e monde est beau » disait ma mère quand je lui demandais, enfant : « Pourquoi je suis née ? » « Pour vivre dans ce monde. » C’était une réponse Que, dans un pays où il y a la guerre, les enfants ne peuvent pas vivre et grandir tranquillement, et qu’alors ils fuient… simple. En me disant cela, elle regardait les arbres, les J’ai découvert que le monde n’est pas cohérent mais feuilles qui tombent, elle était dans la merveille d’un plein de contradictions, que nous parlons des langues moment, dans le mouvement, dans la vie… diverses, que nous avons des identités différentes, que Je suis rassurée encore aujourd’hui par ses mots, mais nous n’avons pas les même intérêts. je me demande si ma mère ignorait qu’existent l’injustice, la souffrance, la discrimination, la guerre, la Et que nous nous rencontrons.... quand même. solitude, la pauvreté… Elle ne m’en a pas parlé… J’ai Dans la rue découvert avec le temps. Alors, je vois le monde à Dans le quartier travers les yeux de ma mère et à travers mes propres Dans le travail yeux. Les deux regards différent mais chacun détient sa Nous qui venons tous d’ailleurs : d’Afrique, d’Europe, part de vérité. Deux mondes, l’intérieur et l’extérieur, des Amériques… vivent ensemble : ce que je ressens intérieurement s’exprime à l’extérieur, et j’intériorise ce qui surgit de Nous avons déjà essayé, dans notre passé, différentes l’extérieur. manières de nous rencontrer : la guerre, la colonisation, Dés la naissance, j’ai éprouvé cette nécessité d’aller au- les croisades, l’extermination, la construction de delà du connu, vers « l’ailleurs », vers l’inconnu, vers murs… le père. J’ose dire même que c’est une première condition de la vie, ce mouvement vers ailleurs, vers le Aujourd’hui nous reste le dialogue. Cette manière de monde, vers le mystère... « rencontrer l’autre qui vient d’ailleurs » est la plus difficile. Non pas à cause des moyens financiers et Le monde n’était pas aussi beau que me l’avait dit ma matériels nécessaires, mais parce que cela exige d’être mère… J’ai découvert convaincu que c’est la meilleure solution pour créer Que la pauvreté est facteur de discrimination et une communauté humaine : accorder à l’autre sa bonté, source de frustrations très profondes… son respect, être ouvert à une rencontre. Qu’être au chômage affaiblit l’estime de soi. Dans les yeux des autres, nous devenons inutiles. Qu’être polonaise en France veut dire être prostituée, souffrir des représentations des autres. Ici Ailleurs Les mêmes VENIR D’AILLEURS, DEVENIR D’ICI Mourad Bouchou, chef de service « - Mourad, t’es d’où ? - Je suis d’ici. On peut inclure le rêve parmi les productions mentales - Mais non, t’es d’ailleurs ! de l’ailleurs. Le rêve est une mise en image de - D’ailleurs ? C’est où l’ailleurs ? Nous sommes à l’inconscient, Paris et, justement, je suis né à Paris. » mystérieux. La rêverie appartient aussi à cette catégorie un ailleurs complexe, étrange et mentale de l’ailleurs : c’est une échappée momentanée « Ailleurs : indique un autre lieu que celui où on vit ou du réel. On rêve l’ailleurs par lassitude de l’ici et par dont il s’agit », nous dit le dictionnaire. Cette définition insatisfaction du présent, il est synonyme d’évasion, ne nous signale pas un usage chargé de tous les possibles, de tous les bonheurs. « discriminant », « péjoratif » ou « raciste » du terme. Et pourtant, ne pas être d’ici, et donc venir d’ailleurs, suscite parfois la Ailleurs ne se réduit pas à la dimension géographique, peur : peur de l’inconnu, de l’autre, de ce que l’on ne ce n’est pas un lieu clos, mesurable, discernable… Il connaît pas ou mal… peut être la promesse d’une autre vie… Pour moi l’ailleurs sonne comme une invitation au voyage, à Je suis de Kabylie, mes parents y sont nés il y a sortir du quotidien, rompre la monotonie… C’est la longtemps et il y a bien longtemps qu’ils sont ici. Mon rencontre avec une terre autre, avec l’étranger… père repose ici… pour l’éternité. Au bout de combien de temps devient-on d’ici ? L’envie de découvrir d’autres horizons… Cet ailleurs, moteur de la vie, n’est pas celui qui renvoie aux affres Mes parents, d’origine modeste, ont quitté l’Algérie de l’errance, à la perte, à la fuite, ni celui qui évoque la jeunes, pour venir travailler en France. Cet ailleurs menace et le risque. J’ai l’âme d’un voyageur. Pour géographique était synonyme de sécurité financière, le beaucoup d’hommes et de femmes dans le monde, rêve d’offrir une vie meilleure à leurs enfants. Cet l’ailleurs est imposé, c’est l’exil pour la survie, pour ailleurs plein de projet est toujours idéalisé. C’est ce échapper à l’enfermement, à la mort... L’exilé, le qui aide à partir… à laisser sa famille, ses amis, son réfugié, environnement… à affronter l’inconnu. Mais la réalité l’ethnologue font l’expérience de l’ailleurs, mais s’y n’est pas toujours à la hauteur de l’ailleurs rêvé, espéré, trouvent de façon assurément différente. Certains fantasmé. Elle dépend beaucoup de la situation sociale voyages sont initiatiques, hasardeux, chaotiques, de celui qui arrive ici. Plus on est pauvre, plus on fait incertains… voyages dans lesquels on se fuit, on se peur ! En tous cas, moi, « deuxième génération », je perd… C’est l’errance. La face obscure de l’ailleurs, me sens d’ici, même si parfois ma tête est ailleurs… c’est aussi le retranchement dans des espaces intérieurs qui Ailleurs : l’imaginaire, l’utopie, les projections, les l’immigrant, peuvent le conduire voyageur, à des le touriste, décrochements : mélancolie, folie, autisme, schizophrénie… aspirations… L’ailleurs peut être envisagé comme un espace Ailleurs : l’inconnu, la découverte, l’exploration, les inconnu, celui de l’impensable, de l’irreprésentable, rencontres, l’imprévisible, l’espérance… l’ailleurs de la mort. L’ailleurs c’est tout cela : magie et crainte, appel et répulsion, possible et impossible, Dans notre intérieur d’infinie solitude, on rêve d’ailleurs sous d’autre latitudes » exploration et inaccessibilité. Louis Chédid « Cité dortoir, cité poubelle, nuit et brouillard, lumières artificielles. Couleurs d’ici, D’ailleurs Enfants d’ici, ailleurs UN AILLEURS PLEIN D’INCERTITUDE Nathalie Guimard , chef de service n ne peut parler de l’ailleurs sans évoquer se perpétue ; ils viennent nourrir notre mémoire. Le l’ici. Ne dit-on pas que les discours sur passé, évoqué pour mieux comprendre et accepter le l’ailleurs sont une façon de parler d’ici ? présent, n’est que reconstruction. Nous revenons tous Être ailleurs, c’est avoir été ici. C’est également être sur les traces de notre passé. Lorsque nous quittons encore ici, mais porté par un imaginaire tourné vers l’ici pour aller vers l’ailleurs, nous avons parfois besoin d’autres horizons. Espaces imaginaires où nous portons de revenir sur cet ici devenu à son tour un ailleurs l’espoir aussi passé, un ailleurs mémoire. Certes, cet ailleurs l’appréhension d’un ailleurs sombre qui nous fait dire mémoire ne sera jamais tel que nous l’avons quitté. que l’ici est meilleur. Si l’ailleurs est porteur d’espoir, Avec le temps, les souvenirs perdent leur forme il peut être aussi porteur d’inquiétude, a fortiori quand initiale. Sans cadres sociaux, ils s’effacent, et notre on sait que l’ici ne sera plus et appartiendra au passé. mémoire se brouille. Or, le passé existe au travers de la mémoire, qui fonde accueillis dans les foyers éducatifs sont confrontés à notre identité. C’est par les souvenirs que notre identité cet ailleurs et à cet ici. Ici, le foyer. Ailleurs, la famille, O d’un ailleurs meilleur, mais Les enfants et adolescents l’école, les amis mais aussi la vie après le foyer. Cet Un réseau social n’est rien d’autre qu’un groupe de ailleurs attire aussi bien qu’il trouble et fait peur, personnes ou d’organisations reliées entre elles par les surtout lorsqu’on prend conscience du fait que l’ici se échanges sociaux qu’elles entretiennent. Mais le réseau fermera et n’existera qu’au travers des souvenirs. social permet également de répondre à un besoin La vie après le foyer, c’est aussi l’accès à l’âge adulte, au moins pour tous ceux qui quittent l’association à l’âge de 18 ans. Cet ailleurs est d’autant plus troublant que l’avenir est incertain et que l’âge adulte ne représente pas encore grand‘chose, hormis la responsabilité de ne compter que sur soi-même. Le sens originel que nous avons voulu donner à l’association PORTA, c’est de ne pas laisser porte close mais d’ouvrir à tous ces jeunes devenus adultes la possibilité de revenir sur les traces de leur passé. Il était important que le fondement de cette association, son contenu et ses buts soient réfléchis et pensés par les jeunes anciennement placés, les salariés ou anciens d’appartenance à un groupe, d’être en contact, de retrouver des personnes, de faire de nouvelles connaissances en fonction d’un intérêt commun. Et aussi, pour ce qui concerne PORTA, de pouvoir s’appuyer sur l’expérience des autres PORTA est née en août 2011. L’association se compose des personnes anciennement accueillies ou suivies par un service de Jean Cotxet, d’anciens salariés et de salariés de cette association. Les membres du bureau sont élus de façon paritaire : anciens jeunes placés, et salariés ou anciens salariés. PORTA a pour but de proposer à toutes les personnes qui ont été accueillies, qui ont travaillé ou travaillent à l’Association Jean Cotxet, de partager des savoirs, des services, des informations, des compétences et des ressources, afin de maintenir ou créer du lien entre les membres, à travers un réseau social dynamique. salarié. L’idée maîtresse, née après une année d’échanges, est de créer et d’organiser un réseau de solidarité, à travers notamment un réseau social. ÉCHAPPER AUX AUTRES ET A SOI-MEME Mened Ait Ouarab, éducateur spécialisé Un autre point de vue, plus positif, associe l'errance à L une quête initiatique : on prend un chemin pour se 'errance fascine ou au contraire inquiète. En effet, le terme est très paradoxal et revêt de nombreux aspects. Il peut signifier un trouver, on quitte son lieu originel pour se tester, vivre ses expériences et se réaliser. C’est le mythe du routard. déplacement aussi bien physique (le voyage, souvent utilisé au cinéma, dans la littérature…), que mental Donner une définition à l'errance est donc très (bayer aux corneilles, rêvasser…). On l'envisage compliqué, mais la difficulté est plus grande encore également sous d'autres angles. L’errance est parfois lorsqu’il s’agit de définir l'errance des jeunes. associée à un mouvement subit, une idée d'égarement, d'absence de but, au fait de se perdre, souvent malgré Tout d’abord, de quels jeunes parle-t-on dans ce cas ? soi, de perdre son origine, son histoire. Dans cette Les jeunes en fugue, les squatteurs ? perspective, l'errance est une épreuve. Elle est perçue Les jeunes routards qui errent de gare en gare ? comme un comportement déviant, elle dérange, fait Les jeunes fréquentant les structures d'accueil et peur. L'individu errant est un être égaré désœuvré, à la hébergement d'urgence ? dérive (un SDF, un fou…). Les jeunes étrangers isolés sans référence parentale, à propos desquels on parle plutôt « d'itinérance » ? Les jeunes « galériens qui zonent » le soir, pour qui difficultés rencontrées par les jeunes eux-mêmes (échec l'on parle « d'errance statique » car ils ont un domicile, scolaire, l'errance étant là pour combler l'ennui ? problèmes de santé et d'ordre psychiatrique, fugues). chômage, dépendance aux substances, L’errance des jeunes est une notion vague qui vise une population hétérogène, celle des jeunes qui ont des difficultés à grandir ou à s'adapter dans la société, qui cherchent leur place… et qui souvent dérangent car ils En fait, l'errance exprime une volonté d'échapper aux autres et à soi-même. Elle donne l'illusion d'un élan libérateur dont les jeunes sont eux-mêmes acteurs, c’est une soif de liberté jusqu'à l'ivresse. sont de plus en plus visibles. Quand on interroge ces jeunes sur leurs parcours, on s'aperçoit que l'origine subjective de leurs trajectoires d'errance peut être de deux ordres : elle est tantôt rapportée aux conditions de vie dans la famille d'origine (conflits familiaux, recomposition familiale absence de cadre éducatif, placement, problèmes financiers, lourds problèmes de santé, etc.), tantôt aux QUAND L’AILLEURS S’INVITE ICI Jean-Luc Bauche, éducateur spécialisé Le placement en institution ou en famille d’accueil est ineurs isolés ou issus de l’immigration, lui aussi l’occasion d’ajouter de nouvelles pièces à tous véhiculent leur part d’ailleurs. Leur l’édifice identitaire. Il est important de considérer que confrontation avec nos modes de vies est l’interaction des échanges n’est pas à sens unique. toujours riche d’enseignement. Au travers de leur L’éducation que nous délivrons à ces jeunes doit être déracinement, et parfois de leur errance, ces jeunes de respectueuse et inspirée de ce qu’ils sont. Il faut savoir cultures différentes vivent non pas une perte identitaire être dans l’acceptation des différences de l’autre et mais ce que l’on pourrait considérer comme un pouvoir – au quotidien – transmettre ce message auprès parcours initiatique, fait à la fois de difficultés et de des populations que l’on accueille. M souffrance, mais complémentarité. aussi de découverte et de L’étrangeté de l’étranger ne doit pas être source de crainte mais source d’intérêt et d’inspiration. AILLEURS… LE CAMEROUN Voyager : être surpris Sila Brecoglu, participante au séjour « Cameroun » J’ ai voulu partir au Cameroun pour découvrir J’ai découvert plein de jolies choses. Que du positif ! d’autres cultures, voir comment se passaient Le Cameroun est un très beau pays, et ses habitants en là-bas les cours d’école. Avant de partir, je prennent vraiment soin, au contraire de nous les m’imaginais plein de choses… J’étais paniquée. Français : ils ne jettent rien par terre. Je me suis bien Comment vais-je faire pour prendre ma douche ? amusée au Domaine du Lion !!! Merci encore à Elie. J’avais peur d’attraper une maladie… Je me suis bien préparée psychologiquement avant d’y aller ! De retour à Paris, j’étais triste. Je n’avais pas envie de revenir, je voulais y rester. Après avoir vu les écoles au Arrivée sur place, j’étais vraiment étonnée. Je ne savais Cameroun, je me suis promis de réussir à l’école. De pas qu’il y avait beaucoup de verdure ! Je pensais que bien profiter de la chance que j’avais d’y aller. Les l’environnement était sec, aride. Les gens étaient Camerounais(es) auraient bien voulu être à ma place. accueillants, souriants… La nourriture était délicieuse ! Je garde un très bon souvenir de ce séjour… Voyager : observer Bastien Collongette, participant au séjour « Cameroun » N ous sommes partis en voiture le matin en premier s'est rendu sur l'île des bébés, accompagné de direction de l'Ile aux singes. La route fut plusieurs chiens. Le second s'est rendu sur l'île des longue et chaotique. À notre arrivée, nous adolescents. Nous n'avons pas rencontré les singes avons mangé. Le domaine est composé de trois îles : adultes, qui sont trop agressifs. Les singes ont des celle des bébés, celle des adolescents et celle des caractères très différents et nous les avons observés adultes. Nous avons formé plusieurs groupes. Le tout l'après-midi. VOYAGER : RENCONTRER Faitma Mekhlouf, participante au séjour « Cameroun à respirer à cause de l'humidité mais, avec le temps, j'ai pu m'adapter au climat. onjour ! Je m'appelle Faitma Mekhlouf et B j'ai participé au séjour au Cameroun. Pour Sur place, j'ai rencontré des gens très ouverts et très commencer, j'avais le désir de faire un souriants, qui ont la joie de vivre malgré la misère. Ce séjour en Afrique afin de découvrir plus en qui m’a le plus surprise, c’était que tout le monde dit profondeur le continent et une autre culture. bonjour, Ce que j’appréhendais le plus, c'était de Camerounais est un peu diffèrent du nôtre. C'est du tomber malade. Je craignais aussi la chaleur moins l’impression que j'ai eue lorsqu'on me disait des et le mode d’alimentation local, que je pensais très phrases comme « On vous salue », ou encore différent du nôtre. En arrivant, j'ai eu beaucoup de mal « Apporte-moi sans se des connaître. Le condiments ». français Je des comprenais seulement à peu près ce que cela voulait dire. Ce que j'ai préféré, et qui m'a beaucoup marquée, c'est m’ont fait comprendre pourquoi les émigrés véhiculent lorsque nous avons été conviés à la fête de « Sa une image de richesse dans l’esprit des locaux Majesté ». C'était vraiment très enrichissant : d'une part nous avions un contact direct avec la population des Je retiendrai également mon passage à la radio de Kribi communes alentour, d’autre part, nous avons pu voir le FM où l'animateur me posait des questions sur le déroulement d'une cérémonie à l’occasion d’un accord déroulement du séjour et sur la nature de ma venue économique entre une multinationale indienne et le dans leur pays. gouvernement camerounais. Cela nous a permis de Pour conclure, ce que je retiens aujourd'hui de mon dialoguer avec les gens sur place. C'était très séjour, c'est que - dans le monde – tous les gens ne sont intéressant de discuter avec eux de leur mode de vie et pas individualistes, pessimistes et surtout fatalistes, et de leur communiquer le nôtre ; l'échange interculturel que l'argent et la réussite sont importants mais qu'ils ne était très présent. J'ai appris beaucoup de choses qui sont pas essentiels à la construction et à l'épanouissement de chaque individu. AILLEURS INTERIEUR, AILLEURS LOINTAIN Alice Laurent, éducatrice spécialisée P longée dans mon livre. Calée entre le siège et ouvrent les yeux ? Des ailleurs plus riches en la fenêtre, secouée par les remous du métro émotions ? rebondissant sur les rails. Un enfant entre en criant dans la rame. « Donne-moi ma voiture », hurlet-il à sa sœur. Wahou ! Il sait exprimer ce qu'il veut celui-là. Est-ce que j'étais comme lui, petite ? Dans le camion sur la route d'Elokbatindi, direction le domaine du Lion, vendredi 31 août 2011, 17h30. La nuit est tombée. Allongée de tout son long sur la chaussée, une femme d'une trentaine d'années. Deux Ai-je osé hurler à mon frère de me rendre ma poupée enfants à côté, et un scooter étalé plus loin. L'un d'eux le jour où il s'est découvert des talents de coiffeur ? répète terrifié : « J'ai mal. » Nous sommes jeudi 15 septembre 2011. Il est 18 h. Je Que peut-on faire ? Ici, pas de numéro de SAMU, pas de rentre de mon travail en métro. Encore une fois ce numéro de pompiers. Pas de SAMU. Des pompiers ? Je trajet, et un nouveau voyage fait de possibles ne pense pas. Ici, le système de santé n'est pas le même « rencontres ». Celle-ci m'a emmenée jusqu'à mes 6 que chez nous. ans. Appel à Elie, le Franco-camerounais qui nous accueille Ailleurs, c'est partout, tout le temps, à condition d'être au domaine : a minima disponible à ce qu'il se passe à l'extérieur. « - Comment fait-on, dans ton pays, en cas d'accident Ailleurs c'est les autres. Et les autres sont de possibles de la route ? points d'appui pour une meilleure connaissance de soi - Allez informer le prochain village éclairé. » et du monde. Ici, on ne peut que compter sur la solidarité des gens. Y a-t-il des ailleurs plus forts pour secouer nos perceptions ? Des expériences telles qu'elles nous Ici, pas de protection sociale. Partir ailleurs et prendre conscience des différences de Pour que ces expériences permettent de se construire, réalités sociopolitiques. Le voyage provoque des d'apprendre à avoir des idées, à penser… et de forger expériences qui suscitent des réflexions. son identité. Et si l'accompagnement éducatif, c'était accompagner des jeunes dans leurs confrontations avec l'ailleurs ? Partir d’ici Ailleurs Revenir Riche de cet ailleurs Alors peut être,… ….. Rien qu’un instant……. Exister autrement … AILLEURS LAISSE UNE TRACE, NOUS LAISSONS UNE TRACE AILLEURS Christelle Papon, éducatrice spécialisée L orsque nous décidons d’aller voir « ailleurs », différemment. La famille, la culture, l’environnement, cela nous enrichit généralement car nous les lieux, les codes sociaux..., sont autres et il est sommes en quête de quelque chose, même si nécessaire de nous ouvrir pour les observer et si parfois nous sommes incapables de le définir. En outre, possible les comprendre. il y a toujours une interaction et nous aussi apportons Que ce soit dans un pays étranger, dans une famille quelque chose « ailleurs ». d’accueil, un foyer ou un autre lieu, le processus est le Nous sommes tous amenés à nous retrouver ailleurs même. Le jeune arrive avec ses repères (familiaux, que chez nous. Que ce soit loin ou à notre porte, dès sociaux) et ses modes de communication. Nous lui que nous sommes ailleurs, nous devons adapter notre apportons, mais lui et sa famille nous apportent façon d’être et de faire (mode de communication, également. Pour que la rencontre soit possible, la observation, langage, repères visuels et auditifs…) découverte et la compréhension des différents modes pour nous faire comprendre et pour comprendre notre de communication et de fonctionnement doit être environnement (métro, travail, pays étranger, structure réciproque. C’est tout un apprentissage. d’accueil, lieu public…). L’ailleurs laisse une trace sur nous et nous-mêmes Être ailleurs, c’est parler, entendre, regarder, faire, échanger, communiquer, vivre autrement laissons une trace ailleurs. et CHOISIR DE VIVRE AILLEURS Fatima Ait Ahmed, assistante familiale L e besoin et le désir de partir ailleurs me sont Je crois que ce n'est pas un hasard si j'exerce le métier venus très jeune, sur les bancs de l'école, en d'assistante familiale. Les enfants que nous accueillons, découvrant la langue française qui me qu'ils viennent d'un ailleurs lointain ou proche, ont tous passionnait. Je rêvais d'un ailleurs meilleur, je voulais une histoire différente mais la même souffrance : la fuir le poids des coutumes et des traditions, la rigidité séparation, parfois brutale, d’avec leurs parents, la peur de la famille, l'inégalité hommes femmes. Je voulais d'un ailleurs qu'ils ne connaissent pas, avec laquelle ils être libre et mon ailleurs ne pouvait être que la France, doivent faire face au quotidien. pays de liberté, d'égalité et de fraternité. conditions de déracinement, mon la immigration, solitude étaient l'inconnu, des Les le moments difficiles, mais ma volonté de m'intégrer était très forte. Je suis à chaque fois frappée par la capacité de ces enfants à s’adapter et à s'investir au sein de notre famille car mon ailleurs, je l’ai moi-même choisi alors que, pour la plupart des enfants, il leur a été imposé. VOIR LE MONDE ET GRANDIR Francesco Dito, chef de service illeurs signifie, selon le Larousse, « dans un valeurs, interactions, etc. Par ailleurs, Henri Laborit2 autre lieu, dans un autre endroit ». Dans disait que « nous ne sommes que les autres » parce que notre contexte professionnel, cela me nous avons en nous tout ce que les générations semble un peu trop étroit et nous devrions plutôt, précédentes ont accumulé au long de l’histoire. En quand nous parlons d’« ailleurs », évoquer une autre nous, il y a l’autre. A composante de ce terme que l’on trouve dans l’expression « par ailleurs », c’est-à-dire « d'un autre point vue », « d'autre part ». C'est ce sens-là que je Lors de l’élaboration du « plan de services 3 », nous pourrions nous inspirer de ce qui se fait au Québec pour initier puis consolider des formes d'interventions retiendrai d’abord. novatrices, par exemple le partage contractuel des En italien, « ailleurs » se dit « altrove ». Dans ce mot responsabilités entre les professionnels, la personne nous retrouvons « altro », qui signifie « l’autre » : aidée et ses différents environnements : son milieu de « d’altra parte », c’est « d’autre part », « un altro », vie, son environnement social, etc. Il ne s'agit plus « un autre », etc. d'agir uniquement sur l’individu et/ou sur le milieu, Les allers et retours d’un pays à l’autre, vécus comme immigrant puis comme professionnel, m’ont permis de mais bien sur toutes les composantes qui font la société. connaître d’autres modèles d’organisation sociale. Ces Chacun peut comprendre aisément que l’action ne doit rencontres à la croisée des chemins entre des façons de pas être uniquement curative, mais aussi porter sur la faire d’ici et d’ailleurs, notamment de l’autre côté de sensibilisation, la prévention, l'accompagnement et l’Atlantique, ont sans nul doute influencé ma vision des l'intégration, le lien social. Nos modèles d'interventions pratiques éducatives et sociales, dans un mouvement de doivent donc se ressourcer à partir d’autres points de recherche de nouvelles pistes de travail au sein de ce vue champ d’intervention. communication, des nouvelles dynamiques familiales, tenant compte des modèles actuels de des contextes socioéconomiques, des croyances et des Au Québec, le gouvernement mène une politique sociale conçue autour de l’idée que la santé et le bienêtre résultent de l'interaction constante entre l'individu et son milieu : nos interventions doivent agir valeurs diverses de notre société plurielle, etc. Tout cela nous demande d’orienter le continuum de services vers des réponses mieux adaptées, personnalisées, et de nous ouvrir un peu plus à d’autres façons de faire. efficacement avec et sur la personne, mais aussi sur son environnement, source et cause de réussites et de 1 En élaborant mieux les priorités au sein de nos difficultés. Cela signifie, comme l’a écrit Mead , que missions, en transformant les services, en ayant une l’individu séparé du monde social est une abstraction. répartition La conscience de soi, ne se constitue que par rapport pourrions nous orienter vers un soutien plus finement aux autres, dans le « miroir du regard des autres ». approprié aux personnes que nous accompagnons, pour C’est ce regard qui permet la construction de soi, de parvenir à ce qu’elles deviennent elles-mêmes acteurs l’identité sociale. C’est dans l’interaction avec autrui, de changement, à travers une reprise de pouvoir sur avec la société, que nous nous définissons, amalgamant leur propre vie. plus équitable des ressources, nous en nous tout au long de notre existence de multiples éléments qui sont eux-mêmes en évolution : normes, 1 G.H. Mead, L’esprit, le soi et la société, PUF, 1963. 2 « Jacques Languirand rencontre Henri Laborit », Salon des invités, Radio Canada, http://www.radiocanada.ca/par4/salon/laborit_frameset_inv.html 3 Voir Daniel Boisvert, Le plan de services individualisés. Participation et animation, Presses Inter Universitaires, Québec, 1995. Dans les orientations des services sociaux et de santé, il demandent au monde des adultes de considérer qu’ils me semble que nous devrions davantage agir sur les sont tout simplement des enfants, des adolescents, causes. Nous devrions oser et développer de nouveaux avant d’être des cas, des dossiers… C’est dans moyens contribuant à prévenir, réduire et/ou résoudre l’infiniment petit que nous percevons l’ailleurs de la ces causes, à compenser, à soutenir et – parallèlement – personne. Donnons nous du temps pour cela, nous ne à favoriser les liens sociaux, le développement du sommes pas sur une chaîne de montage… potentiel humain, l'intégration, en vue d’une pleine participation citoyenne et sociale. Dans cette perspective, il nous faudrait renforcer et ALLONS VOIR AILLEURS … privilégier le soutien aux familles, avoir plus de Au parc, dans le café, à la montagne, dans le métro, souplesse lorsque nous intervenons sur le milieu, agir dans d’autres lieux et cultures, pour continuer à dans les garderies et le milieu scolaire, favoriser avancer à travers des interactions qui ouvrent d’autres d’autres formes de rencontres et de lieux de vie, éviter horizons, d’autres possibles en réponse aux difficultés le piège de la stigmatisation sociale. passagères que nous rencontrons dans l’action avec les Mettre la personne au centre de nos préoccupations peut aussi passer par un travail d’équipe jeunes, leurs familles… et les autres. Ailleurs pour vivre des contradictions, prendre de la multidisciplinaire, empreint du respect de la différence distance, des autres mais fixant les objectifs communs, ainsi que engagement à la singularité des jeunes, imaginer les choix et responsabilités à assumer par chacun. Il d’autres formes d’approches dans l’organisation des s’agit en effet de viser une approche globale de la services et dans nos relations avec les personnes dites personne, en restant conscients du fait que les jeunes en difficulté, ne pas nous scléroser, nous remettre en que nous accompagnons au quotidien sont « ici », avec question, déconstruire et construire, décloisonner, nous, mais sont aussi « d’ailleurs » : de l’autre côté de ouvrir nos propres frontières… voir mieux comment ajuster notre la rue, dans la rue, issus de diverses configurations familiales, de parcours, d’histoires, de placements, de Ailleurs, pour se tourner plus que jamais vers l’éthique, ruptures, de voyages… Ils sont aussi « ailleurs » avec ressource pour ne pas laisser filer entre nos doigts nous, dans un espace protégé, loin de leurs racines et l’humanité indispensable à notre pratique. de leurs histoires. Ailleurs pour (dé)baliser et élargir les champs de la avec » pratique et les espaces de réflexion qui nourriront notre autrement ? Comment nous autoriser, nous adultes, inspiration, en lançant d’autres ponts pour faire d’autres « ailleurs », d’autres pratiques d’intervention ? d’autres traversées dans l’aventure humaine de Comment pouvons-nous sortir d’approches parfois trop l’accompagnement… mécaniques de l’humain ? Comment, en conséquence, disciplines, pour prendre une distance critique, ouvrir prendre le temps de co-construire une relation nous propres fenêtres, puiser et transformer les éducative et soignante avec l’ensemble des adultes qui richesses des complémentarités. Comment pouvons-nous faire et « faire concourent - chacun de sa place, ici et ailleurs – à cette tâche artisanale de « tisserand » de liens ? Ailleurs, vers d’autres Les sagesses, philosophiques ou spirituelles, ont permis aux humains d’intégrer la part douloureuse de Ailleurs se trouve aussi dans l’infiniment petit des l’existence d’une manière qui ouvre et enrichit les petits pas que l’on fait en se développant au jour le perspectives de la vie humaine. Il est en effet vital de jour… Les jeunes le manifestent par des signes qui lui donner du sens. Nous devons tous chercher ce sens, le construire, le découvrir. Cette recherche exige d’être Voir plus loin et penser plus large plus active et explorateurs. D’autres ailleurs sont Traverser les murs qui sont aussi dans nos têtes possibles, nous avons accès à une multitude de sens et Ouvrir nos propres portes et frontières de voies, héritages culturels et religieux qui nous ont Ouvrir notre propre regard, voir le monde et grandir. légués les civilisations. Porter son regard ailleurs, c’est favoriser la rencontre QUELQUES GOUTTES D’INSPIRATION… humaine : envisager de nouveaux chemins entre les intervenants et les personnes accompagnées, nouer des liens à partir d’un parcours basé sur la rencontre de l’autre, la volonté commune de co-construire, de se dépasser et de bâtir du sens en favorisant le développement des potentialités et la valorisation sociale. Ce cheminement nous oblige à prendre en compte le fait que notre existence est liée à celles des Camille Bouchard (dir.), Rapport du groupe de travail pour les jeunes, Gouvernement du Québec, ministère de la Santé et des Services sociaux, direction des Communications, Québec, 1991. « Intégration des réseaux d’aide dans la pratique professionnelle », in Rapport du projet « les jeunes et leurs réseaux d’aide », département de Santé communautaire à l’Hôpital de l’Enfant Jésus, Québec, avril 1986. Imaginer ailleurs, c’est garder sa liberté, et aussi « À part égale : pour un véritable exercice du droit à l’égalité », in Politique gouvernementale pour accroître la participation sociale des personnes handicapées, Gouvernement du Québec, Québec, juin 2009. contribuer à parfaire et améliorer le monde, tout en G.H. Mead, L’esprit, le soi et la société, PUF, 1963. autres. Il ne faut pas perdre la finitude de l’humain et des idéaux. sachant qu’il ne sera jamais achevé. Ailleurs pour nous autoriser à rêver encore le monde dans lequel nous vivons et faire souffler l’habitat humain d’idéaux, de solidarité, d’engagement et de liberté. Ailleurs pour ne pas s’enfermer et s’interdire, afin d’oser. Agir pour ouvrir d’autres possibles dans le lien à l’autre, dans une prise en compte globale dans l’accompagnement, lui permettant de s’affranchir dans cette aventure humaine : Lucie Biron, « La souffrance des intervenants : perte d’idéal collectif et confusion sur le plan des valeurs », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 2006/ n° 36, p. 209-224. « Jacques Languirand rencontre Henri Laborit », Salon des invités, Radio Canada, http://www.radiocanada.ca/par4/salon/laborit_frameset_inv.html Nouvelles pratiques sociales, revue du département de Travail social, université du Québec à Montréal. Intervention, revue de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec, Montréal. RISQUER DE RENCONTRER, RISQUER DE SE TRANSFORMER Carlos Morais, chef de service Q ue cela soit au Brésil ou ici, Ailleurs est toujours en mouvement, Des allées et venues, des changements en nous et dans notre entourage Ailleurs, c’est l’espoir C’est un conception différente de la tienne, C’est la possibilité d’un changement pour trouver des réponses, Ailleurs c’est l’inconnu, c’est ce que je ne connais pas encore sur moi. C’est ce que l’autre a osé faire et que je n’ai pas osé, Ailleurs, c’est la pensée évidente à laquelle je n’avais jamais pensé, c’est aussi Là où on naît, … À la recherche d’autres alternatives, d’autres horizons. Il faut bien avoir un ici, pour se projeter ailleurs, En observant ailleurs on peut se comprendre soi-même, et même son entourage. Les rêves, les histoires de vie, le sport, l’art, la poésie, le cinéma, les romans, la Sculpture, la danse, la musique, la photographie, le théâtre… toutes sortes D’expressions nous emmènent et nous transportent Ailleurs… nous offrant ainsi Des ouvertures possibles. Au SAPPEJ, en dehors du collège, de la famille et peut-être même en marge de la Société, nous cherchons d’autres alternatives. Nous souhaitons créer un Ailleurs, dynamique d’ouverture, où chacun peut Prendre le risque, ceux qui y travaillent comme ceux qui y viennent, de se Rencontrer et de se transformer mutuellement.