VOIR COMME LE MONDE EST BEAU Barbara Orzelowska

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VOIR COMME LE MONDE EST BEAU Barbara Orzelowska
VOIR COMME LE MONDE EST BEAU
Barbara Orzelowska, éducatrice spécialisée
«
Que les familles nombreuses sont un poids pour la
société…
Je veux que tu vois comme e monde
est beau » disait ma mère quand je
lui demandais, enfant :
« Pourquoi je suis née ? »
« Pour vivre dans ce monde. » C’était une réponse

Que, dans un pays où il y a la guerre, les enfants
ne peuvent pas vivre et grandir tranquillement, et
qu’alors ils fuient…
simple. En me disant cela, elle regardait les arbres, les
J’ai découvert que le monde n’est pas cohérent mais
feuilles qui tombent, elle était dans la merveille d’un
plein de contradictions, que nous parlons des langues
moment, dans le mouvement, dans la vie…
diverses, que nous avons des identités différentes, que
Je suis rassurée encore aujourd’hui par ses mots, mais
nous n’avons pas les même intérêts.
je me demande si ma mère ignorait qu’existent
l’injustice, la souffrance, la discrimination, la guerre, la
Et que nous nous rencontrons.... quand même.
solitude, la pauvreté… Elle ne m’en a pas parlé… J’ai
Dans la rue
découvert avec le temps. Alors, je vois le monde à
Dans le quartier
travers les yeux de ma mère et à travers mes propres
Dans le travail
yeux. Les deux regards différent mais chacun détient sa
Nous qui venons tous d’ailleurs : d’Afrique, d’Europe,
part de vérité. Deux mondes, l’intérieur et l’extérieur,
des Amériques…
vivent ensemble : ce que je ressens intérieurement
s’exprime à l’extérieur, et j’intériorise ce qui surgit de
Nous avons déjà essayé, dans notre passé, différentes
l’extérieur.
manières de nous rencontrer : la guerre, la colonisation,
Dés la naissance, j’ai éprouvé cette nécessité d’aller au-
les croisades, l’extermination, la construction de
delà du connu, vers « l’ailleurs », vers l’inconnu, vers
murs…
le père. J’ose dire même que c’est une première
condition de la vie, ce mouvement vers ailleurs, vers le
Aujourd’hui nous reste le dialogue. Cette manière de
monde, vers le mystère...
« rencontrer l’autre qui vient d’ailleurs » est la plus
difficile. Non pas à cause des moyens financiers et
Le monde n’était pas aussi beau que me l’avait dit ma
matériels nécessaires, mais parce que cela exige d’être
mère… J’ai découvert
convaincu que c’est la meilleure solution pour créer

Que la pauvreté est facteur de discrimination et
une communauté humaine : accorder à l’autre sa bonté,
source de frustrations très profondes…
son respect, être ouvert à une rencontre.

Qu’être au chômage affaiblit l’estime de soi. Dans
les yeux des autres, nous devenons inutiles.
Qu’être polonaise en France veut dire être
prostituée, souffrir des représentations des autres.
Ici
Ailleurs
Les mêmes
VENIR D’AILLEURS, DEVENIR D’ICI
Mourad Bouchou, chef de service
« - Mourad, t’es d’où ?
- Je suis d’ici.
On peut inclure le rêve parmi les productions mentales
- Mais non, t’es d’ailleurs !
de l’ailleurs. Le rêve est une mise en image de
- D’ailleurs ? C’est où l’ailleurs ? Nous sommes à
l’inconscient,
Paris et, justement, je suis né à Paris. »
mystérieux. La rêverie appartient aussi à cette catégorie
un
ailleurs
complexe,
étrange
et
mentale de l’ailleurs : c’est une échappée momentanée
« Ailleurs : indique un autre lieu que celui où on vit ou
du réel. On rêve l’ailleurs par lassitude de l’ici et par
dont il s’agit », nous dit le dictionnaire. Cette définition
insatisfaction du présent, il est synonyme d’évasion,
ne nous signale pas un usage
chargé de tous les possibles, de tous les bonheurs.
« discriminant »,
« péjoratif » ou « raciste » du terme. Et pourtant, ne pas
être d’ici, et donc venir d’ailleurs, suscite parfois la
Ailleurs ne se réduit pas à la dimension géographique,
peur : peur de l’inconnu, de l’autre, de ce que l’on ne
ce n’est pas un lieu clos, mesurable, discernable… Il
connaît pas ou mal…
peut être la promesse d’une autre vie… Pour moi
l’ailleurs sonne comme une invitation au voyage, à
Je suis de Kabylie, mes parents y sont nés il y a
sortir du quotidien, rompre la monotonie… C’est la
longtemps et il y a bien longtemps qu’ils sont ici. Mon
rencontre avec une terre autre, avec l’étranger…
père repose ici… pour l’éternité. Au bout de combien
de temps devient-on d’ici ?
L’envie de découvrir d’autres horizons… Cet ailleurs,
moteur de la vie, n’est pas celui qui renvoie aux affres
Mes parents, d’origine modeste, ont quitté l’Algérie
de l’errance, à la perte, à la fuite, ni celui qui évoque la
jeunes, pour venir travailler en France. Cet ailleurs
menace et le risque. J’ai l’âme d’un voyageur. Pour
géographique était synonyme de sécurité financière, le
beaucoup d’hommes et de femmes dans le monde,
rêve d’offrir une vie meilleure à leurs enfants. Cet
l’ailleurs est imposé, c’est l’exil pour la survie, pour
ailleurs plein de projet est toujours idéalisé. C’est ce
échapper à l’enfermement, à la mort... L’exilé, le
qui aide à partir… à laisser sa famille, ses amis, son
réfugié,
environnement… à affronter l’inconnu. Mais la réalité
l’ethnologue font l’expérience de l’ailleurs, mais s’y
n’est pas toujours à la hauteur de l’ailleurs rêvé, espéré,
trouvent de façon assurément différente. Certains
fantasmé. Elle dépend beaucoup de la situation sociale
voyages sont initiatiques, hasardeux, chaotiques,
de celui qui arrive ici. Plus on est pauvre, plus on fait
incertains… voyages dans lesquels on se fuit, on se
peur ! En tous cas, moi, « deuxième génération », je
perd… C’est l’errance. La face obscure de l’ailleurs,
me sens d’ici, même si parfois ma tête est ailleurs…
c’est aussi le retranchement dans des espaces intérieurs
qui
Ailleurs : l’imaginaire, l’utopie, les projections, les
l’immigrant,
peuvent
le
conduire
voyageur,
à
des
le
touriste,
décrochements :
mélancolie, folie, autisme, schizophrénie…
aspirations…
L’ailleurs peut être envisagé comme un espace
Ailleurs : l’inconnu, la découverte, l’exploration, les
inconnu, celui de l’impensable, de l’irreprésentable,
rencontres, l’imprévisible, l’espérance…
l’ailleurs de la mort. L’ailleurs c’est tout cela : magie
et crainte, appel et répulsion, possible et impossible,
Dans notre intérieur d’infinie solitude, on rêve
d’ailleurs sous d’autre latitudes »
exploration et inaccessibilité.
Louis Chédid
« Cité dortoir, cité poubelle, nuit et brouillard,
lumières artificielles.
Couleurs d’ici,
D’ailleurs
Enfants d’ici, ailleurs
UN AILLEURS PLEIN D’INCERTITUDE
Nathalie Guimard , chef de service
n ne peut parler de l’ailleurs sans évoquer
se perpétue ; ils viennent nourrir notre mémoire. Le
l’ici. Ne dit-on pas que les discours sur
passé, évoqué pour mieux comprendre et accepter le
l’ailleurs sont une façon de parler d’ici ?
présent, n’est que reconstruction. Nous revenons tous
Être ailleurs, c’est avoir été ici. C’est également être
sur les traces de notre passé. Lorsque nous quittons
encore ici, mais porté par un imaginaire tourné vers
l’ici pour aller vers l’ailleurs, nous avons parfois besoin
d’autres horizons. Espaces imaginaires où nous portons
de revenir sur cet ici devenu à son tour un ailleurs
l’espoir
aussi
passé, un ailleurs mémoire. Certes, cet ailleurs
l’appréhension d’un ailleurs sombre qui nous fait dire
mémoire ne sera jamais tel que nous l’avons quitté.
que l’ici est meilleur. Si l’ailleurs est porteur d’espoir,
Avec le temps, les souvenirs perdent leur forme
il peut être aussi porteur d’inquiétude, a fortiori quand
initiale. Sans cadres sociaux, ils s’effacent, et notre
on sait que l’ici ne sera plus et appartiendra au passé.
mémoire se brouille.
Or, le passé existe au travers de la mémoire, qui fonde
accueillis dans les foyers éducatifs sont confrontés à
notre identité. C’est par les souvenirs que notre identité
cet ailleurs et à cet ici. Ici, le foyer. Ailleurs, la famille,
O
d’un
ailleurs
meilleur,
mais
Les enfants et adolescents
l’école, les amis mais aussi la vie après le foyer. Cet
Un réseau social n’est rien d’autre qu’un groupe de
ailleurs attire aussi bien qu’il trouble et fait peur,
personnes ou d’organisations reliées entre elles par les
surtout lorsqu’on prend conscience du fait que l’ici se
échanges sociaux qu’elles entretiennent. Mais le réseau
fermera et n’existera qu’au travers des souvenirs.
social permet également de répondre à un besoin
La vie après le foyer, c’est aussi l’accès à l’âge adulte,
au moins pour tous ceux qui quittent l’association à
l’âge de 18 ans. Cet ailleurs est d’autant plus troublant
que l’avenir est incertain et que l’âge adulte ne
représente
pas
encore
grand‘chose,
hormis
la
responsabilité de ne compter que sur soi-même.
Le sens originel que nous avons voulu donner à
l’association PORTA, c’est de ne pas laisser porte close
mais d’ouvrir à tous ces jeunes devenus adultes la
possibilité de revenir sur les traces de leur passé.
Il était important que le fondement de cette association,
son contenu et ses buts soient réfléchis et pensés par les
jeunes anciennement placés, les salariés ou anciens
d’appartenance à un groupe, d’être en contact, de
retrouver des personnes, de faire de nouvelles
connaissances en fonction d’un intérêt commun. Et
aussi, pour ce qui concerne PORTA, de pouvoir
s’appuyer sur l’expérience des autres
PORTA est née en août 2011. L’association se compose
des personnes anciennement accueillies ou suivies par
un service de Jean Cotxet, d’anciens salariés et de
salariés de cette association. Les membres du bureau
sont élus de façon paritaire : anciens jeunes placés, et
salariés ou anciens salariés.
PORTA a pour but de proposer à toutes les personnes
qui ont été accueillies, qui ont travaillé ou travaillent à
l’Association Jean Cotxet, de partager des savoirs, des
services, des informations, des compétences et des
ressources, afin de maintenir ou créer du lien entre les
membres, à travers un réseau social dynamique.
salarié. L’idée maîtresse, née après une année
d’échanges, est de créer et d’organiser un réseau de
solidarité, à travers notamment un réseau social.
ÉCHAPPER AUX AUTRES ET A SOI-MEME
Mened Ait Ouarab, éducateur spécialisé
Un autre point de vue, plus positif, associe l'errance à
L
une quête initiatique : on prend un chemin pour se
'errance fascine ou au contraire inquiète. En
effet, le terme est très paradoxal et revêt de
nombreux aspects. Il peut signifier un
trouver, on quitte son lieu originel pour se tester, vivre
ses expériences et se réaliser. C’est le mythe du
routard.
déplacement aussi bien physique (le voyage, souvent
utilisé au cinéma, dans la littérature…), que mental
Donner une définition à l'errance est donc très
(bayer aux corneilles, rêvasser…). On l'envisage
compliqué, mais la difficulté est plus grande encore
également sous d'autres angles. L’errance est parfois
lorsqu’il s’agit de définir l'errance des jeunes.
associée à un mouvement subit, une idée d'égarement,
d'absence de but, au fait de se perdre, souvent malgré
Tout d’abord, de quels jeunes parle-t-on dans ce cas ?
soi, de perdre son origine, son histoire. Dans cette
Les jeunes en fugue, les squatteurs ?
perspective, l'errance est une épreuve. Elle est perçue
Les jeunes routards qui errent de gare en gare ?
comme un comportement déviant, elle dérange, fait
Les jeunes fréquentant les structures d'accueil et
peur. L'individu errant est un être égaré désœuvré, à la
hébergement d'urgence ?
dérive (un SDF, un fou…).
Les jeunes étrangers isolés sans référence parentale, à
propos desquels on parle plutôt « d'itinérance » ?
Les jeunes « galériens qui zonent » le soir, pour qui
difficultés rencontrées par les jeunes eux-mêmes (échec
l'on parle « d'errance statique » car ils ont un domicile,
scolaire,
l'errance étant là pour combler l'ennui ?
problèmes de santé et d'ordre psychiatrique, fugues).
chômage,
dépendance
aux
substances,
L’errance des jeunes est une notion vague qui vise une
population hétérogène, celle des jeunes qui ont des
difficultés à grandir ou à s'adapter dans la société, qui
cherchent leur place… et qui souvent dérangent car ils
En fait, l'errance exprime une volonté d'échapper aux
autres et à soi-même. Elle donne l'illusion d'un élan
libérateur dont les jeunes sont eux-mêmes acteurs, c’est
une soif de liberté jusqu'à l'ivresse.
sont de plus en plus visibles.
Quand on interroge ces jeunes sur leurs parcours, on
s'aperçoit que l'origine subjective de leurs trajectoires
d'errance peut être de deux ordres : elle est tantôt
rapportée aux conditions de vie dans la famille
d'origine (conflits familiaux, recomposition familiale
absence de cadre éducatif, placement, problèmes
financiers, lourds problèmes de santé, etc.), tantôt aux
QUAND L’AILLEURS S’INVITE ICI
Jean-Luc Bauche, éducateur spécialisé
Le placement en institution ou en famille d’accueil est
ineurs isolés ou issus de l’immigration,
lui aussi l’occasion d’ajouter de nouvelles pièces à
tous véhiculent leur part d’ailleurs. Leur
l’édifice identitaire. Il est important de considérer que
confrontation avec nos modes de vies est
l’interaction des échanges n’est pas à sens unique.
toujours riche d’enseignement. Au travers de leur
L’éducation que nous délivrons à ces jeunes doit être
déracinement, et parfois de leur errance, ces jeunes de
respectueuse et inspirée de ce qu’ils sont. Il faut savoir
cultures différentes vivent non pas une perte identitaire
être dans l’acceptation des différences de l’autre et
mais ce que l’on pourrait considérer comme un
pouvoir – au quotidien – transmettre ce message auprès
parcours initiatique, fait à la fois de difficultés et de
des populations que l’on accueille.
M
souffrance,
mais
complémentarité.
aussi
de
découverte
et
de
L’étrangeté de l’étranger ne doit pas être source de
crainte mais source d’intérêt et d’inspiration.
AILLEURS… LE CAMEROUN
Voyager : être surpris
Sila Brecoglu, participante au séjour « Cameroun »
J’
ai voulu partir au Cameroun pour découvrir
J’ai découvert plein de jolies choses. Que du positif !
d’autres cultures, voir comment se passaient
Le Cameroun est un très beau pays, et ses habitants en
là-bas les cours d’école. Avant de partir, je
prennent vraiment soin, au contraire de nous les
m’imaginais plein de choses… J’étais paniquée.
Français : ils ne jettent rien par terre. Je me suis bien
Comment vais-je faire pour prendre ma douche ?
amusée au Domaine du Lion !!! Merci encore à Elie.
J’avais peur d’attraper une maladie… Je me suis bien
préparée psychologiquement avant d’y aller !
De retour à Paris, j’étais triste. Je n’avais pas envie de
revenir, je voulais y rester. Après avoir vu les écoles au
Arrivée sur place, j’étais vraiment étonnée. Je ne savais
Cameroun, je me suis promis de réussir à l’école. De
pas qu’il y avait beaucoup de verdure ! Je pensais que
bien profiter de la chance que j’avais d’y aller. Les
l’environnement était sec, aride. Les gens étaient
Camerounais(es) auraient bien voulu être à ma place.
accueillants, souriants… La nourriture était délicieuse !
Je garde un très bon souvenir de ce séjour…
Voyager : observer
Bastien Collongette, participant au séjour « Cameroun »
N
ous sommes partis en voiture le matin en
premier s'est rendu sur l'île des bébés, accompagné de
direction de l'Ile aux singes. La route fut
plusieurs chiens. Le second s'est rendu sur l'île des
longue et chaotique. À notre arrivée, nous
adolescents. Nous n'avons pas rencontré les singes
avons mangé. Le domaine est composé de trois îles :
adultes, qui sont trop agressifs. Les singes ont des
celle des bébés, celle des adolescents et celle des
caractères très différents et nous les avons observés
adultes. Nous avons formé plusieurs groupes. Le
tout l'après-midi.
VOYAGER : RENCONTRER
Faitma Mekhlouf, participante au séjour « Cameroun
à respirer à cause de l'humidité mais, avec le temps, j'ai
pu m'adapter au climat.
onjour ! Je m'appelle Faitma Mekhlouf et
B
j'ai participé au séjour au Cameroun. Pour
Sur place, j'ai rencontré des gens très ouverts et très
commencer, j'avais le désir de faire un
souriants, qui ont la joie de vivre malgré la misère. Ce
séjour en Afrique afin de découvrir plus en
qui m’a le plus surprise, c’était que tout le monde dit
profondeur le continent et une autre culture.
bonjour,
Ce que j’appréhendais le plus, c'était de
Camerounais est un peu diffèrent du nôtre. C'est du
tomber malade. Je craignais aussi la chaleur
moins l’impression que j'ai eue lorsqu'on me disait des
et le mode d’alimentation local, que je pensais très
phrases comme « On vous salue », ou encore
différent du nôtre. En arrivant, j'ai eu beaucoup de mal
« Apporte-moi
sans
se
des
connaître.
Le
condiments ».
français
Je
des
comprenais
seulement à peu près ce que cela voulait dire.
Ce que j'ai préféré, et qui m'a beaucoup marquée, c'est
m’ont fait comprendre pourquoi les émigrés véhiculent
lorsque nous avons été conviés à la fête de « Sa
une image de richesse dans l’esprit des locaux
Majesté ». C'était vraiment très enrichissant : d'une part
nous avions un contact direct avec la population des
Je retiendrai également mon passage à la radio de Kribi
communes alentour, d’autre part, nous avons pu voir le
FM où l'animateur me posait des questions sur le
déroulement d'une cérémonie à l’occasion d’un accord
déroulement du séjour et sur la nature de ma venue
économique entre une multinationale indienne et le
dans leur pays.
gouvernement camerounais. Cela nous a permis de
Pour conclure, ce que je retiens aujourd'hui de mon
dialoguer avec les gens sur place. C'était très
séjour, c'est que - dans le monde – tous les gens ne sont
intéressant de discuter avec eux de leur mode de vie et
pas individualistes, pessimistes et surtout fatalistes, et
de leur communiquer le nôtre ; l'échange interculturel
que l'argent et la réussite sont importants mais qu'ils ne
était très présent. J'ai appris beaucoup de choses qui
sont
pas
essentiels
à
la
construction
et
à
l'épanouissement de chaque individu.
AILLEURS INTERIEUR, AILLEURS LOINTAIN
Alice Laurent, éducatrice spécialisée
P
longée dans mon livre. Calée entre le siège et
ouvrent les yeux ? Des ailleurs plus riches en
la fenêtre, secouée par les remous du métro
émotions ?
rebondissant sur les rails. Un enfant entre en
criant dans la rame. « Donne-moi ma voiture », hurlet-il à sa sœur. Wahou ! Il sait exprimer ce qu'il veut
celui-là. Est-ce que j'étais comme lui, petite ?
Dans le camion sur la route d'Elokbatindi, direction le
domaine du Lion, vendredi 31 août 2011, 17h30. La
nuit est tombée. Allongée de tout son long sur la
chaussée, une femme d'une trentaine d'années. Deux
Ai-je osé hurler à mon frère de me rendre ma poupée
enfants à côté, et un scooter étalé plus loin. L'un d'eux
le jour où il s'est découvert des talents de coiffeur ?
répète terrifié : « J'ai mal. »
Nous sommes jeudi 15 septembre 2011. Il est 18 h. Je
Que peut-on faire ? Ici, pas de numéro de SAMU, pas de
rentre de mon travail en métro. Encore une fois ce
numéro de pompiers. Pas de SAMU. Des pompiers ? Je
trajet, et un nouveau voyage fait de possibles
ne pense pas. Ici, le système de santé n'est pas le même
« rencontres ». Celle-ci m'a emmenée jusqu'à mes 6
que chez nous.
ans.
Appel à Elie, le Franco-camerounais qui nous accueille
Ailleurs, c'est partout, tout le temps, à condition d'être
au domaine :
a minima disponible à ce qu'il se passe à l'extérieur.
« - Comment fait-on, dans ton pays, en cas d'accident
Ailleurs c'est les autres. Et les autres sont de possibles
de la route ?
points d'appui pour une meilleure connaissance de soi
- Allez informer le prochain village éclairé. »
et du monde.
Ici, on ne peut que compter sur la solidarité des gens.
Y a-t-il des ailleurs plus forts pour secouer nos
perceptions ? Des expériences telles qu'elles nous
Ici, pas de protection sociale.
Partir ailleurs et prendre conscience des différences de
Pour que ces expériences permettent de se construire,
réalités sociopolitiques. Le voyage provoque des
d'apprendre à avoir des idées, à penser… et de forger
expériences qui suscitent des réflexions.
son identité.
Et si l'accompagnement éducatif, c'était accompagner
des jeunes dans leurs confrontations avec l'ailleurs ?
Partir d’ici
Ailleurs
Revenir
Riche de cet ailleurs
Alors peut être,…
….. Rien qu’un instant…….
Exister autrement …
AILLEURS LAISSE UNE TRACE,
NOUS LAISSONS UNE TRACE
AILLEURS
Christelle Papon, éducatrice spécialisée
L
orsque nous décidons d’aller voir « ailleurs »,
différemment. La famille, la culture, l’environnement,
cela nous enrichit généralement car nous
les lieux, les codes sociaux..., sont autres et il est
sommes en quête de quelque chose, même si
nécessaire de nous ouvrir pour les observer et si
parfois nous sommes incapables de le définir. En outre,
possible les comprendre.
il y a toujours une interaction et nous aussi apportons
Que ce soit dans un pays étranger, dans une famille
quelque chose « ailleurs ».
d’accueil, un foyer ou un autre lieu, le processus est le
Nous sommes tous amenés à nous retrouver ailleurs
même. Le jeune arrive avec ses repères (familiaux,
que chez nous. Que ce soit loin ou à notre porte, dès
sociaux) et ses modes de communication. Nous lui
que nous sommes ailleurs, nous devons adapter notre
apportons, mais lui et sa famille nous apportent
façon d’être et de faire (mode de communication,
également. Pour que la rencontre soit possible, la
observation, langage, repères visuels et auditifs…)
découverte et la compréhension des différents modes
pour nous faire comprendre et pour comprendre notre
de communication et de fonctionnement doit être
environnement (métro, travail, pays étranger, structure
réciproque. C’est tout un apprentissage.
d’accueil, lieu public…).
L’ailleurs laisse une trace sur nous et nous-mêmes
Être ailleurs, c’est parler, entendre, regarder, faire,
échanger,
communiquer,
vivre
autrement
laissons une trace ailleurs.
et
CHOISIR DE VIVRE AILLEURS
Fatima Ait Ahmed, assistante familiale
L
e besoin et le désir de partir ailleurs me sont
Je crois que ce n'est pas un hasard si j'exerce le métier
venus très jeune, sur les bancs de l'école, en
d'assistante familiale. Les enfants que nous accueillons,
découvrant la langue française qui me
qu'ils viennent d'un ailleurs lointain ou proche, ont tous
passionnait. Je rêvais d'un ailleurs meilleur, je voulais
une histoire différente mais la même souffrance : la
fuir le poids des coutumes et des traditions, la rigidité
séparation, parfois brutale, d’avec leurs parents, la peur
de la famille, l'inégalité hommes femmes. Je voulais
d'un ailleurs qu'ils ne connaissent pas, avec laquelle ils
être libre et mon ailleurs ne pouvait être que la France,
doivent faire face au quotidien.
pays de liberté, d'égalité et de fraternité.
conditions
de
déracinement,
mon
la
immigration,
solitude
étaient
l'inconnu,
des
Les
le
moments
difficiles, mais ma volonté de m'intégrer était très forte.
Je suis à chaque fois frappée par la capacité de ces
enfants à s’adapter et à s'investir au sein de notre
famille car mon ailleurs, je l’ai moi-même choisi alors
que, pour la plupart des enfants, il leur a été imposé.
VOIR LE MONDE ET GRANDIR
Francesco Dito, chef de service
illeurs signifie, selon le Larousse, « dans un
valeurs, interactions, etc. Par ailleurs, Henri Laborit2
autre lieu, dans un autre endroit ». Dans
disait que « nous ne sommes que les autres » parce que
notre contexte professionnel, cela me
nous avons en nous tout ce que les générations
semble un peu trop étroit et nous devrions plutôt,
précédentes ont accumulé au long de l’histoire. En
quand nous parlons d’« ailleurs », évoquer une autre
nous, il y a l’autre.
A
composante de ce terme que l’on trouve dans
l’expression « par ailleurs », c’est-à-dire « d'un autre
point vue », « d'autre part ». C'est ce sens-là que je
Lors de l’élaboration du « plan de services 3 », nous
pourrions nous inspirer de ce qui se fait au Québec
pour initier puis consolider des formes d'interventions
retiendrai d’abord.
novatrices, par exemple le partage contractuel des
En italien, « ailleurs » se dit « altrove ». Dans ce mot
responsabilités entre les professionnels, la personne
nous retrouvons « altro », qui signifie « l’autre » :
aidée et ses différents environnements : son milieu de
« d’altra parte », c’est « d’autre part », « un altro »,
vie, son environnement social, etc. Il ne s'agit plus
« un autre », etc.
d'agir uniquement sur l’individu et/ou sur le milieu,
Les allers et retours d’un pays à l’autre, vécus comme
immigrant puis comme professionnel, m’ont permis de
mais bien sur toutes les composantes qui font la
société.
connaître d’autres modèles d’organisation sociale. Ces
Chacun peut comprendre aisément que l’action ne doit
rencontres à la croisée des chemins entre des façons de
pas être uniquement curative, mais aussi porter sur la
faire d’ici et d’ailleurs, notamment de l’autre côté de
sensibilisation, la prévention, l'accompagnement et
l’Atlantique, ont sans nul doute influencé ma vision des
l'intégration, le lien social. Nos modèles d'interventions
pratiques éducatives et sociales, dans un mouvement de
doivent donc se ressourcer à partir d’autres points de
recherche de nouvelles pistes de travail au sein de ce
vue
champ d’intervention.
communication, des nouvelles dynamiques familiales,
tenant
compte
des
modèles
actuels
de
des contextes socioéconomiques, des croyances et des
Au Québec, le gouvernement mène une politique
sociale conçue autour de l’idée que la santé et le bienêtre résultent de l'interaction constante entre l'individu
et
son
milieu : nos interventions doivent agir
valeurs diverses de notre société plurielle, etc. Tout
cela nous demande d’orienter le continuum de services
vers des réponses mieux adaptées, personnalisées, et de
nous ouvrir un peu plus à d’autres façons de faire.
efficacement avec et sur la personne, mais aussi sur son
environnement, source et cause de réussites et de
1
En élaborant mieux les priorités au sein de nos
difficultés. Cela signifie, comme l’a écrit Mead , que
missions, en transformant les services, en ayant une
l’individu séparé du monde social est une abstraction.
répartition
La conscience de soi, ne se constitue que par rapport
pourrions nous orienter vers un soutien plus finement
aux autres, dans le « miroir du regard des autres ».
approprié aux personnes que nous accompagnons, pour
C’est ce regard qui permet la construction de soi, de
parvenir à ce qu’elles deviennent elles-mêmes acteurs
l’identité sociale. C’est dans l’interaction avec autrui,
de changement, à travers une reprise de pouvoir sur
avec la société, que nous nous définissons, amalgamant
leur propre vie.
plus
équitable
des
ressources,
nous
en nous tout au long de notre existence de multiples
éléments qui sont eux-mêmes en évolution : normes,
1
G.H. Mead, L’esprit, le soi et la société, PUF, 1963.
2
« Jacques Languirand rencontre Henri Laborit », Salon des
invités, Radio Canada,
http://www.radiocanada.ca/par4/salon/laborit_frameset_inv.html
3
Voir Daniel Boisvert, Le plan de services individualisés.
Participation et animation, Presses Inter Universitaires,
Québec, 1995.
Dans les orientations des services sociaux et de santé, il
demandent au monde des adultes de considérer qu’ils
me semble que nous devrions davantage agir sur les
sont tout simplement des enfants, des adolescents,
causes. Nous devrions oser et développer de nouveaux
avant d’être des cas, des dossiers… C’est dans
moyens contribuant à prévenir, réduire et/ou résoudre
l’infiniment petit que nous percevons l’ailleurs de la
ces causes, à compenser, à soutenir et – parallèlement –
personne. Donnons nous du temps pour cela, nous ne
à favoriser les liens sociaux, le développement du
sommes pas sur une chaîne de montage…
potentiel humain, l'intégration, en vue d’une pleine
participation citoyenne et sociale.
Dans cette perspective, il nous faudrait renforcer et
ALLONS VOIR AILLEURS …
privilégier le soutien aux familles, avoir plus de
Au parc, dans le café, à la montagne, dans le métro,
souplesse lorsque nous intervenons sur le milieu, agir
dans d’autres lieux et cultures, pour continuer à
dans les garderies et le milieu scolaire, favoriser
avancer à travers des interactions qui ouvrent d’autres
d’autres formes de rencontres et de lieux de vie, éviter
horizons, d’autres possibles en réponse aux difficultés
le piège de la stigmatisation sociale.
passagères que nous rencontrons dans l’action avec les
Mettre la personne au centre de nos préoccupations
peut
aussi
passer
par
un
travail
d’équipe
jeunes, leurs familles… et les autres.
Ailleurs pour vivre des contradictions, prendre de la
multidisciplinaire, empreint du respect de la différence
distance,
des autres mais fixant les objectifs communs, ainsi que
engagement à la singularité des jeunes, imaginer
les choix et responsabilités à assumer par chacun. Il
d’autres formes d’approches dans l’organisation des
s’agit en effet de viser une approche globale de la
services et dans nos relations avec les personnes dites
personne, en restant conscients du fait que les jeunes
en difficulté, ne pas nous scléroser, nous remettre en
que nous accompagnons au quotidien sont « ici », avec
question, déconstruire et construire, décloisonner,
nous, mais sont aussi « d’ailleurs » : de l’autre côté de
ouvrir nos propres frontières…
voir
mieux
comment
ajuster
notre
la rue, dans la rue, issus de diverses configurations
familiales, de parcours, d’histoires, de placements, de
Ailleurs, pour se tourner plus que jamais vers l’éthique,
ruptures, de voyages… Ils sont aussi « ailleurs » avec
ressource pour ne pas laisser filer entre nos doigts
nous, dans un espace protégé, loin de leurs racines et
l’humanité indispensable à notre pratique.
de leurs histoires.
Ailleurs pour (dé)baliser et élargir les champs de la
avec »
pratique et les espaces de réflexion qui nourriront notre
autrement ? Comment nous autoriser, nous adultes,
inspiration, en lançant d’autres ponts pour faire
d’autres « ailleurs », d’autres pratiques d’intervention ?
d’autres traversées dans l’aventure humaine de
Comment pouvons-nous sortir d’approches parfois trop
l’accompagnement…
mécaniques de l’humain ? Comment, en conséquence,
disciplines, pour prendre une distance critique, ouvrir
prendre le temps de co-construire une relation
nous propres fenêtres, puiser et transformer les
éducative et soignante avec l’ensemble des adultes qui
richesses des complémentarités.
Comment
pouvons-nous
faire
et
« faire
concourent - chacun de sa place, ici et ailleurs – à cette
tâche artisanale de « tisserand » de liens ?
Ailleurs,
vers
d’autres
Les sagesses, philosophiques ou spirituelles, ont permis
aux humains d’intégrer la part douloureuse de
Ailleurs se trouve aussi dans l’infiniment petit des
l’existence d’une manière qui ouvre et enrichit les
petits pas que l’on fait en se développant au jour le
perspectives de la vie humaine. Il est en effet vital de
jour… Les jeunes le manifestent par des signes qui
lui donner du sens. Nous devons tous chercher ce sens,
le construire, le découvrir. Cette recherche exige d’être
Voir plus loin et penser plus large
plus active et explorateurs. D’autres ailleurs sont
Traverser les murs qui sont aussi dans nos têtes
possibles, nous avons accès à une multitude de sens et
Ouvrir nos propres portes et frontières
de voies, héritages culturels et religieux qui nous ont
Ouvrir notre propre regard, voir le monde et grandir.
légués les civilisations.
Porter son regard ailleurs, c’est favoriser la rencontre
QUELQUES GOUTTES D’INSPIRATION…
humaine : envisager de nouveaux chemins entre les
intervenants et les personnes accompagnées, nouer des
liens à partir d’un parcours basé sur la rencontre de
l’autre, la volonté commune de co-construire, de se
dépasser et de bâtir du sens en favorisant le
développement des potentialités et la valorisation
sociale. Ce cheminement nous oblige à prendre en
compte le fait que notre existence est liée à celles des
Camille Bouchard (dir.), Rapport du groupe de travail
pour les jeunes, Gouvernement du Québec, ministère
de la Santé et des Services sociaux, direction des
Communications, Québec, 1991.
« Intégration des réseaux d’aide dans la pratique
professionnelle », in Rapport du projet « les jeunes et
leurs réseaux d’aide », département de Santé
communautaire à l’Hôpital de l’Enfant Jésus, Québec,
avril 1986.
Imaginer ailleurs, c’est garder sa liberté, et aussi
« À part égale : pour un véritable exercice du droit à
l’égalité », in Politique gouvernementale pour
accroître la participation sociale des personnes
handicapées, Gouvernement du Québec, Québec, juin
2009.
contribuer à parfaire et améliorer le monde, tout en
G.H. Mead, L’esprit, le soi et la société, PUF, 1963.
autres. Il ne faut pas perdre la finitude de l’humain et
des idéaux.
sachant qu’il ne sera jamais achevé. Ailleurs pour nous
autoriser à rêver encore le monde dans lequel nous
vivons et faire souffler l’habitat humain d’idéaux, de
solidarité, d’engagement et de liberté.
Ailleurs pour ne pas s’enfermer et s’interdire, afin
d’oser. Agir pour ouvrir d’autres possibles dans le lien
à l’autre, dans une prise en compte globale dans
l’accompagnement, lui permettant de s’affranchir dans
cette aventure humaine :
Lucie Biron, « La souffrance des intervenants : perte
d’idéal collectif et confusion sur le plan des valeurs »,
Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques
de réseaux, 2006/ n° 36, p. 209-224.
« Jacques Languirand rencontre Henri Laborit », Salon
des invités, Radio Canada, http://www.radiocanada.ca/par4/salon/laborit_frameset_inv.html
Nouvelles pratiques sociales, revue du département de
Travail social, université du Québec à Montréal.
Intervention, revue de l’Ordre des travailleurs sociaux
et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec,
Montréal.
RISQUER DE RENCONTRER, RISQUER DE SE TRANSFORMER
Carlos Morais, chef de service
Q
ue cela soit au Brésil ou ici, Ailleurs est toujours en mouvement,
Des allées et venues, des changements en nous et dans notre entourage
Ailleurs, c’est l’espoir
C’est un conception différente de la tienne,
C’est la possibilité d’un changement pour trouver des réponses,
Ailleurs c’est l’inconnu, c’est ce que je ne connais pas encore sur moi.
C’est ce que l’autre a osé faire et que je n’ai pas osé,
Ailleurs, c’est la pensée évidente à laquelle je n’avais jamais pensé, c’est aussi
Là où on naît,
… À la recherche d’autres alternatives, d’autres horizons.
Il faut bien avoir un ici, pour se projeter ailleurs,
En observant ailleurs on peut se comprendre soi-même, et même son entourage.
Les rêves, les histoires de vie, le sport, l’art, la poésie, le cinéma, les romans, la
Sculpture, la danse, la musique, la photographie, le théâtre… toutes sortes
D’expressions nous emmènent et nous transportent Ailleurs… nous offrant ainsi
Des ouvertures possibles.
Au SAPPEJ, en dehors du collège, de la famille et peut-être même en marge de la
Société, nous cherchons d’autres alternatives.
Nous souhaitons créer un Ailleurs, dynamique d’ouverture, où chacun peut
Prendre le risque, ceux qui y travaillent comme ceux qui y viennent, de se
Rencontrer et de se transformer mutuellement.