l`internet et le marche du travail

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l`internet et le marche du travail
L’INTERNET ET LE MARCHE
DU TRAVAIL
Cadrage des interactions et pluralité
des formats d’information
Kevin MELLET
© Réseaux n° 125 – FT R&D / Lavoisier – 2004
L
a théorie économique s’intéresse à la façon dont les agents doivent
résoudre, sur le marché du travail, un problème d’information1. La
recherche d’information constitue l’activité principale des recruteurs
et des candidats, et des intermédiaires émergent afin de faciliter leur mise en
relation. En réduisant drastiquement les coûts de transaction associés à cette
recherche d’information, l’internet devrait augmenter la transparence et la
fluidité du marché du travail. Nous nous proposons dans cet article
d’interroger cette hypothèse en nous concentrant sur une technologie mise en
place par les intermédiaires numériques afin d’assurer le « bon »
fonctionnement du marché du travail : l’agent de recherche d’annonces
d’offres d’emploi. Nous appuierons notre analyse sur une observation
empirique de sites internet dédiés à l’emploi2.
L’adoption des technologies de l’information et de la communication (TIC)
par les acteurs du marché du travail implique des déplacements dont rend
compte l’usage dans les travaux de recherche de notions hybrides. La
recherche d’emploi par internet (Internet Job Search3) s’ajoute – voire, se
substitue, car moins coûteuse et plus rapide – aux techniques traditionnelles
de recherche d’offres de postes vacants par les candidats (annonces parues
dans la presse, service public de l’emploi, réseaux de relations personnelles,
candidatures spontanées). La numérisation du recrutement (e-recrutement4)
permet aux entreprises de rationaliser leur recrutement et d’intégrer dans des
progiciels les gestions externe et interne du personnel. Les sites internet
1. Je tiens à remercier Michel Callon, Michel Gensollen, Frédéric Moatty et Guillemette de
Larquier pour leurs commentaires et leurs suggestions. La responsabilité de l’analyse
présentée dans cet article incombe, bien entendu, à l’auteur.
2. Nous intéressant ici uniquement au moteur de recherche, nous laissons de côté d’autres
technologies de rencontre de l’internet : bases de données de candidatures (cévéthèques),
courrier électronique, forums de discussion, portails de recrutement des entreprises. Notre
analyse s’appuie sur une observation permanente de l’activité des sites internet dédiés à
l’emploi, ainsi que sur des entretiens réalisés avec les gestionnaires de ces sites (rencontrés
pour certains à plusieurs reprises entre 2001 et 2004).
3. KUHN, 2003.
4. BOMSEL, DOUCET, 2001.
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Réseaux n° 125
dédiés à l’emploi (Jobboards5) profitent des externalités de réseau
engendrées par l’attraction combinée des candidats et des entreprises
cherchant à se mettre en relation6. Ainsi, les gains que peuvent tirer,
individuellement, candidats, entreprises et intermédiaires, de l’adoption des
TIC, se renforcent mutuellement et justifient pleinement la migration du
marché du travail vers l’internet. Mais, si l’on assiste à la convergence vers
un marché du travail plus efficient, s’agit-il d’un marché centralisé et
transparent au sens de Walras ?
A la différence des approches standards du marché du travail, l’approche
privilégiée, dans la continuité de l’économie des conventions7 et de la
sociologie des marchés8, s’intéresse aux cadrages et aux mises en forme
opérés par les intermédiaires qui travaillent le marché. Ces intermédiaires
participent activement à la sélection et au filtrage des informations
pertinentes afin de mettre en relation des offres et des demandes de travail.
Ils mobilisent pour ce faire une pluralité de représentations implicites du
marché du travail qu’ils explicitent dans des dispositifs de rencontre et de
sélection plus ou moins formalisés (concours, bourses du travail, annonces
d’offres d’emploi, curriculum vitae, entretiens d’embauche, etc.). Le contenu
de l’information est attaché au support par lequel elle est mise en
circulation9. Dès lors, à la manière des investissements de forme, les TIC
doivent, pour être utilisées, s’insérer dans des dispositifs existants ou dans de
nouveaux dispositifs mobilisant des représentations cohérentes du marché
du travail. Ceci a deux conséquences sur l’idée selon laquelle la vague
actuelle des TIC serait radicalement nouvelle, voire révolutionnaire : les
technologies récentes, en s’inscrivant dans une histoire longue des
techniques de normalisation du marché du travail, n’entraîneraient que des
changements à la marge, en maintenant, voire en renforçant les
représentations « traditionnelles » du marché du travail ; par une succession
de déplacements, les technologies récentes pourraient contribuer à
l’émergence d’une représentation nouvelle du marché du travail,
représentation vers laquelle convergeraient les acteurs du marché du travail.
5. AUTOR, 2001.
6. CAILLAUD, JULLIEN, 2003 ; ROCHET, TIROLE, 2003.
7. Pour une approche générale de l’économie par les conventions, voir DUPUY et al., 1989 ;
ORLEAN, 1994. Pour une analyse des intermédiaires du marché du travail, voir par exemple
BESSY, EYMARD-DUVERNAY 1995 ; EYMARD-DUVERNAY, MARCHAL 1997.
8. Voir, par exemple, CALLON, 1998 ; COCHOY, DUBUISSON-QUELLIER, 2000 ;
CALLON et al., 2000.
9. GOODY, 1993 ; THEVENOT, 1997.
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Il importe dès lors, si l’on souhaite rendre compte de l’impact des TIC sur le
marché du travail, de s’intéresser aux représentations du marché du travail
qui guident leur mise en œuvre par les acteurs.
Les moteurs de recherche d’annonces d’offres d’emploi développés par
certains intermédiaires du marché du travail sur l’internet constituent de
notre point de vue une innovation intéressante : 1) ils mobilisent non
seulement les possibilités de calcul des processeurs pour effectuer leur
recherche, mais aussi les possibilités relationnelles de l’internet pour accéder
à des données décentralisées en s’affranchissant de la contrainte territoriale ;
2) ils opèrent un cadrage des interactions explicitement marchand en mettant
en relation l’offre et la demande de travail ; 3) ils imposent un filtrage
important de l’information, dans la mesure où la réussite de la coordination –
l’accès par le candidat aux offres d’emploi correspondant à ses attentes –
repose sur la précision et la concision des critères de recherche définis a
priori par le candidat, c’est-à-dire avant de lancer sa requête ; 4) les menus
déroulants et les recherches multi-critère, tout en paramétrant les possibilités
de recherche, rendent explicite le travail de catégorisation opéré a priori par
les intermédiaires, et donc les représentations du marché sous-jacentes.
L’objectif de cet article est de proposer une typologie des intermédiaires du
marché du travail selon l’usage qu’ils font des moteurs de recherche
d’annonces d’offres d’emploi. Nous procéderons pour ce faire en trois
temps. Dans une première partie, nous présentons deux représentations du
marché du travail modélisées par la théorie économique : le marché
walrasien et le marché d’appariement. Dans une seconde partie, nous
proposons de relier, à partir du concept de « format d’information », ces
représentations aux dispositifs techniques mis en place par les intermédiaires
sous la forme de moteurs de recherche. Nous opérons un paramétrage de la
technologie selon que celle-ci prend en charge le travail de catégorisation ou
le laisse à la charge du candidat (ou du recruteur). La troisième partie
s’appuie sur une description de quatre intermédiaires du marché du travail,
que nous synthétisons dans une typologie des intermédiaires numériques du
marché du travail.
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Réseaux n° 125
LE MARCHE-TRANSPARENCE ET LE MARCHE-APPARIEMENT :
DEUX REPRESENTATIONS ALTERNATIVES DU MARCHE
DU TRAVAIL
Quelle est la fonction économique du marché du travail : mettre en
concurrence entreprises et candidats sur l’espace le plus large possible, ou
bien réaliser le matching entre les entreprises recruteuses et les chercheurs
d’emploi ? Dans un cas, la mise en équivalence et l’évaluation marchande
supposent un fort degré d’homogénéisation du travail, assimilable à une
marchandise. Dans l’autre, la reconnaissance de la parfaite hétérogénéité des
postes et des candidats assigne au marché une fonction d’appariement
univoque, à chaque candidat correspondant a priori un poste.
Le marché-transparence : circulez, il y a (presque) tout à voir !
Dans ce premier paragraphe, le marché est défini comme un espace. La
particularité de cet espace est de fournir aux agents économiques
l’information nécessaire et suffisante à la réalisation des transactions. Les
propriétés relationnelles de l’internet sont valorisées (circulation de
l’information et accès à celle-ci).
La logique du marché walrasien
Sur le marché du travail walrasien, le travail est assimilé à une marchandise
homogène, et l’ajustement des offres – procédant de l’arbitrage travail-loisir
du consommateur-travailleur – et des demandes – déterminé par le volume
de production et l’arbitrage capital-travail – s’effectue par la convergence
des salaires (ou tâtonnement) jusqu’à la détermination d’un salaire
d’équilibre. La réalisation de l’équilibre suppose qu’un agent fictif (le
« commissaire priseur ») centralise l’ensemble des offres et des demandes et
effectue le calcul du salaire d’équilibre. Deux hypothèses « lourdes » de
cette théorie sont rarement vérifiées : l’homogénéité du travail, et la
flexibilité à court terme du salaire. Néanmoins, la représentation walrasienne
ne perd pas toute sa pertinence, dans la mesure où un effort important est
effectué par les employeurs et les intermédiaires pour créer et maintenir des
qualifications standardisés (par exemple sous la forme de grilles de métiers),
et, plus encore, par la valorisation des propriétés informationnelles du
marché du travail.
L’internet et le marché du travail
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L’information sur le marché-transparence
Quelles sont les propriétés de l’information sur un marché ? La complétude
de l’information n’est pas une condition nécessaire de l’émergence de
l’équilibre concurrentiel dans le cadre de la théorie standard. Celle-ci
impliquerait que les agents connaissent leurs propres caractéristiques et les
caractéristiques de l’ensemble des autres agents. Par contre, l’existence
d’une information parfaite constitue l’un des piliers de l’hypothèse de
concurrence pure et parfaite : les agents connaissent leurs propres
caractéristiques comme producteurs et consommateurs, les qualités des biens
et l’ensemble des prix des biens. Comme le remarque Thierry Granger,
« sous l’hypothèse d’information parfaite, les agents n’utilisent qu’une sorte
de résumé statistique de l’information complète10 ». Ainsi, si une certaine
dose de transparence est nécessaire, il s’agit d’une transparence sélective : il
s’agit de s’assurer donc que les qualités des biens sont « common
knowledge ».
L’information doit donc circuler sur un espace très large afin d’atteindre
l’ensemble des contractants potentiels. Le développement de l’économie de
marché est de ce point de vue concomitant du développement des techniques
de communication, la liaison entre les deux se faisant généralement par la
publicité, dans les deux sens du terme. Certaines techniques semblent de plus
mieux adaptées à certains produits qu’à d’autres. Sur le marché du travail,
alors que les mass-media sont délaissés, un marché des annonces s’est
progressivement formé, pour atteindre un haut niveau de
professionnalisation des acteurs. Outre la mise en forme des annonces, cette
professionnalisation est associée à une capacité à identifier les publics ciblés
– l’ensemble des demandeurs susceptibles d’être intéressés par une offre –
en fonction du médium mobilisé : emplois financiers et comptables pour Les
Échos et commerciaux pour L’Express11. C’est donc au prix d’un
investissement important – justifiant l’émergence d’intermédiaires pour
remédier à l’insuffisante circulation de l’information – que pourront être mis
en place des marchés du travail efficients.
De plus, le contenu de l’information circulant dans l’espace des offres et des
demandes est formaté. Il porte sur les prix et les qualités des biens échangés,
et, pourrait-on dire, ne porte que sur les prix et les qualités. En effet, un
10. GRANGER, 2000, p. 30.
11. MARCHAL, TORNY, 2003.
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Réseaux n° 125
supplément d’information, s’il n’est pas « common knowledge », pourrait
entraîner un échec de la coordination marchande, et, s’il l’est, perturber les
évaluations formées par les agents, modifiant ainsi les structures de prix. Un
marché efficient se passe ainsi d’informations superflues, et n’y circulent
que des informations prenant la forme de standards connus de tous. Il s’agit
d’une information codifiée, c’est-à-dire détachée de son support. Sur le
marché du travail, ce travail de codification a entraîné la mise en place de
grilles de qualifications professionnelles permettant d’identifier aisément les
postes et les candidats. Plus généralement, nous insisterons sur l’importance
accordée aux dénominations (titres de postes, diplômes) comme marqueurs
de qualité sur un marché : « Le marché fonctionne sur la base de
dénominations reconnues par tous les acteurs, mises en relation de façon
routinisée dans les mémoires des personnes comme sur les supports
d’information qui leur permettent de circuler12 ».
Le marché-appariement : circulez, il n’y a (presque) plus rien à voir !
Dans ce paragraphe, le marché est défini comme un algorithme. La
particularité de cet algorithme est de fabriquer des appariements justifiés13
entre offreurs et demandeurs d’emploi. La puissance de calcul des
ordinateurs, et la taille des bases de données, sont ici valorisées comme gage
de perfection du marché.
Le marché du travail comme algorithme d’appariement
Que se passe-t-il si l’on renonce à l’hypothèse d’homogénéité du travail, et
qu’on lui oppose une hypothèse d’hétérogénéité des emplois ? Le rôle
assigné au marché du travail se déplace vers l’ajustement des offres et des
demandes par les qualités. Par une procédure similaire à la fixation des prix
par un commissaire priseur fictif dans un marché walrasien, l’appariement
est réalisé par un tâtonnement (par exemple, par l’algorithme d’acceptation
différée14. Une machine pourrait parfaire ce modèle en déterminant par un
calcul les préférences des agents économiques à partir de leurs qualités.
12. EYMARD-DUVERNAY, MARCHAL, 1997, p. 76.
13. Nous empruntons la formule à Fabian Muniesa : « fabriquer des prix justifiés : le cas du
fixing de clôture de la Bourse de Paris » (2000, p. 143).
14. GALE, SHAPLEY, 1962.
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La théorie de l’appariement propose un déplacement très important par
rapport à la théorie standard qui suppose qu’un marché de concurrence pure
et parfaite garantira un ajustement immédiat et optimal des offres et des
demandes de travail, elles-mêmes assimilables à des arbitrages entre le
travail et les loisirs d’une part, entre le travail et le capital d’autre part :
l’hétérogénéité des emplois. Ainsi, en suivant Jovanovic (1979), on
remarquera que les individus sont inégalement productifs, que les emplois
diffèrent par les caractéristiques exigées, et qu’il existe une incertitude a
priori sur la qualité de l’appariement. Le rôle du marché du travail est de
garantir le meilleur ajustement des attributs de l’emploi et des
caractéristiques du travailleur. Ainsi, « les transactions sur le marché du
travail sont assimilables à des mariages plus ou moins durables, à des
appariements dont la qualité conditionne l’efficience de la relation
d’emploi15 ». L’efficience du marché sera fonction de sa capacité à stabiliser
les relations d’emploi, et donc à réduire l’incertitude portant sur les relations
d’emploi.
Un algorithme peut-il offrir une procédure permettant d’atteindre un
équilibre stable des relations d’emploi ? Dans leur modèle d’appariement
comme jeu coopératif, Gale et Shapley16 présentent un algorithme
d’acceptation différée permettant de construire un couplage stable sur un
marché fictif du mariage17. Les moitiés, recherchant leur paire, établissent un
classement des moitiés opposées selon leurs préférences, ces dernières
faisant de même avec les premières. On est donc dans une situation, où,
nécessairement, chacun dispose d’informations concernant l’ensemble des
moitiés avec qui il peut se coupler. Ces informations lui permettent de
formuler des préférences indépendantes, strictes et immuables. Une dose de
transparence est donc nécessaire dans ce cas. Une fois les préférences
formulées, les candidats au mariage remettent à une agence centrale leur
ordre de préférence. L’agence procède à un premier couplage à partir des
premières préférences d’une catégorie (les femmes, par exemple) et compare
ce couplage aux préférences formulées par l’autre catégorie (les hommes,
15. MENGER, 1995, p. 412.
16. GALE, SHAPLEY, 1962.
17. S’ils présentent un marché fictif de la rencontre amoureuse et du mariage, les auteurs ne
le mobilisent que comme une métaphore du marché du travail, où employeurs et candidats
cherchent à s’engager dans une relation contractuelle durable (LARQUIER, 1997). Nous
empruntons les principales conclusions à Guillemette de Larquier et renvoyons à l’article
pour la démonstration.
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par exemple). Certaines femmes sont éconduites et se reportent vers leur
second choix, si celui-ci est libre. Des femmes sont de nouveau éconduites,
et ainsi de suite. La stabilité est obtenue lorsque « aucun homme ne peut
regretter une femme qui serait prête à abandonner le foyer conjugal pour
lui18 ». Cet algorithme d’acceptation différée, adopté dès 1952 sur le marché
des internes d’hôpitaux aux Etats-Unis, est particulièrement adapté à un
marché du travail où se forment des relations d’emploi et où l’ajustement se
réalise par les préférences croisées des recruteurs et des candidats. La
stabilité est un gage de légitimité : c’est dans ce sens que l’on peut parler de
la fabrication d’un appariement justifié. La justification se trouve dans la
procédure de couplage, donc, dans l’algorithme, donc, dans les règles mises
en œuvre par cet algorithme.
L’information sur le marché régi par appariement
Nous l’avons vu, la mise en place d’un marché walrasien suppose la
circulation maximale d’une information minimale – portant sur les qualités
standardisées et les prix. Le principe de transparence n’est garanti qu’à la
condition que l’ensemble des contractants dispose de la même information.
Le marché d’appariement s’oppose radicalement à cette représentation. En
effet, la procédure d’appariement s’affranchit de la contrainte de publicité,
tandis qu’elle suppose une information abondante sur les qualités des
candidats et des postes afin de réaliser le meilleur couplage de ceux-ci. Un
candidat, plutôt que de rechercher l’ensemble des offres d’emploi sur la base
d’un petit nombre de critères (ce qui suppose une recherche extensive),
préférera focaliser son attention sur quelques postes (voire, un seul poste)
correspondant au plus près à son profil de qualités – il procédera donc à une
recherche intensive19. Le format d’information du marché-appariement se
précise : si la contrainte de circulation de l’information est maintenue, elle
vise uniquement à s’assurer que les couples pertinents se rencontreront, et
non plus à garantir une information égale pour tous – qui donne un caractère
« démocratique » au marché warasien. De plus, il importe d’opérer un listage
précis des qualités des postes et des candidats. Ceux-ci étant hétérogènes,
l’information pertinente ne sera plus le salaire demandé, mais la qualité
marginale qui singularise et distingue.
18. LARQUIER, 1997, p. 1415.
19. REES, 1966.
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Pourrait-on « perfectionner » le modèle d’appariement de Gale et Shapley,
en proposant un algorithme « autoritaire » qui ne nécessite pas une dose,
même minimale, de transparence ? Prenons une société divisée en un nombre
égal de postes et de candidats. Supposons que les préférences sont inscrites
dans la liste des qualités des candidats et des postes – mes qualités désignent
mes préférences quant aux postes. Supposons que ces qualités prennent la
forme d’un nombre important, mais limité, de dénominations, et que ces
qualités sont parfaitement codifiées. On aura ainsi, d’un côté, une base de
donnée comprenant l’ensemble des candidatures, où les qualités (et donc les
préférences) des candidats sont listées. En face, une base de donnée contient
l’ensemble des descriptifs de postes, eux aussi listés. Une hypothèse d’école
serait qu’à chaque poste correspond a priori un emploi « idéal »
(hétérogénéité totale et correspondance parfaite). La procédure
d’appariement consiste alors à assembler les paires, ce qui ne pose pas de
problème si les dénominations de chaque paire se recoupent exclusivement.
L’appariement est particulièrement stable. Mais, si nous levons cette
hypothèse, il est possible d’imaginer une procédure d’appariement
fabriquant des paires en fonction du nombre de qualités communes (ou
dénominations) aux descriptifs de postes et de candidatures : à chaque
couple poste-candidat est attribué un score tendant vers 100 % lorsque la
correspondance est parfaite. Ce mécanisme peut être qualifié d’autoritaire,
dans la mesure où la recherche d’informations est prise en charge par
l’intermédiaire-algorithme, l’employeur et le candidat n’ayant accès qu’à la
solution du calcul : les couples appariés. Ils ne doivent, quant à eux, ne se
soucier que de la définition de leurs propres qualités. Ainsi, trouvant sa
raison d’être dans le matching des offres et des demandes d’emploi, le
marché-appariement se réduit à un algorithme de calcul et à un robot de
recherche suffisamment puissant pour explorer les bases de données et
réaliser les intersections adéquates entres profils de postes et profils de
candidats.
Nous avons présenté deux représentations du marché du travail, en insistant
sur leurs propriétés informationnelles et sur ce qui les distingue de ce point
de vue. Ce faisant, nous avons défini deux idéaux-types du « bon
fonctionnement » du marché du travail. Il importe dès lors de clarifier le
statut que nous conférons à ces représentations. Le concept de « format
d’information » nous permet de relier ces représentations normatives aux
dispositifs techniques qui les incorporent.
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Réseaux n° 125
L’AGENT DE RECHERCHE : FORMAT D’INFORMATION
ET CADRAGE DES INTERACTIONS
Nous nous intéresserons dans cette partie à un type d’outils mis en place par
les intermédiaires numériques pour encadrer les interactions entre l’offre et
la demande : les moteurs de recherche d’annonces d’offres d’emploi. Le
« bon » fonctionnement de ces outils dépend d’un travail préalable de
codification permettant un filtrage de l’information pertinente. Mobilisant les
représentations mises en évidence dans la première partie, les dispositifs
techniques de rencontre produisent des repères normatifs encadrant l’action.
L’effet structurant peut varier en intensité selon que la technologie prend en
charge le travail de catégorisation ou le laisse à la charge du candidat (ou du
recruteur).
Les formats d’information : repères normatifs et technologies
Les représentations du marchés fournissent aux intermédiaires des
répertoires de justification de leurs actions et également des modèles de
traitement de l’information qu’ils mettent en œuvre à l’aide d’outils
techniques. Le concept de « format d’information » rend compte de ces
dimensions de l’action des intermédiaires du marché du travail.
Des représentations mobilisées par les acteurs du marché du travail
Les marchés walrasiens et les marchés régis par l’appariement font l’objet de
modélisations très abouties20. Deux propriétés de ces modélisations doivent
être soulignées : tout d’abord, le travail de réduction opéré sur les
hypothèses et sur la rationalité des acteurs a l’intérêt évident de mettre en
cohérence des comportements en les fondant sur un très petit nombre de
données de base. Appropriés par des acteurs réflexifs, ces modèles sont aussi
des modèles pour l’action. Par ailleurs, les modélisations visent
généralement, en partant de descriptions micro-économiques, à rendre
compte de phénomènes beaucoup plus larges. Sur le marché du travail, ce
bouclage macro est opéré autour de la question du chômage – par exemple :
tout chômage involontaire est dû à un écart par rapport au modèle de base
walrasien ; la théorie de la recherche d’emploi rend compte d’un chômage
involontaire « frictionnel » ; la théorie du salaire d’efficience fait reposer le
20. Pour une bibliographie sélective, voir CAHUC, ZYLBERBERG, 1996 et LARQUIER,
1997 pour les marchés régis par l’appariement.
L’internet et le marché du travail
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chômage sur le comportement rationnel et non intentionnel des salariés, etc.
Ainsi, ces modélisations sont enrichies de ressources ayant un caractère
normatif. Ces ressources sont mobilisables par les acteurs pour justifier leurs
actions21.
Les formats d’information
Le concept de « format d’information », développé par Laurent Thévenot
dans la continuité des travaux portant sur les « investissements de forme22 »
nous permet de préciser notre démarche. Les investissements s’apparentent à
des « opérations de mise en forme qui consistent à régler une relation, à
transformer une interaction soumise à l’incertitude, à la négociation, en un
échange automatique où les propriétés personnelles des individus qui sont
mis en relation n’interviennent plus23 ». L’investissement de forme permet
d’extraire les considérations locales de la relation pour lui donner une
validité générale. Dans ce sens, l’investissement comprend aussi bien
l’outillage physique (parc informatique, réseaux de télécommunication,
logiciels de traitement), que l’opération de catégorisation qui va fonder les
mises en équivalence : le codage devient en quelque sorte évident. Ainsi, la
nomenclature des métiers permet aux personnes de se déplacer sur l’espace
de validité du marché24. Le « format d’information » procède également
d’une formule d’investissement visant à mettre des êtres en équivalence sur
un espace : « la saisie constitue l’information dans divers “formats”, de
21. Nous ne prétendons évidemment pas que les acteurs sont préoccupés par les conséquences
macroéconomiques de chacune de leurs actions individuelles (ce qui n’est vérifiable dans une
certaines mesures et indirectement que pour les acteurs « importants » du marché du travail :
service public de l’emploi, grosses agences de recrutement, etc.). Néanmoins, l’ensemble des
acteurs est doté de compétences interprétatives mises en œuvre dans une visée d’ajustement à
des situations dont la portée peut être locale comme générale.
22. THEVENOT, 1985 ; EYMARD-DUVERNAY, 1986.
23. EYMARD-DUVERNAY, 1986, p. 239.
24. La formule d’investissement permet ainsi de relier un dispositif à une forme de généralité.
Le modèle des cités, fondant l’ordre sur des constructions de philosophie politique, en
constitue le modèle canonique (BOLTANSKI, THEVENOT, 1991). Nous proposons ici de
relier les dispositifs aux théories présentées dans la première partie, supposant qu’elles
fournissent un répertoire de justification approprié à des acteurs se situant sur un marché. Les
théories économiques sont « implantées » dans les dispositifs mis en place par les
intermédiaires (EYMARD-DUVERNAY, MARCHAL, 2000). Nous nous situons aussi dans
la perspective des travaux portant sur la construction sociale des marchés : “The point of view
that I have adopted (…) consists in maintaining that economics, in the broad sense of the
term, performs, shapes and formats the economy, rather than observing how it functions”
(CALLON, 1998, p. 2). Voir également GARCIA, 1986 ; MUNIESA, 2000.
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Réseaux n° 125
l’indice perceptuel guidant un geste au repère conventionnel, et oblige à
situer la notion d’information par rapport à deux autres questions : sa mise
en commun dans des coordinations et des figures du collectif ; son insertion
dans une activité qui l’éprouve25. »
Ainsi, nous disposons d’un outil d’analyse nous permettant de saisir le
travail des intermédiaires du marché du travail sur l’information, sans le
réduire à des coûts de transaction. La technologie de rencontre que nous
étudions a un effet structurant en produisant des repères normatifs qui
viennent guider l’action du chercheur d’emploi ou du recruteur. Ces repères
trouvent leur source dans des représentations du marché, renvoyant ainsi à
différentes grilles de codage.
L’agent de recherche : une technologie de rencontre paramétrable
L’agent de recherche d’annonces d’offres d’emploi
Comment assurer une circulation efficace des offres et des demandes de
travail ? La diffusion d’offres d’emploi dans la presse et sur le minitel a
ouvert la voie aux plates-formes de recrutement sur l’Internet. Celles-ci,
apparues en 1994 aux Etats-Unis et en 1996 en France, se sont à l’origine
directement inspirées de ces supports : il suffisait de retranscrire les
annonces et de les « mettre en ligne ». L’innovation principale est ici
l’interconnexion des réseaux, qui offre la possibilité d’accéder, depuis son
ordinateur personnel, à l’ensemble des offres diffusées sur des sites. Les
intermédiaires jouent le rôle de facilitateur, à l’instar de Keljob.com : le
candidat se connecte au site ; il définit les critères de sa recherche (par
exemple, « CDI » et « secrétaire »), délimitant ainsi les frontières du marché
du travail pertinent ; pendant quelques brefs instants, le moteur de recherche
parcourt les bases de données des sites référencés par Keljob (jobboards
privés et institutionnels, généralistes et spécialistes, et sites d’entreprises) ;
une liste d’offres apparaît à l’écran, et il suffit de cliquer sur chacune d’elles
pour accéder au contenu de l’annonce. Disposant sous ses yeux de
l’ensemble des offres disponibles, le candidat peut opérer un classement, le
seul critère pertinent étant, idéalement, le prix, soit le salaire. Si cette
dernière variable est peu opérante sur le marché du travail français26, le
25. THEVENOT, 1997, p. 206.
26. BESSY, LARQUIER, 2001.
L’internet et le marché du travail
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marché a bien dans ce cas une fonction de médiatisation de l’information
portant sur les qualités. Sur l’autre versant du marché, les entreprises ont tout
intérêt à mettre les candidats en concurrence sur l’espace le plus large
possible. Là encore, les intermédiaires numériques offrent des possibilités
intéressantes en matière d’accès à l’information. Un service proposé par ces
sites consiste à mettre à disposition des recruteurs leur base de données de
candidatures – leur cévéthèque. Le mécanisme est le même : le moteur de
recherche explore la base de données en fonction des critères de recherche
(par exemple « CDI » et « secrétaire »), ces critères définissant l’ensemble
des offres de travail pertinentes au regard du poste proposé. Informé de
l’ensemble des candidats potentiellement intéressés par son poste, le
recruteur peut les mettre en concurrence afin d’optimiser son recrutement.
Parallèlement, la représentation du marché comme générateur
d’appariements est également mise en œuvre par les intermédiaires
numériques : « gagner en efficacité dans les processus de recrutement, c’est
faire coïncider immédiatement les profils professionnels avec les besoins en
compétences définis par les entreprises27 ». L’internet s’apparente à une
vaste base d’offres d’emplois et de profils, actualisés régulièrement, où des
procédures de filtrage autorisent un certain ciblage dans la recherche de
candidats ou de postes vacants. Pour le candidat, il est possible, depuis son
ordinateur, de définir avec une grande précision le type d’offres auxquelles il
souhaite accéder, en envoyant des requêtes portant sur plusieurs critères :
secteur, zone géographique, poste, type de contrat, fourchette de salaire. A
partir de ces critères, l’agent de recherche opère instantanément un filtrage
sur la base d’offres répertoriées sur le site. Le candidat peut alors consulter
les annonces, et, s’il souhaite postuler, se mettre en relation avec l’entreprise
recruteuse, en envoyant son dossier de candidature (CV et lettre de
motivation) par le courrier électronique. Le candidat n’a donc accès qu’aux
annonces contenant les termes de sa recherche, au contraire de la lecture des
annonces dans les journaux, qui offre à son regard des annonces qui ne
l’intéressent pas, mais lui donne à voir l’état général du marché du travail
(en tous cas tel qu’il apparaît dans la liste hétérogène des annonces d’offres
d’emploi). Ainsi, l’accès aux offres par les moteurs de recherche modifie la
façon avec laquelle entreprises et candidats entrent en relation – sans
préjuger des étapes suivantes aboutissant éventuellement à une embauche. Il
27. BONNEFOY, 2001, p. 48.
128
Réseaux n° 125
importe dès lors de voir si l’intervention de l’intermédiaire est effective dans
la sélection des repères par lesquels s’effectue la mise en relation.
Rencontres planifiées et rencontres négociées
Un agent de recherche permet, à partir de la définition de critères, d’accéder
à un ensemble de données. Ces critères de recherche peuvent prendre
différentes formes : mots-clés, menus déroulants, formulaires. Un chercheur
d’emploi, qui désire accéder à des offres d’emploi, va donc opérer un
codage28 de ses qualités, afin de les faire coïncider avec les critères de
recherche. Il pourra ainsi réduire sa recherche à une zone géographique, à un
type de contrat, à un titre de métier, à une compétence, etc. Lorsque le menu
est fermé29, la liste définit l’espace des possibles : liste de départements, liste
de types de contrats, fourchette de salaire, secteur d’activité, etc. Cela a deux
conséquences directes sur le codage opéré par le chercheur d’emploi : il
n’est pas totalement libre de ses choix et doit obéir à la machine programmée
par le responsable du site ; qu’elles soient implicites ou explicites, des
représentations sociales, prenant la forme de nomenclatures, guident son
choix. Ces représentations sociales sont elles-mêmes reliées à des
constructions géographiques (les départements), juridiques (les contrats),
économiques (secteurs d’activité, nomenclatures d’emplois, grilles de
compétences). Ces dernières nous intéressent ici, puisqu’elles mettent en jeu
des représentations du marché du travail, ouvrant ainsi sur une pluralité de
formes d’équivalence.
Le travail de catégorisation effectué a priori par les intermédiaires renvoie
donc à des nomenclatures déterminant la qualification des candidatures et
des postes. Nous proposons de distinguer les agents de recherche suivant le
degré de liberté qu’ils accordent au candidat dans la définition de ses critères
de recherche. Techniquement, nous différencierons ainsi les menus
déroulants qui imposent un choix au sein d’une liste fermée et les recherches
28. Les opérations d’enregistrement des données « se décomposent elles-mêmes en trois
phases distinctes : le questionnement, la définition des classes, ou taxinomie, et enfin la mise
en œuvre de celles-ci par affectation des objets à l’une ou l’autre des classes, ou codage. »
(DESROSIERES, THEVENOT, 2002, p. 26).
29 Ce qui n’est pas le cas de la recherche par mots-clés : le moteur va balayer la base de
données à la recherche d’occurrences de ce mot. L’intermédiaire n’intervient pas dans la
définition des codes pertinents. Le travail de codification est implicitement laissé à la charge
du chercheur d’emploi. Ce type de recherche engendre un nombre important d’« échecs de
coordination », rendant les mises en relation plus souples, certes, mais également plus
incertaines.
L’internet et le marché du travail
129
par mots clés, qui reportent le travail de catégorisation sur le candidat : c’est
à lui de définir les critères de sa propre recherche. De même, il importe de
différencier les nomenclatures stables des nomenclatures actualisées
régulièrement. Comme nous le verrons avec le site Bale.fr (infra 3.2),
l’actualisation régulière des listes d’emplois tient compte des évolutions du
secteurs du multimédia, et la nomenclature est négociée avec les
professionnels (employeurs et salariés). Plus généralement, ce paramétrage
des technologies renvoie à une distinction proposée par François EymardDuvernay et Emmanuelle Marchal (1997) entre deux formes de traitement
des compétences effectuées par les recruteurs : planification des
compétences et négociation des compétences. Les compétences sont
planifiées lorsqu’elles sont codifiées afin d’être transférables d’un contexte
vers un autre (par exemple, une grille de métiers). Les compétences sont
négociées lorsqu’elles émergent dans des relations de proximité (par
exemple dans l’interaction de l’entretien d’embauche). Quoique les notions
de contexte et de proximité posent problème pour analyser des interactions
médiatisées par des TIC, il apparaît clairement que l’opposition entre
compétences planifiées et compétences négociées convient à notre objet.
Nous la déplaçons néanmoins puisque l’objet de la négociation/de la
planification n’est pas la désignation des compétences, mais la mise en
relation, la désignation du marché pertinent. Autrement dit, la question est :
la rencontre entre le candidat et ses annonces est-elle planifiée ou bien
négociée ? Ainsi, les moteurs de recherche incorporant des nomenclatures
stables et fermées telles que les répertoires de métiers ou de compétences
témoignent d’un travail de qualification effectué a priori (planifié) par
l’intermédiaire de l’emploi. A l’opposé, un moteur de recherche proposant
une recherche par mots clés permet au candidat de désigner librement (et
donc, d’une certaine manière, de négocier) ses qualités.
Nous disposons désormais de deux dimensions pour distinguer les formats
d’information de nos technologies : d’un côté, deux représentations marché
du travail ; de l’autre, deux usages des technologies. La troisième partie les
synthétise dans une typologie.
UNE TYPOLOGIE DES PLACES DE MARCHÉ NUMÉRIQUE
Comment les technologies de l’information et de la communication
rationalisent-elles le marché du travail ? Pour en rendre compte, il nous
paraît nécessaire de tenir compte de la pluralité des représentations
130
Réseaux n° 125
théoriques, qui, sans être appliquées « à la lettre », sont mobilisées par les
acteurs sous la forme de discours de justification et incorporées dans les
dispositifs techniques. Nous distinguerons ici les dispositifs qui tendent à
mettre en concurrence les candidats dans un cadre où les qualités sont
standardisées et les dispositifs qui visent à apparier des offres et des
demandes singularisées. Les dispositifs doivent être également différenciés
en fonction de leur degré de rigidité : en mobilisant des catégories
stabilisées, et en fermant les possibilités de négociation avec le dispositif, les
technologies alignent le marché ; en laissant ouvertes les catégories et les
technologies, les dispositifs s’alignent sur le marché, ou bien négocient avec
lui.
Quatre sites internet sont présentés : Apec.fr ; Bale.fr ; Adecco.fr ;
Javarecrut.com. S’ils diffusent tous des offres d’emploi, ces sites proposent
des sevices divers visant à attirer et retenir les candidats, à les informer, ou
encore à les profiler pour faciliter le travail des recuteurs. Nous nous
intéressons ici à la façon dont ils instrumentent les technologies de rencontre
afin de les faire coïncider avec leur représentation du marché du travail.
Figure 1. Les logiques d’action des intermediaires numeriques du marché
du travail
Rencontres planifiées
APPARIEMENT
Identifier les compétences
(www.adecco.fr)
TRANSPARENCE
Mettre en concurrence
(www.apec.fr )
Singularisation
des qualités
Homogénéisation
des qualités
PROFESSIONNALISATION
Etablir des grilles de métiers
(www.bale.fr )
INNOVATION
Identifier les nouvelles compétences
(www.javarecrut.com)
Rencontres négociées
L’internet et le marché du travail
131
Garantir la transparence en incitant à mentionner le salaire30 : Apec.fr
L’Agence Pour l’Emploi des Cadres (APEC) inscrit son action
d’intermédiaire du marché du travail dans la logique de transparence mise en
évidence dans la première partie :
Nous, on joue un rôle central. On a une mission vis-à-vis du marché, c’est
d’assurer la transparence du marché, de clarifier le marché. Et ça, ce n’est
pas nouveau avec l’internet. On a ce discours depuis 10 ans facilement, de
façon organisée. On est là pour rendre service à nos clients, pour donner aux
cadres la meilleure connaissance et la meilleure transparence de ce marché
et des opportunités ; et aux entreprises, les moyens les plus directs pour faire
connaître les compétences qu’elles recherchent. A partir du moment où on
veut remplir ces deux rôles, notre mission est de rendre le marché le plus
transparent possible. C’est une mission originale, que les autres n’ont pas.
On n’a pas du tout une volonté d’exclusivité. On a un monopole de fait, dû à
notre notoriété. C’est-à-dire, quand vous pensez « cadre », vous pensez
APEC31.
La mobilisation de l’outil numérique permet de développer cette démarche :
Le site est né d’une volonté : on ne peut pas se contenter d’attendre que les
entreprises viennent nous voir, et que les cadres viennent nous voir, parce
que quand ils viennent nous voir, c’est bien souvent, pas trop tard, parce
qu’il n’est jamais trop tard, mais s’ils étaient venus plus tôt…On attend pas
que les clients – il s’agit bien de clients – viennent vers nous. On va vers eux.
Donc, c’est vraiment une stratégie d’ouverture.
30. Le site internet de l’ANPE (www.anpe.fr) est également un instrument au service de la
transparence. Il ressort de nos entretiens avec des responsables des services à distance et de la
direction générale une grande importance accordée au formatage des annonces, ainsi qu’aux
nomenclatures de métiers (le Répertoire Opérationnel des Métiers et des Emplois, accessible
en ligne : http://rome.anpe.net/candidat/index.php). L’ANPE est initiatrice de la « Charte NetEmploi » dont les signataires (des sites internet dédiés à l’emploi) s’engagent à respecter des
règles relatives, entre autres, à l’information : « L’information doit être suffisante, en
particulier, les offres d’emploi devront comporter au minimum : le secteur d’activité, le
libellé du poste, la description des activités à réaliser, le type de contrat et sa durée s’il s’agit
d’un CDD, le lieu de travail, la date d’émission de l’offre et si possible le montant du
salaire » (http://www.anpe.fr/anpe/partenaire/index.jsp).
31. Entretien avec un consultant de l’APEC.
132
Réseaux n° 125
Techniquement, le formulaire de saisie des annonces d’offres d’emploi
impose un cadrage étroit des informations. Une attention particulière est
portée à l’affichage du salaire :
Sur le contenu des offres, on ne peut pas exiger. Par contre, on incite très
fortement. C’est un travail de fond qui se fait déjà depuis plusieurs années.
Au niveau du consultant, le consultant explique que c’est à l’avantage de
l’entreprise d’afficher le salaire, parce qu’à poste équivalent, le candidat, il
ira voir d’abord les entreprises qui ont affiché le salaire. Bon, ça c’est pas
forcément en ligne. Mais, dans le formulaire de saisie, on incite aussi très
fortement à afficher le salaire. D’ailleurs, on a plusieurs éléments pour
afficher le salaire : une fourchette vraie, qui ne sera pas publiée, parce qu’on
a besoin de la connaître ; et il y a une zone avec le salaire affiché, où on
incite. La fourchette min-max sert à rechercher : un cadre fait une recherche
sur les offres à partir du critère salaire, si il met +300 KF, il aura dans les
résultats des offres affichées « à négocier »…il n’y a pas le salaire, mais son
critère est dans la fourchette. L’entreprise ne veut pas donner le salaire, soit.
Mais nous on donne la possibilité au cadre de pouvoir retrouver les offres en
fonction de ses critères.
Ainsi, la mention du salaire, pierre angulaire du marché walrasien, ne va pas
de soi. Bien au contraire, il apparaît que l’intermédiaire public, dont la
mission est de garantir la circulation d’une information véritable et équitable,
fournit des efforts importants32 afin d’inciter fortement les annonceurs à ce
sujet. Cet exemple est tout à fait représentatif d’un marché du travail français
caractérisé par une forte asymétrie des relations entre employeurs et
chercheurs d’emploi33.
Identifier les compétences en constituant des bases de données
de profils d’intérimaires : Adecco.fr
Les entreprises de travail temporaire (ETT) mobilisent l’internet afin de
gérer le suivi des prestations auprès d’entreprises clientes à la recherche de
32. En partenariat avec le ministère de l’Emploi, l’ANPE s’est engagée dans une réflexion
importante sur l’opportunité de mettre en place des CV anonymes, afin de lutter contre la
discrimination. Cette mesure, qui devrait être adoptée en janvier 2004 dans le département du
Rhône, s’inscrit dans la même intention de garantir un traitement équitable des candidats – en
l’occurrence, la logique de transparence conduit ici paradoxalement à masquer des
informations.
33. MARCHAL, RIEUCAU, TORNY, 2003.
L’internet et le marché du travail
133
salariés pour des missions d’une durée limitée. Les salariés sont mis à
disposition, le temps de leur mission, et signent un contrat avec l’employeur
et l’entreprise de travail temporaire. Les délais étant souvent très courts, dans
un souci de réactivité, les ETT ont investi afin de pouvoir gérer
électroniquement toute la chaîne : commande, C.V., facturation, mise en
relation des entreprises et des candidats. Cette évolution des outils traduit
une transformation des relation entre l’ETT et ses clients entreprises :
Les relations sont maintenant de plus en plus avec les acheteurs, et non plus
avec les responsables des ressources humaines. La prestation TT est ainsi
traitée comme les autres fournitures, les « gommes et crayons34 ».
Quoiqu’elle entre en tension avec le souci de qualité manifesté par les
agences locales et les responsables de ressources humaines, cette logique
implique un travail de codage et d’identification des compétences des
candidats, afin de s’assurer qu’ils sont immédiatement opérationnels. Ainsi,
la société d’intérim met à la disposition de l’entreprise un travailleur ayant
une qualification déterminée par l’entreprise. Dès lors, les ETT se situent sur
le marché-appariement.
La plate-forme numérique constitue aussi un point d’entrée pour les
candidats potentiels au travail intérimaire. Ceux-ci disposent d’un espace
personnel sur le site internet (ici, www.adecco.fr), où ils peuvent définir et
modifier leur profil d’intérimaire, chercher une mission et communiquer
avec l’agence. Une grande attention est portée au formatage des informations
données par le candidat. Celui-ci doit remplir une série de formulaires
portant sur ses données personnelles, sa mobilité géographique, ses
disponibilités, ses connaissances en bureautique, son parcours professionnel
et ses formations. Son profil de candidat est précisé par ses ‘connaissances
métiers’, puis, pour chaque « connaissance métier » sélectionnée – dans une
liste fermée –, par les « types de travaux » et les ‘outils’ qu’il maîtrise. Ainsi,
ayant sélectionné la mention ‘secrétaire’, le candidat est renvoyé à une page
comprenant 61 tâches et 20 outils qu’il peut, ou non, cocher35. Ces tâches et
outils encadrent et définissent l’ensemble des compétences correspondant à
chaque métier. Ainsi, les compétences sont totalement codifiées, et rendent
le candidat immédiatement opérationnel. Celui-ci peut modifier son profil
34. Entretien avec un responsable de Adecco.
35. Par exemple : tâches : accueil téléphonique ; devis ; dossier export ; relance règlements ;
secteur industriel ; sténo/outils : machine à écrire ; dictaphone ; Xpress ; Windows NT.
134
Réseaux n° 125
quand il le souhaite, en ajoutant ou en supprimant des tâches ou des outils à
son profil. Ces informations constituent de plus l’interface à partir de
laquelle le moteur de recherche va pouvoir sélectionner des offres de
missions correspondant à son profil. Un message électronique (reçu par email et disponible sur son espace personnel) avertit le candidat des offres
correspondant à son profil. L’appariement est réalisé par les compétences,
surlignées en gras dans le texte de l’annonce. En voici un exemple :
La mission :
Poste de : SECRÉTAIRE
Du 17/11/2003 au 28/11/2003
Basée à BOULOGNE BILLANCOURT (92100)
Salaire mensuel indicatif : 1 637 €
Primes complémentaires sur 13,5 mois
Profil recherché :
Type de travaux : ACCUEIL TÉLEPHONIQUE, SAISIE INFORMATIQUE
Savoir-utiliser : MS OUTLOOK (MESSAGERIE)
Langues :
ANGLAIS (parlé)
Outils bureautiques :
Word, Excel
Descriptif :
Mise à jour de comptes pour les vœux 2004, Appels téléphoniques en anglais +
saisie sur Excel.
Le profilage effectué par l’enregistrement en ligne des candidatures sur le
site d’Adecco conduit à faire éclater l’inscription des compétences dans des
métiers. Le perfectionnement de la logique d’appariement permet aux
employeurs de mettre en place une gestion industrielle de la main d’œuvre et
contribue à l’établissement durable d’un marché de compétences.
Professionnaliser le secteur du multimédia en établissant
et en actualisant des grilles de métiers : Bale.fr
Le site Bourse à l’emploi de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) a été
créé en 1996. Financé par la Communauté européenne, il était chargé de
diffuser des offres d’emploi dans les domaines du multimédia et du
L’internet et le marché du travail
135
graphisme sur l’internet. Il s’est développé uniquement par le bouche-àoreille. Les personnes se connectaient pour obtenir des renseignements sur
les formations dispensées par l’INA – référence dans le domaine de
l’audiovisuel – et consultaient les annonces d’offres d’emploi. Le site s’est
rapidement imposé comme un acteur incontournable de ce segment du
marché du travail. La première mission de ce site était de contribuer à la
transparence d’un secteur d’activité jusque là caractérisé par l’opacité :
Le multimédia vient des métiers de graphistes, de 3 D, qui existent depuis les
années 1980 – Ubisoft fut créé en 1983. Dans ces métiers, les recrutements
se faisaient au bouche-à-oreille. L’arrivée d’un acteur comme l’INA fait qu’il
y a une communauté qui s’est créée autour, qu’ils ont commencé à publier
des offres, et ainsi de suite, et c’est devenu un site de niche, et donc, quelque
part, ce site, il joue la transparence du marché sur sa niche. Alors, que s’il
n’était pas là, ça serait l’opacité.
Ainsi, le site emploi de l’INA est une place de marché. Il n’est d’ailleurs que
cela : son rôle s’arrête à la diffusion d’offres d’emploi et de stages ; en
imposant l’explicitation des salaires, il participe de la transparence du
marché ; l’information – sous la forme des grilles de métiers, en particulier –
qui y circule, est codifiée. Il n’exploite pas tous les moyens technologiques
destinés à rationaliser l’adéquation des profils et des postes – il n’y a pas de
base de CV, ni d’agent intelligent chargé de gérer mécaniquement
l’appariement.
Parallèlement, la physionomie du marché de l’emploi dans le secteur a
évolué. En juillet 2001, le site diffuse une moyenne de huit à neuf cents
offres, moitié moins que l’année précédente à la même époque :
Les « start-up » ne recrutent plus. Tout le potentiel de développement du
secteur se situe dans les entreprises de « l’ancienne économie », qui
développent leurs propres sites. Leurs besoins se retrouvent aujourd’hui en
adéquation avec les compétences qui se sont forgées dans les start-up. L’INA
est une « marque », reconnue par les professionnels du multimédia, qui doit
désormais se faire connaître auprès des entreprises de « l’ancienne
économie36 ».
36. Entretien avec le directeur commercial du site www.bale.fr.
136
Réseaux n° 125
Ce transfert de compétences justifie une attention importante portée aux
nomenclatures de métiers permettant d’accéder aux annonces d’offres
d’emplois. En effet, ce sont les dénominations d’emploi qui assurent la
visibilité des candidats auprès des entreprises, d’autant qu’elles ont un lien
distant au secteur. La mise en place de la grille de métiers37, qui permet le
classement des annonces, sur le site de l’INA, participe non seulement de la
transparence du marché, mais aussi de la professionnalisation d’un secteur
en pleine évolution :
Il y a une grille de métiers (catégories et sous-catégories) qu’on a remise à
jour, parce qu’elle était un petit peu obsolète.
Comment construisez-vous cette grille ?
En fonction de tout ce qu’on a pu avoir comme offres sur notre site, qui ne
rentrait pas dans les cases qui existaient. Egalement avec les retours des
webmasters de l’administration du site qui nous disaient : « Pour ce type de
poste, il faudrait qu’on développe. » Donc, on a discuté, on a noté toutes les
améliorations qu’on pouvait apporter. Et puis également auprès de toutes
les entreprises. Par exemple, quand on était sur Narowcast38, on a fait le tour
des entreprises pour savoir si les grilles de métiers qu’on avait proposées leur
convenaient.
Et ce sont des métiers stabilisés ?
Non, ils continuent à évoluer, parce que la technologie continue à évoluer.
Avec le passage au haut-débit, il y a beaucoup de choses qui risquent de
changer. C’est une grille qui de toute façon continuera à être actualisée, je
dirais, de manière au moins annuelle. Aujourd’hui, la grille est vraiment
obsolète. Donc, le fait de rendre la publication des annonces payante va
permettre un meilleur travail, une meilleure qualité, en tous cas dans
l’adéquation entre ce qu’offrent les entreprises et les candidats39.
37. Voici, par exemple, la liste des métiers dans le domaine « Edition-Création-Production » :
auteurs, concepteurs multimédia, scénaristes, DA/journalisme, rédaction, JRI/content manager,
websurfers, testeurs, correcteurs/animation de communautés, forums/documentalistes,
traducteurs, iconographes, archivistes/animation 2D-3D, web design, PAO, infographie, story
board/Video, photo, son, musique, production audiovisuelle, comédiens/montage, trucages,
effets spéciaux/producteur multimédia, chefs de projets, webmaster/autres.
38. Salon spécialisé dans les nouvelles technologies, et plus particulièrement dans les métiers
de l’image et du son.
39. Entretien avec le responsable commercial du site www.bale.fr.
L’internet et le marché du travail
137
Ainsi, le site internet participe à la structuration du marché par sa capacité à
servir de point focal aux employeurs et aux chercheurs d’emploi. La mise en
place d’une grille de métiers est un élément central de la constitution d’un
marché professionnel. L’outillage technologique doit rester suffisamment
souple pour assurer une évolution de ces métiers en fonction des attentes des
professionnels.
Réguler un marché professionnel structuré par l’identification
de nouvelles compétences : Javarecrut.com
« Grâce à notre spécialisation dans le domaine java et c++ depuis plusieurs
années, javarecrut est devenu l’acteur principal dans le secteur du
recrutement “poo”. C’est donc la garantie, pour vous, d’obtenir une grande
sélection de profils de qualité ciblée pour votre recherche40. » Site emploi
très spécialisé, Javarecrut permet de faciliter la mise en relation de candidats
aux profils d’experts (essentiellement des ingénieurs) avec des entreprises
recruteuses. Il dispose pour cela des technologies de rencontre classiques :
diffusion des offres d’emploi et base de donnée de CV. Les candidats
peuvent accéder librement aux annonces d’offres, tandis que les entreprises
paient pour accéder à la Cvthèque.
Les appellations d’emploi41, dans ce secteur, ont la particularité d’associer à
des registres d’activité – ingénieurs, experts, architectes, développeurs – et
d’interface – chef de projet, responsable, consultant –, des compétences
techniques renvoyant à des langages informatiques. Ainsi, les titres d’annonces
prennent la forme suivante : « architectes J2EE », « Ingénieur logiciel/GSE »,
« Ingénieur test NSS », « Chef de projet junior (java, J2EE) », « Consultant
C++/JAVA/TIBCO/Finance des marchés », etc. La diversité des langages
implique une grande souplesse dans l’appariement. Aussi, la technologie
40. Le JAVA est un langage de développement lancé par la société SUN en 1995.Le C++ est un
langage de programmation qui a eu ses premières applications en 1983. Ces deux langages ont
leurs applications principales dans la Programmation Orientée Objet (POO) : « la programmation
orientée objet consiste à modéliser informatiquement un ensemble d’éléments d’une partie du
monde réel (que l’on appelle domaine) en un ensemble d’entités informatiques. Ces entités
informatiques sont appelées objets. » (www.commentcamarche.net/poo/poointro.php3). La POO
a de nombreuses applications industrielles et commerciales : systèmes d’information ;
architectures client/serveur et réseaux ; Progiciels de Gestion Intégrée (PGI), etc.
41. Pour une étude précise des appellations d’emploi et de leurs évolutions, voir MARCHAL,
TORNY, 2002.
138
Réseaux n° 125
principale que peuvent mobiliser candidats et recruteurs, pour accéder aux
données, est le moteur de recherche par mots-clés.
La recherche approfondie d’offres d’emploi propose cinq critères : mot-clé ;
type de contrat (CDI, CDD, etc.) ; localisation ; salaire ; type d’offre (offre
d’emploi, de stage, etc.). Seule la recherche par mot clé permet de préciser
un secteur, un métier ou une compétence et donc de cibler les annonces. Le
candidat dispose ainsi d’une liberté totale dans la définition des termes de sa
recherche. De même, le dépôt de CV est accompagné d’un formulaire
portant sur le profil et sur les compétences du candidat. De nombreux
champs sont totalement ouverts : titre du cv ; objectifs professionnels, et
pour chaque type de compétence comportant une liste à cocher (os, sgdb,
serveur d’application, ide, divers), le candidat a la possibilité de proposer des
compétences singulières dans un champ intitulé ‘autre’. La technologie
d’appariement, est très ouverte, ce qui répond à la nécessité de mettre en
relation des personnes autour de compétences qui ne cessent d’évoluer.
CONCLUSION
Les intermédiaires numériques du marché du travail ont un rôle très actif
dans la mise en forme de l’information portant sur les qualités des candidats
et des postes. Les technologies de rencontre qu’ils mettent en œuvre
contribuent à structurer les interactions entre l’offre et la demande. Nous
avons proposé une typologie de ces intermédiaires en fonction des
représentations du marché qu’ils incorporent, et de la flexibilité des outils
qu’ils mobilisent. Nous noterons en conclusion que ces deux représentations
sont simultanément mises en œuvre dans une dynamique de qualification.
Les technologies de rencontres mises en œuvre par les intermédiaires
empruntent aux deux représentations mises en évidence dans la première
partie. D’un côté, une circulation des informations portant sur des qualités
standardisées, visant à mettre en concurrence les candidatures ou les postes
sur l’espace le plus large possible. De l’autre, un ciblage précis des postes et
des candidatures, décrivant leurs qualités singulières, afin de procéder à un
appariement le plus précis possible de ceux-ci. Dans les deux cas,
l’information prend la forme de dénominations, c’est-à-dire d’énoncés
« collectants », inscrivant le candidat ou le poste dans un collectif à taille
variable. Dans une visée de transparence, ces dénominations homogénéisent.
Dans une visée d’appariement, ces dénominations singularisent. La
L’internet et le marché du travail
139
recherche par mots-clés d’annonces d’offres d’emploi produit un effet de
ciblage : elle rend opaque le reste des annonces formant l’ensemble du
marché du travail. Dans le même temps, elle définit l’espace pertinent du
marché : la mise en concurrence se fera entre les annonces ayant traversé
avec succès l’épreuve de ciblage. Plus la recherche est sélective, plus le
résultat est mince : le marché est réduit à peau de chagrin. Plus la recherche
est large, plus le résultat est important : le marché est vaste. Le chercheur
d’emploi, comme l’entreprise recruteuse, détiennent un pouvoir original :
celui de définir leur marché pertinent.
Ainsi, ce serait dans ce pouvoir que serait à rechercher l’effet de la
numérisation du marché du travail. Il devrait avoir pour conséquence, si l’on
suit Michel Callon, d’effacer la distinction que nous avons faite jusqu’à
présent entre entre marché-transparence et marché-appariement.
« L’opposition entre situation de monopole et situation de concurrence n’a
guère de sens : par construction, un produit est toujours singulier et
semblable à d’autres produits, puisqu’il est plongé dans un espace de
qualités qui permettent les comparaisons42 ». L’ensemble des acteurs sur un
marché est entraîné dans une même dynamique : mettre en équivalence et
sélectionner et mettre en équivalence, etc. Autrement dit, c’est l’opération de
qualification qui, engageant offreurs, demandeurs et intermédiaires, devient
le moteur de la dynamique marchande : « faire de la qualification des biens
le processus central d’organisation dynamique des marchés, conduit à
privilégier les situations dans lesquelles cette qualification-requalification
constitue un enjeu explicite pour l’ensemble des agents engagés43 ».
42. CALLON et al., 2000, p. 221.
43. Ibid., p. 222.
RÉFÉRENCES
AUTOR D. (2001), “Wiring the Labor Market”, Journal of Economic Perspectives,
vol. 15, n° 1, p. 25-40.
BESSY C., EYMARD-DUVERNAY F. (1995), Les intermédiaires du marché du
travail, Cahiers du Centre d’Etudes de l’emploi, PUF.
BESSY C., LARQUIER G. (de), (2001), « Recrutement et intermédiaires du
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