Dior, 48 heures chrono

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Dior, 48 heures chrono
É V É N E M E N T
Collection haute couture
Dior, 48 heures chrono
Deux jours avant le défilé Dior, nous
sommes entrés dans les coulisses des ateliers. Retour sur 48 heures d’effervescence, dans le bouillonnement du tulle et
des sortilèges de la broderie.
PAR PAULINE SIMONS (TEXTE)
ET ÉRIC MARTIN POUR LE FIGARO MAGAZINE(PHOTOS)
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C’est une Georgina
masquée qui vient de
revêtir la star du défilé.
Un moment toujours
délicat quand on connaît
la complexité des robes.
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SOPHIE CARRE
« La règle est de ne modifier en rien les lignes d’une toile »
SOPHIE CARRE
J
our J – 2 dans l’atelier « flou ». En l’espace de
quarante-huit heures, les brodeurs, fourreurs,
plumassiers et les quatre-vingts petites mains
qui se relayent jour et nuit vont accomplir des
prodiges. Et pourtant, dans les étages de la maison Dior, le stress semble avoir définitivement
jeté l’éponge. Le retard pris cette année par les
ateliers n’y change rien. Aucune des seize robes,
ni des seize pièces de l’atelier tailleur, n’est prête pour le fitting,
autrement dit l’essayage. Exceptionnellement, il n’aura lieu que
demain, veille du show. A ce moment-là, dans le studio de John
Galliano, les mouches ne voleront plus. Escorté de sa garde rapprochée pour ce défilé intime, le couturier mettra un point presque final sur chaque tenue. Ce ballet est savamment orchestré
par les premières mains, qui suivent au millimètre près la métamorphose de ces étoffes sculptées. La robe Grand Soir est à
la traîne. Cette star du show, qui a exigé pas moins de 200 mètres de tulle – « rien que pour les composantes du dessous » –, semble donner du fil à retordre aux doigts d’or. Avant de se rendre,
à l’orée du soir. Dans l’atelier tailleur, de nombreux cols patientent. Pas encore montés. Telles de folles corolles, certains ondulent encore. Il faut les museler d’un biais détendu afin qu’ils
tiennent la pose. Et le temps presse. « Il manque deux centimètres !
La broderie a retenu », regrette le responsable penché sur un tulle
composé d’entrelacs étoilés de fils roses et de perles d’or.
Comment imaginer,
en voyant les
mannequins prêts
à entrer en scène
(à droite), qu’il y a
encore deux jours,
dans l’atelier « tailleur »
(ci-dessus), vestes et
jupes étaient étendues,
démantelées,
sur les tables ?
Quand le couturier
a livré ses croquis,
l’atelier met en œuvre
les toiles avec ici un
premier essayage
(à droite). Le numérotage
et les traits (à gauche)
définissent le
positionnement
des couches de tulle
qui figureront l’ombre
sur le modèle du défilé.
L’homme n’est pas étonné. Avec l’habitude, il connaît le penchant naturel de la broderie d’apparat : étriquer systématiquement les étoffes les plus fines. « La première règle de la maison est
de ne modifier en rien les lignes d’une toile, ne serait-ce que d’un millimètre », explique la première main de l’atelier « flou ». Brodeurs
et couturières vont combler le manque. « Il faut retrouver le même
tombé qu’à l’initial et surtout éviter que cela ne “visse”. » Gare aux
faux plis ! Mais ce n’est qu’une partie du puzzle car, chez Dior,
le dessin ne s’arrête pas aux coutures. C’est d’ailleurs ce qui
donne l’impression qu’elles n’existent pas.
Une nouvelle broderie arrive : « Vous pouvez la réceptionner. Ce
doit être le complément de la 18. Imaginez ! Les trente-deux passages
du défilé sont brodés et certains nécessitent deux ou trois interventions. » D’ailleurs, toutes les maisons parisiennes ont été
conviées : Lesage, Hurel, Vermont... Il y a encore quelques semaines, les deux ateliers vivaient dans la lumière argent des
toiles. En haute couture, les toiles illustrent les premiers essais
en 3 D. Taillées et cousues dans un tissu de coton et lin blanc,
elles ont été réalisées d’après les croquis de John Galliano livrés
il y a deux mois à une équipe aux aguets. Autant de dessins en
noir et blanc qui sont déjà d’une bienveillante précision. Puis,
tel un modèle vivant, le vêtement apparaît. John Galliano le façonnera à discrétion jusqu’à obtenir le volume rêvé. Les tissus
sont sélectionnés en simultané : certains sont fabriqués spécialement pour la maison. « John Galliano travaille comme un peintre ou comme un sculpteur, commente une première main. Son inspiration part toujours d’une forme et non d’un détail, et nous sommes •••
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Dans deux minutes,
le show va commencer.
Les mannequins
s’apprêtent à entrer
dans l’arène.
René Gruau,
le trait virtuose
R
ené Gruau (1910-2004) et la
maison Dior ? Une histoire
d’amour qui a duré quarante
ans. Si le nom de l’artiste est tombé
dans l’oubli, ses illustrations sont
tatouées dans la mémoire collective.
René Gruau et Christian Dior,
qui s’étaient rencontrés dans les
années 30 au... Figaro, partageaient
Avant le show, le couturier vérifie tout
••• chargés de mettre en place son imaginaire. Quel que soit le challenge.
Heureusement, nous avons des équipes hyper-spécialisées capables de
miracles. » On se souvient de la manière dont Frank Gehry avait
imaginé le musée Guggenheim de Bilbao. En froissant une
feuille de papier. Et son staff avait suivi. « John Galliano a l’œil
sur tout. Il surveille tout. Les accessoires, les chapeaux, les coiffures,
les maquillages. D’ailleurs, en ce moment, il fait des essais de make up
sur des modèles choisis spécialement pour cela. » Mais la mise en œuvre de l’imaginaire exige des règles, des compas et un zeste
d’éternité. Du reste, les dernières nuits sont toujours sans fin.
A zéro heure, la nouvelle équipe arrive. Les couturières du soir
reprennent en main des « bébés » de soie que certaines peinent
à abandonner.
J– 1 Le fitting a commencé tard, vers 16 heures. Et il s’est clos
à la nuit tombée. Dans un rythme endiablé. Mais sans grincements de dents. Convoqué à une heure précise, chaque mannequin s’est lové dans ce premier et dernier essayage. Ce qui
n’exclut jamais les retouches de dernière minute. John Galliano
a vérifié chaque passage et chaque tombé : la courbe des cols,
le bouillonné des soies, le plissage des jupes, la nervosité des
nœuds. Les trente-deux modèles sont prêts pour le show.
Deux heures avant le défilé. La tente a été montée au musée Rodin. Dans le backstage, Pat McGrath et Orlando, les stars
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du maquillage et de la coiffure, sont déjà sur le pied de guerre.
Face aux miroirs, les mannequins patientent. Sans états
d’âme. Entre mots fléchés, grignotage de bonbons Haribo et
échange de mails, elles continuent leur vie tandis que les coiffeurs – un par modèle ! – bouclent, crantent ou enrubannent
leur tignasse de rêve. Discrètes, les manucures se penchent sur
leurs menottes, tandis que la ruche commence à bruisser. Puis,
les pommettes et les nuques se nacrent, les lèvres se pourprent,
les yeux s’étirent sous l’encre noire de l’eye-liner. Cette année,
ce sera faux cils à volonté. En une heure, tous les visages sont
devenus des emblèmes : celui de la femme Dior à la Gruau. Dans
le vestiaire, les habilleuses guettent les ordres de la responsable : « Mona, tu habilleras la 31 et la 32, mais tu ne déshabilleras pas
la 32 après le show, car elle va être shootée. » Les portants se remplissent doucement, tandis que les gazelles se gèlent avant de
revêtir leur carcan de soie. John Galliano est dans sa loge. C’est
toujours lui qui, avant les sunlights, vérifie chaque passage. La
petite demi-heure de retard n’affole personne. Les modèles sont
maintenant prêts, certains prennent déjà la pose sous le regard
à la fois gourmand et concentré d’une faune spécialisée qui
shoote, discute et s’enquiert. Alignés comme à la parade dans
un dédale de couloirs, les mannequins entament alors leur
inexorable marche. En déhanché. ■
Le Figaro Magazine – Raconteznous l’histoire de cette nouvelle collection. Qu’est-ce qui l’a
inspirée ? Un pays, une œuvre
d’art, une rencontre...
John Galliano – Cette collection
a été inspirée par la merveilleuse et longue complicité entre Christian Dior et l’illustrateur René Gruau. Dior lui
avait donné carte blanche
pour interpréter son travail, sa
ligne et cette silhouette qui
l’aida à définir le new-look. J’ai
fouillé dans les archives de
René, tant j’aime la qualité de
ses illustrations et sa manière
de détourer ses personnages.
Le sujet semble jaillir de la
page. Quand vous avez la
chance de regarder ses dessins
de près, vous voyez avec quelle
complexité les couleurs sont
appliquées. Parfois, juste pour
réaliser un noir, il faut peutêtre cinq couleurs. En apparence, le travail de Gruau
semble accompli sans effort,
mais en réalité, il est fait avec
détermination et autorité.
Pour moi, c’est une bible !
Vous savez que j’ai failli devenir illustrateur...
Beaucoup de photographes aiment shooter vos « toiles » (première ébauche en tissu). Que
symbolisent-elles pour vous ?
Ce sont des lettres d’amour
avec des croix rouges, des
nœuds et des notes. Toute
une conversation créative est
inscrite sur ces toiles. Elles
sont dans l’espace comme des
mobiles. Très belles à photographier. J’ai pensé aux éclairages d’Irving Penn, qui créent
des formes et des proportions
merveilleuses. Toutes les toiles de la collection ont été
rephotographiées afin d’évoquer une sorte de clair-obscur,
un passage de l’ombre à la lumière dans son expression la
plus simple. C’est cette densité
que j’ai essayé de construire.
Là où se trouve la lumière,
j’utilise par exemple un rouge,
et là où s’inscrit l’ombre, des
superpositions de tulle dessinent les passages. L’ensemble
recrée le style de l’illustration
de René Gruau. Lors du show,
on a pu voir des ombres portées rouges comme dans certains de ses dessins.
La broderie est très présente dans
cette collection. Est-elle aussi inspirée par les dessins de Gruau ?
Les broderies évoquent ces
touches au pinceau avec lesquelles il pouvait achever,
d’une façon presque ébauchée, le dessin d’une jupe.
Elles font écho aux codes de la
maison mais sont totalement
contemporaines, parce que,
en évoquant ce rythme du
trait propre à René Gruau,
elles illustrent une nouvelle
façon de les travailler.
Deux jours avant le show, le fitting (essayage) n’était pas
encore commencé et vous sembliez religieusement serein...
Faut-il l’avouer ? Je me suis
découvert. A Noël, je suis
allé pêcher le calme dans une
île du nord de la Thaïlande. Je
voulais faire taire toutes ces
voix. Quand vous êtes un
créatif, la sensibilité prend
parfois le pas sur la logique.
J’avais envie de m’échapper.
Or, j’ai des amis qui sont moines bouddhistes et plusieurs
d’entre eux mettaient un
terme à quatre ans de vœu de
silence. Je suis donc allé leur
rendre visite et j’ai rencontré
leurs aînés, qui ne savaient ni
qui j’étais ni qui était Dior.
Pour eux, j’étais simplement
brother John. Alors j’ai eu envie de comprendre ce qu’était
le karma et de m’imprégner
de leur spiritualité. Ils m’ont
beaucoup questionné. Notamment en ce qui concerne
la création. C’est une aire
dans laquelle je me sens
calme, vraiment heureux. Je
perds toute notion du temps :
quelqu’un peut sonner à la
porte, je n’en ai pas
conscience. J’ai enfin compris
que la création était une
forme de méditation, que
c’était en tout cas la mienne.
Et depuis tout ce temps, je
l’ignorais. Cela a été une révélation...
■ PROPOS RECUEILLIS
PAR PAULINE SIMONS
GRUAU
John Galliano
“Pour moi, c’est une bible”
cette même vision de l’avantgarde. Et c’est en 1947 que le
couturier demanda à
l’illustrateur de dessiner l’égérie
de Miss Dior. Gruau avait l’art de
poser un regard, de dessiner un
mouvement, de raconter une histoire
en quelques traits. Il créa un style.
L’illustrateur fut aussi l’« interprète
virtuose » d’autres grandes maisons
comme Pierre Balmain ou Jacques
Fath, et de marques en vogue
– Rouge Baiser, Scandale, Payot...
C’est à lui que l’on doit les affiches du
Moulin Rouge, du Lido ou du Casino
de Paris, ainsi que celle de La Dolce
Vita, le chef-d’œuvre de Federico
Fellini. Selon Christian Lacroix,
« une robe réussie est celle
qui a la netteté et l’aplomb d’un
Gruau, parce que la collection idéale
ressemble sûrement au défilé vivant
de son œuvre. » Le ciel semble
P. S.
l’avoir entendu.
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