Trois vues du Flatiron

Transcription

Trois vues du Flatiron
DÉCRYPTAGE
LE POINT
LE
Trois vues du Flatiron
Symbole de New York et témoin de l’audace architecturale
du début du xxe siècle, le « fer à repasser » a fasciné,
dès son achèvement, les plus grands photographes.
> PAR JEAN-MARIE BALDNER, UNIVERSITÉ PARIS-XII-VAL-DE-MARNE-IUFM DE CRÉTEIL, DAAC CRÉTEIL-CENTRE PHOTOGRAPHIQUE
D’ÎLE-DE-FRANCE
PHOTOGRAPHIER LA VILLE • TDC ÉCOLE N° 38
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quelles conditions ces trois pho- Broadway, de la 5e Avenue et de la 23e
tographies du Flatiron Building Rue. Faisant face à Madison Square Park,
sont-elles intelligibles ? Rensei- à un carrefour privilégié, l’immeuble était
gnent-elles sur le bâtiment? Don- destiné à la location de bureaux à vocanent-elles à voir et à saisir, en tion commerciale et financière et devait
deux dimensions, une architec- ainsi participer à la création d’un nouture dans la ville ? À l’évidence, veau centre d’affaires à Manhattan. Sa
de nombreuses représentations réson- construction a été financée par la Fuller
nent dans notre mémoire visuelle, en par- Co., l’une des premières et plus importiculier les premiers portraits photogra- tantes entreprises de construction de
phiques de l’immeuble en construction gratte-ciel, fondée à Chicago par C. E.
au tout début du XXe siècle (visibles sur Clark et George A. Fuller en 1882 et
le site de la bibliothèque du Congrès, demeurée active jusqu’en 1970. Le bâtihttp://memory.loc.gov). Mais à celui qui ment, inauguré en 1902 sous le nom de
regarde aujourd’hui ces trois reproduc- Fuller Building et surnommé presque
tions viennent à l’esprit, selon ses centres aussitôt, en raison de sa forme particud’intérêt, bien d’autres réfélière, le « fer à repasser » (flatUN PALAIS
rences iconographiques, guides
iron), abritait le siège social de
OÙ SE MÊLENT
touristiques, publicités, bandes
la compagnie.
RENAISSANCES
Tout le poids de l’immeuble
dessinées, films, jeux vidéo, etc.
FRANÇAISE
est supporté par l’ossature
Ainsi, entrent en résonance les
ET ITALIENNE
métallique. Selon l’angle sous
temporalités des auteurs de ces
lequel on le regarde, ce temple
photographies et de ceux qui
les regardent, partage d’un visible immé- de l’industrie et du commerce au décor
en style Beaux-Arts imite sur ses faces
diatement porteur de sens.
Un gratte-ciel néoclassique. Le Flatplanes l’élévation, étirée en hauteur, d’un
iron a été dessiné par l’architecte et urba- palais où se mêlent Renaissances franniste de l’école de Chicago Daniel Hudson çaise et italienne. Sa proue arrondie qui
Burnham (1846-1912), connu principa- fend la circulation, selon les propos
lement pour la réalisation des premiers ébahis de H. G. Wells en 1906, se dresse
skyscrapers (gratte-ciel), le projet Beaux- en forme de colonne grecque : la base,
Arts de l’Exposition internationale (World’s la vingtaine d’étages comme autant de
Columbian Exposition) de Chicago en tambours du fût, le sommet, avec ses
1893 et le plan d’urbanisme de cette colonnes, conformé en chapiteau… La
même ville en 1909, qui ont fortement base est recouverte de plaques de calcontribué à populariser l’architecture et caire polies avec une corniche à modill’urbanisme néoclassiques aux États-Unis. lons. L’ondulation des fenêtres et le
Burnham apporte ici, avec le plan parement de terracotta sur la structure
triangulaire du bâtiment, une réponse métallique animent les hautes façades
originale au problème posé par l’inter- planes latérales. Une corniche à modilsection en diagonale de Broadway et lons fortement en relief sépare le dernier
la trame orthogonale des rues et des ave- étage avec ses fenêtres cintrées et son
nues de Manhattan, au croisement de attique d’un toit plat à balustrade.
À
Du pictorialisme au style documen-
taire. Dès sa construction ou très peu de
temps après, plusieurs photographes ont
contribué à la célébrité du bâtiment :
Alfred Stieglitz (1864-1946), Edward
Steichen (1879-1973), Alvin Langdon
Coburn (1882-1966), Berenice Abbott
(1898-1991). On rattache généralement
les trois premiers au mouvement pictorialiste, qui affirme les qualités picturales
d’une photographie quand la beauté de
l’œuvre, dans son unicité et son autonomie, précède et détermine le sens. Les
pictorialistes recourent ainsi à différentes
techniques (plaques au gélatino-bromure,
filtres, papiers spéciaux, interventions
manuelles…) permettant d’obtenir un
« rendu » proche de celui de la peinture.
Pour promouvoir la photographie et
faire reconnaître les épreuves comme des
œuvres d’art originales et des objets uniques, Alfred Stieglitz réunit en 1902 un
certain nombre de photographes dans
un groupe qu’il baptise Photo-Secession,
et ouvre en 1905 la galerie 291 sur la 5e
Avenue, à New York. Particulièrement
attentif à la qualité technique des reproductions, il publie entre 1903 et 1917 la
revue trimestrielle Camera Work, dans
laquelle ont été imprimées les deux photographies du Flatiron d’Alfred Stieglitz
et d’Edward Steichen : la première, intitulée The ‘Flat-Iron’, dans le no 4 d’octobre 1903, en photogravure à partir d’un
négatif original ; la seconde, intitulée
The Flatiron, Evening, dans le no 14 d’avril
1906 en similigravure trichrome.
Alfred Stieglitz, The ‘Flat-Iron’.
Photographie publiée dans Camera Work
no 4, octobre 1903. Épreuve photomécanique,
photogravure, 16,8 x 8,2 cm. Paris, musée d’Orsay.
© RENÉ-GABRIEL OJÉDA/RMN/ADAGP, PARIS, 2009
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Bientôt, au sein du groupe, s’opposent
ceux qui, comme Steichen, travaillent au
rapprochement de la peinture et de la
photographie, en multipliant les interventions manuelles et les effets de flou,
allant jusqu’à accepter les formules décoratives permises par les nouveaux objectifs, et ceux qui, comme Stieglitz, plaident
pour les effets spécifiquement photographiques et l’affrontement au sujet (Michel
Frizot, Nouvelle histoire de la photographie, Larousse, 2001).
Le parti pris stylistique de Berenice
Abbott est, quant à lui, celui de l’archive ;
dès 1931, elle prévoit un livre visant à
documenter l’architecture new-yorkaise
et les changements perpétuels de la ville :
elle se veut, selon sa propre expression,
historienne pour l’avenir, et s’inscrit
ouvertement dans la ligne du projet parisien d’Eugène Atget (Berenice Abbott,
The World of Atget, Horizon, 1964). La
photographie présentée ici appartient
à l’entreprise de documentation architecturale « Changing New York » (1938),
étendue à un portrait de la société newyorkaise, menée entre 1935 et 1939, avec
le soutien du Federal Art Project et du
Museum of the City of New York. Le
projet est également à rapprocher de la
campagne photographique (1935-1943)
de la Farm Security Administration à
laquelle collaborèrent des photographes
comme Walker Evans, Dorothea Lange,
Russell Lee, Arthur Rothstein, ou encore
Ben Shahn...
Un immeuble, trois regards. Au jeu
de reconnaissance évoqué plus haut, le
regard survole l’image, sans l’explorer ni
s’y poser. Puis, dans un second temps, le
croisement des temporalités du photographe et du spectateur, du faire et du
voir, ouvre au plaisir esthétique et à l’analyse de la photographie. Laissons donc
l’œil dériver librement sur la page, se
laisser enfermer dans les découpes de
l’espace new-yorkais, s’attacher à la
surface de la façade et de l’arête arrondie
de l’immeuble, aux autres constructions
ou aux vides qui l’entourent et que le
spectateur imagine ventés, s’accrocher
aux branches nues des arbres qui éraflent
et biffent l’architecture, aux silhouettes,
au mobilier du square..., s’abandonner
aux effets picturaux de cadrage, de
contre-jour, de contrastes, de flou ou de
netteté…
Plus d’un siècle s’est écroulé depuis
ces prises de vue. Confrontés à des reproductions qui respectent plus ou moins la
démarche originale des artistes, laquelle
de ces trois photographies préféronsnous ? Celle dont l’auteur affirme la
primauté sur ce qu’elle montre : DÉCRYPTAGE
LE POINT
LE
Une luminosité diffuse sur laquelle viennent
se découper les silhouettes des voitures
verre (traduction Pierre Furlan, Actes
Sud, 1987), faisant « une pose [au carrefour de Broadway, de la 5e Avenue et de
la 23e Rue] pour regarder l’immeuble
Flatiron ».
Chatoiements d’un soir de pluie... Sur
la photographie d’Edward Steichen, les
premiers plans font alterner masses sombres et éclairées. L’air chargé d’humidité
confère à l’arrière-plan de l’image une
luminosité diffuse sur laquelle viennent
se découper les silhouettes des voitures
Des approches esthétiques différentes. À l’image de l’immeuble, le cliché
de Stieglitz frappe en premier lieu par
sa verticalité. Le photographe se tient
vraisemblablement dans Madison Square
Park. Le rapport de un à deux des dimensions du cadre est renforcé par l’opposition entre le bâtiment lui-même, qui
occupe la moitié de l’image en arrièreplan, complètement inscrit dans le cadre,
et le tronc dénudé de l’arbre au premier
plan, dont la fourche vient rappeler en
écho à la fois le plan de l’immeuble et le
triangle formé par l’intersection de
Broadway, de la 5e Avenue et de la 23e
Rue : comme l’écrit Rosalind Krauss dans
Le Photographique : pour une théorie des
écarts (traduction française, Macula,
1990), « la découpe[...] est la seule chose
qui constitue l’image, et qui, en la constituant, implique que la photographie est
une transformation absolue de la réalité ». L’arbre, tronqué à la tête et au pied,
accentue la théâtralité de la scène ; la
composition tout en plans et en masses
brise l’image minérale que nous avons
aujourd’hui de l’urbanisme new-yorkais,
tout en amenant le spectateur à prendre
en compte sa propre expérience du tissu
urbain, à l’image de Quinn, le personnage du roman de Paul Auster Cité de
© RENÉ-GABRIEL OJEDA/RMN
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l’immeuble ? Celle dont l’auteur assure
au contraire s’effacer derrière son sujet ?
Trop immédiatement complexe en ces
termes, la question serait plutôt à aborder
de biais : quelle photographie conserver
pour illustrer une brochure touristique
sur New York ? un livre sur l’histoire
architecturale et urbanistique de la ville ?
un chapitre d’une histoire de la photographie ? un article sur les rapports entre
peinture et photographie ? la couverture
d’un roman ? d’une bande dessinée ?
l’affiche d’un film dont l’action se déroulerait à New York ? Autant de choix à
argumenter…
La première rencontre effectuée,
force est de reconnaître que ces trois photographies mettent bien en image un seul
et même objet, intégré à son cadre urbain :
le Flatiron Building. Mais la démarche
créative et la technique, les conditions
d’exposition ainsi que le mode de diffusion et de circulation diffèrent suffisamment les uns des autres pour demeurer
perceptibles dans les reproductions que
nous avons sous les yeux.
Berenice Abbott, Flatiron.
Photographie publiée dans Changing
New York, 1938. Gélatino-argentique, 20 x 25 cm.
New York, Humanities and Social Sciences
Library/Photography Collection Miriam and Ira D.
Edward Steichen, The Flatiron,
Evening. Photographie publiée dans
Camera Work, avril 1906. Épreuve photomécanique,
photogravure, 21,1 x 16,5 cm. Paris, musée d’Orsay.
SAVOIR
EWING William A. Edward Steichen.
Paris : CNP, 2007 (coll. Photo poche, nº 56).
FRIZOT Michel (sous la dir. de). Nouvelle
histoire de la photographie. Paris :
Larousse, 2001.
HEILBRUN Françoise. Alfred Stieglitz.
Paris : CNP, 2004 (coll. Photo poche, nº 101).
McCAUSLAND Elizabeth. New York in the
Thirties as Photographed by Berenice
Abbott. New York (États-Unis) : Dover, 1967.
O’NEAL Hank. Berenice Abbott. Paris :
CNP, 1999 (coll. Photo poche, nº 61).
WORSWICK Clark. Berenice Abbott et
Eugène Atget. USA : Arena, 2002.
Stieglitz Camera Work. Ouvrage collectif.
Cologne (Allemagne) : Taschen, 2008.
© NYPL
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TDC ÉCOLE N° 38 • PHOTOGRAPHIER LA VILLE
et des cochers attendant leurs passagers. environnants sur un fond de ciel neutre.
En adoptant une perspective plus fuyante Sans exclure complètement les effets,
que sur la photographie de Stieglitz, le mais à la condition expresse qu’ils ne
cadrage, qui ampute ici le Flatiron de son viennent pas perturber la façon dont l’arsommet et son ombre sur la chaussée lui- chitecture se donne à voir– le cadrage de
sante, ainsi que l’esthétique japonisante l’immeuble occupant toute la hauteur de
des branches décalent les plans et forcent la moitié gauche de la photographie, les
la profondeur de l’image, dont
contrastes de valeur et de taille,
l’immeuble n’apparaît plus que LA PHOTOGRAPHIE le décor du bâtiment et les publicomme l’une des composantes. D’ARCHITECTURE cités, etc –, Berenice Abbott se
Le négatif, sur lequel le photodonne pour but de documenter
N’EXCLUT PAS
graphe intervient à la façon
précisément l’immeuble, y comLE STYLE
d’un peintre, n’est qu’une étape
pris ses partis pris architectude la création.
raux et décoratifs, en faisant le
Après avoir photographié une pre- choix délibéré de la netteté et de la lumimière fois le Flatiron au début des années nosité, celles-ci étant obtenues grâce à la
1930 depuis le sommet d’un immeuble taille importante du négatif, et cela
voisin, Berenice Abbott se place cette fois conformément à son principe d’« utiliser
au cœur du trafic urbain, en pointant sa toujours l’appareil le plus grand possible»
chambre grand format vers le haut du (Berenice Abbott, « Documenting the
bâtiment. Le Flatiron, privé de sa base, City », in The Complete Photographer,
surgit comme une flèche des immeubles no 22, 1942).
Le jeu de l’ntertextualité. La photographie d’architecture, on le voit, n’exclut donc pas le style. Il reste que les
contextes historiques de la réalisation de
l’image, de sa diffusion et de son exposition publique – y compris le moment
où nous regardons la reproduction de la
photographie – comptent autant que
ceux de la construction et de l’environnement changeant de l’implantation
urbaine de l’immeuble.
L’analyse se révèle ainsi une invitation à rassembler toute une collection
d’images anciennes comme récentes du
bâtiment, abondamment photographié
sous toutes ses faces (quoique plus rarement sous celle donnant sur la 23e Rue),
mais également peint, dessiné ou cité,
aussi bien dans la publicité que dans de
nombreux films, œuvres littéraires et
bandes dessinées. C’est ainsi qu’il abrite
par exemple les bureaux du Daily Buggle
dans le film Spider-Man de Sam Raimi,
comme dans les comics de Kurt Busiek et
Alex Ross publiés par Marvel Comics ;
ou encore le siège social de Damage
Control dans les comics du même nom,
de Dwayne McDuffie et Ernie Colon.
Ιl est le modèle du Triangle Building dans
le jeu vidéo GTA IV (Grand Theft Auto IV,
Rockstar North). On le trouve encore en
illustration de couverture de Ogr de
Onuma Nemon (Tristram, 1999).
Toutes ces représentations qui
entrent en résonance laissent aisément
imaginer le «résidu de débris psychiques»
que laisserait l’immeuble – à la fois
«balise » et icône new-yorkaise – s’il était
démoli, comme l’envisage Will Eisner
dans sa New York Trilogie (tome II,
L’Immeuble, traduction Anne Capuron,
Delcourt, 2008) !