Les limites de la démocratie, selon Alexis de Tocqueville 1805-1859
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Les limites de la démocratie, selon Alexis de Tocqueville 1805-1859
Les limites de la démocratie, selon Alexis de Tocqueville 1805-1859 regards de ce seul côté. Quand tout est à peu près de niveau, les moindres inégalités blessent l’œil. Chez les peuples démocratiques, les hommes obtiennent aisément une certaine égalité ; ils ne sauraient atteindre celle qu’ils désirent. Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, 1836. Texte 1 La première et la plus vive des passions que l’égalité des conditions fait naitre, je n’ai pas besoin de le dire, c’est l’amour même de cette égalité. On peut imaginer un point extrême où la liberté et l’égalité se touchent et se confondent. Nul ne différant alors de ses semblables, personne ne pourra exercer un pouvoir tyrannique ; les hommes seront parfaitement libres, parce que tous entièrement égaux ; et ils seront tous parfaitement égaux parce qu’ils seront entièrement libres. C’est vers cet idéal que tendent les peuples démocratiques. Mais les hommes ne fonderont jamais une égalité qui leur suffise. Un peuple a beau faire des efforts, il ne parviendra pas à rendre les conditions parfaitement égales dans son sein ; et s’il avait le malheur d’arriver à ce nivellement absolu et complet, il resterait encore l’inégalité des intelligences, qui, venant directement de Dieu, échappera toujours aux lois. Quelque démocratique que soit l’état social, on peut donc compter que chacun des citoyens apercevra toujours près de soi plusieurs points qui le dominent et l’on peut prévoir qu’il tournera obstinément ses Texte 2 Les peuples démocratiques aiment l’égalité dans tous les temps, mais il est de certaines époques où ils poussent jusqu’au délire la passion qu’ils ressentent pour elle. Ceci arrive au moment où l’ancienne hiérarchie sociale, longtemps menacée, achève de se détruire, après une dernière lutte intestine, et que les barrières qui séparaient les citoyens sont enfin renversées. Les hommes se précipitent alors sur l’égalité comme sur une conquête, et ils s’y attachent comme à un bien précieux qu’on peut leur ravir. La passion d’égalité pénètre de toutes parts dans le cœur humain, elle s’y étend, elle le remplit tout entier. Ne dites point aux hommes qu’en se livrant aussi aveuglément à une passion exclusive, ils compromettent leurs intérêts les plus chers ; ils seront sourds. Ne leur montrez pas la liberté qui s’échappe de leurs mains tandis qu’ils regardent ailleurs ; ils sont aveugles, ou plutôt ils n’aperçoivent dans tout l’univers qu’un seul bien digne d’envie. Ce sont les rois absolus qui ont le plus travaillé à niveler les rangs parmi leurs sujets. Chez ces peuples, l’égalité a précédé la liberté ; l’égalité était donc un fait ancien, lorsque la liberté était encore une chose nouvelle ; l’une avait déjà crée des opinions, des usages, des lois qui lui étaient propres, lorsque l’autre se produisait seule, et pour la première fois au grand jour. Ainsi, la seconde n’était encore 1 que dans les idées et dans les goûts, tandis que la première avait déjà pénétré dans les habitudes, s’était emparée des mœurs, et avait donné un tour particulier aux moindres actions de la vie. Comment s’étonner si les hommes de nos jours préfèrent l’une à l’autre ? Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l’aiment, et ils ne voient qu’avec douleur qu’on les en écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, tome 2, 1840. Texte 3 L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer à tout. L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. L’individualisme est d’origine démocratique, et il menace et il menace de se développer à mesure que les conditions s’égalisent. […] A mesure que les conditions s’égalisent, il se rencontre un plus grand nombre d’individus qui, n’étant plus assez riches ni assez puissants pour exercer une grande influence sur le sort de leurs semblables, ont acquis cependant ou ont conservé assez de lumières et de biens pour pouvoir se suffire à eux-mêmes. Ceux-là ne doivent rien à personnes, ils n’attendent pour ainsi dire rien de personne ; ils s’habituent à se considérer toujours isolément, ils se figurent volontiers que leur destinée toute entière est entre leurs mains. Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur. Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, tome 2, 1840. Texte 4 Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu’en matière de gouvernement la majorité d’un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans les volontés de la majorité l’origine de tous les pouvoirs. Suis-je en contradiction avec moi-même ? Il existe une loi générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulement par la majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes. Cette loi c’est la justice. La justice forme donc la borne du droit de chaque peuple. Une nation est comme un jury chargé de représenter la Société universelle et d’appliquer la justice qui est sa loi. Le jury, qui représente la société, doit-il avoir plus de puissance que la société elle-même dont il applique les lois ? […] Qu’est ce donc qu’une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? Les hommes, en se réunissant, ont-ils changé de caractère ? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts ? Pour moi, je ne saurais le croire ; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l’accorderai jamais à plusieurs. Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, tome 1, 1835. 2 Réjane Sénac; «Sans contrainte, l'exclusion persiste» Réjane Sénac, présidente de la commission parité au Haut Conseil à l'égalité femmeshommes. Pénalité en cas de non-respect de la parité aux législatives, listes paritaires aux municipales, aux européennes et aux régionales. Et, enfin, le binôme femmehomme : ces règles permettent-elles aux femmes de trouver plus facilement leur place ? Le recul que nous avons, depuis les premières lois dites sur la parité de 2000, nous permet de constater qu'il n'y a pas ou peu d'effet d'entraînement hors des contraintes légales. Quinze ans après, l'analyse des élections de 2014 souligne que la tendance au contournement persiste. Pour les sénatoriales, des sortants ont mené des listes dissidentes, afin de ne pas être relégués en troisième ou cinquième position. Pour éviter cette tentation, il faudrait qu'une fois élu, un candidat dissident ne puisse pas être réintégré à un parti politique. Quant aux sanctions financières, plutôt que de respecter le principe paritaire, les partis préfèrent garder leurs sortants ou leurs dauphins, même au prix d'une retenue sur leur dotation publique [celle-ci grimpe à plus de 3,5 millions d'euros par an pour l'UMP, et 1,3 million pour le PS, ndlr]. Le binôme paritaire aura, bien sûr, une efficacité quantitative : on va passer d'instances départementales composées de 13,8% de femmes, à des assemblées composées à 50% de femmes. Est-ce suffisant, selon vous ? C'est un progrès certain, mais le risque est d'avoir des binômes avec des profils asymétriques. Les femmes restent en effet incluses à condition de faire de la politique autrement, en donnant des gages de représentativité. C'est ainsi que les femmes candidates et élues sont plus jeunes, plus représentantes de la société civile, de la diversité, de tel quartier, de telle origine, etc. Dans mes recherches, un responsable politique m'a expliqué ces différences de profil en me disant : «On ne va pas se faire hara-kiri deux fois.» En clair, puisque les partis sont contraints de présenter des femmes, il faut rentabiliser leurs «différences». C'est une égalité sous conditions, qui assigne les femmes à être des complémentaires et non des paires. Ce n'est pas une fatalité, mais il y a un risque d'instrumentalisation des femmes qui semble un peu plus accru qu'avec le scrutin de liste. Attention au «syndrome de la gêne minimale». Libération, 20 mars 2015. Quand la menace non-ville nous Nous publions un extrait du nouveau livre de Thierry Paquot, "Désastres urbains. Les villes meurent aussi", dans lequel le philosophe de l'urbanisme dissèque l'irrésistible ascension des "gated communities Au nom de la sécurité, mais aussi des intérêts de classe et de l'homogénéité socio-économique, des morceaux de quartier se referment sur eux-mêmes, de gigantesques buildings se bunkérisent, des îlots se privatisent, des lotissements résidentiels sont réservés à une catégorie particulière d'habitants... Bref, la ville gratuite et accessible à tous, multiséculaire, affronte de nouvelles formes d'habitats sélectifs et ségrégatifs qui en contrecarrent les principes. Le mur n'entoure plus la ville pour protéger tous les habitants d'une attaque venue de l'extérieur, il fragmente son territoire intérieur en «fortins» résidentiels autarciques. Autrefois composite, avec ses quartiers populaires et ses beaux quartiers, la ville éclate en mille morceaux impossibles à emboîter, à relier, à unifier, y compris dans leur diversité. Ce phénomène inédit de privatisation d'enclaves urbaines touche tous les continents et se généralise à grande vitesse. On en trouve aussi bien en Europe (France, Espagne, Portugal, Pologne, Italie, Turquie, etc.) qu'au Machrek (Liban, 3 Egypte) et au Maghreb (Maroc), qu'en Afrique du Sud, en Inde ou en Amérique du Nord et du Sud (Brésil, Argentine, Mexique, Pérou, Colombie, Chili, etc.) et en Océanie (Australie). L'intention sécuritaire L'urbanisation de la planète ne s'effectue pas selon les voeux du démocrate occidental type, en vue de la participation de tous les «habitants citoyens» pour fonder une cité hospitalière, ouverte et généreuse. Le plus souvent incontrôlée, l'urbanisation accapare des terres fertiles, détourne des fleuves pour remplir les piscines et laver les automobiles des résidents privilégiés, évacue leurs déchets sans aucune précaution écologique, joue en permanence avec la légalité et l'illégalité, laisse les multinationales des réseaux (routes, distribution d'eau, voies ferrées, etc.) dessiner le «plan» des extensions métropolitaines alors même qu'elles ignorent tout du site et de la culture ancestrale des habitants, abandonne la gestion du foncier et de l'immobilier au secteur privé ; bref, considère la ville comme une simple marchandise et non comme un bien «en commun», qui engage les uns vis-à-vis des autres et réciproquement. Ainsi se fabrique en ce moment la «ville», de manière contradictoire, avec un mélange curieux d'abris de fortune sur des terrains squattés, de rares logements sociaux réservés à une population solvable et, plus récemment, de lotissements et résidences protégés. [...] C'est toujours cette intention sécuritaire qui justifie la construction d'enclaves privées dans la plupart des grandes villes occidentales ou à leur périphérie immédiate, comme à Rome, Milan, Turin, mais aussi en banlieue parisienne (Alfortville, Saint-Cloud, Marne-la-Vallée...), à Toulouse, Nantes, Dijon, Lyon, Bordeaux, Marseille, etc. Mais cette recherche de sécurité s'est muée, depuis une dizaine d'années, en tentation identitaire et communautaire. [...] A l'échelle de la planète urbanisée, la population qui réside dans ces nouvelles enclaves privées est encore largement minoritaire, mais la tendance s'affirme. [...] La ville, entendue comme idéal politique, lieu privilégié du partage des opinions, de la discussion, de l'expression des conflits et du respect des différences, est considérablement contrecarrée par cette non-ville qui contribue pourtant à l'urbanisation du monde - à défaut d'édifier une civilisation urbaine. Le nouveau Marianne, n°930, 13 février 2015. 4