LE TRIPLE CRIME DE LURS, L`AFFAIRE DOMINICI

Transcription

LE TRIPLE CRIME DE LURS, L`AFFAIRE DOMINICI
L’affaire Dominici
LE TRIPLE CRIME DE LURS,
L’AFFAIRE DOMINICI
Comment aborder l’affaire criminelle la plus
médiatisée des années 1950-1970 ? Celle qui a projeté
le département des Basses-Alpes sous les projecteurs
du monde entier. Celle qui n’en finit pas de diviser
l’opinion, et a donné lieu à d’innombrables livres, deux
films, une pièce de théâtre, des sites Internet… et
demeure une énigme.
Certains diront qu’il est temps de la clore, de
« laisser les morts en paix ». Mais comment éviter de
parler, dans un livre des Grandes Affaires Criminelles
des Alpes de Haute Provence, de ce qui s’est passé il y
a presque 60 ans à Lurs ?
Dans le joli cimetière de Forcalquier dorment à
jamais trois personnes: Sir Jack Drummond, son épouse
Ann, leur petite fille Elizabeth qui n’était âgée que de
10 ans. Souvent, encore de nos jours, un passant dépose
un bouquet de fleurs sur cette triple tombe.
Que cette évocation, dans nos pages, soit un
hommage aux trois victimes de l’Affaire.
Les faits sont connus. Revenons-y pourtant.
5 août 1952, à 6h30, le téléphone sonne dans le
poste de gendarmerie de Forcalquier. Au bout du fil, le
maréchal des logis Louis Romanet, chef de la brigade
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d’Oraison. Une demi-heure plus tôt, c’est un
motocycliste qui a surgi en trombe et donné l’alerte :
« Des coups de feu ont été tirés dans la nuit aux
environs de la gare de Lurs, sur la route nationale. Il
paraît qu’il y a un mort. Je passais par là, un habitant
d’une ferme voisine m’a demandé de venir vous
prévenir. Voilà. »
Dès qu’il a prévenu son chef hiérarchique,
Louis Romanet part sur la moto de la gendarmerie,
emmenant le gendarme Bouchier dans son side-car. S’il
y a mort d’homme, il faut y aller voir. Aucun des deux
ne pense à un crime. Des coups de feu ? C’est chose
fréquente dans ce pays de chasseurs. Un mort ?
Probablement la victime d’un accident de la circulation.
Mais quand ils arrivent près de Lurs, ils
aperçoivent un homme arrêté au bord de la route,
appuyé sur son cyclomoteur, qui leur fait de grands
signes. Ils le reconnaissent : c’est Aimé Perrin, un
habitant de Peyruis qui a épousé une fille Dominici :
« Il y a eu un crime à la Grand’Terre. J’allais vous
prévenir à la demande de ma belle-sœur Yvette. »
Les deux gendarmes sont maintenant sur les
lieux, et ainsi qu’ils le doivent, font les premières
constatations. La première chose qu’ils voient, c’est la
voiture. Un break Hillmann de couleur vert amande,
immatriculé NNK 686. Les deux portières gauches du
véhicule sont fermées à clef. La porte arrière est
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fermée, non verrouillée, la clef sur la poignée. A
l’intérieur, règne un désordre « indescriptible » relève
Louis Romanet. Sur la carrosserie, nulle trace de balle.
Mais, sur le pare-choc arrière, un lambeau de chair de
quatre centimètres carrés environ.
La voiture Hillmann
Tout autour de la voiture gisent des objets épars
dont le maréchal des logis fait l’inventaire : un lit de
camp sur lequel sont posées des couvertures, un sac de
plage, une serviette, deux sièges provenant
« probablement » de la voiture, une bouteille d’eau
minérale vide, un chapeau d’enfant en toile blanche, un
cahier écrit en anglais, deux pièces de cinq francs.
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A cinq mètres de la voiture, se trouve un corps
de femme, en partie recouvert par une couverture. Elle
porte une robe d’été. Elle est face contre terre, elle a le
visage violacé et taché de sang. Le gendarme Bouchier
signale alors à son supérieur ; « Il y a un homme mort
de l’autre côté de la route. Il est recouvert par un lit de
camp. » Les deux hommes traversent la route et se
penchent sur le deuxième cadavre. C’est celui d’un
homme qui paraît âgé d’une soixantaine d’années ; son
front est légèrement dégarni, il arbore une petite
moustache blonde. Il est vêtu d’un tricot de peau, d’un
pantalon de pyjama bleu ciel, et chaussé d’espadrilles
non lacées.
Les gendarmes reviennent vers l’Hillmann, et
vers le premier corps. Louis Romanet note
soigneusement le signalement de la femme - 40 ans
environ, cheveux bruns, assez forte corpulence-, ainsi
que la position de son corps par rapport à la voiture : à
5,25 mètres de l’arrière, 5,30 mètres de l’avant.
Précision qui aura son importance. Sous le bras, on
constate une large blessure.
Au moment où il se relève, Romanet se rend
compte qu’un homme est debout près d’eux. Un grand
gaillard au visage carré, robuste, vêtu d’un pantalon de
toile brune et d’un maillot de corps blanc. Le gendarme
le reconnaît : c’est Gustave Dominici, le fermier de la
Grand’Terre.
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-
Quelle nuit ! dit Gustave.
En effet.
Nous avons eu très peur.
Que veut-il dire par là ? Sur le moment,
Romanet ne prend pas garde à cette phrase. Gustave
tend le bras en direction de la Durance :
- Il y en a un troisième.
- Mais c’est un vrai massacre ! s’exclame le
gendarme.
- Une fillette, précise Gustave.
Les gendarmes lui emboîtent le pas. Ils
découvrent avec l’horreur qu’on imagine le corps d’une
fillette qui semble âgée d’une dizaine d’années, vêtue
d’un pyjama bleu ciel. Elle est couchée sur le dos, les
bras en croix, pieds nus. Sa tête est en bouillie. Triste
spectacle, qui arrache à Gustave ces mots : « C’est
terrible ! »
Lentement les trois hommes reviennent vers la
voiture. Louis Romanet est convaincu qu’il s’agit d’un
crime de rôdeur. Le vol en est sûrement le mobile. Mais
qui sont les victimes ? Sur le sol, un carnet noir le
renseigne. Il est au nom de Drummond Jack, Cecil,
directeur, né le 12 janvier 1891 à New Caster,
Angleterre.
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La famille Drummond
Trois Anglais assassinés ! On n’a jamais vu ça
dans le département. Personne, bien sûr, n’imagine
alors l’ampleur que va prendre cet affreux fait divers.
On prévient monsieur Estoublon, le maire de
Lurs, et la machine judiciaire se met en route. Près des
corps, les gendarmes récupèrent quatre étuis vides de
balles percutées et une balle non percutée, à 6,40
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mètres de la voiture. Ils trouvent des traces de pas,
également. Elles sont très nettes car le sol est
sablonneux. Elles se situent assez loin de la route, en
direction du corps de la petite fille. Elles sont la marque
de chaussures de crêpe, trois trous au talon, cinq à la
semelle. On les protège soigneusement avec des
branchages.
Les premiers curieux s’arrêtent. Hélas, les
gendarmes n’ont pas pensé à clore le périmètre qui doit
normalement interdire l’accès des badauds aux lieux du
drame. Parmi eux, un journaliste, déjà, qui prend toutes
les photos qu’il veut.
Gustave Dominici est toujours là, et Romanet
lui pose les premières questions. Connaît-il les
victimes ?
- Non, mais je sais qu’ils sont Anglais, et je
les ai vus hier soir, vers huit heures et
demie.
- Comment savez-vous qu’ils sont Anglais ?
- A cause de la voiture.
Et Gustave s’explique. Il est sorti après le
souper parce qu’il craignait un nouvel éboulement sur
la voie ferrée toute proche - il y en avait déjà eu un. Il
est passé près de la voiture et a vu que ses occupants
étaient en train de se déshabiller, qu’ils allaient se
coucher. Ensuite, il est rentré à la ferme pour dormir.
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-
-
Et les coups de feu ?
Vers 23h30, j’ai entendu un side-car ou une
grosse moto derrière la ferme, elle était
montée par un homme, une femme et un
enfant. L’homme est entré dans la cour et a
appelé. Mais il parlait une langue étrangère
et je n’ai rien compris. Il n’a pas insisté. Je
me suis rendormi et c’est vers 1 heure du
matin que j’ai entendu cinq ou six coups de
feu. Ils venaient de la route nationale, pas
très loin, je pense. Les chiens ont aboyé
pendant une demi-heure.
Et vous n’avez pas voulu savoir ce qui se
passait ?
Non.
Ce motocycliste qui a fait irruption dans la
nuit, vous pourriez le reconnaître ?
Non, il faisait trop sombre.
A quelle heure avez-vous découvert le
crime ?
A 5 heures et demie, en me levant.
A l’aube, il est allé voir si le talus ne s’était pas
effondré une nouvelle fois. Il est passé près de la
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voiture sans rien remarquer d’anormal. C’est en se
rendant près de la voie ferrée qu’il a aperçu la fillette.
- Elle avait l’air morte. J’ai pensé que c’était
la fille des campeurs.
Il est 8h30 quand le docteur Dragon arrive pour
examiner les cadavres. Au même moment, un vieux
paysan chemine tranquillement vers eux, et s’approche.
Il s’appuie sur une canne. Il est vêtu d’un pantalon de
velours et d’une chemise bleu sombre à rayures, d’une
ceinture faisant plusieurs fois le tour de la taille, d’un
chapeau à large bord. C’est le maître de la Grand’Terre,
Gaston Dominici.
- Alors, Pépé, dit Louis Romanet, il s’en est
passé des choses cette nuit près de chez
vous.
Le vieil homme hoche la tête. Il vient
d’apprendre la nouvelle par sa belle-fille. Il est parti
comme chaque matin à 4 heures mener son troupeau de
chèvres dans la colline. Il ne sait rien. Il s’approche de
la voiture et voit le corps de la femme. Un gendarme lui
signale que de l’autre côté de la route, se trouve celui
de Jack Drummond. Il ajoute : « Il y en a un troisième,
là-bas, vers la Durance. »
- Malheur ! s’écrie Gaston Dominici.
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Oui, le malheur est là. Il a terrassé trois touristes
anglais, dont une fillette, et il ne va pas tarder à
s’abattre sur la Grand’Terre toute proche.
Pour l’instant, outre les curieux de plus en plus
nombreux, ce sont les autorités judiciaires et policières
qui arrivent sur les lieux. A 8h15, débarque le capitaine
de gendarmerie Albert, en compagnie des gendarmes
Crespy et Rebaudo. A 9h30, le procureur de Digne
Louis Sabatier et le juge d’instruction Roger Périès. A
10h30, l’AFP transmet une dépêche : « Drame en
Provence. Trois touristes étrangers dont un enfant ont
été trouvés assassinés par des paysans voisins sur une
route nationale. » La nouvelle sera reprise bientôt par
tout ce qu’on n’appelle pas encore « les médias ». Elle
a atteint, depuis plus d’une heure, la 9ème brigade de
police mobile de Marseille ; son commandant, le
commissaire divisionnaire Harzic, a appelé aussitôt le
commissaire Edmond Sébeille, 45 ans. Il lui a tendu un
télégramme de service et lui a dit : « Partez vite, vous
êtes l’homme qu’il faut. » Sébeille comprend le
provençal et le parle. Et puis, c’est un homme de terrain
qui a déjà résolu plusieurs affaires difficiles. Mais
celle-ci se révèlera beaucoup plus ingrate que les
autres.
Cependant, l’enquête proprement dite ne
débutera que vers 15h, ou 16h30, quand le commissaire
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Sébeille aura répondu aux obligations administratives,
réuni les inspecteurs Ranchin, Tardieu Culioli et
Girolami, fait le plein d’essence, et enfin réussi à
rejoindre les lieux du crime.
Cette enquête qui va durer 15 mois, comment la
résumer ? Par quelques moments forts, où la solution de
l’énigme a semblé toute proche.
Vers 18 heures, les inspecteurs Ranchin et
Culioli repêchent dans la Durance une carabine cassée
en deux. Il s’agissait d’une carabine à répétition,
portant sur la partie métallique les inscriptions : « UX
carabine cal. 30K 1 Rock Ola n°1.702.864 ». Rock Ola
était l’une des plus importantes fabriques d’armes
légères aux Etats-Unis. Sur cette carabine, il manque un
petit morceau, qui a été découvert à côté de la tête
d’Elizabeth. Sans nul doute, c’est l’arme du crime. Le
commissaire Sébeille en est tout de suite persuadé :
« La carabine parlera. » On la montre aux habitants de
la Grand’Terre, puis au maire de Peyruis, et dans les
fermes alentours. Sans résultat, nul ne la reconnaît.
Mais quand Sébeille, trois jours plus tard, la présente à
Clovis Dominici, le fils aîné de Gaston devenu
cheminot, celui-ci est pris d’un tel saisissement qu’il
s’agenouille en se mordant les lèvres et ne peut
prononcer une parole pendant une minute. Puis il se
redresse, et assure qu’il n’a jamais vu cette arme.
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L’affaire Dominici
Au fil des jours, Gustave qui est interrogé
fréquemment s’embrouille dans ses dépositions et se
contredit. Jean-Marie Olivier, le motard qui a prévenu
les gendarmes, assure qu’au matin du 5 août, il a vu
Gustave surgir de derrière la voiture des Anglais, alors
que l’autre affirme qu’il en était loin, à 15 mètres ou
plus. Plus grave, en octobre, l’agent SNCF Paul Maillet
informe le commissaire Constant (qui a repris l’affaire
pendant que Sébeille se repose) que Gustave a été attiré
par les râles de la fillette, encore vivante quand il l’a
découverte. Gustave est incarcéré le 16 octobre. Le 12
novembre, il est condamné par le tribunal de Digne à
deux mois d’emprisonnement pour non-assistance à
personne en danger. Il sera libéré le 15 décembre.
Gustave est devenu le suspect numéro 1. Les
interrogatoires se succèdent sans relâche. Peu à peu, il
lâche du terrain, et concède à Sébeille tout ce qu’il veut.
Le 13 novembre 1953, placé en face de ses
contradictions multiples, il s’effondre en pleurs et
accuse son père d’être l’auteur du triple meurtre. Il
raconte que dans la nuit du 4 au 5 août 1952, vers 1h du
matin, Gaston s’est levé pour « faire un tour de
braconnage ». Près de la voiture stationnée au bord de
la route, il a croisé un homme. Ils se sont disputés. Le
Patriarche est alors allé chercher une carabine, et …. le
drame s’est joué.
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Clovis est interrogé à son tour. Sébeille lui dit
que son frère a avoué. « Puisque Gustave a tout dit… »,
il cautionne ses déclarations. Mis en présence, les deux
frères tombent dans les bras l’un de l’autre.
On va cueillir Gaston Dominici à la
Grand’Terre. Gaston vient sans opposer la moindre
résistance. Sébeille alors reprend devant le vieil homme
les seize mois d’enquête qui se sont écoulés, et lui
apprend que ses fils l’accusent d’être, lui, l’assassin.
Bien sûr, il nie : « Ce sont des menteurs ! ». Il
ne comprend pas. Fut-il alors confronté à Gustave et
Clovis ? Ceux-ci l’affirmèrent par la suite, mais nul
procès-verbal ne fut établi. Commence alors une longue
nuit pour le vieillard, tandis que ses fils sont ramenés à
la Grand’Terre. On veut leur faire désigner l’endroit où
ils ont vu entreposée la carabine.
Au matin du 14 novembre, le quotidien Le
Méridional titre : « Gaston assassin ! ». Sébeille tend
au patriarche un exemplaire du journal. Il hurle : « Les
salauds ! Les bandits !... »
Il nie, il nie toujours. L’interrogatoire se
poursuit toute la journée. Le soir tombe sur Digne et la
bibliothèque du palais de justice où Gaston tient tête
aux inspecteurs. On est samedi soir, devant le palais, les
reporters et les photographes battent la semelle dans
l’attente du dénouement. Sébeille dîne avec ses
collaborateurs, détendu. Que le patriarche avoue ou
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non, les accusations de Gustave et Clovis lui suffisent.
Dès le surlendemain lundi, le juge Périès pourra
commencer l’instruction.
Ce qui se passe alors est un moment décisif de
l’affaire. L’agent Guérino a été placé auprès de Gaston
Dominici. Le vieillard est fatigué, mais n’a pas
sommeil. La conversation s’engage entre les deux
hommes, le jeune et le vieux, en patois. Victor Guérino
regarde Gaston, son visage ridé sur lequel coulent des
larmes, et lâche : « Allez, grand père, tout ça n’est peutêtre qu’un accident !... »
- Eh bien oui ! répond le vieil homme. C’est
un accident. Ils m’ont attaqué et je les ai
tués tous les trois.
Gaston Dominici a scellé son destin. Il répètera
ces aveux devant le brigadier Brocca, qui assure la
relève, et devant le commissaire principal de Digne,
Prudhomme. A Sébeille, venu de toute urgence, il
lancera : « Ça va petit, tu as gagné ! »
Mais le vieux berger n’a pas fini de tourmenter
les enquêteurs. Il fait bientôt volte-face. La carabine
n’est pas à lui, elle est à Gustave. C’est lui le coupable,
« sûrement » - il insiste sur ce mot. S’il accepte de
s’accuser, c’est pour sauver l’honneur familial.
Autre version, qui lui est suggérée le lendemain
par le juge Périès : oui, finalement, c’est bien lui, mais
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il s’agit d’une histoire de « paillardise ». Vers 23h30, il
s’est approché de la tente et a vu lady Ann se
déshabiller. Il s’est approché, et… elle a cédé à ses
avances. Sir Jack les a alors surpris et l’a insulté.
Gaston est allé chercher sa carabine, et il les a tués tous
les trois, Jack Drummond sous le coup de la colère, sa
femme et sa fille pour supprimer des témoins gênants.
Bref, ce qu’il a commis, c’est un « péché d’amour ».
Au matin du 16 novembre 1953, une
reconstitution a lieu sur les lieux du crime. Une
centaine de journalistes, prévenus par une indiscrétion,
sont déjà là. Gaston descend de la voiture qui l’a amené
en disant aux gendarmes : « Il fallait bien qu’il y en ait
un qui paye ». Il se prête cependant à la reconstitution,
désigne l’étagère où se trouvait la carabine, se couche
sous le mûrier pour épier lady Drummond, mime
ensuite la scène « sexuelle » comme il dit, puis
l’assassinat des Anglais. Il effectue tous les gestes
qu’on lui demande, sans se faire prier, sans marquer
d’émotion. Mais à un moment, il se produit un coup de
théâtre : Gaston lâche la carabine et se précipite sur le
pont qui surplombe la voie ferrée, enjambe le parapet,
et est rattrapé de justesse par le juge Périès (ancien
rugbyman) et l’inspecteur Girolami.
Est-ce une tentative de suicide ? Un aveu de
culpabilité ? Pour le juge, Gaston a surtout reculé
devant la dernière épreuve : refaire en public le meurtre
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de la fillette. A contre cœur, il mime cependant la
scène, revient vers la voiture, jette une couverture sur le
« cadavre » supposé de lady Ann, place un lit de camp
sur celui de Sir Jack et soupire : « J’étais saoul ! »
Dans la fourgonnette qui l’emmène à la prison
de Digne, Roger Périès s’inculpe du triple assassinat.
Le procès de Gaston Dominici s’ouvre le 17
novembre 1954. La presse locale, française et
internationale s’y presse, ainsi que des écrivains
français, Jean Giono et Armand Salacrou. Il faut relire
les « Notes sur l’affaire Dominici » de Giono, qui
paraîtront en quatre livraisons successives dans la revue
« Arts » en décembre 1954, et sous forme de livre en
1955.
Face à face, le procureur de Digne, monsieur
Sabatier, l’avocat général Calixte Rozan et les avocats
de Gaston, dont le principal est maître Emile Pollak,
célèbre avocat parisien ?. la cour est présidée par le
conseiller Marcel Bousquet. Lecture de l’acte
d’accusation, interrogatoire de l’accusé, déposition des
experts, du capitaine Albert, interminable défilé des
témoins vont se succéder pendant 12 jours.
Giono, qui a suivi le procès depuis son début (il
n’assistera pas aux plaidoiries, mais écoute le
réquisitoire de l’avocat général Rozan sur un
magnétophone), est passionnément intéressé par la
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personnalité de Gaston Dominici ; il admire la noblesse
de son attitude. Il donne dès les premières pages des
Notes son jugement propre : « Si je fais le compte, il y a
autant de preuves formelles qui démontrent la
culpabilité de l’accusé que de preuves formelles qui
démontrent son innocence. » Surtout, il insiste sur le
total malentendu qui existe entre le vieux fermier et
l’appareil judiciaire qui le juge : « Les mots. Nous
sommes dans un procès de mots. (…) Il n’y a aucune
preuve matérielle dans un sens ou dans l’autre ; il n’y a
que des mots.» Or dans ce combat inégal, Gaston
Dominici, « pour s’exprimer, même pour défendre sa
tête, ne dispose que d’un vocabulaire de trente à
quarante mots au maximum. » Le président, l’avocat
général, le procureur, etc., en ont des milliers.
On connaît l’exemple cité par Giono de cette
difficulté à communiquer. Question du président :
- Êtes-vous allé au pont ?
- Allée ? Il n’y pas d’allée, répond Dominici.
Je le sais, j’y suis été.
Commentaire de l’auteur des Notes : « Comme
il est surpris par la forme de la phrase, qu’il y a un mot
qu’il ne comprend pas tout de suite, il hésite avant de
répondre, il se trouble. On interprète ce trouble. »
On pourrait rétorquer à Giono que les avocats
de Gaston, eux, ont un vocabulaire aussi étendu que ses
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L’affaire Dominici
accusateurs. Mais même avec ses pauvres mots, le vieil
homme se défend fort bien. A propos de ses aveux, il a
cette phrase toute simple qui sonne juste (d’après Giono
toujours) : « Ce que j’ai dit, je l’ai dit et je ne l’ai pas
fait. »
Pourtant, le jury sera très défavorablement
impressionné, notamment par les affrontements entre
membres du clan Dominici - Clovis continue à accuser
son père, face à Gustave, qui s’est rétracté, et qui est
désormais soutenu par tous les siens- : les jurés ont-ils
le sentiment que dans cette lutte, on oublie les trois
victimes ?
Toujours est-il que malgré l’absence de preuves,
au bout de douze jours d’audience, le dimanche 28
novembre 1954 à 14h25, la réponse du jury et de la
cour tombe comme un couperet : c’est « oui » à toutes
les questions. A la majorité, il n’y a pas de
circonstances atténuantes.
Le verdict en découle automatiquement. Après
avoir fait lecture des articles du Code, le président
Bousquet prononce ces mots : « En vertu de ce
jugement, Gaston Dominici est condamné à la peine de
mort. »
L’accusé semble frappé de stupeur. Il se penche
vers ses avocats, et proteste aussitôt : « Et pourtant je
suis innocent ! ». Puis il se tourne vers la salle et jette
un cri : « Ah les salauds ! »
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L’affaire Dominici
Giono conclut ses Notes sur l’Affaire Dominici
par ces phrases, demeurées célèbres elles aussi : « Je ne
dis pas que Gaston D. n’est pas coupable, je dis qu’on
ne m’a pas prouvé qu’il l’était. Le président,
l’assesseur, les juges, l’avocat général, le procureur
sont des hommes dont l’honnêteté et la droiture ne
peuvent être suspectées. Ils ont la conviction intime que
l’accusé est coupable. Je dis que cette conviction ne
m’a pas convaincu. »
Il y aura contre-enquête. Gaston Dominici
confie à ses défenseurs qu’il a surpris une conversation
entre Gustave et sa femme Yvette d’après laquelle ce
serait Gustave le coupable. Son neveu Roger Perrin
l’aurait aidé à transporter la fillette. Pourquoi n’a-t-il
pas parlé au procès ? « Ce n’est pas à un père d’accuser
son fils » répond, superbe, le vieil homme.
Informé de ce « fait nouveau », le ministre de la
Justice Guérin de Beaumont prescrit un supplément
d’enquête. La mission d’information est confiée à deux
policiers parisiens, le commissaire divisionnaire
Chenevier et le commissaire principal Gillard. Interrogé
à nouveau, Gaston répète qu’il « ne veut pas payer pour
un autre ». S’il a changé d’attitude, c’est parce qu’il
pensait être acquitté.
Au terme d’une enquête de presque quatorze
mois, Chenevier remet son rapport au directeur des
polices judiciaires : il conclut que l’information ouverte
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L’affaire Dominici
contre X... doit se poursuivre, que des complicités sont
possibles. Mais au mois de novembre 1956, le juge
Carrias qui a remplacé le juge Périès rend une
ordonnance de non-lieu. La contre-enquête n’a pas
apporté suffisamment d’éléments nouveaux pour que de
nouvelles investigations soient lancées. Le dossier est
clos.
En 1957, le président Coty commue la peine de
mort en réclusion perpétuelle. Le 14 juillet 1960, le
général De Gaulle gracie et fait libérer Gaston
Dominici. Ne voulant plus habiter la Grand’Terre, le
vieil homme séjournera à Sainte-Tulle chez sa fille
Augusta Caillat, puis à Montfort. Il est admis à
l’hospice de Digne en 1962 et y décède le 4 avril 1965.
Près de soixante ans après ce drame, beaucoup
des acteurs de cette affaire ont disparu, mais la vérité
n’est pas établie de façon indubitable, et les passions ne
sont pas éteintes.
Ainsi que l’écrivait Giono, le procès de Gaston
Dominici fut « un procès de mots ». Il n’y a aucune
preuve matérielle, rien que des mots. Cependant,
certains pèsent très lourd, et au premier chef, les aveux
de Gaston. D’autres éléments restent inexpliqués. Ce
sont eux qui ont ouvert la porte à toutes les hypothèses.
Les aveux de Gaston. Ils sont provoqués, en
novembre 1953, par les accusations de Gustave, puis de
Clovis. Or les accusations de Gustave sont elles-mêmes
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sujet à caution : elles ont été proférées au bout d’un
long interrogatoire, au cours duquel le jeune fermier a
été placé en face de ses multiples mensonges et de ses
contradictions. Est-il vrai qu’on lui aurait soufflé alors :
« Si c’est toi qui es accusé, tu auras la tête tranchée. Si
c’est ton père, comme il est vieux, il ne sera pas
condamné à mort. » ? Toujours est-il que Gustave
« tombe en pleurs » dans les bras du commissaire
Sébeille et « avoue » : oui, c’est mon père, il me l’a
confié. Ensuite, Clovis dira : « Puisque Gustave a tout
dit.. » Enfin, Gaston, au cours de la fameuse soirée avec
l’agent Guérino, finira par admettre qu’il s’agit d’un
« accident ». Mais pour se rétracter presque aussitôt, et
donner des versions successives : la paillardise, ses
prétendus rapports avec lady Ann, peu crédibles, et
dans un dernier temps, accepter de prendre le crime à
son compte « pour sauver l’honneur de ses petitsenfants ». Par la suite, surtout après le jugement qui le
condamne à mort, il niera toujours être le coupable.
Pas facile de s’y reconnaître dans cette succession de
mensonges, d’aveux, et de rétractations. On comprend
que le commissaire Sébeille et le juge Périès, dont la
bonne foi ne peut être mise en doute, mais qui étaient
soumis à une forte pression de la part des autorités, de
la presse et de l’opinion publique, aient eu envie de
sortir de cet imbroglio.
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La carabine. Nul n’a prouvé qu’elle ait été
jamais vue à la Grand’Terre. Là encore, on ne peut que
se fier, ou non, aux déclarations des uns et des autres.
Mais d’un autre côté, si comme l’affirme William
Reymond les tueurs sont des agents à la solde d’une
puissance étrangère, pourquoi auraient-ils utilisé une
arme rafistolée et bricolée ? Pour égarer les soupçons ?
Le mobile du triple crime. C’est sans doute la
partie la plus obscure de l’affaire. La « paillardise »
semble peu crédible. D’ailleurs lady Ann a été trouvée
habillée, et elle n’a pas été violée. Sur ce point au
moins, les « aveux » de Gaston ne tiennent pas. Alors ?
Un règlement de comptes lié à la guerre de 39-45 ? Sir
Drummond était un savant nutritionniste, nul n’a pu
prouver qu’il ait joué le rôle d’un espion. Et si
cependant il était venu en « mission », pourquoi se
serait-il encombré d’une femme et d’une enfant, qu’il
mettait en danger ? Une dernière hypothèse consiste à
dire qu’il s’agirait d’un malentendu. Il n’était pas en
mission, mais ceux qui l’ont tué (les Dominici ?) ont
cru qu’il l’était, et ont assassiné le savant, sa femme et
sa fille pour se protéger…
L’heure du décès de la fillette, et le lieu où elle a
été tuée. Le docteur Dragon, qui est le premier à
l’examiner, affirmera toujours que la rigidité
cadavérique ne s’était pas encore emparée du petit
corps – elle serait donc morte plusieurs heures après ses
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parents. Et cependant, les blessures qu’elle présente
étaient mortelles. Elles auraient dû entraîner un décès
immédiat. Pourquoi l’aurait-on tuée plus tard que Sir
Jack et Lady Ann. Autre mystère : tout le monde
s’accorde à dire que ses pieds étaient exempts de toute
égratignure. Comment a-t-elle pu courir (selon la
version adoptée lors de la reconstitution) quatre-vingts
mètres sur un sentier caillouteux sans se blesser ?
Notons aussi que si Gaston Dominici a reconnu le
meurtre des adultes, il a beaucoup protesté sur celui de
la fillette. Comment aurait-il pu, lui, un vieillard qui
adorait les enfants, s’acharner de façon si horrible sur
une petite fille ?
Beaucoup d’autres points obscurs demeurent.
Nous n’en citerons que deux, mais qui ont leur
importance.
Dans l’après-midi du 5 août 1952, l’inspecteur
Girolami remarque qu’un pantalon de velours côtelé
pend, tout mouillé et fraîchement lavé, sur un fil de fer
en face de la porte de la cuisine de la ferme. « J’ai
demandé à Gaston Dominici quelle était la personne
chargée de faire la lessive à la Grand’Terre . Il m’a
répondu que c’était sa fille aînée qui venait chercher le
linge toutes les semaines et qu’elle le lavait chez elle. A
mon tour je lui ai dit que ce devait être un travail
pénible lorsqu’elle rapportait le linge mouillé pour le
faire sécher à la Grand’Terre. Il m’a répondu : « Tu es
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fou, elle retourne le linge sec et repassé ». Je lui ai posé
la question suivante : « Et ce pantalon qui sèche là, à
qui est-il ? » Il m’a répondu : « Demande à Gustave ».
Je suis retourné sur les lieux du crime. J’ai demandé à
Gustave à qui était le pantalon qui séchait sous le
treillard de la vigne. Il m’a répondu : « Je ne porte pas
de pantalon de velours. Je ne porte que des pantalons en
treillis bleu. Il est sans doute à mon père. » J’ai rendu
compte au commissaire Sébeille de ma découverte. Il
m’a répondu : « Laissez ça pour le moment et occupezvous d’autre chose ! »
Pourquoi a-t-on ce jour-là dérogé à la règle qui
voulait que la lessive fût confiée à la fille aînée ? Etaitil urgent de faire disparaître des taches ? Le soir, quand
on revint à la Grand’Terre, le pantalon avait disparu.
Un dernier fait :la déposition de Lucien Duc,
camionneur à la Roche-de-Rame près de Briançon.
Dans la nuit du 4 au 5 août, il transportait une cargaison
de légumes, accompagné de son frère Georges ; tous
deux se rendaient au marché de Cavaillon. Ils sont
arrivés vers minuit vingt à hauteur de la Grand’Terre.
Les 6 et 7 août, interrogé par les gendarmes de La
Bessée, dans les Hautes-Alpes, il déclare : « J’ai vu
briller quelque chose à ma gauche en descendant, j’ai
allumé mon phare à longue portée, ce qui m’a permis
de constater que c’était une voiture arrêtée à environ 7
ou 8 mètres en retrait de la route… Une centaine de
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mètres plus loin, toujours sur ma gauche, j’ai vu un
homme qui m’a paru suspect, du fait qu’il s’est plaqué
contre la haie située légèrement en retrait de la route…
J’ai remarqué qu’il était de forte corpulence, pouvant
dépasser les 80 kilos. Il pouvait avoir une quarantaine
d’années. » Le lendemain 8 août, Lucien Duc interrogé
pas le commissaire Sébeille précise : « L’homme avait
une abondante chevelure. Il était en tenue négligée. Il
était en bras de chemise, celle-ci était de couleur
foncée… Lorsque je suis passé devant lui, je l’ai fixé.
Mon volant étant à gauche, je me trouvais environ à
1,50 m de lui… Je me suis demandé ce qu’il fabriquait
là.» Lors de la première reconstitution du crime, le 17
août, Lucien Duc se précipite vers Sébeille car il a cru
reconnaître son homme. Hélas ! C’est l’inspecteur
Girolami qu’il désigne.
Quoi qu’il en soit, sa description ne semble
correspondre ni à Gustave ni à Gaston Dominici.
Lucien Duc ne semble pas avoir été mis par la suite en
présence de Gustave. En tout cas, le dossier n’en porte
pas trace.
Ces deux anecdotes, dont l’une tend à accabler
les Dominici, l’autre à les innocenter, montrent que
l’enquête - la double enquête en fait - menée par
Sébeille puis par Chenevier et Gillard, n’est pas
exempte de failles. Enquêtes difficiles au demeurant,
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compliquées par les mensonges et rétractations des uns
et des autres.
Article du Provençal, novembre 1954
Que conclure de tout cela ? En 1954, l’opinion
des jurés était faite. Gaston Dominici fut condamné à
mort. Un an et demi plus tard, Gabriel Domenech qui
au titre de reporter avait suivi toutes les péripéties de
l’affaire, affirmait : « Le vieux Gaston est le seul
coupable du crime. » Il résumait ainsi : « Il les a tués
tout seul, pour rien, parce qu’il était saoul comme un
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cochon, qu’il avait une carabine à répétition à la main,
qu’il était passé près du campement des Drummond
pour voir si son champ de luzerne ne s’était pas éboulé
sur la voie ferrée ; il s’est disputé avec Sir Drummond
qui l’a pris pour un maraudeur, il a voulu chasser ces
estrangers de chez lui et il a tiré un premier coup de feu
accidentellement. »
Est-ce aussi simple ? Comme le pressentait déjà
Gabriel Domenech, cette « vérité trop banale » n’a pas
satisfait. On a envisagé la culpabilité de Gustave, seul
ou en complicité avec son père, celle de Roger Perrin le
petit-fils, celle de tueurs venus de l’étranger. Alain
Dominici a entrepris de réhabiliter son grand père et
demande en vain une révision du procès.
Un téléfilm qui s’inspirait du livre de William
Reymond Dominici non coupable, les assassins
retrouvés a soutenu la thèse de services secrets
étrangers. En 2010, une pièce de Marc Fayet mise en
scène par Robert Hossein, Dominici, un procès
impitoyable, laissait les spectateurs libres de voter pour
la culpabilité ou l’innocence du vieux fermier.
Qui pourra dire s’il s’agit d’un stupide accident,
d’un crime sexuel, crapuleux, d’espionnage industriel
(à cause de la proximité de l’usine de Château-Arnoux)
ou d’un règlement de comptes liés à la Résistance ?
Seuls les Dominici, peut-être, auraient pu le
dire. Tous, sauf Clovis, ont nié leur implication dans
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l’assassinat des Drummond. Si c’est pourtant le cas,
Gaston et Gustave, déjà, ont emporté leur secret dans la
tombe.
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