LE TRIPLE CRIME DE LURS, L`AFFAIRE DOMINICI
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LE TRIPLE CRIME DE LURS, L`AFFAIRE DOMINICI
L’affaire Dominici LE TRIPLE CRIME DE LURS, L’AFFAIRE DOMINICI Comment aborder l’affaire criminelle la plus médiatisée des années 1950-1970 ? Celle qui a projeté le département des Basses-Alpes sous les projecteurs du monde entier. Celle qui n’en finit pas de diviser l’opinion, et a donné lieu à d’innombrables livres, deux films, une pièce de théâtre, des sites Internet… et demeure une énigme. Certains diront qu’il est temps de la clore, de « laisser les morts en paix ». Mais comment éviter de parler, dans un livre des Grandes Affaires Criminelles des Alpes de Haute Provence, de ce qui s’est passé il y a presque 60 ans à Lurs ? Dans le joli cimetière de Forcalquier dorment à jamais trois personnes: Sir Jack Drummond, son épouse Ann, leur petite fille Elizabeth qui n’était âgée que de 10 ans. Souvent, encore de nos jours, un passant dépose un bouquet de fleurs sur cette triple tombe. Que cette évocation, dans nos pages, soit un hommage aux trois victimes de l’Affaire. Les faits sont connus. Revenons-y pourtant. 5 août 1952, à 6h30, le téléphone sonne dans le poste de gendarmerie de Forcalquier. Au bout du fil, le maréchal des logis Louis Romanet, chef de la brigade Page 1 sur 28 L’affaire Dominici d’Oraison. Une demi-heure plus tôt, c’est un motocycliste qui a surgi en trombe et donné l’alerte : « Des coups de feu ont été tirés dans la nuit aux environs de la gare de Lurs, sur la route nationale. Il paraît qu’il y a un mort. Je passais par là, un habitant d’une ferme voisine m’a demandé de venir vous prévenir. Voilà. » Dès qu’il a prévenu son chef hiérarchique, Louis Romanet part sur la moto de la gendarmerie, emmenant le gendarme Bouchier dans son side-car. S’il y a mort d’homme, il faut y aller voir. Aucun des deux ne pense à un crime. Des coups de feu ? C’est chose fréquente dans ce pays de chasseurs. Un mort ? Probablement la victime d’un accident de la circulation. Mais quand ils arrivent près de Lurs, ils aperçoivent un homme arrêté au bord de la route, appuyé sur son cyclomoteur, qui leur fait de grands signes. Ils le reconnaissent : c’est Aimé Perrin, un habitant de Peyruis qui a épousé une fille Dominici : « Il y a eu un crime à la Grand’Terre. J’allais vous prévenir à la demande de ma belle-sœur Yvette. » Les deux gendarmes sont maintenant sur les lieux, et ainsi qu’ils le doivent, font les premières constatations. La première chose qu’ils voient, c’est la voiture. Un break Hillmann de couleur vert amande, immatriculé NNK 686. Les deux portières gauches du véhicule sont fermées à clef. La porte arrière est Page 2 sur 28 L’affaire Dominici fermée, non verrouillée, la clef sur la poignée. A l’intérieur, règne un désordre « indescriptible » relève Louis Romanet. Sur la carrosserie, nulle trace de balle. Mais, sur le pare-choc arrière, un lambeau de chair de quatre centimètres carrés environ. La voiture Hillmann Tout autour de la voiture gisent des objets épars dont le maréchal des logis fait l’inventaire : un lit de camp sur lequel sont posées des couvertures, un sac de plage, une serviette, deux sièges provenant « probablement » de la voiture, une bouteille d’eau minérale vide, un chapeau d’enfant en toile blanche, un cahier écrit en anglais, deux pièces de cinq francs. Page 3 sur 28 L’affaire Dominici A cinq mètres de la voiture, se trouve un corps de femme, en partie recouvert par une couverture. Elle porte une robe d’été. Elle est face contre terre, elle a le visage violacé et taché de sang. Le gendarme Bouchier signale alors à son supérieur ; « Il y a un homme mort de l’autre côté de la route. Il est recouvert par un lit de camp. » Les deux hommes traversent la route et se penchent sur le deuxième cadavre. C’est celui d’un homme qui paraît âgé d’une soixantaine d’années ; son front est légèrement dégarni, il arbore une petite moustache blonde. Il est vêtu d’un tricot de peau, d’un pantalon de pyjama bleu ciel, et chaussé d’espadrilles non lacées. Les gendarmes reviennent vers l’Hillmann, et vers le premier corps. Louis Romanet note soigneusement le signalement de la femme - 40 ans environ, cheveux bruns, assez forte corpulence-, ainsi que la position de son corps par rapport à la voiture : à 5,25 mètres de l’arrière, 5,30 mètres de l’avant. Précision qui aura son importance. Sous le bras, on constate une large blessure. Au moment où il se relève, Romanet se rend compte qu’un homme est debout près d’eux. Un grand gaillard au visage carré, robuste, vêtu d’un pantalon de toile brune et d’un maillot de corps blanc. Le gendarme le reconnaît : c’est Gustave Dominici, le fermier de la Grand’Terre. Page 4 sur 28 L’affaire Dominici - Quelle nuit ! dit Gustave. En effet. Nous avons eu très peur. Que veut-il dire par là ? Sur le moment, Romanet ne prend pas garde à cette phrase. Gustave tend le bras en direction de la Durance : - Il y en a un troisième. - Mais c’est un vrai massacre ! s’exclame le gendarme. - Une fillette, précise Gustave. Les gendarmes lui emboîtent le pas. Ils découvrent avec l’horreur qu’on imagine le corps d’une fillette qui semble âgée d’une dizaine d’années, vêtue d’un pyjama bleu ciel. Elle est couchée sur le dos, les bras en croix, pieds nus. Sa tête est en bouillie. Triste spectacle, qui arrache à Gustave ces mots : « C’est terrible ! » Lentement les trois hommes reviennent vers la voiture. Louis Romanet est convaincu qu’il s’agit d’un crime de rôdeur. Le vol en est sûrement le mobile. Mais qui sont les victimes ? Sur le sol, un carnet noir le renseigne. Il est au nom de Drummond Jack, Cecil, directeur, né le 12 janvier 1891 à New Caster, Angleterre. Page 5 sur 28 L’affaire Dominici La famille Drummond Trois Anglais assassinés ! On n’a jamais vu ça dans le département. Personne, bien sûr, n’imagine alors l’ampleur que va prendre cet affreux fait divers. On prévient monsieur Estoublon, le maire de Lurs, et la machine judiciaire se met en route. Près des corps, les gendarmes récupèrent quatre étuis vides de balles percutées et une balle non percutée, à 6,40 Page 6 sur 28 L’affaire Dominici mètres de la voiture. Ils trouvent des traces de pas, également. Elles sont très nettes car le sol est sablonneux. Elles se situent assez loin de la route, en direction du corps de la petite fille. Elles sont la marque de chaussures de crêpe, trois trous au talon, cinq à la semelle. On les protège soigneusement avec des branchages. Les premiers curieux s’arrêtent. Hélas, les gendarmes n’ont pas pensé à clore le périmètre qui doit normalement interdire l’accès des badauds aux lieux du drame. Parmi eux, un journaliste, déjà, qui prend toutes les photos qu’il veut. Gustave Dominici est toujours là, et Romanet lui pose les premières questions. Connaît-il les victimes ? - Non, mais je sais qu’ils sont Anglais, et je les ai vus hier soir, vers huit heures et demie. - Comment savez-vous qu’ils sont Anglais ? - A cause de la voiture. Et Gustave s’explique. Il est sorti après le souper parce qu’il craignait un nouvel éboulement sur la voie ferrée toute proche - il y en avait déjà eu un. Il est passé près de la voiture et a vu que ses occupants étaient en train de se déshabiller, qu’ils allaient se coucher. Ensuite, il est rentré à la ferme pour dormir. Page 7 sur 28 L’affaire Dominici - - Et les coups de feu ? Vers 23h30, j’ai entendu un side-car ou une grosse moto derrière la ferme, elle était montée par un homme, une femme et un enfant. L’homme est entré dans la cour et a appelé. Mais il parlait une langue étrangère et je n’ai rien compris. Il n’a pas insisté. Je me suis rendormi et c’est vers 1 heure du matin que j’ai entendu cinq ou six coups de feu. Ils venaient de la route nationale, pas très loin, je pense. Les chiens ont aboyé pendant une demi-heure. Et vous n’avez pas voulu savoir ce qui se passait ? Non. Ce motocycliste qui a fait irruption dans la nuit, vous pourriez le reconnaître ? Non, il faisait trop sombre. A quelle heure avez-vous découvert le crime ? A 5 heures et demie, en me levant. A l’aube, il est allé voir si le talus ne s’était pas effondré une nouvelle fois. Il est passé près de la Page 8 sur 28 L’affaire Dominici voiture sans rien remarquer d’anormal. C’est en se rendant près de la voie ferrée qu’il a aperçu la fillette. - Elle avait l’air morte. J’ai pensé que c’était la fille des campeurs. Il est 8h30 quand le docteur Dragon arrive pour examiner les cadavres. Au même moment, un vieux paysan chemine tranquillement vers eux, et s’approche. Il s’appuie sur une canne. Il est vêtu d’un pantalon de velours et d’une chemise bleu sombre à rayures, d’une ceinture faisant plusieurs fois le tour de la taille, d’un chapeau à large bord. C’est le maître de la Grand’Terre, Gaston Dominici. - Alors, Pépé, dit Louis Romanet, il s’en est passé des choses cette nuit près de chez vous. Le vieil homme hoche la tête. Il vient d’apprendre la nouvelle par sa belle-fille. Il est parti comme chaque matin à 4 heures mener son troupeau de chèvres dans la colline. Il ne sait rien. Il s’approche de la voiture et voit le corps de la femme. Un gendarme lui signale que de l’autre côté de la route, se trouve celui de Jack Drummond. Il ajoute : « Il y en a un troisième, là-bas, vers la Durance. » - Malheur ! s’écrie Gaston Dominici. Page 9 sur 28 L’affaire Dominici Oui, le malheur est là. Il a terrassé trois touristes anglais, dont une fillette, et il ne va pas tarder à s’abattre sur la Grand’Terre toute proche. Pour l’instant, outre les curieux de plus en plus nombreux, ce sont les autorités judiciaires et policières qui arrivent sur les lieux. A 8h15, débarque le capitaine de gendarmerie Albert, en compagnie des gendarmes Crespy et Rebaudo. A 9h30, le procureur de Digne Louis Sabatier et le juge d’instruction Roger Périès. A 10h30, l’AFP transmet une dépêche : « Drame en Provence. Trois touristes étrangers dont un enfant ont été trouvés assassinés par des paysans voisins sur une route nationale. » La nouvelle sera reprise bientôt par tout ce qu’on n’appelle pas encore « les médias ». Elle a atteint, depuis plus d’une heure, la 9ème brigade de police mobile de Marseille ; son commandant, le commissaire divisionnaire Harzic, a appelé aussitôt le commissaire Edmond Sébeille, 45 ans. Il lui a tendu un télégramme de service et lui a dit : « Partez vite, vous êtes l’homme qu’il faut. » Sébeille comprend le provençal et le parle. Et puis, c’est un homme de terrain qui a déjà résolu plusieurs affaires difficiles. Mais celle-ci se révèlera beaucoup plus ingrate que les autres. Cependant, l’enquête proprement dite ne débutera que vers 15h, ou 16h30, quand le commissaire Page 10 sur 28 L’affaire Dominici Sébeille aura répondu aux obligations administratives, réuni les inspecteurs Ranchin, Tardieu Culioli et Girolami, fait le plein d’essence, et enfin réussi à rejoindre les lieux du crime. Cette enquête qui va durer 15 mois, comment la résumer ? Par quelques moments forts, où la solution de l’énigme a semblé toute proche. Vers 18 heures, les inspecteurs Ranchin et Culioli repêchent dans la Durance une carabine cassée en deux. Il s’agissait d’une carabine à répétition, portant sur la partie métallique les inscriptions : « UX carabine cal. 30K 1 Rock Ola n°1.702.864 ». Rock Ola était l’une des plus importantes fabriques d’armes légères aux Etats-Unis. Sur cette carabine, il manque un petit morceau, qui a été découvert à côté de la tête d’Elizabeth. Sans nul doute, c’est l’arme du crime. Le commissaire Sébeille en est tout de suite persuadé : « La carabine parlera. » On la montre aux habitants de la Grand’Terre, puis au maire de Peyruis, et dans les fermes alentours. Sans résultat, nul ne la reconnaît. Mais quand Sébeille, trois jours plus tard, la présente à Clovis Dominici, le fils aîné de Gaston devenu cheminot, celui-ci est pris d’un tel saisissement qu’il s’agenouille en se mordant les lèvres et ne peut prononcer une parole pendant une minute. Puis il se redresse, et assure qu’il n’a jamais vu cette arme. Page 11 sur 28 L’affaire Dominici Au fil des jours, Gustave qui est interrogé fréquemment s’embrouille dans ses dépositions et se contredit. Jean-Marie Olivier, le motard qui a prévenu les gendarmes, assure qu’au matin du 5 août, il a vu Gustave surgir de derrière la voiture des Anglais, alors que l’autre affirme qu’il en était loin, à 15 mètres ou plus. Plus grave, en octobre, l’agent SNCF Paul Maillet informe le commissaire Constant (qui a repris l’affaire pendant que Sébeille se repose) que Gustave a été attiré par les râles de la fillette, encore vivante quand il l’a découverte. Gustave est incarcéré le 16 octobre. Le 12 novembre, il est condamné par le tribunal de Digne à deux mois d’emprisonnement pour non-assistance à personne en danger. Il sera libéré le 15 décembre. Gustave est devenu le suspect numéro 1. Les interrogatoires se succèdent sans relâche. Peu à peu, il lâche du terrain, et concède à Sébeille tout ce qu’il veut. Le 13 novembre 1953, placé en face de ses contradictions multiples, il s’effondre en pleurs et accuse son père d’être l’auteur du triple meurtre. Il raconte que dans la nuit du 4 au 5 août 1952, vers 1h du matin, Gaston s’est levé pour « faire un tour de braconnage ». Près de la voiture stationnée au bord de la route, il a croisé un homme. Ils se sont disputés. Le Patriarche est alors allé chercher une carabine, et …. le drame s’est joué. Page 12 sur 28 L’affaire Dominici Clovis est interrogé à son tour. Sébeille lui dit que son frère a avoué. « Puisque Gustave a tout dit… », il cautionne ses déclarations. Mis en présence, les deux frères tombent dans les bras l’un de l’autre. On va cueillir Gaston Dominici à la Grand’Terre. Gaston vient sans opposer la moindre résistance. Sébeille alors reprend devant le vieil homme les seize mois d’enquête qui se sont écoulés, et lui apprend que ses fils l’accusent d’être, lui, l’assassin. Bien sûr, il nie : « Ce sont des menteurs ! ». Il ne comprend pas. Fut-il alors confronté à Gustave et Clovis ? Ceux-ci l’affirmèrent par la suite, mais nul procès-verbal ne fut établi. Commence alors une longue nuit pour le vieillard, tandis que ses fils sont ramenés à la Grand’Terre. On veut leur faire désigner l’endroit où ils ont vu entreposée la carabine. Au matin du 14 novembre, le quotidien Le Méridional titre : « Gaston assassin ! ». Sébeille tend au patriarche un exemplaire du journal. Il hurle : « Les salauds ! Les bandits !... » Il nie, il nie toujours. L’interrogatoire se poursuit toute la journée. Le soir tombe sur Digne et la bibliothèque du palais de justice où Gaston tient tête aux inspecteurs. On est samedi soir, devant le palais, les reporters et les photographes battent la semelle dans l’attente du dénouement. Sébeille dîne avec ses collaborateurs, détendu. Que le patriarche avoue ou Page 13 sur 28 L’affaire Dominici non, les accusations de Gustave et Clovis lui suffisent. Dès le surlendemain lundi, le juge Périès pourra commencer l’instruction. Ce qui se passe alors est un moment décisif de l’affaire. L’agent Guérino a été placé auprès de Gaston Dominici. Le vieillard est fatigué, mais n’a pas sommeil. La conversation s’engage entre les deux hommes, le jeune et le vieux, en patois. Victor Guérino regarde Gaston, son visage ridé sur lequel coulent des larmes, et lâche : « Allez, grand père, tout ça n’est peutêtre qu’un accident !... » - Eh bien oui ! répond le vieil homme. C’est un accident. Ils m’ont attaqué et je les ai tués tous les trois. Gaston Dominici a scellé son destin. Il répètera ces aveux devant le brigadier Brocca, qui assure la relève, et devant le commissaire principal de Digne, Prudhomme. A Sébeille, venu de toute urgence, il lancera : « Ça va petit, tu as gagné ! » Mais le vieux berger n’a pas fini de tourmenter les enquêteurs. Il fait bientôt volte-face. La carabine n’est pas à lui, elle est à Gustave. C’est lui le coupable, « sûrement » - il insiste sur ce mot. S’il accepte de s’accuser, c’est pour sauver l’honneur familial. Autre version, qui lui est suggérée le lendemain par le juge Périès : oui, finalement, c’est bien lui, mais Page 14 sur 28 L’affaire Dominici il s’agit d’une histoire de « paillardise ». Vers 23h30, il s’est approché de la tente et a vu lady Ann se déshabiller. Il s’est approché, et… elle a cédé à ses avances. Sir Jack les a alors surpris et l’a insulté. Gaston est allé chercher sa carabine, et il les a tués tous les trois, Jack Drummond sous le coup de la colère, sa femme et sa fille pour supprimer des témoins gênants. Bref, ce qu’il a commis, c’est un « péché d’amour ». Au matin du 16 novembre 1953, une reconstitution a lieu sur les lieux du crime. Une centaine de journalistes, prévenus par une indiscrétion, sont déjà là. Gaston descend de la voiture qui l’a amené en disant aux gendarmes : « Il fallait bien qu’il y en ait un qui paye ». Il se prête cependant à la reconstitution, désigne l’étagère où se trouvait la carabine, se couche sous le mûrier pour épier lady Drummond, mime ensuite la scène « sexuelle » comme il dit, puis l’assassinat des Anglais. Il effectue tous les gestes qu’on lui demande, sans se faire prier, sans marquer d’émotion. Mais à un moment, il se produit un coup de théâtre : Gaston lâche la carabine et se précipite sur le pont qui surplombe la voie ferrée, enjambe le parapet, et est rattrapé de justesse par le juge Périès (ancien rugbyman) et l’inspecteur Girolami. Est-ce une tentative de suicide ? Un aveu de culpabilité ? Pour le juge, Gaston a surtout reculé devant la dernière épreuve : refaire en public le meurtre Page 15 sur 28 L’affaire Dominici de la fillette. A contre cœur, il mime cependant la scène, revient vers la voiture, jette une couverture sur le « cadavre » supposé de lady Ann, place un lit de camp sur celui de Sir Jack et soupire : « J’étais saoul ! » Dans la fourgonnette qui l’emmène à la prison de Digne, Roger Périès s’inculpe du triple assassinat. Le procès de Gaston Dominici s’ouvre le 17 novembre 1954. La presse locale, française et internationale s’y presse, ainsi que des écrivains français, Jean Giono et Armand Salacrou. Il faut relire les « Notes sur l’affaire Dominici » de Giono, qui paraîtront en quatre livraisons successives dans la revue « Arts » en décembre 1954, et sous forme de livre en 1955. Face à face, le procureur de Digne, monsieur Sabatier, l’avocat général Calixte Rozan et les avocats de Gaston, dont le principal est maître Emile Pollak, célèbre avocat parisien ?. la cour est présidée par le conseiller Marcel Bousquet. Lecture de l’acte d’accusation, interrogatoire de l’accusé, déposition des experts, du capitaine Albert, interminable défilé des témoins vont se succéder pendant 12 jours. Giono, qui a suivi le procès depuis son début (il n’assistera pas aux plaidoiries, mais écoute le réquisitoire de l’avocat général Rozan sur un magnétophone), est passionnément intéressé par la Page 16 sur 28 L’affaire Dominici personnalité de Gaston Dominici ; il admire la noblesse de son attitude. Il donne dès les premières pages des Notes son jugement propre : « Si je fais le compte, il y a autant de preuves formelles qui démontrent la culpabilité de l’accusé que de preuves formelles qui démontrent son innocence. » Surtout, il insiste sur le total malentendu qui existe entre le vieux fermier et l’appareil judiciaire qui le juge : « Les mots. Nous sommes dans un procès de mots. (…) Il n’y a aucune preuve matérielle dans un sens ou dans l’autre ; il n’y a que des mots.» Or dans ce combat inégal, Gaston Dominici, « pour s’exprimer, même pour défendre sa tête, ne dispose que d’un vocabulaire de trente à quarante mots au maximum. » Le président, l’avocat général, le procureur, etc., en ont des milliers. On connaît l’exemple cité par Giono de cette difficulté à communiquer. Question du président : - Êtes-vous allé au pont ? - Allée ? Il n’y pas d’allée, répond Dominici. Je le sais, j’y suis été. Commentaire de l’auteur des Notes : « Comme il est surpris par la forme de la phrase, qu’il y a un mot qu’il ne comprend pas tout de suite, il hésite avant de répondre, il se trouble. On interprète ce trouble. » On pourrait rétorquer à Giono que les avocats de Gaston, eux, ont un vocabulaire aussi étendu que ses Page 17 sur 28 L’affaire Dominici accusateurs. Mais même avec ses pauvres mots, le vieil homme se défend fort bien. A propos de ses aveux, il a cette phrase toute simple qui sonne juste (d’après Giono toujours) : « Ce que j’ai dit, je l’ai dit et je ne l’ai pas fait. » Pourtant, le jury sera très défavorablement impressionné, notamment par les affrontements entre membres du clan Dominici - Clovis continue à accuser son père, face à Gustave, qui s’est rétracté, et qui est désormais soutenu par tous les siens- : les jurés ont-ils le sentiment que dans cette lutte, on oublie les trois victimes ? Toujours est-il que malgré l’absence de preuves, au bout de douze jours d’audience, le dimanche 28 novembre 1954 à 14h25, la réponse du jury et de la cour tombe comme un couperet : c’est « oui » à toutes les questions. A la majorité, il n’y a pas de circonstances atténuantes. Le verdict en découle automatiquement. Après avoir fait lecture des articles du Code, le président Bousquet prononce ces mots : « En vertu de ce jugement, Gaston Dominici est condamné à la peine de mort. » L’accusé semble frappé de stupeur. Il se penche vers ses avocats, et proteste aussitôt : « Et pourtant je suis innocent ! ». Puis il se tourne vers la salle et jette un cri : « Ah les salauds ! » Page 18 sur 28 L’affaire Dominici Giono conclut ses Notes sur l’Affaire Dominici par ces phrases, demeurées célèbres elles aussi : « Je ne dis pas que Gaston D. n’est pas coupable, je dis qu’on ne m’a pas prouvé qu’il l’était. Le président, l’assesseur, les juges, l’avocat général, le procureur sont des hommes dont l’honnêteté et la droiture ne peuvent être suspectées. Ils ont la conviction intime que l’accusé est coupable. Je dis que cette conviction ne m’a pas convaincu. » Il y aura contre-enquête. Gaston Dominici confie à ses défenseurs qu’il a surpris une conversation entre Gustave et sa femme Yvette d’après laquelle ce serait Gustave le coupable. Son neveu Roger Perrin l’aurait aidé à transporter la fillette. Pourquoi n’a-t-il pas parlé au procès ? « Ce n’est pas à un père d’accuser son fils » répond, superbe, le vieil homme. Informé de ce « fait nouveau », le ministre de la Justice Guérin de Beaumont prescrit un supplément d’enquête. La mission d’information est confiée à deux policiers parisiens, le commissaire divisionnaire Chenevier et le commissaire principal Gillard. Interrogé à nouveau, Gaston répète qu’il « ne veut pas payer pour un autre ». S’il a changé d’attitude, c’est parce qu’il pensait être acquitté. Au terme d’une enquête de presque quatorze mois, Chenevier remet son rapport au directeur des polices judiciaires : il conclut que l’information ouverte Page 19 sur 28 L’affaire Dominici contre X... doit se poursuivre, que des complicités sont possibles. Mais au mois de novembre 1956, le juge Carrias qui a remplacé le juge Périès rend une ordonnance de non-lieu. La contre-enquête n’a pas apporté suffisamment d’éléments nouveaux pour que de nouvelles investigations soient lancées. Le dossier est clos. En 1957, le président Coty commue la peine de mort en réclusion perpétuelle. Le 14 juillet 1960, le général De Gaulle gracie et fait libérer Gaston Dominici. Ne voulant plus habiter la Grand’Terre, le vieil homme séjournera à Sainte-Tulle chez sa fille Augusta Caillat, puis à Montfort. Il est admis à l’hospice de Digne en 1962 et y décède le 4 avril 1965. Près de soixante ans après ce drame, beaucoup des acteurs de cette affaire ont disparu, mais la vérité n’est pas établie de façon indubitable, et les passions ne sont pas éteintes. Ainsi que l’écrivait Giono, le procès de Gaston Dominici fut « un procès de mots ». Il n’y a aucune preuve matérielle, rien que des mots. Cependant, certains pèsent très lourd, et au premier chef, les aveux de Gaston. D’autres éléments restent inexpliqués. Ce sont eux qui ont ouvert la porte à toutes les hypothèses. Les aveux de Gaston. Ils sont provoqués, en novembre 1953, par les accusations de Gustave, puis de Clovis. Or les accusations de Gustave sont elles-mêmes Page 20 sur 28 L’affaire Dominici sujet à caution : elles ont été proférées au bout d’un long interrogatoire, au cours duquel le jeune fermier a été placé en face de ses multiples mensonges et de ses contradictions. Est-il vrai qu’on lui aurait soufflé alors : « Si c’est toi qui es accusé, tu auras la tête tranchée. Si c’est ton père, comme il est vieux, il ne sera pas condamné à mort. » ? Toujours est-il que Gustave « tombe en pleurs » dans les bras du commissaire Sébeille et « avoue » : oui, c’est mon père, il me l’a confié. Ensuite, Clovis dira : « Puisque Gustave a tout dit.. » Enfin, Gaston, au cours de la fameuse soirée avec l’agent Guérino, finira par admettre qu’il s’agit d’un « accident ». Mais pour se rétracter presque aussitôt, et donner des versions successives : la paillardise, ses prétendus rapports avec lady Ann, peu crédibles, et dans un dernier temps, accepter de prendre le crime à son compte « pour sauver l’honneur de ses petitsenfants ». Par la suite, surtout après le jugement qui le condamne à mort, il niera toujours être le coupable. Pas facile de s’y reconnaître dans cette succession de mensonges, d’aveux, et de rétractations. On comprend que le commissaire Sébeille et le juge Périès, dont la bonne foi ne peut être mise en doute, mais qui étaient soumis à une forte pression de la part des autorités, de la presse et de l’opinion publique, aient eu envie de sortir de cet imbroglio. Page 21 sur 28 L’affaire Dominici La carabine. Nul n’a prouvé qu’elle ait été jamais vue à la Grand’Terre. Là encore, on ne peut que se fier, ou non, aux déclarations des uns et des autres. Mais d’un autre côté, si comme l’affirme William Reymond les tueurs sont des agents à la solde d’une puissance étrangère, pourquoi auraient-ils utilisé une arme rafistolée et bricolée ? Pour égarer les soupçons ? Le mobile du triple crime. C’est sans doute la partie la plus obscure de l’affaire. La « paillardise » semble peu crédible. D’ailleurs lady Ann a été trouvée habillée, et elle n’a pas été violée. Sur ce point au moins, les « aveux » de Gaston ne tiennent pas. Alors ? Un règlement de comptes lié à la guerre de 39-45 ? Sir Drummond était un savant nutritionniste, nul n’a pu prouver qu’il ait joué le rôle d’un espion. Et si cependant il était venu en « mission », pourquoi se serait-il encombré d’une femme et d’une enfant, qu’il mettait en danger ? Une dernière hypothèse consiste à dire qu’il s’agirait d’un malentendu. Il n’était pas en mission, mais ceux qui l’ont tué (les Dominici ?) ont cru qu’il l’était, et ont assassiné le savant, sa femme et sa fille pour se protéger… L’heure du décès de la fillette, et le lieu où elle a été tuée. Le docteur Dragon, qui est le premier à l’examiner, affirmera toujours que la rigidité cadavérique ne s’était pas encore emparée du petit corps – elle serait donc morte plusieurs heures après ses Page 22 sur 28 L’affaire Dominici parents. Et cependant, les blessures qu’elle présente étaient mortelles. Elles auraient dû entraîner un décès immédiat. Pourquoi l’aurait-on tuée plus tard que Sir Jack et Lady Ann. Autre mystère : tout le monde s’accorde à dire que ses pieds étaient exempts de toute égratignure. Comment a-t-elle pu courir (selon la version adoptée lors de la reconstitution) quatre-vingts mètres sur un sentier caillouteux sans se blesser ? Notons aussi que si Gaston Dominici a reconnu le meurtre des adultes, il a beaucoup protesté sur celui de la fillette. Comment aurait-il pu, lui, un vieillard qui adorait les enfants, s’acharner de façon si horrible sur une petite fille ? Beaucoup d’autres points obscurs demeurent. Nous n’en citerons que deux, mais qui ont leur importance. Dans l’après-midi du 5 août 1952, l’inspecteur Girolami remarque qu’un pantalon de velours côtelé pend, tout mouillé et fraîchement lavé, sur un fil de fer en face de la porte de la cuisine de la ferme. « J’ai demandé à Gaston Dominici quelle était la personne chargée de faire la lessive à la Grand’Terre . Il m’a répondu que c’était sa fille aînée qui venait chercher le linge toutes les semaines et qu’elle le lavait chez elle. A mon tour je lui ai dit que ce devait être un travail pénible lorsqu’elle rapportait le linge mouillé pour le faire sécher à la Grand’Terre. Il m’a répondu : « Tu es Page 23 sur 28 L’affaire Dominici fou, elle retourne le linge sec et repassé ». Je lui ai posé la question suivante : « Et ce pantalon qui sèche là, à qui est-il ? » Il m’a répondu : « Demande à Gustave ». Je suis retourné sur les lieux du crime. J’ai demandé à Gustave à qui était le pantalon qui séchait sous le treillard de la vigne. Il m’a répondu : « Je ne porte pas de pantalon de velours. Je ne porte que des pantalons en treillis bleu. Il est sans doute à mon père. » J’ai rendu compte au commissaire Sébeille de ma découverte. Il m’a répondu : « Laissez ça pour le moment et occupezvous d’autre chose ! » Pourquoi a-t-on ce jour-là dérogé à la règle qui voulait que la lessive fût confiée à la fille aînée ? Etaitil urgent de faire disparaître des taches ? Le soir, quand on revint à la Grand’Terre, le pantalon avait disparu. Un dernier fait :la déposition de Lucien Duc, camionneur à la Roche-de-Rame près de Briançon. Dans la nuit du 4 au 5 août, il transportait une cargaison de légumes, accompagné de son frère Georges ; tous deux se rendaient au marché de Cavaillon. Ils sont arrivés vers minuit vingt à hauteur de la Grand’Terre. Les 6 et 7 août, interrogé par les gendarmes de La Bessée, dans les Hautes-Alpes, il déclare : « J’ai vu briller quelque chose à ma gauche en descendant, j’ai allumé mon phare à longue portée, ce qui m’a permis de constater que c’était une voiture arrêtée à environ 7 ou 8 mètres en retrait de la route… Une centaine de Page 24 sur 28 L’affaire Dominici mètres plus loin, toujours sur ma gauche, j’ai vu un homme qui m’a paru suspect, du fait qu’il s’est plaqué contre la haie située légèrement en retrait de la route… J’ai remarqué qu’il était de forte corpulence, pouvant dépasser les 80 kilos. Il pouvait avoir une quarantaine d’années. » Le lendemain 8 août, Lucien Duc interrogé pas le commissaire Sébeille précise : « L’homme avait une abondante chevelure. Il était en tenue négligée. Il était en bras de chemise, celle-ci était de couleur foncée… Lorsque je suis passé devant lui, je l’ai fixé. Mon volant étant à gauche, je me trouvais environ à 1,50 m de lui… Je me suis demandé ce qu’il fabriquait là.» Lors de la première reconstitution du crime, le 17 août, Lucien Duc se précipite vers Sébeille car il a cru reconnaître son homme. Hélas ! C’est l’inspecteur Girolami qu’il désigne. Quoi qu’il en soit, sa description ne semble correspondre ni à Gustave ni à Gaston Dominici. Lucien Duc ne semble pas avoir été mis par la suite en présence de Gustave. En tout cas, le dossier n’en porte pas trace. Ces deux anecdotes, dont l’une tend à accabler les Dominici, l’autre à les innocenter, montrent que l’enquête - la double enquête en fait - menée par Sébeille puis par Chenevier et Gillard, n’est pas exempte de failles. Enquêtes difficiles au demeurant, Page 25 sur 28 L’affaire Dominici compliquées par les mensonges et rétractations des uns et des autres. Article du Provençal, novembre 1954 Que conclure de tout cela ? En 1954, l’opinion des jurés était faite. Gaston Dominici fut condamné à mort. Un an et demi plus tard, Gabriel Domenech qui au titre de reporter avait suivi toutes les péripéties de l’affaire, affirmait : « Le vieux Gaston est le seul coupable du crime. » Il résumait ainsi : « Il les a tués tout seul, pour rien, parce qu’il était saoul comme un Page 26 sur 28 L’affaire Dominici cochon, qu’il avait une carabine à répétition à la main, qu’il était passé près du campement des Drummond pour voir si son champ de luzerne ne s’était pas éboulé sur la voie ferrée ; il s’est disputé avec Sir Drummond qui l’a pris pour un maraudeur, il a voulu chasser ces estrangers de chez lui et il a tiré un premier coup de feu accidentellement. » Est-ce aussi simple ? Comme le pressentait déjà Gabriel Domenech, cette « vérité trop banale » n’a pas satisfait. On a envisagé la culpabilité de Gustave, seul ou en complicité avec son père, celle de Roger Perrin le petit-fils, celle de tueurs venus de l’étranger. Alain Dominici a entrepris de réhabiliter son grand père et demande en vain une révision du procès. Un téléfilm qui s’inspirait du livre de William Reymond Dominici non coupable, les assassins retrouvés a soutenu la thèse de services secrets étrangers. En 2010, une pièce de Marc Fayet mise en scène par Robert Hossein, Dominici, un procès impitoyable, laissait les spectateurs libres de voter pour la culpabilité ou l’innocence du vieux fermier. Qui pourra dire s’il s’agit d’un stupide accident, d’un crime sexuel, crapuleux, d’espionnage industriel (à cause de la proximité de l’usine de Château-Arnoux) ou d’un règlement de comptes liés à la Résistance ? Seuls les Dominici, peut-être, auraient pu le dire. Tous, sauf Clovis, ont nié leur implication dans Page 27 sur 28 L’affaire Dominici l’assassinat des Drummond. Si c’est pourtant le cas, Gaston et Gustave, déjà, ont emporté leur secret dans la tombe. Page 28 sur 28