Le droit du travail entrera-t-il en prison

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Le droit du travail entrera-t-il en prison
Le droit du travail
entrera-t-il en prison ?
Deux actualités juridiques pourraient être à l’origine d’une évolution des droits des travailleurs détenus.
En février 2013, le Conseil des prud’hommes de Paris a condamné une entreprise pour non-respect des
procédures de licenciement à l’égard d’une détenue, alors que les juridictions prud’hommales s’étaient toujours
refusées à se prononcer sur le travail en prison. En mars, une question prioritaire de constitutionnalité a été
transmise au Conseil constitutionnel, mettant en cause la légalité de l’absence de contrat de travail en prison.
L
E
8 FÉVRIER 2013,
LE CONSEIL DES PRUD’HOMMES
(CPH) de Paris a accepté d’examiner les récriminations d’une détenue contre l’entreprise pour laquelle
elle travaillait à la maison d’arrêt de Versailles. Plus
encore : il a condamné l’entreprise pour ne pas avoir
versé à la détenue des indemnités de licenciement, assimilant pour la première fois les relations de travail en prison à
celles du milieu libre. Cette décision n’allait pas de soi, dans
la mesure où les juridictions prud’hommales s’étaient jusqu’à
présent toujours déclarées incompétentes dans ces litiges,
leur compétence s’appuyant sur l’existence d’un contrat de
travail. Le CPH de Paris a considéré que l’article 717-3 du Code
de procédure pénale (CPP), qui exclut le contrat de travail en
prison, n’était pas conforme à certaines normes internationales, dont la convention sur le travail forcé de l’Organisation
internationale du travail (OIT), ratifiée par la France. Le CPH a
donc décidé de ne pas tenir compte de cet article et estimé
que la détenue se trouvait dans une position de salariée visà-vis de l’entreprise.
« susceptible d’avoir pour effet de porter atteinte au droit pour
chacun d’obtenir un emploi, au droit de grève et au droit, pour
tout travailleur, de participer par l’intermédiaire de ses délégués à la détermination collective des conditions de travail
ainsi qu’à la gestion des entreprises ». Autant de droits garantis par le préambule de la Constitution de 1946. La question
a donc été transmise au Conseil constitutionnel, qui devra se
prononcer dans les trois mois.
Dans les deux cas, c’est l’écart entre la situation des travailleurs
libres et celles des travailleurs détenus qui est pointé : l’état de
détention justifie-t-il de priver les détenus de contrat de travail et de tous les droits afférents ? Le CPH de Paris a répondu
non. Reste à savoir ce que dira le Conseil constitutionnel. Sans
contrat ni bénéfice de ce fait de la protection de la législation
sociale, les détenus ne peuvent prétendre à des indemnités
en cas de licenciement chômage technique ou arrêt de travail
pour raisons médicales, ni au SMIC, à des congés payés ou des
droits syndicaux…
Une administration rétive à appliquer la loi
Le Conseil constitutionnel appelé à se
prononcer
La légalité de l’article 717-3 est par ailleurs posée dans une
affaire portée devant le conseil des prud’hommes de Metz.
Dans le cadre d’un litige opposant un détenu à la société
Sodexo à propos des rémunérations perçues, les avocats du
plaignant ont formé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Cette procédure permet de soulever l’inconstitutionnalité d’une disposition législative et de demander au
Conseil constitutionnel de se prononcer avant que l’affaire ne
soit examinée. Pour cela, il faut que la juridiction saisie, puis
la Cour de cassation, estiment que la question a un caractère sérieux : une condition remplie, selon le CPH de Metz et
la Cour de cassation. Dans un arrêt du 20 mars 2013, celleci a en effet reconnu que l’absence de contrat de travail est
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L’administration n’applique même pas les modestes avancées
issues de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 en matière
de rémunération. En effet, malgré l’introduction d’un taux
horaire indexé sur le SMIC (entre 20 % et 45 % selon le travail
exercé), l’administration continue de se référer au système
antérieur. Au service général, c’est-à-dire pour les tâches effectuées pour le compte de l’administration, c’est toujours un tarif
journalier qui prévaut, et en production, une rémunération à la
pièce – le concessionnaire fixe une cadence qu’il faut respecter pour pouvoir bénéficier d’un taux horaire avoisinant 45 %
du SMIC. Ces modes de calcul aboutissent généralement à des
rémunérations inférieures aux taux prévus par la loi.
A titre d’exemple, un détenu ayant assuré en 2012 la gestion
de la bibliothèque de la maison d’arrêt de Mulhouse, à raison de quatre journées par semaine, entre cinq et six heures
ACTU
L’état de détention justifie-t-il de
priver les détenus de contrat de
travail et de tous les droits afférents ?
Le Conseil des Prud’hommes de Paris
a répondu non.
© Célia Quilleret
par jour, n’a bénéficié que d’une rémunération équivalente
à 1,33 euro de l’heure, alors qu’il aurait dû toucher 20 % du
SMIC, soit 1,88 euro de l’heure. En juillet, août et septembre,
il n’a ainsi perçu que 112 euros pour 84 heures de travail, au
lieu de 158 euros. A sa sortie de prison, il a demandé à percevoir le différentiel mais il s’est vu répondre, dans un courrier
du 23 janvier, que « la rémunération [au service général] ne se
fait pas en heure mais sur la base d’une journée de travail ». En
production, le système de rémunération appliqué aboutit par
ailleurs à ce que le nombre d’heures inscrit sur les bulletins de
paye ne corresponde pas au temps effectivement travaillé. Il
est en effet déterminé en rapportant le nombre de pièces traitées à la cadence horaire fixée par le responsable d’atelier. Le
juge administratif n’a heureusement pas les mêmes réticences
à appliquer la loi. Dans une décision du 26 décembre 2012, le
tribunal administratif de Toulouse a fait droit à la demande
indemnitaire d’un détenu auquel le taux horaire n’avait pas
été appliqué. Le juge a estimé que la dette de l’administration n’était pas « sérieusement contestable1 ». Encore faut-il
que les détenus connaissent leurs droits et entreprennent des
recours devant les juridictions administratives pour les faire
respecter…
De maigres acquis déjà menacés
Dans son avis sur le projet de loi de finances pour 2013, le sénateur Jean-René Lecerf n’a pas manqué de relever les « vives
résistances » que rencontre l’application des seuils de rémunération prévus par la loi. Il relate que les entreprises concessionnaires estiment qu’une « rémunération horaire conduirait
non seulement à écarter une partie des travailleurs n’ayant pas
les qualités requises », c’est-à-dire les moins productifs, « mais
obligerait aussi à procéder à une mesure effective du temps de
travail accompli, ce qui serait source de tensions supplémentaires au sein de la détention2 ». Or, au lieu de rappeler que
le travail en prison vise la réinsertion des détenus et qu’en
ce sens il est nécessaire de leur permettre de bénéficier de
rémunérations décentes, le sénateur envisage de revenir sur
ces maigres droits acquis. En effet, pour lui, si l’application du
taux horaire « devait corroborer les préoccupations des entreprises concessionnaires, le législateur serait sans doute conduit
à intervenir de nouveau ».
1 Voir rubrique « De facto » de ce numéro.
2 J.-R. Lecerf, Avis sur le projet de loi de finances pour 2013 : Justice : Administration pénitentiaire, Sénat, 22 novembre 2012.
Un argument similaire avait été utilisé lors de l’examen de
la loi pénitentiaire pour rejeter l’idée d’un alignement des
droits des détenus sur ceux des travailleurs libres. Le principe
d’un contrat de travail avait été écarté en regard de la « forte
opposition » suscitée par cette perspective dans le « monde de
l’entreprise3 ». Les normes associées au contrat « créeraient
des droits au profit des détenus », dont l’application serait
source de « charges financières fortement dissuasives pour les
entreprises », souligne l’exposé des motifs de la loi pénitentiaire. Dans ce texte, il est également énoncé que « les obligations nées de l’état de détention [doivent] prim [er] toutes
les autres ». En effet, pour l’administration, « les contraintes
de sécurité et plus généralement de fonctionnement d’un établissement pénitentiaire [sont] fondamentalement incompatibles4 » avec l’application du droit du travail. L’OIT réfute une
telle conception. Pour cet organe de l’ONU, « il est évident
que leur condamnation ne signifie pas que les prisonniers
ne devraient pas jouir des droits dont bénéficient les autres
citoyens ; et ce, d’autant moins s’ils sont employés à un travail
productif pour des employeurs privés5 ».
Comme le souligne le spécialiste du droit du travail Philippe
Auvergnon, « la relation entre enfermement et travail doit être
partout revisitée », et d’autres pays européens montrent la voie.
En Espagne, la rémunération « est proche du salaire minimum
interprofessionnel applicable hors prison6 », rappelle-t-il. En Italie, « la grève est possible », dans « le respect de la réglementation de la prison ». Aux horaires habituels de travail, le travailleur détenu reste dans sa cellule. En France, souligne le juriste,
le travail reste uniquement « conçu comme une activité occupationnelle participant avec d’autres à la paix sociale », ce qui autorise à l’envisager de manière complètement dérogatoire au
droit commun et ne privilégier que les intérêts des entreprises
et de l’administration pénitentiaire. Or, « le travail pourrait être
bien plus que cela s’il était juridiquement reconnu et décemment
rémunéré ; il contribuerait alors directement au maintien de la
dignité de la personne incarcérée et de ses liens sociaux ».
Sacha Besuchet et Marie Crétenot
3 Exposé des motifs de la loi pénitentiaire.
4 DAP, Projet de loi pénitentiaire : hypothèses DAP, septembre 2007.
5 OIT, Rapport général de la commission d’experts pour l’application des
conventions et recommandations, 2001.
6 Ph. Auvergnon, « Le travail en prison dans quelques pays européens : du
non droit au droit aménagé , Bulletin de droit comparé du travail et de la
Sécurité sociale, 2007.
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