Aller plus loin - Les Théâtres de Maisons

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Aller plus loin - Les Théâtres de Maisons
entretien du 7/02/2016
« ‘The Revenant’ est la chose la plus difficile que j’ai accomplie »
Leonardo DiCaprio
Acteur authentique et instinctif, il a su également bâtir sa carrière de main de maître. Seul
l’oscar lui a toujours échappé. Une injustice bientôt réparée ?
Chambre 542 d'un palace, à deux pas de l'Elysée. Deux Américains en faction devant la porte.
Un Noir, un Blanc, l'un assis, l'autre debout. Dans un angle mort de la chambre, un attaché de
presse qui restera dans notre dos pendant tout l'entretien, sans doute pour éviter toute
déviation vers la vie privée. A un mois des Oscars, à quelques jours d'une intervention sur
l'écologie au forum de Davos, tension maximale autour de Leonardo DiCaprio. De son côté de
la suite royale, c'est plus détendu. Costume gris sur chemise ouverte, confortablement lové
dans le canapé, tirant sans relâche sur une cigarette électronique, la star de The Revenant,
d'Alejandro Iñárritu, se remet, dirait-on, d'une de ces virées nocturnes dont il a le secret. On
l'interrogerait bien sur la polémique qui commence à monter, ce jour-là, autour de l'absence
des Noirs parmi les nommés, il aimerait nous parler, lui, d'écologie, mais il faudrait du temps,
et celui-ci nous est compté par un entourage remonté à bloc.
On se concentre donc (très volontiers) sur sa vie d'acteur qui arrive peut-être à un nouveau
tournant. Il est passé quatre fois à côté d'un oscar, difficile d'imaginer que celle-ci ne sera pas
la bonne. Il n'y pense pas depuis l'enfance, mais pas loin. La cérémonie aura lieu là où il a
grandi, dans le quartier de Hollywood Boulevard. Sauf que lui habitait du mauvais côté, avec
les putes et les junkies. Sa mère vivait dans la dèche, son père fréquentait Charles Bukowski,
Robert Crumb ou Timothy Leary, le pape du LSD. Comme les frères Phoenix (il a décroché
quelques rôles promis à River après la mort de celui-ci), DiCaprio est un parfait outsider. Et
comme Martin Scorsese, un génie que Hollywood tarde à récompenser.
“L’histoire de ce trappeur est de celles qui ont façonné l’imaginaire du
pays.”
Que saviez-vous de l'histoire de Hugh Glass avant de vous lancer dans The Revenant ?
On en entend forcément parler quand on grandit en Amérique. Il fait partie d'une mythologie
un peu scoute. L'épopée de cet homme à moitié dévoré par un ours, laissé pour mort, enterré
vivant, mais qui trouve en lui les ressources pour s'en sortir, a toujours fasciné les passionnés
des légendes du Grand Ouest. Il incarne la capacité de l'homme à dompter les mystères et la
sauvagerie de la nature, l'équivalent américain des récits d'explorateurs qui se sont aventurés
dans l'immensité de la jungle en Amazonie ou en Afrique. A l'époque où vivait Hugh Glass,
au début du XIXe siècle, l'Ouest était perçu comme la jungle amazonienne, et l'histoire de ce
trappeur est de celles qui ont façonné l'imaginaire du pays : l'homme repousse la « frontière »,
conquiert l'espace ou s'y adapte.
Est-ce l'attrait de la performance qui vous a attiré ?
Pas vraiment. Le scénario circulait à Hollywood, mais je n'y voyais qu'un récit d'aventure
assez linéaire. C'est Alejandro Iñárritu qui m'a convaincu. Il avait l'air possédé, il se sentait
tenu de faire ce film qu'il voyait comme une exploration de la nature humaine. Quand je l'ai
rencontré la première fois, il n'était pas vraiment capable de s'expliquer, mais j'ai vu dans ses
yeux qu'il était irrésistiblement attiré par cette expérience extrême à la Fitzcarraldo où nous
serions, nous-mêmes, confrontés à une nature hostile, tenus de repousser nos propres limites.
J'ai toujours aimé les endroits sauvages, j'ai fait quelques expéditions en Amazonie, et j'ai
trouvé sa proposition excitante. Il avait une approche très poétique. Il voulait faire un film
dans le genre des grandes oeuvres de Terrence Malick et trouver la matière d'une réflexion
existentielle dans une histoire très simple. Nous avons vite su que le film serait le résultat de
notre parcours, du temps passé dans des contrées où l'on ignorait à peu près tout de ce qui
nous attendait. On ne savait pas vraiment de quoi il parlait avant de le faire.
“J’ai toujours été attiré par les réalisateurs excessifs.”
Vous saviez quand même que le tournage de Fitzcarraldo avait tourné au cauchemar pour
Werner Herzog et Klaus Kinski ?
Oui, et ça marque ! J'ai toujours été attiré par les réalisateurs excessifs, comme Scorsese, prêts
à soulever des montagnes, sinon à quoi bon ? Je suis producteur de The Revenant, j'avais
toutes les informations en main. Je savais que ça ressemblerait à une expédition sur l'Everest,
que les températures seraient polaires, qu'il faudrait prendre des risques physiques, qu'on
aurait du mal à tenir les délais et qu'il faudrait renoncer à tout le reste pendant des mois. Mais
je ne l'ai pas fait simplement pour l'adrénaline, j'étais vraiment persuadé que nous pouvions
tourner un film qui resterait un chapitre important de nos vies à tous. Je ne sais pas si je
revivrai ça un jour. D'une part, je ne sais pas si j'en aurais envie et, d'autre part, je doute qu'il y
ait encore de la place pour ce genre de projet dans le cinéma américain. Qui est prêt à écouter
un cinéaste qui ne veut tourner que dans une certaine lumière, entre chien et loup, par - 10 ou
- 20 °C, dans des décors qu'il faut des heures à atteindre ? Et les immensités neigeuses ne sont
plus si faciles à trouver. Parfois, le paysage entier fondait sous nos yeux, on se retrouvait
bloqué pour quinze jours, et on devait aller du Canada au sud de l'Argentine pour continuer.
Aujourd'hui, ce sont des acteurs, comme vous ou Brad Pitt, qui aident ces films d'auteur
ambitieux à exister.
C'est le cinéma que nous avons admiré quand nous étions plus jeunes et nous voulons lui
permettre d'exister. J'ai toujours dit que je ne voulais pas jouer dans les grosses franchises
hollywoodiennes [il a refusé Spider-Man, par exemple, NDLR], et quand je suis devenu
producteur, ma première motivation était de trouver des histoires originales, différentes de
celles que les studios mettent en chantier. Aviator et Le Loup de Wall Street sont des projets
que j'ai lancés moi-même, dont j'ai acheté les droits et dont j'ai supervisé l'écriture avant
d'avoir la chance d'y intéresser Martin Scorsese. J'ai construit moi-même ma carrière, je ferai
tout pour ne pas la gâcher. Comme j'ai commencé très tôt, j'ai fait énormément d'auditions, je
me suis fait rejeter des dizaines de fois sur des critères absurdes. Pendant très longtemps, j'ai
considéré que rien n'était acquis. Et je le pense encore aujourd'hui.
Vous vous documentez beaucoup pour un rôle ?
Oui, mais là, je me suis bâti ma propre histoire, je me suis raconté que nous étions tous des
survivants, l'ours, les Indiens, les trappeurs et moi, en lutte pour notre propre peau... Un
schéma très simple. Je me suis beaucoup préparé, j'ai rencontré des docteurs, des montagnards
nostalgiques d'une époque où l'homme n'avait pas d'autre solution que de s'en sortir par luimême, avec les matériaux les plus élémentaires, où il devait survivre avec ce que lui offrait la
terre. Vu mon implication dans les causes écologiques, ce sont des sujets qui m'intéressaient.
J'ai lu les journaux tenus par des trappeurs, des livres d'histoire sur le début du XIXe siècle,
mais tout s'est évaporé dès le début du tournage. Quand on se retrouve soi-même dans ces
situations, on est livré à son instinct.
On dit de ce genre de rôles qu'ils sont taillés pour l'oscar...
Je n'y pense pas. Est-ce le rôle le plus exigeant de ma carrière ? Oui. Professionnellement,
c'est la chose la plus difficile que j'aie accomplie, et je ne sais pas si j'aurais le courage de
recommencer. En même temps, ça n'est que du cinéma, je ne voudrais qu'on pense que je
cherche à me faire plaindre. Je n'ai pas vécu ce qu'a traversé mon personnage. Loin de là. Et la
difficulté est un moteur pour les acteurs. Nous voulons tous réussir quelque chose d'unique,
c'est ce qui nous fait courir. Sur The Revenant, on marchait sur un fil. La tension était poussée
à son maximum car on répétait toute la journée pour une heure de prise, à peine plus [le chef
opérateur, Emmanuel Lubezki, celui de Terrence Malick, ne voulait capter qu'une lumière de
fin du jour, celle de l'« heure magique », NDLR]. Il fallait tout donner dans l'instant, dans la
seconde, sinon c'était foutu : on se plantait et on faisait perdre une journée à tout le monde.
Certains acteurs ont eu du mal à s'adapter. J'ai, pour ma part, toujours été fasciné par les récits
de tournage où Kubrick imposait des centaines de prises aux acteurs. Là, nous répétions un
nombre incalculable de fois, toute la journée, et il fallait être juste quand la caméra se mettait
en marche.
“J’ai trop de respect pour le cinéma pour travailler avec des gens qui le
prennent à la légère.”
La presse hollywoodienne s'est fait l'écho des conflits sur le tournage, des techniciens ont
été renvoyés. Iñárritu a été critiqué pour son extrémisme.
On est obligé de quitter un certain confort quand on veut réussir un film de cette ambition,
c'est valable pour tous ceux qui y participent. Alors oui, Iñárritu vous met au défi d'être
authentique, il est intraitable sur ce qui lui semble juste ou non. On l'a beaucoup attaqué à ce
propos, alors que, pour moi, on devrait le remercier. J'ai trop de respect pour le cinéma pour
travailler avec des gens qui le prennent à la légère. La souffrance ne dure qu'un temps -- et,
encore une fois, la souffrance sur un plateau est toute relative --, les films, eux, nous
survivront pour des siècles. Des réalisateurs comme Iñárritu ou Scorsese sont attentifs au
moindre détail et refusent d'avancer tant qu'on ne leur a pas donné ce qu'ils veulent. En faisant
ça, ils garantissent leur intégrité artistique mais aussi celle de leurs acteurs. Nicholson disait
de Kubrick : « On sait qu'il a soupesé chaque plan, chaque décision, un millier de fois, on
peut se concentrer sur son interprétation. » On se sent à l'abri, on se sent protégé, c'est un
sentiment précieux. Un réalisateur se bat pour arriver à ce qu'il veut ? On devrait le féliciter,
pas en parler comme d'un fou dangereux.
Votre première nomination aux Oscars remonte à Gilbert Grape, de Lasse Hallström, en
1993. Comment regardez-vous aujourd'hui l'acteur que vous étiez à l'époque ?
Je suis sans doute devenu plus sérieux, je fais de plus en plus de recherches sur mes
personnages, je suis plus réfléchi. Alors qu'à mes débuts je croyais beaucoup à l'instinct, à une
certaine forme d'innocence. Je me laissais guider. J'avais tendance à voir le metteur en scène
comme un deuxième père. J'acceptais son autorité, sa vision ne se discutait pas et j'essayais de
trouver en moi-même ce qu'il me demandait. J'ai changé vers 30 ans, je crois. Au moment
d'Aviator, je me suis senti responsable du film et j'ai commencé à devenir très attentif à
l'évolution du scénario. Je m'implique dans l'écriture, le rythme, la tension, je m'arrange pour
que mes recherches nourrissent l'histoire. Ça ne fait pas de moi un réalisateur frustré. Je n'ai
jamais eu envie de passer derrière la caméra, parce que je ne me sentirais pas à la hauteur des
réalisateurs que j'admire. Par contre, je me crois capable d'aider.
Après le succès de Titanic, avez-vous craint de ne plus être apprécié pour votre talent
d'acteur ?
Tout le monde se demandait si j'arriverais à sortir de la peau du joli coeur. Alors que moi, je
l'ai pris comme un simple passage, une expérience enrichissante, si déphasante soit-elle.
J'avais commencé par des films indépendants, j'avais joué Rimbaud ou Jim Carroll, et je me
retrouvais soudain dans le plus grand film de l'histoire du cinéma. L'hystérie qui nous
entourait était impressionnante, et il n'existe pas de mode d'emploi pour la traverser. En ce qui
me concerne, j'ai fait une pause pour trouver le film qui me ramènerait à ce que j'avais
toujours apprécié. Les gens s'attendaient sans doute à ce que je cède aux sirènes du cinéma
commercial et que je m'enferme dans un registre de héros romantique, mais j'avais fait de la
télévision très jeune, des feuilletons, des publicités, je connaissais ce milieu depuis longtemps,
j'en connaissais les pièges. Et je savais qu'on ne dure pas si on fait ce que le public attend de
nous.
Vous êtes allé chercher Martin Scorsese vous-même ?
A l'époque où j'ai grandi à Los Angeles, tous les jeunes acteurs rêvaient de tourner avec lui.
C'est bien simple, on ne parlait que de ça. De Niro était notre héros, et son association avec
Scorsese, le modèle absolu. J'ai entendu parler de Gangs of New York qu'il voulait tourner
depuis des siècles. Je me suis dit : « Attends un peu, j'ai 25 ans, j'ai du poids dans ce métier.
Je peux financer un film sur mon nom ! » Lentement mais sûrement, mon agent l'a approché.
En fait, De Niro, avec qui j'avais tourné mon premier film important, Blessures secrètes, lui
parlait de moi depuis longtemps.
“Je considère Scorsese comme le plus grand cinéaste de notre temps, un
trésor national.”
Quel a été le tournant dans votre relation ? Comment êtes-vous devenu le successeur de De
Niro à ses côtés ?
J'ai été surpris quand il a accepté de poursuivre notre collaboration et de tourner Aviator, qui
était mon projet. Mais Howard Hughes le fascinait lui aussi, pour les mêmes raisons que moi.
Nous étions sur la même longueur d'ondes et c'est vite devenu une histoire de confiance assez
banale pour tous les deux : chacun sentait l'autre prêt à aller aussi loin que nécessaire. En ce
qui me concerne, je n'ai pas eu besoin de m'interroger longtemps. Je le considère vraiment
comme le plus grand cinéaste de notre temps, un trésor national. A ses côtés, je ne peux
jamais me reposer sur mes lauriers. Et son histoire est un modèle : cet enfant asthmatique qui
veut devenir prêtre, qui regarde les gangs depuis son toit à Little Italy, et qui devient cinéaste.
C'est un outsider, ça me parle et ça me touche beaucoup.
Il a fait de vous un cinéphile ?
Il m'a éduqué. Il m'a montré tellement de films ! A chacune de nos collaborations, il organisait
des dizaines de séances. Et décortiquait tout pour moi. La Dame du vendredi, de Howard
Hawks, avant Aviator, pour la cadence à laquelle parle Cary Grant. L'Ennemi public, de
William A. Wellman, avant Les Infiltrés. J'apprends beaucoup à ses côtés mais je crois que je
suis toujours assez innocent en termes de technique. Avec le temps, j'ai compris comment on
arrivait à capter certains instants, je sais que ça n'arrive pas par accident, mais je ne cherche
pas à en savoir plus sur les mouvements de la caméra. J'ai compris que c'était un médium de
cinéaste : il m'est arrivé d'être déçu par ce que je voyais à l'écran, alors que je pensais avoir
bien fait mon travail. Sur un plateau, je reste concentré sur ma performance. Ça m'attriste
d'ailleurs de me dire que je travaille avec Scorsese ou Spielberg sans avoir le loisir de les
regarder.
“Meryl Streep est un modèle pour moi.”
De Niro est aussi un héros ?
Deux films me rendent nostalgiques dès que j'y pense : Blessures secrètes et Aviator. Deux
débuts pour moi. Pour Blessures secrètes, j'étais survolté à l'idée de travailler avec De Niro, et
j'ai d'ailleurs forcé ma chance en faisant le pitre lors des essais. Je le regardais créer son
personnage, je n'en perdais pas une miette, j'étais sidéré de le voir improviser, impressionné
par son sérieux, son intensité. Je me souviens de chaque seconde de ce tournage, c'est marqué
au fer rouge dans mon esprit. Le jeune homme de 19 ans que j'étais a été totalement
chamboulé par cette expérience. Quant à Aviator, je me suis battu pour que le film existe, j'ai
obtenu le feu vert d'un studio et la collaboration de Scorsese. C'est la première fois que je me
suis senti adulte dans le monde du cinéma.
Quels acteurs du passé sont importants pour vous ?
Montgomery Clift, James Dean, Jimmy Cagney, on peut difficilement ne pas citer Brando. Et
Meryl Streep.
Elle n'appartient pas vraiment au passé...
Vous avez raison [rires]. Mais c'est un modèle pour moi.
Leonardo DiCaprio
11 novembre 1974 Naissance à Hollywood.
1993 Nomination à l'oscar dans un second rôle pour Gilbert Grape, de Lasse Hallström.
2004 Produit Aviator, de Scorsese. Première nomination à l'oscar du meilleur acteur pour ce
film.
2007 Produit et écrit le documentaire écolo La 11e Heure, de Leila et Nadia Conners.
Deuxième nomination pour Blood Diamond, d'Edward Zwick.
2014 Troisième nomination pour Le Loup de Wall Street, de Scorsese.
28 février 2016 Nomination à l'oscar du meilleur acteur pour The Revenant, d'Iñárritu.