L`urgence de la misère. SDF et SAMU Social Stéphane Rullac Paris

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L`urgence de la misère. SDF et SAMU Social Stéphane Rullac Paris
L’urgence de la misère. SDF et SAMU Social
Stéphane Rullac
Paris : Edition Les Quatre Chemins, 2004, 220 p.
ISBN : 2-84784-113-X
Créé le 22 novembre 1993 sous l’égide de Jacques Chirac et de Xavier Emmanuelli, le
Service d’Aide Mobile d’Urgence Social de Paris (SSP) propose une méthode innovante de
l’assistance en allant à la rencontre de «ceux qui ne demandent plus rien ». Chaque nuit, 6 ou
7 camions quittent le siège du SSP (situé à l’Hospice St Michel) et parcourent les rues de
Paris (maraude) à la recherche des personnes sans-abri de la capitale. Chaque Equipe Mobile
d’Aide (EMA) est constituée d’un chauffeur, d’un infirmier, d’un travailleur social et
éventuellement d’un bénévole appelé « samaritain ».
Les EMA ont pour mission d’aller chercher des personnes qui ont, soit elles-mêmes
demandé et obtenu un hébergement par le biais du 115, soit été signalées par des particuliers.
Le 115, géré par le SSP, centralise 24h/24 une partie des demandes, des offres et des
disponibilités parisiennes de places d’hébergement d’urgence. Sept personnes le jour et trois
la nuit reçoivent 85 000 appels par mois et ont une mission d’orientation, d’hébergement et
d’information. Au-delà des EMA et du 115, le SSP gère quatre autres services : les lits
infirmiers (lits destinés aux SDF qui nécessitent des soins médicaux), les centres
d’hébergements simples pour les personnes qui ont appelé directement le 115 et les usagers
amenés la nuit par les EMA, les espaces solidarité insertion (lieux d’accueil de jour pour les
personnes en difficultés sociales), et l’Observatoire de la Grande précarité à la Grande
Exclusion qui utilise le SSP pour mener des études statistiques et épidémiologiques.
Stéphane Rullac a mené pendant 2 ans (mai 2001-mai 2003) une enquête ethnographique
auprès des EMA du SAMU Social de Paris. Au cours des 150 nuits qu’il a passées au sein de
cette institution venant en aide aux sans-abri, ce travailleur social témoigne de sa propre
expérience (sentiments et interrogations personnels, rencontres, discussions avec les
collaborateurs et les usagers de l’institution) et analyse la fonction sociale de ce dispositif
d’assistance d’urgence en s’interrogeant sur sa légitimité, son statut, ses missions et ses
enjeux, mettant à jour les nombreux paradoxes de son action.
Selon l’auteur, l’action du SSP est souvent paradoxale dans ses concepts fondateurs, dans
ses priorités et dans son organisation.
[L’orientation du SSP : le « syndrome de Dom Juan »
« Je ne comprends plus rien. Quelle est notre orientation : les grands exclus ou toutes les
personnes à la rue ? » Cette interrogation d’une infirmière du SSP rend compte de l’un des
paradoxes qui fonde le SSP : quelle est son orientation ? Les salariés du SSP ont eux-mêmes
du mal à la définir. Xavier Emmanuelli précise bien pourtant que la priorité doit être donnée
aux grands exclus, aux clochards, incarnation de la grande exclusion dont le traitement
constitue la mission fondatrice du SSP. Même si les EMA intègrent et suivent dans leur
majorité l'orientation de leur Président, dans la pratique, elles ne se limitent pas à la prise en
charge de ceux qui sont considérés comme des clochards.
Finalement, le paradoxe que Stéphane Rullac définit comme le «syndrome de Dom Juan »
se résume au fait qu’il s’agit d’apporter des soins à ceux qui n'en font pas la demande. Si le
SDF est en mesure de demander ces soins, l’institution, par peur de se voir instrumentalisée,
manipulée ou utilisée, considère qu’il est guéri ou en voie de guérison et qu’il n'a plus à
bénéficier de son aide. Le SDF se retrouve abandonné à son amélioration. Celle-ci étant d'une
extrême fragilité, il se retrouve incapable de l'exploiter, et régresse très rapidement à son état
antérieur. Il redevient alors à nouveau bénéficiaire de l'offre de soin. Et le processus se répète.
[Précarité de l’institution, précarité des salariés, précarité des usagers
Le SSP, groupe d’intérêt public, est une personne morale de droit public à durée
déterminée. Expérimental à ses débuts, le projet a été reconduit une première fois pour quatre
ans et une seconde pour dix ans, jusqu’en 2008. Alors qu’il va fêter ses dix ans, le SSP
conserve donc un statut précaire. Ses possibilités d’embauche sont donc limitées aux CDD et
à la vacation (les vacataires constituant 25% de l’ensemble des salariés), les salaires étant
bloqués au premier échelon de la fonction publique. L’institution adopte un statut et une
pratique qui conduisent à une dépendance et à une précarité comparables à la situation de
dépendance et de quête de ses usagers. Mais pérenniser le SSP reviendrait à reconnaître notre
impuissance à lutter efficacement contre cette grande exclusion et à reconnaître son caractère
structurel inhérent au fonctionnement même de nos sociétés.
[L’urgence sociale, un paradoxe fondateur
Le 115 est un numéro d’urgence destiné à signaler aux EMA la situation géographique de
personnes à la rue et en difficulté. Dans la réalité et la plupart du temps, les EMA ne peuvent
aller à la rencontre de la personne signalée que 2 ou 3 heures après son signalement. Le
fonctionnement du dispositif est donc très éloigné du modèle qu’il revendique, celui du
SAMU médical. Le SSP entretient l’illusion auprès du grand public d’être en mesure de gérer
la « question SDF »1 . En réalité, il est fréquent que les SDF se voient refuser un hébergement
parce que les places sont épuisées, ce que ne savent pas les particuliers qui obtiennent
toujours le déplacement d’une EMA et donc une réponse positive à leurs appels : « La notion
de SAMU Social a permis par une analogie positive au SAMU médical de faciliter
l’acceptation de la nécessité de créer cette institution dédiée aux SDF ». Le SAMU Social
brouille les frontières habituelles entre l’action sanitaire et sociale en s’appropriant les
représentations du SAMU médical sans adopter ses moyens techniques et ses méthodes.
Plus encore, la notion même d’urgence est difficile à admettre dans la mesure où la
précarité et l’exclusion sont le résultat de longs processus : une intervention ponctuelle et
rapide ne peut être suffisante pour résoudre le problème. L’urgence est devenue une « urgence
chronicisée ». Le SSP ne propose qu’un sauvetage au caractère provisoire, une approche
globalisante et un traitement uniforme de tous les SDF.
[La question SDF
Le SSP se représente le SDF comme une victime isolée de ses pairs, désocialisée, qui a
besoin d’assistance car est incapable de la demander elle-même. Cette vision des SDF, réduite
à celle du clochard, ignore les processus de recomposition des identités que connaissent les
SDF qui, loin d’être désocialisés et inadaptés, conservent des capacités d’action et de relation.
Le SSP a, au contraire, choisi une forme d’assistance à des personnes représentées comme
socialement et culturellement mortes.
Institution centrale et emblématique du « traitement des SDF à al française », le SSP s’est
développé rapidement et connaît une grande notoriété qui tient notamment à celle de son
fondateur et du 115. La fonction d’assistance aux SDF se double d’une fonction de
représentation à travers la mise en scène publique de l’action du SSP qui renvoie elle-même à
la problématique de la visibilité des SDF : « Le dispositif du SAMU Social représente une
solution visible appliquée à un problème visible. Ce choix de la mise en scène publique de
son action, me semble être un outil de réparation pour l’image que le corps social se fait de
lui-même. En ce sens, la visibilité des actions contribue à offrir une image de maîtrise de la
« question SDF ».
L’urgence de la misère est un livre à la fois captivant et troublant.
Captivant parce que le récit de l’expérience « à chaud » de l’auteur se mêle au regard
critique et objectif de l’ethnologue qui analyse l’institution dans laquelle il est immergé. En
prenant comme point de départ les sentiments confus qu’il éprouve sur « le front de la
misère » mêlant tout à la fois « exaltation, motivation, compassion, découragement, dégoût,
[et] colère », l’auteur montre bien les ambiguïtés et les paradoxes, les impasses et les
interrogations que suscite le travail du sociologue ou de l’ethnologue sur le terrain de la
misère et de l’exclusion.
Troublant parce qu’en mettant l’accent sur les nombreux paradoxes et tensions qui sont au
cœur du dispositif du SAMU Social, Stéphane Rullac illustre d’une manière plus générale le
rapport qu’entretient notre société avec ses exclus. En souhaitant répondre à la demande
1
Damon Julien, La question SDF, critique d'une action publique, Presses Universitaires de France, Collection
Le Lien social, 2002.
sociale, le SSP est un dispositif emblématique, reflet de l’idéologie dominante concernant la
« question SDF » et l’assistance que la société porte aux plus démunis. Piégés par ses propres
contradictions, le SSP n’est finalement que le miroir d’une société qui ne sait pas encore
comment résoudre cette question sociale gênante.
Fiche réalisée par Marie Loison, doctorante en sociologie à l’Ecole des hautes études en
Sciences sociales (75)