La ligne maritime Dieppe Newhaven est l`une des plus - uk-us

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La ligne maritime Dieppe Newhaven est l`une des plus - uk-us
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Dieppe-Newhaven : 100 ans de paquebots
par Philippe Rouyer
Table des matières
1. L'Angleterre est une île, on s'y rend en bateau...................................................................................4
2. Dieppe-Newhaven avant le chemin de fer .........................................................................................8
3. Le chemin de fer atteint la mer ........................................................................................................ 18
4. Les compagnies de chemin de fer s'engagent dans l'exploitation....................................................24
5. Les progrès techniques.................................................................................................................... 35
6. Les derniers paquebots.................................................................................................................... 52
7. Accidents de mer.............................................................................................................................. 56
8. La clientèle........................................................................................................................................ 66
9. La fin des paquebots ? .................................................................................................................... 71
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Avant propos
J'ai découvert l'Angleterre comme beaucoup de jeunes Français de ma génération dans le
cadre d'un séjour linguistique. Et je me souviens encore de ma première traversée en 1967 sur le
Valençay, qui n'était alors en service que depuis un an. Même si c'était un car-ferry, il n'avait pas
encore été modifié pour recevoir les poids-lourds, ne prenait que les voitures particulières, et
conservait l'esprit des paquebots, avec une majorité de passagers piétons. Nous étions partis de Paris
Saint-Lazare vers 10 heure pour arriver à Dieppe Maritime à midi. C'était l'époque où les navires
accostaient quai Henri IV : à la descente du train, il n'y avait que quelques pas jusqu'au bateau. Il
faisait un temps superbe avec une jolie brise et une mer formée. Le Valençay piquait le nez dans la
plume : il y avait eu bon nombre de verres cassés au bar. C'est ce jour-là que j' ai eu le mal de mer
pour la première et la dernière fois sur Dieppe-Newhaven. Sans doute ais-je eu par la suite la chance
de ne jamais avoir à faire la traversée par gros temps, mais il faut reconnaître que les ferries actuels
sont remarquablement stabilisés. Et de nos jours, il est exceptionnel de se retrouver dans la tempête
sur cette ligne car depuis une vingtaine d'années les opérateurs n'hésitent plus à annuler une rotation
si la météo est mauvaise. On sait que le risque existe surtout à l'entrée dans les ports :par gros temps
un navire peut se briser contre la jetée ou heurter violemment le quai. Mais il ne faut pas non plus
sous-estimer les conséquences d'une mauvaise chute chez un passager et les dommages importants
que peuvent subir les véhicules et leur chargement dans les garages. Autrefois, la tradition sur Dieppe
Newhaven était de passer par tous les temps : c'est ainsi que l'on voyait parfois des remorques
pourtant arrimées par des chaînes, couchées sur des voitures particulières à l'issue d'une traversée
trop agitée... Ce sont des incidents que l'on n'a plus à déplorer sur Dieppe-Newhaven, mais qui
surviennent encore sur d'autres lignes. On a vu par exemple l'Epsilon des Irish Ferries affronter une
sérieuse tempête en Manche Ouest dans la nuit du 7 au 8 février 2016. S'il est vrai que le bateau n'a
jamais été en péril, les photographies des garages publiées dans la presse le lendemain rappelaient
certaines traversées mouvementés du Senlac ou du Chartres trente ans plus tôt !
L'histoire de Dieppe-Newhaven a déjà été traitée, j'en conviens, mais j'ai tenté de l'aborder sous
un angle différent, en faisant largement appel à des récits de voyage, à des témoignages, à la presse
de l'époque, française et britannique, à des guides touristiques anciens . Je n'ai pas cherché à faire
l'historique de la ligne ni celle des navires, mais plutôt celle de la traversée qui pendant longtemps a
été pénible et incertaine pour les voyageurs. Si la France, et en particulier la Normandie, a toujours eu
des relations étroites avec l'Angleterre, le voyage était jusqu'à une période qui n'est pas si éloignée de
nous une petite aventure : j'en veux pour preuve Gustave Flaubert, parti accompagner sa mère à
l'Exposition internationale de Londres de 1851, qui avait mis trois jours pour aller de Rouen à Londres.
Cette liaison, fort ancienne, a été autrefois l'une des plus populaires. Elle a aussi servi en
quelque sorte de champ d'expérience pour de nombreuses innovations en matière de construction
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navale. Liaison régionale à l'origine, elle est devenue dans la deuxième moitié du XIXe siècle l'une
des lignes transmanche les plus importantes, grâce aux expositions universelles, à l'Agence Cook, qui
lui accorde la préférence sur les autres routes maritimes, et plus généralement à ses tarifs
avantageux.
Un siècle s'écoule depuis la prise en charge de la gestion des navires par les compagnies de
chemin de fer jusqu'à l'apparition du premier car-ferry (1963). Ces 100 ans sont l'époque des
paquebots, des navires qui ne transportaient que des passagers arrivés par le train, parfois pour
affaires, le plus souvent pour le plaisir. Avec les car-ferries, une autre façon de voyager apparaît, sans
doute moins conviviale, et la part importante du fret renforce le caractère utilitaire de la ligne.
Plusieurs fois menacée de disparaître, la liaison s'est maintenue, soutenue par les pouvoirs
publics mais aussi par la population. Au-delà de son rôle économique incontestable, elle suscite de
part et d'autre de la Manche un attachement sentimental aussi bien en Angleterre qu'en France, et qui
contribue à sa survie : on se souvient de la campagne Save Our Senlac, à Newhaven, en 1982. Il
apparaît évident que ce ne sont pas les lois inexorables de l'économie mais des décisions politiques
malheureuses qui ont conduit à plusieurs reprises la ligne au bord du gouffre. De la même façon, c'est
la volonté politique qui en assurera le redressement. Car Dieppe-Newhaven sera toujours la voie la
plus directe entre la Seine-Maritime et le Sussex et reste une option intéressante pour aller de Paris à
Londres.
Philippe Rouyer, janvier 2017
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1. L'Angleterre est une île, on s'y rend en bateau
Les Britanniques ont toujours vécu dans l'idée que l'insularité de la Grande-Bretagne la
protégerait des invasions, joyau serti dans une mer d'argent qui la protège ainsi qu'une muraille ou un
fossé défensif contre la convoitise de peuples moins heureux, disait Jean de Gand, Premier duc de
Lancaster :
This precious stone set in a silver sea
Which serves it in the office of a wall
Or as a moat defensive to a house,
Against the envy of less happier lands 1
Ce n'est vrai qu'en partie car, terre des Celtes, elle a été conquise par les Romains, puis
envahie par les Angles et les Saxons avant d'être l'objet de la convoitise des Vikings, et enfin des
Normands. Mais il faut cependant reconnaître que la Manche a toujours rendu difficiles les relations
avec le continent, et que pendant très longtemps, le bateau a été le seul et unique moyen de se
rendre en Angleterre. Et lorsque les conditions météorologiques rendaient la traversée impossible, les
îles britanniques se trouvaient isolées pendant plusieurs jours.
Paris-Londres fut la première ligne aérienne internationale. Moins de 10 ans après la première
traversée de la Manche en avion, un Farman Goliath établit le 8 février 1919 la première liaison civile
entre Toussus-le-Noble et Croydon, avec treize passagers. Rapidement, une ligne régulière est
établie. Elle assure le transport de courrier et de quelque voyageurs pressés et audacieux (et sans
doute encore plus audacieux que pressés). Bombardier biplan de la Première guerre mondiale
converti en avion de transport, le Goliath offre un confort des plus spartiates à ses passagers, qui
n'ont droit qu'à des fauteuils en osier (pour gagner du poids) dans une carlingue parcourue de
courants d'air. Le Farman est un excellent appareil qui sera essentiel au développement du transport
aérien en France, mais il faut reconnaître que ce grand oiseau maladroit de bois et de toile n'est pas
fait pour inspirer confiance au néophyte. Les deux moteurs délivrent une puissance tout juste
suffisante (260 cv chacun) pour faire décoller l'appareil, et le Goliath ne dépasse pas 140 Km/h.
Dans les premières années, les clients de la ligne Paris-Londres doivent avoir le goût de
l'aventure et une certaine aisance financière : en 1920 l'aller-retour par avion Paris-Londres vaut 1000 F (à
peu près l'équivalent de 900 € en 2016). Cependant l'entreprise est un succès et à la veille de la
Seconde guerre mondiale, Paris-Londres, est devenue une des routes aériennes les plus fréquentées.
1
Shakespeare, Richard II, Acte II, scène 1.
5
Air France, qui transporte plus du tiers des passagers de la totalité du trafic, propose cinq aller-retour
par jour, avec un trajet de 75 mn seulement. Ce n'est pas pour autant que le nombre de voyageurs
transportés est élevé, car la capacité des avions est alors très limitée : le Bloch 220, mis en service
sur Paris-Londres en 1938, et l'un des avions des plus modernes de son époque, ne transporte que
16 passagers. En cette même année 1938, la part du transport aérien est négligeable : pour l'année ,
on compte 76 000 voyageurs sur Paris-Londres contre plus de 1,4 millions de passagers sur les lignes
maritimes.
Du point de vue quantitatif, l'avion, des années 20 aux années 50, reste un mode de transport
marginal sur le Transmanche et pour la période 1950-1960, le trafic Paris-Londres se développe à un
rythme beaucoup plus faible que le trafic intra-européen 2. Les touristes et même les dirigeants
politiques préfèrent encore souvent la route maritime, et ne négligent pas Dieppe-Newhaven. Winston
Churchill qui venait souvent à Dieppe à titre personnel, passait habituellement par Newhaven. En
1924, c'est toujours en empruntant la ligne Dieppe Newhaven que le président du Conseil Édouard
Herriot se rend à la conférence de Londres. En 1946, c'est par Dieppe Newhaven, à bord du
Worthing, que le duc de Windsor se rend à Londres pour discuter avec le roi George, son frère, de
son avenir et de sa future résidence. En 1950, c'est en bateau que le Président Auriol va en visite
officielle en Angleterre, et s'il fait la traversée par le Pas-de-Calais, il voyage sur l'Arromanches, un
paquebot de la ligne Dieppe-Newhaven affecté spécialement pour l'occasion.
Jusque dans les années 60, avant que n'intervienne une baisse significative des tarifs et les
avions à grande capacité, la traversée de la Manche par la voie des airs ne concerne qu'une minorité
d'hommes d'affaires et de touristes aisés. Quant au tunnel, le premier projet réaliste avait été élaboré
en 18563, mais il fallut attendre 130 ans pour que les choses se concrétisent. Et pendant tout ce
temps, le monde maritime vécut dans la crainte de la concurrence du tunnel ! On lit dans La Marine à
l'exposition de 1878, un ouvrage publié sur ordre du Ministère de l'Industrie :
Un modèle des paquebots à roues desservant Dieppe et Newhaven exposé dans la section anglaise,
celui d'un autre navire de la même ligne le Dieppe, construit par la Compagnie des Forges et
Chantiers, ceux des paquebots des lignes aboutissant à Boulogne sur mer, rappellent seuls ce service
si important, et qui devra accomplir des progrès considérables pour soutenir la concurrence que lui
suscitera le futur tunnel du Pas-de-Calais4 .
2
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4
Quelques aspects de la croissance du transport aérien / Claude Postel, La Revue économique, 1961, vol12,
n° 5. 806
On lira à ce propos : Louis-Joseph-Aimé Thomé de Gamond, 1807-1875, pionnier du tunnel sous la
Manche./ Jean-Pierre Renau.- Paris : L'Harmattan, 2001.
La Marine à l'exposition universelle de 1878, tome 1 : Gauthier-Villars ; Hetzel, 1879 , p. 101
Le nom du paquebot à roues n'est pas précisé. Le Dieppe auquel il est fait allusion est le Dieppe III, un cargo
de 326t de jauge brut, de 51 m de longueur, qui assura le service de 1875 à 1901.
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Avec le recul, l'expression « futur tunnel » semble mal venue, car un siècle plus tard, la
concurrence du tunnel n'était toujours pas à redouter. Les paquebots eurent tout loisir d'accomplir
quelques centaines de milliers de rotations entre la France et l'Angleterre et même de se transformer
en car-ferries avant que le tunnel ne soit opérationnel. Les travaux ne commencèrent qu'en 1987, et
l'inauguration eut lieu en 1994. Pendant très longtemps, la voie maritime fut donc le seul moyen de
traverser la Manche et ce fut la combinaison du train et du bateau qui permit de relier le plus
facilement et au meilleur prix Paris à Londres.
C'est entre Calais et Douvres que la Manche et la plus étroite, mais la voie la plus directe entre
Paris et Londres passe par Dieppe. Par Dieppe-Newhaven, Paris n'est qu'à 372 Km de Londres, dont
254 Km par voie ferrée. Le passage par Calais met Paris à 460 Km de la capitale britannique, dont
421 Km par voie ferrée. Paris-Londres par Dieppe-Newhaven aura longtemps la faveur du public en
raison notamment de ses tarifs avantageux, alors que le temps total du voyage n'était pas majoré de
plus d'une heure par rapport à la route du Pas-de-Calais. Après avoir connu un pic d'affluence au
début des années 90 (1993 fut l'année des records avec 1,2 millions de passagers) la fréquentation a
connu une chute dramatique à la fin de la décennie, en raison de plusieurs facteurs défavorables
parmi lesquels la fin du duty-free, l'ouverture du tunnel, la mise en service de liaisons aériennes low
cost, et la fermeture de la gare de Dieppe maritime qui rend la vie difficile au passager piéton. La
fréquentation des ferries a souffert, c'était inévitable, de l'ouverture du tunnel et du développement des
compagnies aériennes à prix cassés, mais la suppression de la détaxe mer a été porté un coup qui
aurait pu être fatal. Le secrétaire général de SeaFrance déclarait en novembre 2006 : La fin du Duty
Free, en juillet 99, a généré une forte inquiétude et constitué un nouveau défi. Une partie des
passagers ne venait que pour cela. Pour s'en relever, il a fallu être novateur, créatif et apporter du
service5. Il estimait les pertes annuelles pour la seule compagnie SeaFrance à plusieurs millions
d'Euros.
Dans les années qui vont suivre, la liaison va se transformer en une ligne d'intérêt régional
reliant la Normandie au Sussex. Mais à la fin de l’année 1998, l’exploitant P&O-Stena Line se
désengageait. Ne restait plus alors qu'un service saisonnier, mis en place par la compagnie
Hoverspeed avec des ferries rapides qui faisaient la traversée en deux heures mais ne pouvaient
embarquer aucun véhicule commercial et ne pouvait plus opérer au-delà d'un certain état de la mer.
Au bout de deux ans d'exploitation, Hoverspeed se retirait à son tour. Comme Dieppe et sa région
avaient besoin d'un ferry toute l'année, et d'un ferry conventionnel tous temps, capable de transporter
des camions aussi bien que des voitures particulières, le Conseil général de Seine maritime prit
l'initiative de sauver la liaison en constituant un syndicat d'économie mixte.
5
Jean-Claude Dechappe entretien 23.11.2006 publié par Mer et Marine,
http://www.meretmarine.com/fr/content/de-larmement-naval-sncf-seafrance-sept-decennies-dhistoire
7
En 2001, le service put repartir avec deux navires, le Sardina Vera loué à Corsica Ferries puis
le Dieppe, acheté d'occasion. Mal adaptés à la ligne, Ils étaient remplacés en 2006 par deux ferries
neufs construits à Vigo, le Côte d'Albâtre et le Seven sisters. L'exploitation fut ensuite confiée à Louis
Dreyfus Armateurs (puis DFDS) dans le cadre d'une délégation de service public. En juillet 2015, le
Syndicat pour la promotion de l'activité transmanche se prononçait en faveur d'une délégation
personnelle mise en place le 1er janvier 2016. À la suite d'une plainte de la société Eurotunnel, la
Cour administrative d'appel de Douai dans sa décision du 28 janvier 2016 enjoignait le syndicat
d'économie mixte de mettre fin à la délégation de service public confiée à DFDS au profit d'une
requalification en marché public. Le dossier est complexe, l'équilibre financier impossible à maintenir
sans l'aide des pouvoirs publics, mais les ferries continuent à naviguer, au grand bénéfice des régions
Normandie et Sussex. Depuis quelques années, la clientèle revient, et tout dernièrement, le
mouvement s'est accéléré avec une progression spectaculaire en 2015 : le fret a enregistré une
hausse de 34,6 % et les 400 000 passagers ont été dépassés 6. Les bons résultats de 2015 s'étant
confirmés en 2016, il pourrait s'agir d'une redécouverte par le public des avantages particuliers de la
ligne, qui, fidèle à sa tradition, conserve des tarifs intéressants. Il est aussi manifeste que les incidents
qui se multiplient à Calais incitent une partie de la clientèle extérieure à la région et en particulier les
transporteurs routiers, à passer par Dieppe. Le trafic beaucoup plus limité rend la zone
d'embarquement plus facile à sécuriser et les formalités d'embarquement y seront toujours plus
rapides que sur le Pas-de-Calais qui voit 38 départs quotidiens de ferries. Quoi qu'il en soit, DieppeNewhaven est une ligne qui a marqué l'histoire des relations entre la France et la Grande-Bretagne,
qui ne peut pas se comparer aux liaisons du détroit en termes de fréquentation, mais qui dans les
années à venir, pourrait jouer de nouveau un rôle important dans le Transmanche. Que les amateurs
de la voie maritime se rassurent, les ferries ne sont pas près de disparaître sur la liaison FranceAngleterre puisqu'en 2014 sur un total de plus de 45 millions de voyageurs, 16,7 millions ont encore
préféré le bateau, en progression de 4,6 % sur l'année 2013.
6
Statistiques du port de Dieppe, sur http://www.portdedieppe.fr/-Chiffres-cles-10-.html
8
2. Dieppe-Newhaven avant le chemin de fer
Au temps de la marine à voile
La route maritime qui rejoint Dieppe aux South Downs était pratiquée au XVIIIe siècle, mais il
n'est pas établi qu'elle ait été utilisée de façon habituelle antérieurement à cette période. Plusieurs
routes étaient connues à l'époque romaine, qui ont perduré par la suite, au point qu'elles
correspondent à peu près aux routes des ferries actuels, mais Dieppe-Newhaven apparaît beaucoup
plus tard et il serait abusif d'en faire remonter l'origine à l'invasion normande 7.
Si l'expédition de 1066 était partie de Saint Valéry sur Somme, c'était plus du fait des
circonstances que sur la décision du Duc de Normandie. Quant au deuxième voyage de Guillaume le
Conquérant en 1067 on a pu dire qu'il était parti de Dieppe 8, sans qu'il y en ait aucune certitude.
Dieppe devient un grand port de pêche et un port de commerce actif dès le Moyen-Age, mais il n'y a
rien qui atteste de l'existence d'une route maritime établie au départ de Dieppe pour l'Angleterre avant
la Révolution. Et il fallut attendre l'arrivée de la vapeur pour que l'on puisse parler de ligne régulière,
car la voile ne permettait pas de respecter un horaire bien défini : le Duc en avait fait l'expérience, lui
qui avait en 1066 dû attendre plusieurs semaines en baie de Somme que les vents fussent favorables,
et encore avait-il organisé une procession promenant les reliques de Saint Valéry pour qu'il intercède
en sa faveur.
Cependant, la voile permettra l'instauration à partir de 1790 d'une liaison au départ de Dieppe
qui à défaut d'horaire précis, sera proposée à jours fixes, mais exclusivement par des voiliers anglais .
Tandis que le passage entre Boulogne et Douvres est considéré comme du petit cabotage (par beau
temps, on garde toujours la côte en vue), la traversée entre Dieppe et Brighton est classée dans le
grand cabotage. Les capitaines de ces petits voiliers naviguent selon des méthodes empiriques qui
reposent sur la pratique, et ce sont les Anglais qui ont la plus grande habitude de cette traversée. The
Universal British Directory of Trade, commerce and manufacture 9 signale les services suivants : le
Prince of Wales, un schooner, offrant 18 lits, commandé par le capitaine Samuel Burton, qui lorsque le
temps et le vent le permettent, part de Brighton tous les samedis soir et de Dieppe tous les mardi soir.
Le Courrier de l'Europe nous précise : ce bâtiment a deux cabines élégantes dans chacune
7
8
9
Le professeur Sean Mc Grail s'appuyant sur diverses sources archéologiques identifie 5 routes en usage à la
veille de la période romaine. Ces routes ont perduré jusqu'à nos jours, puisqu'elles correspondent aux trajets
des ferries contemporains, à l'exception de Dieppe-Newhaven, qui n'était pas en usage à l'époque de
l'invasion Normande et n'entre en usage que plus tard. Cité par Gérald Grainge dans The Roman Channel
Crossing of AD 43... Thèse : Archéologie : Université de Southampton, 2001, p. 108.
C'est ce qu'avance Pierre Giraud dans son article Le Port de Dieppe, publié dans les Annales de géographie,
1934, vol 43, N°242, p 186-191,
Universal Directory of Trade, Commerce and Manufacture, 1791, p.369-376
9
desquelles se trouvent 8 lits. Il y a aussi une chambre particulière à 2 lits et elle peut être louée
séparément10. nous dit le Courrier de l'Europe
Samuel Burton possède aussi un cotre nommé The Royal Brothers, qui peut partir pour
n'importe quel port français, sous préavis de deux jours. Il existe aussi The Princess Royal, du
capitaine John Chapman, identique au Prince of Wales, qui part de Brighton à destination de Dieppe
tous les mardis soir, et de Dieppe vers Brighton tous les samedis soir. Enfin, le Speedwell, un cotre
particulièrement rapide, commandé par Charles Lind, qui part de Brighton pour Dieppe tous les jeudis
soir, et de Dieppe vers Brighton tous les lundis soir.
Dans les documents français, on verra qu'il est fait mention des Frères Royaux, de Jean
Chapman, ou du Prince de Galles de Samuel Burton. Ce sont bien les mêmes bateaux que ceux qui
sont signalés dans le Directory of Trade, et les mêmes capitaines, car on avait à l''époque l'habitude
de tout traduire, de tout franciser, même les noms propres. C'est ainsi que le duc de Buckingham se
trouvait renommé en France « Monsieur de Bouquinquant ! ».
De Brighton, il fallait rejoindre en chaloupe les bateaux qui mouillaient au large, et compter 16
heures de traversée voire plus, selon les circonstances. Dans ses carnets de voyage, Coquebert de
Montbret évoque une traversée de 16 heures, effectuée par beau temps. Le paquebot mouille dans la
rade de Brighton, une chaloupe vient chercher les passagers et leurs effets, mais doit s'arrêter à 50
pas du rivage, et les matelots nous ont chargés les uns après les autres sur leurs épaules pour nous
déposer sur le galet11. Montbret nous donne une description précise des conditions d'accueil des
passagers à bord du Prince of Wales de Samuel Burton : il y a deux cabines chacune pour huit
passagers, en outre une petite chambre à deux lits, et encore deux lits au bas de l'escalier. Tout cela
d'une propreté charmante surtout quand on pense qu'il y vient toutes sortes de mondes, un matelot
fort serviable nous débarrassait des inconvénients du mal de mer et prévenait nos ordres de la cabine
la plus à l'avant. Les cabines occupent à peu près la moitié du bâtiment ; à partir de l'arrière, on entre
dans un entrepont assez vaste. Il y avait dans celui-ci deux chevaux avec leurs conducteurs qui
retournaient en Angleterre ; il y avait dans les chambres les plus jolies estampes anglaises ; je ne puis
que recommander ce bateau nommé le Prince de Galles et son capitaine nommé Burton 12 . Il est
cocasse de constater que les inconvénients du mal de mer sont considérés comme une fatalité,
inévitable, les candidats au voyage doivent supporter avec résignation. On croit comprendre que les
passagers passaient le plus clair de la traversée allongés sur leur couchette, et ne se préoccupaient
guère des jolies estampes qui décoraient les cabines.
10 Courrier de l'Europe : gazette anglo-françoise, 1791, 26 avril, p 264.
11 Voyage de Paris à Dublin à travers la Normandie et l'Angleterre en 1789 / Charles-Etienne Coquebert de
Monbret ; texte établi et présenté par Isabelle Laboulais-Lesage...- Saint Etienne : publications de l'université
de Saint Etienne, 1995, p.82
12 Ibid. p. 83
10
Trente ans plus tard, le voyage s'effectue toujours dans les mêmes conditions. Charles Nodier
dans la Promenade de Dieppe aux montagnes d'Écosse (1821), raconte sa traversée de la Manche :
Cette navigation qui se fait d'ordinaire en dix heures, en a duré trente deux...Tout tournait sur le
bâtiment, les ustensiles, les meubles et l'équipage. Le roulis était si fort qu'il nous chassait de nos lits.
Joignez à cela le sifflement des cordages, le craquement du vaisseau, les malédictions des passagers
français, les « goddem » pour ainsi dire méthodiques et concentrés de nos matelots anglais, les cris
convulsifs des voyageurs atteints du mal de mer, les gémissements des dames qui prient avec toute
la ferveur que la crainte peut donner 13... Enfin parvenu à destination, le bateau jette l'ancre dans la
rade de Brighton comme il est d'usage puisqu'il n'y a ni port ni débarcadère. C'est une chaloupe des
douanes qui vient chercher les passagers, mais encore ne peut-elle gagner le rivage, faute d'un fond
suffisant. On y arrive sur les épaules robustes des matelots et cet acte de complaisance n'est taxé
qu'à la bagatelle de trois schellings par tête 14. Dans les années 1830, la traversée n'est pas en effet
une mince affaire, et, le chapitre « conseils aux voyageurs qui veulent aller à Londres » du Guide du
voyageur en Angleterre est propre à faire naître des inquiétudes chez les plus confiants : Si notre
voyageur s'embarque à Dieppe, il lui faut absolument prendre un paquebot anglais ; les Dieppois ne
connaissent pas le plus souvent cette traversée de la Manche, qui peut, dans les temps d'équinoxe,
être dangereuse ou tout au moins fort pénible15.
Avec la voile, le marin redoute la tempête mais aussi le calme plat qui peut allonger
considérablement le temps du trajet. Henry Wansey, grand voyageur du début du siècle, nous en
donne un exemple. Industriel du textile, Henry Wansey s'était retiré assez jeune des affaires pour se
consacrer aux voyages et à l'étude de l'histoire. Fin mai 1814, Wansey se trouve avec son neveu à
bord du Hero. Les relations entre l'Angleterre et la France viennent d'être rétablies, car Napoléon a
abdiqué et Louis XVIII s'apprête à approuver la Charte constitutionnelle. Dans une lettre à sa sœur
datée du 2 juin 1814, écrite de Dieppe, et qui sera publiée dans son Visit to Paris, il décrit sa
traversée. Deux heures après le départ, le bateau est immobilisé pendant 12 heures par un calme plat
et pour passer le temps, les passagers se mettent à pêcher. Avant d'arriver à Dieppe, c'est à nouveau
le calme plat. Mais on parvient à héler un bateau de pêche français, et les 16 passagers sont
transbordés16. L'auteur ne fournit aucune explication de ce transbordement. L'anecdote qu'il rapporte
démontre bien que la traversée à la voile restait très aléatoire quant aux horaires, et que les
passagers devait savoir s'adapter aux circonstances.
Le New French Manual de Gabriel Surrenne, professeur de français établi à Edimbourg, eut un
grand succès et connut de nombreuses rééditions au Royaume-Unis et aux États-Unis. Conçu à la
fois comme un livre d'enseignement et un un guide touristique, le New French Manual propose des
13 Promenade de Dieppe aux montagnes d'Écosse / Charles Nodier. Paris, Barba, 1821, p. 33.
14 Ibid.p.34. On saisit l'ironie du propos si l'on considère que, d'après le site www.measuringworth.com, dont le
calculateur a été conçu par des universitaires reconnus, 3 shillings en 1821 correspondraient, pour une
« prestation de service », à plus de £ 100 aujourd'hui.
15 Guide du Voyageur en Europe, par Richard.. Paris : Audin, 1828-1829, tome 2, p. 444.
16 Visit to Paris in June 1814 / Henry Wansey.- Bath, Richard Cruttwell, 1814, Letter I, p 1.
11
dialogues qui décrivent bien les conditions du voyage dans les années 1820-1830. La scène est
censée se passer à Brighton, et le voyageur désire faire la traversée vers Dieppe .
- Repasserez-vous bientôt à Dieppe ?
- Oui Monsieur, quand le vent sera bon
- Avez-vous beaucoup de passagers ?
- J'en ai déjà dix ou douze
-Quand partirez-vous
- Demain ou peut-être cette nuit
- Je vais embarquer vos chevaux et votre voiture
- Faut-il que je prenne des vivres
- Tout comme vous voudrez, mais le Capitaine doit pourvoir aux vivres
- Nous arriverons avec la marée
- Le vent est-il favorable
– On ne peut meilleur, je vous assure17.
Tout est dit dans ces quelques lignes de dialogue, la dépendance au vent et à la marée,
l'incertitude des horaires, l'embarquement des chevaux et voitures, le petit nombre de passagers,
l'utilité de disposer d'une certaine quantité de vivres, car nul ne savait combien de temps allait durer la
traversée.
Il existait encore une route peut être encore plus directe pour aller de Paris à Londres, celle qui
passait par Rye-Boulogne. Elle présentait l’avantage d’une traversée plus courte que Dieppe
Newhaven, les 70 km qui séparent Rye de Boulogne étant couverts habituellement en 5 heures. De
surcroît, l'embarquement à Rye sur la rivière Rother était largement facilité 18. Curieusement, cette
route intéressante ne connut jamais de service régulier avec les packets : dans les années 1820, un
bateau partait une fois par semaine, sans horaire défini. 19 Il y avait aussi un service hebdomadaire de
Hastings à Boulogne, partant tous les lundis matin à 7 heures et revenant le jeudi, la difficulté majeure
étant l'absence de port à Hastings : il fallait, et il faut toujours, tirer les bateaux sur les galets. On
pouvait faire la traversée à l'intérieur pour 15 shillings, et sur le pont pour 10 shillings et 6 pence. La
diligence de Londres à Hastings était exactement au même tarif 20. L’arrivée d’une ligne de chemin de
fer directe entre Londres et Brighton allait définitivement condamner les routes de Rye et de Hastings.
On verra bien à partir de 1884 et jusque dans les années 1930 des vapeurs partir de la Pier de
Hastings (ouverte en 1872), partir pour Boulogne, mais il ne s'agissait là que de bateaux d'excursion
et non de transport régulier de passagers.
17 A New French Manual...designed as a guide to the traveller and an attractive class book for the student /
Gabriel Surenne.- 4e ed. New York, Wiley and Putnam, 1838, p.86-87
18 Le service est signalé pour la dernière fois dans Galiani's New Paris Guide.- 15th ed.- Paris : Galiani, 1827.
19 Quelques années plus tard, deux vapeurs, the Edimburg Castle et le Fox, assuraient trois traversées par
semaine
20 An Itinerary of France and Belgium.../M. Reichard.- London, Samuel Leigh, 1822, p. xxiii.
12
Les débuts de la vapeur
Dans ses premières années, la navigation à vapeur se limitait à la navigation fluviale et le
premier pyroscaphe (comme on disait à l'époque) à avoir traversé la Manche fut l' Élise, en 1816.
Partant de Newhaven, le bateau ne se rendait pas à Dieppe, comme il eut été logique, mais au Havre.
En effet, l'objectif n'était pas de défricher une ligne transmanche, mais de convoyer le bateau, acheté
à Londres jusqu'à Paris, où il devait assurer un service de transport de voyageurs sur la Seine. La
Société Pierre Andriel et Pajol et Cie, fondée par Pierre-Claude Pajol, général d'Empire en retraite et
Pierre Andriel, marin et négociant, avec le concours du banquer Lafitte, avait pour objet l'importation
de bateaux à vapeur , de façon à contourner le brevet déposé par le Marquis Jouffroy d'Abbans, qui
prétendait au monopole de la construction. Andriel se rendit donc à Londres pour acheter le Margery,
(parfois orthographié Marjory) un petit vapeur de 22 m de long et 70 tonnes de déplacement, construit
à Dunbarton en 1814, qui opérait sur la Tamise entre Londres et Gravesend depuis le 23 janvier 1815
et présentait une particularité notable : c'était sa très haute cheminée qui servait de mât. Il semblerait
que le Margery ait été d'un entretien délicat, et qu'il n'était pas rare qu'il fut arrêté pendant une dizaine
de jours pour réparations. C'est sans doute la raison pour laquelle il fut retiré du service à la fin de sa
première saison21. Le Margery fut rebaptisé Élise, puisqu'il était destiné à naviguer en France. Parti
dans la nuit du 15 au 16 mars 1816, comme la tempête s'était levée, le petit bateau mit 17 heures
pour aller de Newhaven au Havre. Pierre Andriel avait pris lui-même le commandement. Pour la petite
histoire, l'équipage, effrayé par une mer devenue très forte, refusait de poursuivre et exigeait de
revenir à Newhaven. Pas plus rassuré que ses marins, mais déterminé à convoyer le bateau, Andriel
avait sorti son pistolet, et en même temps qu'il menaçait les mutins, avait distribué du rhum et promis
trois bouteilles au premier qui signalerait la terre. L'Élise atteignit donc le Havre puis remonta la Seine,
en faisant escale à Rouen, jusqu'à Paris, sous les applaudissements des badauds. Le voyage de
l'Élise jusqu'à Paris est décrit dans le Journal de Rouen 22 qui s'émerveille de la maniabilité de l'Élise.
En juin 1825, l'Élise est vendue à la General Steam Navigation Company, fondée l'année
précédente et qui allait devenir la première compagnie de navigation à vapeur britannique à l'origine
de P & O. Après avoir reçu un moteur plus puissant (150 HP) le bateau fut accepté d'abord pour le
service London-Herne Bay-Margate puis Newhaven-Brighton-Dieppe. L'estampe publiée par
Ostervald l'aîné Arrivée de Londres à Paris le 29 mars 1816 du bateau à vapeur l'Élise, Capitaine
Andriel, représenté saluant le Château des Tuileries , nous donne une idée assez précise de ce petit
bateau, et l'on comprend mieux la réticence des marins à poursuivre la traversée dans la tempête,
d'autant que par gros temps, un navire à roue perd une bonne partie de sa propulsion puisqu'une les
roues se trouvent alternativement hors de l'eau. Et l'on imagine que les 70 tonnes de l' Élise ne
21 The Engineer, march 26, 1880, p. 223
22 Journal de Rouen, 23 mars 1816, p. 3-4
13
devaient pas être faciles à diriger dans la tempête avec une barre franche (l'effort est exercé
directement sur le gouvernail, sans aucune démultiplication).
Après avoir convoyé l'Élise, Andriel partit exercer son industrie à Naples : en 1817, le roi de
Naples lui accorda pour 30 ans le privilège exclusif d'employer le gaz d'hydrogène pour l'éclairage
public et privé, et pour 15 ans le privilège d'extraire le charbon et de faire seul dans le royaume des
Deux Siciles la navigation avec des bateaux à vapeur 23. La traversée de l'Élise, dont Andriel fait la
relation dans on intervention à l'Institut royal d'encouragement de Naples, contribua très certainement
à convaincre le roi de Naples : Le texte intégral du récit de Pierre Andirel se retrouve dans sa brochure
Coup d'oeil historique sur l'utilité des bâtiments à vapeur dans le Royaume des Deux Siciles 24
Les débuts de la navigation à vapeur sur Dieppe Brighton prennent place dans le contexte
général de la naissance de la navigation maritime à vapeur qui s'insère elle même dans l'ensemble
des applications de la machine à vapeur au XIXe siècle, laquelle reste jusqu'à l'apparition du moteur
électrique puis du moteur à combustion interne, la seule force motrice, et se trouve liée comme on le
voit avec le privilège accordé à Andriel, à l'exploitation du charbon. Il faut aussi considérer que la
distance relativement courte qui sépare Dieppe de l'Angleterre favorise le nouveau mode de
propulsion. Pour de longs voyages, la provision de charbon occupe une partie importante de l'espace
disponible, d'autant que les machines à vapeur du début du XIXe siècle ont un rendement médiocre.
Cet inconvénient n'apparaît guère pour une traversée qui ne dépasse pas quelques heures.
Le 25 novembre 1823, un débarcadère est inauguré à Brighton, que l’on appelait la « chain
pier » et qui se situait au niveau de la défunte West Pier, à peu près en face de l'actuel hôtel Hilton
Metropole. Ce nouveau débarcadère rend les opérations plus commodes pour les passagers et facilite
le déchargement des marchandises. Enfin il n'était plus nécessaire de gagner les bateaux en
chaloupes. Pendant plus de 20 ans les bateaux qui font la liaison avec le continent vont chaque fois
que le temps le permet, débarquer à la « chain pier ». Elle accueille même le 7 septembre 1843 la
jeune reine Victoria qui revient d'une visite officielle en France. Mais, plusieurs fois assaillie par la
tempête, la «chain pier» sera emportée définitivement le 4 décembre 1896.
Même si Brighton se trouvait en plein essor, les relations avec Dieppe n'étaient pas
quotidiennes. L'Itinéraire descriptif et topographique des routes de Paris à Londres, 1826 25
mentionne un départ de Dieppe vers Brighton les lundis et jeudis, et un service de Brighton à Dieppe
les mercredis et samedis, avec le vapeur Le Rapid. La traversée dure 9 heures. Le Rapid assurera la
23 La Quotidienne, 20 mars 1817, p 4.
24 Coup d'oeil historique sur l'utilité des bâtiments à vapeur dans le Royaume des Deux Siciles, lu à l'Institut
royal d'encouragement de Naples le 6 février 1817.- Naples, de l'Imprimerie du Ministère de la secrétairie
d'Etat, 1817.- 70p.
On retrouve aussi le témoignage de Pierre Andriel dans Fulton George et Robert Stephenson ou Les bateaux
à vapeur et les chemins de fer/ André Janin. Paris : Grassart, 1865, p.105-110.
25 Itinéraire... par W Lake, Paris, 1826.
14
liaison de 1825 à 1840. Petit vapeur à roues à aubes et coque en bois construit en 1820 par R & A
Carsewell, de Greenock, il reçut une nouvelle machine chez Napier en 1824 et fut vendu en 1825 à la
General Steam Navigation Co. Il mesurait 28 mètres de long, pour une jauge brute de 140 tonneaux,
et n'était par conséquent pas beaucoup plus grand que l'Élise. On imagine l'inconfort des passagers,
et peut-être aussi leur angoisse dans un aussi frêle esquif lorsque la mer devenait mauvaise. La
traversée était encore, sauf par beau temps, une expérience mémorable pour les voyageurs. Le guide
de Whittemore26 indique un service effectué trois fois par semaine, par deux vapeurs, le Rapid et
l'Eclipse. Il affirme que ces vapeurs sont remarquablement aménagés, offrant un excellent confort aux
passagers, ce dont on peut douter quand on sait que s'y entassaient parfois jusqu'à 70 passagers et
plusieurs voitures avec les chevaux. Ils partent d'ordinaire de la « chain pier » de Brighton si le temps
est clément, et de Newhaven par mauvais temps. Mais les avantages de la vapeur ne sont pas encore
décisifs, de sorte que la navigation à voiles va cohabiter quelques années avec la machine à vapeur.
S'ils ne peuvent pas garantir un horaire fixe, les voiliers peuvent si le vent est favorable, être aussi
rapides que les vapeurs, tout en offrant des capacités de transport supérieures pour une même jauge
puisqu'ils n'ont ni chaudières ni machines volumineuses et n'ont pas besoin d'embarquer du
combustible. Et les premiers vapeurs sont fragiles : ce sont surtout les roues qui sont vulnérables 27 et
par gros temps, les voiliers se révèlent plus fiables.
En 1822, le Monthly Magazine publie le journal d'un voyage en France, qui illustre bien les
difficultés rencontrées avec les premier vapeurs 28. L'auteur du récit effectue le passage sur le Swift, un
bateau de pêche à voiles construit en 1803 qui vient tout juste d'être rallongé et équipé d'une machine
à vapeur pour assurer la traversée Brighton-Dieppe. Long de 32 m, avec 7 m de large et 143 t 29, le
Swift assure le service entre 1822 et 1825, avant la mise en service du Rapid. Vendu à la Turquie en
1828, il devint le yacht privé du Sultan, puis le premier bâtiment à vapeur de la marine turque.
Mercredi 17 [juillet 1822] Sommes passés à la douane, pour faire contrôler nos passeports et
examiner les bagages. Avons quitté Brighton sur le paquebot à vapeur Swift à 10 heures et demie du
matin. Notre voyage a été très agréable jusqu'à 5 heures : un élément de l'une des roues s'est brisé :
tous à bord étaient paniqués : pendant trois heures et demie, nous nous sommes retrouvés en proie à
une terrible anxiété. Nous nous trouvions à peu près à mi-parcours, et cela faisait trois heures que
nous avions perdu de vue la terre. Il y avait une cinquantaine de personnes à bord. Repas chaud servi
à quatre heures ; et la plupart l'ont pris. Notre amie, Madame, a eu un accident fâcheux en sortant du
bateau. Son pied s'est trouvé écrasé entre le paquebot et la chaloupe, une sérieuse contusion, mais
heureusement aucune fracture. J'ai beaucoup souffert du mal de mer, ainsi que beaucoup d'autres,
qui descendirent dans la cabine. Le capitaine demanda à ce que l'on apporte pour moi un matelas sur
26
27
28
29
Whittemore's Royal Brighton guide for 1826, p. 125.
Voir par exemple la mésaventure du Talbot, rapportée par le Journal de Rouen du 10 novembre 1830, p. 3
Journal of a lady during a recent trip to France, The Monthly Magazine, oct. 1, 1822, p.224.
Les indications de jauge que l'on peut trouver dans les documents de l'époque sont incertaines. Tantôt on
indique le déplacement, tantôt la jauge mesurée selon le Builder's Old Measurement, en usage pour la
marine à voile, qui ne tient compte que de la longueur et de la largeur, sans considérer la forme de la coque.
15
le pont et dès que je pus m'allonger, le mal de mer disparut. Nous ne sommes pas arrivés à Dieppe
avant deux heures et demie du matin ; un bateau de pêche français vint à notre rencontre pour nous
guider dans le port, tandis que les marins français chantaient un cantique à la Vierge Marie. On
sonda, et on comprit que nous ne pourrions pas rentrer .On jeta l'ancre et nous nous sommes
résignés à rester là toute la nuit tandis que quelques uns allaient à terre en prenant place dans le
bateau de pêche. Alors avec d'autres, nous sommes descendus dans la cabine du capitaine, ce qu'on
avait refusé de faire jusque là comme il n'y avait rien pour s'installer et qu'il fallait s'asseoir par terre.
Jeudi 18. La marée ne nous permettait pas d'entrer dans le port avec le bateau. À six heures et
demie, nous l'avons quitté pour monter dans un bateau de pêche, et nous sommes arrivés à l'Hötel de
l'Europe à 7 heures et demie. La traversée sur le Swift avait duré 21 heures...
De 1826 à 1835, le Mountainer, fut affecté à la ligne Dieppe-Brighton. Petit steamer en bois de
31 m de long, équipé d'une machine Napier, il faisait, si l'on en croit le Guide du voyageur en
Europe30, la traversée en 7 heures, et c'était le seul vapeur qui assurait un service régulier. Mais les
indications de ces guides anciens doivent être considérés avec prudence, le lyrisme des rédacteurs
semblant prendre le pas sur l'exactitude des faits :
Embarquons nous ; le bateau commence à se mouvoir , déjà le Helm's man (timonier) a saisi la
barre de son gouvernail. Notre mécanicien est descendu dans les flancs du navire mettre en jeu ses
roues qui doivent imprimer sa marche ; bientôt elles tournent sur leur axe, le bâtiment gagne le large
et en un instant, Dieppe n'offre plus à nos regards que son château qui semble présider à notre
départ. Nous voilà en mer, et déjà nos regards cherchent avec avidité les côtes opposées : mais
bientôt [en fait après 6 heures de navigation dans les circonstances les plus favorables!] elles s'offrent
à nous sous la forme d'un nuage blanchâtre, et sous peu nous découvrons Brighton qui est le terme
de notre traversée.
La réalité était souvent moins riante, et les incidents avec les roues des vapeurs ne sont pas
rares, au point que beaucoup de passagers se méfient de la machine et préfèrent encore les voiliers.
Il existe à Brighton dans les années 1820 plusieurs paquebots voiliers, dont les départs ne sont pas
fixes, et qui rejoignent Dieppe en 7 à 8 heures lorsque le vent et la mer le permettent : les plus connus
sont l'Eliza, le Prince Regent, le Duke of Wellington, le Thomas, l'Elizabeth, le Nautilus, le Lord
Wellington, le Jane, l'Union, le Bristoll, le Ann & Elisabeth.
Le plus grand, l'Eliza du capitaine Lind, un cotre de 137 tonneaux, offre 30 lits, répartis en 4
cabines meublées avec soin, et sous le pont, un espace réservé aux voitures et aux chevaux . Le
Prince Regent, gréé en schooner, est un peu plus petit, avec 20 lits, Le Duke of Wellington (116
tonneaux) propose une cabine unique de 17 pieds par 12, dans laquelle sont installés entre 20 et
30 Guide historique et pittoresque du voyageur en Europe, par terre et par les bateaux à vapeur.- Paris, Maison,
1842, 2e partie p.7. Le guide le mentionne sous le nom de Moutainer, et ne semble pas avoir pris note de ce
que le Mountainer avait cessé son service en 1835, la mise à jour des guides laissant alors à désirer.
16
trente lits. Le Thomas du capitaine Clear (100 tonneaux) est réputé être luxueusement aménagé, avec
des chambres particulières, des cabines privées, une capacité de 21 lits. Le Union semble être le seul
voilier français des années 1820. Plus petit (95 tonneaux), il offre néanmoins 20 lits 31. Tous ces
« packets » disposent sous le pont, d'une écurie/garage. Transportant les voyageurs avec leurs
véhicules (les voitures et les chevaux) ce sont des car-ferries avant la lettre. Ils disparaîtront avec le
chemin de fer et ne réapparaîtront – mais cette fois adaptés à l'automobile – qu'en 1963. Il n'y a ni
salon ni salle à manger. D'après les récits contemporains, les voyageurs n'ont d'autre possibilité que
de passer la traversée sur le pont, exposés aux embruns, ou couchés dans les cabines, en proie au
mal de mer...
Vers 1840, on utilisera de préférence un vrai port abrité, celui de Newhaven, un des rares ports
de cette partie de la côte (à Brighton, à Hastings, à Eastbourne, les pêcheurs tirent les bateaux sur les
galets) et d'importants travaux seront nécessaires pour y accueillir les vapeurs, qui dans les premières
années, n'apportèrent pas un changement radical, car ce n'était pas la traversée maritime qui posait le
problème majeur. Il fallait avant tout pouvoir rejoindre rapidement Dieppe ou Newhaven de Paris ou de
Londres, et rien n'était possible sans le chemin de fer. La diligence mettait trois jours pour aller de
Paris à Dieppe, et de 6 à 8 heures de Brighton à Londres. Afin de réduire la durée du trajet entre
Londres et Brighton à moins de 6 heures, les compagnies de diligence se livraient à de féroces
compétitions, avec de regrettables excès : les accidents se multipliaient, les voitures se renversaient,
on épuisait les chevaux. Il fallut même légiférer pour interdire de faire galoper les chevaux sans
interruption, après qu'en une semaine en 1816, 15 chevaux aient trouvé la mort tandis qu'un cocher
se flattait d'avoir brisé trois fouets sur un seul trajet 32. Toutefois, le trajet Paris-Londres par Dieppe
pouvait être préféré à la route par Calais qui présentait un trajet maritime certes plus court, mais un
trajet terrestre beaucoup plus long, et, aux dires de tous les voyageurs, sans aucun attrait.
Il y avait encore, avant l'arrivée du chemin de fer, une autre façon de joindre Londres à Paris,
celle qui consistait à prendre le bateau à Londres sur la Tamise, et à ne pas le quitter jusqu'à l'arrivée
à Calais ou Boulogne. Ce service offert par la General Steam Navigation Company, permettait aussi
de faire des économies sur le coût de la diligence entre Londres et Brighton. Ce pouvait être le
véritable concurrent de la ligne Brighton-Dieppe : Les vapeurs de la GSN partaient du quai Adelaïde à
London Bridge quatre fois par semaines. pour Calais, et trois fois par semaines pour Boulogne. Il
fallait compter en tout de 10 à 11h de Londres à Boulogne et ce sans transbordement.
Pour ce qui est des tarifs, les arguments du trajet Londres-Boulogne ou Londres-Calais sont
décisifs. "Chief Cabin" 15 shillings, cabine ordinaire 10 shillings. Voiture à un essieu £1.10, à deux
31 An epitome of Brighton, topographical and descriptive Par Richard Sickelmore.Brighton, W. Fleet impr., 1815, p. 102.
32 Brighton and its coaches : A History of the London and Brighton Road... / William Charles Arlington Blew,
London, John C. Nimmo, 1894, p. 103
17
essieux £3. Cheval : £2. Chien : 5 shillings. Par comparaison, la seule traversée Brighton-Dieppe
coûte £1 dans la "Chief Cabin", 15 shillings dans la cabine ordinaire, voiture à un essieu £2.2', à deux
essieux £6.6'. Cheval : £2.10'. Il n'apparaît pas que l'on ait appliqué à cette époque un supplément
pour les chiens sur Brighton-Dieppe33. Mais bien évidemment, le trajet de Dieppe à Paris, en passant
par Rouen, est plus court et coûte moins cher que de Boulogne à Paris, il est aussi de l'avis unanime,
beaucoup plus agréable.
Il est amusant de constater que la tradition de la Chief cabin a perduré : elle s'appelle cabine
Commodore sur les Côte d'Albâtre et Seven Sisters, et ne peut accueillir qu'un couple dans un lit
double alors que les autres cabines comportent 4 couchettes.
33 Cité par The Traveller's Guide to Steam Navigation to all parts of the world...London, Robert Tyas, 1840, p.
42-43. On notera qu'en 1840, la quarantaine pour les chiens n'existait pas.
18
3. Le chemin de fer atteint la mer
Brighton est depuis le début du siècle une station balnéaire très en vogue et en plein essor
lorsqu' est inaugurée la ligne de Londres à Brighton, le 21 septembre 1841. La East Sussex Coast
Line qui suit la côte et va de Brighton à St Leonard on Sea sera mise en service en 1846, peu de
temps avant la formation de la London Brighton and South Coast Railway qui regroupe plusieurs
petites compagnies, et l'embranchement de Newhaven ouvre en 1847, un an avant la mise en service
de l'embranchement de Dieppe.
Au tout début des années 1840, la traversée semble assurée avec une certaine fantaisie « à ce
moment, un seul bateau, tout petit, faisait le service : son capitaine, le sieur Cheeseman, de joyeuse
mémoire, embarquait au gré de son caprice voyageurs et marchandises. Il n'était tenu à aucun
horaire, non plus qu'à aucune direction : aussi débarquait-il ses colis humains et autres aussi bien à
Folkestone qu'à Southampton. Il transportait ainsi une douzaine de voyageurs par traversée et autant
de tonnes de marchandises et c'était à ce moment tout le à trafic régulier (?) de la Manche par
Dieppe »34 . Le bateau auquel il est fait allusion est vraisemblablement le Dart commandé par Francis
Chessman (parfois orthographié Chesseman), un petit steamer à voile de 139 tonneaux, qui assura
un service régulier en 1840-1841, puis fut affecté à des services ponctuels entre divers ports
français35. Le Dart pouvait effectuer la traversée par beau temps en 6 ou 7 heures. Le Guide à Dieppe
et aux environs36 précise en effet : le Dart, bateau à vapeur d'une force de 120 chevaux, et jaugeant
139 tonneaux, fait deux fois par semaine le trajet de Dieppe à Brighton en sept heures.
Le Dart, jugé sévèrement par certains, est apprécié par d'autres : le Traveler's Guide by Steam
Navigation de 1840, considère qu'il s'agit d'un navire rapide et de premier ordre, mais les avis négatifs
l'emportent.
Un voyageur américain, qui fait la traversée en août 1843, qualifie le Dart de vieux vapeur
misérable, qui à en juger par sa vitesse et son apparence, a été construit il y a au moins vingt ans, un
de ces raffiots courtauds et lourds comme il y en avait au début de la vapeur 37 . Dans les deux
cabines, des couchettes en nombre insuffisant, et au milieu des cabines un amoncellement de
bagages et de matelas posés à même le plancher. Le temps est exécrable, la mer est si agitée dès le
départ que le pilote ne peut pas être débarqué, tous les passagers sont malades, les femmes
34 La Science française, 1896, 7 février, p 55.
35 John Ackerson Erredge fait allusion à Francis Cheesman (parfois orthographié Cheeseman) dans son History
of Brighthelmston, Brighton, The Observer's Office, p. 319. Chessman avait acquis une certaine notoriété en
sauvant de la noyade l'aéronaute Charles Green, mis en difficulté au niveau de Beachy Head le 1 er octobre
1821.
36 Guide à Dieppe et aux environs.- Dieppe, L. Abbema, [s.d], p. 123.
37 « ...a miserable old steamer called « the Dart, by her speed and model built at least twentyyears since ; one
of those short unwieldly things which were in vogue in the early days of steaming ». Two months abroad : a
trip to England...by a railroad director of Massachussets [Elias Haskets Derby]. Boston, Redding Co, 1844,
Letter VIII, p.15.
19
sanglotent, les hommes récriminent, les enfants crient, chantent des cantiques. Au petit matin, le Dart
arrive en vue de Dieppe, manque d'être précipité contre la jetée, et rentre de justesse au port. Le
verdict de notre voyageur est sans appel : Le vapeur apparaît encore plus délabré que la veille au
soir, et l'on s'étonne de ce que les Anglais autorisent une compagnie, toute influente ou âpre au gain
qu'elle puisse être, de s'arroger le monopole de la route la plus directe entre Paris et Londres avec un
navire qui sur n'importe quel trajet, ne tiendrait pas un mois aux États-Unis, et qui plus est au prix de
de 20 shillings, ou $ 4,80 pour parcourir 70 miles, soit trois fois le tarif normal 38.
Mais si la route qui passe par Dieppe et Brighton est celle qui fait gagner le plus de temps, ce
n'est pas la plus confortable, car il existe ces bateaux de la General Steam Navigation qui partent de
Londres, sur la Tamise, et rejoignent directement Calais ou Boulogne, évitant au voyageur le
transbordement et le trajet en diligence entre Londres et Brighton 39. C'est en 1843, avec la mise en
service de la ligne de chemin de fer Paris-Rouen, que l'on peut véritablement parler de liaison
commerciale entre l'Angleterre et la Normandie. Le chemin de fer met Paris à quatre heures de
Rouen, alors qu'il fallait deux jours par la diligence. Reste le trajet de Rouen à Dieppe, qui doit
s'effectuer par la diligence, et prend 5 heures, réduites à trois heures et demie avec l'instauration d'un
nouveau service de messagerie dans le courant de l'année 1843. L'arrivée du chemin de fer est
saluée par la presse locale, qui voit l'avantage qu'elle apporte à Dieppe-Brighton sur la « route du
Nord » par Calais ou Boulogne40.
L'arrivée du chemin de fer à Rouen est une étape importante, qui cependant, ne suffit pas à
assurer le succès de la ligne maritime. Dans un article fort documenté, paru en 1844 41, W.B. Prichard,
ingénieur des chemins de fer, expose les difficultés rencontrées. Il rappelle que c'est par Dieppe que
le trajet Londres-Paris est le plus court, qu'il est, en 1844, le plus rapide, et le plus économique, mais
paradoxalement, qu'il passe par Brighton-Dieppe beaucoup moins de voyageurs que par
Southampton, et à peine le dixième de ceux qui passent par Folkestone. On constate que les choses
n'ont guère changé : Paris-Londres par Dieppe reste toujours le trajet le plus court et le plus
économique. Il est aussi souvent le plus rapide, car la traversée permet aux chauffeurs de prendre un
repos suffisant pour reprendre le volant à l'arrivée, tout en respectant leur temps de conduite
réglementaire. Mais comme en 1844, la fréquentation de la ligne reste, en dépit d'une progression
sensible, très inférieure à celle des autres routes maritimes.
38 The steamer looks even worse than in the evening, and the wonder is, that Englishmen will permit any
Company, however powerful or grasping, to monopolize the most direct route between Paris and London,
with a boat which would not live a month on any route in the United States, and at a fare, too, of 20
shillings, or $ =4,80 for 70 miles – threefold a proper charge » ;Ibid.
39 The Traveller's Guide by Steam Navigation to All Parts of the World.- London, Robert Tyas, 1840, p.41-43.
40 Voir le Journal de Rouen du 30 avril 1843, lequel reprend la Vigie de Dieppe.
41 Communication between London and Paris in 15 jours via the Brighton Railway & c / W.B. Pritchard in
Fisher's Colonial Magazine and Journal of Trade, Commerce and Banking, new series, 1844, vol . 1, p. 192- 202.
20
L'auteur tente des explications à cette faible fréquentation. La mauvaise coordination des
horaires des trains avec les départs des bateaux, une mauvaise organisation de la prise en charge
des bagages et du passage à la douane, la dépendance de la marée, l'absence d'un quai
d'embarquement commode, les déficiences dans l'organisation du trafic ferroviaire entre Londres et
Brighton, et surtout, l'inadaptation des bateaux affectés au service. La solution réside selon lui dans la
prise en charge de la gestion du transport, tant ferroviaire que maritime, par un opérateur unique, la
compagnie de chemin de fer, et l'avenir lui donnera raison. Il nous donne des précisions sur les
bateaux, qui corroborent les divers témoignages que nous avons évoqués : en 1843, opéraient trois
bateaux, le malheureux Dart, dont il a été souvent question, qui a souvent heurté les jetées des ports
tant il est difficile à manoeuvrer , le Menai, un bateau fluvial qui ne présente aucune des
caractéristiques souhaitables pour le service, et le Venezuela, un vapeur conçu pour le transport du
bétail entre l'Espagne et les Antilles. L'auteur recommande la construction de navires en fer (le temps
n'en est pas encore à l'acier) d'un faible tirant d'eau (6 ou 7 pieds).
Bien plus tard, le Conseil général de Seine-Maritime, lorsqu'il aura repris la gestion de la ligne,
pourra constater la justesse des vues de Prichard : les spécificités de la ligne et contraintes
particulières des ports de Dieppe et de Newhaven exigent des navires construits à cet effet. Ni le
Sardina Verde ni le Dieppe, utilisés à partit de 2001 en attente du Côte d'Albâtre et du Seven Sisters,
ne donneront entière satisfaction.
Il faut attendre 1848 pour que le chemin de fer atteigne Dieppe, mettant alors Paris à 13 heures
de Londres. Déjà, la construction du chemin de fer de Rouen au Havre n'avait pas été une mince
affaire. Le 1 avril 1845, les Ponts & Chaussées arrêtent le tracé : sur la ligne Rouen-Le Havre, un
embranchement part de Malaunay, traverse la vallée du Cailly, la vallée de la Scie et rejoint Dieppe
par un souterrain long de 1634 m. Une société se constitue le 28 avril 1845, la Compagnie des
chemins de fer de Dieppe et de Fécamp. Ce sont les « navvies », ces terrassiers anglais et irlandais
qui avaient déjà construit les canaux anglais (d'où leur surnom de navigators, abrégé en navvies) de
l'entreprise Brassey qui sont chargés des travaux sous la direction de l'ingénieur Joseph Locke.
On craint un moment qu'il faille renoncer à l'entreprise, car le viaduc de Barentin s'effondre le 9
janvier 1846, juste avant qu'il ne soit achevé, et la crise boursière de 1847 fait chuter le cours de
l'action de la compagnie. Mais Brassey reconstruit le viaduc à ses frais, et et la ligne Rouen-Dieppe
peut être inaugurée le 1er aout 1848.
Restait la traversée de la Manche. Les bateaux avaient été exploités d'abord par la General
Steam Navigation, puis par une compagnie dépendant de la London Brighton and South Coast
Railway Company, la Brighton and Continental Steam Packet Company, constituée en 1848 qui
assure le service avec trois bateaux. À cette époque, la loi britannique interdisait aux compagnies de
chemins de fer d'exploiter des navires. La South Eastern Company s'estimant victime d'une
21
concurrence déloyale, dépose une plainte contre la Brighton and Continental Steam Packet Company,
qui est jugée recevable. La Brighton and Continental Steam Packet Company est alors enjointe de
cesser ses activités ; il faut trouver une solution pour maintenir le service d'autant que s'approche
l'exposition de 1851 avec la promesse d'un trafic accru. La LBSCR company conclut un accord avec
un armateur privé, Maples & Morris qui doit mettre en service de nouveaux bateaux,le Rouen (1853)
le Lyons et l'Orléans (1856), puis l'Alexandra (1863). En attendant que les nouveaux steamers soient
disponibles, Maples doit utiliser sa flotte de petits vapeurs à coque de bois. Néanmoins, ces vapeurs
représentent une nette amélioration par rapport à la situation antérieure, où comme nous l'avons vu
plus haut, les voyageurs devaient se résoudre à emprunter de petits bâtiments qui assuraient le
passage plus ou moins à la demande, avec des capacités d'une vingtaine de voyageurs. Car dans les
premières années qui suivent l'ouverture de Newhaven à la ligne de Dieppe, la situation n'est guère
satisfaisante : Si l'on en croit le Railway News, Tout comme à Brighton, au début, à Newhaven, les
vapeurs qui assuraient le passage vers Dieppe appartenaient à des propriétaires privés qui n'avaient
pas les moyens de semer généreusement de façon à pouvoir moissonner abondamment, mais
devaient se satisfaire d'un gain médiocre pour une mise médiocre. Dans le langage imagé d'un
habitant de Newhaven, qui connaît bien l'histoire que nous dépeignons ici, les paquebots qui pendant
plusieurs années, ont fait la traversée vers Dieppe, n'étaient pas de vrais vapeurs, mais de vieilles
bassines, tout tout juste capables de flotter. Le public exigeant n'aimait pas les vieilles bassines, et la
pénible lenteur avec laquelle ils avançaient sur (ou comme cela arrivait parfois) sous les vagues de la
Manche42 . En conséquence de quoi, selon Railway News, 9 voyageurs sur 10 passaient par le
détroit. La sévérité du rédacteur de l’article est sans doute excessive car si les premiers vapeurs mis
en service sur la ligne de Dieppe ne sont ni très récents ni très confortables, ceux de Calais ne le sont
pas davantage.
En 1851, pour l'exposition universelle de Londres, la première du genre, les paquebots utilisent
déjà régulièrement le port de Newhaven dont le chenal a été creusé : On lit dans la Chronique de
l'exposition : Cette semaine il est arrivé beaucoup de voyageurs de France par la voie de Dieppe et de
Newhaven qui est la voie la plus courte entre Londres et Paris et que l'on semble apprécier43. Parmi
les visiteurs de l'exposition de Londres, le jeune Gustave Flaubert, qui a promis à sa mère de
l'accompagner. Mais Madame Flaubert doit craindre le mal de mer, et préfère partir de Boulogne où la
traversée ne dure que 3 heures, contre 6 heures au départ de Dieppe. Comme il n'existe encore
aucune liaison ferroviaire entre Rouen et Boulogne (alors que la ligne Rouen Dieppe est en service
depuis 1848) les Flaubert mère et fils vont prendre la diligence, qui met 18 h pour aller de Rouen à
42 As at Brighton,so at first at Newhaven, the steamers belonged to private owners who could not afford to
sow liberally in order to reap plentifully but had to content themselves with inviting a smaill success by a
small outlay. In the expressive language of an inhabitant of Newhaven, well acquainted with the history here
sketched the packets which for a number of years kept running to Dieppe were not steamships at all but old
tubs barely able to keep the water. Well, a discriminating public did not like the old tubs and the painful
slowness with which they crept over or as sometimes happened, under the Channel waves. The Railway
News vol.7, feb.1867, p.100
43 Le Palais de cristal, journal illustré de l'exposition de 1851, 1/6/1851, p.55
22
Boulogne44. Et Flaubert écrit à Louise Collet : « Par suite d’un système de voyage absurde adopté par
ma mère, nous avons été trois mortels jours à faire le voyage de Rouen à Londres. Enfin, hier au soir
samedi, nous sommes arrivés à neuf heures du soir 45. En prenant le train et en passant par Dieppe,
les Flaubert n'auraient pas mis plus de 12 heures pour gagner Londres, même en tenant compte de la
marée. Il est possible aussi que Madame Flaubert ait connu la mauvaise réputation des bateaux de
Dieppe, réputation qui n'est plus justifiée en 1851, mais qui perdure. Il va falloir quelques années pour
que Dieppe regagne l'estime des voyageurs. Et cependant, la traversée par le détroit présente bien
des inconvénients. Le guide Murray, dans sa 5 e édition de 1854, annonce pour Londres-Paris 14
heures de voyage par Calais, et 16h par Dieppe (à condition que le départ du bateau ne soit pas
retardé par la marée), mais rappelle que les vapeurs qui font la traversée entre Douvres et Calais sont
petits (plus petits que ceux de Dieppe) et que l'affluence est telle que les passagers risquent de
voyager sur le pont promenade et par mauvais temps, d'être mouillés par la pluie ou les embruns. Le
guide conseille tout particulièrement aux dames de garder avec elles un sac avec des vêtements de
rechange.46
Après 1860 Dieppe augmente sa part du trafic transmanche au détriment de Boulogne, mais
sans affecter la progression de Calais. Pour la période 1846-1854, Dieppe ne représentait que 6,34 %
du trafic transmanche, contre 49,71 % pour Boulogne et 27,76 % pour Calais. Sur la période 18611869, Dieppe atteint 14,71 %, Boulogne 38,81 %, Calais 40,17 %47.
Entre la reprise de l'exploitation par Maples, et la livraison du Rouen, du Lyons et de l'Orléans,
en plus de la flotte de vapeurs en bois, un curieux steamer fut affecté sur Dieppe Newhaven, qui
mérite d'être mentionné pour son originalité, la Wave Queen. Dessinée par John Scott Russel
(l'architecte du Great Eastern) et construite en 1852, la Wave Queen avait une coque de clipper en fer
d'une finesse surprenante (200 pieds de long pour une largeur de moins de 15 pieds, soit le rapport
inhabituel longueur/largeur de 1 à 14), un tirant d'eau de 6 pieds, qui lui permettait d'accoster à peu
près partout, et des roues d'un diamètre plus réduit que ce qui était alors la norme
48 .
Les machines, de
44 On trouvera un comparatif des différents moyens de gagner Londres au départ de Rouen dans A Guide to
Rouen and its Environs, by A.H. Monteith.- London, 1845, p 10
45 Lettre à Louise Collet du 28 septembre 1851 :
http://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/conard/lettres/lettres1.html
46 Owning to the smallness of the steamboats which cross the channel between France and England, they are
constantly crowded to inconvenience and in rough weather, passagers are very liable to be wetted by the rain
or spray. The passengers especially ladies, should therefore take with them a small change of raiment in a
handbang which must not be labelled at London Bridge, Handbook for travelers in France, 1854, p.xix.
47 D'après G. Oustric, Le port de Boulogne sur Mer au XIXe siècle, Boulogne Editions le Téméraire la
Sentinelle, 1995, p. 180.
48 R.A. Fletcher, Steam-Ships : the Story of their Developement to the Present Day. London, Sigdwick and
Jackson Ltdn 1910, p 106-108.
Voir aussi Robert Hunts.- Handbook to the industrial department of the International Exhibition.- London :
Edward Staford, 1862, p 367.
23
type oscillant, d'une puissance de 80 BPH 49, assuraient une vitesse moyenne de 15,5 nœuds, alors
que des steamers comme le Lyons ou l'Orléans ne dépassaient pas 11 nœuds ½- 12 nœuds. Pris
dans une violente tempête, devenu ingouvernable, le Wave Queen s'échoua le 28 septembre 1852 à
l'Est de Newhaven . Tous les passagers et les bagages purent être débarqués sans dommages, et le
bateau reprit son service rapidement, démontrant la robustesse de sa construction 50 .
49 Il s'agit de Boiler Horse Power, puissance délivrée par la chaudière, qui ne peut pas se comparer au chevalvapeur. 80 BHP seraient l'équivalent de 784 Kw.
50 Vigie de Dieppe, du 1er octobre, p. 1
24
4. Les compagnies de chemin de fer s'engagent dans l'exploitation.
À partir de 1863, L'exploitation de la ligne par la London Brighton and South Coast Railway
avec l'achat de beaux steamers permet à la ligne de retrouver la faveur du public : en 1865, on
enregistre 136 104 voyageurs à Boulogne, 133 562 à Calais, 47 463 à Dieppe, 17 610 au Havre, 2
157 à Dunkerque. Railway News fait le test51 : départ de Londres, arrivée 1h25 plus tard à Lewes, puis
15 mn plus tard à Newhaven, quelques marches pour gagner le bateau , 4h30 à 5 heures de
traversée, puis 4 heures de train pour aller de Dieppe à Paris, soit à peu près 11 heures de voyage.
C’est l’accélération de la vitesse de circulation des trains qui conduira la liaison par Calais à offrir un
gain de temps significatif tandis que Dieppe-Newhaven s'efforcera de raccourcir le temps de la
traversée. À la veille de l'exposition universelle de 1867, 8 bateaux sont exploités sur la ligne, 5
bateaux à roues à aubes, pour transporter les passagers, le Bordeaux, le Marseilles, l'Orléans,
l'Alexandra, le Lyons (repris de Maple and Morris) et pour le fret 3 bateaux à hélice, le Ida, le Honfleur
et le Rennes, avec des capacités de l'ordre de 250 à 400 passagers.
Les steamers de la LBSCR se distinguent par le soin de leur aménagement : selon un journal
local, il [l'Alexandra] était magnifiquement équipé avec un salon arrière de 11,70m de long, d'une
hauteur de 2,10 m, admirablement éclairé. Le plafond est peint en blanc mat, avec des moulures et
divers ornements dorés, des coussins en velours d'Utrech cramoisi. Sur les cloisons avant et arrière,
sont disposés de très grands miroirs, aux encadrements de bois doré travaillé. 52
Cette appréciation est reprise par Railway News qui considère que les vapeurs du London
Brighton and South Coast sont confortables et même luxueux, et l'aménagement des secondes
classes, qui comprennent entre autres des cabines décorées avec goût pour les dames, équivaut à
celui des premières classes dans la plupart des autres bateaux. C'est probablement en raison de la
bonne ventilation et du confort général des vapeurs de la Compagnie de Brighton que le mal de mer y
est moins fréquent que sur les autres lignes entre l'Angleterre et la France 53.
Tous les passagers ne semblent pas avoir goûté le confort de l'Alexandra. Flaubert, qui se rend
à Londres chez sa nièce Caroline et empreinte précisément l'Alexandra, note dans son carnet de
voyage :26 juin 1866. Le soleil manque tout à coup brouillard - le temps fraîchit. Je me tiens couché
sur le banc de tribord - puis sur un paquet de cordages. Le temps me semble très long 54.
Il est possible que Gustave Flaubert ait décrit sa condition de voyageur de troisième classe, car le
51 The Railway News, vol 7, 9 fev. 1867, p. 120
52 According to a local newspaper report of the time she was magnificently fitted with "an after saloon of 39 ft
in length and seven feet in height and admirably lighted. The ceiling is painted flatted white; mouldings,
ornaments etc are done up in gold, crimson Utrecht velvet cushions etc. Fore and aft are placed very large
mirrors, in frames elaborately carved and gilt http://website.lineone.net/~tom_lee/alex2img.htm
53 Railway News, Feb.18, 1871 p. 206.
25
grand homme, dont les rentrées d'argent étaient limitées et irrégulières, tendait à dépenser plus qu'il
ne gagnait et se trouvait fréquemment dans des situations financières difficiles. On ne voit pas
pourquoi il se serait couché sur des cordages, sur le pont, s'il avait eu accès au salon des premières
classes. Il y avait à bord des paquebots de la ligne, une grande différence entre les voyageurs de
première classe et les autres. Pour résumer, les uns voyageaient au sec et au chaud, les autres, en
fonction des caprices du temps, pouvaient se retrouver trempés jusqu'aux os et transis de froid.
L'exposition universelle de Paris de 1867, dont on sait aujourd'hui qu'elle draina 11 millions de
visiteurs, porte à l'optimisme, et le rédacteur du Railway News conclut : Bientôt sans nul doute,
pendant tout le temps de l'exposition universelle, nous verrons les mille passagers par jour, et pour
garder leur clientèle il ne faudra guère plus que maintenir la règle des 11 heures de Londres à Paris,
avec une correspondance ferroviaire toute l'année. De cette façon, la ligne Dieppe-Newhaven, avec
ses tarifs avantageux [£ 2 10' pour un billet aller retour en première classe, £ 1 16' en seconde classe
et £1 8' en troisième classe] a de bonnes chances de remporter le titre non seulement de Route la
plus courte vers Paris, mais de Route du million 55. Le million de passagers sera atteint et dépassé,
mais en 1993 ! Le Handbook for Visitors to Paris de Murray dans son édition de 1867 56 donne des
indications un peu moins optimistes : 15 heures en tout en été (dont 6 heures de traversée) lorsque
l'horaire des trains coïncide avec celui de la marée, mais de 18 à 24 heures en hiver, lorsque les
voyageurs sont contraints d'attendre à Dieppe. Le guide déconseille fortement de prendre un repas à
bord des bateaux (la restauration à bord laisse beaucoup à désirer), tout comme à l'auberge de
Newhaven (vaste, sale et très décevante) mais note que le supplément à payer pour les bagages
excédentaires est très inférieur à celui que l'on doit acquitter sur Calais-Douvres ou BoulogneFolkestone. Ce dernier élément a son importance, à une époque où le touriste voyage lourdement
chargé : les visiteurs de l'exposition constituent une clientèle aisée qui fréquente les restaurants, les
bons hôtels, va au spectacle, et soigne sa mise.
La compagnie vante la rapidité de ses vapeurs et n'hésite pas à organiser des courses entre
Dieppe et Newhaven. En 1864 l'Alexandra est confronté au Marseilles (sic) et l'année suivante, le
Bordeaux fait la démonstration (c'est du moins ce que l'on pense à l'époque), face au Lyons, de la
supériorité de son étrave d'un dessin alors tout nouveau, dit « en soc de charrue », en fait une étrave
droite alors que les steamers avaient jusque là une étrave de clipper, dite étrave à guibre 57.
54 Carnet de voyage n° 13, retranscrit dans Hernia Olivier.- Flaubert et une gouvernante anglaise ; trad. de
Gillian Pink.- Presses de l'Université de Rouen, 2011, annexe I, Les notes de voyage de Flaubert, p. 218. La traversée dure à cette époque à peu près 6 heures.
55 The thousand a day will come,no doubt, during the time of the Universal Exhibition[ Paris 1867, qui recut 11
millions de visiteurs]; and, to keep them, little else will be required but the acting up to the principle,
“Eleven hours from London to Paris, and tidal trains all the year round.” By this means the NewhavenDieppe line, with its low fares [£1.16 for a second class return ticket, 2.10 for a first class, 1.8 for a third
class] has a good chance of getting the title not only of the “straight road to Paris”, but of the road for the
million”.The Railway News , ibid.
56 A Handbook for Visitors to Paris...- 3d edition carefully revised with a notice of the Universal Exposition of
1867.- London, John Murray, 1867.
57 The Times, September 13, 1865 Issue N° 25289, p.10
26
Mais pour le voyageur qui se soucie peu des subtilités de l'architecture navale, la traversée
reste assez fréquemment pénible. Sarah Chauncey Woolsey, écrivain américain connue sous le nom
de nom de Susan Coolidge, décrit dans What Katy did next, une traversée de Dieppe à Newhaven qui
est en fait le récit de sa propre traversée lorsqu'elle s'était rendue en Europe en 1872. Dans le roman,
Mrs Ashe, la mère de l'amie de la jeune Katy, avait choisi comme beaucoup de touristes, d'emprunter
la ligne Dieppe-Newhaven pour se rendre d'Angleterre en France, afin de visiter Rouen en chemin
vers Paris. La traversée de la Manche s'avère difficile, et contrairement à toute attente, plus
éprouvante que le voyage transatlantique dont les personnages viennent de faire l'expérience. Le petit
steamer (si le livre a été publié en 1886, les souvenirs de l'auteur remontent à 1872, et le steamer en
question est un vapeur à roues à aubes de la classe du Marseilles ou du Bordeaux), apparaît bien
frêle dans une mer sans doute assez forte. Il rejoint Dieppe avec plusieurs heures de retard, de sorte
que la correspondance avec le train de Paris ne peut pas être assurée. La fraîcheur du récit indique
qu'il ne s'agit que de l'exacte transposition de souvenirs personnels, qui contredisent quelque peu les
descriptions optimistes des guides et des publicités qui paraissent dans la presse, notamment pour ce
qui concerne le confort de la cabine des dames58. Susan Coolidge n'hésite pas à la qualifier de
« terrible », que l'on pourrait traduire dans le langage quelque peu précieux d'une bourgeoise de la fin
du siècle par « épouvantable ».
Les contraintes de la marée sont atténuées par le faible tirant d'eau des bateaux. La Notice sur
le port de Dieppe, rédigée par M. Lavoinne, ingénieur des ponts et chaussées, publiée par le Ministère
des travaux publics en 1874, précise qu'en été les trains sont en correspondance avec la marée, et
que le faible tirant d'eau des bateaux (2,10m) leur permet d'entrer et de sortir à mi-marée. La même
brochure publie des statistiques sur le trafic voyageurs (p.50) qui mettent bien en évidence l'incidence
des expositions universelles de Londres (1862) et de Paris (1867) sur la fréquentation de la ligne.
Manifestement, l'exposition de Paris avait attiré plus d'Anglais que l'exposition de Londres n'avait fait
venir de Français. La guerre de 1870 n'entraînerai qu'une suspension de courte durée de
l'exploitation. La liaison n'est interrompue qu'en décembre 1870 et reprend en février 1871.
58 Mrs. Ashe had decided to cross by Newhaven and Dieppe, because some one had told her of the beautiful
old town of Rouen, and it seemed easy and convenient to take it on the way to Paris. Just landed from the
long voyage across the Atlantic, the little passage of the Channel seemed nothing to our travellers, and they
made ready for their night on the Dieppe steamer with the philosophy which is born of ignorance. They were
speedily undeceived !
The English Channel has a character of its own, which distinguishes it from other seas and straits. It seems
made fractious and difficult by Nature, and set as on purpose to be barrier between two nations who are too
unlike to easily understand each other, and are the safer neighbors for this wholesome difficulty of
communication between them. The "chop' was worse than usual on the night when our travellers crossed ;
the steamer had to fight her way inch by inch. And oh, such a little steamer! and oh, such a long night !
Dawn had given place to day, and day was well advanced toward noon, before the stout little steamer gained
her port. It was hours after the usual time for arrival ; the train for Paris must long since have started, and
Katy felt dejected and forlorn as, making her way out of the terrible ladies' cabin, she crept on deck for her
first glimpse of France. - What Katy did next / Susan Coolidge , Boston 1886, p.129-131
27
1860
39729
1865
47692 59
1861
43044
1866
37600
1862
55062
1867
88654
1863
41468
1868
36129
1864
45487
1869
40726
En 1873, est inaugurée la ligne Paris-Dieppe par Pontoise et Gisors, qui met Dieppe à 5h30 de
Paris. En même temps, l'ouverture de la gare maritime de Dieppe permet aux passagers d'embarquer
directement à la descente du train. En un premier temps, le nouveau tracé n'offre aucun gain de
temps sur la ligne de Rouen, mais bientôt, la vitesse des trains s'accélère. En 1909, le temps de
parcours est réduit à 3 heures. La ligne est mise en double-voie en 1912-1913 et le trajet ParisDieppdescend à 1h47 minutes en 1938 au moment de la création de la SNCF , par autorails Bugatti.F.
La ligne de Pontoise fait alors de Dieppe-Newhaven la route la plus rapide entre Paris et Londres,
d'autant que depuis 1886, l'ouverture de la gare de Newhaven Harbour offre aux voyageurs la même
facilité qu'à Dieppe : le train dépose les passagers à quelques pas du paquebot. Bien plus tard,
lorsque la ligne de Gisors aura été abandonnée, que les correspondances auront disparu, que la gare
maritime de Dieppe aura été fermée (1994) ainsi que celle de Newhaven Harbour (2006), le temps de
trajet Paris-Londres pour le passager piéton se trouvera sensiblement majoré. À cela s'ajouteront pour
les piétons comme les automobilistes, la modération de la vitesse des bateaux pour économiser le
carburant et limiter la pollution, et dernièrement, la nécessité de contrôles beaucoup plus minutieux à
l'embarquement.
La ligne connaît une affluence sans précédent avec l'exposition universelle de 1889 :
l'exposition attire 32 millions de visiteurs dont 500 000 viennent d'Angleterre, et Dieppe-Newhaven en
bénéficie largement : on a compté 313 702 voyageurs sur Calais-Douvres, 101 834 sur Boulogne
Folkestone, et 172 935 sur Dieppe-Newhaven, soit largement plus de la moitié du trafic de Calais 60.
Une autre exposition, particulièrement importante contribuera au développement de la ligne,
l'exposition universelle de 1900. Grâce à l’Exposition universelle de Paris, le nombre de voyageurs sur
Dieppe-Newhaven passe de 176 095 en 1899 à 270 128 en 190061. Et l’on constate que les
retombées de l’exposition sont beaucoup plus importantes pour Dieppe-Newhaven que pour
les
autres liaisons. Sur la même période, la progression de Calais-Douvres n’est que de n’est que de
21%. Trois ans plus tard, les bénéfices de l'Exposition se font encore sentir : le Bulletin de la Chambre
de commerce de Paris du 14 mai 1904 cite pour l'année 1903 le chiffre de 201 943 passagers sur
59 Ce chiffre est légèrement supérieur à celui qui avait été donné par Railway News, cité plus haut (47 463)
mais la différence n'est pas significative. Nous ignorons les sources de ces statistiques.
60 Le Temps, 5 novembre 1889.
61 Le Journal des Transports 14 février 1903, p 79.
28
Dieppe-Newhaven, pas très loin de Calais-Douvres (292 618 voyageurs), presque à égalité avec
Boulogne-Folkestone (209 503 voyageurs), et beaucoup plus que le Havre-Southampton (39 682). A
cela, une explication bien simple, les tarifs. Allons donc à l'exposition de 1900 en première classe
(puisque notre voyage est virtuel, autant en profiter) : l'aller-retour Paris Londres par Dieppe nous
coûtera £2 18' 6 d. Par Calais, nous devrions payer £ 4 14' 9d. C'est du reste ce que souligne l'auteur
du Pictorial Guide to Paris62, le passage par Dieppe a la faveur des touristes parce qu'il est et de très
loin, le moins cher, et qu'il propose des horaires très pratiques : le voyageur qui part à 10 heures du
matin de Londres arrive pour dîner à Paris à 6h55 du soir, et celui qui part à 8h50 arrive le lendemain
matin à 7h15 à Paris, à temps pour le petit déjeuner. Et si l'on en croit le guide, la mer entre Dieppe et
Newhaven serait moins agitée que sur le détroit. Il est assez difficile d'avoir sur la question un
jugement objectif. Il est certain que les bateaux de Dieppe-Newhaven assuraient le service à peu près
dans toutes les circonstances, alors que les passages étaient plus fréquemment annulés sur le détroit,
mais il en est qui gardent le souvenir de traversées particulièrement agitées sur Dieppe-Newhaven.
L'année 1900 fut en tous points exceptionnelle pour le service maritime et se traduisit pour la
compagnie par un bénéfice net de 1 million cinquante mille francs 63 (et n'oublions pas qu'il s'agit de
francs-or!).
Le succès de la ligne Dieppe-Newhaven tient aussi à l'accord conclu entre le LBSC Railway, la
Compagnie de l'Ouest et Thomas Cook. Et cette association qui devait se montrer bénéfique à tous
tient à peu de choses. C'est parce qu'il avait été déçu par les conditions offertes par la South Eastern
Railway Company que Thomas Cook s'était tourné vers la LBSC Railway Co, et qu'à partir de 1862,
tous les voyages organisés par Cook à destination de la France et de l'Europe continentale allaient
passer par Dieppe-Newhaven . Les accords conclus avec la LBSC Railway Co et la Compagnie de
l'Ouest se traduisirent par une baisse considérable du prix du billet Paris-Londres, qui rendit la ligne
Dieppe Newhaven populaire des deux côtés de la Manche. Son succès fut encore plus remarquable
lors de l'Exposition Universelle de Paris de 1867, où l'on vit la ligne détourner à son profit une bonne
partie de la clientèle. 64
Les tarifs modérés ne sont pas les seules raisons qui font préférer Dieppe-Newhaven : dans
leur petit guide de Paris pendant l'exposition de 1900, un couple d'Américains, sans doute
relativement aisés (car il fallait avoir quelques moyens pour venir des États-Unis à Paris à seules fins
de visiter l'exposition), recommandent chaleureusement Dieppe-Newhaven pour les raisons
62 A Pictorial Guide to Paris and the Exhibition of 1900, London, New York and Melbourne, Ward, Lock and
Co Ltd, 1900, p.30-32
63 Journal des chemins de fer, 5 janvier 1901, n°1, p.222,
64 « The result of this great reduction in the cost of travel between London and Paris being to render the
Newhaven and Dieppe route popular on both sides of the Channel. Its popularity was most marked when the
Great Exhibi-tion of 1867 was held at Paris, a large proportion of the excursion traffic between the United
Kingdom and France being diverted over that route ». - The business of travel: a fifty years' record of
progress.../ by -Rae William Fraser, Thomas Cook Ltd, 1891, p.254-255 .
29
suivantes : le service a été depuis quelque temps réorganisé, on descend du train pour monter
directement sur le paquebot (le Sussex), qui est vaste et luxueusement aménagé. Le confort des
cabines est tel que même un invalide peut traverser confortablement la Manche. La traversée est très
agréable et la vue que l'on a du bateau sur la côte et la ville de Dieppe vaut le voyage.À Dieppe, le
train arrive presque sur le quai de débarquement. Et les deux Américains de conclure en disant que la
route vers Paris en partant de Dieppe est non seulement le plus courte, mais beaucoup plus
intéressante qu'à partir de Calais ou de Boulogne65.
Mais pendant longtemps, les esprits les plus avisés furent d'avis que ce succès n'était que
temporaire, et qu'il faudrait compter avec la concurrence imminente du tunnel. On lit dans La marine à
l'exposition universelle de 1878, ouvrage commandé par le Ministère de l'industrie : Un modèle des
paquebots à roues desservant Dieppe et Newhaven, exposé dans la section anglaise, celui d'un autre
navire, le Dieppe66, construit par la Compagnie des Forges et Chantiers, ceux des paquebots des
lignes aboutissant à Boulogne sur Mer rappellent seuls ce service si important et qui devra réaliser
des progrès considérables pour soutenir la concurrence que lui suscitera le futur tunnel du Pas-deCalais.67 . C'était en 1878. Cent ans plus tard, le tunnel n'était toujours pas creusé, et entre temps, les
paquebots avaient effectué des dizaines de milliers de traversées !
La ligne fut aussi fréquentée par les riches Anglais qui venaient passer l'hiver sur la Côte d'Azur.
Toutefois, certains auteurs la déconseillent : William Miller, dans son guide, Wintering on the Riviera,
note que la traversée dure (en 1879) de 5 heures et demie à 6 heures par beau temps, mais qu'il lui
est arrivé de mettre 9 heures lorsque la mer était mauvaise. Il rappelle aussi que les horaires des
bateaux dépendent des marées (les travaux n'ont pas encore été faits dans les ports) et que parfois,
l'heure de départ, très matinale, contraint le voyageur à passer la nuit dans le port d'embarquement.
C'est la raison pour laquelle la LBSC Railway avait construit un hôtel à Newhaven, géré directement
par la compagnie, le London & Paris Hotel, un grand bâtiment plutôt laid qui a aujourd'hui disparu
puisqu'après avoir subi des destructions au cours de la Seconde guerre mondiale, l'hôtel fut démoli en
1956. Si l’on en croit les guides de voyages contemporains, cet hôtel était assez décevant et ne
pouvait satisfaire qu’une clientèle attirée par les prix modérés. L'auteur de The Paris Way-book, publié
en 1867, de toute évidence pour l'Exposition universelle, recommande au voyageur britannique de
gagner le bateau aussitôt arrivé à Newhaven, de s'installer dans sa cabine et si c'est le soir, d'y rester,
65 « When we arrived beside the harbour quay we stepped from the railway carriage on to the deck of the
roomy and luxuriously fitted steamer, the Sussex, built by Denny of Dumbarton, which started for Dieppe as
soon as the luggage was on board, and arrived there in about three hours and a quarter. The deck cabins on
the Sussex are delightful, so airy and thoroughly well-fitted ; they enable even an invalid to cross the
Channel in comfort. The whole journey is most enjoyable, and the view from the steamer of the coast and
town of Dieppe is worth going to see. At Dieppe the Paris train is waiting close to the landing-place at the
new quay station, built specially for the Paris Exhibition traffic ; the train is timed to start soon after 3.30
p.m., and to reach Paris at a few minutes before 7 p.m., so that the whole journey is now made from London
in less than nine hours. » In Paris : A handbook for visitors to Paris in the year 1900 / Katharine S.
Macquoid ; Gilbert S. Macquoid. Boston L.C Page and Co, 1900, p. 9-12
66 Le Dieppe dont il est question n'est pas un paquebot, mais un petit cargo à hélice, le Dieppe III.
67 Tome 1, p. 101
30
car le steward propose un excellent dîner froid, supérieur à tout ce qu'il pourrait avoir à l'hôtel, qui est
géré sans grande considération pour les goûts des milliers de voyageurs étrangers qui prennent cette
route68. Cette appréciation négative de l'hôtel n'est pas isolée. On peut lire dans le courrier des
lecteurs du Times de 1861 une lettre intitulée Comment ne pas aller à Paris, dans laquelle l'auteur
signale outre un retard d'une heure et demie dans le déchargement des bagages, la médiocrité du
repas proposé à l'hôtel, constitué d'une soupe et au choix d'une tranche d'un jambon trop gras ou
d'une tranche de rôti de bœuf pas assez cuit, le tout servi sans aucun légume. Il est cocasse de noter
que Flaubert, dans son carnet de voyage n°13, que nous avons déjà cité, corrobore ces affirmations :
en 1866, le dîner, à l'hôtel de Newhaven, est toujours composé d'une soupe et d'une tranche de roast
beef...69 Et le lecteur du Times déconseille la liaison Dieppe-Newhaven en raison de la
désorganisation du transport des bagages et de la médiocrité de l'hôtel géré par la LBSC Railway
Company70. Toutes ces remarques, au-delà de l'anecdote, soulignent l'importance d'une bonne
coordination entre les divers moyens de transport, qui conditionne bien plus que la vitesse des
bateaux, le temps de trajet entre Paris et Londres. La facilité avec laquelle s'effectue l'embarquement
aujourd'hui permet de mesurer le chemin parcouru depuis le XIXe siècle. Quant au London and Paris
Hotel, personne n'a regretté sa disparition.
La dépendance de la marée disparaît en 1887 avec d'importants travaux effectués dans les
ports de Dieppe et Newhaven, qui vont permettre des départs à heures fixes. William Miller souligne
que le chemin de Dieppe à Paris, à travers la Normandie, est beaucoup plus pittoresque qu'en partant
de Calais ou Boulogne, mais qualifie le port de Newhaven d'endroit lugubre, retiré du monde 71. Il est
amusant qu'un autre Miller (Henry) dans sa nouvelle Via Dieppe-Newhaven (1938), évoque avec
ravissement Newhaven, petite ville lovée entre les falaises crayeuses, sa première vision de
l'Anglererre. Refoulé par l'immigration, car sans un sou vaillant, l'auteur de Tropique du Cancer va être
reconduit sur le bateau de Dieppe le lendemain matin après avoir passé une nuit au poste. Il ne dit
malheureusement pas un mot de la traversée, ce qui nous laisse penser qu'elle avait été sereine...
La durée de la traversée, mais surtout le comportement à la mer des petits steamers de la ligne
mettent les estomacs des passagers à rude épreuve . Les récits sont nombreux de voyageurs qui,
même par beau temps, évoquent le mal de mer : La journée est passablement belle et la première
partie du voyage est satisfaisante. À la fin, les passagers commencent à succomber les uns après les
68 « If it be night time, we should recommend him strongly to stay there ; for the steward provides an excellent
cold supper, superior to anything he can get, as a rule, in the hotel, which is conducted without much regard
to the tastes of the thousands of foreigners who every year pass this way ». The Paris Way-Book : ed. By W.
Blanchard Jerrold.- Paris, John Arthur ; London, Smart and Allen, 1867, p. 37.
69 Flaubert et une gouvernante anglaise, op. cit., p. 219
70 « I sincerely recommend all future travellers to abstain from travelling by the Dieppe route to Paris until
they are assured that they will receive better treatment from the authorities who manage the Brighton
Railway and the Newhaven hotel ». The Times, Sept 2nd, 1861, p.7.
71 It [Folkestone] seems a less deardy, out of the world place than Newhaven.- Wintering in the Riviera,
Longman, Green & Co, 1879, p. 21.
31
autres au mal de mer, les femmes descendent dans la cabine et les hommes après s'être exécutés de
leur mieux, s'étendent sur les bancs cherchant un repos douteux, mais ne pouvant pas le trouver 72.
Dans un article High Speed Channel Steamers, publié en 1882, The Engineer défend l'idée de
mettre en service sur Dieppe Newhaven des steamers dont la vitesse égalerait celle d'un train
d'excursion, des navires à hélices rapides et luxueux, ne transportant que des passagers (la
description pourrait s'appliquer à un catamaran perce-vagues), et qui feraient disparaître toutes les
horreurs de la Manche, et rendraient le percement du tunnel (déjà en projet) injustifié 73. Il est évident
que la traversée, et en particulier celle que l'on appelle la grande traversée (par Dieppe-Newhaven)
effraie souvent le voyageur et limite les échanges touristiques par cette voie. L'expression « horreurs
de la Manche » se retrouve dans plusieurs récits de l'époque, dont on ne perçoit pas aujourd'hui le
bien-fondé, car s'il est vrai qu'entre Dieppe et Newhaven la mer peut être agitée, voire forte de
décembre à février, elle est d'ordinaire plutôt calme de mars à octobre, et en tout état de cause, plus
paisible qu'en Manche Ouest. La raison de l'appréhension des candidats au voyage tient sans doute à
la configuration de ces petits steamers du XIXe siècle, qui bougeaient beaucoup, beaucoup plus que
ce ne peuvent l'imaginer les passagers des ferries d'aujourd'hui.
Le mal de mer est en effet une des préoccupations majeures des voyageurs et donne lieu à la
publication de nombreux ouvrages dans lesquels les auteurs en expliquent les causes et proposent
des remèdes qu'ils prétendent efficaces à partir de données que l'on veut scientifiques. Et chose
étrange, la traversée de la Manche est plus redoutée que les voyages transatlantiques. Dans un long
voyage, dit le Docteur Faber, le mal de mer n'a pas aux yeux des passagers cette terrible importance
qu'il a dans le court passage à travers le détroit du Pas-de-Calais, la Manche ou la Mer du nord. Dans
le premier cas, la plupart d'entre eux se soumettent à lui comme à un inévitable tribut à Neptune qui
une fois payé, ne fait que rendre le plaisir de la vie à la mer plus vif, comme un convalescent est plus
sensible aux charmes de la santé 74. Ces désagréments seront largement résolus bien plus tard par
l'introduction de stabilisateurs actifs, mais nous en étions encore loin à la fin du XIXe siècle.
À la fin du siècle, l'afflux des Anglais en France semble s'accélérer, qu'ils séjournent à Paris, sur
la Côte d'Azur, ou transitent par la France sur le chemin de destinations plus lointaines comme l'Italie
ou l'Orient : Les vacances de Pâques donnent le signal du départ aux nombreux touristes anglais qui
se rendent en France et grâce aux commodités toujours plus grandes des moyens de transport, ce
mouvement s'accentue tous les ans peut-on lire dans le Journal des Débats de 1896 75, et la ligne
Dieppe Newhaven semble en avoir été grand bénéficiaire : le steamer Tamise notamment, a dans sa
traversée du jeudi 2 avril transporté 637 voyageurs, chiffre qui n'avait jamais été atteint 76
72 Quelques jours d'un jeune anglais en Normandie au mois de juin 1869, par E.B ; traduit par l'Abbé Malais...Dieppe, Delevoye, 1875, p. 11
73 The Engineer, 28 juil. 1882, p.69
74 Cité par Les Voyages de santé sur mer / Dr. Louis et Paul Murat.- Paris, Jouve, 1906, p. 365.
75 Journal des Débats, dimanche 12 avril 1896, p.
76 Ibid.
32
On imagine ce que pouvait être une traversée sur un bateau de 82 m de long sur 9 mètres de
large, dont la capacité maximale était de 700 passagers, avec 637 passagers à bord et tous les
bagages nécessaires à un séjour élégant sur la « French Riviera ».
Pendant plus d'un siècle, avant le développement du tourisme automobile et du transport routier,
les bateaux étaient de deux sortes : les navires à passagers, qui ne transportaient que les passagers,
et les cargos, qui chargeaient les marchandises, y compris les automobiles. Il y eut bien des train
ferries, qui transportaient les voitures de chemin de fer sans que les passagers n'aient à descendre,
mais l'aventure ne concerna que le détroit (Paris à Londres par Dunkerque-Douvres) de 1936 à 1939
et de 1947 à 1980 exclusivement pour le service de nuit 77. Et pourtant, il avait été question en 1907 de
créer sur Dieppe Newhaven un ferro-boat qui permettrait aux voyageurs de joindre Paris Saint-Lazare
à Londres Victoria sans quitter leur voiture de chemin de fer (vraisemblablement sur l'horaire de nuit).
L'idée avait déjà été avancée en 1903 pour la liaison Calais-Douvres 78 (on parlait alors de bateaux
portre-trains) et dix ans plus tard, était reprise pour la ligne de Dieppe à Newhaven. Une compagnie
avait été constituée en 1913 en Angleterre, l’International Railroad Company, si l’on en croit la presse
contemporaine, le projet aurait été approuvé par les deux compagnies de chemin de fer 79. Mais il n'y
fut jamais donné suite et il n’y eut jamais d'autre train ferry que le train ferry militaire. C'était en 1917 :
pour les besoins du ravitaillement du corps expéditionnaire britannique, le War Office avait fait
construire trois ferries spécialisés, baptisés sans originalité Train Ferry 1, 2 et 3, disposant de 4 voies
parallèles, et pouvant transporter une vingtaine de wagons, l'objectif étant de désengorger le Pas-deCalais. Le n°1 effectua la liaison entre Dieppe et Southampton de novembre 1917 à la fin de la guerre.
Avec la démocratisation de l'automobile dans l'Après-guerre, le développement du tourisme, il
était évident que le voyageur aspirait à partir avec son véhicule, et que le transport par cargo générait
une perte de temps considérable, sans parler du souci des bagages. Certains bateaux chargeaient les
voitures particulières à la grue, mais ce n'était pas non plus une solution rapide et économique. Les
premiers car-ferries sont mis en service sur Calais en 1953. Dieppe-Newhaven attendra 1964, et
encore s'agit-il du Falaise, un ancien bateau de Saint Malo transformé en car-ferry. En 1965, le
Falaise sera épaulé par deux bateaux conçus dès l'origine comme de car-ferries, le Valençay et le
Villandry. Mais pendant 100 ans, de 1863, date de l'association des Chemins de fer de l’Ouest avec le
London to Brighton and South Coast Railway, jusqu'à 1963, la ligne sera exploitée par des navires ne
transportant que des passagers piétons, arrivés majoritairement à Dieppe ou Newhaven par le chemin
de fer et que l'on appelait en français paquebots .
77 Le train bleu, le train-ferry Douvres-Dunkerque / Natalia Starostina.- Revue d'histoire des chemins de fer,
2012, n° 42-43, p, 49-65
78 Journal des Chambres de commerce, 25 novembre 1903, p.388,
79 Ouest Eclair, 12 mai 1913
33
Lorsque l'on parle de paquebots, on pense à des bâtiments imposant tels que l'étaient les
transatlantiques d'autrefois, ou à ces gigantesques clapiers flottants plus ou moins luxueux que sont
paquebots de croisière. Les Anglais les désignent sous les termes d' ocean liners ou de cruise liners.
Les paquebots de Dieppe étaient beaucoup plus petits que ces liners. Ils étaient les héritiers des
packet boats des siècles passés, les malles ou malles-postes, navires rapides qui transportaient le
courrier, les journaux, les denrées périssables, et bien entendu des passagers. Le terme packet a été
réservé aux navires à voile. En anglais, l'usage a consacré l'appellation de steamers pour qualifier les
petits paquebots à vapeur : on utilisait le préfixe PS pour les paddle steamers, vapeurs à roues à
aubes, SS pour screw steamers, vapeurs à hélices, et TS pour Turbine steamers, vapeurs à turbines
désignés aussi TSS, turbine screw steamers. La turbine étant arrivée lorsque les roues avaient
disparu, il n'y eut jamais de turbines pour actionner les roues. Lorsque la propulsion diesel ou diesel
électrique vint remplacer la vapeur sur les navires de commerce, tous ces préfixes furent remplacés
par le préfixe unique MV, motor vessel. Sur le transmanche, l'appellation de paquebot disparut avec
l'arrivée des car-ferries.
Dieppe-Newhaven a des caractéristiques particulières, de sorte qu'à quelques exceptions près,
n'y furent affectés que des paquebots construits spécialement pour la ligne. La distance n'est pas très
importante (116 km), si bien que les bateaux n'ont pas besoin d'une grande autonomie, ni en
combustibles ni en vivres. Pour les passagers, la durée de la traversée (entre 3 et 5 heures) n'a
jamais exigé d'aménagements très élaborés. Mais si la mer y est habituellement calme, elle peut
occasionnellement être agitée, avec parfois des tempêtes dont la violence peut surprendre. Il est donc
nécessaire d'avoir des bateaux qui tiennent bien la mer, suffisamment solides pour résister au gros
temps. Les ports de Newhaven et de Dieppe ne sont pas conçus pour recevoir de grosses unités. Le
port de Newhaven présente un chenal peu profond, qui, bien qu'il ait été creusé à plusieurs reprises
au fil de l'histoire, limite le tirant d'eau. Comme à Newhaven, des travaux ont été entrepris dans le port
de Dieppe, de façon à pouvoir accueillir des bateaux plus importants, mais encore aujourd'hui, la
longueur des ferries est limitée (142 m), et il est peu probable que l'on y voie jamais de grosses unités
comme celles qui assurent le service sur le détroit ou en Manche ouest. Au fil des ans, les dimensions
des paquebots de la ligne vont évoluer. Les premiers comme l'Alexandra ou l'Orléans, ne dépassaient
pas 60 m, puis la limite fut portée à 85 m, puis enfin à 94 m pour le dernier paquebot traditionnel, le
Lisieux, mis en service en 1953. Ces paquebots étaient donc d'un tonnage relativement faible, mais
en raison de la nature sommaire des aménagements rendus possibles par la courte durée de la
traversé, leur capacité en passagers était très importante. Ils pouvaient aussi transporter des
marchandises, en particulier des denrées périssables. Dans l'entre-deux guerres, c'est par DieppeNewhaven que transitaient les primeurs : Une caractéristique de cette route est le service qu'elle offre
journellement pendant toute l'année au trafic important de salades primeurs etc. réexpédiés de Paris.
Ce trafic, quittant Paris le jour A est embarqué à Dieppe par le paquebot de nuit pour être livré à
Londres à une heure matinale le jour B 80. A partir du 3 juillet 1927, un service spécial est instauré, qui
80 L'Agriculture nouvelle, 28 juillet 1928, p. 446.
34
fonctionne tous les jours y compris le dimanche. Ce bateau, partant de Dieppe vers midi, enlève les
fruits provenant de toutes les régions de la France, parvenus à Dieppe dans la matinée par des trains
à marche accélérée. La réexpédition immédiate des fruits par la gare de Newhaven permet leur
arrivée à Londres le lendemain matin pour être livrés avant l'ouverture des marchés ; les envois
embarqués le dimanche, notamment, peuvent donc profiter de la vente de l'important marché du
lundi81. Quant au service postal, il est assuré par le paquebot de nuit. Le train postal partant à 9h du
soir de Paris Saint Lazare, les lettres déposées avant 20h25 au bureau de la rue d'Amsterdam, et
avant 20h50 dans les boîtes de la gare, sont distribuées le lendemain matin à Londres. À la veille de
la Seconde guerre mondiale, le paquebot de nuit de la ligne Dieppe Newhaven assure la plus grande
partie du courrier postal, soit 2 tonnes dans la direction France Angleterre, et 3 tonnes en sens
inverse. Il transporte aussi 3 tonnes de petits colis (la messagerie) et 4 tonnes de journaux. Il prend
aussi les automobiles, chargées à la grue, les jours où il n'y a pas de cargos.
La capacité des paquebots en passagers était surprenante en regard de leurs dimensions.
Cependant, les chiffres qui sont indiquées dans la plupart des documents et des ouvrages qui
énumèrent les caractéristiques des bateaux correspondent à des capacités maximales par rapport aux
règles de sécurité, et non pas au nombre de places effectives : la capacité réelle est généralement
égale à la moitié de la capacité théorique. Le Brighton VI, par exemple, considéré comme l'un des
plus beaux paquebots Transmanche, offrait 282 places couchées, et 328 places assises réparties
entre la salle à manger, les salons, le fumoir, soit au total 610 places pour une occupation maximale
de 1450. En cas d'affluence, les passagers qui n'avaient pas réservé de cabine risquaient de voyager
dans des conditions de confort très rudimentaires et même pénibles l'hiver.
81 L'Ami du cultivateur, n° 36, 4 septembre 1927, p. 568
35
5. Les progrès techniques
La ligne Dieppe-Newhaven eut le privilège de bénéficier assez tôt des innovations qui allaient
affecter le transport maritime : la propulsion par hélices, les coques en acier, les turbines à vapeur, la
chauffe au mazout et même le dessin des coques. Les architectes navals préféraient tester les
nouvelles technologies sur les navires de taille moyenne avant de les mettre en œuvre sur les
transatlantiques.
Les
paquebots
de
la
ligne
Dieppe-Newhaven,
considérés
comme
des
transatlantiques en réduction, convenaient particulièrement bien à ces expérimentations, d'autant que
la distance, sans être excessive, était suffisamment longue pour que les résultats soient significatifs.
Les « paddle steamers » rapides
Les premiers paquebots étaient des paquebots à roues à aubes, les paddle steamers. Ce mode
de propulsion, qui autorise un faible tirant d'eau, était une nécessité lorsque les bateaux devaient
accoster le long de débarcadères, en particulier la Chain Pier, à Brighton. Mais il avait d'autres
avantages, notamment un excellent rendement par beau temps, les roues à aubes étant bien
adaptées au régime très lent des machines à vapeur à balancier (30 à 40 tours/mn) et une grande
maniabilité pour les manœuvres : en bloquant l'une des roues, un bateau à roues à aubes peut,
comme un véhicule chenillé, tourner pratiquement sur lui-même. Par mer agitée, lorsque le bateau
prenait de la gîte, c'était une autre affaire, car une des roues se trouvait hors de l'eau. Les vapeurs à
roues à aubes ont coexisté sur la ligne avec les vapeur à propulsion par hélice pendant une
cinquantaine d'année. Car si l'hélice a en fin de compte montré sa supériorité, elle n'a pas, dans ses
premières années, supplanté les roues, au point que les ingénieurs ont longtemps hésité entre les
deux modes de propulsion, préférant même les associer. Ainsi, le Great Eastern, sujet du roman de
Jules Vernes l'Ile flottante, lancé en 1858, disposait-il à la fois de deux grandes roues, d'une hélice, et
d'une voilure auxiliaire. Pour Dieppe-Newhaven, ce sont des steamers à roues à aubes le Paris II et le
Rouen IV que l'on construit pour faire face à l'affluence prévue pour l'exposition de Paris de 1889 (les
expositions universelles ont toujours joué un rôle très positif pour la ligne). On peut s'étonner d'un
recours aussi tardif à un mode de propulsion ancien alors que l'hélice était déjà largement utilisée
depuis une trentaine d'année. On considérait alors que les bateaux à roues à aubes étaient plus
adaptés au transport de passagers . Ainsi, les cargos étaient à hélices tandis que les bateaux à
passagers conservaient les roues. Était-ce justifié ? Edward Blackmore, ancien capitaine (qui
incidemment avait au début de sa carrière, commandé un vapeur sur la ligne de Dieppe), membre de
la Society of Naval Architects et historien de la marine, semble penser que c'était là un préjugé : On a
longtemps objecté que la propulsion par hélice était inadaptée à des navires à passagers, dans la
mesure où le mouvement d'un vapeur à hélice est nettement moins régulier que celui d'un navire à
roues, et pendant longtemps, cette idée prévalut, de sorte que les navires à roues furent maintenus
36
sur la plupart des lignes de paquebots82. Le Rouen et le Paris seront les derniers Paddle steamers de
la ligne. Et les performances réalisées par les deux navires ont démontré que le choix n'était pas si
mauvais, du moins tant que la mer n'était pas trop agitée. Les roues du Paris et du Rouen, conçues
par William Stroudley, ingénieur réputé du London Brighton and South Cost Railway, possédaient des
pales à orientation automatique qui amélioraient leur efficacité : le Paris atteignait 19 nœuds et faisait
la traversée en 3h30 . Mieux encore, le 12 septembre 1888, le Rouen fit la traversée en 3h 20
minutes, soit à une vitesse moyenne de 19,25 nœuds. Les deux steamers furent retirés du service en
1903, le Paris pour être mis en réserve, tandis que le Rouen sera vendu à la Barrow Steam
Navigation Company pour desservir l'ile de Man, et renommé Duchess of Buccleuch. Les Rouen et le
Paris disposent partout de l'éclairage électrique, la passerelle est équipée d'un appareil à gouverner à
vapeur Harrison et d'un transmetteur d'ordre Chadburn. N'était-ce leur propulsion par roues, ils sont
parmi les navires les plus modernes de leur temps. [On note que les car ferries Seven Sisters et Côte
d'Albâtre mis en service en 2006 ne sont pas beaucoup plus rapides - ils naviguent habituellement à
19-20 nœuds - que les derniers vapeurs à roues à aubes par beau temps]. Déjà, les Brighton II et
Victoria mis en service pour l'exposition de 1878, atteignaient régulièrement 15 nœuds et réduisaient
le temps de la traversée à 4 heures alors que les steamers précédents mettaient 5 heures 83. Et dès
1880, ils recevaient de nouvelles roues du type Stroudley.
Les paddle steamers comme le Paris et le Rouen étaient de petits paquebots qui pouvaient
embarquer jusqu'à 700 passagers, dans des conditions de confort exceptionnelles si l'on en croit les
déclarations de la presse contemporaine : Le service international de Paris à Londres via Dieppe et
Newhaven vient de s’enrichir de deux nouveaux paquebots, le Paris et le Rouen, dont les dimensions,
la vitesse et les splendides aménagements vont certainement contribuer à augmenter encore le
nombre de voyageurs qui choisissent cette voie pour se rendre de France en Angleterre. Le Paris et le
Rouen ont été construits par les célèbres chantiers de Fairfield sur la Clyde. Ils mesurent chacun 76m
20 m de long, 8 m 84 de large, 4 m 57 de creux, et jaugent environ 800 tonneaux. Leurs salons et
leurs cabines sont de proportions grandioses entièrement éclairés à la lumière électrique, et décorés
avec un luxe qui font de ces deux navires de véritables palais flottants. Leur vitesse est de 19 nœuds,
ce qui leur permettra de franchir en trois heures et demie les 116 km qui séparent Dieppe et
Newhaven84. On ne peut que sourire des proportions « grandioses » de salons aménagés dans un
bateau de moins de 9 m de large ! Quant au qualificatif de « palais flottant », il apparaît largement
exagéré. Mais il faut considérer que ces nouveaux steamers, tout en étant de dimensions modestes,
étaient sensiblement plus grands que leurs prédécesseurs. Les paddle steamers mis en service 10
ans plus tôt ne faisaient que 7,5 mètres de large. Quant au confort, il n'était pas le même pour tous.
Sur le Paris et le Rouen, les 466 passagers de première classe bénéficient de salons situés derrière le
82 “It was long objected that the screw-propeller was unfit for passenger steamers as the motion of a screw
steamer was so much more unsteady than the paddle steamer and for a long time this notion so far prevailed
as to maintain the position which the paddle steamer held in all the principal mail lines”. The British
Mercantile Marine / Edward Blackmore, London : Charles Griffin, 1897, p.80
83 Cross Channel and Short Sea Ferries / Ambrose Greenway, Seaforth Publishing, 2013, p.35,
84 La Science illustrée, 1888, tome 2, p 170
37
groupe machine/chaudières (en principe le lieu le plus confortable du bateau). Les parois sont
revêtues de panneaux de noyer, décorés de fleurs et de fruits peints à la main, les sièges sont revêtus
de velours d'Utrech cramoisi. À table, les convives disposent de sièges rotatifs. En seconde classe,
les boiseries sont d'une essence courante, traitée en imitation érable, et la tapisserie en velours
façonné. Au-dessus des savons de première classe, on trouve plusieurs cabines individuelles, des
toilettes privées, et un fumoir dont les sièges sont tendus de cuir de buffle. Tout à l'avant, le pont
couvert en dos de tortue, offre une « généreuse protection » selon l'expression du rédacteur de la
Science Illustrée, aux 132 passagers de troisième classe. Nous n'avons pas d'indications sur le pont
couvert, mais il n'offre probablement que des banquettes en bois, sans aucun élément de décoration
et bien évidemment aucun mode de chauffage. Étant située à l'avant du bateau, sur le pont supérieur,
la troisième classe est la plus exposée au tangage et au roulis, et cette « ample protection » se limite
vraisemblablement à les abriter dans une certaine mesure de la pluie et du vent. L'architecture même
de ces petits paquebots les rend très sensibles à la mer, de sorte que le soin des aménagements ne
compense en rien l'inconfort du voyage.
Et c'est bien ce que confirme un touriste américain, auteur d'un récit publié en 1888 85, dans
lequel il décrit la traversée qu'il a effectuée sur le Normandy, entre Dieppe et Newhaven dans le cadre
d'un voyage organisé par l'Agence Cook.
[le Normandy, sister-ship du Britanny, construit en 1882, était un petit paquebot à roues de 605t
de jauge brute]
Dans la couchette qui était sous la mienne, il y avait un jeune homme qui disait qu'il voyageait
pour le plaisir. Nous voyageons souvent pour trouver des choses que nous n'obtenons jamais, et si
quelqu'un peut éprouver du plaisir sur la Manche, cette même personne devrait connaître le bonheur
absolu avec une rage de dent ou une névralgie, car la traversée de la Manche est pire que l'un ou
l'autre. A bord de ces paquebots transmanche, il faut s'attendre à ce que tous les passagers soient
malades, et ceux qui échappent au mal de mer sont l'exception. Nous avions atteint Dieppe à 6
heures du matin, et la plupart des passagers étaient mal en point, tout particulièrement les troisième
classes, qui avaient passé toute la nuit sur le pont supérieur avant. Ils faisaient véritablement peine à
voir.
Il convient d'apporter quelques précisions sur le temps de traversée annoncé dans les
documents de l'époque. On lit parfois des commentaires sur le temps de traversée des ferries actuels
(près de 4 heures, sauf pour la rotation de nuit, où la vitesse est volontairement réduite), qui serait en
nette régression sur les temps de parcours revendiqués au début du XXe siècle. La lecture attentive
85 In the berth under me there was a young man who said he was travelling for pleasure. We often travel for
things we never get, and if any one could find pleasure on the English channel, such a person vould enjoy
perfect pliss with a jumping toothache or neuralgia, for a channel trip is worse than either. ... Every
passenger on bord these channel steamers is supposed to get sick and those who escape sickness are the
exception? We reached Dieppe at 6 am an a sorry lot most of the passengers were, expecially the 3rd class
who remained on the forward deck all trhough the night , these indeed presented a very forlorn
appearanceRambles in Europe and what I saw in Great Britain, France and Belgium / William L. Lambdin.Alexandra, Va, 1888, p. 73-74.
38
de l'article Fast paddle passenger steamers Rouen and Paris publié par The Engineer
86
nous
démontre qu'il n'en est rien. Dans tous les records signalés au XIXe siècle et dans la première moitié
du XXe,siècle, temps est mesuré entre les deux entrées de port (de jetée à jetée), le temps
nécessaire à manoeuvrer pour gagner le quai étant estimé à 12 minutes de part et d'autre. Une
traversée de 3 heures trente correspond par conséquent à un temps de trajet d'approximativement
quatre heures. On ne peut donc pas dire que la traversée dure aujourd'hui plus longtemps qu'à la fin
du XIXe siècle, mais il faut admettre qu'à cet égard, aucun progrès n'a été enregistré en plus d'un
siècle.
Parmi les innovations mises en œuvre sur les bateaux de la ligne, on peut citer l'addition de
pétrole à l'eau dans la chaudière, pratiquée sur le vapeur Ida : Les chaudières dans ce bateau avaient
de tels entraînements d'eau que l'on était sur le point de les changer ; l'emploi du pétrole remédia
immédiatement à cet inconvénient. On injectait l'huile dans les chaudières avec l'eau d'alimentation au
départ et au milieu de la traversée ; on reconnut en outre que le pétrole empêchait l'adhérence des
dépôts et permettait de supprimer le graissage des cylindres 87. Le Ida était un petit cargo à vapeur à
une seule hélice, de 40 m de long, construit en 1858, qui fut mis en service sur Dieppe-Newhaven en
1871.
Les coques en acier
Les coques en acier font leur apparition sur la ligne en 1878, avec le Brighton III et le Victoria,
deux petits steamers à roues à aubes, commandés pour faire face à l'affluence liée à l'exposition
universelle de Paris, et qui l'un et l'autre eurent des carrières peu glorieuses, le Victoria en faisant
naufrage près du phare d'Ailly le 13 avril 1887 et le Brighton en s'échouant en sortant du port de
Newhaven lors de sa première traversée. Cela faisait déjà un certain temps que la construction navale
avait abandonné le bois pour les vapeurs, mais les navires de la ligne (comme le Bordeaux ou le
Marseille, construits en 1864-1865), avaient des coques en fer. Les Victoria et le Brighton III,
construits en Écosse par John Elder & Co, Govan, sont les premiers paquebots de la ligne à
bénéficier d'une coque en acier, procédé Martin-Siemens. Car l'acier (que l'on peut définir très
sommairement comme du fer débarrassé de ses impuretés) ne se confond pas avec le fer. Les
premières coques en fer étaient apparues au début du XIXe siècle, plutôt réservées à la navigation
fluviale. Le fer se généralise sur les navires de mer vers 1840, plus particulièrement en Angleterre, où
l'industrie sidérurgique est plus développée qu'en France. La construction en fer y est moins chère
que la construction en bois, alors qu'elle entraîne en France un surcoût d'environ 20 %. L'emploi du
fer permet de raccourcir les délais de livraison, offre un volume disponible accru, un poids réduit pour
une résistance supérieure.
86 The Engineer, March 15, 1889, p. 218.
87 "Le pétrole et ses applications" de Henry Deutsch, publié dans la collection "Bibliothèque des sciences et de
l'industrie" en 1891, Paris Librairies Imprimeries réunies, 1891, p 296.
39
Dans la deuxième moitié du siècle, l'acier dont la production augmente et dont le prix s'abaisse
va supplanter le fer dans la construction navale,7 en raison de sa résistance supérieure, de son
élasticité, qui permet de construire des coques plus légères et par conséquent d'augmenter la vitesse
et de diminuer la consommation de charbon. La consommation de charbon étant inférieure, le volume
nécessaire à la provision de combustible peut être réduit, au bénéfice du fret et des passagers. Le
premier bateau à coque en acier sort des chantiers de John Laird en 1858. C'est le Ma Roberts,
construit pour l'expédition de Livingstone au Zambèze, un bateau qui à l'usage, se révélera décevant.
Les coques en acier ne se répandent véritablement qu' après 1870. Et ce n'est qu'en 1881 que la
Cunard lance le premier transatlantique en acier, le Servia. Dans une communication à la Society of
Naval Architects, publiée dans Engineering du 7 mai 188088, William Denny met en évidence la
supériorité de l'acier pour la construction navale, tant pour les plaques de tôle que pour les rivets,
avec une résistance à la traction et au déchirement supérieure au fer et rappelle la supériorité du
rivetage à la machine hydraulique avec perçage au foret sur le procédé ancien, perforation et rivetage
à la main. En adoptant l'acier dès 1878, le London Brighton and Southcoast Railway Co acquiert des
steamers qui se situent à la pointe du progrès technique. Dans la construction navale, le rivetage sera
très longtemps conservé. Dans la marine de commerce, la construction soudée, plus résistante et plus
légère, n'apparaîtra qu'après la Seconde guerre mondiale.
Premiers bateaux en acier de la ligne, le Victoria et le Brighton II. II sont aussi les premiers à
disposer d'un appareil à gouverner à vapeur. Et il s'agit encore en 1878 d'un perfectionnement récent.
Le servomoteur à rétroaction a été breveté en 1866 par John Macfarlane Gray, et va équiper tout
naturellement le Great Eastern. En même temps, en France, Joseph Farcot met au point un
mécanisme analogue à celui de Gray et dépose son brevet pour l'Angleterre en 1868. Le servomoteur,
qui deviendra plus tard hydraulique, en évitant la démultiplication excessive de la barre, permet des
changements de cap beaucoup plus rapides et précis et permet à la barre d''être tenue par un seul
homme, quelles que soient les circonstances.
La propulsion par hélice
Lorsque la propulsion par hélice fut véritablement au point (et les problèmes à résoudre étaient
nombreux), sa supériorité fut manifeste : elle fut adoptée dès les années 1860 par les cargos, mais il
fallut attendre plus de 20 ans pour que les navires à passagers abandonnent les roues.On estimait
que l'hélice entraînait des phénomènes vibratoires nuisibles au confort des voyageurs. La Seine
achevé en juillet 1891 mis en service le 6 août 1892, est le premier paquebot français, construit par
les Forges et Chantiers de la Méditerrannée au Havre, et le premier navire à double hélice de la ligne .
Il sera suivi de la Tamise et de la Manche. La presse populaire commente le premier voyage de la
Manche avec un lyrisme étonnant : C'était la pleine saison balnéaire et par un été merveilleux, mille
baigneurs de Dieppe firent la traversée de Newhaven pour contempler à l'aise le nouveau paquebot
88 Engineering, May 7, 1880, p. 329-331 et 368-369.
40
dont les somptuosités peuvent rivaliser avec les luxueux aménagements tant vantés des grands
paquebots transatlantiques89. Car s'il est vrai que les aménagements de ces petits paquebots sont
soignés et que l'on y trouve sanitaires et éclairage électrique, il est tout de même excessif de parler de
« somptuosités » !
De leur côté, les chantiers de la Clyde construisent le Seaford, très comparable à la Seine. Les
steamers « à hélices » réduisent le temps de la traversée par tous temps à 3 heures 15 90 . Le 19 juillet
1894, c'est le Seaford qui est mis en service. Le voyage inaugural fut organisé en grande pompe :
parmi les invités, l'Amiral Edward Field, le MP d'Eastbourne, le directeur du LB&SCR et celui de la
Compagnie des chemins de fer de l'Ouest. En dépit du temps pluvieux, et d'un petit crochet pour que
les hôtes de l'Esplanade Hotel, situé sur le front de mer de Seaford puissent admirer le bateau, le
Capitaine Sharp réussit la traversée en 3h11 minutes. Sur le chemin du retour, le Seaford part en
même temps que la Seine et les capitaines décident de faire la course. Cette fois, c'est la Seine qui
l'emporte d'une courte avance. Avec les steamers à hélices, le trajet Paris Londres se trouve réduit à 9
heures.
La presse exprime son enthousiasme pour ces paquebots à hélices. Ainsi, à nouveau, La
Science française : Sous le rapport du confortable, en effet, il est difficile de trouver mieux que les
magnifiques steamers à double hélice qui font avec aisance et par tous les temps la traversée de
Dieppe à Newhaven en trois heures exactement. L’article évoque la rapidité des bateaux, appelés
Outre-manche lévriers de mer. Le qualificatif de greyhound of the sea sans être propre aux paquebots
Transmanche, est en effet employé pour tous les navires rapides, des clippers américains aux
destroyers. Il se trouve effectivement que les paquebots de la Manche sont au début du siècle, parmi
les plus rapides des bateaux de commerce. Les deux derniers modèles, le Sussex et le Manche, avec
leur machine de 5000 cv, sont aménagés de la manière la plus luxueuse. Le journaliste conclut en
soulignant le bon marché des prix par Dieppe Newhaven en comparaison des prix par les autres
voies91.
Les premiers paquebots à hélices de la ligne, La Seine, La Tamise et La Manche, ne sont
guère plus importants que leurs prédécesseurs à roues : 82 m de long, et seulement 9 mètres de
large, de sorte que l'on s'étonne lorsque Camille de Boisgérard 92 souligne la « largeur exceptionnelle »
du pont promenade de La Manche. De la même façon, il est exagéré d'affirmer que 750 personnes
peuvent se mouvoir et se promener à l'aise dans ce petit palais flottant 93 : à leur capacité maximale,
89 La Science française, 7 fev 1896, p 55
90 La Revue Britannique rappelle que « la mise en service du paquebot Seine [propulsé par hélice] constitue
une innovation capitale puisqu'il fait la traversée en 3h ¼ et que grâce à la Seine et la Tamise, la ligne
Dieppe Newhaven détient certainement aujourd'hui le record de vitesse nautique entre la France et
l'Angleterre(septembre 1893, tome 5, p. 196-198).
91 La Science française, 30 dec 1898, p 362-363
92 Camille de Boisgérard : journaliste spécialisé qui écrivait dans diverses revues de vulgarisation scientifique,
dont La Sience illustrée.
93 La Science française, 5 fev. 1897, p 362
41
ces petits vapeurs sont en réalité surpeuplés. Mais en regard de leurs dimensions modestes, ils
disposent d'une machine surpuissante, qui leur permet d'atteindre 23 nœuds. Sans doute les
ingénieurs eussent-il préféré pouvoir dessiner des bateaux plus grands, mais ils devaient tenir compte
des contraintes des ports : Pour qui connaît le port de Dieppe avec son faible tirant d'eau à certaines
heures des marées, et la limite de longueur commandée par les conditions d'évitage du port de
Newhaven, on comprendra les difficultés que les constructeurs ont eu à vaincre, surtout alors qu'il
fallait loger dans le navire [La Tamise] une machine de 4400 cv 94. Avec l'exposition universelle de
1900 (car les expositions universelles continuent à avoir une grande influence sur le trafic) on met en
service l'Arundel, légèrement plus grand que les précédents : il jauge 1098 t brut. Deux hélices, une
machine alternative avec chauffe au charbon, qui développe 5000 cv, une vitesse moyenne de 21-22
noeuds . Il effectue la traversée en un peu plus de 3 heures et se distingue par ses aménagements
soignés, du moins en première classe. La formule traditionnelle de la table d'hôte est remplacée par
un véritable restaurant mais pour la décoration, l'Arundel tourne le dos à l'art nouveau, et même à l'art
tout court : un vaste dining room a été établi sur le pont principal, bien au milieu du bateau et en avant
des chaudières. Il a été décoré dans le style de la Reine Elisabeth [ce que l'on appelle le style Tudor] ;
les meubles sont en chêne sculpté et les tentures en velours terre-cuite. La tonalité générale est claire
et l'absence des longues tables régulières que l'on trouve d'habitude à bord des paquebots, contribue
à donner au « dining room » un aspect plus familier et plus raffiné. Le service est fait sur l'Arundel, par
petites tables séparées pouvant tenir de quatre à sept personnes. Les femmes ont droit à un salon
séparé de celui des hommes. C'est qu'en fait le terme « salon » désigne très précisément un sleeping
salon, un local équipé de canapés qui permettent aux voyageurs sinon de dormir, du moins de se
reposer. Le salon des dames, sur le deuxième pont, forme une sorte de cabine très élégante, décorée
en chêne avec panneautage en sycomore sculpté. Les tentures sont en velours frappé de la même
couleur que celui de la salle à manger. Sur le même pont, le salon des messieurs est orné de
panneaux en sycomore tendus de moquette bleue. Sur le pont promenade a été installé le fumoir.
C'est un salon en chêne et bois de teck incrusté, très confortablement aménagé, et tendu en cuir de
buffle. Il est éclairé par le haut par un vitrail de couleur. Sur le même pont se trouve un autre salon
très spacieux, dit le vestibule, meublé en chêne et noyer, et éclairé au moyen de verres de couleur.
Devant le fumoir, il y a deux cabines de pont spéciales décorées d'ornements peints à la main –
des fleurs ravissantes – sur un panneautage en sycomore drapé de velours frappé bleu.. On trouve
aussi sur le pont promenade plusieurs cabines.... On a aussi soigné tout particulièrement les cabinets
de toilette, répartis dans tout le steamer 95. En dépit de ses dimensions modestes (84 m de long, 10 m
de large), l'Arundel parvenait à offrir un confort très satisfaisant pour les passagers de première
classe.
Il est parfaitement exact que les paquebots de la ligne avaient la réputation de faire la traversée
par tous les temps « We sail in all weather » était la devise sur Dieppe-Newhaven, et parfois, le
94 Le Génie civil, 1893, 23 septembre, p. 343
95 Journal des Transports, N°27, 7 juillet 1900 p. 489
42
passage pouvait être très pénible. En effet, si l'on considère les proportions des coques, et l'efficacité
limitée des quilles anti-roulis de l'époque, on peut imaginer sans être un expert en architecture navale
que ces petits paquebots roulaient de façon appréciable lorsqu'ils recevaient la mer par le travers, et
que par mer agitée, les passagers devaient se soucier assez peu du luxe des aménagements.
Certains voyageurs gardaient même un très mauvais souvenir de Dieppe-Newhaven. Ainsi, ce
théologien américain, venu étudier l'histoire du protestantisme en 1902, dont l'avis tranche
singulièrement avec les articles des journaux contemporains : La Manche est l'une des plus vieilles
voies de communication du monde. Pendant plus de 2000 ans, les hommes l'ont traversée dans
toutes sortes d'embarcations mais ils n'ont jamais encore trouvé le moyen de le faire confortablement
lorsque la mer est agitée, ce qui est généralement le cas. D'après notre expérience personnelle, nous
doutons que les steamers modernes qui assurent la traversée entre Newhaven et Dieppe soient une
once plus confortable que les galères de Jules César. Notre bateau a été battu sans pitié par les
vents, il roulait et tanguait dans toutes les directions. Il nous a semblé que son hélice était hors de
l'eau la moitié du temps. Et si le mal de mer est véritablement bénéfique à l'homme, alors la Manche
doit s'appeler une station de remise en forme. Tous les membres de notre groupe ont été très
malades, sauf moi. Nous savons maintenant avec certitude pourquoi le rivage que nous regardions
avec tant de mélancolie s'appelle la douce France. Toute terre semblerait hospitalière après cette
terrible Manche.96.
En toute justice, ll faut rappeler qu' avec leurs superstructures réduites, leur centre de gravité
assez bas et leur faible prise au vent, ces petits paquebots, tout en secouant leurs passagers, tenaient
remarquablement la mer. Du reste, dans toute l'histoire de la ligne, il n'y eut jamais d'accident sérieux
à déplorer du seul fait de la tempête.
Le paquebot transmanche Sussex va jouer un rôle important dans l'histoire. Au cours de la
Première guerre mondiale, Newhaven devient un port exclusivement militaire dédié au ravitaillement
du corps expéditionnaire britannique, de sorte que le trafic des passagers est détourné vers
Folkestone. Et c'est au cours d'une traversée Folkestone-Dieppe que le Sussex est torpillé le 26 mars
1916. L'affaire eut un grand retentissement97. Si le commandant du sous-marin allemand prétendit
avoir confondu le Sussex avec un navire de guerre, parce qu'il n'avait qu'une seule cheminée alors
96 The English channel is one of the oldest ferries in the world. For two thousand years and more, men have
been crossing it in all sorts of crafts, but they have never yet found a way to do it comfortably when the
water is rough as it generally is. Our experience made us doubt wether the modern steamers that ply between
New Haven and Dieppe are a whit more comfortable than the galleys of Julius Caesar. Our boat was
mercifully buffeted by the winds. She rolled and plunged in every direction. It seemed to us that her
propeller was out of the water half the time. If seasickness really is good for people, this Channel should be
called a health resort. All the members of our party were violently sick except myself. We felt sure we had
discovered why the shore to which we looked so wistfully is called "the pleasant land of France". Any land
would seem pleasant after that dreadful channel.
Walter W. Moore, A Year in Europe, Richmond, Va, Presbyterian Committe of Publication, 1905, chapt XIII,
Paris and Memories of the Huguenots, the Hague, oct 21. 1902.
97 En France, le torpillage du Sussex fit la une de l'Illustration du 8 avril 1916 (n° 3814).
43
que les paquebots civils en avaient généralement deux, des témoins affirment qu'il s'agissait d'un acte
délibéré. Ouest Eclair rapporte le témoignage du comte de B, officier de l'armée belge : Vers 3 heures,
je me trouvais sur le pont lorsque j'aperçus un vapeur de commerce qui se rapprochait du Sussex en
se livrant à des évolutions bizarres […] Bientôt, il fut assez rapproché pour que je puisse lire sur sa
coque cette inscription : Nieuport 19. Il est remarquable que le Nieuport 19 s'éloigna tranquillement,
dès que nous fumes torpillés, et il devient certain que le Nieuport 19, vapeur belge capturé et maquillé
par les pirates, leur a servi à masquer l'approche du sous-marin. Voilà pourquoi personne n'a vu le
périscope du submersible allemand.98
Le Sussex transportait 386 passagers, et 53 hommes d'équipage (on notera au passage
l'importance de l'effectif de l'équipage, conséquence de la vapeur et de la chauffe au charbon, qui
exigeaient un personnel nombreux à la machine). Le navire fut atteint vers l'avant, par une torpille qui
explosa dans le carré de l'équipage, faisant douze morts. On mit à la mer un canot de sauvetage,
mais surchargé, le canot chavira, et tous les occupants furent noyés, principalement des femmes et
des enfants. Le torpillage du Sussex fit au moins cinquante morts.
Parmi les passagers se trouvaient le professeur James Mark Balwin, de Baltimore, un des
fondateurs de la psychologie expérimentale, accompagné de femme et de sa fille et un jeune
neurochirurgien canadien, Wilder Penfield. L'opinion publique américaine fut choquée que la vie de
citoyens américains ait été menacée, alors que les États-Unis n'étaient pas en guerre avec
l'Allemagne. Baldwin, qui militait déjà contre la neutralité américaine (il venait de publier "American
Neutrality, Its Cause and Cure"99
et dont la fille avait été sérieusement blessée, écrivit un télégramme
ouvert au président Wilson, qui fit la une du New York Times100, exigeant une intervention des ÉtatsUnis. Il est peu probable que Baldwin ait influencé Wilson, car leurs relations personnelles étaient
mauvaises (leur inimitié datait de l'époque où Baldwin enseignait à Princeton, Wilson étant alors
président de l'université) mais l'épisode du Sussex contribua assurément à faire évoluer l'opinion
publique américaine, jusqu'alors peu favorable à l'entrée en guerre des États-Unis. Wilson envoya un
ultimatum à l'Allemagne, menaçant de couper les relations diplomatiques si de nouvelles attaques
avaient lieu contre des bâtiments non armés. L'Allemagne répondit le 4 mai par ce que l'on a appelé
« La Promesse du Sussex » (The Sussex Pledge). Les sous-marins allemands renonçaient à couler
des bateaux à passagers, inspecteraient les navires marchands à la recherche d'armes ou de matériel
de guerre avant de les couler, et dans tous les cas, recueilleraient les passagers et l'équipage. La
«promesse du Sussex » fut respectée jusqu'à la reprise de la guerre sous-marine totale en février
1917.
L'Ère des turbines
98 Ouest Eclair du 27 mars 1916 p. 2
99 Baldwin, J. M. (1916). American Neutrality, Its Cause and Cure. New York: Putnam.
100 New York Times, April 4, 1916
44
Au cours des dernières années du XIX e siècle, Charles Parson en Angleterre puis Auguste
Rateau en France, mettent au point des turbines à vapeur qui peuvent sur des navires remplacer les
machines à pistons, dites machines alternatives. En 1894, Parson fait sensation avec un bateau
expérimental de 30 mètres, le Turbinia. Il atteint grâce à ses 2 turbines la vitesse de 34,5 nœuds.
Très rapidement, la turbine s'impose. Elle offre un meilleur rendement, est plus légère, moins
encombrante qu’une machine à pistons, exige moins de personnel, et peut développer de très fortes
puissances avec une absence remarquable de vibrations 101. En quelques années, Parson passe du
stade expérimental aux applications commerciales. Ce sont les paquebots transmanche qui adoptent
les premiers la turbine, et la ligne Dieppe-Newhaven fait figure de précurseur : s'il est vrai que CalaisDouvres est dotée avec le Queen en 1903 du premier navire à turbines de la Manche 102. le Brighton,
mis en service quelques semaines plus tard sur Dieppe-Newhaven est le premier paquebot à turbines
navigant sur une distance relativement importante. Ce premier paquebot à turbines de la ligne est
salué avec enthousiasme par la presse. On loue l'efficacité du nouveau mode de propulsion, et le luxe
des aménagements du Brighton, dont le style rappelle celui de l'Arundel : chêne clair et moquette
bleue pour le salon des premières classes, style « français » (c'est à dire d'inspiration Louis XV) pour
le boudoir des dames, et « style de la Reine Elisabeth » (vaguement Tudor) pour la salle à manger,
qui peut accueillir sur de petites tables séparées, cinquante convives 103. La technique la plus moderne
se trouve ainsi associée à une décoration très traditionnelle. Le nouveau paquebot effectue
régulièrement la traversée en 3 heures, alors qu'il en fallait cinq vingt ans plus tôt. Et c'est le Brighton
qui sert de banc d'essai à la compagnie Cunard, qui procède à des essais comparatifs avec ses
propres navires, tandis que la Compagnie générale transatlantique attend les résultats avant de
décider de la propulsion de son nouveau steamer le Provence, en construction à Penhoet 104.
Même aux États-Unis, on reconnaît le rôle de précurseur des paquebots transmanche .The
Forum, la revue new-yorkaise, écrit : La réussite à laquelle les steamers de la Manche sont parvenus
en matière de turbines garantit que ce mode de propulsion est appelé à se répandre 105.
Les navires à turbines mis en service avant la Première guerre mondiale sont comme leurs
prédécesseurs de petits paquebots de moins de 85 m de long qui jaugent en brut aux alentours de
1200t. Les turbines à vapeur leur donnent un léger avantage en vitesse mais surtout, l'absence de
vibration de la turbine permet (c'est du moins de que l'on affirme) de ne pas ralentir l'allure par
mauvais temps On a constaté, sur la ligne Dieppe-Newhaven, que le Brighton, qui par beau temps
ordinaire, gagne 3 minutes sur le trajet qui est de 64 milles, sur son similaire Arundel, à machines
101 Engineering, dans son n° du 30 aout 1901, p. 303-304 compare, plans à l'appui, la machine alternative avec
la turbine : pour fournir une même puissance de 7000 cv, correspondant à ce que l'on demande aux Channel
Steamers, les moteurs alternatifs pèsent 270 tonnes contre 190 t pour des turbines, et occupent 14 430
pouces cubiques contre 10 500 pouces cubiques pour les turbines.
102 Le TSS Queen, premier navire à turbine de la Manche, effectue son voyage inaugural le 27 juin 1903, le
Brighton est mis en service en septembre
103 Le Magasin pittoresque, 1903, série 3, tome IV, p. 474-476.
104 Le Figaro, 1904, 8 décembre, p. 4.
105 The success which has been attained on the British Channel steamers with turbine propulsion has been such
as to warrant its further extension. The Forum, New York, vol 34, july 1902-june 1903, p. 546
45
alternatives, en gagne 15 par mauvais temps, et ce cas est très fréquent dans la Manche 106. Bien
évidemment, tout dépend de ce qu'on entend par « mauvais temps ». On voit que l'on attache à cette
époque une extrême importance à une réduction marginale de la durée de la traversée, alors que
l'expérience a démontré que dans le temps de parcours global, les facilités d'accès au terminal,
l'organisation de l'embarquement, l'optimisation des formalités de contrôle jouent pour ces courtes
distances, un rôle nettement plus important.
Le gain de place dans la salle des machines est appréciable, l'économie de personnel aussi (de
20 à 40%). On souligne même l'économie de lubrifiants, le nombre de pièces en mouvement étant
réduit par rapport à une machine alternative. Ces premières turbines sont des turbines à entraînement
direct : elles imposent donc une vitesse de rotation très élevée aux hélices : 610 tours/mn sur le
Dieppe par exemple. Une dizaine d'années plus tard, des réducteurs seront montés, qui conduiront à
une vitesse de rotation des hélices beaucoup plus lente, (80-100 tours/mn), et en même temps
permettront d'utiliser des turbines à haute vitesse (entre 1800 et 2500 tours) améliorant sensiblement
le rendement global. L'inconvénient de la turbine (elle ne tourne que dans un sens, de sorte qu'il n'est
pas possible de faire machine arrière, comme avec un moteur alternatif) étant qu'elle impose une
machine spécifique pour la marche arrière. Premiers navires à recevoir des turbines à vapeur, les
petits paquebots du Transmanche furent aussi les premiers à expérimenter les turbines à réducteurs,
puis les chaudières tubulaires.
Le steamer Dieppe est mis en service deux ans après le Brighton : Le Dieppe est un petit
steamer, de long de 83.51 m pour une largeur de 10.56 creux de 4.42 1360 t , tirant d'eau 2.90, avec
une machinerie surdimensionnée : 4 chaudières, une turbine haute pression pour l'arbre central, deux
turbines basse pression pour les arbres latéraux, par conséquent 3 hélices, et 6500 cv. Il atteint 22
nœuds. Le bateau est conçu pour le confort des passagers : La Nature publie à cette occasion un
article sur deux pages, avec les commentaires suivants : Nous n'avons pas besoin de dire que,
comme toujours, les aménagements sont des plus confortables et même luxueux : salon de première
classe sur le pont-promenade, boudoir pour les dames, cabines de luxe, salle à manger, pouvant
fournir des couchettes sur ses canapés. Sur le pont inférieur, salons de repos pour les dames et pour
les messieurs, d'une part pour la première classe, de l'autre pour la seconde : tout cela est ventilé au
mieux pour rendre le passage aussi peu pénible que possible...de larges quilles à roulis diminuent
dans une très grande mesure, les oscillations que peut causer la mer. 107
Avec le Brighton et le Dieppe, la ligne se trouve disposer très tôt de steamers à turbines. Et
parce que la distance entre Dieppe et Newhaven est assez courte, il avait même été envisagé de
mettre en service sur la ligne un paquebot à grande vitesse. On lit dans le Journal des Chambres de
commerce : Notre confrère, la Navy Gazette, annonce et nous annonçons comme ce journal sous
106 Les Turbines à vapeur marines / J.W. Sother, traduit et adapté d'après la seconde édition anglaise par J. Izart,
Paris Dunod 1908, .p114
107 La Nature, 25 novembre 1905, n° 1696 p, 401-402
46
toutes réserves, que M. Parson le constructeur si connu de turbines à vapeur, vient de terminer le
plan d’un paquebot à turbines de 30 000 chevaux, pouvant filer 44 noeuds ( ?). Ses soutes étant en
état de contenir 700 tonnes de charbon, il pourrait faires 540 miles. N’en contenant que 150, il ne
pourrait faire que 60 miles. Ce bateau serait employé sur la ligne de Dieppe à Newhaven (64
miles).108" Ce paquebot à grande vitesse n'a jamais vu le jour, sans doute en raison d'un coût
d'exploitation élevé et de l'absence d'un intérêt commercial.
Il est assez remarquable que la mise en service du Dieppe ait aussi fait l'objet de plusieurs
pages dans L' Année Scientifique de 1905109, car il ne s'agissait ni du premier navire à turbine ni d'une
ligne ligne transatlantique. Il se trouve que les paquebots de la Manche suscitent l'intérêt du public par
leur caractère innovant et parce qu'ils expérimentent, sur des bâtiments de dimensions réduites des
techniques qui vont être mises en œuvre sur les navires beaucoup plus importants.
Très curieusement, le Brighton et le Dieppe, furent l'un et l'autre rachetés à la fin de leur vie de
paquebots par Walter Guiness, devenu Lord Moyne, et transformés en yachts. Le rachat de navires de
commerce par des gens fortunés pour les convertir en yachts privés était assez fréquent en ces
années là. Ainsi, en 1914, le duc de Westminster avait acheté le voilier nantais Belem, et l'avait fait
aménager avec modification de la mâture et installation de moteurs, avant de le revendre quelques
années plus tard à Arthur Ernest Guiness, le frère aîné de Walter.
Le Brighton fut acheté en 1931, renommé Roussalka et transformé en profondeur : suppression
d'une hélice sur trois (l'hélice centrale), remplacement des chaudières et des turbines à vapeur par
deux moteurs diesel, et par conséquent suppression d'une cheminée, utilisation de l'espace gagné par
le changement de propulsion au profit des quartiers d'habitation. Le 1er septembre 1933, une
manœuvre malheureuse précipita le navire sur le rocher de Bloodslate, au large de Killary. Il n'y eut
aucune victime, mais le Roussalka était perdu. Deux semaines plus tard, Lord Moyne rachetait le
Dieppe, le rebaptisait Rosaura, et lui faisait subir les mêmes transformations qu'au Brighton. En même
temps que l'autonomie augmentait considérablement, la vitesse chutait de 24 à 15 nœuds 110. Déjà en
1930, les turbines à vapeur avaient perdu leur intérêt lorsque la vitesse n'était pas un critère
prioritaire. Walter Guiness invita des personnages célèbres sur son yacht, notamment Winston
Churchill, qui retrouvait un navire qu'il lui était arrivé d'emprunter pour se rendre à Dieppe lorsqu'il était
encore un ferry transmanche, et surtout Clementine Churchill, qui fit en 1935, sans son époux, une
grande croisière au cours de laquelle elle visita Bornéo, La Nouvelle Calédonie, les Nouvelles
Hébrides, les Moluques et entretint une liaison avec Terence Philip un jeune marchand d'art.
108 Journal des Chambres de commerce, 25 mars 1907, p, 11
109 L'Année scientifique, 1905, p. 273-276.
110 The Guiness Fleets / Edgar J. Bourke, Online Journal of Resaerch on Irish Maritime History, ©2016.
http://lugnad.ie/guinnessfleets/
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Vitesse et confort
Deux petits paquebots vont être mis en service peu avant la Première guerre mondiale, qui
resteront en service jusqu'en 1939 : le Newhaven (1910) et son sister-ship, le Rouen (1912). Le
Rouen, le Brighton111, atteignent 24 nœuds, mais le Newhaven, sister-ship du Rouen, les dépasse.
Lors de son voyage inaugural, le 26 mai 1911, il effectue la traversée en 2h 43 mn et 28 s, soit à une
moyenne de plus de 24 nœuds, donc avec une vitesse de pointe sensiblement supérieure. Car c’est
bien la rapidité que recherchent en priorité les compagnies de chemin de fer sur le Transmanche. Si la
vitesse entraîne une consommation accrue de combustible, la distance (65 milles nautiques) est trop
courte pour que la provision de charbon nécessaire puisse constituer un problème. Des essais ont
démontré que le Newhaven consommait sur 65 miles nautiques 29 tonnes de charbon. Le Newhaven
laissera des traces dans l'histoire, d'une part en raison de son échouage en 1924, puis de sa carrière
militaire : transformé en navire hôpital en 1914-1918, il servit en 1940 pour l'évacuation de Dunkerque.
Le Rouen connut un sort comparable : transformé en croiseur auxiliaire en 1914-1918, il fut torpillé en
1916, puis, réparé, reprit du service et participa également à l'évacuation de Dunkerque.
L'aménagement de cette deuxième génération de paquebots à turbines est encore plus soigné :
le Newhaven offre en première classe un petit salon pour les dames, vert clair, rehaussé de motifs
sculptés et dorés du meilleur style Louis XV… La salle à manger peut recevoir 64 personnes : elle est
habillée de panneaux de chêne clair. Deux cabines de luxe ont été exécutées en boiseries de chêne
clair « verni au tampon » Velours bouclé bleu clair pour recouvrir les couchettes. Les messieurs ont
droit à un fumoir, un bar. Pour la traversée de nuit, le Newhaven propose un dortoir Louis XVI pour les
dames, un dortoir pour les hommes, deux grandes salles de toilettes. La deuxième classe n’offre pas
le même luxe, mais un confort très satisfaisant, avec une salle à manger de trente places, et vingt huit
places de canapés tout autour de la pièce
. Comme peut s'y attendre, la Gazette des Beaux-Arts,
112
dans son compte-rendu de l'exposition L'Art et le navire moderne (Pavillon de Marsan, 15 février-15
mars 1918) est beaucoup plus sévère que la presse généraliste : Le Newhaven, aménagé par M. Ch.
Jeanselme, offre à ses passagers des panneaux clairs encadrés de montants plus austères ; mais le
boudoir veut paraître Louis XV, les pièces communes évoquent par trop la brasserie où l'on dîne en
hâte, et le fumoir, en acajou et velours vert, n'est qu'un wagon aux compartiments dépliés, où le style
Empire s'américanise en faveur des commodités113. Petit paquebot transmanche, le Newhaven a droit,
comme les transatlantiques, à être traité par un ensemblier de renom, héritier de la célèbre famille
d'ébénistes Jeansen, pour un résultat qui peut être diversement apprécié. On peut s'étonner que les
constructeurs n'aient pas préféré un style contemporain à une recréation plus ou moins exactes des
styles Empire et Louis XIV. Mais il faut considérer que le Newhaven était le premier paquebot de la
111 Plusieurs navires de la ligne se sont appelés Brighton. Celui dont nous parlons sera dénommé a posteriori
Brighton IV.
112 Description d'Edouard Bonaffé dans le Magasin Pittoresque,1911, p 199.
113 Gazette des Beaux-Arts, 1918 ; tome 1 p 300.
48
ligne entièrement construit et équipé en France, par les Chantiers et Forges de la Méditerranée au
Havre et sans doute avait-on jugé nécessaire de donner aux aménagements un style « typiquement »
français.
À la veille de la Première guerre mondiale, seules les salles à manger sont communes aux
deux sexes. Les hommes ont leur fumoir, les femmes leur boudoir, et chacun bénéficie de dortoirs
séparés, que l’on pourrait qualifier de salles de repos, car la traversée est courte, mais il importe
d'éviter aux dames toute promiscuité. Pour ceux qui veulent voyager avec leur véhicule, le Newhaven
peut accueillir 4 automobiles du plus grand modèle, une capacité vraisemblablement suffisante à
l'époque.
114
. Mais comme sur les bateaux précédents, la protection contre les intempéries laisse à
désirer. L'armateur mit un certain temps à s'apercevoir que les ponts promenade ouverts n'étaient
guère utilisables qu'à la belle saison. Il fallut attendre l'hiver 1929/1930 pour que les ponts-promenade
soient enfin fermés. C'était là plus une tradition qu'une nécessité technique. De la même façon on voit
que jusqu'au début du siècle, le personnel à la passerelle était très exposé aux éléments. Beaucoup
de petits paquebots conservent une passerelle découverte, et ceux qui disposent d'une passerelle
fermée ne proposent en général qu'un petit réduit, dans lequel peuvent se tenir l'homme de barre et
l'officier de quart. Cet inconfort, dont on ne voit pas la justification, subsista très longtemps sur les
navires militaires. Les premiers escorteurs rapides français du type E50, construits à partir de 1952
avaient une passerelle découverte. Tout le personnel de la passerelle était exposé aux intempéries,
abrité par un simple pare brise. Le commandant lui-même, lorsqu'il était présent (soit pendant les
exercices, soit pour les manoeuvres délicates) n'était pas mieux loti que le simple matelot. Le bonnet,
la capuche, le blouson de mer, étaient les seules protections dont ils pouvaient bénéficier. Si la
passerelle ouverte était agréable par beau temps sous des climats chauds, elle n'était pas
particulièrement confortable l'hiver, dans la Manche, la Mer du Nord ou l'Atlantique ! La deuxième
série connut la passerelle fermée, dont il était évident qu'elle ne présentait aucun inconvénient, Les
escorteurs de la première série furent progressivement modifiés, mais des passerelles découvertes
subsistèrent jusqu'au début des années 70.
A propos de la restauration
Sans prétendre à la haute gastronomie, les paquebots de la ligne tenaient à mettre à la
disposition des passagers une restauration comparable à celle des wagons-restaurants. La
restauration à bord ne concernait guère que les passagers de première classe, une clientèle aisée,
relativement exigente, les autres voyageurs emportant leur panier à provisions. On embauchait donc
en plus d'un cuisinier, un pâtisser pour les viennoiseries, les petits déjeuners, les desserts. Et l'on dit
qu'Ho-Chi-Minh, dans sa jeunesse, aurait été "chef pâtissier" sur un paquebot de la ligne.
114 Alors que les car-ferries sont mis en service sur Calais en 1953, Dieppe-Newhaven doit attendre 1964 pour
voir son premier car-ferry. Ce sera le Falaise, un paquebot de Saint-Malo converti.
49
Une plaque commémorative a été dévoilée à New Haven sur le quai Ouest en 2013 le 19 mai
2013 . Il est prévu d'ériger à l'emplacement de cette plaque une statue en souvenir de Ho Chi Minh ,
monument pour laquelle un concours a été lancé auprès des étudiants en arts plastiques de
l'Université du Sussex et de West Dean College à Chichester Déjà un bronze de 120 Kg a été offert
par l'ambassade du Viet-Nam au musée de Newhaven. Et cette initiative n'est pas universellement
approuvée. Le maire de Newhaven souhaite promouvoir sa ville en rappelant le lien entre Ho-ChiMinh et le Transmanche.il n'existe aucune preuve formelle que le leader communiste ait jamais
travaillé comme chef pâtissier sur un paquebot de la ligne Dieppe Newhaven.
Il est établi qu'Ho Chi Minh a travaillé sur les bateaux dans ses jeunes années : il s'embarque
sur l'Amiral Latouche-Treville des chargeurs réunis en avril 1911. Entre 1911 et la guerre, il occupe
différents emplois peu qualifiés : garçon de cabine, aide cuisinier. Martin Evans, professeur d'histoire
moderne à l'Université du Sussex, dit qu'il a été informé des liens de la ville de Newhaven avec Ho
Chi Minh par un communiste français dans les années 80. Il aurait travaillé sur un ferry au cours de
l'année 1913. Le Dr. Mark Frost, assisant en histoire à l'Université de l'Essex, reconnaît que les détails
de la jeunesse d'Ho Chi Minh, y compris ceux qu'il donne dans son autobiographie ne sont pas
entièrement fiables, mais qu'il est parfaiement concevable qu'il ait travaillé sur un paquebot de la ligne
Dieppe Newhaven, entre la fin de la Première guerre mondiale et son départ pour Moscou en 1923.
Sophie Quinn Judge, biographe de Ho Chi Minh 115 se montre sceptique, mais admet que la chose
n'est pas impossible.
Dans sa communication à l'Académie des sciences morales et politiques du 22 septembre 2003
116
Madame Claude Dulong-Sainteny, Archiviste-paléographe de formation, et veuve de Jean Sainteny ,
rapporte qu'Ho chi Minh se serait fait embaucher au Carlton à Londres dans la brigade du grand chef
Escoffier, où il aurait appris la pâtisserie. Mais il n'existe aucune preuve qu'Ho Chi Minh ait jamais
travaillé au Carlton. Toutefois, si l'on admet que c'est au Carlon qu'il a appris la patisserie, son
recrutement comme patissier sur un ferry de la ligne Dieppe Newhaven est nécessairement postérieur
à son « apprentissage » chez Escoffier. Et ne peut être intervenu qu'après la guerre, puisque
Newhaven avait été pendant toute la durée du conflit, affecté exclusivement aux transports militaires
et que le trafic des passagers civils était détourné sur Folkestone. S'il a vraiment exercé la profession
de pâtissier à bord d'un ferry de la ligne, ce ne pourrait être que sur une très courte période. En 1918,
Ho Chi Minh est à Paris, exerçant la profession de retoucheur en photographies. 9 impasse Compoint
dans le 17e arrondissement. On le retrouve à Versailles en janvier1919, déposant les revendications
du peuple anamite entre les mains d'un conseiller du Président Wilson qui assiste à la Conférence
sur la Paix et en janvier 1920, il participe au Congrès de Tours. Ho chi Minh a donc peut-être travaillé
sur un ferry de la ligne Dieppe Newhaven entre la fin de la guerre et 1923, mais ce serait plutôt entre
1920 et 1923, et il se pourrait fort que tout cela ne soit qu'une légende.
115 Ho Chi Minh : the missing years / Sophie Quinn Judge.- University of California Press, 2003
116 http://www.canalacademie.com/ida119-Ho-Chi-Minh.html
50
La TSF
Le naufrage du Titanic avait démontré l'utilité de la Télégraphie Sans Fil. Le nombre de
victimes, déjà très élevé, l'aurait été plus encore si la radio n'avait pas permis d'appeler les secours.
Mais l'équipement des navires n'était alors pas une obligation et, pour les bâtiments civils, il n'y avait
guère que les transatlantiques qui soient équipés. Le naufrage du Titanic participa à une prise de
conscience de la nécessité de renforcer la sécurité en mer. Une conférence se tint à Londres en 1913
pour rédiger la première convention SOLAS (Safety of Life at Sea), parue en 1914, et dont les
recommandations allaient être reprises par chaque pays. De façon surprenante, Dieppe-Nexhaven se
montra quelque peu à la traîne pour ce qui est de l'adoption de la TSF. Certes, une station Marconi
avait commencé à émettre à Newhaven en 1905, et avait établi des communications avec les navires
de la LBSC Railway à partir de 1912. Et Cecil Lewis Forescue, dans on ouvrage Wireless Telegraphy,
publié en 1913, atteste de l'existence de stations radio à Dieppe et Newhaven qui communiquent avec
les navires en mer117. Mais il semblerait que seuls les paquebots britanniques aient été concernés. Les
paquebots français, qui appartiennent à l'État depuis le rachat de l'ancienne Compagnie de l'Ouest,
tardent à être équipés, puisqu'à l'Assemblée nationale, lors le la séance du 6 février 1913, Paul
Bignon, député de la Seine-inférieure, souligne l'absence de TSF sur les ferries Newhaven et Rouen :
L'État a mis récemment en service 2 paquebots comportant toutes les inventions, les améliorations,
les innovations modernes mais dans laquelle il n'a oublié qu'une chose, la télégraphie sans fil 118. Et le
parlementaire rappelle dans la question qu'il dépose quelques jours plus tard (question 2688), que la
TSF existe sur toutes les autres lignes de la Manche. 119. Il faudra attendre décembre 1913 pour que le
Newhaven soit équipé tandis que la TSF était installée sur le Rouen au tout début de l'année 1914.
La chauffe au mazout.
L'entre-deux guerre verra la construction de 3 nouveaux paquebots, Versailles, du Worthing et
son sister ship, le Brighton V, et la généralisation de la chauffe au mazout. Le Versailles se compare à
ses prédécesseurs : les dimensions et ses capacités sont identiques ( 93 m de long, 1200 passagers).
Il effectue son premier voyage en août 1921. Le Monde illustré du 3 août120 évoque cette traversée
inaugurale en ces termes : le nouveau paquebot Versailles, de la compagnie des chemins de fer de
l'Etat, vient d'effectuer dans de parfaites conditions son premier voyage. Malgré une mer assez forte,
sans que les passagers soient incommodés par le roulis même le plus léger, le navire est arrivé à
Newhaven à peine 2h50 après son départ de Dieppe ». On ne sait que penser des affirmations du
journaliste. On peut se demander s'il ne s'agit pas de publicité rédactionnelle, car si la mer avait été
117 « The LBSC Railway have such stations (wireless) at New Haven and Dieppe for use with their crosschannel steamers beteween these ports », Wireless Telegraphy . Cecil Lewis Forescue, Cambrige University
Press, 1913, p.67. (Cambridge Manuals of Science and Literature).
118 Débat AN, 1913, 02/06 p. 235
119 Débats AN, séance du 17 février 1913, p 453
120 Le Monde Illustré, 13 aout 1921 p. 592-593.
51
véritablement assez forte, il était impossible que les passagers n'aient pas senti les effets du roulis sur
un bateau aussi étroit que le Versailles, dépourvu de stabilisateurs dynamiques qui étaient inconnus à
cette époque121 ! Fernand Rigny, dans Le Figaro122 nous donne de ce passage inaugural une autre
version, beaucoup plus vraisemblable. À cette époque, les élus n'étaient pas les derniers à célébrer
petits ou grands événements sur le mode festif. Pour l'inauguration du Versailles, la municipalité de
Dieppe au grand complet rendait visite à la municipalité de Brighton. Un grand banquet était organisé
au Royal Pavilion, agrémenté d'une série de toasts qui n'a pas duré moins de deux heures !...On a bu
au Roi, au Président de la République française, à l'entente cordiale, aux chemins de fer des deux
pays… et on a fait une ovation au capitaine Moufflet qui commande le Versailles après avoir pendant
la guerre commandé le Sussex et avoir été torpillé deux fois. Les élus avaient effectivement besoin de
se remettre d'une traversée fort mouvementée ! : On nous a convaincus que le Versailles sait
traverser la Manche entre Dieppe et Newhaven en 2h36 mn par une mer à ne pas mettre un poisson
à l'eau… Pendant que le champagne coulait à flots dans les salons bien fermés du navire, d'autres
flots balayaient le pont, le vent sifflait plus fort que les sirènes de bord et je n'ai jamais vu des
passagers avoir le mal de mer avec autant d'entrain, de gaîté et d'enthousiasme. Les acteurs de la vie
publique sont devenus beaucoup plus sobres, mais on a oublié à quel point ces petits paquebots
bougeaient dès que la mer était formée. Nombreux étaient ceux qui redoutaient la « grande
traversée », de Dieppe à Newhaven et préféraient passer par le Pas-de-Calais pour éviter autant que
possible le mal de mer. Mis en service en 1921, le Versailles sera le dernier paquebot de la ligne
conçu pour la chauffe au charbon.
Le Worthing (1928, 1040 passagers ) et le Brighton V (1932, 1450 passagers) qui vont suivre
sont équipés d'origine de chaudières à mazout. L'année 1932-1933 va voir la conversion du Rouen,
du Newhaven et du Versailles à la chauffe au mazout. On peut s'étonner de cette conversion tardive
des navires transmanche (les paquebots transatlantiques comme le Mauretania ou La France étaient
passés au mazout dix ans plus tôt). Mais il faut considérer que les avantages du mazout sont d'autant
plus importants que le navire parcourt de longues distances, et que le gain au niveau de la
manutention et du stockage du combustible est beaucoup plus sensible dans la navigation au long
cours que dans la navigation transmanche. Le coût de la transformation (il ne suffit pas de modifier les
chaudières, il faut aussi installer des cuves, des pompes et tous leurs accessoires), est moins
rapidement amorti sur les courtes distances. Néanmoins, en 1933, le charbon avait disparu sur les
paquebots de la ligne, alors qu'il demeurait encore sur de nombreux navires marchands : à la veille de
la Seconde guerre mondiale, 40% de la flotte de commerce utilise encore le charbon.
Sur les paquebots de Dieppe, la chauffe au mazout avait permis d'accroître légèrement la
vitesse, d'augmenter aussi la place réservée aux passagers , mais surtout de réduire le nombre de
chauffeurs de 17 à 4 par bateau123.Elle avait aussi l'avantage d'assurer des performances constantes,
121 On connaissait déjà les quilles anti-roulis, mais leur efficacité était médiocre
122 Le Figaro, mardi 9 aout 1921, p 8
123 Le Génie Civil, 20 mai 1933, p 480
52
car le mazout est toujours à peu près de la même nature, alors que la qualité du charbon est variable.
La conversion au mazout était intervenue10 ans plus tôt sur les transatlantiques. Le moteur diesel
équipe les cargos dès les années 30 mais la turbine à vapeur est conservée sur les paquebots jusque
dans les années 50, pour la forte puissance qu'elle peut développer, et pour son absence de
vibrations, appréciée sur un navire à passagers. Le passage à la chauffe au mazout puis au moteur
diesel n'aura pas d'incidence sur la vitesse des paquebots : cette vitesse (maximum 25 nœuds) était
suffisante et son accroissement aurait signifié une augmentation de la consommation et des charges
d'exploitation qui déjà dans les années 1930, mettaient en cause la rentabilité de la ligne, en dépit
d'une affluence considérable, qui pose la question de la capacité d'accueil des bateaux. On trouve à la
rubrique « courrier des lecteurs » des journaux, principalement britanniques (car la Letter to the editor
est une vieille tradition en Grande-Bretagne), des plaintes récurrentes sur l'inconfort qui en résulte. Il
arrive que des passagers, ne trouvant pas de place dans les cabines, soient obligés de passer toute la
traversée à l'extérieur, sans même pouvoir disposer d'un siège. Lorsque le Times souligne, à propos
du nouveau Worthing, mis en service en 1928, que les passagers de seconde classe y seront
nettement mieux abrités, on comprend qu'ils étaient jusque là le plus souvent exposés aux
intempéries124 !
Lorsque le Brighton IV et le Dieppe seront vendus respectivement en 1930 et 1933 pour être
convertis en yachts privés, le nouveau propriétaire ne songea pas un instant à les convertir à la
chauffe au mazout, mais passa directement au moteur diesel. Ainsi re-motorisés, les navires étaient
devenus beaucoup plus lents (15 nœuds au lieu de 24), mais beaucoup plus économes en
combustible, avec une autonomie décuplée, moins de frais d'entretien, des frais de personnel réduits,
et un espace non négligeable dégagé par la suppression de la chaufferie. Les compagnies de ferries,
contrairement aux propriétaires privés, n'étaient pas sensibles à ces arguments, et privilégiaient avant
tout la vitesse.
124 « greatly improved shelter accomodation for 2d class passengers ». The Times ; Sept. 28, 1927, p.16
53
6. Les derniers paquebots
Un article paru dans la Revue générale des chemins de fer évoque la question qui s'était posée
à la veille de la guerre125 : la flotte au service de la ligne ne comprenant que des navires vieillissants (3
paquebots de la SNCF, le Newhaven, le Rouen, le Versailles, trois cargos de la SNCF, et 3 paquebots
de Southern Railway, le Paris, le Worthing et le Brighton. Fallait-il acheter de nouveaux bateaux ou
supprimer purement et simplement la ligne ? Trois solutions étaient envisagées : la suppression du
service de nuit, la suppression du service de jour, la suppression totale. L'utilité de la ligne n'étant pas
contestable, et sa suppression lourde de conséquences, il avait été décidé de faire construire un
cargo et deux navires à passagers. Ces bateaux, mis en chantier avant la guerre, étaient le Londres et
l'Arromanches, qui allaient assurer la reprise de la ligne en 1947. Sans être révolutionnaires, ils
présentaient par rapport aux bateaux de la génération précédente, des améliorations peu visibles,
mais réelles :
- économie de combustible
- économie de personnel (ne faisant appel qu'à deux chaudières au lieu de 4, les nouveaux paquebots
économisent 3 chauffeurs par navire.)
- plus de confort pour le personnel (mise en application de la loi du 16 juin 1933 sur l'hygiène à bord
des navires)
- sécurité incendie, compartimentage renforcés
- sécurité de navigation accrue : poste radiotélégraphique à longue portée 300 miles, radiogonomètre,
loch électrique, sondeur à ultra-sons.
Du côté britannique, Les British Railways prenaient livraison en avril 1950 du Brighton VI, qui
assura le service sur la ligne jusqu'à l'arrivée des car-ferries, puis, après avoir été utilisé pour des
excursions de la journée, fut vendu en 1967 à Jersey Lines, pour desservir les Iles de la Manche à
partir de Saint-Malo sous le nom de Duchesse de Bretagne. Il avait été transformé à cet effet en carferry : une publicité de l'époque fait état d'une capacité de 20 voitures, drive on, drive off. Sa forte
consommation de mazout entraîna une retraite anticipée en 1969. Long de 312 pieds, 2875 t de
jauge en brut, le Brighton avait la réputation d'être le paquebot le plus rapide de la ligne (plus de 25
nœuds). Il avait aussi la réputation plus douteuse d'être un « rouleur », rançon sans doute de
l'étroitesse de sa coque joint à excès de poids dans les hauts du navire (la position du bar, qui
constituait un étage supplémentaire en était largement responsable). Confortablement aménagé, avec
des sièges garnis de cuir dans les salons, des cabines de luxe avec supplément pour les passagers
de première classe, une grande salle à manger, un bar salon de première classe qui s'étendait sur
toute la largeur du bateau avec des fenêtres donnant sur la mer à bâbord, tribord, et vers l'avant, et
125 Ibid.
54
même, tout en haut un pub de style Tudor avec la traditionnelle cheminée factice, le Brighton, par son
élégance classique, était considéré comme le plus beau des paquebots Transmanche.
Le Lisieux, dernier vrai paquebot avant l'arrivée des car-ferries, sera aussi le dernier paquebot
à turbines (Le Falaise était aussi un paquebot à turbines, mais il fut converti en car-ferry avant d'être
affecté à la ligne Dieppe-Newhaven). Mis en service le 24 mars 1953, le Lisieux intègre toutes les
innovations en matière de construction navale : coque soudée, superstructures partiellement en
alliage léger (pont supérieur, cheminée), turbine à vapeur chauffée au mazout...Il appartient à la
nouvelle génération de bateaux qui marquent la reprise de la construction navale en France et la
renaissance de la marine de guerre 126 Les coques soudées présentent un avantage considérable par
rapport aux coques rivetées : les rivets constituent autant de points de faiblesse, tout en représentant
un poids considérable. Comme la construction rivetée conduit à un ensemble moins rigide, les
architectes avaient recours à des tôles plus épaisses et préféraient se donner une bonne marge de
sécurité. Il en résultait pour une résistance comparable, des coques nettement plus lourdes et une
dépense accrue en combustible.
Le Lisieux conserve la longueur réduite 94 m, exigée par les contraintes propres aux ports de
Dieppe et New Haven, sur une largeur de 12 m et présente un faible tirant d'eau. 7,30 m de creux,
3,10 de tirant d'eau. 2876 tx, 2200 t de déplacement. La traversée devant être effectuée par tous
temps, en 3 heures, une grande puissance est exigée : 22 000 cv, pour assurer une vitesse de 22
nœuds.
L'article paru dans le Journal de la Marine Marchande du 25 mai 1954 expose les choix qui ont
été faits au niveau de son architecture. Comme la vitesse est primordiale, le bateau est relativement
étroit, de façon à réduire la résistance à l'avancement. Ceci étant, la machine est largement
dimensionnée : elle assure sur une seule chaudière une vitesse de 22 nœuds, pouvant être portée à
25 nœuds sur 2 chaudières. Le rédacteur de l'article fait remarquer que l'appareil propulsif s'apparente
plus à celui d'un navire de guerre qu'à celui d'un paquebot, réflexion judicieuse, car la puissance du
Lisieux se compare à celle des nouveaux escorteurs rapides qui viennent d'être lancés, la série des E
50 : 22 000 cv pour des bâtiments de 95 m de long. On mesure tout le progrès réalisé depuis lors
dans la construction navale : les ferries contemporains, le Seven Sisters et le Côte d'Albâtre sont
nettement plus importants que le Lisieux, avec 18 564 t en brut, pour une longueur de 142 mètres, 24
m de largeur). Et cependant, une puissance de 18900 Kw leur suffit pour assurer 24 nœuds.
Les aménagements intérieurs du Lisieux marquent une rupture avec les paquebots
des générations antérieures. Les passagers sont répartis en deux classes, la première et la troisième,
correspondant au tarif le plus cher et au tarif le moins cher de la SNCF (en 1953, la troisième classe
126 Journal de la Marine marchande ,25 mars 1954 p. 635 et suivantes.
55
sera supprimée sur les trains). Mais le bois verni a presque disparu : partout, règne le formica, ce
stratifié considéré comme le summum de la modernité au début des années 50 : Depuis longtemps ils
en rêvaient, de la ville et de ses secrets,du formica et du ciné chantait Jean Ferrat ! Si le tissu
recouvre encore les sièges des premières classes, la classe économique reçoit un revêtement
plastique qualifié de similicuir, vanté pour ses facilités d'entretien. Les tubes fluorescents assurent
l'éclairage. Cependant, les passagers peuvent toujours déjeuner ou dîner servis à table, dans une
salle de restaurant traditionnelle, commune aux deux classes, et prévue pour 108 couverts. Le
restaurant traditionnel sera conservé sur les ferries de Dieppe jusqu'à une époque assez récente (il y
avait encore un vrai restaurant sur le Sardina Verde). Aujourd'h'ui, le self-service rappelle la cantine
d'entreprise (et c'est bien ce qu'il est pour les passagers les plus réguliers, les chauffeurs routiers).
Le dernier paquebot à être mu par une turbines à vapeur sera le Falaise – mais le Falaise fut
transformé en car-ferry en 1963 précisément pour être affecté à Dieppe Newhaven. On peut donc
considérer que les paquebots disparaissent en même temps que la turbine à vapeur. Les navires qui
leur succéderont seront très différents. Le car-ferry est essentiellement un parking flottant. Il se
caractérise par des ponts-garages qui doivent pour des raisons de sécurité et de facilité
d'embarquement, se situer au-dessus de la ligne de flottaison . Si l'on veut embarquer et débarquer
rapidement les véhicules, les ponts garage ne peuvent pas être compartimentés : les véhicules
doivent pouvoir parcourir le pont dans toute sa longueur. C'est ce que l'on appelle un navire roulier, un
ro-ro (roll on, roll off) par opposition à un lo-lo (lift on, lift off) chargé à la grue. Mais certains navires
rouliers disposent d'une cloison mobile au niveau du pont garage inférieur, permettant de limiter l'effet
de carène liquide dans l'éventualité d'une voie d'eau. Les car-ferries récents offrent deux étages de
ponts-garage, voire plus , capables d'accueillir des véhicules de grande hauteur. Il en résulte un navire
avec un franc-bord très important, un tirant d'eau relativement faible, une forte prise au vent, et une
stabilité assez difficile à assurer en cas d'avarie. Sur les plus gros ferries, les camions disposent d'un
pont garage distinct des voitures particulières, et d'autres ont des ponts modulables selon la saison ;
priorité au fret ou aux touristes. Les turbines à vapeur ont définitivement disparu sur les ferries,
remplacés par des diesels semi-rapides. Les ponts-promenade ont été pour l'essentiel supprimés, et
les espaces extérieurs accessibles au public sont devenus symboliques. Les passagers ne sont plus
exposés aux intempéries comme autrefois, mais ils doivent par beau temps, abandonner l'idée de
passer la traversée à se bronzer sur un banc, comme ce fut le cas pendant plus d'un siècle.
56
7. Accidents de mer
La mer, entre Dieppe et Newhaven est généralement plus calme que la Manche Ouest, mais
il peut survenir de violentes tempêtes. Les paquebots du début du siècle sont rapides, bien
aménagés, conçus pour faire face au mauvais temps. Ils tanguent et roulent mais s'ils malmènent
parfois les passagers, ils tiennent bien la mer et n'offrent pas une grande prise au vent. Ils sont bien
compartimentés, et disposent assez tôt de la TSF. Mais la navigation n'est pas exempte de dangers,
notamment en raison du risque de collision ou d'échouage.
Le risque de collision a été considérablement accru avec l'augmentation du trafic. Actuellement,
la densité du trafic en Manche est telle que la circulation est organisée en fonction du sens de
navigation des navires, avec quatre systèmes de balisage appelés DST (dispositif de séparation du
trafic). On compte de 40 à 45 000 navires dans chaque sens avec 40 000 traversées de ferries par an.
La collision représente le danger majeur de la navigation, tout particulièrement par faible visibilité. La
cohabitation de navires de caractéristiques très différentes tant au niveau des dimensions que de la
vitesse, des possibilités manoeuvrières, du niveau d'équipement en navigation, de la compétence des
équipages (pêcheurs, plaisanciers expérimentés ou novices, ferries à grande vitesse, ferries
conventionnels, cargos en tous genres, pétroliers, porte-conteneurs), augmente les risques. On
dispose aujourd'hui d'outils qui permettent de réduire les risques de collision, mais non de les éliminer,
tels que la cartographie électronique, les radars de navigation, GPS, les détecteurs de radar anticollision et plus récemment le système d’identification automatique AIS (mais cela n’empêche pas
l’usage de la sirène de brume par temps de brouillard) . À la belle époque des paquebots, le trafic était
beaucoup moins dense, mais il n'existait pas d'aides à la navigation, et aucun outil permettant de
prévenir les collisions. C'est ainsi que les paquebots de la ligne connurent plusieurs accidents
mémorables, tous survenus par temps de brouillard, avec parfois des conséquences tragiques. La
traversée de la Manche pouvait encore être une aventure pour les malheureux passagers.
Le premier naufrage de l'époque moderne concernant un navire à passagers intervint en 1865
avec le vapeur Alexandra, un petit paquebot transportant à la fois passagers et marchandises. Mis en
service en 1863, l'Alexandra avait déjà été impliqué dans un accident mortel en 1864. Le vendredi 14
octobre 1864, à la sortie du port de Dieppe, bien que manoeuvrant avec précaution, le vapeur avait
heurté une barque de pêcheurs avec 4 hommes à bord, qui avait sombré aussitôt. Trois hommes
avaient pu être recueillis immédiatement par l'Alexandra, mais le patron, pris dans l'hélice gauche du
vapeur (c'est du moins ce qu'avance la Vigie de Dieppe 127) n'avait pas pu être sauvé. Le journal avait
salué le courage du capitaine de l'Alexandra, qui avait risqué sa vie pour secourir le patron-pêcheur.
127 La Vigie de Dieppe, 18 octobre 1864, p.2. La Vigie affirme que le patron-pêcheur s'était trouvé pris dans
l'hélice gauche alors que l'Alexandra était un steamer à roues. Si l'on peut mettre en doute certains auteurs, la
photographie parue dans The Engineer du 22 novembre 1901 p. 532 fournit une preuve indiscutable :
l'Alexandra était bien un « paddle steamer ».
57
Le 7 septembre 1865, avec 27 passagers à bord, une cargaison de valeur et 21 hommes d'équipage,
l'Alexandra parti à 2h30 de Newhaven se trouve pris dans un épais brouillard à 6h30 en s'approchant
de Dieppe. Il finit par heurter un rocher au Cap d'Ailly. Le paquebot est éventré, mais passagers et
équipage peuvent prendre place dans le canot de sauvetage et gagner Dieppe sans encombre. Il n'y a
aucune victime, mais le bateau est gravement endommagé. La commission d'enquête reconnaîtra les
mesures de prudence prises par le capitaine, mais le rendra responsable de la perte du bateau pour
n'avoir pas sondé systématiquement. Le capitaine Abraham Blanpied sera suspendu pour trois mois.
La commission devait sanctionner, mais accordait au capitaine de larges circonstances atténuantes 128.
De tous les naufrages, c'est sans doute celui du Victoria qui fit l'objet de la couverture la plus
complète par la presse. La catastrophe eut un grand retentissement en raison du nombre de victimes,
mais aussi parce qu'elle survint à proximité immédiate de la côte. On ne peut s'empêcher de songer
au Costa Concordia, et aussi à la catastrophe du Spirit of Free Enterprise, deux naufrages
dramatiques suvenus à quelques centaines de mètres du rivage.
Petit paquebot à roues à aubes de 533 tonneaux, le Victoria venant de Newhaven, se
rapprochait dangereusement du Cap d’Ailly dans le brouillard, au petit matin, à une vitesse de 14
nœuds (c'est à dire à pleine vapeur), le 13 avril 1887. Le capitaine, croyait se trouver à l’est de
Dieppe. Soudain, à quatre heures, le bateau heurte les rochers, à 2500 mètres du rivage. Le navire
était éventré par l’avant, mais, soutenu par les rochers, ne pouvait pas couler et la mer baissait. Ce fut
la désorganisation de l’évacuation qui entraîna la disparition de quinze passagers sur 97 et deux
membres d’équipages. À la décharge du capitaine, la corne de brume à vapeur d’Ailly n’avait pas
retentit. Le personnel du phare avait incontestablement fait preuve de négligence, mais comme le
brouillard était tombé subitement, et qu'il allait plus d’une heure pour que la chaudière monte en
pression, il n'est pas certain qu'une réaction immédiate lui eût permis d'actionner la sirène à temps.
Plusieurs journaux avaient rapporté l’accident, en des termes parfois contradictoires, comme c'était
souvent le cas à l'époque. Les journaux tenaient à rapporter l'événement dans les plus bref délais,
alors que les moyens de communication disponibles ne permettaient pas d'obtenir avant parution les
informations les plus complètes. C'est ainsi qu'en rapportant le torpillage du Newhaven, Ouest-Éclair
avait annoncé la mort probable du professeur Baldwin, lequel envoyait trois jours plus tard, un
télégramme ouvert au président Wilson ! Et, en l'absence de document visuel (aujourd'hui, il se trouve
toujours un témoin pour prendre des photos ou filmer en vidéo avec son téléphone), c'était le
journaliste qui tentait par l'écriture, de faire vivre l'accident, rajoutant du vent et des vagues si besoin
était pour stimuler l'intérêt du lecteur129.
128 Precis of special enquiries into casulaties ordered by the Board of Trade during the year 1865, Parliamentary
Papers of the House of Commons, 1866, vol. 65, part III, p.79.
129 Voir les dessins parus dans le Monde illustré du 23 avril 1887.
58
G-C de Luçon, rédacteur au Journal des Voyages et des aventures de terre et de mer, qui
s'était trouvé ce jour-là sur le Victoria donne sa version des faits 130 : le capitaine aurait, en raison de
l'absence totale de visibilité, réduit la vitesse de moitié. Le gardien de quart au phare d'Ailly se serait
assoupi, et aurait mis en route la chaudière trop tard, de sorte que la sirène n'aurait été actionnée
qu'après l'accident². Le rapport d’enquête officiel est plus précis et plus objectif.
131
Il met en évidence
les défaillances du capitaine, mais reconnaît qu'après l'accident, l'équipage et lui-même ont fait tout ce
qui était en leur pouvoir, et au péril de leur vie, pour sauver les rescapés. Sans méconnaître la
possibilité d'une faute de la part du gardien du phare et de ses adjoints, il souligne l'inutilité d'une
sirène à vapeur dont la chaudière met une heure un quart pour monter en pression.
Ce rapport est aussi intéressant en ce qu'il nous renseigne sur les conditions de navigation en
Manche dans les années 1880-1890. Il nous rappelle qu'il est, à la fin du XIXe siècle, impossible de
connaître très précisément la position du navire lorsque la visibilité fait défaut. On navigue à l'estime :
le compas est alors le seul instrument de navigation et la distance parcourue est évaluée à partir du
nombre de tours de la machine. Dans le cas présent, faute de repère visuel, l'unique moyen d'établir
avec certitude que l'on s'approchait dangereusement de la côte eût été de sonder, ce que le capitaine
n'avait pas fait. Il avait aussi après avoir stoppé puis ordonné de faire machine arrière, repris sa route
à pleine vapeur, dans la brume la plus opaque, alors que la plus élémentaire prudence eût été de
progresser à vitesse réduite.
De son côté, le juge de Dieppe mène son instruction. Le Petit Parisien estime que la
responsabilité première du naufrage revient à la LBSC Railway, qui n'exige que peu de garanties de
ses capitaines. Alors que chez nous on ne confie des bâtiments qu'aux officiers ayant subi des
examens très sérieux, nos voisins donnent les commandements des leurs à des hommes n'ayant que
la routine du métier132. L'appréciation du Petit Parisien soulève une question à caractère plus général.
Car le capitaine avait commis des erreurs – une première erreur en n'ayant pas estimé correctement
la distance parcourue, une deuxième erreur en ayant négligé de sonder, et une troisième erreur en se
fiant à l'absence de signal sonore pour en déduire qu'il était loin du Cap d'Ailly, alors que connaissant
bien la route, il ne pouvait ignorer que la sirène à vapeur du phare n'était d'aucune utilité lorsque le
brouillard tombait soudainement, puisqu'il fallait « un certain temps » pour qu'elle monte en pression.
Toute la question est de savoir si ces erreurs étaient liées à des connaissances insuffisantes en
navigation ou à des négligences, ce qui n'excuse rien, et ne décharge pas l'employeur (la LBSC
Railway) de ses responsabilités. Mais il est vrai que l'enseignement des écoles d'hydrographie
françaises était excellent et que les brevets n'était pas accordés à la légère. En revanche, à
l'exception des grandes compagnies transatlantiques, les compagnies de navigation britanniques se
révélaient peu exigeantes sur les connaissances théoriques et la culture générale de ses capitaines,
notamment pour les traversées de courte durée comme celle de la Manche, qui sont considérées
130 Journal des Voyages et des aventures de terre et de mer, 1895, n° 925, p. 198 et n° 926, p. 218-219
131 Board of Trade Wreck Report, n° 3249, http://www.plimsoll.org/WrecksAndAccidents/wreckreports/
132 Petit Parisien, 19/04/1887, n° 3825.
59
comme de la navigation « au grand cabotage ». Dans son petit livre The British Mercantile Marine
publié en 1897, et qui rassemble la matière de plusieurs communications à la Shipmasters' society of
London, Edward Blackmore, un ancien capitaine de la ligne Dieppe-Newhaven, que nous avons déjà
cité, déplore le niveau théorique généralement faible des officiers de la marine marchande
britannique, et ne tarit pas d'éloges pour la France, dont les officiers et capitaines de la marine
marchande ont à son avis un niveau de connaissances équivalent à celui des officiers de la marine de
guerre. Il se pourrait donc que la critique du Parisien ne soit pas dénuée de fondement, tandis que le
lendemain, Le Gaulois renchérissait : Sans doute la compagnie compte des capitaines très habiles,
mais à côté d’eux, il y en a paraît-il dont l’incapacité est notoire : des légendes courent à Dieppe sur
des bateaux quittant Newhaven et tombant sur Saint Valery, Fécamp et le Tréport, croyant arriver à
destination133.Il faut rappeler qu'à la fin du XIXe siècle, la navigation astronomique est encore mal
maîtrisée par de nombreux capitaines. La méthode qui permet, avec des calculs simplifiés, de
déterminer la position du navire par les « droites de hauteur » n'a été publiée qu'en 1875 134. Les
« anciens » n'en ont pas connaissance, et seuls en ont la maîtrise les capitaines formés dans les
écoles d'hydrographie. Beaucoup naviguent encore dans la Manche en se fiant à leur seule
expérience mais il faut reconnaître à leur décharge que dans le brouillard le plus épais, le sextant
n'est d'aucune utilité. On peut lire un récit très complet, et dans l'ensemble objectif du naufrage et du
sauvetage des passagers dans les Annales du sauvetage en mer135.
Le 20 août 1895, deux navires de la ligne, le paquebot Seaford et le cargo Lyons, entrent en
collision dans la brume. Le Seaford sombre 40 minutes après l'accident. Grâce à la diligence du
commandant du Seaford et de son équipage, les 255 passagers et les 42 marins sont sauvés et
recueillis par le Lyons. Le Spectator du 3 octobre 1908 a fait paraître un récit complet et très littéraire
de l'accident (p. 25-26). Une fois de plus, la brume avait été la cause première de l'accident, une
brume qui s'élève subitement, un jour de grand soleil, avec une mer d'huile, et qui dessine comme une
falaise crayeuse sur la mer, donnant l'illusion que la côte est en vue.
Pas de collision, mais un échouage du paquebot France, qui dans un épais brouillard, s'échoue
le matin du 24 juin 1902 à Rottingdean, près de Brighton. Les 300 passagers furent sain et saufs, le
bateau s'était échoué à marée basse. Il put se renflouer avec la marée montante.
En 1910, le Brighton, filant à toute vapeur dans la brume, par une nuit sans lune, éperonne le
Preussen, au large de Newhaven. On lit dans Le Figaro :
Une catastrophe maritime a failli se produire ce matin vers minuit un quart au large de Newhaven. Le
paquebot anglais Brighton, faisant le service des voyageurs entre Dieppe et Newhaven et ayant à son
133 Le Gaulois, 20 avril 1887, p. 2
134 Calcul du point observé : méthode des hauteurs estimées / Adolphe Marcq deBlond de Saint Hilaire, Revue
maritime et coloniale, 1875,T. 46, p.341 et s.
135 Annales du sauvetage en mer, 1887, tome XXII, 3, juil-aout-sept, p. 145-151
60
bord 80 passagers venait de quitter, une demi-heure avant, ce dernier port pour gagner Dieppe,
lorsque par suite de la brume intense qui régnait, il n'aperçut pas un voilier allant vers l'ouest. Ce
dernier, pour la même cause ne vit pas le Brighton et l'aborda par bâbord, lui faisant de très
importantes avaries.
Ne pouvant continuer sa route, le Brighton regagna Newhaven, tandis que le voilier abordeur, qui n'est
autre que le Preussen, cinq-mâts allemand, faisait également demi-tour pour relâcher à Douvres,
ayant de son côté de sérieuses avaries.
Les dégâts sont énormes à bord du Brighton, ses passagers, aussitôt débarqués, ont pris place sur le
steamer France, venant d'arriver de Dieppe, lequel a repris immédiatement la mer pour notre port où il
est arrivé à midi. C'est un hasard qu'aucun accident de personne ne se soit produit sur le Brighton 136.
Là encore, le capitaine était en faute. Était-il entièrement responsable ? On sait qu'en mer, les
décisions n'appartiennent qu'au capitaine, mais en réalité, l'image du « seul maître à bord » tient un
peu de la fiction. Car les capitaines percevaient des primes lorsqu'ils tenaient l'horaire et recevaient
des blâmes lorsqu'ils étaient en retard. Ne pouvant faire face à sa culpabilité, il se suicida dans un pub
de Brighton. Quant au Preussen, comme la tempête n'avait pas permis qu'on le remorquât, jusqu'au
port de Dieppe, il fut mis au mouillage, brisa ses chaînes, et se fracassa contre la falaise de Crab Bay.
Le bateau était trop endommagé pour pouvoir être réparé. Le plus grand voilier jamais construit avait
disparu...
Le 5 août 1924, le Newhaven pris dans le brouillard s'échoue contre la falaise de Berneval.
Aucune victime ne fut à déplorer, mais le renflouement fut spectaculaire puisqu'il fallut creuser dans la
falaise pour dégager le bateau. Le 8 juillet 1938 à la suite d'une tempête, c'est au tour du Rouen de
s'échouer sur un banc de sable devant Newhaven.
Le 24 février 1929, l'Arundel, arrivant à Newhaven, entre en collision avec un navire
charbonnier, le Tamworth, qui était au mouillage en attendant que le brouillard se dissipe.
Quant aux tempêtes, elles ne pouvaient pas toujours être évitées, d'autant que la météorologie
était dans ses balbutiements. Et le danger n'était pas toujours en pleine mer, mais souvent à l'entrée
du port.
Au XIXe siècle, les tempêtes étaient vécues avec angoisse par les passagers, d'autant que les
navires étaient petits, et n'avaient aucun moyen de communiquer avec la terre ou d'appeler les
secours. Le 20 janvier 1875, par exemple, le steamer Bordeaux est pris dans une violente tempête, au
large de Dieppe. L'eau envahit les cabines, le vent balaie le pont avec une telle violence que le
capitaine se fait amarrer sur la dunette, de même que les hommes d'équipages qui sont à la barre (le
136 Le Figaro, 7 novembre 1910, n° 311, p.4.
61
Bordeaux n'a pas de passerelle couverte). Et, nous dit La Presse137, sur 80 passagers, plus de
cinquante étaient agenouillés dans les cabines et en prières.
En janvier 1893, après une traversée difficile, le Brighton aborde le port de Dieppe. La tempête
fait rage et à la suite d'une avarie de gouvernail, le paquebot se fracasse contre la jetée. L'eau envahit
le compartiment avant. Tous les passagers sont évacués par le canot de sauvetage, mais l'avant du
Brighton a sombré138. La cloison étanche qui protège l'arrière du navire lui permet de ne pas couler. Il
pourra être renfloué, sera par la suite modernisé, puis revendu pour servir sur le Bristol Channel.
Plusieurs paquebots ont porté le nom de Brighton. Celui dont il est question dans l'accident de 1893
est le deuxième du nom, un petit paddle steamer de 66 mètres de long, construit en 1878 par J. Elder
and Co de Glasgow, que nous avons déjà évoqué.
Parmi les traversée mouvementée, est passée à la postérité celle du Paris, les 28-29 janvier
1890, alors qu'une tempête très sévère s'abattait sur la Manche. Hier à 11 h du soir on n'avait toujours
pas de nouvelles du Paquebot Paris qui aurait dû arriver à à 7 heures du matin, peut-on lire dans Le
Temps du 30 janvier. Une nouvelle bourrasque a sévi avec une extrême violence sur le littoral anglais
de samedi à lundi.... Les transatlantiques qui arrivent rapportent qu'ils ont eu un temps épouvantable ;
mer énorme et vent de tempête.
Le Paris a connu en effet joué de malchance, dans des conditions de mer que l'on rencontre
rarement entre Dieppe et Newhaven. Parti de Dieppe le dimanche à une heure du matin à destination
de Newhaven avec 50 passagers, le Paris ,aussitôt sorti du port, est en prise à un vent violent et une
mer très grosse. On réduit l'allure. Arrivé à mi-parcours, on s'aperçoit qu'une roue a une grave avarie
(les roues sont vulnérables en cas de gros temps). On stoppe et on jette une ancre flottante pour se
tenir si possible debout à la lame. Un vapeur, à hélice, l'Emerald, de Sunderland, jette une remorque
(et met 4 heures et demie pour jeter une amarre). La mer est très grosse, la remorque casse au bout
de deux heures. Le Paris dérive et manque de se jeter sur le cap Gris-nez. On remet la machine en
marche, et on parvient à s'écarter de la côte. Lundi matin à 9 heures, le Paris reconnaît SouthForeland, une falaise à 3 miles au nord-Est de Douvres, qui domine le pas de Calais. La mer devenant
moins forte, à une heure de l'après-midi, il accoste à Douvres, après 36 heures de navigation 139. À
terre, comme on ne pouvait communiquer faute de TSF (les premières expériences concluantes de
communication entre un bateau et la terre datent de 1899), le Paris était déjà considéré comme perdu.
Les passagers étaient épuisés d'autant que le Paris n'avait pas une provision de vivres suffisante pour
une aussi longue navigation. Sans doute leur avait-on distribué pour compenser, ces boissons
revigorantes qui ne font en général jamais défaut à bord des bateaux.
137 La Presse, 27 janvier 1875
138 La Vigie de Dieppe, 17 janvier 1893.
139 Le Temps,30 janvier 1890
62
Les armateurs avaient pris toute la mesure de la gravité de l'incident : LBSC Railway et les
Chemins de fer de l'Ouest organisèrent à Sunderland une petite cérémonie en l'honneur du capitaine
Andrew Scott, commandant de l'Emerald, au cours de laquelle une montre en or avec sa chaîne lui fut
offerte, en témoignage d'admiration et en remerciement pour le courage dont il avait fait preuve en
allant porter secours au Paris140. Curieusement, peu de journaux en France, à l'exception du Temps,
s'étaient fait l'écho de ce qui aurait pu se terminer en tragédie. Peut-être avait-il été recommandé de
ne pas trop mettre en évidence, par la relation de l'aventure du Paris, la fragilité inquiétante des
bateaux à roues dans la tempête, alors que les derniers navires mis en service sur la ligne étaient
précisément de ce type. Mais de l'autre côté de la Manche, le capitaine Sharp, qui avait réussi à
sauver le bateau et ses passagers, voit le célèbre hebdomadaire satirique Punch publier une ode à sa
gloire141.
Captain Sharp, of the Newhaven steamer,Paris, you're no craven ;
Grim and growling was the gale that you from your dead reckoning bore ;
And, but for your brave behaving, she might never have made heaven
But have foundered in mid-Channel or been wrecked on a lee-shore.
With your paddle-floats unfeathered, wonder was it that you weathered
Such a storm as that of Sunday, which upset our nerves on land,
Though in fire-side comfort tethered. How it blew, and blared, and blethered
All your passengers, my Captain, say your pluck and skill were grand,
Much to men like you is owing, when wild storms around are blowing
As they seem to have beein doing since the opening of the year :
Howling, hailing, sleeting, snowing ; but for captains calm and knowing,
Passage of our angry Channel were indeed a task of fear.
Well, you brought them safely through it, when not every man could do it,
And your passagers, my Captain, are inspired with gratitude.
Therefore, thus brood thanks you and right readily enranks you,
As a hero on the record of our briny island
Verily the choice of « Paris » in this case proved right ; and rare is
Fitness between name and nature such as that you illustrate.
Captain SHARP, ! A proper nomen and it proved a prosperous omen
To your passengers whom Punch must on their luck congratulate
Le 2 janvier 1899, le cargo Angers, également des Chemins de fer de l'Ouest et de la London
Brighton and South Coast Railway se fracasse contre la jetée ouest de Dieppe, entraînant la mort de 5
membres d'équipage sur 17. Quatre marins périrent noyés. Les autres marins parvinrent à se hisser
sur le musoir qui menaçait de s'écrouler, et couchés sur le plancher, s'agrippant les uns contre les
140 The Aberystwith Observer, 8 mars 1890.
141 Punch, Feb. 8, 1890, p.63
63
autres, passèrent 7 heures dans la tempête en attendant d’être secourus. Malheureusement, l’un
deux, qui avait retiré ses vêtements pensant qu’il allait devoir se jeter à l’eau, ne survécut pas au froid
et à l’épuisement. Vapeur à double hélice de 65 m de long sur 8 m de large, et 2,80 m de tirant d'eau,
l'Angers avait été mis en service en 1890. C'était donc un bateau relativement récent, et on peut le
supposer, en bon état. Deux machines d'une puissance totale de 3000 cv, lui assuraient une vitesse
de 15 nœuds.Le 2 janvier, le petit cargo avait réussi à traverser la Manche malgré la tempête, et avait
coulé après avoir heurté la jetée à Dieppe à moins de 40 mètres de la terre, scénario prévisible
puisque c'est l'entrée dans le port qui présente le plus grave danger par mauvais temps. Le naufrage
de l'Angers était un accident de mer comme il s'en produisait chaque année, avec son lot de victimes
(et il s'en produit encore, car le métier de marin, et particulièrement de marin pêcheur, reste une
profession à risques). Le naufrage de l'Angers eut un retentissement exceptionnel et inattendu. En
France tout d'abord, puisque l'accident concernait un bateau français, avec un équipage français. Les
5 disparus laissaient 11 orphelins . Aussitôt des secours furent distribués par la préfecture, par le
Ministère des travaux publics, et par l'armateur, la Compagnie de l'Ouest 142. Une collecte fut ouverte à
laquelle participèrent , notables et inconnus. La presse locale des deux côtés de la Manche commenta
l'événement, mais la presse nationale et internationale s'en fit aussi largement l'écho. On put lire des
articles dans une presse régionale fort éloignée de la Normandie comme La Petite Gironde ou le
Liverpool Mercury, dans la presse américaine (New York Times, Chicago Tribune) et même dans des
journaux tels que le Hocking Sentinel ou l'Alexandria Gazette alors même que les habitants
d'Alexandria (DC) ou du comté de Hocking dans l'Ohio auraient eu toutes les peines du monde à
situer Dieppe sur la carte ! Des illustrations parurent dans plusieurs journaux, comme l’Illustration, le
Monde illustré, ou la revue britannique The Graphic.
À partir d’une esquisse dessinée depuis le rivage dès le lendemain, le peintre de marine
Alexandre de Broutelle réalisa en quelques semaines un tableau monumental (4,15 m x 2.78m) qui
représentait l’Angers naufragé au matin du 3 janvier et se trouve aujourd’hui au Musée de Dieppe. Le
capitaine comparaissait le 4 mai au Havre devant le tribunal commercial maritime mais fut rapidement
déchargé de toute responsabilité. Il affirmait être déjà rentré dans le port par des temps encore plus
difficiles et avait déclaré que la première cause du naufrage avait été la rupture des chaînes du
gouvernail.143. L’immense émotion créée par le naufrage de l’Angers tenait sans doute à ce que les
passagers du steamer Britanny qui rentrait au port avaient été témoins à distance de l’accident, et
surtout au fait que l’on parlait déjà beaucoup de la ligne, en préparation de l’exposition universelle de
1900.
Le 27 novembre 1924, une tempête d'une rare violence s'abat sur la France et les côtes
françaises. Mais ce n'est pas pour autant que la traversée Newhaven-Dieppe est annulée,car la ligne
reste fidèle à sa devise « We sail in all weather – nous navigons par tous les temps ». Le Petit parisien
rapporte : Le vapeur français Dieppe qui assure le service Dieppe-Newhaven a fait un voyage
142 Le Journal, 4 janvier 1899, p.3.
143 Le Journal, 5 mai 1899, p.4
64
effroyable et s'est trouvé en péril à plusieurs reprises. Malgré le sang-froid et l'habileté du capitaine, le
Dieppe ne put pénétrer dans le port [de Newhaven] et est allé s'échouer sur les brise-lames. Pendant
plus de quatre heures, les passagers épuisés par les fatigues et les souffrances de la traversée
durent attendre que les remorqueurs envoyés à leur secours puissent amener le vapeur au port. Le
premier de ces remorqueurs, le Richmere, vint se jeter sur les brise-lames et sombra en quelques
minutes.144 Le Lifeboat de Newhaven réussit à sauver tout l'équipage.
Pour le personnel, les accidents étaient assez fréquents sur les paquebots. Ni les conditions de
travail ni les règles de sécurité n'étaient comparables à celles que nous connaissons aujourd'hui, et la
vapeur présentait des dangers particuliers : les explosions de chaudières, les ruptures de joints ou de
conduits de vapeur n'étaient pas exceptionnels : Ouest Éclair du 2 mars 1900 signale par exemple,
une explosion survenue la veille dans la chaufferie du paquebot La France le 1er mars, à la sortie du
port de Dieppe, qui avait tué 6 chauffeurs, et en avait blessés gravement 3. On comprit que la cause
en était la rupture d'un tuyau de cuivre, et lors de la réparation, toute la tuyauterie de cuivre, jugée
inadéquate compte tenu des pressions générées, fut remplacée par une tuyauterie en acier. La
France était un petit paquebot de 1059 tonneaux, construit par les Forges et Chantiers de la
Méditerranée au Havre en 1899, qui allait rester en service jusqu'en 1922. La catastrophe suscita une
grande émotion à Dieppe, et les obsèques des marins furent suivis par toute la population. 12 ans
après l'accident de La France, l'explosion d'une tuyauterie faisait deux blessés graves sur La Tamise,
sortant du port de Dieppe 145. La presse de l'époque ne dit pas si les deux malheureux chauffeurs
avaient survécu à leurs brûlures. Il ne faut pas oublier que sur les navires, au moins jusque dans les
années 30, les conditions de travail des personnels de chauffe étaient pénibles et dangereuses,
contrastant avec le confort offert aux passagers (du moins de première classe), et que les accidents à
la chaufferie étaient considérés comme plus ou moins inévitables.
Les paquebots de la ligne avaient la réputation de partir en toutes circonstances, et cette
réputation était loin d'être usurpée. Lors de la grande tempête du 8-9 janvier 1954, toutes les lignes de
la Manche avaient été interrompues sauf Dieppe Newhaven. Et il avait fallu que le Worthing, ne
pouvant entrer dans le port de Newhaven, soit obligé de repartir sur Dieppe pour que l'on prenne la
décision d'annuler la traversée de l'Arromanche qui devait assurer la traversée dans l'autre sens. Et
c'était la premiere fois depuis 30 ans (depuis la tempête de 1924) qu'une traversée était annulée 146.
Cette tradition a longtemps perduré, même à l'époque des car-ferries, et on se souvient d'une époque
pas si éloignée où le Valençay et le Villandry partaient dans la tempête, alors que le trafic avait été
depuis longtemps interrompu sur le Pas-de-Calais. L'armement SNCF était-il imprudent ? Il faut
reconnaître que depuis la traversée homérique du Chartes le 25 janvier 1990, pendant laquelle le ferry
a failli sombrer, les opérateurs n'hésitent plus à annuler des rotations. Le Chartres avait été en effet
gravement endommagé en heurtant le quai à l'arrivée à Dieppe, mais après avoir frôlé la catastrophe
144 Le Petit Parisien, 27 novembre 1924, p.
145 Le Matin, 30 avril 1912, n° 102980, p. 1
146 The Times, December 10, 1954, Issue 53111, p.6
65
en pleine mer, car parti dans la tempête dans des conditions pénibles mais gérables, il s'était trouvé
pris dans un ouragan : mer énorme (9 sur l'échelle de Douglas), vent de 90-95 nœuds d'après le
rapport de la station de sauvetage de Newhaven. À la suite de divers incidents, et notamment le bris
d'un sabord à la passerelle (sabord fragilisé qui aurait dû être depuis longtemps réparé) qui avait
entraîné une inondation de l'appareillage électrique, les moteurs s'étaient arrêtés et le commandant
avait lancé un appel de détresse. Sans propulsion, avec des creux de 18 mètres, le bateau, prenant
une gîte effrayante : on marchait sur les cloisons, m'a dit un des mécaniciens qui était présent ce jourlà , et ce vieux marin dieppois, aujourd'hui retraité, sait ce qu'est le gros temps. Le bateau risquait de
se coucher et d'être rapidement envahi par l'eau. C'est par miracle qu'on a pu, avec le peu d'air
comprimé qui restait, faire redémarrer les moteurs 147. Réparé, le Chartres devait reprendre du service
pendant la guerre du Golfe, puis terminer sa carrière dans les Iles grecques sous le nom d' Express
Santorini. Depuis la mise en service des ferries actuels, aucun incident majeur n'a été recensé.
147 Entretien téléphonique avec Jean-Pierre Richez, 2015. Un diesel marine ne se démarre pas avec un
démarreur électrique, mais à l'air comprimé.
66
8. La clientèle
La traversée entre Dieppe et Brighton ou Newhaven s'effectue à la demande, jusqu'à la fin du
XVIIIe siècle, et concerne une clientèle limitée de diplomates, de marchands, de banquiers,
d'intellectuels, de riches oisifs, de jeunes gens fortunés que l'on envoie accomplir leur tour de
l'Europe148. Il faut attendre la mode des bains de mer, la machine à vapeur, et le développement de
l'industrie pour que le nombre de passagers devienne significatif.Au début du XXe siècle, Les
Chemins de fer de l'Ouest affirment que le trajet de Paris à Londres via Dieppe Newhaven est le plus
rapide, il ne semble pas que ce soit tout à fait exact. La liaison proposée par la Compagnie des
chemins de fer du Nord, par Calais-Douvres prend exactement 8 heures pour le départ de la journée,
dont une heure de traversée. Paris-Londres par Dieppe, au départ de Paris Saint Lazare, dure
exactement 8h 40. Mais la différence est véritablement très mince. Dans les premières années du
siècle, il existe deux départs, de Paris Saint Lazare : un le matin à 10h20, qui arrive à Londres Victoria
à 7 heures le soir. Le train de nuit part à 9h20 arrivant à Londres Victoria à 7h30 le matin. Seul le train
de nuit accepte les voyageurs de 3e classe, mais les compartiments à couchettes sont réservés aux
voyageurs de première classe. Le train met 1h40 pour aller de Paris à Rouen, et 3h 04 pour aller de
Paris à Dieppe. Le trajet Newhaven-Londres Victoria dure 1h 25 mn. En revanche, les publicités qui
vantent la ligne comme étant la plus économiques ne mentent pas. Les prix sont avantageux : le trajet
simple Paris-Londres, aller-retour, valable 7 jours, coûte selon la classe, 48,25 F, 35 F et 23,50 F.
L'aller-retour valable un mois coûte 82,75 F, 58,71F et 41,50 F 149. La Compagnie propose aussi des
formules d'excursions, encore plus économiques.
Il est difficile d'établir une équivalence avec les prix d'aujourd'hui, et même d'établir une
comparaison avec les salaires, dans la mesure où l'échelle des salaires était beaucoup plus
importante au début du XXe siècle. Mais en l'absence de congés annuels, avec une semaine de
travail de 6 jours, voire 6 jours et demi dans certaines professions, le tourisme ne concernait pas la
population ouvrière. La clientèle, hors les voyageurs pour affaires, n’appartenait qu’aux classes
sociales qui non seulement en avaient les moyens, mais surtout pouvaient prendre quelques jours de
congé : bourgeoisie, professions libérales, gros commerçants, employés supérieurs, rentiers,
fonctionnaires, étudiants (car pour l'essentiel, les étudiants appartenaient aux classes favorisées).
Chez les fonctionnaires, les écarts de salaires étaient très importants, et pouvaient varier
considérablement d'une administration à l'autre, mais pour donner un ordre de grandeur, nous
pouvons indiquer qu'un professeur de lycée (dont le statut social était bien plus élevé qu'aujourd'hui)
gagnait à Paris dans les années 1900 entre 3000 et 7500 F par an. Il semble donc que le voyage en
Angleterre, tout particulièrement via Dieppe-Newhaven, ait été à la portée non seulement des gens
fortunés, mais de la petite et moyenne bourgeoisie. On voyait aussi des Anglais, qui allaient passer
l'hiver sur la Cote d'Azur, et les visiteurs des expositions universelles qui sont nombreuses de la fin du
148 France and the Grand Tour / Jeremy Black, Palgrave MacMillan, 2003.
149 Voyages à prix réduits…/ Compagnie des chemins de fer de l’Ouest, Imprimerie Chaix, 1906.
67
XIXe siècle à la Seconde guerre mondiale. Comme le trajet était relativement court, l'excursion de
courte durée pouvait être envisagée : un Dieppois ou un Rouennais pouvait bénéficier des
nombreuses formules qui permettaient d'aller passer la journée à Brighton ou Eastbourne, et de
respirer quelques heures le parfum de l'Angleterre.
La ligne a un caractère régional affirmé et au XIXe siècle comme aujourd'hui, il va de soi pour
l'habitant de Rouen ou de ses environs de s'embarquer à Dieppe, plutôt que de remonter à Boulogne
ou à Calais. C'est ainsi que Gustave Flaubert qui réside à Croisset prend à plusieurs reprises le
paquebot de Dieppe pour aller voir sa nièce Caroline à Londres. Mais c'est aussi par DieppeNewhaven que les catholiques anglais, sous le patronage du duc de Norfolk se rendirent en grand
pèlerinage national à Paray-le-Monial en 1873 150. Il y eut des pélerins qui passèrent par Douvres, mais
le plus grand nombre fit la traversée par Dieppe (puisque le voyage avait été organisé par l'agence
Cook qui depuis sa création avait opté pour Dieppe-Newhaven sur des considérations tarifaires). On
chanta des cantiques lorsque les navires prirent la mer, mais, nous dit The Argus Supplement151, la
turbulence des vagues mit fin rapidement à ces harmonies sacrées. Des croquis ont été publiés par
l'hebdomadaire illustré britannique Graphic (20 septembre 1873, p. 264), qui sont d'autant plus
intéressants qu'en l'absence de photographies, les documents iconographiques de cette période sont
rares : on voit en particulier la messe dite sur le pont. Il se trouve que ces dessins ne sont pas l'oeuvre
d'un pèlerin inconnu, mais qu'ils avaient été commandés par la revue à Elizabeth Thompson,
convertie récemment au catholicisme, qui participait au pélerinage avec sa sœur, et allait devenir Lady
Butler, et l'une des femmes peintres les plus célèbres de l'ère victorienne . Deux ferries avaient été
nécessaires pour transporter les pèlerins britanniques, l'Alexandra et le Marseilles [sic] et l'on voit bien
que les pélerins voyageaient pour la plupart à l'air libre, sur le pont, dans des conditions de confort et
de sécurité qui ne seraient plus acceptables aujourd'hui. Loin d'être anecdotique, ce pèlerinage a
frappé l'opinion publique britannique, en majorité protestante, stupéfaite de voir qu'il y avait des
Anglais, et non des moindres, pour adhérer aux «superstitions papistes »...
Et le XIXe siècle connaît aussi, du moins pour une élite fortunée, la civilisation des loisirs. Dès
que naissent les bains de mer, les touristes sont invités à faire l'excursion en Angleterre : le guide du
baigneur rappelle que tous les jours, un joli bateau à vapeur quitte le port de Dieppe pour Newhaven,
et réciproquement. Plusieurs seront tentés de faire une excursion en Angleterre. En cinq heures vous
touchez la côte anglaise et en six heures vous êtes à Londres 152.
Dieppe attire les Anglais dès les années 1820. Les bains de mer, le casino qui s'ouvre en 1822
retiennent les estivants, mais viennent aussi séjourner de longs mois des peintre renommés comme
John Sell Cotman, Turner, ou Richard Parkes Bonington. Les britanniques sont suffisamment
150 La Presse, 4 septembre 1873.
151 The Argus Supplement [Melbourne], 21 oct 1873, p. 1.
152 Guide du baigneur dans Dieppe et ses environs pour l'année 1858, Dieppe : Journal des baigneurs, [1858] p.
190
68
nombreux pour justifier la présence d'un consulat de Grande-Bretagne, et d'un pasteur de l'église
anglicane. À la fin du XIXe siècle, Dieppe devient une station à la mode pour les Anglais, riches ou
moins riches, et il s'y constitue une petite colonie d'artistes et d'intellectuels qui effectuent plusieurs
voyages dans l'année. C'est dans ce microcosme qu'Oscar Wilde avait espéré trouver refuge au cours
de l'été 1897, à sa sortie de prison, voyageant sur le steamer Tamise. Swinburn s'est installé à Etretat.
Et bien entendu, tout ce petit monde fréquente assidûment la ligne Dieppe-Newhaven, seule porte
d'accès directe vers la Normandie. Dans les années 20, Dieppe exerce toujours une forte attirance
pour les Anglais. On y trouve parmi les résidents illustres, Lady Blanche Hozier, la belle-mère de
Winston Churchill – c'est du reste là qu'elle finit ses jours en 1925. Et jusqu'à la Seconde guerre
mondiale, les Anglais continueront à fréquenter Dieppe avec assiduité, au grand bénéfice de la ligne
transmanche153 . Après la guerre, les habitudes allaient changer, et les Anglais n'effectueront plus de
longs séjours à Dieppe et dans ses environs, préférant sans doute des destinations plus exotiques.
Dans les années 1900, la Compagnie de l'Ouest multiplie les promotions et les formules à bas
prix tels les billets circulaires valables un mois, et permettant de visiter toute la côte Sud, de Hastings
à Portsmouth et l'Ile de Whight. 111,50 F et 76,90 en 1912 , en première et seconde classe. Il est bien
évident que ces billets circulaires ne pouvaient profiter qu'à ceux qui pouvaient prendre des vacances.
On notera que ces promotions n'existent pas pour la troisième classe, pour des raisons évidentes : le
voyageur de 3e classe appartient aux classes populaires, qui ne bénéficient pas des congés payés.
Tous les grands événements sportifs, mondains ou culturels donnent lieu à des promotions
intéressantes, qui sont largement diffusées dans les journaux.
Les paquebots ne prenaient en principe que des passagers piétons. Les voitures automobiles,
peu nombreuses, étaient transportés par cargos. Mais il arrivait que le paquebot accepte, lorsque les
circonstances et le temps le permettaient, des automobiles accompagnées de leur propriétaire ou leur
représentant (généralement le chauffeur). Nous avons vu que le Newhaven disposait de 4
emplacements pour des automobiles « du plus grand modèle ». Les voitures étaient chargées à la
grue, et le service ne s'adressait qu'à une clientèle fortunée. Le guide de voyage du Scientific
American de l'année 1910 cite des tarifs, assez élevés : de £3 10' pour une voiture d'un empattement
de moins de 6 pieds 4 pouces jusqu'à £ 5 16' pour un empattement supérieur à 10 pieds 4 pouces
(assurance comprise). [rappelons que de 1870 à 1914, la parité des monnaies est fixe et la Livre
Sterling vaut 25,22 Francs]. Si la voiture était transportée aux risques du propriétaire, le prix était
minoré d'une Livre – mais n'était-ce pas imprudent, considérant la méthode de chargement ? Le tarif
par cargo était à peu près équivalent, £5 livres pour une automobile pesant jusqu'à 2050 Kg,
assurance comprise. Les véhicules accompagnés devaient se présenter une heure et demie avant le
153 Le nombre de voyageurs n'a cessé de croître depuis 10 ans, « notamment par suite des habitudes prises par
les touristes anglais séjournant dans la région de Dieppe ». Le Génie civil, 27 janvier 1940, p 71.
69
départ du bateau. Par comparaison, le billet du passager de 1ere classe, de Londres Victoria à Paris
Saint Lazare par Newhaven Dieppe ne coûte qu'une livre 18 shillings et 7 pence 154.
Le plus souvent, les automobiles voyageaient par cargo. Et lorsque l'on sait que dans les
années 20 des places sont réservées pour les chauffeurs (à condition qu'ils soient en uniforme), on
comprend que Dieppe-Newhaven est aussi régulièrement utilisée par une clientèle plus qu'aisée.
À la veille de la Seconde guerre mondiale, Dieppe Newhaven présente encore un net avantage
tarifaire sur toutes les autres lignes : en 1939, le billet simple Paris-Londres, vaut 299 F par Dieppe et
365 F par Calais. Ligne populaire par excellence, Dieppe-Newhaven reste la liaison préférée par les
agences, les groupes d'écoliers et les groupes touristiques. Le trafic 3 e classe représente les 2/3 des
passagers155. En même temps cette ligne populaire n'est pas négligée par les riches et les puissants :
après un séjour de quelques semaines à Saint Cloud, le Duc de Connaught, fils de la Reine
d'Angleterre, la duchesse de Connaught et leurs deux filles, accompagnés des personnes de
leur
suite, sont partis hier matin à dix heures de la gare Saint Lazare pour l'Angleterre, via DieppeNewhaven, peut-on lire dans Le Temps du 27 octobre 1895. C'est aussi par Dieppe-Newhaven que
Winston Churchill, alors ministre des finances, se rend à l'invitation du duc de Westminster, qui a
organisé une chasse en son honneur en forêt d'Eu 156. Et Dieppe se souvient des 500 militaires
débarqués du Brighton, des Grenadier Guards, des Irish Guards, des Welsh Guards, des Scotts
Guards, le 12 juillet 1939 pour participer au défilé du 14 juillet 157.
Après la guerre, l'excursion ou le voyage en Angleterre deviendra plus accessible, et surtout les
salariés bénéficieront de deux semaines, puis trois semaines de congés payés. Le tourisme populaire,
instauré par les congés payés en 1936, devra attendre la fin de la guerre pour se développer. Et la
ligne Dieppe-Newhaven, étant la plus économique, participa largement à son essor. Pour la dernière
année des paquebots, la ligne vit passer 376 800 voyageurs 158. Jusqu'à l'apparition des compagnies
aériennes low cost, c'était la combinaison train/bateau qui était préférée par les voyagistes,et bien
entendu toujours par Dieppe Newhaven. Les scolaires partant en séjour linguistique prenaient
habituellement Dieppe-Newhaven, les organisateurs considérant avant tout le prix avantageux. Mais
ils n'étaient pas très nombreux, car jusqu'à la fin de l'ère des paquebots, seuls les élèves de
l'enseignement secondaire apprenaient l'anglais : il faut se rappeler qu'au début du XXe siècle, moins
de 2 % d'une classe d'âge passait avec succès le baccalauréat, et que la proportion de bacheliers
n'atteignait que 11 % en 1960. Il faut attendre 1968, année exceptionnelle, pour que l'on atteigne les
154 Scienfic American Handbook of Travel.../ compiled by Albert A Hopkins, New York Munn & Co, 1910, p
405
155 Relations Paris Londres : le service franco anglais Dieppe-Newhaven, paquebots et cargo de la SNCF / M.
Barrier... Revue générale des chemins de fer, n°2, p. 73 et s.
156 Le Journal, 10 janvier 1928
157 Ouest Éclair, 13 juillet 1939
158 L'année ferroviaire ,1964, p 287
70
20 %. Mais l'Angleterre, naguère unique lieu de séjour linguistique des jeunes français, entre en
concurrence avec d'autres pays de langue anglaise, devenus plus accessibles et considérés (pas
toujours à raison) comme plus attractifs et plus exotiques. Les États-Unis sont devenus une
destination assez banale au point que l'on n'hésite plus à aller apprendre l'anglais en Australie ou en
Nouvelle-Zélande...
La Grande-Bretagne, de plus en plus proche, mais toujours étrange, est encore l'une des
destinations préférées des Français. À l'époque du Swinging London, l'enthousiasme de nos
compatriotes est tempéré par une livre chère (En 1967, la livre atteint 14 F, soit 2,13 €). Et jusqu'aux
années 1980, le tourisme est un tourisme traditionnel. Il faut attendre l'ouverture de la GrandeBretagne au marché commun et la fin des contrôles douaniers pour que se développe la ruée aux
soldes de la France vers la Grande Bretagne, ou dans l'autre sens, la ruée sur la bière (et les autres
boissons fermentées) appelée familièrement « booze cruise »... Ce dernier phénomène, qui persiste,
est la conséquence de l'évolution du goût des britanniques (ou de sa dépravation, selon le point de
vue de chacun). Toujours grands consommateurs de bière, les Britanniques se sont mis, depuis une
trentaine d'années, à apprécier les bières blondes d'importation, les lager, comme celles que l'on vend
le plus en France, qui progressivement, ont pris la plus grande part du marché : elles représentent en
2015, 75 % de la consommation au Royaume-Uni. Il n'y a plus qu'une minorité d'amateurs de real ale
et de nostalgiques de la « vieille Angleterre » pour rester fidèles à la « bitter » et la « mild »
domestiques. Ils apprécient aussi de plus en plus le vin, et cherchent en achetant en France, à
échapper aux lourdes taxes qui pèsent sur toutes les boissons alcoolisées au Royaume-Uni. Quant au
duty-free, il connut un succès exceptionnel sur les ferries lorsqu'il permettait d'échapper non
seulement aux taxes habituelles sur les alcools et tabacs, mais aussi à la TVA majorée qui frappait les
produits « de luxe », lesquels allaient des parfums au film photographique, et qui avait atteint en
France entre 1970 et 1982 le taux de 33,33 %.
Il est encore trop tôt pour connaître les conséquences de la sortie du Royaume-Uni de l'Union
européenne sur le trafic Transmanche. Il est assez probable que le fret sera peu affecté. Quant aux
touristes, une livre plus faible peut avoir une incidence à la fois sur le nombre de passages et sur la
durée des séjours, mais il ne semble pas si l'on regarde les statistiques des cinquante dernières
années, que le cours des monnaies ait beaucoup influé sur la fréquentation de la ligne.
71
9. La fin des paquebots ?
Les paquebots étaient conçus pour le piéton, voyageant par le train. La disparition de la gare de
Dieppe-Maritime, avec en corollaire la suppression des trains directs St Lazare-Dieppe, la fermeture
de la gare maritime (Harbour Station) de Newhaven, la rareté des trains entre Rouen et Dieppe, ont
rendu le voyage par le train très contraignant : pas de correspondance assurée, nécessité de prendre
un taxi ou la navette entre la garde de Dieppe et le terminal des ferries, tout ceci a conduit à la
disparition de bon nombre de piétons et des groupes de scolaires qui ont jadis contribué sinon à la
prospérité de la ligne, car ils bénéficiaient de tarifs réduits et dépensaient peu à bord, du moins au
remplissage des paquebots. Il régnait alors une ambiance joyeuse avec tous ces jeunes passagers
parfois turbulents, mais impatients de découvrir les Iles Britanniques, et qui souvent, prenaient le
bateau pour la première fois. Les scolaires, en séjour linguistique, ont disparu non pas avec l'arrivée
des car-ferries, mais avec la fermeture de la gare maritime de Dieppe et le développement de l'avion
low-cost.
Beaucoup d'images de la ligne nous ont été transmises par la carte postale, et tout en étant
précieuses, ces photographies sont dans l'ensemble décevantes : elles ne reproduisent guère que les
navires, les gares et les ports dans des situations convenues. On cherchera en vain des vues des
passagers, des marins au travail, des passerelles, des machines. Même les images des
aménagements intérieurs sont rares. Quant aux illustrations parues dans la presse, la qualité de
l'impression laisse le plus souvent à désirer. Sans doute existe-t-il de nombreuses photographies
prises par les marins, par les armateurs, par des touristes aussi, qui montrent la vie à bord des
bateaux et le travail des hommes. On peut espérer qu'elles seront un jour rassemblées et diffusées.
De leur côté, les peintres ont contribué à documenter l'histoire de la ligne, en transmettant, parfois
mieux que la photographie, l'ambiance des ports au temps des paquebots.
Ainsi, George Mears, (1826-1905) habitant de Brighton travaillant à Newhaven, spécialisé dans
les marines, et les « portraits de bateaux ». L'exactitude de son dessin l'avait fait choisir comme
peintre officiel des compagnies maritimes. 9 de ses toiles se trouvent au Maritime Museum de
Greenwich, mais sa notoriété est limitée. Il faut aussi citer Thomas Coleman Dibdin (1810-1893),
aquarelliste qui a séjourné en France, et en particulier dans la région de Rouen, Caudebec, Dieppe,
ce qui lui a permis de nous laisser ce steamer de la ligne Dieppe-Newhaven, signé de 1868 dont nous
pouvons penser, d'après ses deux hautes cheminées ; les superstructures réduites et l'absence de
turtle deck, qu'il pourrait s'agir du steamer Bordeaux. On comprend que de nombreux passagers
devaient passer la traversée sur le pont, s'abritant comme ils le pouvaient avec des moyens de
fortune.
72
Thomas Whitcombe 1763-1825, est connu pour ses peintures de combats navals à l'époque
des guerres napoléoniennes. Son Channel packet running out of Ramsgate est sans doute la seule de
ses œuvres qui représente un packet de la Manche, et encore n'est-ce pas un bateau de DieppeBrighton. Mais les packets de la Manche étaient à peu près tous construits sur le même modèle, et la
toile de Whitcombe donne une idée de ce que pouvait être un traversée entre Dieppe et Brighton au
tout début du XIXe siècle : très agitée !
D'autres peu connus comme Jaques Auguste Weissmann, mais aussi des artistes
mondialement célèbres comme Turner. Les paquebots de Dieppe ont aussi été illustrés par des
artistes régionaux comme Jacques Bouyssou (1926-1997), nommé peintre officiel de la marine en
1973, mais avant tout peintre normand. Plus récemment une artiste anglaise qui vit à Dieppe, Brigitte
Pope, et se spécialise dans la peinture sur bois a été inspirée par le Newhaven, le Lisieux, et chose
rare, par nos ferries contemporains jaunes et blancs. On retrouvera aussi dans les peintres de Dieppe
les grands noms de l'impressionnisme : Camille Pissaro séjournera deux mois à Dieppe en 1902,et
peindra 20 toiles dont un port où se mêlent voiliers de travail, petits vapeurs et paquebot pour
l'Angleterre.
On retrouve aussi des images des ports et des paquebots sur les affiches des compagnies
ferroviaires, apposées dans toutes les gares au début du XXe siècle. La plupart des affiches de la
Compagnie de l'Ouest et des Southern Railways ont été dessinées par des peintres de marine comme
Georges Taboureau, dit Sandy-Hook, Bernard Lachèvre, Gustave Fraipont, ou des affichistes réputés
(Eugène Bourgeois, René Péan), mais les représentations de paquebots ne sont pas très
nombreuses. Les affiches montrent souvent Londres, Paris ou la plage de Dieppe. Lorsque les navires
sont représentés, ils sont en général facilement identifiables, même si, pour les besoins de la
composition. les proportions ne sont pas respectées
C'est sur Dieppe Newhaven que l'ère des paquebots fut la plus longue, pour la raison que la
ligne ne connut jamais de train ferry, et ne vit qu'assez tardivement les car-ferries (le premier fut le
Falaise, un petit paquebot de Saint Malo converti en ferry en 1963) tandis que le Détroit les voyait
apparaître dès 1953. Elle connut sur le plan technologique des évolutions importantes, puisqu'elle vit
très tôt les coques en acier, les turbines à vapeur, la TSF, la disparition de la chauffe au charbon au
profit du mazout dans les années 30, puis l'arrivée du moteur diesel. C'est aussi à cette époque que
l'on vit les progrès des aides à la navigation, avec la radionavigation. Les vrais paquebots ont disparu,
les car ferries les ont remplacés, et avec eux une certaine façon de voyager, mais la voie maritime est
toujours active. Aujourd'hui, on embarque rapidement par les larges rampes du car-ferry, on s'installe
dans son fauteuil, dans sa cabine ou au bar, et l'on s'aperçoit à peine que le bateau a pris la mer . A
l'exception de deux passavants, les passagers n'ont plus accès à l'extérieur en mer. Les sensations
sont émoussées et les enfants d'aujourd'hui ne connaîtront plus cette magie du premier voyage que
73
Julian Barnes, qui fut un grand habitué de la ligne, a si bien décrit dans une de ses Lettres159. On ne
peut plus parcourir le pont, on ne reçoit plus les embruns sur le visage, et sauf par gros temps, les
mouvements du bateau sont imperceptibles, tant la stabilisation est efficace. Même la décoration est
de moins en moins « marine ». Mais Dieppe-Newhaven a survécu et si l'on excepte la parenthèse de
Hoverspeed, le service a toujours été assuré par des bateaux conventionnels. Nul ne sait quelles
seront les conditions d'exploitation de demain. Actuellement, le service est conçu pour les poids lourds
et les passagers motorisés : le passager piéton se trouve confronté à la suppression de la ligne
directe Paris-Dieppe, et à la lenteur de la liaison ferroviaire entre Newhaven et Londres. Mais il n'est
pas impossible que les touristes, rebutés par les conditions de circulation et les difficultés de
stationnement une fois arrivés à destination, ne redeviennent un jour piétons si les transports en
commun offrent à nouveau une alternative satisfaisante du point de vue des horaires et des tarifs. On
observe aussi une augmentation sensible des cyclotouristes depuis la création de l'Avenue verte
Paris-Londres qui passe par Dieppe-Newhaven, itinéraire logique puisque c'est par cette voie que le
trajet routier est le plus court. Pour l'année 2016, les statistiques font apparaître des variations peu
significatives par rapport à l'année précédente, sauf sur le nombre des autres véhicules de tourisme,
y compris les bicyclettes , qui passe de 6009 à 8994 160, cette forte augmentation ne pouvant être le fait
des seuls camping-cars. Peut-être verra-t-on un jour des paquebots de passagers avec garages à
vélos doubler le service des car-ferries ?
159 Since the day, thirty five years ago, when the family Triumph Mayflower was hoisted from the Newhaven
dockside into the depths of the Dieppe ferry, I have done this trip scores of times, but I still remember the
sense of quiet awe instilled by that first occasion. After the laborious business of loading came the wide-eyed
scamper around the deck, the anxious examination of libeboat craddles whose key joints seemed encrusted
with fifty four layers of paint, the bass-saxophone growls as the boat pulled out, the cross-shock as you
eased beyond the protection of the beackwater, the opening whoosh spray in the face, the discovery of those
extra handles in the lavatories to stop you falling over or in, the silhouette of honking seagulls against the
receeding Sussex Coast. Julian Barnes.- Letters from London = Lettres de Londres.- Gallimard, 2005, p.
132-134.
160 Statistiques Port de Dieppe arrêtées fin juillet 2016. http://www.portdedieppe.fr/Chiffres-cles.html