Les secrets d`Emmanuel Carrère révélés

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Les secrets d`Emmanuel Carrère révélés
Les secrets d‘Emmanuel Carrère révélés
par Nathalie Tresch
Emmanuel Carrère est un auteur dont la renommée est en grande partie liée à deux
romans brillamment adaptés au cinéma, La classe de neige, d‟une part et
L’adversaire, de l‟autre1. La première des deux œuvres nous raconte l‟histoire de
Nicolas, un petit garçon de huit ans qui part faire un séjour à la montagne avec sa
classe. A première vue, quoi de plus normal, si ce n‟est que sur l‟enfant pèse un lourd
secret, qu‟il ressent inconsciemment, et qui ne nous sera révélé qu‟au fur et à mesure
de la lecture du roman. Ce secret concerne son père, dont Carrère nous fait un portrait
particulièrement réussi, tout en nuances, puisqu‟il est le fait d‟un enfant tiraillé entre
l‟amour filial, la crainte et l‟embarras.
Dans L’adversaire l‟auteur nous relate le parcours tristement célèbre de JeanClaude Romand, mythomane et assassin. Le livre est inspiré d‟un fait divers réel, qui
en son temps a largement défrayé la chronique et dont le personnage principal est, aux
yeux de tous, un médecin travaillant pour l‟Organisation Mondiale de la Santé. C‟est
un membre respecté et apprécié de sa communauté jusqu‟au jour où le mystère de sa
véritable identité va être révélé et sa vie basculer dans l‟horreur2.
A l‟évidence on est en présence d‟un auteur attiré par la face sombre des êtres, les
démons qui les habitent, les secrets qui les nourrissent. Lui-même s‟interroge sur cette
propension et tente de l‟éclairer dans Un roman russe,3 qui parait en 2007. Il s‟agit de
l‟histoire d‟un homme parti tourner un documentaire en Russie en laissant derrière lui
la femme qu‟il aime. Le récit est intime, fort et singulier et livre au lecteur les clés
d‟une œuvre écrite sous le sceau de la névrose, la noirceur, la détestation de soi. Un
roman russe, qui tient plus du récit autobiographique que du véritable roman, est bien
le prolongement des œuvres précédentes. L‟auteur y approfondit une question centrale
dans sa pensée, à savoir les rapports unissant les notions d‟identité et de
1
Emmanuel Carrère, La classe de neige, P.O.L., folio, 1995; L’adversaire, P.O.L., folio, 2000.
Traductions islandaises de Sigurður Pálsson: Óvinurinn, JPV útgáfan, Reykjavík, 2002, Skíðaferðin,
JPV útgáfan, Reykjavík, 2007. Au cinéma La classe de neige est un film réalisé par Claude Miller en
1998 et L’adversaire, par Nicole Garcia en 2002.
2
On peut encore citer La moustache, P.O.L., folio, 1986, roman dans lequel le héros craind d„être la
victime d„une machination secrète; et Hors d’atteinte, P.O.L., folio, 1988 où l„héroine s„adonne au jeu
en secret.
3
Emmanuel Carrère, Un roman russe, P.O.L., 2007.
1
responsabilité. Il dépasse le paradoxe qui veut que les deux concepts ne s‟associent
guère naturellement. En effet, on peut considérer que la responsabilité découle en
général des actions ou omissions commises par une personne, alors que l‟identité
semble être à première vue un fait neutre et préexistant l‟action. On est responsable de
ce que l‟on fait, mais peut-on être responsable en raison de son identité, être
responsable non pas de ce que l‟on fait ou ne fait pas, mais de ce que l‟on est ? La
réponse apportée par l‟écrivain est intimement liée à son interrogation sur le secret, le
souvenir et la mémoire, qui est tout à la fois ce qui entrave l‟homme, que ce qui le
propulse vers l‟avenir.
Ce souvenir, ce passé n‟est pas uniquement celui des protagonistes romanesques, il
est aussi celui d‟un auteur qui s‟identifie souvent à ces personnages. Parlant du héros
du documentaire dans Un roman russe, cet homme, prisonnier en Sibérie parce qu‟il
est descendu d‟un train à un mauvais moment et qui se retrouve, oublié de tous, le
jouet de la cruauté de ses geôliers, Carrère écrit :
Moi aussi, d’une certaine façon, je suis là. J’ai été là toute ma vie. Pour me
représenter ma condition, j’ai toujours recouru à ce genre d’histoires. Je me les suis
racontées, enfant, puis je les ai racontées. Je les ai lues dans des livres, puis j’ai écrit
des livres. Longtemps, j’ai aimé cela. J’ai joui de souffrir d’une manière qui m’était
singulière et faisait de moi un écrivain. Aujourd’hui je n’en veux plus. Je ne supporte
plus d’être prisonnier de ce scénario morne et immuable, quel que soit le point de
départ de me retrouver à tisser une histoire de folie, de gel, d’enfermement, à
dessiner le plan du piège qui doit me broyer. 4
Justement, nous nous intéresserons à l‟évolution personnelle du romancier qui le
mène, au fur et à mesure de la progression de son roman, d‟un enfermement
psychique vers une certaine libération. A noter que nous ne jugeons pas pertinent de
distinguer l‟auteur Emmanuel Carrère du personnage principal d‟Un roman russe,
Emmanuel Carrère, puisque lui-même ne le fait pas et affirme que son « livre est
construit de façon romanesque, mais tout est vrai, à l‟exception de quelques
broutilles. »5
A l‟évidence, une telle étude ne saurait se faire sans une tentative de définition
progressive des termes. Ainsi, l‟identité est-elle simplement l‟ensemble des éléments
permettant d‟établir, sans confusion possible, qu‟un individu est bien celui qu‟il dit
4
5
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 15-16.
Emmanuel Carrère cité par Baptiste Léger, Le petit-fils de l’empire éclaté, Lire, mars 2007.
2
être ou qu‟on présume qu‟il est, les données figurant sur sa carte d‟identité en quelque
sorte, ou est-ce bien plus que cela ? Il faudra se demander ce qui compose l‟identité
d‟une personne, et en quoi le regard des autres, ainsi que le secret peuvent être
fondamentaux pour la construction de cette identité. S‟agissant de la responsabilité, il
s‟agit de savoir s‟il faut distinguer cette notion de celle de culpabilité et quels sont
alors ses rapports avec le concept d‟innocence.
Ce faisant nous montreront à quel point l‟identité d‟un personnage – ou d‟un
auteur -, lorsqu‟elle est structurée par le secret, se trouve entravée par un sentiment de
responsabilité dont il ne peut se défaire qu‟au prix de la révélation.
Savoir qui on est
L‟identité d‟un individu est une notion à double visage, l‟un, objectif et
juridiquement stable, l‟autre, subjectif et émotionnellement fragile, d‟autant plus qu‟il
dépend du regard des autres.
Par identité objective on entend l‟identité des personnages telle qu‟elle apparaît sur
les papiers officiels, l‟identité juridique, de surface pourrait-on dire.
Dans Un roman russe, à première vue, les héros sont les habitants d‟une ville
perdue au fin fond de la Russie, ville du nom de Kotelnitch, dans laquelle un cinéaste
est parti sur les traces d‟un Hongrois disparu pendant la guerre à l‟âge de dix-sept ans.
L‟homme s‟était rangé du côté des allemands et est resté enfermé, oublié, dans un
hôpital psychiatrique russe pendant cinquante-six ans, sans jamais réussir à se faire
comprendre. Quand on le retrouve, le gouvernement hongrois organise son
rapatriement et il est accueilli par sa famille. Mais les héros officiels de l‟histoire sont
vite éclipsés par le véritable héros, qui est l‟auteur du documentaire et du roman, à
savoir Emmanuel Carrère lui-même. Il se rend compte qu‟il s‟intéresse à cette histoire
parce que le Hongrois est revenu. « Il est revenu d‟un endroit qui s‟appelle Kotelnitch,
où je suis allé et où je devine qu‟il me faudra revenir. Car Kotelnitch, pour moi, c‟est
là où on séjourne quand on a disparu. »6 A l‟évidence ce récit trouve des échos dans
l‟histoire personnelle de l‟auteur.
6
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 63.
3
L‟auteur, c‟est Emmanuel Carrère un écrivain, scénariste et réalisateur français né
le 9 décembre 1957, à Paris. Il est diplômé de l'Institut d'études politiques. Sa famille
n„est pas inconue du grand public en France puisqu„il est le fils de la soviétologue et
académicienne Hélène Carrère d'Encausse et le frère de l„animatrice de télévision
Marina Carrère d'Encausse. Il est le compagnon de la journaliste Hélène Devynck. 7
Une partie beaucoup plus obscure de son identité fait aussi de lui le petit-fils d‟un
émigré géorgien, disparu sans laisser de trace à la Libération.
Les personnages d‟Une roman russe ont une identité qui n‟a rien d‟extraordinaire
en soi. Elle est officielle, objective et ne sera guère mise en cause. Pourtant on verra
combien elle est de peu de poids par rapport à l‟identité profonde et si fragile de
chacun, une identité subjective, menacée de perte, susceptible d‟être rongée, voir niée.
Emmanuel Carrère ou le secret de famille
Il est fréquent dans les romans d‟Emmanuel Carrère, que le passé vienne influencer
le présent et parfois mettre en danger l‟avenir. A la lecture d‟Un roman russe on a
l‟impression que la vie de son auteur aurait été différente, sans un secret qu‟il sent
peser sur son existence. Ce secret, qu‟il révèle au grand jour dans son roman concerne
le rôle joué par son grand-père dans la collaboration entre l‟Etat français et
l‟administration allemande, pendant la Seconde guerre mondiale. Les faits étaient
connus dans la famille de l‟écrivain mais on évitait de parler de cet aïeul des plus
encombrants, instaurant ainsi une pratique du secret. En effet, « le secret, ce n‟est pas
seulement ce qui n‟est pas dit au sujet. C‟est éventuellement ce qui ne peut pas être dit
en dehors de la famille et qui a été dit au sujet. Il suffit que cela n‟ait pas été dit à un
moment pour que cela garde un statut de secret toute la vie d‟un sujet, alors qu‟il le
sait depuis longtemps. »8
Pour mettre ce secret en perspective, il faut savoir que la mère de l‟écrivain,
l‟auteur Hélène Carrère d‟Encausse, est une personne connue et respectée en France.
Elle est le Secrétaire Perpétuel de l‟Académie Française, l‟une des plus anciennes
institutions du pays, chargée de l‟élaboration d‟un dictionnaire qui fixe l‟usage de la
langue. Son profil, tel qu‟on peut le lire sur la page d‟accueil du site de L‟Académie
précise qu‟elle est « née à Paris dans une famille que l‟esprit cosmopolite et la
révolution russe ont de longue date dispersée à travers l‟Europe. Elle compte parmi
7
Quelques indications bibliographiques sur Emmanuel Carrère sur wikipedia.org/wiki/EmmanuelCarrère, consulté le 19 septembre 2009.
8
Catherine Bonnigue, Inconscient et secrets de famille, http://www.cairn.info/revue-le-coq-heron2002-2-page-37, consulté le 5 septembre 2009.
4
ses ancêtres de grands serviteurs de l‟Empire, des contestataires du même Empire, le
président de l‟Académie des sciences sous Catherine II et trois régicides. Cette
hérédité la prédisposait naturellement à l‟étude de l‟histoire et de la science politique
qu‟elle a enseignées à la Sorbonne avant de transférer sa chaire professorale - l‟esprit
nomade de la famille aidant - à l‟Institut d‟études politiques de Paris.»9 A l‟évidence
il n‟est fait nulle mention d‟un père au passé douteux, et d‟ailleurs elle a renoncé à
une carrière politique pour éviter d‟attirer l‟attention sur ses origines10.
A ce secret s‟en rajoute un autre, plus insidieux et plus personnel, concernant la
personnalité de l‟aïeul, sa folie, son incapacité à s‟intégrer socialement. Il avait «ce
regard fuyant et traqué, ce regard terriblement noir d‟homme qui n‟aimait pas la vie et
que la vie n‟aimait pas, ce regard qu‟on lui voit sur toutes les photos sans exception,
ces photos que j‟ai montrées à Hélène, et elle aussi bien sûr ce regard l‟a frappée,
transpercée, effrayée, on ne peut pas le croiser sans avoir peur.»11 «Il y a en lui
quelque chose de malade, de pourri, ce qu‟il appelle “mon défaut constitutionnel” ou,
plus familièrement, “mon araignée au plafond”.»12 Le regard de cet homme et ce qu‟il
cache rend d‟autant plus éprouvante l‟évocation du disparu, que l‟auteur se sent
proche de lui, comme il le montre lorsqu‟il rapporte cette phrase de sa mère : « Plus
les années passent, me dit-elle, plus je lui ressemble. C‟est vrai. Mon visage s‟est
creusé comme le sien. Et j‟ai peur que mon destin ressemble au sien. »13 L‟écrivain
nous apparaît alors comme le maillon d‟une chaîne fragilisée par le silence et le refus
de la mémoire. Or, la mémoire est aussi ce par quoi le sujet lui-même se perçoit
durable et est appelé à connaître un avenir, fût-il problématique.
« Parce que vivre, c‟est se sentir projeté vers l‟avenir, celui-ci, tel une impénétrable
paroi, nous fait rebondir, retomber dans le passé, nous y cramponner, nous y enfoncer
des talons, pour revenir avec lui, de lui vers l‟avenir et le réaliser. Le passé, c‟est le
seul arsenal qui nous fournisse les moyens de façonner notre avenir. »14 Donc, le vrai
sens de la mémoire serait finalement de fournir à l‟homme les repères nécessaires
9
Site de L‟Académie Française, http://www.academie-francaise.fr/immortels/index.html, consulté le 9
septembre 2009.
10
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 115.
11
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 349
12
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 83.
13
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 115.
14
José Ortega y Gasset, Le passé et l’avenir pour l’homme actuel, in, La connaissance de l’homme au
XXè siècle, Rencontres internationales de Genève, éditions de la Baconnière, 1952, p. 36.
5
pour envisager l‟avenir sans trop de crainte. Mais pour cela, encore faut-il consentir à
regarder la vérité en face.
Les effets du secret sur l’identité
Le mot secret vient du latin secretum, soit une pensée ou un fait qui ne doit pas être
révélé, qui vient de secretus, qui est séparé, mis à part, rejeté. Il est remarquable que
cette définition englobe celui qui en est le dépositaire – celui qui sait – comme celui
qui en est la victime - celui à qui on ne dit pas - qui sera lui aussi, séparé, mis à part,
rejeté. Non seulement, plusieurs des personnages qui habitent les romans de Carrère
baignent dans une atmosphère de secret ou de mensonge, mais c‟est surtout et avant
tout le cas de l‟auteur lui-même.
Nietzsche, qui pourtant a fait l‟éloge du mensonge, qu‟il considère comme
l‟exercice d‟une liberté, reconnaît que « l‟homme exige la vérité et la réalise dans le
commerce moral avec les hommes ; c‟est là-dessus que repose toute vie en commun.
On anticipe les suites malignes de mensonges réciproques. C‟est de là que naît le
devoir de vérité. On permet le mensonge au narrateur épique parce qu‟ici aucun effet
pernicieux n‟est à craindre. »15 Pour comprendre les « effets pernicieux » dont parle le
philosophe, les mécanismes qui se mettent en marche lorsqu‟une personne est
confrontée à un secret, c‟est souvent vers la psychiatrie et la psychanalyse que l‟on se
tourne. A l‟évidence, un secret n‟est pas une mauvaise chose en soi, et il est important
de savoir en garder, cela témoigne d‟une distinction saine entre la sphère privée et la
sphère publique. Toutefois, les choses sont un peu différentes lorsqu‟il s‟agit d‟un
secret de famille. Ainsi, le célèbre psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron affirme
que les secrets cessent d‟être structurants jusqu‟à devenir déstructurants « dès lors que
nous cessons de nous percevoir comme gardien du secret pour nous percevoir comme
victime d‟un secret que nous serions contraint de garder. Le secret ne s‟oppose pas à
la vérité, il s‟oppose à la communication. »16 Il semble que ce soit bien le cas pour
Emmanuel Carrère qui s‟est toujours senti écrasé par le poids d‟un secret qu‟il avait
l‟impression de ne pas pouvoir révéler, dans la mesure où d‟après lui, ce n‟était pas le
sien mais celui de sa mère. Un secret qu‟il recevrait un jour en héritage, un legs
empoisonné.
15
Friedrich. Nietzsche, Le livre du Philosophe, (1872), Aubier-Flammarion, 1969, p. 87.
Serge Tisseron, Les secrets de famille ne s’opposent pas à la vérité, ils s’opposent à la
communication, entretient publié dans la revue L’Impatient, juillet-Août 2001.
16
6
On remarque dans Un roman russe que le secret de famille a plusieurs
caractéristiques. Il apparaît comme un savoir commun mais que l‟on ne partage pas
avec les autres membres de la famille, ou avec certains seulement. Ainsi, Emmanuel
ne parle jamais, ou très rarement de son grand-père avec sa mère mais il en discute
longuement avec son oncle Nicolas, le frère de celle-ci. De plus, on peut dire que le
secret finit toujours par transpirer d‟une manière ou d‟une autre. Enfin, nul ne sait
jamais qui sait quoi exactement. Le secret crée donc une dynamique particulière au
sein du groupe et engendre de lourds conflits, familiaux et individuels, qui se
répercutent sur plusieurs générations. En effet, l‟auteur mentionne souvent les
difficultés qu‟il éprouve à communiquer avec sa mère17. On peut penser que toutes les
familles abritent des secrets, certains sont petits et d‟autres grands, mais seuls ceux
qui sont honteux ont vraiment des conséquences. On tait ce dont on a honte et on a
l‟impression que les secrets heureux ne peuvent pas avoir d‟effets pathogènes.
Toutefois, ce n‟est pas la honte qui taraude l‟écrivain puisqu‟il évoque la vie de son
grand-père en privé, mais plutôt l‟interdiction de l‟assumer en public, alors que les
membres de sa famille sont justement des figures publiques, comme si leur
respectabilité devenait alors frauduleuse et insupportable. En fait, la gravité réside
tout à la fois dans l‟importance du secret, que dans l‟intensité des efforts mis en œuvre
pour le préserver. Quand la famille, ou un de ses membres impose le silence sur un
événement, communiquer devient finalement impossible et on sent bien que si Hélène
Carrère d‟Encausse avait elle–même raconté l‟histoire de son enfance, la vie de toute
la famille s‟en serait trouvée transformée.
S‟est installée dans l‟existence de l‟auteur une obsession du mensonge dont il
souffre énormément: « Je ne supporte pas d‟être ce type méfiant, cruel, qu‟assaillent
de telles bouffées de haine et de panique, qui devient fou parce que tu t‟éloignes un
instant. Je ne supporte pas d‟être cet enfant qui boude et qui attend qu‟on le console,
qui joue à haïr pour qu‟on l‟aime, à quitter pour qu‟on ne l‟abandonne pas. Je ne
supporte pas d‟être ça. »18
L‟idée du mensonge est tellement ancrée en lui qu‟elle pollue tous les instants de
son existence, même ceux qu‟il souhaiterait sincères et heureux. Ainsi, lorsqu‟il
emmène Sophie, sa compagne dans Un roman russe, à la première d‟une pièce
17
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 356. Pensant à sa mère, l‟auteur évoque “toutes ces
années où nous ne nous parlions pas.”
18
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 295.
7
adaptée de L’adversaire, il constate avec stupéfaction qu‟il lui a offert une bague
identique à celle que Jean-Claude Romand avait offert à sa maîtresse avant de tenter
de l‟assassiner. « Comment dire plus clairement qu‟en lui offrant cette bague : je te
demande de me croire, mais ne me crois pas, je te mens ? »19
On constate que le secret, à l‟instar d‟un fantôme venant hanter la vie des membres
d‟une famille, n‟a de cesse de se manifester. Toutefois, il ne le fait pas de la même
façon pour la première que pour la deuxième génération des victimes, qui ne laissera
pas le secret transpirer de la même manière. La première, porteuse du secret, est
partagée entre l‟envie de se taire et le besoin de parler. Hélène Carrère d‟Encausse
mentionne parfois le secret de manière indirecte en avouant à son fils qu‟elle relit
depuis peu les lettres de son père.20 Elle ne lui interdit d‟ailleurs pas d‟écrire l‟histoire
de sa famille mais elle lui demande d‟attendre qu‟elle ait disparu. La seconde
génération, celle d‟Emmanuel donne l‟impression de souffrir d‟une coupure
psychique. D‟une part il y a l‟envie de croire que le secret n‟est pas si terrible, de
l‟autre il y a la question de savoir pourquoi c‟est si important de le dissimuler.
Apparaissent alors des troubles de la personnalité, un sentiment de perte d‟identité, le
besoin de savoir non plus d‟où l‟on vient, mais qui on est : « Toute ma vie je me suis
considéré comme pas normal, exceptionnel, à la fois merveilleux et monstrueux. »21
Par bonheur l‟auteur transcende son mal-être et le transforme en littérature.
D‟autres n‟ont pas cette capacité. Certains préfèrent se donner la mort, comme le
cousin d‟Emmanuel et d‟autres deviennent fous. Le psychiatre Ronald Laing donne
un exemple de l‟intériorisation d‟une situation familiale impliquant plusieurs
générations et conduisant à un diagnostic de schizophrénie : « Le corps [du patient]
était une sorte de mausolée, de cimetière hanté où les fantômes de plusieurs
générations vivaient toujours alors que leur corps physique s‟était décomposé. Cette
famille avait enterré ses morts les uns dans les autres. »22 Il s‟agit là d‟un aspect de
l‟aliénation de la personne, qui peut être ébranlée lorsqu‟elle se perçoit comme trop
intimement liée à une généalogie qui finit par l‟envahir et en constituer toute la réalité
pathologique.
Parfois, Carrère lui-même n‟est pas loin du déséquilibre mental. Ainsi, pendant
longtemps il était persuadé d‟avoir causé la mort de Nana, sa nourrice russe, et même
19
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 344.
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 144.
21
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 94.
22
Ronald D. Laing, La politique de la famille, Stock, 1979, p. 68-74.
20
8
après s‟être convaincu de la fausseté de cette réminiscence son « souvenir reste précis,
vivace, il renvoie à quelque chose de réel, et le sentiment de culpabilité qu‟il éveille
[l‟a] accompagné toute [sa] vie. Je n‟ai peut-être pas tué Nana, [dit-il] mais alors qui
ai-je tué ? Quel crime ai-je commis ? »23
Une autre conséquence indirecte du secret semble être l‟incapacité dans laquelle
Emmanuel Carrère se trouve d‟apprendre le russe, comme si toute l‟ambiguïté de son
identité se cristallisait autour de cette langue. « C‟est bien d‟un blocage qu‟il s‟agit,
que quelque chose en [lui] ou quelqu‟un, redoute et refuse ce retour à la langue
maternelle. »24 C‟est un aspect particulièrement intéressant du trouble causé par le
secret, qui met en lumière l‟idée que « le langage est plus qu‟un fait physique qui se
prête à l‟observation, à la description, et à l‟enregistrement. » Il est bien plus qu‟un
ensemble de règles et de vocabulaire qu‟il suffirait d‟apprendre par cœur ; il est aussi
« structure immatérielle, communication de signifiés, […] il rend l‟expérience
intérieure d‟un sujet accessible à un autre par une expression articulée et
représentative. »25 Ne peut-on en déduire que si l‟auteur n‟arrive pas à apprendre la
langue maternelle c‟est justement parce qu‟il n‟arrive pas à parler avec sa mère ?
Ce sentiment d‟avoir une identité aux contours mal définis, rapproche Carrère de
son grand-père chez qui il constate qu‟« on devine […], même jeune homme, une
inquiétude et une défiance de soi [qu‟il reconnaît] bien : ce sont les [siennes]. »26
Cette sensation, il l‟a sublimée au travers de ses romans, ce qui ne l‟en pas guéri pour
autant.
Le secret et la littérature
Le secret de famille est un thème essentiel dans une œuvre littéraire marquée par
l‟inquiétude, l‟angoisse et la folie; la figure du fantôme qui n‟est ni présent ni absent,
ni vivant, ni tout à fait mort, est centrale aussi bien dans les livres que dans la vie de
l‟auteur.
« Les vivants sont toujours, et de plus en plus gouvernés nécessairement par les
morts : telle est la loi fondamentale de l‟ordre humain. […] il faut distinguer, chez
chaque serviteur de l‟Humanité, deux existences successives : l‟une, temporaire mais
directe, constitue la vie proprement dite ; l‟autre, indirecte mais permanente, ne
commence qu‟après la mort. La première étant toujours corporelle, elle peut être
23
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 135.
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 197.
25
Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966, p. 27.
26
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 77.
24
9
qualifiée d‟objective ; surtout par contraste envers la seconde, qui, ne laissant
subsister chacun que dans le cœur et l‟esprit d‟autrui, mérite le nom de subjective. »27
Les fantômes qui mènent cette existence subjective dont parle Auguste Comte, ont
souvent intrigué nombre d‟auteurs et de chercheurs, en particulier dans le domaine de
la psychanalyse. Ainsi, les auteurs Nicolas Abraham et Maria Torok dans L’écorce et
le noyau28, s‟intéressent à la communication transgénérationnelle, en particulier la
façon dont des traumatismes subis par les générations précédentes peuvent troubler la
vie de leurs descendants même si, et surtout si, ils n‟en connaissent pas la cause. Il est
vrai que l‟écrivain s‟est toujours demandé pourquoi sa mère était si réticente à parler
de son père. Ce que ces auteurs appellent fantôme est la présence de l‟ancêtre mort
dans l‟ego vivant, un fantôme qui œuvre pour continuer à protéger son secret. Dans ce
sens on peut dire que le fantôme est un menteur, il va induire le sujet hanté en erreur
pour préserver son secret. Ainsi, dans le cas qui nous occupe, on s‟accroche à l‟idée
que malgré tout le grand-père, bien qu‟ayant collaboré avec l‟occupant allemand, au
moins n‟était pas antisémite29 et aurait été dénoncé parce qu‟il aurait refusé de livrer
un innocent.30 Les fantômes ne sont pas les esprits des morts mais « les lacunes
laissées en nous par les secrets des autres »31. Les idées d‟Abraham et de Torok ont
renouvelé l‟approche thérapeutique de certains secrets de famille. D‟autres auteurs se
sont penchés sur le problème du secret et là aussi, l‟image du fantôme, ou du spectre
est considérée comme la plus parlante. Le philosophe Jacques Derrida dans Spectres
de Marx affirme que le spectre « c’est quelque chose qu‟on ne sait pas, justement, et
on ne sait pas si précisément cela est, si ça existe, si ça répond à un nom et correspond
à une essence. On ne le sait pas : non par ignorance, mais parce que ce non-objet, ce
présent non présent, cet être-là d‟un absent ou d‟un disparu ne relève pas du savoir.
Du moins plus de ce qu‟on croit savoir sous le nom de savoir. On ne sait pas si c‟est
vivant ou si c‟est mort. »32 Derrida nous conjure de parler et d‟écouter le spectre,
malgré les réticences que nous avons hérité de nos traditions intellectuelles et en
raison de la remise en question de ces mêmes traditions que cela permet. Mais il
conçoit la difficulté de la tache : « Or ce qui paraît presque impossible, c‟est toujours
de parler du spectre, de parler au spectre, de parler avec lui, donc surtout de faire ou
27
Auguste Comte, Catéchisme positiviste, (1852), Garnier-Flammarion, 1966, p. 78-80.
Nicolas Abraham, Maria Torok, L’écorce et le noyau, Flammarion, 1987.
29
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 88.
30
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 118.
31
Nicolas Abraham, Maria Torok, L’écorce et le noyau, préc., p. 427.
32
Jacques Dérrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993, p. 25-26.
28
10
de laisser parler un esprit. »33 Les efforts déployés par Emmanuel Carrère le montrent
bien. Au travers de la plupart de ses œuvres, il a tenté de cerner le spectre, il a parlé de
manière détournée de ce grand-père qui hante sa vie depuis toujours, il s‟est imaginé
dans la peau de personnages torturés, dont l‟identité est menacée par un secret, une
faille. Ce n‟est que dans Un roman russe qu‟enfin le spectre est mis à jour. On voit
bien que le fait de converser avec un spectre n‟est pas entrepris dans le but
d‟apprendre un secret, honteux ou pas – l‟auteur connaissait le passé de son grandpère, simplement personne n‟en parlait – non, converser avec un spectre nous ouvre
les portes de l‟expérience du secret en tant que telle, à savoir le mystère sur lequel
sont batties nos certitudes. Pour Abraham et Torok, le secret du fantôme peut et doit
être révélé pour gagner « une petite victoire de l‟Amour sur la Mort. »34 Mais pour
Derrida au contraire, le secret du spectre est une ouverture productive plutôt qu‟un
secret à découvrir. C‟est cette ouverture productive que l‟on voit à l‟œuvre chez
Carrère puisque la plupart de ces romans pourraient s‟analyser en une conversation
avec le spectre, c‟est du spectre que se nourrit son écriture, c‟est auprès de lui qu‟il
cherche un sens non seulement à son œuvre, mais à sa vie.
On peut par ailleurs se demander si le cas d‟Emmanuel Carrère est spécifique en
raison de son histoire familiale, ou si toute littérature est le fruit du secret, si derrière
toute œuvre se cache un spectre. Les avis des théoriciens sont partagés. Ainsi, alors
que Esther Rashkin dans Family Secrets and the Psychoanalysis of Narrative affirme
que tous les textes n‟ont pas de fantômes35, Jodey Castricano dans Cryptomimesis:
The Gothic and Jacques Derrida, Ghost Writing affirme quant à lui que chaque texte,
même une critique littéraire a des fantômes et qu‟il ne faut pas faire de différence
entre les textes qui révèlent un secret – comme Un roman russe – de ceux qui
apparemment n‟en révèlent pas.36 En fait, toutes les formes de narration sont
spectrales dans une certaine mesure mais certaines le sont indéniablement plus que
d‟autres. Le fait de raconter une histoire s‟accompagne toujours d‟un appel à des
33
Jacques Derrida, Spectres de Marx, préc., p. 32.
Nicolas Abraham, Maria Torok, L’écorce et le noyau, préc., p. 452.
35
Esther Rashkin, Family Secrets and the Psychoanalysis of Narrative, Princeton University Press,
1992, p. 12.
36
Jodey Castricano, Cryptomimesis: The Gothic and Jacques Derrida, Ghost Writing, Queen‟s
University Press, 2001, p. 142.
34
11
fantômes, raconter c‟est ouvrir un espace par lequel quelque chose d‟inconnu peu
s‟échapper, donc toutes les histoires sont plus ou moins des histoires de fantômes.37
Il convient toutefois de rappeler la différence fondamentale entre les deux écoles
de pensée celle de Abraham et Torok d‟une part, celle de Derrida de l‟autre. Pour les
premiers, les secrets que cachent les fantômes sont indicibles car ils sont honteux. Ce
n‟est pas qu‟ils ne peuvent pas être dits, au contraire, ils peuvent et doivent être mis
en mots pour que le fantôme cesse d‟avoir des effets nocifs sur les personnes vivantes.
Pour Derrida, le spectre ne doit pas livrer ses secrets, et d‟ailleurs ses secrets n‟en sont
pas vraiment. Le secret n‟est pas tu parce qu‟il est tabou mais parce qu‟il ne peut pas
être formulé, à un moment donné dans le langage tel que nous le pratiquons. Nous
n‟avons pas trouvé les mots pour le dire. Dans ce sens, le fantôme repousse les
frontières du langage et de la pensée.
Il est particulièrement fascinant de constater que ces deux axes de pensée se
rejoignent dans l‟œuvre d‟Emmanuel Carrère. En effet, on peut voir le secret comme
le moteur qui a donné naissance à des romans comme La moustache, La classe de
neige, ou L’adversaire, car ces livres sont tous hantés par la question de l‟identité,
question centrale qui entretient avec celle du secret des rapports de cause à effet. Il
faut toutefois souligner que l‟auteur constate avec désolation que ce moteur qui le fait
écrire est source de souffrance : « Je suis adulte, j‟ai quarante-trois ans et pourtant je
vis encore comme si je n‟étais pas sorti du ventre de ma mère. Je me pelotonne, me
recroqueville, me réfugie dans le sommeil, la prostration, la chaleur, l‟immobilité.
Bienheureux et épouvanté. C‟est cela ma vie. Et tout à coup, je ne peux plus la
supporter. »38
La révélation du secret se fait dans Un roman russe, ou l‟auteur regarde le spectre
de son grand-père droit dans les yeux et où le secret perd son pouvoir. A l‟évidence, le
lecteur ne peut que se réjouir que l‟auteur n‟ait pas écrit ce roman avant les autres, qui
sans cela n‟auraient peut-être jamais vu le jour.
L’identité et le regard des autres
Dans la mesure où personne ne vit dans un isolement complet, le regard que les
autres portent sur une personne ou que cette personne s‟imagine provoquer chez eux,
acquiert une importance fondamentale. D‟ailleurs, certains philosophes comme Sartre
37
En ce sens, cf. Julian Wolfrey, Victorian Hauntings : Spectrality, Gothic, The Uncanny and
Littérature, Basinkstoke, Palgrave, 2002, p. 1-3.
38
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 96.
12
ont montré à quel point «être regardé, c‟est se saisir comme objet inconnu
d‟appréciations inconnaissables, en particulier, d‟appréciation de valeur. »39 Chez
Sartre le regard d‟autrui est vécu comme une menace pour la liberté. Bien qu‟il nous
appelle à transcender cette peur, il constate que si nos rapports avec les autres sont
viciés, alors nous nous voyons et nous jugeons comme nous croyions que les autres
nous voient et nous jugent, et nous sommes malheureux.
Certains tentent d‟apparaître au monde différents de ce qu‟ils sont en réalité,
d‟autres ont besoin du regard des autres pour exister, certains encore font tout pour
échapper à ce qu‟ils considèrent comme un enfermement, d‟autres enfin voient leur
identité la plus profonde menacée par ce regard.
Dans Un roman russe, Emmanuel Carrère, en tant que personnage principal, d‟un
livre intimement autobiographique, nous apparaît lui aussi, comme soumis au regard
des autres. Ainsi, il est très amoureux de sa compagne Sophie et pourtant il semble
tout mettre en oeuvre pour que la relation ne dure pas. Dans des passages d‟une
grande sincérité, dans lesquels il ne craint pas de se montrer sous un jour
particulièrement désagréable, il avoue combien le regard que les autres portent sur sa
compagne lui est essentiel. En fait, il lui tient rigueur de ne pas être aussi cultivée, ni
aussi éduquée que les gens qu‟il fréquente habituellement. Son identité lui fait honte.
Il n‟a pas cette « liberté d‟indifférence » dont parle Gusdorf dans son Traité de
l’existence morale, à l‟occasion duquel il montre l‟influence du milieu sur la manière
dont on regarde le monde. 40
Certains pourtant arrivent à conquérir une part de liberté et à passer outre leurs
préjugés innés. Ce n‟est pas le cas d‟Emmanuel Carrère, qui reconnaît d‟ailleurs
volontiers l‟injustice de son ressenti et remarque les efforts que la jeune femme
déploie pour donner le change dans les soirées mondaines. Mais rien n‟y fait, il
n‟arrive pas à oublier son malaise et on sent très tôt que cette relation est vouée à
l‟échec. Il est reconnu et respecté en tant qu‟écrivain et on ne peut qu‟être étonné de
voir à quel point son bonheur dépend du jugement que les autres portent, non pas sur
son œuvre, mais sur sa vie privée. On a l‟impression qu‟il voudrait que Sophie soit
autre tout en restant elle-même. Or, « aller proposer à quelqu‟un qu‟il soit autre, qu‟il
39
40
Jean-Paul Sartre, L’Etre et le Néant, Gallimard, 1943, p. 321-326
Georges Gusdorf, Traité de l’existence morale, Armand Colin, 1949, p. 108.
13
se fasse autre, c‟est comme d‟aller lui proposer de cesser d‟être lui-même»,41 ce qui
relève d‟une impossibilité absolue.
En conclusion on peut affirmer que la notion d‟identité personnelle est une notion
complexe et diverse qui est influencée par le regard des autres mais que l‟on peut
ramener à deux aspects principaux : « la permanence de notre caractère et
l‟enchaînement de nos souvenirs. […] Nos souvenirs forment […] une chaîne
continue : nous voyons notre état actuel naître d‟un précédent, celui-ci d‟un état
antérieur, et ainsi de suite ; la conscience s‟étend ainsi de proche en proche dans le
passé, et se l‟approprie à mesure qu‟elle le rattache au présent. […] Notre identité
personnelle n‟est donc pas, comme on l‟a cru, une donnée primitive et originale de
notre conscience : elle n‟est que l‟écho, direct ou indirect, continu ou intermittent, de
nos perceptions passées dans nos perceptions présentes.»42
C‟est cette chaîne de souvenirs qu‟il estime interrompue, qu‟Emmanuel Carrère
tente de reconstituer à travers ses romans, ce qui ne peut se faire sans que chacun
assume sa part de culpabilité et peut-être de responsabilité.
Juger ce que l’on a fait
Certains penseurs, tels le Marquis de Sade rejettent l‟idée même de culpabilité et
voient l‟homme uniquement comme une part de la nature, qui elle-même n‟est pas
bonne.43 Une telle conception est aux antipodes de celle développée dans l‟œuvre
littéraire d‟Emmanuel Carrère, hantée par l‟idée de crime et de châtiment. Les deux
visions opposées ont cependant en commun le pessimisme fondamental de leur
approche du monde.
Avant de nous pencher sur la manière dont Carrère envisage les notions de
culpabilité et de responsabilité, il faut distinguer les deux concepts. La culpabilité est
la moins ambiguë des notions, c‟est l‟état d‟une personne qui a commis une faute. La
41
Miguel de Unamuno, Le sentiment tragique de la vie, Gallimard, 1912, p. 49.
Jules Lachelier, Psychologie et Métaphysique, (1885), P.U.F., 1948, p. 14-16.
43
« Pourquoi punir un homme de ce qu‟il a rendu un peu plus tôt aux éléments une portion de matière
qui doit toujours leur revenir, et que ces mêmes éléments emploient, dès l‟instant qu‟elle leur rentre, à
des conditions différentes ? » D.-A.-F. de Sade, Histoire de Juliette ou les prospérités du vice, 1797,
Œuvres complètes, Cercle du Livre précieux, Tome IX, p. 182-183.
42
14
responsabilité quant à elle concerne plutôt l‟obligation qu‟a un individu de répondre
de ses actes. A première vue on aurait tendance à dire que quiconque est coupable doit
assumer la responsabilité de son action ou de son omission et dans ce cas, les deux
notions se recoupent. Nous verrons toutefois qu‟il faut nuancer cette appréciation et
distinguer la situation du grand-père, de celle de la mère avant d‟envisager celle de
l‟auteur.
Le grand-père maternel d‟Emmanuel Carrère « Georges Zourabichvili, était un
émigré géorgien, arrivé en France au début des années vingt après des études en
Allemagne. Il y a mené une vie difficile, aggravée par un caractère difficile aussi.
C‟était un homme brillant, mais sombre et amer. Marié à une jeune aristocrate russe
aussi pauvre que lui, il a exercé divers petits métiers, sans jamais parvenir à s‟intégrer
nulle part. Les deux dernières années de l‟Occupation, à Bordeaux, il a travaillé
comme interprète pour les Allemands. A la Libération, des inconnus sont venus
l‟arrêter chez lui et l‟ont emmené. [La mère de l‟auteur] avait quinze ans, [son] oncle
huit. Ils ne l‟ont jamais revu. On n‟a jamais retrouvé son corps. Il n‟a jamais été
déclaré mort. Aucune tombe ne porte son nom. »44 La maîtrise des langues étrangères
qu‟avait Georges Zourabichvili, ainsi que son admiration pour Hitler et Mussolini lui
ont permis de servir d‟interprète à l‟occupant. Il a ainsi contribué au succès de
l‟entreprise d‟occupation dont l‟une des fins était la déportation et l‟extermination des
juifs et tziganes de France. Il s‟agit d‟une période particulièrement noire de l‟histoire
du pays, dont on ne parle souvent qu‟avec réticence. Dans une certaine mesure, c‟est
un peu comme si ce secret de famille s‟était lové à l‟intérieur d‟un autre secret,
partagé par toute une nation, un secret concernant un passé honteux dont il vaut mieux
éviter de parler et lorsqu‟on le fait, on a le sentiment d‟ouvrir la boîte de Pandore45.
En effet, le pouvoir a longtemps considéré qu‟il fallait tourner pudiquement cette page
noire de notre histoire, pour ne pas compromettre l‟avenir, fidèle en cela à la pensée
nietzschéenne qui affirme que « le savoir historique, quand il règne sans frein, et qu‟il
pousse à bout ses conséquences, déracine l‟avenir, parce qu‟il détruit les illusions et
prive les choses présentes de l‟atmosphère indispensable à leur vie. La justice de
44
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 62
45
Tsilla Hershco, The Jewish Resistance in France during World War II: The Gap between History
and Memory, http://www.jcpa.org/JCPA/Templates/ShowPage.asp?, consulté le 10 septembre 2009.
15
l‟histoire, même réelle et bien intentionnée, est une vertu redoutable, parce qu‟elle
mine la vie et la détruit. Son jugement est toujours destructif. »46 Ce n‟est que le 16
juillet 1995, peu après son élection à la présidence de la République, que le Président
Jacques Chirac reconnaît pour la première fois la responsabilité de l‟Etat français dans
la déportation et en conséquence la légalité du régime de Vichy, et "la dette
imprescriptible" de l'Etat à l'égard des victimes et de leurs ayants droits. Ce discours a
eu un retentissement énorme, dénoncé par certains, approuvé par d‟autres, il n‟a laissé
personne indifférent.47
S‟il n‟est pas rare pour les personnages de Carrère d‟illustrer le mal du point de
vue de la culpabilité individuelle, le grand-père de l‟auteur représente quant à lui le
mal du point de vue de la culpabilité collective, même s‟il ne s‟agit pas de nier la
culpabilité et la responsabilité individuelles de cet homme. Rien d‟étonnant donc à ce
que son passé soit considéré comme honteux, dans la mesure où le crime auquel il a
contribué, fût-ce de manière très indirecte, est sans conteste d‟une extrême gravité. Il
s‟est rendu coupable de fait de collaboration, cela est indéniable. Cependant sa
responsabilité nous apparaît comme atténuée sous la plume de Carrère, qui mentionne
à plusieurs reprises la folie, la damnation qu‟il lit dans le regard de son grand-père.
S‟agissant de la mère de l‟écrivain, se pose à nouveau la question de la culpabilité.
On peut en effet se demander s‟il était légitime de la part d‟Hélène Carrère
d‟Encausse de vouloir conserver le secret à tout prix et d‟imposer le silence à toute sa
famille, un silence ressenti comme une chape de plomb. Cette question est au cœur du
Roman russe et au cœur de la vie de l‟auteur ainsi que de celle de sa mère.
La mère est-elle coupable, et si oui de quoi ? Lorsque Hélène Carrère d‟Encausse
se présente comme la descendante de princes russes et « oublie » de mentionner le
misérable émigré géorgien qui était son père. On peut se demander si elle ment, au
moins par omission, ou dans quelle mesure elle exprime sa vérité à elle. Mais pour
Emmanuel, son grand-père est vraiment un collaborateur et peut-être un déséquilibré,
c‟est sa vérité à lui. Lui ne semble pas être le descendant de princes russes et elle ne
semble pas être la descendante de l‟émigré géorgien collaborateur et névrosé, et
pourtant ces deux faits sont objectivement avérés. Il existe parfois une inadéquation
46
Friedrich Nietzsche, Considérations intempestives, (1863), Aubier, 1964, p. 305.
Peter Carrier, Vichy and the Holocaust,
http://www.port.ac.uk/special/france1815to2003/chapter8/interviews/filetodownload,31502,en.pdf,
consulté le 10 septembre 2009.
47
16
profonde entre nos paroles et les impressions personnelles qu‟elles veulent exprimer :
le langage rend compte alors d‟une situation globale qui est vécue comme telle mais
qui ne peut être analysée correctement du fait de l‟ignorance où nous nous trouvons
vis-à-vis de nous-même. Dans ce cas, l‟inadéquation du langage est-elle vraiment
synonyme de mensonge ? « Le moyen importe-t-il et devons nous être soumis à ce
supplice de choisir celui qui est le plus proche de la vérité sans néanmoins l‟atteindre,
puisqu‟il n‟en est aucun d‟absolument vrai pour personne, puisque la vérité nous
échappe, bien que nous ne cessions pas de la produire ? »48 Pour se rapprocher de la
vérité complète, il faudrait rassembler les vérités éparses, mais il ne semble pas que
l‟on puisse dire que quelqu‟un ment. En effet, l‟auteur rapporte que sa mère affirme
ne pas se souvenir de telle ou telle chose concernant son père, amnésie qu‟il semble
mettre en doute sans penser que peut-être ne peut-elle pas se souvenir, tant le
refoulement qu‟elle a accompli est efficace. « Le refoulement n‟est pas une opération
simple. Nous oublions quelque chose et nous oublions que nous l‟avons oubliée. Par
la suite c‟est comme si nous n‟avions rien oublié. […] Le refoulement est non
seulement une exclusion hors la mémoire mais aussi une exclusion de la mémoire
d‟une partie de l‟expérience, en même temps que l‟annihilation de la conscience de
l‟opération. C‟est donc le produit d‟au moins trois opérations. »49
On doit à Freud une conception active de l‟oubli en tant qu‟activité dépendant de
l‟inconscient. Tout oubli a selon lui un sens, et témoigne du dynamisme de
l‟inconscient, parce qu‟il correspond à une défense de l‟individu contre un souvenir
désagréable et parce qu‟il est capable de se déplacer d‟un souvenir sur un autre. Ainsi,
Hélène, si elle concède le passé de collaborateur, n‟arrive pas à se souvenir de la folie
de son père. Elle préfère se souvenir d‟une petite fille que son père emmenait canoter
au Bois de Boulogne et qui était persuadée qu‟elle vivait en Russie.50
« Même chez les personnes bien portantes, exemptes de toute névrose, on constate
l‟existence d‟une résistance qui s‟oppose au souvenir d‟impressions pénibles, à la
représentation d‟idées pénibles. »51 Comme souvent, Nietzsche avait à sa façon
préfigurée la théorie freudienne sur ce point, en comprenant l‟oubli comme une
faculté de l‟esprit, capable de le rendre à nouveau accueillant : « nul bonheur, nulle
48
Brice Parain, Recherches sur la nature et les fonctions du langage, Gallimard, 1942, p. 223.
Ronald D. Laing, La politique de la famille, éd. Stock, 1979, p. 122-123.
50
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 86.
51
Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, (1901), Petite bibliothèque Payot, 1967, p.
157.
49
17
sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l‟instant présent ne
pourraient exister sans faculté d‟oubli. »52
C‟est vraiment cela qui se dégage du comportement de la mère, cette volonté de
laisser le passé derrière elle et de regarder vers l‟avenir, pour elle et pour Emmanuel,
pour qu‟il soit un écrivain et un homme heureux.53
Ce dernier comprend l‟attitude de sa mère et l‟analyse en un rejet de la souffrance
mais considère qu‟elle a échoué dans son devoir de protection. Il dit à sa mère : « Tu
t‟es interdit de souffrir mais tu as interdit aussi qu‟on souffre autour de toi. Or ton
père a souffert, comme un damné qu‟il était, et le silence de cette souffrance, plus
encore que sur sa disparition, a fait de lui un fantôme qui hante nos vies à tous. […]
Tu ne nous a pas niés, non, tu nous a aimés, tu as fait tout ce que tu as pu pour nous
protéger, mais tu nous as dénié le droit de souffrir et notre souffrance t‟entoure au
point qu‟il fallait bien qu‟un jour quelqu‟un la prenne en charge et lui donne voix.
[…] J‟ai reçu en héritage l‟horreur, la folie, et l‟interdiction de les dire. Mais je les ai
dites. C‟est une victoire. »54 Sa victoire est aussi d‟avoir pu donner forme à « quelque
chose qui tienne lieu de pierre tombale à [son] grand-père pour qu‟atteignant l‟âge de
sa mort [il] sois délivré de son fantôme, [qu‟il] puisse vivre enfin. »55
En l‟occurrence on peut dire que la mère de l‟auteur est coupable mais pas
entièrement responsable de ne pas avoir su préserver sa famille de la souffrance, car la
parole aurait été plus efficace.
Cette réponse se dégage de la lecture du roman dans la mesure où une fois le secret
révélé, Emmanuel semble libéré et capable de construire une vie dans la stabilité en
regardant vers l‟avenir plutôt que vers le passé, comme le symbolise son mariage avec
une femme qui se prénomme Hélène ! et la naissance de sa fille56.
Une fois de plus, on se doit de remarquer que la faute commise dans le passé est
bien moins toxique que le secret gardé dans le présent.
52
Nietzsche, La généalogie de la morale, (1887), Gallimard, coll. Idées, 1964, p. 76.
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p.355.
54
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 355.
55
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 308.
56
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 346.
53
18
S‟agissant enfin de la culpabilité et de la responsabilité d‟Emmanuel Carrère, il
faut distinguer deux aspects. Le premier concerne l‟auteur, le second le personnage
d‟Emmanuel dans Un roman russe.
Pour ce qui est d‟un auteur qui choisit de révéler un secret de famille on peut
s‟interroger sur la légitimité d‟une telle action car il met en mots un secret qui n‟est
pas vraiment le sien, mais celui de sa mère.57
« La jeune fille pauvre au nom imprononçable est devenue sous celui de son mari –
Hélène Carrère d‟Encausse – une universitaire, puis un auteur de best-sellers sur la
Russie communiste, postcommuniste et impériale. Elle a été élue à l‟Académie
française, elle en est aujourd‟hui le secrétaire perpétuel. Cette intégration
exceptionnelle à une société où son père a vécu et disparu en paria s‟est construite sur
le silence et, sinon le mensonge, le déni. Ce silence, ce déni sont littéralement vitaux
pour elle. Les rompre, c‟est la tuer, du moins en est-elle persuadée »58. Si ce silence
est fondamental à ce point pour la mère de l‟auteur, on peut se demander s‟il n‟a pas
cédé de manière abusive à une revendication contemporaine de transparence qui
dissimule ce que Geng appelle la « dictature du social, [qui exige] que tout soit
patent, visible (donc contrôlable). Il faut réduire sans cesse la sphère du privé, il faut
conduire, pour qu‟elle s‟y éduque et s‟y socialise, la différence singulière dans le sûr
asile de la maison de verre. » Ce penseur craint en effet que « quand il n‟y aura plus
rien à cacher, ni crime, ni bonheur, il ne restera plus rien à vivre. Tout fonctionnera au
plein jour : et nous serons morts, infiniment visibles en cette maison de verre. »59
C‟est exactement le sentiment inverse qui anime Emmanuel Carrère pour qui la
dissimulation est mortifère, ce qui rend légitime de révéler un secret, fût-il l‟apanage
d‟un autre. Il est en effet persuadé qu‟il est pour sa mère, comme pour lui
indispensable de lever un silence qu‟ils portent comme un fardeau «avant sa mort à
elle, et avant d‟avoir, [lui], atteint l‟âge du disparu – faute de quoi [il] redoute qu‟il ne
faille comme lui disparaître. »60
L‟auteur veut avoir la liberté de réinventer son passé non pas au sens uchronique
du terme61 mais au sens où l‟entend Merleau-Ponty qui affirme qu‟en « assumant un
57
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 62.
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 62
59
J.-M. Geng, Eloge de la dissimulation, Le Monde, 21.02.1979.
60
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 62.
61
Carrère se présente parfois comme un spécialiste de l‟uchronie, qui est l‟histoire de ce qui aurait pu
se passer et ne s‟est pas passé, pseudo-science à laquelle il a consacré un traité, Le détroit de Behring,
Introduction à l’uchronie, P.O.L, 1986
58
19
présent, [on] ressaisit et transforme [son] passé, [on] en change le sens, [on s‟en]
libère, [on s‟en] dégage. »62 Dans cette optique on peut dire qu‟Emmanuel Carrère a
raison de vouloir assumer le passé familial au grand jour, puisque c‟est la condition de
son épanouissement futur.
Si on n‟adhère pas à la thèse de la culpabilité dans cette première hypothèse, il en
va autrement dans celle concernant la relation d‟Emmanuel avec Sophie.
Emmanuel affirme à plusieurs reprises dans le livre son amour pour Sophie et la
fierté qu‟il éprouve à exhiber la beauté de la jeune femme devant ses amis. Pourtant
on a vu qu‟il n‟arrive pas à surmonter le malaise qu‟il ressent en raison de la
différence de milieu social et intellectuel entre lui et sa compagne. Alors que cette
différence est de peu d‟importance dans un premier temps, elle devient un gouffre qui
les sépare de manière inéluctable. En l‟occurrence on peut dire qu‟Emmanuel est
coupable envers Sophie, mais aussi envers lui-même d‟avoir laissé dépérir son amour.
S‟agissant de la responsabilité, on peut peut-être dire qu‟il la partage avec d‟autres.
En effet, on a vu que d‟après l‟analyse freudienne, les schémas de pensée acquis
pendant l‟enfance ont une importance fondamentale dans la façon dont on appréhende
le monde durant toute sa vie. « Les souvenirs semblent adhérer à notre moi, constituer
sa nature : ils ne nous apparaissent pas comme des états distincts de nous, ayant une
date en notre vie, ils se confondent avec nous-mêmes. »63 Or, toute la vie de l‟auteur a
été marquée par le mensonge et la lutte que menait sa mère pour préserver les
apparences. Dans la relation avec Sophie, c‟est encore de préserver les apparences
qu‟il s‟agit. Le fait qu‟elle soit belle, attentionnée, intelligente ne suffit pas à faire
oublier qu‟elle n‟est qu‟employée dans une maison d‟édition de livres scolaires.
« Vient le moment, à table, où quelqu‟un demande à Sophie ce qu‟elle fait dans la vie
et où elle doit répondre qu‟elle travaille dans une maison d‟édition qui fait des
manuels scolaires, enfin, parascolaires. Je pense que c‟est dur pour elle de dire ça, et
moi aussi j‟aimerais mieux qu‟elle puisse dire : je suis photographe, ou luthière, ou
architecte ; pas forcément un métier chic ou prestigieux, mais un métier choisi, un
métier qu‟on fait parce qu‟on aime ça. Dire qu‟on fait des manuel parascolaires ou
qu‟on est au guichet de la Sécurité sociale, c‟est dire : je n‟ai pas choisi, je travaille
pour gagner ma vie, je suis soumise à la loi de la nécessité. Cela vaut pour l‟écrasante
majorité des gens, mais autour de la table tous y échappent et plus la conversation
62
63
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 519-520.
Ferdinand Alquié, Le désir d’éternité, P.U.F., 1943, p. 30.
20
continue, plus elle se sent exclue. Elle devient agressive. Et pour moi qui dépend si
cruellement du regard des autres, c‟est comme si elle se dévaluait à vue d‟œil. »64
Elle ne remplit pas les conditions d‟entrée dans le cercle des intellectuels parisiens,
gangrené par le snobisme. Pour cette raison, Emmanuel s‟imagine qu‟elle est jugée
par les autres et que lui aussi s‟en trouve diminué. Il laisse le regard des autres
gouverner sa vie et en paye le prix fort. Par moments il veut croire et faire croire à
Sophie, que tout cela n‟a pas d‟importance à ses yeux et que c‟est elle qui ne
surmonte pas son complexe et que d‟ailleurs elle est libre de changer. Mais il doit vite
se rendre à l‟évidence : « Là où je lui mens et me mens, c‟est d‟abord qu‟au fond de
moi je n‟y crois pas, à la liberté. Je me sens aussi déterminé par le malheur psychique
qu‟elle l‟est par le malheur social, et on peut toujours venir me dire que ce malheur
est purement imaginaire, il n‟en pèse pas moins lourd sur ma vie. Et là où je mens
aussi, c‟est quand je dis qu‟elle est la seule à avoir honte. Bien sûr que non. »65 Peutêtre que la situation de Sophie n‟est pas si éloignée de celle de ce grand-père, qui était
très brillant mais qui : « dans la société française, n‟était personne. Personne.
Littéralement, il n‟existe pas. Un ticket de métro usagé, un crachat par terre, parmi les
éclats de mica. Il fait irrémédiablement partie de cette tourbe des gens qu‟on voit dans
le métro, pauvres et gris, les yeux éteints, les épaules courbées sous le poids d‟une vie
dont ils n‟ont rien choisi, des gens qui se savent insignifiants, quantité négligeable,
pauvre bétail humain attelé sous le joug… [et l‟auteur d‟avoir cette phrase terrible :]
Le plus triste, c‟est que malgré tout ces gens ont des enfants. »66 Le fait qu‟il ne désire
pas l‟enfant de Sophie n‟est-il pas un indice de plus du fait qu‟il classe la jeune
femme parmi ces gens à qui il conteste même le droit de se reproduire ?
Conclusion
« Nous savons bien qu‟une douleur physique peut nous occuper tout entier ; mais
au lieu de dire qu‟elle absorbe alors toutes les puissances de la conscience, il faudrait
dire plutôt qu‟elle les paralyse et qu‟elle en suspend le cours. Au contraire, le
64
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 70.
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 71.
66
Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 90
65
21
caractère original de la douleur morale c‟est qu‟elle remplit vraiment toute la capacité
de notre âme, qu‟elle oblige toutes nos puissances à s‟exercer et qu‟elle leur donne
même un extraordinaire développement. »67
C‟est cette douleur de l‟âme qui est le moteur d‟une œuvre littéraire habitée par
l‟idée que l‟identité, à savoir ce qu‟une personne est, se trouve irrémédiablement liée
à la culpabilité et à la responsabilité. Une oeuvre qui germe et grandit sur le terreau de
la souffrance et de la hantise et qui montre que l‟on ne peut s‟épanouir en ayant une
identité de coupable et que l‟on ne peut aspirer à l‟innocence dans le mensonge et le
silence.
Une œuvre qui est aussi une création particulièrement nombriliste puisque presque
tous les livres de Carrère parlent, d‟une manière où d‟une autre du secret qui hante sa
vie privée, sa vie d‟homme. Aujourd‟hui, le secret est révélé, l‟écrivain semble en
paix, le regard tourné vers « d‟autres vies que la sienne »68. Il illustre ainsi « un
merveilleux paradoxe » mis en lumière par Louis Lavelle : « C‟est si je cesse de me
regarder et si je regarde ceux qui m‟entourent que je me connais moi-même sans avoir
songé à le faire : c‟est quand je cesse de poursuivre mon propre bien et je cherche
celui d‟autrui que je trouve aussi le mien. »69
67
Louis Lavelle, Le Mal et la Souffrance, Plon, 1941, p. 86.
Cf. le dernier livre d‟Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, POL, 2009, où il relate deux
drames réels, la mort d‟une enfant pour ses parents et la mort d‟une jeune femme pour sa famille. Il y
célèbre des gens exemplaires, courageux devant l‟adversité, dignes dans la maladie et fidèles à leurs
idéaux.
69
Louis Lavelle, L’erreur de Narcisse, Grasset, 1939, p. 167.
68
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