Que faire de sa trésorerie
Transcription
Que faire de sa trésorerie
Entreprise & finance Sous l’effet de l’accélération de la baisse des taux dans la zone euro, provoquée par l’annonce de rachats d’actifs massifs par la BCE, les trésoriers ont vu la rémunération offerte par certains produits de dépôts basculer en territoire négatif. Afin de préserver leurs liquidités, beaucoup de sociétés viennent d’entamer des réflexions visant à faire évoluer leur stratégie de placement. Baisse des taux : que faire de sa trésorerie ? DOSSIER «F ace au changement de paradigme auquel nous assistons, l’approche des trésoreries vis-à-vis du cash est en train d’évoluer. En matière de politique de placements, des évolutions sont à prévoir au cours des prochains mois au sein des entreprises», prévient Cyril Merkel, vice-président de la commission placements au sein de l’Association française des trésoriers d’entreprise. Le contexte est, il est vrai, particulièrement délicat pour les trésoriers ayant des liquidités à placer . Habitués depuis près de deux ans à voir les rendements de leurs placements reculer, ces derniers ont en effet vu la situation se dégrader sensiblement depuis le 22 janvier. L’annonce de la Banque centrale européenne de procéder au rachat d’au moins 1 140 milliards d’euros d’actifs privés et publics sur un horizon de dix-huit mois s’est traduite par une baisse des taux d’intérêt. Ainsi, l’Euribor 1 mois est pour la première fois tombé en territoire négatif, tandis que l’Euribor 3 mois s’est rapproché de 0 % (voir graphique). Le taux Eonia, sur lequel est indexée une partie de la rémunération versée dans le cadre de placements de trésorerie, s’est pour sa part ancré sous ce seuil de 0 %. Une tendance qui devrait encore se détériorer durant les prochains Les gérants anticipent des taux proches mois. «Sous l’effet du “quantitatif easing” de la BCE, les ex cédents de liquidités dans le système bancaire devraient atteindre de 0 %, voire négatifs, au moins jusque un plus haut historique, au-delà de 1 200 milliards d’ici fin 2016 fin 2016. – à comparer avec un plus haut atteint fi n 2012, à environ 630 Option Finance n°1303 - Lundi 2 février 2015 13 Entreprise & finance milliards d’euros –, explique Julien Daire, responsable de la gestion crédit chez CPR Asset Management. Cet afflux de ressources va continuer à faire reculer graduellement les taux dans la zone euro.» S’agissant de l’Eonia, le marché anticipe par ex emple un taux de - 0,10 % fin 2015. L’ensemble des taux allant jusqu’à trois ans au moins devrait connaître une dynamique identique. Des dépôts refusés par certaines banques Pour les entreprises placeuses, les inconvénients liés à cet environnement n’ont pas tardé à apparaître. De l’aveu des gérants monétaires, les rendements offerts par les véhicules les plus sécurisés devraient, au moins jusque fin 2016, difficilement se maintenir au-dessous de 0 %. S’agissant des dépôts effectués auprès des banques, les répercussions sont déjà perceptibles. Comme c’est déjà le cas en Suisse depuis l’abandon par la banque centrale helvétique du plancher limitant l’appréciation du franc suisse face à l’euro, le 15 janvier dernier (voir encadré ci-dessous), les placements commencent à devenir nettement moins intéressants en France également. «Sur un horizon de placement de deux à trois mois, la plupart des contreparties bancaires de premier rang, françaises comme étrangères, proposent aujourd’hui des taux négatifs, constate Cyril Merkel. Certaines d’entre elles, disposant d’une abondance de liquidités, commencent même à refuser des dépôts !» Selon des banquiers, de telles pratiques sont appelées à Evolution des taux interbancaires 0,8 Eonia 0,6 Euribor 3 mois 0,4 0,2 0,0 - 0,2 2014 Juil. Oct. 2015 Les investisseurs prévoient un taux Eonia à – 0,10 % d’ici la fin de l’année. devenir de plus en plus courante. Pour preuve, plusieurs établissements testeraient leurs systèmes d’information afin de s’assurer que ces derniers sont en capacité de traiter des dépôts sanctionnés d’un taux négatif… Ces évolutions récentes ont immédiatement suscité une vague d’inquiétude parmi les trésoriers. «Depuis «Nous continuons à la réunion de la BCE et l’annonce du QE, nous avons percevoir des rendements reçu de nombreux appels de la part de nos clients allant de 0,30 % à 1 % pour entreprises ayant du cash au bilan, témoigne ainsi François Antoine, global liquidity and investnos dépôts bancaires. ment solutions ex ecutive, GTS EMEA, chez Bank Néanmoins, nous sentons of America Merrill Lynch. Ceux-ci sont préoccuque l’appétit des banques pés et soucieux de découvrir les opportunités qui pour attirer des liquidités se présentent à eux dans ce nouveau contexte.» Cependant, ces dernières sont rares, d’autant que s’atténue progressivement.» la grande majorité des sociétés dispose d’une politique de placement particulièrement conservatrice. Frédérique Lacombe, trésorière, Air France Afin de pouvoir bénéfi cier de la faculté offerte par Les dépôts en franc suisse déjà pénalisés ● La décision de la Banque centrale suisse d’abaisser son taux d’intérêt appliqué aux avoirs en comptes de virement à – 0,75 %, le 15 janvier dernier, est lourde d’impact pour les groupes devant placer des liquidités en franc suisse. Alors que les rendements des obligations souveraines helvétiques affichant des maturités comprises entre quelques semaines et 15 ans sont tombés en territoire négatif, les rémunérations offertes par la plupart des OPCVM investis dans des actifs en franc suisse devraient, elles aussi, passer sous le seuil de 0 %. 14 Option Finance n°1303 - Lundi 2 février 2015 ● De leur côté, les dépôts sont d’ores et déjà passés à un rendement négatif puisque les banques suisses appliquent le plus souvent, pour leurs clients institutions financières, une pénalité de – 0,75 %, voire de – 1,50 % en cas de montants élevés. Pour les sociétés non financières, certains établissements suisses et étrangers commencent également à appliquer des taux négatifs. ● En France, certaines banques semblent vouloir préserver leurs clients entreprises. «A la Société Générale, nous privilégions le maintien de taux positifs ou nuls pour les placements des entreprises en euros ou franc suisse, explique Mireille Cuny, responsable mondiale liquidité et solutions d’investissement pour les corporates. Aujourd’hui, le fait de verser une rémunération de 0 % pour ces derniers s’apparente à une pratique généreuse, compte tenu des taux négatifs appliqués par les banques centrales européennes et suisse !» Entreprise & finance Frédérique Lacombe, trésorière chez Air France. Néanmoins, nous sentons que l’appétit des banques pour attirer des dépôts s’atténue progressivement.» De leur côté, les titres émis par des émetteurs tant bancaires que corporates issus des pays périphériques présentent encore un intérêt en termes de coupon, de l’ordre de quelques dizaines de Très peu de titres points de base. Une aubaine dont devraient Des placements en devises étrangères offrent aujourd’hui un chercher à profi ter un grand nombre de mieux rémunérés responsables financiers. Certes, quelques placements considérendement positif à Les sociétés qui devraient moins souffrir rés comme sécurisés restent relativement moins de trois mois. de la baisse des taux sont celles dispoattractifs. C’est notamment le cas des dépôts bancaires assortis d’une prime de fi délité, sant de liquidités dans des devises étrandont bénéficient les grands groupes. «En laissant notre épargne gères. En effet, les taux commencent à remonter dans plusieurs durant des périodes prolongées chez nos partenaires bancaires, pays, comme aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni. Plutôt que nous continuons à percevoir des rendements positifs, allant de d’emprunter localement, certaines banques d’investissement 0,30 % à 1 % selon la durée, avec une liquidité totale, explique cherchent dès lors à attirer de nouveaux dépôts de leurs clients la norme IAS 7 de déduire de leur endettement brut leur trésorerie ou leurs équivalents de trésorier , les groupes sont en effet contraints d’investir dans des produits très liquides et de courte maturité. Or ceux-ci rémunèrent actuellement peu et le phénomène n’est pas près de s’inverser. Questions à… Philippe Messager, président de l’Association française des trésoriers d’entreprise (AFTE) «La meilleure solution consiste encore à avoir de la dette à taux variable. En cas de recul des taux en territoire négatif, le cash investi est certes sanctionné, mais ce coût est compensé par une baisse équivalente des frais financiers.» Les annonces récentes de la Banque centrale européenne se sont déjà traduites par une baisse des taux courts et longs à des niveaux historiquement bas. Comment les trésoriers appréhendent-ils cet environnement ? Ce contexte inédit en zone euro, matérialisé par des taux souverains à 10 ans largement sous le seuil de 1 % tant en France qu’en Allemagne, reflète une conjoncture économique très dégradée, avec un taux d’inflation nul voire négatif, ce dont personne ne peut se réjouir. Le «quantitative easing» annoncé le 22 janvier dernier vise précisément à lutter, s’il en est encore temps, contre le risque de déflation, dont les conséquences seraient dramatiques pour la zone monétaire. Quant à l’appréhension par les trésoriers de cette situation, il y a deux manières de réagir en fonction de la 16 Option Finance n°1303 - Lundi 2 février 2015 de placements varie en fonction du profil financier de leur groupe et du niveau de cash au bilan. Entre autres en raison de la dissymétrie dans la sanction, il n’y a pour un trésorier aucun intérêt à s’exposer en risquant le principal investi. En outre, au plan de l’endettement, la plupart des groupes français communiquent sur la base de la dette nette, agrégat qui est la résultante de la dette brute soustraction faite du «cash/ cash equivalent». Or, comptablement, pour déduire de la dette brute le cash investi, il faut que celui-ci soit placé sur des supports à échéance inférieure à trois mois, parfaitement liquides et vierges de tout risque position de financement structurelle de l’entreprise. Pour celle qui a un programme de perte en capital. Ce qui actuellement d’investissements à financer, les conditions induit un rendement nul. L’ensemble de ces contraintes limite de facto les possid’emprunt sont devenues excessivement attractives, compte tenu du niveau des taux. bilités d’investissement qui s’offrent aux A l’inverse, la société qui doit placer du cash trésoriers. est confrontée à un enjeu délicat : soit protéger son capital moyennant un rendement Que peuvent donc faire les trésoriers pour que leurs placements ne soient nul voire négatif, soit être tentée par des pas pénalisés ? rémunérations attrayantes (dette hybride par exemple), ce qui implique d’être prêt à A défaut de modifier la stratégie de placeperdre tout ou partie de l’investissement. Je ments, pas grand-chose ! Dans le contexte ne connais pas de trésoriers ayant opté pour actuel, la meilleure solution consiste encore à avoir de la dette à taux variable. En cas de la seconde position. recul des taux en territoire négatif, le cash investi est certes sanctionné, mais ce coût Dans ce contexte, assiste-t-on à est compensé par une baisse équivalente un élargissement des marges de manœuvre des trésoriers pour trouver des frais financiers si les contrats de financement ne «floorent» pas le taux de base. du rendement ? Certes, la latitude des trésoriers en matière ■ Entreprise & finance des horizons plus longs, comme les fonds obligataires court terme, explique Arnaud Linard, en charge des relations entreprises chez CPR AM. En l’état actuel du marché, le rendement visé en 20 15 par de tels véhicules s’établit à environ 60 points de base, contre une fourchette de 10 à 30 pb pour les fonds monétaires.» Mais alors que les gérants s’attendent à une ruée vers les fonds obligataires, certains s’inquiètent déjà de l’impact sur les coupons versés par les émetteurs. «Si les encours de ces véhicules augmentent fortement, il faut s’attendre à ce que les Mireille Cuny, responsable émissions des entreprises et des banques soient mondiale liquidité et solutions d’investissement pour les largement sursouscrites, prévient l’un d’eux. Or corporates, Société Générale cela risque de tirer les spreads vers le bas.» De quoi amener les trésoriers à se montrer proactifs. dans ces devises, qu’elles rémunèrent substantiellement. «Sur «Dans le contexte actuel, il va devenir inévitable de mettre à jour trois mois, nous rémunérons à ce jour les dépôts en euros de régulièrement sa politique de placements afin de pouvoir saisir nos clients entreprises 4,5 points de base, alors que le taux versé les meilleures opportunités, avec l’accord de sa direction généatteint près de 30 pb pour des dépôts en dollars», signale Mireille rale», témoigne Romain Talbot. Conscients que ces évolutions Cuny, responsable mondiale liquidité et solutions d’investissevont se traduire par des impacts dans le bilan (endettement net, ment pour les corporates chez Société Générale. Les groupes per- ratios financiers…), les directeurs fi nanciers cherchent actuellecevant des devises moins courantes peuvent également profi ter ment à les mesurer. Pour ce faire, la plupart d’entre eux prévoient de la conjoncture actuelle pour trouver des rémunérations encore de rencontrer prochainement leurs commissaires aux comptes plus substantielles. «En ce concerne des placements en roubles afin d’effectuer des simulations. ■ Arnaud Lefebvre par exemple, nous proposons quasiment 10 % sur du très court terme !», précise un banquier. Alors que les groupes ont eu tendance, depuis le début de la crise, à centraliser leur trésorerie, de telles perspectives tendent à remettre en question cette stratégie. «Nous constatons en effet que des entreprises préfèrent actuellement conserver le cash dans la devise d’origine plutôt de le convertir en euros pour bénéfi cier de rendements plus élevés», constate Mireille Cuny . Une démarche qui ne fait toutefois pas l’unanimité : face au risque ● Profitant de l’émergence de la thématique «responsabilité sociétale des entreprises» de change que cette politique fait peser dans les bilans, de nomau sein des groupes français, les institutions breuses sociétés gérant plusieurs devises n’envisagent en effet financières commencent à lancer des produits pas de procéder de la sorte. «Sur trois mois, nous rémunérons à ce jour les dépôts en euros de nos clients entreprises 4,5 points de base, alors que le taux versé atteint près de 30 pb pour des dépôts en dollars.» Les «placements socialement responsables» sont à la mode Un allongement sensible des durées de placement envisagé Plutôt que de voir leur trésorerie pénalisée, les entreprises commencent à s’adapter à l’environnement actuel en modifi ant leur politique. La plupart des directions fi nancières auraient ainsi intensifié, ces derniers jours, les discussions avec leur management afin d’obtenir un assouplissement des critères de placements. «Dans la mesure où les rendements avec un rating A1/ P1 deviennent positifs au-delà de trois mois, nous réfléchissons à allonger nos maturités de placement sans possibilité de sortie trimestrielle, indique Romain T albot, trésorier international de la société Aptar Group Inc, spécialisée dans les produits cosmétiques, alimentaires et pharmaceutiques. Ce faisant, une partie de nos dépôts pourrait ne plus être assimilable à des équivalents de trésorerie. Néanmoins, la perspective de taux négatifs nous oblige à nous adapter pour faire vivre la notion de couple rendementrisque.» A ce titre, les sociétés de gestion font actuellement l’objet de nombreuses sollicitations. «Davantage d’entreprises nous ont récemment fait part de leur intérêt pour des produits investis sur de placements dédiés. Banque pionnière en France, la Société Générale a ainsi lancé, en août 2014, une offre de «dépôts socialement responsables», dont les liquidités placées sont utilisées pour financer des projets ISR. ● Le mois dernier, c’était au tour de La Française AM d’annoncer la création d’un fonds à la portée caritative. «Avec ce véhicule, baptisé LFP Trésorerie Partage – SOS Sahel, nous nous engageons à reverser la moitié de nos frais de gestion, c’est-àdire 0,06 %, à l’ONG SOS Sahel, témoigne Philippe Lecomte, directeur du développement international France de La Française. Les sommes ainsi reversées serviront à améliorer la sécurité alimentaire et nutritionnelle des populations du cœur de l’Afrique. A travers cette démarche innovante, qui ne coûte rien aux entreprises, nous entendons répondre à l’intérêt manifesté par ces dernières en matière de RSE, qui consiste à amener de la valeur ailleurs que dans la performance.» Le rendement minimal visé par ce fonds monétaire en 2015 s’élève à 20 points de base. Option Finance n°1303 - Lundi 2 février 2015 17