La TragéDie Du roi richarD ii
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La TragéDie Du roi richarD ii
Maison de l'Éducation des Yvelines Mise en scène Jean-Baptiste Sastre Scénographie avec Sarkis Traduction Frédéric Boyer Costumes Domenika Kaesdorf Lumière André Diot Son André Serré La Tragédie du roi Richard II de William Shakespeare MAISON DE L’ÉDUCATION Dossier pédagogique CRDP Académie de Versailles La Tragédie du roi Richard II Introduction Lecture d’image Paolo UCCELLO, la Bataille de San Romano Le diptyque de Wilton Découvrir la pièce Création Festival d’Avignon 2010 Pièce William Shakespeare Mise en scène Jean-Baptiste Sastre Traduction Frédéric Boyer Scénographie avec Sarkis Lumière André Diot Son André Serré Costumes Domenika Kaesdorf L’homme, l’œuvre, le théâtre élisabéthain Qui est William Shakespeare ? La publication des œuvres de Shakespeare Le monde du théâtre élisabéthain Les conditions du théâtre dans les années 1695 Les conventions du théâtre élisabéthain Lecture de la pièce Le contexte de la fiction dramatique Richard II dans l’œuvre de son auteur : la langue ; les chroniques. Les sources de la pièce Le monde tragique de Richard II : le lieu et le temps La tragédie du Pouvoir Le personnage de Richard II Le péché et la Passion de Richard Les personnages masculins : les pères : John de Gaunt, York. Les fils : Bullingbrook, Aumerle les fidèles Les religieux : l’évêque Carlisle Les personnages féminins Ce dossier pédagogique destiné aux professeurs a été réalisé par Danièle Vitry Professeur agrégé de Lettres classiques au lycée Émilie de Breteuil Montigny-le-Bretonneux Janvier 2011 Conclusion Bibliographie Annexes Étude de la composition Tableau de présence des personnages 2 CRDP Académie de Versailles Introduction En 1595 le jeune auteur William Shakespeare fait jouer Richard II. La pièce suit de près Roméo et Juliette mais la tonalité est bien différente : la comédie des premiers actes des amants de Vérone a disparu, de l’amour ne reste que la douleur ; les familles royales s’entre-déchirent comme ne l’ont pas fait Capulet et Montaigu. Le Prince Escalus, qui tentait de donner un ordre à une société violente, cherchait les degrés nécessaires à son bon fonctionnement, il cède la place à un roi en perdition sous nos yeux. C’est cette pièce austère qu’a mis en scène au festival d’Avignon Jean-Baptiste SASTRE sur une traduction nouvelle due à Frédéric BOYER. Que peut dire aujourd’hui à nos élèves cette pièce de la fin du XVIe siècle ? Pour les élèves, qui ne connaissent de l’œuvre de Shakespeare que les scènes émouvantes et sentimentales de Shakespeare in love de John Madden ou la flamboyante version moderniste de Roméo + Juliette de Baz Luhrmann, il est intéressant de casser certaines idées reçues, de rencontrer Shakespeare, un auteur qui met en question le fonctionnement même de la royauté et porte un regard sur la vraie grandeur de l’Homme. L’étude de Richard II permettra également d’entrer dans ce monde lointain du Baroque, porté par toutes les désillusions et les tragédies qui ensanglantent le XVe et le XVIe siècle sur le continent et en Angleterre. L’œuvre se révélera aussi plus proche : elle rejoint les interrogations de notre monde contemporain, partagé entre sens de l’absurde, sensibilité pour la dignité de l’Homme et méfiance à l’égard de l’autorité. Ici, notre travail croise parfaitement celui de Frédéric Boyer et de Jean-Baptiste Sastre, tel que le décrit la note d’intention du spectacle. Les questions qu’aborde la pièce – Qu’est-ce que le pouvoir ? À quoi mène-t-il ? Comment l’exercer ? Peut-on l’exercer autrement qu’en entrant dans une logique implacable ? Que devient ce roi déchu qu’est Richard II, parvenu au bout de l’abandon ? – sont des questions qui traversent notre propre époque et permettront finalement de la comprendre. L’enrichissement de la réflexion se prolongera par la découverte de la voix particulière de la pièce : en effet Richard II fait entrer dans un monde étonnant et contrasté où se mêlent, selon les mots mêmes de la note d’intention, « brutalité, douceur, mélancolie, tendresse ». Portée par la nouvelle traduction de Frédéric Boyer, la pièce se veut « long poème en prose qui s’attache à faire entendre les paradoxes, les jeux de mots, les renversements du langage ». Ces quelques mots suffisent à faire comprendre l’importance de la traduction qui se veut comme le note Frédéric Boyer dans la postface de son édition « pratique d’appropriation qui fabrique de l’inédit ». L’étude qui va suivre se propose d’éclairer certaines des facettes de l’œuvre afin de faciliter l’entrée dans la pièce et de mieux apprécier le travail réalisé en collaboration par Jean-Baptiste Sastre, Frédéric Boyer et le plasticien Sarkis pour porter à la scène la Tragédie du roi Richard II . Lecture d’image Paolo UCCELLO, La Bataille de San Romano. (image liminaire du dossier de la pièce) Le peintre Paolo Uccello est un artiste purement florentin, né et mort dans cette ville en 1397 et 1475. C’est un artiste très divers qui travaille comme orfèvre de 1407 à 1414, puis comme mosaïste à Venise entre 1425 et 1430 à San Marco, il dessine ensuite les vitraux du Dôme de Florence entre 1443 et 1445. Ce peintre passionné par la perspective, 3 CRDP Académie de Versailles que commencent à utiliser en son temps les artistes, est un « poète de la science », il unit dans ses toiles à la rigueur mathématique la puissance suggestive et rythmique de la ligne aux audaces des couleurs et des formes. Relativement marginal en son temps, il a été profondément apprécié au début du XXe siècle : les peintres voient en lui un précurseur des recherches cubistes et surréalistes. Parmi ses réalisations les plus connues : les Épisodes de la Genèse du cloître vert de Santa Maria Novella à Florence (14451450), Le Monument de John Hawkwood de Santa Maria del Fiore et La Chasse nocturne de l’Ashmolean Museum d’Oxford (1468). L’œuvre : son sujet Dans l’Italie du XVe siècle, les cités-états se déchirent dans des luttes fratricides. En 1432, la Bataille de San Romano met aux prises Siennois et Florentins, ces derniers l’emportent et Paolo Uccello réalise entre 1456 et 1460 à la demande des Médicis trois tableaux de grandeur identique pour fêter le condottiere Niccolo Da Tolentino qui avait commandé les troupes florentines. Ces trois panneaux illustrent trois phases de la bataille et ornent le Palais des Médicis, Via Larga, plus précisément la chambre de Piero de Médicis puis de Laurent Le Magnifique. Avec le temps, le souvenir de l’évènement s’efface et la mémoire des tournois du temps demeure. Au XIXe siècle, l’œuvre, méconnue, est dispersée : la première phase du combat « Niccolo Da Tolentino à la tête des Florentins » est vendue à la National Gallery de Londres ; la deuxième phase « Contre-attaque de Micheletto Da Cotignola » passe au Louvre. Seul demeure au Musée des Offices à Florence la troisième phase du combat « Bernardino della Ciarda est désarçonné ». Le troisième panneau du triptyque mesure 3 m 23 sur 1 m 82. L’œuvre : l’analyse Dans une harmonie de tons sombres le peintre oppose deux espaces : le fond lointain, coupé de lignes qui délimitent des champs, terrain d’une chasse animée par quelques animaux et le premier plan, ligne compacte des combattants. Les lignes verticales des lances hérissées soulignent la composition et complètent le large bandeau que forment les palefrois des combattants. La ligne de front semble impénétrable. L’accent est mis sur la violence de l’affrontement. Dans ce combat plein de fougue, les corps des combattants sont arc-boutés pour pourfendre l’autre, les chevaux massifs semblent singulièrement immobiles et compacts. L’ensemble donne une impression d’immobilité concentrée. La composition décline en les différenciant par leurs formes et couleurs tous les états de ces palefrois, cabrés, à la charge, renversés et bientôt piétinés, images qui font penser à des chevaux de manège et offrent toute une variation sur le thème de l’attaque et de la chute. Le peintre peut ainsi tirer parti de toutes ses études de la perspective pour traiter l’effet induit de la violence du choc. Des hommes plus de traces : ce ne sont que cuirasses lourdes et complètes qui recouvrent les corps. Semblables et forcenés, tels sont les guerriers qui s’affrontent dans un duel sans merci. Rivaux et frères ennemis, parfaitement semblables et antagonistes. Tout l’effet de la composition est porté par le coup de lance qui vient désarçonner Bernardino Della Ciarda. L’homme a disparu, seule reste, manière dérisoire de différencier les ennemis, la robe des destriers. Ce combat presque abstrait et mécanique renvoie bien aux luttes fratricides de Bullingbrook et Richard. Le premier désarçonne le second mais ce sera pour mieux succomber plus tard. Rien n’arrête la grande mécanique du pouvoir. 4 CRDP Académie de Versailles Le diptyque de Wilton Ce diptyque exprime la vision théocratique du pouvoir de Richard II N.B. : les images sont disponibles sur Google images et sur l’article de Wikipédia consacré à cette œuvre. Le diptyque, réalisé entre 1395 et 1399 par un maître de nationalité inconnue, a été peint pour le roi Richard. La peinture appartient au courant gothique et a heureusement traversé l’histoire ; depuis 1929 il appartient à la National Gallery. L’œuvre est constituée de deux panneaux de chêne, les panneaux intérieurs en très bon état représentent d’une part le roi Richard agenouillé devant saint Jean-Baptiste, saint Edward le confesseur et saint Edmund le martyr ; la Vierge portant l’Enfant Jésus dans ses bras, entourée d’anges d’autre part. Le roi s’apprête à baiser le pied de l’enfant. Sur les faces extérieures, plus abîmées figurent les armoiries du roi et un cerf, son emblème. Les personnages sont peints avec des couleurs très précieuses, tirées pour les bleus du lapis-lazuli, et du vermillon pour le manteau royal. Les fonds sont travaillés à la feuille d’or. La richesse des matériaux montre l’importance de la politique culturelle de Richard. Les largesses et munificences servent l’expression du pouvoir. L’œuvre a été sans doute commandée par Richard II en 1395 en même temps que son tombeau doré de Westminster, dans lequel il ne sera inhumé qu’en 1413 par Henri V, le fils de Bullingbrook devenu Henri IV. L’œuvre exprime parfaitement la conception politico-mystique du roi, désireux de présenter son image, d’asseoir son pouvoir contre les Lords Appellants, influencé dans sa vision théocratique par les souverains français, en particulier Philippe le Bel et saint Louis. Les chroniqueurs du temps notent en effet que le roi cherche à augmenter l’assise symbolique de son pouvoir. Il impose un protocole à la cour, de longues séances d’hommages où il trône en majesté. Ce désir de contrôler son image fait qu’il est du reste le premier souverain anglais dont on connaisse les traits. Le diptyque permettra de montrer que le roi pense accomplir une mission divine en imposant une forme de monarchie absolue. Dans le diptyque, Richard en tenue d’apparat est présenté à la Vierge et à l’Enfant par trois figures tutélaires et saintes sans doute vénérés par le roi, chacun ayant sa propre chapelle à l’Abbaye de Westminster. Aux côtés de saint JeanBaptiste, sur le fond d’une forêt, Edward le Confesseur et saint Edmund. Le premier est salué comme un thaumaturge dans Macbeth le second est également honoré à Bury St Edmunds où fut élaborée en partie par les barons révoltés la Magna Carta. Ces deux hommes réconcilient en eux les composantes de la société anglaise : les Anglais d’une part honoraient Edmund et les Anglo-Normands Edward. Chacun des saints porte un emblème qui le caractérise : Edmond le Martyr, à gauche, porte la flèche qui l’a tué en 869, Édouard le Confesseur, au centre, porte l’anneau qu’il donna à un pèlerin qui se révéla être Jean. Jean le Baptiste à droite, porte son symbole, l’Agneau de Dieu. La scène évoque l’adoration des mages, jour de l’Épiphanie : Richard prend la place de l’un d’eux. Le roi utilise sa propre date de naissance, le jour de l’Épiphanie 1367 afin de le lier encore davantage au monde divin. Le geste des mages, qu’il reprend à son compte, le fait également entrer dans une représentation toute médiévale du pouvoir. Le roi Richard se prépare à embrasser le pied de l’Enfant Jésus, hommage lige qui appelle en retour la saisine, la remise d’un objet symbolique représentant le fief en cause, ici la bannière tenue par l’un des 5 CRDP Académie de Versailles anges frappée de la croix de Saint-Georges. Le roi confie donc son royaume à la Vierge et à l’Enfant Jésus qui le lui redonnent en garde : le roi est bien donc « l’image de la grandeur de Dieu. C’est son capitaine, son serviteur, son représentant, son élu » comme l’affirme l’évêque Carlisle (IV, 1). Ce lien entre le monde humain et divin transparaît également dans la livrée que portent les anges : on y trouve la reprise du cerf, emblème du roi, d’ailleurs représenté sur la tenue de ses soldats. Le roi représente Dieu et les anges combattent pour lui, comme Richard l’affirme lui-même en III 2 : « Pour chaque homme enrôlé par Bullingbrook (…) Dieu recrute un ange de gloire à la solde de Richard. » Sur un détail découvert à l’occasion d’une récente restauration, conformément à une vieille tradition, l’Angleterre est représentée de manière symbolique. Dans un orbe peint de 1 cm de diamètre au-dessus de la croix de la bannière figure une île verte couronnée d’un château blanc à deux tours entouré d’arbres ; il domine une mer peinte où glisse un bateau voile déployée sur un ciel bleu. Cette Angleterre, c’est la « dot de Marie ». Cette vision nous la retrouvons dans celle de John de Gaunt (II, 1) : « Île sceptre. Terre de majesté. (…) cet autre Éden. À moitié paradis. Citadelle naturelle que s’est bâtie la nature contre les épidémies et les guerres ». Cette Angleterre correspond également à la vision de Richard, terre sacrée que le roi veut préserver de la contagion de la guerre civile, puisqu’il est comptable de la paix devant Dieu. (« Je ne veux pas salir la terre de notre royaume du sang chéri que cette terre a aimé ») Les deux panneaux baignent dans une lumière dorée, tout particulièrement le panneau à la Vierge et l’Enfant. Cette lumière divine, présente, même près du roi, évoque cette omniprésence du soleil dans les propos de Richard. (III, 2 tout particu- lièrement) Les panneaux intérieurs du diptyque expriment donc la vision christologique du pouvoir de Richard. Les panneaux extérieurs le lient à l’Histoire : les blasons et le cerf son emblème, porteur d’un collier de genêts, souvenir de sa famille, les Plantagenêt. L’image du diptyque de Wilton dit donc magistralement ce que Richard voulait communiquer de lui et de sa royauté. Et que Shakespeare exprime en III, 2 : « le souffle des hommes sur cette terre ne peut destituer le représentant élu par le Seigneur ». Découvrir la pièce avant sa représentation L’homme. L’œuvre. Le théâtre élisabéthain QUI EST WILLIAM SHAKESPEARE ? Parler de William Shakespeare, c’est accepter de ne pas tout connaître de son auteur et découvrir progressivement que le mystère le plus intéressant est sans doute celui de son œuvre qui se prête à des interprétations diverses, fascine traducteurs, commentateurs et hommes de théâtre. Ainsi de Richard II, pièce jouée par Jean Vilar l’année même de la création du Festival d’Avignon en 1947 et reprise aujourd’hui cette année devant le Palais des Papes. La vie de Shakespeare, souvent fragmentaire, reste en partie mystérieuse à bien des égards. L’orthographe même de son nom fluctue : le registre paroissial du 26 avril 1564 porte le nom de Shakspere, nom repris par l’auteur sur des documents juridiques non littéraires (testament), cependant la forme Shakespeare apparaît sur tous les textes imprimés du vivant de l’auteur ou après sa mort. Ces différences orthographiques ont alimenté toutes les hypothèses sur l’identité réelle de l’auteur. Il est également difficile de cerner la 6 CRDP Académie de Versailles situation religieuse de la famille de Shakespeare dans le contexte religieux difficile de son époque. Les esprits fluctuent entre l’anglicanisme voulu par Henry VIII, la rénovation catholique vigoureuse de sa fille Mary, puis la volonté affirmée d’Élizabeth de restaurer l’anglicanisme conçu à la fois comme religion d’état, religion nationale et synthèse entre catholicisme et protestantisme. L’œuvre porte la trace de l’esprit évangélique, de la connaissance de la Bible et des sacrements, la vision des prélats de l’Église catholique – hormis dans les pièces situées en Italie, correspond à celle de son époque. Mais des idées de l’homme privé on ne saurait trouver trace. Cette ignorance des convictions personnelles de l’auteur, Henri Suhamy la porte au crédit de son « humilité », vertu principale qui distingue l’homme privé du XVIe siècle de l’artiste romantique. Cette humilité et cette discrétion extérieure permettent peut-être la liberté totale de son œuvre qui évoque tous les sujets possibles mais à une hauteur telle que son auteur échappait à la censure alors même qu’il portait sur le théâtre les tragédies du pouvoir. L’homme Shakespeare appartient à la classe moyenne, tous les membres de la famille sortent de la classe des propriétaires campagnards du Warwickshire, région située à cent cinquante kilomètres au nord de Londres ; ils sont installés à Stratfordsur-Avon et ses environs. Il est né dans une famille cossue de Stratford : son père, d’origine paysanne mais obligé en vertu du strict droit d’aînesse de trouver fortune en ville, devient peaussier et gantier ; sa mère est fille de riches propriétaires terriens ; le petit William est le troisième enfant du couple, le premier des fils à survivre. La carrière du père, John, connaît des hauts et des bas : il exercera les fonctions de maire de Stratford, accédera à la noblesse et recevra en 1596 des armoiries que son fils fera confir- mer mais il fait aussi de mauvaises affaires et laisse des dettes à sa mort. On ne connaît pas vraiment quelle éducation reçut le jeune homme. Il fréquenta sans doute la Grammar school de Stratford, école de grammaire qui incluait la rhétorique. Dans cette époque d’essor de l’humanisme, dynamisé par l’imprimerie, le latin est évidemment une discipline fondamentale. Les professeurs cherchaient à communiquer à leurs élèves le goût des auteurs païens antiques ; Certes Ben Johnson a dit de Shakespeare, dans l’éloge funèbre publié en tête de l’édition complète de 1623, qu’ « il savait peu de latin et pas du tout le grec », mais il faut comprendre le sens de cette formule. Loin de se moquer, Ben Johnson montre que le dramaturge – en dépit de connaissances imparfaites, a su recréer les auteurs anciens et en tirer profit dans ses propres compositions. À dix-huit ans, en novembre 1582, le jeune William épouse Anne Hathaway, une veuve de vingt-six ans chargée de progéniture mais enceinte de lui : elle met au monde six mois après en 1583 leur fille Susanna puis en 1585 des jumeaux, un fils Hammet et une fille Judith. Cependant, pour des raisons inconnues, à vingt-trois ans, le jeune William Shakespeare quitte Stratford et sa famille pour Londres. À Londres, on ne sait pas grand-chose de la vie du jeune Shakespeare mais le pamphlet d’un auteur jaloux, Robert Greene (1558-1592) ancien étudiant de Cambridge, fait allusion à lui en 1592 : il attaque un « factotum », homme à tout faire au théâtre qui se prend pour un auteur, « ébranle la scène », se fait donc en anglais « shake-scene » et obtient du succès, chose impardonnable. C’est que Shakespeare n’a pas étudié dans les universités où les beaux esprits cultivaient de manière approfondie la connaissance des auteurs anciens, persuadés que l’art du théâtre n’était pas un métier de bateleur de foire mais bien d’érudits. 7 CRDP Académie de Versailles À ses débuts, le jeune auteur imite ce qui se fait autour de lui dans ses drames historiques, la trilogie de Henri VI et Le roi Jean. Dans le même temps, Shakespeare est aussi acteur. L’activité poétique peut également avoir précédé son œuvre théâtrale : les textes antiques traduits et parfaitement accessibles nourrissent l’œuvre du jeune auteur qui les a peut-être connus dans les maisons aristocratiques qu’il fréquentait, comme celle de Henry Wriothesley, comte de Southampton, protecteur probable auquel est dédié le recueil de Vénus et Adonis publié en 1593. À partir de 1593, la chronologie factuelle de la vie de Shakespeare prend de la consistance à Londres et à Stratford sans que pour autant notre connaissance de la personnalité de l’homme progresse beaucoup. Le jeune auteur a dédié son recueil de poèmes, il fait publier en 1594 trois pièces Le Viol de Lucrèce, Titus Andronicus et la seconde partie d’Henry VI. Shakespeare appartient désormais à la troupe du Lord Chambellan, The Lord Chamberlain’s Men, dignitaire officiel chargé des fastes de la cour, maître des cérémonies, chef du protocole, organisateur de spectacles et directeur du service de la censure. Les acteurs de la troupe ne recevaient de l’argent royal que quand ils jouaient devant la cour. Ce prestige était néanmoins important et permettait de jouer dans des châteaux, à l’occasion de festivités de mariage, notamment. En 1603, avec l’accession du roi d’Écosse au trône d’Angleterre sous le nom de Jacques 1er, les liens avec la couronne se renforcèrent et les Hommes du Chambellan devinrent les King’s Men. Pour le reste, la troupe constituait une compagnie privée : sans directeur, elle fonctionnait de manière collégiale et les revenus étaient répartis entre les sociétaires selon un système de parts et d’actionnariat. Ce n’est pas comme acteur que Shakespeare s’est rapidement enrichi – il jouait de manière épisodique des rôles secondaires, mais en tant qu’auteur principal de la compagnie. Cet argent lui permit de payer les dettes paternelles et de retrouver une respectabilité confirmée par l’octroi d’un blason en 1596. En 1597 il achète une maison, « New Place », à Stratford, et poursuit par la suite ses investissements, champs et pâturages loués à des fermiers et sources de revenus réguliers. Une partie de l’argent gagné à Londres fut donc investie à Stratford où sa famille continua de demeurer, les autres gains permirent de financer en partie la construction du Théâtre Le Globe, érigé en 1599, en association avec le célèbre acteur Richard Burbage et son frère. La production dramatique de Shakespeare fait de lui l’auteur le plus célèbre de son temps et son activité ne faiblit pas au fil des années. Publications et représentations se succèdent, on joue pièces nouvelles et anciennes qui constituent donc déjà un répertoire. La connaissance de la personne privée reste toujours aussi allusive : il est appelé à témoigner dans un procès en 1612, est poursuivi lui-même pour dettes et perd son fils Hammet en 1596. Les dernières années se passent à Stratford où il s’installe vers les quarante-huit ans, il s’y occupe de ses intérêts, ce qui ne signifie pas qu’il ait renoncé au théâtre : il compose alors sa dernière pièce Henry VIII, pièce peut être écrite en collaboration avec l’auteur John Fletcher (1579-1625). Dès la réouverture des théâtres en 1594 après la « Longue peste », l’auteur monte Les deux gentilshommes de Vérone, Peines d’amour perdues et Roméo et Juliette en 1594-95. À la fin de l’année, « William Kempe, William Shakespeare et Richard Burbage » reçoivent chacun 20 livres pour « plusieurs comédies et interludes » joués à la cour. La carrière du jeune auteur est lancée. 8 CRDP Académie de Versailles Les quinze années suivantes voient naître trente-sept pièces, plus longues chacune que les pièces françaises du XVIIe siècle : la plus courte Macbeth compte deux fois plus de vers que Le Cid, la plus longue Le roi Lear représente quatre heures de spectacle. En 1595-96, il fait paraître anonymement ses premières pièces ainsi que Titus Andronicus, et donne en 1595-96 Richard II, Le Songe d’une nuit d’été, et en 1596-97 Le roi Jean, Le Marchand de Venise, Henri IV. On lui attribue également des poèmes. Riche et célèbre, Shakespeare joue dans les pièces de ses confrères et apparaît dans les siennes. En 1599, il prend avec Richard Burbage la codirection du Globe nouvellement construit. Certaines grandes pièces y seront jouées : Beaucoup de bruit pour rien, Jules César, Comme il vous plaira, La Nuit des rois en 1599-1600, Hamlet, Les Joyeuses Commères de Windsor en 16001601. Au tournant de siècle, la gaieté n’est plus de mise : la reine vieillissante a pour successeur le propre fils de Marie Stuart, sa cousine décapitée, Jacques VI d’Écosse. On craint un retour aux Guerres civiles, des complots se trament. La conjuration du favori de la reine, le comte d’Essex, échoue et il est décapité mais le signal du déclenchement de la conjuration était la représentation de Richard II… Les pièces deviennent plus sombres, comme Troïlus et Cressida en 1601-02, Tout est bien qui finit bien, Mesure pour mesure en 1603-04. À la mort de la reine en 1603, Jacques VI monte sur le trône d’Angleterre sous le nom de Jacques 1er et la Troupe du Chambellan devient la Troupe du roi par décision royale. Shakespeare fait jouer en 1604-1605 Othello et la suivante Le roi Lear, Macbeth. L’auteur a pleinement réussi : il peut acheter 440 livres la charge de fermier général de Stratford, ses filles représentent de beaux partis et il peut prendre des parts dans le théâtre fermé de Blackfriars dans la cité de Londres. Sa production se ralentit après 1606 : il écrit les Sonnets mais ne compose plus qu’une pièce par an : Antoine et Cléopâtre, Coriolan, Timon d’Athènes, Périclès prince de Tyr. Il écrit encore Cymbeline en 1609-1610, Le Conte d’hiver en 1610-1611 et La Tempête en 1612-1613. L’incendie du Globe le 29 juin 1613 lors de la représentation d’Henry VIII explique peut-être l’absence de manuscrits de Shakespeare. Le théâtre est en effet anéanti par l’un des effets de la pièce : des salves tirées sur le plateau pour figurer le siège de Calais : le feu prend au toit de chaume et ravage l’édifice sans dommage pour les spectateurs. Les manuscrits des auteurs achetés par les troupes et archivés dans les théâtres disparaissent. La perte du Globe atteint l’auteur, bien plus présent encore à Stratford par la suite. Il ne participera pas à la nouvelle équipe du Globe reconstruit. Il meurt le 23 avril de 1616 et fait de sa fille Susanna sa principale héritière. La vie de l’auteur a posé problème à certains historiens et critiques. La connaissance de l’individu manque ; à Stratford, on semble ne pas connaître les activités de l’auteur : du coup, certains ont mis en doute depuis le XVIIIe et le XIXe siècle la paternité de Shakespeare dans ses pièces. On se souvient de la boutade de Bernard Shaw : les pièces signées par William Shakespeare n’ont pas été écrites par William Shakespeare mais par quelqu’un qui s’appelait William Shakespeare. Pour certains, il serait le prête-nom d’un véritable auteur désireux de garder l’incognito. On propose des candidats divers : le véritable auteur serait le Comte d’Oxford (1550-1604), pair du royaume, homme d’état assez remuant et poète à ses heures, ou bien encore Francis Bacon, Lord Verulam (1561-1626), juriste, savant, philosophe, essayiste et homme d’état, candidat bien plus conforme au portrait préétabli d’un auteur. On a même 9 CRDP Académie de Versailles pensé à la reine Élizabeth elle-même et à la plupart des pairs du royaume. …. Henri Suhamy dans l’ouvrage qu’il consacre à Shakespeare fait le tour de la querelle et montre que les thèses soutenues sont peu étayées d’arguments : les preuves manquent et le critique parle même de « révisionnisme opiniâtre ». La thèse se fonde avant tout sur l’idée qu’il était impossible à un grand seigneur de s’avouer auteur de pièces et sans doute aussi qu’il était impossible à un homme du commun d’écrire une œuvre de cette qualité. LA PUBLICATION DES ŒUVRES DE SHAKESPEARE Aucun manuscrit ne subsiste aujourd’hui. Les œuvres connues de l’auteur ont été publiées entre 1593 et 1623 et les manuscrits ont probablement disparu après cette date car les éditions postérieures à 1632 sont fondées sur les premières. L’établissement du texte original n’est pas chose facile en fonction des erreurs nombreuses dans la lecture des manuscrits et les travaux d’édition. Dix–sept pièces ont été imprimées du vivant de l’auteur, séparément dans des volumes appelés quartos en raison de leur format. Mais tous les quartos ne sont pas bons : il existait des éditions pirates opérées par certains libraires peu désireux de traiter avec la compagnie propriétaire du texte : des sténographes prenaient comme ils le pouvaient le texte pendant plusieurs représentations, et multipliaient ainsi le risque d’erreurs. Parfois aussi un acteur vendait au libraire son rôle et ce dont il se souvenait de celui de ses partenaires. Dans les bons quartos aussi, les erreurs existent, certaines mentions importantes n’apparaissent pas : on ne trouve pas la liste des personnages, aucune division en actes et scènes, prose et poésie sont imprimés de même manière. La publication des « bons quartos » s’est faite bien après la représentation, à la différence des quartos pirates, réalisés dès la sortie de la pièce. C’est ainsi que Richard II paraît en 1597 puis 1608. En 1623, paraît le Folio, sept ans après la mort de l’auteur. Il présente dans ses 910 pages sur deux colonnes le texte des pièces et s’ouvre par un portrait de l’auteur accompagné d’un dizain de Ben Johnson. Après les dédicaces, les avant-propos, les dithyrambes, on trouve le texte de 36 pièces regroupées en trois groupes, Comédies, Pièces historiques et Tragédies. Dans certains cas, le texte de 1623 reprend les indications des quartos correspondants, erreurs comprises ; dans d’autres cas des différences importantes apparaissent. En 1632, suivra un second folio La date exacte de composition des pièces n’est pas toujours facile à établir. Certaines allusions à des faits historiques fournissent des indices, la date de publication des quartos en donne d’autres, on prend également en compte l’évolution de l’art même de l’auteur QUEL EST LE MONDE DU THÉÂTRE ÉLISABÉTHAIN ? Le drame élisabéthain se développe dans une période brève qui va de 1580 à 1640. Il couvre une partie du règne d’Élizabeth, montée sur le trône en 1558, et se poursuit sous celui de ses successeurs, Jacques 1er puis Charles 1er. Le théâtre va exprimer l’esprit de l’époque. L’unité humaniste entre les valeurs spirituelles et celles de l’action se brise au cours du XVIe siècle. La Réforme, les Guerres de religion, les rivalités économiques entre les puissances, le goût pour le matérialisme accentuent cette rupture et le théâtre va être le lieu où les angoisses contemporaines seront posées devant un public concerné et réactif. Le théâtre est ce lieu de communion entre un auteur et un public pour dire l’âme d’une époque, 10 CRDP Académie de Versailles Le public qui se rend au théâtre est très mêlé : on y trouve les couches les plus populaires mais aussi nobles et bourgeois. La culture populaire du peuple le rend capable d’apprécier et de suivre les pièces de Shakespeare car, pour être ignorant des savoirs savants, le peuple n’est pas dépourvu de culture. Il est formé aux légendes nationales qu’il retrouvera dans certaines pièces ; la connaissance de l’Ancien et du Nouveau Testament, l’habitude de suivre liturgies et, sermons ont développé la capacité à comprendre une intrigue complexe, une œuvre de réflexion dont l’expression est souvent poétique, enfin la langue orale expressive du temps s’accommode bien de la langue shakespearienne. Pendant la période du théâtre élisabéthain l’Angleterre prend conscience de sa grandeur, même si elle fait aussi l’expérience de l’échec. Les ombres des règnes précédents L’Angleterre a été marquée par la longue guerre des Deux Roses, ouverte en 1399 à la succession de Richard II. La famille des Lancastre monte sur le trône mais sa légitimité est contestée par celle des York. Toutes deux peuvent prétendre au titre royal : parmi les sept fils d’Édouard III, après Édouard prince de Galles, figurent John de Gaunt, duc de Lancastre et Edmond, duc d’York. Les deux familles lèvent des troupes et pendant un demi-siècle se combattent. La guerre civile se termine en 1485 mais laisse le pays ruiné et affaibli moralement. Richard II et Richard III plongent dans ces périodes troublées. Le XVIe siècle est marqué par les divisions religieuses : le roi Henri VIII, désireux d’avoir un héritier, entre en conflit avec le pape qui refuse d’annuler son mariage stérile avec Catherine d’Aragon, tante de Charles Quint. La querelle dynastique se double d’une querelle religieuse : afin de pouvoir épouser à sa guise Anne Boleyn, le roi Henry devient en 1534 le chef d’une église nationale anglicane, sorte de protestantisme soumis à l’autorité du souverain. Il peut ainsi saisir des biens ecclésiastiques au profit de la couronne. Il impose sa réforme par la force, fait exécuter en 1535 Thomas More et réprime avec violence toute réaction catholique. À la mort du roi, les luttes religieuses reprennent avec Mary Tudor entre 1553 et 1158 : « Mary la Sanglante » persécute les protestants La grandeur du royaume L’Angleterre s’impose contre l’Espagne avec la défaite de l’Invincible Armada en 1588, l’expansion coloniale de la couronne en est favorisée, la reine assoit son autorité et crée les conditions politiques d’un enrichissement économique. Élizabeth fait donc entrer son pays dans la Renaissance ; l’Angleterre compte désormais davantage dans le concert des nations européennes (c’est l’époque glorieuse de corsaires Drake et Raleigh au service de sa majesté). La souveraine développe le culte de la personne royale par stratégie politique et conviction personnelle. Si le roi est sacré, toute tentative de déstabilisation est considérée comme un crime très grave, non seulement contre le roi mais aussi contre Dieu et l’ordre du monde. De ce fait, la reine n’autorise pas la représentation de Richard II, pièce qui met en scène l’abdication d’un roi puis son exécution, le moment où le corps du roi cesse d’être sacré pour ses anciens sujets. Ce sentiment d’être maître de son propre destin est pourtant nuancé par un sentiment d’échec. Trop de sang a coulé dans l’histoire récente qui a mis à mal les certitudes Une vision sombre du monde Machiavel et la conscience du temps Le Prince a été traduit en français en 1553, en latin en 1560 et son influence est considérable. L’œuvre rejette la vision médiévale, unifiée en Dieu, et lui oppose le cinglant démenti des faits. Reprenant le 11 CRDP Académie de Versailles « Oderint dum metuant » de Néron, l’auteur part du principe que la nature humaine ne tend pas au bien et que le roi a plus besoin d’un vice utile que d’une vertu inutile. L’homme politique sera un homme cynique et ambitieux, sur le modèle de César Borgia, attaché à la mauvaise foi comme principe de gouvernement. De cet amoralisme politique le théâtre se souviendra avec ses personnages de traîtres et d’ambitieux prêts à tout pour le pouvoir. Les auteurs élaborent une vision peu satisfaisante du monde, singulièrement désaccordée. Dans Richard II, le roi se déconsidère par sa justice injuste, la spoliation au profit de ses intérêts, Bullingbrook tombera également, à son corps défendant, dans l’élimination de ses ennemis politiques. L’influence de Sénèque L’auteur latin, connu et étudié, fournit aux auteurs un riche répertoire de sujets tragiques et violents, réalistes, agrémentés de grandes tirades rhétoriques dans le goût latin, portés par des héros surhumains et stoïques. Ce stoïcisme désabusé des vaincus est la réponse tragique à un monde qui se défait et dont le théâtre éprouve les limites. Richard vaincu, emprisonné, ne refuse pas de mourir mais refuse d’en passer par les viles mains d’Exton et « il se met à frapper le gardien ». Son courage devant la mort frappera son assassin qui en exprimera un regret cuisant : « Il avait autant de courage que de sang royal. J’ai gâché les deux » L’esprit baroque Cet esprit est la réponse esthétique à l’idéal en partie manqué de la Renaissance. Le terme portugais « barrocco », qui désigne une perle irrégulière aux formes étranges, s’applique bien à cet art dominé par l’idée de tension, d’irrégularité et de déséquilibre, soucieux d’exprimer toute l’instabilité et le caractère éphémère du monde. Cet esprit convient bien à ce roi Richard II trahi au moment où il croit triompher, réduit à être un « non-roi », un homme dans toute sa faiblesse. Les grandeurs ne durent pas et Henri IV, le Bullingbrook de notre pièce, son successeur, en fera la découverte dans la pièce du même nom. Les survivances médiévales : la pensée analogique L’Angleterre est éloignée du continent par son insularité : elle reçoit moins vite les influences contemporaines et conserve plus longtemps certaines survivances médiévales. La pensée analogique est l’une d’elles : toute atteinte à la hiérarchie dans le drame se répercute dans toutes les sphères de la vie et affecte même le macrocosme Ainsi le capitaine gallois peut-il mentionner, dans la scène 4 de l’acte II, l’accumulation de signes sinistres « annonciateurs de la mort ou de la chute des rois ». Le monde tout entier est désaccordé. QUELLES SONT LES CONDITIONS DU THÉÂTRE DANS LES ANNÉES 1695 ? L’évolution du théâtre : le genre Le théâtre shakespearien est le fruit d’une évolution du théâtre médiéval. Le théâtre élisabéthain dont il fait partie, se développe entre 1572 et 1642, date de la victoire des Puritains et de la suppression des spectacles. il présente dans un dispositif de semi-plein air des comédiens professionnels tous masculins. Au Moyen-Âge, l’Angleterre a connu, comme en France, des Mystères religieux qui représentent la Passion du Christ pour les fidèles au moment de fêtes liturgiques mais aussi des spectacles profanes qui ont la faveur du public et racontent des histoires de la Vieille Angleterre et des moralités. Ces pièces rappellent l’esprit des fabliaux, elles sont jouées par des amateurs dans les périodes de carnaval ou de fêtes corporatives. On y parle de la destinée de l’Homme, entre vice et vertu, péché et grâce, tentation et salut. Ces pièces sont 12 CRDP Académie de Versailles le plus souvent écrites en vers rimés par des membres du clergé ou des écrivains occasionnels, qui restent anonymes. La musique joue un rôle important dans ces spectacles rituels et festifs. À la Renaissance, les universités vont aussi contribuer à la formation d’un répertoire. Le goût des belles-lettres se diffuse et l’humanisme fait découvrir les auteurs anciens, Sénèque pour la tragédie, Plaute et Térence pour la comédie. Les étudiants écrivent en latin d’abord puis en Anglais. Ce théâtre en pleine évolution commence de se développer un peu avant le règne d’Élizabeth, la première véritable comédie du répertoire anglais date en effet de 1552, alors que le règne ne commence qu’en 1558. En revanche, c’est bien sous le règne d’Élizabeth que s’érigent les théâtres, lieux permanents destinés à accueillir le public. L’évolution du théâtre : le lieu scénique et son public La rédaction de textes pour le théâtre précède la construction d’édifices durables. Le lieu théâtral va donc subir une évolution avant d’arriver au modèle du « Globe », par exemple. Au XIVe siècle, les textes, décors et costumes deviennent la propriété de corporations de professionnels. On construit des « Mansions » roulantes, les « pageants », qui portent les différents décors du spectacle (dans les Mystères on avait ainsi l’Enfer, le Paradis…). Ce dispositif itinérant s’installera dans une cour d’auberge, solution plus lucrative, on peut ainsi réunir un public à la fois populaire et fortuné : les uns restent debout devant la scène, les autres louent des chambres à balcon et s’y installent pendant la représentation. L’aubergiste est intéressé à la recette. Par la suite, les troupes ont besoin de la protection d’un grand seigneur et s’installent dans des théâtres fixes construits, circulaires, de semi-plein air, ce à partir des années 1575. Le premier est « The Theater » de James Burbage au nord de Londres. La reine Élisabeth autorise les activités de la troupe par un privilège. Shakespeare jouera là ses premières pièces. Ce théâtre, régulièrement réduit en cendres par les incendies dus aux bougies, sera finalement rebâti en 1694, sur la rive sud de la Tamise, il deviendra le fameux Globe. Une enseigne représentait Hercule portant le Globe terrestre et une inscription affirmait : « Totus mundus agit histrionem » « Le monde tout entier joue le rôle de l’acteur », aphorisme que l’on retrouve dans la pensée et les pièces de Shakespeare : le théâtre reflète le monde, lequel est lui-même un théâtre où chacun joue le rôle qui lui a été attribué par la fortune. D’autres théâtres s’installent en cette fin du XVIe siècle . En 1585, se construisent sur la rive sud « The Swan » et « The Rose » ; en 1694 Burbage construira non loin son nouveau théâtre « The Globe ». 35 pièces de Shakespeare y seront représentées. Ces salles de la rive sud répondent au désir d’éviter la présence dans la City des théâtres, toujours suspects d’immoralité aux yeux des autorités Dans le quartier du port et des matelots, la tolérance est plus grande. Il fallait rentrer en ville avant la fermeture des portes à la tombée de la nuit. Les représentations pour cette raison ont lieu l’après-midi et une grande affluence populaire traverse en barque la Tamise ou emprunte le pont pour se rendre sur le lieu du spectacle. Effectivement le public est très mêlé : ivrognes, filles et voleurs à l’affût au parterre, surnommés « les puants », côtoient belles dames et riches bourgeois. Pour tous, le spectacle est payant et le programme doit faire recette, les prix varient du simple au double, on peut louer un coussin… Le public est très remuant, n’hésite pas à se lever, manifester son plaisir ou son mécontentement. Quand, à la fin des années 1990, on a reconstruit à Lon- 13 CRDP Académie de Versailles dres le « Globe », les acteurs ont dit avoir été déstabilisés par ce théâtre qui n’offrait pas la protection de l’obscurité des salles à l’italienne. Les acteurs aujourd’hui ne peuvent voir le public comme leurs prédécesseurs du XVIe siècle. On joue d’octobre au Mercredi des Cendres, qui marque l’entrée dans le Carême, puis de Pâques à l’été, ensuite la troupe part en tournée dans des formes de théâtre de rue. Les théâtres sont de grosses constructions rondes ou polygonales, le « O en bois » comme le dit le Coryphée dans le Prologue d’Henri V, bien visibles de loin. Un drapeau hissé au faîte annonce l’imminence du spectacle, des trompettes sonnent ; le programme est affiché à la porte. Le dispositif scénique hérité des Pageants installés dans les cours d’auberge fera l’admiration de gens de théâtre comme Louis Jouvet. Il permet la simultanéité des actions et la mise en scène dans trois dimensions différentes, grâce à des aires multiples de jeu. . – L’AVANT-SCÈNE ou PROSCENIUM, une plateforme surélevée, est réservée aux duels, batailles, scènes champêtres, monologues… On jouait sans rideau et sans doute aussi sans décor. – L’ARRIÈRE–SCÈNE est une alcôve fermée par une tenture. Elle permet d’isoler une chambre, lieu de meurtre ou d’adultère, c’est aussi le tombeau de Juliette. Si le rideau est tiré, apparaît le trône royal. – La SCÈNE est comprise entre la courtine de l’arrière-scène et les piliers de l’avantscène, qui soutiennent le balcon. Le BALCON sous son auvent peut figurer le rempart d’un château fort, le balcon de Juliette, la dunette d’un navire. Le dispositif dans sa multiplicité est très inventif et permet des intrigues complexes. Les acteurs peuvent s’interpeller d’un niveau à l’autre et des trappes communiquaient avec le sous-sol, permettant ainsi aux personnages d’apparaître ou de disparaître. Il y eut neuf théâtres de ce genre à Londres, nombre considérable pour une ville de 160 000 habitants. La pièce de Richard II exploite toutes les potentialités du théâtre élisabéthain La troisième scène de l’acte II se sert de l’auvent pour donner corps au château « là-bas, derrière le bosquet », défendu par les fidèles de Richard. Dans l’acte III, à la scène 3 les assiégés fidèles à Richard sont établis dans le château de Flint sous l’auvent, les partisans du banni Bullingbrook campent sur le proscénium. Le plénipotentiaire Northumberland rencontre le roi au balcon mais la rencontre entre les rivaux, Richard et Bullingbrook, a lieu dans la « cour inférieure » et manifeste ainsi scéniquement l’abaissement du roi. Ian Kott note que la pièce s’ouvre sur une scène située dans l’arrière-scène, la salle du trône, pendant la Cour de justice tenue par Richard. Pendant cette scène, le roi prend une décision qui se révélera désastreuse et peine à asseoir son autorité. Le roi semble pris dans le mécanisme fatal de son propre règne. En revanche, une fois détrôné, rendu à sa totale faiblesse, il joue paradoxalement sur le proscénium après la scène de destitution dans l’unique scène de l’acte IV. Richard retrouve conscience et réflexion à la fin de son histoire, une fois dépossédé de sa grandeur sacrée : sa place dans le dispositif scénique le manifeste. LES MÉTIERS DU THÉÂTRE, DÉCORS ET COSTUMES Le souffleur avait une place importante : c’est à grâce à son livre, the prompt-book, que beaucoup de textes ont pu être retrouvés. Il jouait aussi peut-être le rôle de régisseur. En l’absence de metteur en 14 CRDP Académie de Versailles scène, c’est l’auteur qui devait coordonner le travail de tous, sa présence sur la scène explique en partie la pauvreté des indications scéniques. La question des décors et costumes se posait peu : les mêmes costumes resservaient pour des pièces différentes. À défaut de décors, le théâtre possédait accessoires et machines à treuil qui se perfectionnèrent au cours du XVIe siècle ; il y avait même de petits canons, comme ceux qui ravagèrent le Globe lors de l’incendie de 1613 pendant une représentation de Henry VIII. L’emploi des canons avait servi alors non à figurer une scène de bataille, absente de la pièce, mais à accompagner une cérémonie royale. Les troupes étaient exclusivement composées d’hommes et de jeunes garçons dont la voix n’avait pas encore mué : ils étaient préposés aux rôles féminins du fait de l’interdiction pour une femme de jouer. Leur petit nombre dans les troupes explique l’écrasante supériorité des rôles masculins : 140 rôles féminins dans tout le théâtre de Shakespeare pour 900 au total. L’interdiction faite aux femmes venait du désir d’empêcher le déferlement des désirs coupables et collectifs dans une assemblée majoritairement composée d’hommes, comme dans les salles de combats de coqs, par exemple. Ces distributions masculines devaient éloigner encore davantage les représentations du réalisme et apporter une distance, que l’on retrouve également dans le théâtre antique ou médiéval. De plus, un même acteur pouvait jouer plusieurs rôles : le théâtre élisabéthain est donc bien un théâtre de convention. QUELLES SONT LES CONVENTIONS DU THÉÂTRE ÉLISABÉTHAIN ? Shakespeare appartient à la deuxième génération d’auteurs élisabéthains, il est le contemporain d’autres auteurs talentueux, de Thomas Kyd (1558-1594), de Christopher Marlowe (1564-1593) qui a donné un ton très personnel au théâtre, particulièrement avec des héros de la démesure dans les passions, l’ambition ou la cruauté, de Ben Johnson (1572-1637) enfin. Notre auteur reprend les habitudes, les conventions scéniques et la grammaire dramatique de son temps, il réutilise des thèmes déjà traités. Le théâtre élisabéthain fonctionnait en suivant un certain nombre de conventions, admises et attendues du public L’unité de découpage de la pièce est la scène, plutôt assimilable à un tableau, ou à une séquence au sens cinématographique. La scène 3 de l’acte I comporte cinq moments très différents Elle commence par un entretien entre deux hauts personnages afin d’informer sur la situation des champions. La scène se poursuit par l’entrée solennelle du roi et de la cour en cortège, suivis des adversaires. Cette seconde partie de la scène permet la présentation des combattants, le rappel de leurs intentions, l’évocation précise de leur état d’esprit ; de manière très protocolaire s’enchaînent les rituels du duel judiciaire accompagnés des sonneries des trompettes. Mais le roi interrompt le combat en jetant son bâton, la troisième partie présente alors la sentence choisie par Richard, le bannissement des deux hommes et le serment qui leur est imposé. Dans une quatrième partie, la conversation se fait plus personnelle entre Richard, chacun des bannis successivement et le vieux John de Gaunt. Ce mouvement se clôt à la sortie du roi et de sa suite, accompagnée de fanfare. La fin de la scène est constituée des adieux rapides d’Aumerle, favori du roi, et de Bullingbrook puis de ce dernier et de son vieux père. Ce dernier passage est vraiment une conversation privée, personnelle, qui contraste avec le côté « à grand spectacle » des mouvements précédents. L’unité de lieu et de temps existe mais 15 CRDP Académie de Versailles au niveau de la scène seulement, la pièce, elle, peut s’étendre sur plusieurs années, comme c’est le cas dans Richard II. Ainsi, la pièce s’ouvre sur la crise de l’année 1397 qui a vu l’exil de Bullingbrook, nous sommes à l’acte I et à l’acte II. Le banni revient en Angleterre deux ans plus tard en 1399 et débarque au mois de juin, ce qui correspond à la scène 3 de l’acte II. Cet acte contient donc à la fois les événements qui déclenchent la crise et ceux qui conduisent à sa résolution : deux ans passent entre la scène 1 de la spoliation des biens de John de Gaunt au profit de la couronne et la scène 2 où déjà les favoris du roi annoncent à la reine le débarquement du banni. Les événements de l’acte III se situent pendant l’été 1399, le roi revient le 24 juillet d’Irlande dans la scène 2 et dans la scène suivante l’auteur évoque la rencontre du 12 août avec Northumberland avant celle du château de Flint. Enfin les événements de la pièce se poursuivront jusqu’à l’assassinat du roi autour du 14 février 1400. Cette concentration peut paraître invraisemblable, elle permet pourtant d’exprimer avec violence la logique des événements : la violence du roi, véritable abus de pouvoir, entraîne le coup de force en retour de Bullingbrook. Le traitement admis du temps à l’époque élisabéthaine combine donc extrême concentration dramatique et dilatation puisque les événements s’étendent sur des durées qui peuvent être longues. Ce procédé a quelque chose de cinématographique. La composition est marquée par une grande liberté soulignée par une grande brusquerie dans le passage d’une scène à l’autre : on passe d’un temps à l’autre, d’un horizon à un autre. Cela est très net dans les scènes qui font basculer d’un univers masculin à un univers féminin, comme cela est le cas dans les scènes dévolues à la reine, dans le palais d’abord (II, 2 avec les courtisans) et dans le jardin ensuite (III, 4) : bien plus encore que le roi, elle prend la mesure de la catastrophe qui s’approche. On retrouve également cet effet d’amplification quand l’enchaînement des scènes montre les rapides conséquences d’une rébellion galopante : le monde tout entier se détraque. La scène 3 de l’acte II voit la rencontre de Bullingbrook et de ses soutiens, dans la scène suivante, la machine du macrocosme est cassée et les signes inquiétants entraînent la défection du capitaine Gallois, fidèle jusque-là à Richard. D’un côté, l’adhésion mimétique progresse, de l’autre la défection gagne les fidèles, mimétisme dans les deux camps, mais en sens parfaitement opposé. Pareille liberté permet de positionner clairement le théâtre : il n’est pas la réplique servile de la vie, il permet de montrer de manière fulgurante les décisions ou les rencontres fatales. Le théâtre est également un endroit où l’on parle et Shakespeare reprend les techniques de la parole théâtrale héritées de ses prédécesseurs, il en tire parti. À l’acte III, scène 4, la reine en plein désarroi va chercher l’apaisement dans le jardin. Elle a appris dans la scène 2 de l’acte II les défections, la rébellion qui gagne. Elle a déjà été abandonnée par York qui lui demande pardon sans dire vraiment de quoi. Quand nous la retrouvons, à l’acte suivant, elle va apprendre l’étendue de son malheur en surprenant intentionnellement une conversation qui ne lui est pas destinée, celle des jardiniers. La métaphore du jardin appliquée à la situation anglaise va permettre de mettre en perspective les événements politiques. Pour l’auteur, la parole au théâtre peut toujours être surprise et se faire révélation de la vérité. Les jardiniers annoncent le destin de Richard, le mettent en perspective : le destin de l’individu Richard est ramené à la vie futile d’une plante inutile qui sera bientôt arrachée. Le théâtre élisabéthain emploie un 16 CRDP Académie de Versailles certain nombre de types humains, qui ont aussi une utilité fonctionnelle, comme l’amoureux, la nourrice… Dans Richard II, on peut trouver une certaine diversité sociale : la plupart des personnages appartiennent à la noblesse anglaise, mais on trouve cependant le jardinier et son aide, le capitaine gallois, le palefrenier et le gardien de prison : ces personnages sans nom qui les identifie interfèrent cependant avec le drame : ils expriment leurs idées, évoluent au gré des événements et font contrepoint aux « Grands » qui eux agissent et écrivent l’histoire. Certains personnages appartiennent à des types fonctionnels précis : on rencontre à l’acte V l’assassin dévoué au nouveau roi, Exton ; Northumberland est un flatteur arriviste et opportuniste qui sait se placer, lui et son fils. L’auteur saura pourtant individualiser ses personnages : York père et fils sont différents et semblables. Le premier se rallie sans beaucoup d’états d’âme, le second reste fidèle à Richard et se lance dans un complot où il risque de perdre la vie, du fait de l’acharnement de son propre père à le perdre. Ils incarnent donc deux fidélités à deux souverains différents. Dans les deux cas, cette fidélité pousse à demander la mort de l’autre, Aumerle veut tuer Bullingbrook et York le sauver au prix de la mort de son propre fils. Père et fils rivalisent donc de fidélité et se déchirent. Ces deux personnages posent sur le théâtre les dommages collatéraux de la course au pouvoir dans ce besoin terrible de choisir un camp et d’éliminer l’autre. Lecture de la pièce Le contexte de la fiction dramatique Le destin de Richard II : tyrannie et faiblesse L’époque de Richard II la crise de 13971399. La pièce se situe pendant les deux dernières années du règne de Richard II. Ce règne a connu des phases difficiles, la crise des années 1397-99 s’ouvre par la volonté du roi de se débarrasser des grands féodaux turbulents et rebelles auxquels il a déjà été confronté dans le passé. La situation générale est celle de la guerre de Cent Ans Richard II est le petit-fils du roi Édouard III, compétiteur malheureux de la couronne de France en 1328. À ce moment, en l’absence d’héritier capétien direct, les barons français choisissent comme souverain Philippe de Valois, fils d’un frère de Philippe le Bel, et non Édouard III, roi d’Angleterre, fils d’une fille de Philippe le Bel. Édouard doit prêter serment de fidélité pour ses possessions de Guyenne. C’est en raison des Affaires de Guyenne que commença la guerre qui devait prendre le nom de guerre de Cent Ans. Richard II est également fils de ce Prince Noir, Prince de Galles, héritier du trône, héros des premières années de la guerre. Le roi Richard est un roi menacé et qui essaie dans la crise finale de son règne de reconstruire une autorité contestée. Richard monte sur le trône très jeune, âgé de dix ans seulement, après la mort de son père le Prince de Galles (1376), et du roi Édouard III, son grand-père, en 1377. Les membres de la Chambre des Communes au Parlement adoptent cette accession précoce au trône car ils veulent empêcher toute usurpation par les grands féodaux, très proches de la couronne : certains sont petits-enfants d’Édouard III, parmi eux se distingue John de Gaunt, duc de Lancastre, père de Bullingbrook, futur Henri IV. Les premières années du règne sont marquées par de rudes difficultés. L’Europe et l’Angleterre ont été très violemment touchées par la Peste noire qui a sévi pendant les deux années de 13471349 et décima plus de la moitié de la population anglaise. Ces difficultés déjà 17 CRDP Académie de Versailles anciennes vont être relayées par d’autres, dès les débuts du règne. Le jeune roi doit affronter la révolte des paysans en 1381. Cette révolte répond au lourd fardeau des taxes imposées par l’effort de guerre. Les paysans veulent également la fin du servage. Le jeune roi de quatorze ans, réfugié à la Tour de Londres, doit négocier avec des insurgés particulièrement violents. Il emploie clémence et force pour se tirer de la difficulté. Plus difficile encore est la contestation des Lords Appelants dans les années 1387. Les grands féodaux, princes et oncles du roi comme John de Gaunt, duc de Lancastre, ou Thomas de Woodstock, duc de Gloucester, ont de grandes ambitions et n’hésitent pas à contrecarrer la volonté royale : ils poussent à la guerre contre la France, quand le Parlement n’y est pas favorable, s’opposent à la politique fiscale du roi. John de Gaunt a même des prétentions sur le trône d’Espagne. Mais surtout Henry Bullignbrook, duc de Hereford, et Thomas Mowbray, duc de Norfolk s’opposent directement à la politique du roi et de ses amis en 1387. Ils font assassiner les favoris et brisent intégralement le cercle des amis du roi. Ces outrages répétés à son autorité marqueront profondément le jeune roi de vingt ans. Richard doit composer avec ces opposants : c’est ce qu’il fait entre 1389 et 1397, mais il pense à prendre sa revanche. Richard arrive à rétablir l’autorité royale. La politique offensive des Appelants contre la France a échoué ; John de Gaunt, revenu d’Espagne, joue les modérateurs. Le roi gouverne seul, renvoie ses tuteurs en 1389 et dessine une politique de réconciliation avec la France qui aboutit à l’accord de 1396 et au mariage avec Isabelle de Valois. Ces années sont pacifiques. Mais la fin des années 1390, celles de la pièce de Shakespeare, montre une vo- lonté tyrannique de Richard, sans doute désireux d’affermir encore son pouvoir et de se venger des outrages subis dans le passé. Il se débarrasse en 1397 du Duc de Woodstock, son oncle de Gloucester, il fait également condamner certains de ses ennemis. Les biens confisqués passent aux favoris du roi, ainsi récompensés. Cependant la famille de Lancastre, formée par John de Gaunt et son fils Bullingbrook, reste dangereuse. Le roi tire alors parti de la querelle sur laquelle s’ouvre la pièce, querelle ouverte entre Bullingbrook et Mowbray, duc de Norfolk, en décembre 1397. Le roi en profite pour bannir les deux hommes et écarter d’Angleterre deux grands seigneurs potentiellement menaçants. La mort de John de Gaunt en 1399 permet au roi d’aller encore plus loin : il bannit indéfiniment Henry Bullingbrook et le prive de son héritage. Pour autant, la politique du roi ne plaît pas : Richard a conclu en 1396 une trêve avec la France et a épousé une jeune princesse française de six ans, Isabelle de Valois, fille de Charles VI. Cependant, cette suspension des hostilités n’affaiblit pas la pression fiscale car le roi mène une politique de prestige et la cour dépense énormément. La tendance à la monarchie absolue et l’opulence de la cour participent à l’échec final de Richard. L’échec de Richard II : l’année 1399. Les mesures de 1397 ont entraîné l’exil de Bullignbrook mais il revient en Angleterre en juin 1399 et il débarque à Ravenspurn dans le Yorkshire. Son arrivée profite de l’absence du roi, parti en expédition militaire en Irlande mais aussi du ralliement de certains personnages importants : Henry Percy, comte de Northumberland, et Edmond de Langley, duc d’York, pourtant chargé par le roi de veiller sur le royaume. Le retour tardif du roi, le 24 juillet, le place dans une position de faiblesse : il 18 CRDP Académie de Versailles rencontre Northumberland pour négocier le 12 août puis se rend à Henri au château de Flint contre la promesse d’avoir la vie sauve. À son arrivée à Londres, le 1er septembre, il est enfermé à la tour de Londres. Officiellement, Richard abandonne volontairement la couronne à Henri le 29 septembre 1399 et le Parlement accepte sa démission. Henri est couronné roi d’Angleterre le 13 octobre. Le nouveau roi, qui avait promis la vie à Richard, change rapidement d’avis en voyant que certains des anciens amis du roi complotent pour le rétablir. Richard meurt en captivité aux alentours du 14 février 1400. Des doutes planent sur la date et la cause réelle de sa mort. Le corps sera inhumé mais des rumeurs assurant Richard en vie persistent un temps sans gagner un crédit décisif. La dynastie anglaise. Édouard III 1312-1377 et ses sept fils – Son fils Édouard, le Prince de Galles, le « Prince Noir » 1330-1376 – Son petit-fils Richard II 1367-1400 – Ses autres enfants : Isabelle d’Angleterre 1332-1382 Lionel, duc de Clarence 1338-1368 John de Gaunt, duc de Lancaster 13401399 – Son fils Henry Bullingbrook, duc de Hereford, roi Henry IV Edmond, duc d’York 1341-1402 – Son fils Aumerle Thomas Woodstock, duc de Gloucester 1355-1397 assassiné avant le début de la pièce. – Autres fils d’Édouard III non-mentionnés dans la pièce : William de Hatfield William de Windsor RICHARD II DANS L’ŒUVRE DE SON AUTEUR Dans quelle langue écrit Shakespeare ? La langue de Shakespeare est une langue archaïque et qui n’appartient qu’à lui, sa beauté est particulièrement liée à la vocalité théâtrale et crée une sorte de musique. Elle dépend d’une technique, la déclamation versifiée, que la poésie transcende par la sincérité de l’inspiration. La poésie shakespearienne n’ignore pas les vers rimés : l’œuvre dramatique en compte 7 800 contre 68 500 non rimés. La prose compte un peu plus du quart du volume total. Les vers rimés se rencontrent plus dans les comédies que dans les tragédies et leur nombre diminue avec le temps. On les trouve dans les chansons, dans les poèmes récités dans les œuvres, oracles, prologues, situés en dehors de l’action, mais on les trouve aussi dans les dialogues. En ce qui concerne Richard II, l’auteur utilise uniquement le vers (2 644 précisément) à la différence des autres pièces de la tétralogie qui emploient également pour moitié la prose. Sous ses deux formes rimées et non rimée, le vers de Shakespeare est connu sous deux désignations concurrentes : décasyllabe ïambique et pentamètre ïambique. La référence explicite à l’ïambe renvoie à la distinction typique de la langue anglaise entre syllabes faibles inaccentuées et syllabes fortes, accentuées. Le ïambe dans la poésie antique était un mètre ascendant qui faisait se succéder une syllabe faible et une forte, une brève puis une longue. Le décasyllabe ïambique va donc faire se succéder une séquence de dix syllabes où les accents tombent sur les syllabes paires, accentuées. On parlera de pentamètre si l’on envisage le vers à la manière des Anciens et de leur scansion : dans l’Antiquité en effet le ïambe est une cellule musicale organisée ainsi [ u -] soit une voyelle brève (notée u) et une voyelle longue, notée (-). L’ensemble crée une unité musicale qui favorise le tissu sonore. Cette construction très contraignante du vers va obliger les poètes à construire leur pensée 19 CRDP Académie de Versailles en fonction du sens mais aussi en tenant compte de cette scansion. Il est à noter que le ïambe est la cellule fondatrice du pentamètre mais que l’on peut rencontre des pieds de substitution (trochées, spondées à deux syllabes et même des pieds de trois syllabes, amphibraques et anapestes). Pour autant la réalité ne s’accorde pas toujours facilement avec la théorie de la versification en raison des particularités de la langue anglaise. De plus, la pratique de Shakespeare a évolué au fil des ans : l’auteur utilisera de plus en plus les terminaisons dites féminines dans ses vers et pratiquera également davantage l’enjambement avec les années. Pour Henri Suhamy, ces deux caractéristiques trahissent un style de moins en moins déclamatoire, de plus en plus introverti. La langue de Shakespeare appartient à une époque de grande création et de vitalité pour la langue anglaise, comparable à ce qui se passe en France du temps de Rabelais : se côtoient un vocabulaire ancien rescapé du vieil anglais mais aussi des termes à la mode venus de France ou d’Italie et les mots savants vulgarisés par les humanistes. L’auteur exploite également les capacités de création de mots nouveaux de la langue anglaise : il crée ainsi le fameux « King unkinged » de Richard II et multiplie les jeux de mots. En réalité toutes les potentialités du langage, toutes les figures de la rhétorique connues et répertoriées depuis l’antiquité apparaissent dans son œuvre, jamais de manière gratuite, même si cela peut paraître parfois obscur à force de concentration. Le travail sur la langue est si important qu’il est forcément au cœur de toute traduction et nous y reviendrons plus en détail plus avant, en parlant du travail de Frédéric Boyer traducteur de Shakespeare dans Richard II. « Les chroniques » dans l’œuvre de Shakespeare. Les caractéristiques de Richard II Les auteurs élisabéthains ont beaucoup aimé porter l’histoire nationale sur scène. Certaines de ces pièces sont appelées Pageant plays, pièces en forme de cortèges ou de parades : l’accent est mis sur la somptuosité des reconstitutions, notamment quand le spectacle évoque les rites de la monarchie, célébrations de la personne sacrée du monarque. D’autres pièces se nomment plus modestement Chronicle plays, pièces en forme de chroniques qui reviennent sur des moments bien réels de l’histoire, en particulier de l’histoire d’Angleterre. Les auteurs cherchent à proposer au public un véritable livre d’histoire, en plus vivant grâce à l’incarnation théâtrale. Les pièces instruisent mais aussi séduisent par les sentiments qu’elles suscitent et le plaisir esthétique qu’elles procurent. Elles touchent un très large public puisque le théâtre, comme nous l’avons vu, est un des lieux, avec l’Église, qui rassemble toutes les couches de la société du temps. Shakespeare ne fait pas exception à la règle, il accorde lui aussi une place prépondérante à l’Histoire – antique ou anglaise – dans ses pièces : près de la moitié d’entre elles ont un sujet historique. Dans ce contexte, Richard II est l’une des huit pièces groupées en deux tétralogies consacrées par l’auteur à l’histoire nationale anglaise entre 1398 et 1485, de la fin du règne de Richard II à l’avènement d’Henry VII Tudor. Dans l’ordre chronologique, les pièces se suivent ainsi : Richard II, Henry IV (en deux parties), Henry V, Henry VI (en trois parties), Richard III. C’est du reste dans cet ordre chronologique des faits que sont présentées les pièces dans la grande édition de 1623. L’ordre de la composition bouleversait en effet l’ordre chronologique des règnes : l’auteur a commencé par les trois parties d’Henry VI et Richard III, ce que l’on nomme la première tétralogie ; 20 CRDP Académie de Versailles il a poursuivi ensuite par des œuvres qui remontent dans l’ordre des règnes, ce sont dans l’ordre Richard II, Henry IV en deux parties, et Henry V. Ces huit pièces forment le groupe des English histories pour les distinguer des pièces romaines, par exemple. Toutes les pièces portent comme titre le nom d’un monarque mais dans chacune, c’est l’Angleterre qui est aussi l’héroïne du drame, la réflexion politique est également omniprésente. L’auteur aborde son sujet avec une grande liberté de pensée, même si certains ingrédients se retrouvent de pièce en pièce : le pouvoir royal est contesté, le désordre ne cessera que pour peu de temps, le nouvel ordre sera aussi menacé que le précédent et l’histoire n’a pas de fin. Quelles sont les sources de la pièce ? L’auteur se sert essentiellement de deux sources médiévales Les Chroniques de Froissart et celles d’Holinshed. Il respecte généralement les faits et informations qu’il trouve dans ces deux sources mais infléchit parfois certaines données. La vision du personnage de John de Gaunt est quelque peu modifiée : présentée dans la Chronique d’Holinshed comme un fauteur de troubles rapace, il devient dans la pièce un personnage plein de sagesse et de patriotisme, fidèle au roi et à la conception du monarque de droit divin. Pour lui la condamnation du roi appartient à Dieu seul. Ainsi il dit à la Duchesse de Gloucester en I, 2 : « (…) je suis contraint de remettre ce jugement à la volonté du Ciel. C’est lui, quand les temps seront mûrs, qui fera s’abattre sur la tête des coupables la pluie brûlante de la vengeance. » Et plus loin dans la même scène : « Lui-même décida d’assassiner Gloucester. Il a eu tort, la vengeance appartient alors au Ciel. Comment oserais-je, moi, défier son représentant ? » De la même façon, Shakespeare fait de York un homme réticent à se rallier à Bullingbrook, il condamne cette rébellion contre le roi légitime et déclare, en II, 2 : « Les nobles ont fui. Le peuple glacial se révoltera, j’en ai peur, en faveur de Hereford ». Il ajoute un peu plus bas : « Je ne sais plus quoi faire. » On le sent dépassé par les événements. Tout est devenu absurde. Plus rien n’est à sa place. Shakespeare donc insiste sur la légitimité du roi, sur le caractère sacré de sa monarchie et la condamnation de la rébellion qui se met en place. Pourtant, dans le même temps, l’auteur ajoute des détails qui insistent sur le mauvais gouvernement exercé par Richard. Ainsi dès la fin de l’acte I, apparaît clairement le vrai motif du bannissement de Bullingbrook : la jalousie. Dans la scène 4, Richard veut tout connaître des adieux de son rival, il exprime aussi sa rancœur : « Bushy et moi avons bien observé son manège avec le peuple. Comment il a su toucher le cœur du peuple par ses façons humbles et familières. » La pièce insiste également sur les actes de mauvais gouvernement du roi : York révèle, en II 1, l’influence des modes venues d’Italie, les « contrats pourris » qui font la honte de l’Angleterre ; la scène 4 de l’acte I évoque la triste situation économique du royaume : « Les coffres sont vides : trop de courtisans, trop de largesses. Je dois engager des terres de mon royaume pour engager l’argent nécessaire. » Non content d’être égaré par ses passions, la jalousie, Richard mène une politique dispendieuse qui ruine le royaume et le rend incapable de financer convenablement sa guerre en Irlande. Shakespeare ajoute également la condamnation par York et Gaunt du gouvernement de Richard. York insiste sur l’entêtement du roi : « Il n’écoute aucun conseil. » Gaunt prophétise : « Vaine vanité. Cormoran glouton qui ayant tout avalé finit par faire de lui-même sa proie. » 21 CRDP Académie de Versailles L’auteur insiste particulièrement sur deux aspects moins présents dans les chroniques : le caractère sacré et légitime de cette royauté si mal exercée. La présentation de Richard dans la pièce le montre dépourvu des qualités prônées par Machiavel dans Le Prince. Au chapitre X en effet, l’auteur rappelle : « Toutes les fois que le prince aura pourvu d’une manière vigoureuse à la défense de sa capitale, et aura su gagner, par les autres actes de son gouvernement, l’affection de ses sujets, ainsi que je l’ai dit et que je le dirai encore, on ne l’attaquera qu’avec une grande circonspection ; car les hommes, en général, n’aiment point les entreprises qui présentent de grandes difficultés ; et il y en a sans doute beaucoup à attaquer un prince dont la ville est dans un état de défense respectable, et qui n’est point haï de ses sujets ». Ainsi Shakespeare travaille sur ses sources historiques : son respect général ne l’empêche nullement d’ajouter deux idées essentielles et de donner à un personnage totalement absent de la chronique, le Jardinier, le sens moral de la pièce. Le roi a manqué à sa tâche, il n’a pas su veiller en bon jardinier au jardin de l’Angleterre. « Une fois par an nous saignons l’écorce, la peau des arbres fruitiers. Trop de sève, trop de sang, trop de richesses peuvent nous étouffer. Le roi aurait réservé le même traitement aux grands de ce monde, ils auraient vécu pour porter les fruits de leur dévouement que lui aurait goûtés ». LE MONDE TRAGIQUE DE RICHARD II Réalisme et abstraction : l’espace et le temps pris par la guerre Les personnages sont sans cesse en mouvement dans la pièce. Les didascalies sont peu soucieuses de pittoresque mais elles respectent les faits historiques et dessinent une véritable géographie. La scène du duel judiciaire (I,3) se passe à Coventry et l’on retrouve Bullingbrook rappelé par lui-même de son exil dans le pays de Galles dans le Gloucestershire en II 3. Si le banni part puis revient d’exil, le roi également quitte l’Angleterre pour l’Irlande et y revient ; il se trouve au château de Barkloughly, à l’acte III, scène 2, quand son rival campe à Bristol à la scène précédente. La guerre entre les deux compétiteurs se livre dans le Pays de Galles où se trouve le château de Flint : c’est dans la « cour intérieure » de ce château que Richard rencontre Bullingbrook en III, 3. L’oscillation tragique fait passer sans cesse du camp de l’un à celui de l’autre. C’est l’espace scénique tout entier qui est la proie de la guerre. Les déplacements permettent de dessiner une sorte de ballet tragique qui culmine dans la rencontre de l’acte III : à ce moment précis, les trajectoires s’inversent. Richard descend vers sa perte fatale quand Henry s’impose. Les déplacements guerriers du pays de Galles cessent ensuite et la pièce se concentre à Londres, lieu du pouvoir d’Henry et de la déposition de Richard. C’est au centre politique du royaume que se joue la destitution de l’acte IV : Richard n’est plus le « centre » politique de son peuple, il est dépouillé de sa royauté sacrée, même s’il reste au centre des préoccupations de l’auteur dans la mesure où il approfondit son sentiment d’existence. L’acte V reprend apparemment sur le mode mineur le tournoiement du complot : les déplacements très brefs entre les scènes 1 et 2 sont comme une coursepoursuite entre York et son fils Aumerle : le premier accuse son fils rebelle qui demande le pardon du nouveau roi. De nouveau recommence la lutte des rivaux, lutte démultipliée, concentrée puisqu’elle se joue dans la même famille. Les scènes 4 et 5 de l’acte V nous éloignent une nouvelle fois de Londres 22 CRDP Académie de Versailles afin de montrer la difficulté d’exercer le pouvoir. Henry tâchait bien de se tenir en dehors de la culpabilité meurtrière - n’a-til pas pardonné à Aumerle ? En réalité ses intentions coupables et sanguinaires ont été comprises et exaucées par Exton, l’assassin. La scène s’éloigne de Londres pour se transporter au Château de Pomfret dans le Yorkshire, lieu apprécié du père d’Henry, John de Gaunt, ironie ultime. C’est dans cette forteresse que meurt Richard, loin de Londres, au centre même de sa vie, roi de ses douleurs. Tous ces lieux et ces déplacements sont purement masculins, cours de justice, séance au Parlement, rencontres de conjurés, scènes de camp : le pouvoir est définitivement affaire d’hommes. Richard II compte peu de personnages féminins. Le jardin est cependant le lieu où nous rencontrons la reine à l’acte III, scène4. Mais ce lieu n’est plus le « locus amœnus » médiéval : la reine le remplit de ses plaintes et surtout y découvre la vérité en surprenant la conversation des jardiniers. Le lieu de l’amour a disparu, seule reste la douleur. Dès lors la pauvre reine ne fera plus que passer, elle s’accroche comme elle le peut à son mari qui la renvoie au moment des adieux, pauvres adieux du couple royal dans « une rue conduisant à la tour ». Lieu et moment se lient dans ce moment de grande douleur : « Ne retardons plus follement notre séparation » conclut finalement Richard. Il ne reste plus qu’à aller au bout du malheur. Temps et mythe de la destruction et de la passion dans la pièce. Bizarrement, alors que le texte prévoit les lieux du conflit et de la descente au nadir de Richard, les dates manquent. L’auteur retient les phases essentielles de cette lutte à mort entre Richard et Henry, multiplie les ellipses, fait se bousculer la scène du jugement de Richard, roi apparemment épris de justice et celle du soupçon tyrannique (I 3 et 4), complète le tableau dès le début de l’acte suivant avec l’abus de pouvoir royal et la confiscation des biens de Lancastre. Ces scènes s’enchaînent dans une temporalité concentrée qui met l’accent sur la violence du pouvoir et la rapidité de la rébellion qui en est la conséquence. Sitôt parti en exil, Henry Bullingbrook revient et s’empare du pouvoir. Cette rapidité dans l’enchaînement des actions dit la violence des désirs, l’impatience des personnages à prendre ou conserver le pouvoir. La pièce est une longue journée violente dont toutes les phases se succèdent à un rythme haletant : l’issue ne peut être que fatale. Bizarrement, une seule date est clairement indiquée, c’est celle du duel judiciaire. La décision de Richard le fixe « à Coventry, le jour de la saint Lambert ». Cette date dit bien l’écart entre le monde de la Grâce et celui de Richard II. Saint Lambert, évêque de Maestricht mort en 620, fut sous deux rois différents, Childéric puis Pépin, la victime des envieux et de leurs complots. À chaque occasion, il se montre un modèle de patience, endure l’exil sans murmure et finalement la mort reçue dans la prière. Cette date voulue par Richard sonne comme un conseil qui ne sera pas entendu : les ambitieux ne sont pas patients et se servent quand on leur fait tort. Le patronage du saint conviendra-t-il mieux à Richard ? Pas davantage, puisqu’à l’heure suprême le roi déchu se bat et essaie d’atteindre son adversaire (IV 5). Il meurt en roi, désireux de se battre et son assassin lui rendra hommage : « Il avait autant de courage que de sang royal. J’ai gâché les deux » Si les dates manquent, les références aux saisons abondent dans la pièce. Richard bannit son cousin « pour deux fois cinq étés et leurs moissons » (I, 3) puis change de saison quand il raccourcit l’exil : « seulement six hivers glacés ». Ce pouvoir ne donne pour autant pas au roi la maîtrise du temps, comme le fait remarquer John 23 CRDP Académie de Versailles de Gaunt. Richard est simplement associé au pouvoir destructeur du temps. De plus, la pièce joue avec l’écoulement du temps. Au début de la pièce, Richard est un roi jeune, comme le signale York à son frère en II, 1 (« Le roi. Il est jeune. Sois tendre avec lui. »). Pourtant, la pièce est marquée par une sorte de vieillissement accéléré de Richard. Dès la captation des biens de John, les barons mécontents parlent de lui comme d’un homme fini et vieux, en fin de règne : « Il n’a pas fait de guerres. Mais à coups de compromis minables, il a englouti tout ce que ses ancêtres avaient gagné en se battant » (…) « Roi dégénéré ». De Richard, on parle comme d’un homme à bout de souffle. Quand il revient d’Irlande, « un jour trop tard », (III, 2), dans ses propos mêmes, la mort pointe : « Comment ne pas paraître blanc et mort ? » dit-il à Aumerle inquiet, en III, 2. Dans le même temps en sens opposé, Bullingbrook est marqué par une jeunesse et une vie qui manquent à Richard. Cette métamorphose allégorique du roi et de son rival exploite le thème du temps pour illustrer la courbe ascendante de l’un, descendante de l’autre. L’auteur emploiera les figures mythologiques de Phaëton et d’Apollon pour les illustrer en III, 3 : « Phaëton scintillant, c’est moi. » Dans la même scène, le thème de la jeunesse a disparu, le temps qui convient à Richard, c’est celui des funérailles : « Je veux choisir mes exécuteurs testamentaires. Je veux dire mes dernières volontés. Mais non, inutile ». Le jeu mythique avec le temps crée une sorte de mythologie : la fin de règne de Richard s’accompagne de tous les phénomènes d’un monde qui se désagrège : les catastrophes naturelles se multiplient, « Jour d’orage hors de saison. Les rivières d’argent ont inondé leurs berges » (III, 2), et l’ordre social se défait (femmes, vieillards, enfants et bedeaux même se rebellent, recréant ainsi ce temps de misrule que connaissait l’Angleterre entre Noël et l’Épiphanie, monde renversé où les enfants pouvaient commander et où ici le roi devient un non-roi rejeté de ses sujets). Le roi est ce roi des saturnales que l’on s’apprête à sacrifier afin de repartir cycliquement sur d’autres bases, dans une jeunesse renouvelée. La pièce s’ouvre sur la jeunesse festive et inconsciente de Richard mais la figure royale se défait et le roi des saturnales est sacrifié tandis qu’une autre figure royale monte sur le trône. Mais la pièce entre en résonance également avec une autre temporalité : celle de la Passion du Christ dont Richard va connaître certaines des stations. À plusieurs passages de la pièce, Richard établit le lien entre la Passion du Christ et sa propre situation : en III 2, il compare Bagot, Grenne et Bushy à Judas ; dans la grande scène de l’acte IV, devant Bullingbrook et les seigneurs réunis pour orchestrer son couronnement à l’envers, sa dépossession, il rappelle les saluts hypocrites de ses « amis » dans le passé « comme Judas devant le Christ » ; puis il applique la comparaison avec Pilate à ses juges « Ah, comme Pilate, certains d’entre vous s’en lavent les mains ». Dans cette scène, le roi est obligé de supporter les moqueries de Northumberland, une sorte de torture morale, il devient ce roi nu devant tous les autres, ses bourreaux, perd son visage, dans la scène du miroir brisé. La scène des outrages sera suivie du cortège infamant dans les rues de Londres, rappelant la montée au Golgotha : Richard y rencontre son épouse, comme Jésus les femmes, et est abreuvé « d’ordures et d’excréments » V, 2. La pièce organise donc une temporalité d’une grande complexité entre jeunesse et vieillesse, violence galopante, conception cyclique du pouvoir et vision christique. Ces dimensions, liées à l’imaginaire baroque, montrent l’extrême faiblesse du pouvoir, et se retrouveront dans d’autres pièces, comme Le roi Lear, mais aussi comme Roméo et Juliette entre fête de la jeunesse et de l’amour et tragique cortège final des funérailles. 24 CRDP Académie de Versailles Annexe Les comtés d’Angleterre 1. Bedfordshire 21. Lincolnshire 2. Berkshire 22. Middlesex 3. Buckinghamshire 23. Norfolk 4. Cambridgeshire 24. Northamptonshire 5. Cheshire (County of Chester) * 25. Northumberland 6. Cornwall 26. Nottinghamshire 7. Cumberland 27. Oxfordshire 8. Derbyshire 28. Rutland 9. Devon 29. Shropshire (County of Salop) 10. Dorset 30. Somerset Bristol à la frontière entre Gloucestshire 11. Durham (County Durham) * et Somerset, l’armée de Bullingbrook y campe en III,1 12. Essex 31. Staffordshire 13. Gloucestershire retour du Banni Bullingbrook en II 3 32. Suffolk 14. Hampshire † 33. Surrey 15. Herefordshire 34. Sussex 16. Hertfordshire 35. Warwickshire lieu du jugement initial en I, 3 17. Huntingdonshire 36. Westmorland 18. Kent 37. Wiltshire 19. Lancashire (County of Lancaster) 38. Worcestershire 20.*Leicestershire 39. Yorkshire lieu de l’assassinat de Richard en V 5 Scènes situées à Londres : La mort de John de Gaunt à Ely House II, 1 La destitution de Richard par le Parlement en IV, 1 25 CRDP Académie de Versailles RICHARD II , LA TRAGÉDIE DU POUVOIR La pièce s’inscrit dans tout un ensemble de chroniques historiques consacrées au pouvoir royal. Elle permet une représentation des rites du pouvoir et nous fait participer en direct à son exercice dans quatre scènes bien différentes . Les deux premières scènes sont à l’initiative de Richard, les deux suivantes sont marquées par son progressif retrait. I, 1, La cour de justice Elle commence par une déclaration liminaire de Richard, la présentation des deux partis et de leurs insultes alternées, les défis. Ensuite, seulement viennent les accusations réclamées par Richard. La scène se poursuit par les encouragements de Richard à Mowbray puis les dénégations de celui-ci. Le roi s’engage personnellement en demandant la fin de la querelle et le pardon mais essuie les refus des deux seigneurs et fixe finalement la date de l’ordalie. I, 3, L’ordalie et le bannissement L’ordalie débute par les questions du Lord Marshall à Aumerle sur les préparatifs des champions, ils sont ensuite solennellement interrogés et déclinent leur identité et leurs griefs, l’accusé puis le plaignant. Devant le roi, les champions s’expriment et le lord Marshall engage le combat dans les formes. La suspension d’armes suit le geste du roi de jeter à bas son « bâton » et, après un moment consacré au conseil, intervient la décision de bannissement annoncée aux parties avec serment devant le roi d’obéir. L’envoi des plénipotentiaires, III Bullingbrook tient conseil de guerre devant le château où s’est replié le roi et y envoie Northumberland porteur d’un message. De loin, il observe la rencontre entre le roi et son envoyé, la scène nous fait assister ensuite, après les réflexions dé- senchantées de Richard, à l’entrevue entre les deux rivaux. La séance au Parlement et l’abdication, IV, 1 Elle commence par un moment de vérité mais aussi de désaccord puisque les affirmations sont contradictoires. Bagot, ancien favori de Richard, accuse en effet Aumerle : responsable de la mort de Gloucester il s’est réjoui du bannissement de Bullingbrook. Ainsi se reproduit la scène liminaire de la pièce puisqu’Aumerle demande immédiatement le duel judiciaire afin de répondre aux outrages. Des cartels sont ensuite lancés contre lui par d’autres lords ralliés, seul Surrey se range à ses côtés. Toute vérité s’avérera finalement impossible à établir : la mort de Norfolk empêche toute révélation fiable. Elle se poursuit par l’opposition de l’évêque de Carlisle. Opposé à l’usurpation pour des raisons théologiques, il expose avec courage sa vision mais se heurte aux motivations purement politiques d’un Northumberland qui viole la dignité épiscopale en le faisant arrêter pour haute trahison. Le troisième moment de la scène est constitué de l’abdication proprement dite. Shakespeare reprend un geste du sacre mais le renverse. La couronne posée sur la tête du roi pendant le sacre est ici donnée par Richard à son cousin et passe de main en main. L’ancien roi se voit ensuite contraint d’accepter une forme de procès en lisant les accusations portées contre lui et qui sont autant de légitimations de l’usurpation. Les derniers échanges sont le premier reniement de Bullingbrook : il jure d’accorder sa demande à Richard mais transforme son désir de départ loin de la cour en enfermement. Les quatre actes du pouvoir sont donc très liés à l’exercice de la justice. Il s’agit d’abord de justice rendue par le roi dans une affaire de trahison, le roi se veut alors 26 CRDP Académie de Versailles arbitre à l’acte I. La décision apparaîtra injuste. La justice peut aussi s’entendre autrement : les sujets mettent leur monarque en accusation et rendent illégitime un roi légitime ; le banni entre en rébellion à l’acte III et lance son ultimatum au roi ; à l’acte IV, les accusations lancées contre le fidèle Aumerle servent à légitimer l’usurpation et les paroles de Carlisle n’empêcheront rien, le procès du roi peut alors se tenir, il est finalement condamné. Le parcours est donc complet : le roi d’arbitre est devenu accusé, coupable condamné ; la couronne a changé de main et le monde a changé d’ère puisque la conception théocratique du roi comptable devant Dieu seul a volé en éclats. Le roi est « couronné » non-roi, « unkinged ». Le moment de la crise initiale. Les ombres du pouvoir. Envie et mimétisme La pièce porte sur scène la crise du pouvoir. L’un de ses aspects est conjoncturel, l’autre s’est construit dans la durée. Le règne des favoris Le roi Richard est entouré de favoris et règne sur une cour dont il mesurera trop tard le caractère profondément hypocrite : « Je me souviens encore des faveurs de ces hommes. Ils étaient à moi, non ? ils me criaient bien : Salut à toi ? » (IV, 1) Ces favoris accompagnent toujours Richard à l’acte I, ce sont Bushy, Greene et Bagot, mais aussi Aumerle. Le roi leur fait jouer le rôle d’espions : Aumerle témoigne ainsi des adieux entre Bullingbrook et son père. Les favoris orientent également la politique royale et Greene lance Richard dans la guerre d’Irlande : « Le voilà parti. (…) aux insurgés d’Irlande maintenant ». Ils semblent disposer d’une réelle autorité dans leurs conseils et c’est cette influence que veut briser le vieux John de Gaunt dans la première scène de l’acte II. Flatté par ses favoris, le roi ne supporte aucune contradiction : les « explosions de rage et (…) flambées de violence » le caractérisent ; Gaunt n’en a cure au moment de mourir, il veut bien courir le risque d’affronter cette arrogance. Ce règne des favoris est en réalité lié à une situation tragique qui condamne le pouvoir. Un exercice contestable du pouvoir, expression de la crise morale qui affecte l’Angleterre. John de Gaunt la révèle dans sa dernière grande scène . Cette crise est liée à un exercice contestable du pouvoir qui défigure le pays. Le texte oppose en effet les termes qui faisaient de l’île, dans un passé mythique et sacré, un monde clos, fermé, une « citadelle », un « autre Éden », jardin de Paradis, « monde en miniature », terre sacrée dans sa vocation à se mettre par sa chevalerie « au service du Christ ». Le texte reprend alors certains des accents de L’Apocalyspe de Jean pour évoquer la Jérusalem céleste sur le modèle de laquelle paraît conçue cette Angleterre sans tache et rayonnante. Ce monde voué à l’idéal chevaleresque chrétien est sauvé de la « jalousie des terres moins heureuses », et il fait le « bonheur de cette race d’hommes ». La vision sacrée pourtant s’écroule, elle n’est plus qu’une référence à un passé défunt. La vision théologique rejoint en effet la critique politique : le roi présent n’est pas celui qui peut faire de l’Angleterre ce « Royal pays des rois ». Le vieil homme met alors en cause le principe du mal : l’envie, le désir de richesses qui conduit à violer la justice pour s’accaparer le bien d’autrui. Il évoque les « contrats pourris (…) parchemins souillés d’encre ».Tout cela est véridique : car nous avons entendu les amis du roi et Richard lui-même. Dans la scène 4 de l’acte I, ce dernier a reconnu cyniquement : « Les coffres sont vides : trop de courtisans, trop de largesses. » Il a proposé un « programme détestable » : « engager des terres de mon royaume pour trouver de l’argent », « signer des ordres de 27 CRDP Académie de Versailles paiement en blanc » et, en dernier ressort, emploie l’exaction caractérisée en prenant l’argent chez les riches sujets du royaume. Ce programme, il le mettra en pratique à la mort de John de Gaunt en s’appropriant la succession des Lancastre, grâce à l’exil de l’hériter. Ce culte de l’envie, ce désir mimétique défigure le pays et le condamne. « Le désir boulimique nous étrangle », il menace de détruire le royaume. Et John le révélera sans ménagement à son roi, en condamnant également le règne des « mille flatteurs » attentifs eux aussi à servir leurs désirs personnels : « Tu as fait de ton pays pas moins que ton lit de mort sur lequel tu es couché, atteint dans ta propre gloire. » Mais afin que le tableau soit complet, la crise qui couve va trouver à s’incarner de manière manifeste dans l’affaire Bullingbrook. La crise conjoncturelle : les accusations de Bullingbrook. Shakespeare choisit comme point de départ de la pièce un moment de crise lié à l’absence de justice : le duc de Gloucester a été assassiné et son meurtre n’a pas été puni. Les proches sont tenus au devoir de vengeance mais n’ont pas agi par loyalisme envers la condition sacrée du roi, par peur aussi. Le meurtre est scandaleux mais John de Gaunt n’ose pas agir car « l’assassin était le représentant de Dieu, et son élu. Sacré à ses yeux. Lui-même décida d’assassiner Gloucester ». Le vieil homme s’en remet au ciel et à son fils qui ose porter la querelle devant le roi en accusant Thomas Mowbray de trahison envers son roi et d’implication dans la mort de Gloucester. Faute de pouvoir s’en prendre directement au roi, Bullingbrook entre dans la surenchère verbale avec Mowbray et demande l’ordalie pour faire triompher le Droit. La situation du roi apparaît comme difficile : il ne veut pas du duel judiciaire. La situation et très dangereuse pour lui ; la victoire de Bullingbrook contre Mowbray ferait peser la suspicion sur sa propre responsabilité, il préfère dès lors incriminer la violence inacceptable des nobles toujours prêts à en découdre. Richard se présente comme le sage désireux d’apaiser les tensions : « Il faut vider cette passion sans verser une goutte de sang. Je ne suis pas pourtant médecin, mais c’est ma façon à moi de vous soigner. » Il est le lion qui « dompte les léopards » (I, 1). Il prêche hypocritement le pardon des offenses et l’amnésie : « Cher oncle, qu’on efface tout. » Dans la suite, il refuse l’ordalie qu’il avait pourtant acceptée et rend un verdict étonnant : l’exil pour les deux hommes, de durée différente. Cette justice apparaît injuste : l’exil frappe les deux ennemis, différencie les peines, semble donner raison à Bullingbrook en n’imposant qu’un exil temporaire au lieu de l’exil perpétuel infligé à Mowbray. Cela semble une demi-justice : le roi a sacrifié Mowbray sans vouloir vraiment donner raison au plaignant. C’est que l’occasion est belle de se débarrasser d’un cousin bien gênant. Dans cette affaire, la justice n’a en fait été qu’une parodie et l’arbitraire l’a emporté. C’est que le roi est agité par des passions bien humaines, la plus terrible pourrait bien être encore l’envie. Seule l’envie permet de comprendre pourquoi Richard, qui a autorisé le combat, l’interdit subitement. En effet, Bullingbrook a manifesté le bonheur d’une âme pure de toute culpabilité, il incarne de ce fait un reproche vivant et insupportable pour Richard : « Je vais à la mort et n’en suis pas malade. Je me sens fort et jeune, et gai. Ah ! je respire. » (I, 3) Il invoque avec piété son père au nom duquel il combat, il vit alors une forme de plénitude qui fait bien de l’ombrage à un souverain susceptible. La suspension d’armes est finalement non un acte de justice mais un acte despotique qui frustre les consciences d’un combat qu’elles désiraient, et surtout qui 28 CRDP Académie de Versailles enlève toute occasion à Bullingbrook de faire la preuve de sa valeur. Sous couvert de paix civile (« Je veux éviter la haine du spectacle terrible d’une guerre civile entre voisins qui se labourent le ventre à coups d’épée »), Richard reprend la main, évite l’étude du cas de Gloucester et finira par manifester sa rivalité envieuse dans la scène 4 ; il voulait à toute force se débarrasser d’un personnage influent, aimé du peuple, préféré sans doute des petites gens et dépeint par ses courtisans-espions : « Bushy et moi avons bien observé son manège avec le peuple. Comment il a su toucher le peuple par ses façons humbles et familières. Allant jusqu’à saluer respectueusement des esclaves. » Le « désir boulimique » de pouvoir rend le roi sourd à toute réflexion. Il ne peut ni ne veut entendre les très sévères reproches de son oncle de Gaunt (II,1) et la seule règle politique est la fuite en avant : c’est la captation sans états d’âme de l’héritage des Lancastre. Dès lors la position de Bullingbrook change vis-à-vis de Richard : il était au départ le contradicteur de Mowbray, il devient ensuite le rival de Richard lui-même dans deux causes, l’une – privée – retrouver son patrimoine saisi indûment : « Je suis venu chercher ce nom de [Lancaster] en Angleterre et je veux t’entendre dire ce titre avant de répondre »… « C’est moi en personne qui réclame l’héritage qui m’appartient » ; l’autre cause, publique, fait de lui le champion de la justice face à un pouvoir corrompu : dans la même scène 3 de l’acte II, Bullingbrook invite finalement son oncle York à l’accompagner à Bristol : « Viens avec nous au château de Bristol tenu par Bushy, Bagot et leurs complices. Parasites de la nation que j’ai juré d’éliminer et d’arracher. » Richard II propose une vision du pouvoir Les deux trajectoires La pièce propose deux trajectoires royales inversées, de l’acte I à l’acte V, Richard II descend progressivement toutes les marches de ce que Ian Kott nomme le « grand escalier » du pouvoir. Acteur de l’histoire à l’acte I par ses décisions de justice, bourreau de son cousin de Hereford, il finit broyé par le « mécanisme » du pouvoir et en devient la victime, assassiné dans ce même château de Pomfret où Richard III assassinera lui aussi. L’acte IV fait de lui ce roi – non-roi –, ce « king unkinged », néologisme de Shakespeare pour parler de celui qui est dépossédé de sa royauté sans cesser d’être roi. À l’inverse, Henry de Hereford, Lord Bullingbrook, de la famille de Lancastre, commence victime du pouvoir, exilé pour six ans, pour s’élever finalement à la dignité royale et recommencer ainsi un cycle, celui du périlleux et criminel exercice du pouvoir. La pièce se construit donc sur une structure simple : le souverain légitime est haï de ses anciens soutiens en raison de ses injustices, son désir d’autorité ne fait que renforcer la haine des opposants. Le duc exilé revient pour défendre son bon droit et, le droit violé, les opposants du roi se rallient à lui. Mais la prise du pouvoir reproduit la situation initiale : le nouveau pouvoir lui aussi criminel mécontente, suscite des révoltes, des complots comme celui d’Aumerle, de Carlisle et de l’abbé de Westminster (IV, 1) né dès l’annonce du couronnement de Bullingbrook. À la fin de l’acte V, les jeux sont déjà faits, les fruits du nouveau règne sont pourris : Richard est assassiné et six têtes coupées sont « expédiées » à Londres par les serviteurs zélés du nouveau souverain, Northumberland et Fitzwater. (V, 6). Les opposants sont sacrifiés à la sécurité du nouveau monarque. Les deux trajectoires sont en définitive la même histoire réécrite pour deux hommes différents à quelques années de distance. Rien ne change et c’est peut être aussi 29 CRDP Académie de Versailles pour cela que la chronologie est si floue : Shakespeare nous plonge dans la « nuit noire et impénétrable de l’histoire », comme le note Ian Kott. D’une pièce à l’autre s’écrit la même histoire tragique portée par des Henry, Richard, Édouard, Northumberland, Gloucester. Seuls les numéros des rois changent. Dans la pièce s’effondre devant les yeux des spectateurs la vision médiévale du roi Le roi sacré La pièce commence dans la lumière du roi sacré en plein exercice de ce pouvoir de Justice dont il est dépositaire. Le roi a le juste orgueil de son pouvoir et se sent capable de démêler l’écheveau des accusations contradictoires « Eh bien ! Appelle-les devant moi. Face à face. Confrontation. Je les écouterai parler librement, accusateur et accusé ». Les seigneurs multiplient les paroles d’allégeance et protestations d’amour, à ce moment paroles sincères et flatteries. Cet amour est lié à une vision cosmique du roi, centre du bonheur, objet des souhaits qui permettront à l’harmonie sacrée de durer : « Ah ! Toujours plus de bonheur pour toi chaque jour. Bonheur sur terre à rendre le Ciel jaloux et ta couronne immortelle » renchérit Mowbray. Le pouvoir immortel du roi renvoie à une conception sacrée du temps : le roi participe du temps sacré, distinct du temps historique et contingent. John de Gaunt permet de mieux comprendre cet idéal dans la scène 1 de l’acte II quand il évoque ce monde mythique de stabilité et de protection, centré et rayonnant qu’est l’Angleterre fidèle à son Dieu sous la conduite d’un roi « image de Dieu ». Afin de dire ce pouvoir salvateur et unificateur, pont entre les hommes et Dieu, la métaphore du soleil apparaît plusieurs fois dans la pièce : en III, 3, Bullingbrook découvre Richard en haut des murailles du château « Richard en personne apparaît. Soleil rouge irrité à la porte rougeoyante de l’orient », et Richard partage cette vision, Ainsi le roi est-il l’élu de Dieu et l’évêque Carlisle en rappelle la conception dans la grande scène 1 de l’acte IV. « Le roi est l’image de la grandeur de Dieu. C’est son capitaine, son représentant, son élu. Il est sacré, couronné, établi depuis si longtemps ». Cette conception repose sur l’idée d’un choix de Dieu qui s’implique dans l’histoire d’un peuple et incarne sa présence dans le corps d’un homme. Le roi Richard « image de la grandeur de Dieu » est un révélateur. L’acte qui consacre, c’est précisément le sacre qui a donné au roi et à son propre corps une dimension transcendante. Pendant la cérémonie du sacre, le roi a reçu « l’onction sacrée », « le sceptre », symbole de son autorité, il a reçu également l’onction dont Richard dira : « Toute l’eau de la mer déchaînée ne pourrait laver l’huile de l’onction du roi ». Cette conception médiévale du corps sacré du roi, l’évêque la rappelle dans sa tirade solennelle. Il affirme le caractère impossible de toute usurpation, en définitive un sacrilège, met en garde contre les tragédies qu’engendrerait cette rupture de l’Ordre qui réconcilie Dieu et les Hommes dans la personne du roi. La parole se fait alors prophétique : « Couronnez-le et je vous annonce. Le sang anglais servira de fumier. Acte fou. Écoutez déjà gémir le futur. » L’évêque en appelle à l’action de Dieu lui-même qu’il apostrophe : « Dieu. Tu dois empêcher qu’un pays chrétien se montre si noir, si haineux, si obscène. » Pourtant la pièce de Richard II est l’histoire d’une usurpation légitimée, d’une longue fuite en avant qui tue l’idée de la monarchie médiévale. La crise de la pièce est justement celle où « un roi sacré est réduit à cacher sa tête » et si Bullingbrook emploie bien pour parler de Richard la métaphore du so- 30 CRDP Académie de Versailles leil c’est pour envisager son coucher dans la querelle mimétique et cosmique qui les oppose : « Soleil rouge irrité à la porte rougeoyante de l’Orient. L’ombre jalouse des nuages va effacer son éclat ; salir sa trace brillante en direction de l’Occident. » Dans l’espace, les éléments rivaux se font bien la guerre et pour Richard la course va inéluctablement vers l’ouest, le déclin. La pièce montre comment l’idée théologique médiévale s’efface peu à peu. Le rejet sera, comme toute chose, mimétique, désir de changement, sentiment partagé et validé par l’usage, ainsi que le faisait remarquer John de Gaunt : il parlait des flatteurs et des modes, mais l’idée de la royauté est une pensée dont les personnages se déprennent sous nos yeux. « Le monde s’entiche d’une bêtise, on s’empresse de rapporter le bruit qu’elle fait. C’est rien mais c’est nouveau. Et c’est ce qui compte ». Tout commence par les récriminations des lords indignés par le sort de l’un d’entre eux et dans lesquelles il faut voir la peur de subir le même sort. Sourd aux remontrances de son oncle York, Richard persiste dans son désir de « prendre [la] vaisselle, ses biens, [l’] argent et [les] terres » de son oncle défunt (II, 1). Le roi parti, les langues se libèrent encouragées par Northumberland, témoin de la mort du vieux John. À la condamnation expresse de la décision s’ajoute une peur personnelle : aucune famille n’est à l’abri de la convoitise royale alimentée par les flatteurs : Northumberland évoque « leur haine pour dénoncer n’importe qui d’entre nous et le roi engagera des poursuites contre nous, nos vies, nos enfants et nos biens ». La répétition des personnels et possessifs de première personne montre bien cette méfiance vive à l’encontre du pouvoir. Les soutiens du roi se sont déjà désolidarisés de lui. L’usurpation est désormais en marche, elle existe dans les cœurs, elle paraît dans le vocabulaire de Northumberland dès le départ insultant pour autoriser mieux la révolte. Les premiers ralliés rivalisent dans ce domaine : le roi fait « des compromis minables » pour Northumberland, pour Willoughby « c’est un homme fini », Northumberland en rajoute en le traitant de « roi dégénéré ». Ce crescendo de haine permet de passer à la phase suivante : la révélation par Northumberland du retour du grand banni. La scène montre bien comment se met en place l’oscillation violente entre le roi et ses lords : la guerre est en cours, le royaume désaccordé, le désamour a remplacé l’harmonie. Le désamour envers Richard s’accompagne de déclaration d’amour envers son rival et futur successeur : c’est chose faite dans la scène 3 de l’acte II, Northumberland s’y emploie et aussi le jeune Percy, son fils, avec beaucoup de fraîcheur. Désormais le camp et choisi, la menace de l’exaction royale s’éloigne et Bullingbrook s’engage et aliène l’avenir : « Le pauvre ne paie qu’avec des mercis ; Et tant que je n’aurai rien d’autre, je vous paierai largement avec. » Afin de donner des gages au nouveau champion que les lords se sont choisis, Northumberland s’emploie à dépouiller Richard de tous ses titres, il parle de lui comme d’un criminel « Richard cache sa tête pas loin d’ici », (III, 3). Dans sa rencontre avec lui, il omet délibérément les marques de respect, fait attendre l’agenouillement ; la « crainte sacrée » due au roi a disparu. Enfin, dans la grande scène de l’acte IV, le même Northumberland se montrera acharné à traiter le roi en criminel, insistant afin qu’il reconnaisse ses crimes, sans la moindre humanité. La monarchie médiévale avait donc doublement vécu : attentif à son intérêt, jaloux et concupiscent, le roi avait visiblement trahi l’idéal qui faisait de lui le représentant de Dieu parmi les hommes. Mais ses sujets ne valent pas mieux. Le trio des barons révoltés Northumberland 31 CRDP Académie de Versailles Ross et Willoughby, comme le trio maléfique de Bagot, Bushy et Greene, affligés des mêmes tares, sont prêts à tuer pour les bonnes grâces d’un souverain, pour défendre leurs biens. Tous ont sacrifié au Dieu de l’Utile, autrement dit de l’Argent et du Pouvoir. Tous sont bien les fils de leur époque, ceux pour lesquels Machiavel écrivait Le Prince. Et du reste, John de Gaunt ne parlait-il pas des modes pernicieuses venues d’Italie : « Ces modes qui nous viennent de la belle Italie et que notre nation à la traîne se met à singer. Imitation boiteuse et lamentable ». Décidément dans le domaine des idées, la monarchie médiévale n’est plus de mode et dans la scène 1 de l’acte IV celui qui la défendra, l’évêque de Carlisle, sera tout bonnement considéré comme coupable de haute trahison quand il signale le risque de violence infernale qu’induirait la déposition de Richard. Cependant, afin d’éviter le sacrilège, Bullingbrook fera tout pour transformer la déposition en abdication volontaire, recueillant le consentement du roi transformant la mesure en acte légitime ; il demande à Richard : « Mais acceptestu d’abdiquer la couronne ? » On voit bien que l’acte n’est pas le même pour Bullingbrook et ceux qui le soutiennent : le duc de Lancastre tient à fonder une nouvelle dynastie et veut reprendre à son compte l’idée dynastique dont ses alliés se sont visiblement affranchis : les lords peuvent apparemment faire et défaire les rois… Le pacte social et politique sur lequel reprend la royauté est donc passablement bancal et désaccordé. En définitive la pièce fait découvrir l’extrême difficulté dans l’exercice du pouvoir. Bullingbrook hérite de toutes les difficultés dès son investiture, il l’avoue à son rival défait dans un moment d’abandon et de communion avant que, de nouveau, tout les sépare : « Tu me donnes une part de tes angoisses avec ta couronne. » Dès ce moment, son étoile pâlit même quand le « non-roi Richard » appelle sur lui « soleil soleil des années durant ». Le sang des amis de Richard a coulé, lui-même ira en prison à cause de la défiance de Bullingbrook, incapable de croire que son cousin veuille honorer sa parole : « Je m’en irai pour ne plus jamais te déranger. » Les hommes ne semblent capables de reproduire que leur propre violence, ils projettent leurs craintes sur autrui, habitués qu’ils sont à ces relations depuis leur plus jeune âge. la réponse de Bullingbrook « Emportez-le à la tour » montre bien l’image qu’il se fait du pouvoir. La justice ne sert qu’à asseoir sa propre sécurité et chosifie l’autre jusqu’à le tuer, sans en avoir l’air, en en donnant l’idée à un serviteur zélé. Ainsi la boucle est-elle bouclée : aucun roi n’échappe à la culpabilité. Dans la querelle des doubles mimétiques a disparu la Justice, seule reste la Force légitimée au profit des intérêts des plus puissants. Dans ce drame du pouvoir aux accents métaphysiques, il est juste de parler dans les derniers vers de Caïn, meurtrier d’Abel et père des premières Villes, donc de la Civilisation. Le meurtrier est assimilé à Caïn : « Avec Caïn va errer dans les ombres de la nuit » ; le roi criminel n’a plus qu’à dire sa souffrance, sincère, et qu’à expier devant Dieu, dans l’incapacité de tout homme de sortir de ses contradictions et conditionnements. « Je vais partir en Terre Sainte pour laver mes mains coupables de tout ce sang ; suivez-moi tristement. Honorez mon deuil. Pleurez en suivant ce cercueil prématuré. » Ce départ dit le désir de trouver enfin le centre, cette pleine réalité de l’être qu’est le contact avec la Terre Sainte, ce centre du monde chrétien. Ce contact se fera dans un pèlerinage de deuil et de repentir. Le roi, devant les contradictions du pouvoir et les errements humains, est voué à la nostalgie, il ne peut que chercher l’amour qu’il se sent déjà totalement 32 CRDP Académie de Versailles impuissant à donner à ses peuples. Il rejoint dans ce dénouement le parcours qui semble avoir été celui de Thomas Mowbray lui aussi parti combattre pour Jésus Christ et mort dans la terre du repos, l’Italie, dans la « terre aimante de ce beau pays, il a donné son âme au Christ, capitaine dont il a si souvent défendu les couleurs ». La réflexion sur le pouvoir conduit finalement à la mise en question, et presque en accusation, de celui-ci. La monarchie absolue de Richard était illusion, la royauté de Bullingbrook, appuyée sur les barons paraît instable et violente. Même si leur pouvoir semble contrecarrer l’absolutisme, la violence des barons est là. Les deux systèmes sont finalement renvoyés dos à dos. Le roi Richard Un roi jeune dans la lumière du pouvoir le roi Richard est monté sur le trône à l’âge de dix ans ; au moment de la crise de 1497-1499, il est, à 31 ans, encore jeune et la pièce conserve certains aspects de cette jeunesse. Richard aime les plaisirs : sa cour lui coûte cher, « trop de courtisans, trop de largesses » confie-t-il à Green en I, 4. Cette cour l’accompagne sur le théâtre, elle compte ses fidèles amis, son oncle York, Aumerle, le fils de celui-ci, Bushy, Greene et Bagot, Scroope, également, d’autres nobles et la reine. Roi jeune, il va d’une activité à l’autre et accueille avec ardeur la perspective de la guerre proche : « Je vais en personne mener cette guerre. (…) Je pars immédiatement pour l’Irlande » lance-t-il dans la dernière scène de l’acte. Il voit donc dans la guerre un divertissement royal, une occasion d’aventures qu’il accueille avec plaisir mais aussi sans particulière réflexion. Ce roi jeune est aussi un roi amoureux. Richard est le roi d’une très jeune reine. On a peine à croire que Shakespeare ait respecté son âge réel, dix ans à peine. En fait, il s’agit ici d’un jeune couple royal qui va sous peu être séparé. « Viens ma reine. Nous devons demain nous séparer. Sois gaie. Il nous reste si peu de temps. » La séparation sous le signe de la précipitation est pour le roi appel au plaisir. Richard connaît également deux caractéristiques de la jeunesse : confiance excessive et besoin d’être conseillé. En effet, il semble agir poussé par ses amis, en particulier Greene qui le lance dans l’aventure irlandaise, il ne manque pas non plus d’assurance, notamment dans la première scène de l’acte I, où il parle avec autorité à son oncle John de Gaunt, prend au sérieux les devoirs de sa charge, annonce à l’avance sa manière d’agir, respectueuse du droit : « Je les entendrai parler librement accusateur et accusé. » Pourtant dans son comportement envers les lords, il semble ne pas avoir une complète mesure des rapports humains. En effet, il ironise sans tact sur les révélations de Bullingbrook en parlant de sa « dernière accusation fracassante » et de sa « détermination impressionnante » et ne semble pas voir à quel point est naïf son rêve de réconciliation après les insultes échangées entre Mowbray et Bullingbrook. C’est que peut-être l’attitude de roi attentif n’est qu’une façade : il dévalorise la cause de Bullingbrook et laisse paraître une forme de parti pris en faveur de Thomas Mowbray. Il multiplie les assurances données à l’accusé et révèle aussi son orgueil : « Sur l’effroi de mon sceptre, je promets que même étant si proche de mon sang sacré, jamais il ne sera privilégié ni ne me fera oublier mon inflexible droiture, mon intégrité. » Cet orgueil, on le voit, prend sa source dans la conception théologique du roi : il se veut expression absolue de la justice, immuable et inflexible comme la divinité. Ces qualités, il croit les posséder. De cette conception il 33 CRDP Académie de Versailles use comme héritier sans s’être réellement sans doute penché sur elle, sur les devoirs profonds qu’elle crée. Il est le propriétaire d’une vision qui, mal gérée, ne lui sera d’aucun secours au temps de l’épreuve. Pour le moment, le jugement rendu à l’acte I manquera de courage : condamner Mowbray à l’exil à vie semble donner raison dans la querelle à son accusateur : en condamnant également Bullingbrook il abaisse son jugement et le rend incompréhensible, ou plutôt il révèle ce qu’il en fait : une arme contre les Lancastre. Centré sur lui-même et pénétré de l’importance de sa personne, Richard en effet connaît l’envie et tombe dans un travers qui lui sera fatal : le cynisme né du sentiment qu’il peut prendre toutes les décisions, même les plus arbitraires. Il se satisfait pleinement de cet exil qui l’a débarrassé de Bullingbrook en qui il voyait un dangereux rival, un « souverain des cœurs » gênant. De même, informé à la fin de la scène 4 de l’acte I de la maladie du vieux John de Gaunt, il quitte rapidement le théâtre avec une parfaite inhumanité. Déjà il voit tout le parti à tirer de ce décès annoncé : « Ses coffres bien remplis offriront des manteaux à nos soldats en Irlande. » Cette brutalité, nous la retrouverons à l’œuvre face à John à l’acte suivant. Cette absence de réflexion politique inquiète, le roi semble ne pas mesurer où il va. Gêné et offusqué des cinglantes accusations du vieux John, il réagit en retour avec même agressivité : « Et meurent les vieux et les amers » puis emploie le sarcasme et l’ironie, révélant lui-même ses propres sentiments envers les Lancastre : « Tu as raison. Il m’aime comme Hereford. Et moi aussi je les aime tous les deux. » Aucune parole de compassion à l’annonce du décès et tout de suite après les décisions qui tombent, brutales : « En conséquence je réquisitionne la vaisselle, l’argent, les rentes et les meubles qui appartenaient à mon oncle John. » On pense presque aux divagations d’un Ubu. Le sens du langage échappe au roi qui en fait un usage désastreux. Finalement quelle image de ce jeune roi ? Impétueux, sûr de lui et très fragile, pressé, centré avant tout sur lui-même et la conscience de son importance, il aborde les autres et la vie comme une fuite en avant irréfléchie, et il se conduit en tyran par ses décisions arbitraires. Le temps de l’épreuve Elle commence dès la scène 2 de l’acte II puisque les soutiens du roi s’effondrent : la reine a de sombres pressentiments ; York des états d’âme et les trois favoris, informés de la haine qui monte dans le royaume, courent s’enfermer chacun dans un château, sûrs d’une chose : « Le seul petit service que la meute cruelle du peuple voudra bien nous rendre sera de nous déchiqueter tous. » Quand nous retrouvons Richard sur le théâtre, le vent a tourné : York est rallié ; Northumberland et ses amis sont d’actifs soutiens pour Bullingbrook revenu d’exil ; Bushy et Green ont été « apportés » devant leur vainqueur (III, 1) et sont allés vers leur fin. C’est dans la scène 2 de l’acte III que pour la dernière fois Richard exprime sa vision théophanique de la royauté juste avant le basculement. Ce moment va être le passage de l’Illusion à la réalité. Dans le premier mouvement de la scène Richard entonne l’hymne de sa hiérogamie avec la Terre d’Angleterre. Mère-Époux, il retrouve sa terre : « Je suis une mère trop longtemps privée de son enfant.(….) Je te retrouve ma terre. Je te caresse de mes mains royales. Terre douceur. Ne te donne pas à mon ennemi. Ne donne pas tes plaisirs à son désir rapace. » Mais les imprécations de Richard, qui appellent les forces de la Terre à combattre pour lui contre son ennemi, semblent celles d’un fou : « Non, ne 34 CRDP Académie de Versailles riez pas : cette terre va s’animer. On verra ces pierres devenir des soldats armés pour empêcher leur roi de tomber sous les coups tordus de la rébellion. » Le roi reste dans une vision surnaturelle que ses proches ne partagent plus : Aumerle, lui, parle de troupes et d’armées bien plus concrètes quand Richard parle de lutte cosmique et théophanique : « Pour chaque homme enrôlé par Bullingbrook (…) Dieu recrute un ange de gloire à la solde de Richard. (…) Le ciel est du côté du droit. » Mais le plus grand effondrement est celui qui se produit dans la conscience du roi lui-même. Redire son credo de roi sacré ne peut contenir le doute qui vient ; sa pâleur extrême devant Salisbury porteur de mauvaises nouvelles signe la défaite de la pensée. Le basculement du roi se fait dans une seule scène, dans un temps d’une grande brièveté : l’apparente confiance se brise, l’orgueil reçoit l’épreuve des faits : il apprend la désaffection des troupes au profit de l’ennemi ; le ralliement à la guerre civile des êtres les plus faibles de la société, signe de la désaffection totale de la population à la couronne (de vieux barbons ont armé leur petit crâne chauve contre toi. Des gamins efféminés essayent de faire la grosse voix… Jeunes et vieux se rebellent » III, 2) ; la « paix » des favoris, ou plutôt leur mort à Bristol. Le rival Bullingbrook l’a emporté dans les cœurs et l’avenir promis à Richard est celui du bouc émissaire dont on se débarrasse dans une parfaite et violente unanimité : « La colère de Bullingbrook déborde et recouvre ton pays épouvanté de l’éclat tranchant de l’acier. (…) jeunes et vieux se rebellent. Et pire encore… imposible de dire à quel point. » Le dernier mouvement de la scène est celui dans lequel Richard tire lui-même les leçons de cette totale désacralisation. La grandeur de la désacralisation Paradoxalement, c’est au moment où Richard n’est plus rien qu’il retrouve toute sa grandeur, sans doute parce que, cette grandeur était un placage emprunté, un discours sans vérité. Il la trouve parce que pour la première fois, il trouve un interlocuteur à sa mesure et à la mesure de son malheur : Dieu, dont jusque-là il se prévalait mais auquel il ne parlait jamais. « Dieu d’amour. Assis par terre je veux raconter la triste histoire de la mort des rois. » On pense au Livre de Job. La parole qui jusque-là était autoritaire, ironique, sarcastique se fait alors lyrique pour parler de ces malheureux rois destitués dont il fait maintenant lui-même partie. Et soudainement, l’aveuglement cesse sous l’effet de la thérapeutique du malheur. À la métaphore triomphante du soleil, Richard substitue celle du théâtre, le roi n’est qu’un petit rôle de la distribution, Dame la Mort est le vrai monarque de ce monde : « Oh roi mortel, à l’intérieur de la couronne vide qui couronne ta tête, Dame la Mort tient sa cour. (…) Elle ne t’accorde qu’un tout petit rôle, le temps d’un souffle pour jouer au monarque. » L’humanité vient donc à Richard de la perte assumée de la grandeur, la vraie grandeur du personnage vient de la rapidité et de l’honnêteté avec lesquelles il va voir exactement ce qu’est sa réelle condition. Dès la fin de l’acte III, tout est dit. Richard voulait transformer le monde à son avantage, il n’est plus que consentement à son propre abaissement, l’orgueil se fait humilité, même si certains manquements restent encore difficiles à supporter (les insolences calculées de Northumberland en III 3, par exemple) et même si le roi reste encore persuadé de la catastrophe cosmique engendrée par le sacrilège envers sa personne. Richard garde toute sa capacité d’humour mais la retourne maintenant contre 35 CRDP Académie de Versailles lui-même au lieu de la tourner contre autrui. Il peut se servir de l’aphorisme de John de Gaunt (II, 1, « Le sport préféré du malheur, c’est de se moquer de lui-même »). Il l’exerce contre lui-même : « La cour inférieure ? Cour inférieure où vont les rois inférieurs remercier les traîtres qui les appellent. » Dans cette pièce dépourvue de fou, à la différence du Roi Lear, c’est le monarque déchu lui-même qui assume pour lui-même ce rôle pour chanter le glas de sa propre gloire. Dans ce moment de grande vérité, pas plus que John de Gaunt, Richard n’est audible et Northumberland réagit dans les deux circonstances de la même façon, en traitant de « fous » ceux qu’il ne peut comprendre parce qu’ils sont allés trop loin sur le chemin de la vie en découvrant la condamnation de la logique violente du pouvoir. Car Richard a maintenant compris le testament de John de Gaunt qui lui disait : « Tu te moques bien de faire couler le sang d’Edward.(…) Ta vie c’est ta honte. » Richard a compris la logique perverse du pouvoir et peut se comparer à « Phaéton scintillant(…) incapable de tenir ses indomptables bêtes vicieuses ». Northumberland ne peut rien comprendre lui qui croit encore que la révolution permettra de se débarrasser d’un coupable haï de tous pour repartir vers de beaux matins clairs quand c’est la machine humaine qui fait perdurer la violence et cherche à persuader de la culpabilité des boucs émissaires. On mesure donc bien que le chemin de Richard est un chemin de la conscience, de l’approfondissement intérieur dans et par la douleur. Richard la sacralisation de la faiblesse La grandeur de la faiblesse se marque par l’extrême simplicité des paroles de Richard dans cet abandon où il se trouve devant Bullingbrook : « C’est à toi. Je suis à toi. Tout est à toi. » Cette grandeur est maintenant capable d’une parole vraie, dite sans aigreur, ainsi à Bullingbrook soucieux de fléchir le genou devant son roi : « J’aurais préféré que ton amour touchât mon cœur. Mes yeux malheureux voient ta comédie. Debout, cousin. Debout. Ton cœur est debout, je le vois bien. » La parole dite en vérité prend acte des faits et relève les logiques perverses sans en porter grief à son auteur. Cette grandeur sera capable d’assumer la scène 1 de l’acte IV, de révéler la vraie nature de la souveraineté : la couronne comparée à un trou dans lequel dansent les deux seaux, celui de la gloire et de Bullingbrook en haut et l’autre, « le seau tout en bas et plein de larmes, c’est moi ». La comparaison montre l’ambiguïté du pouvoir, il porte au faîte et détruit : pour le moment Bullingbrook peut caresser l’illusion de rester dans la lumière glorieuse, il n’a pas encore compris que rois passent inexorablement d’un seau à l’autre, simple question de temps. Cette scène est celle du dépouillement volontaire mais ce dépouillement est finalement une libération : toutes les contraintes matérielles, tous les devoirs et les toutes les obligations tombent dans une profonde sérénité : « Dieu pardonne à tous ceux qui m’ont trahi. Dieu veille sur tous ceux qui te jurent fidélité. » Au bout de trois renoncements assumés à la première personne de manière très sacramentelle (« J’y renonce (…) je laisse tomber (…) je les renie »), ce qui émerge finalement, c’est la personne, enfin débarrassée de la tyrannie de l’ego, de la « vaine vanité » et du « moi » dont parlait Richard à la scène 2 de l’acte III. Finalement, cette scène permet enfin à Richard de respirer librement : « Mon souffle me libère de tous mes serments. » Or le verbe « respirer » a plusieurs fois été employé depuis le début de la pièce, mais toujours dans l’illusion de la force, dans la jactance du défi, jamais dans la réelle plénitude de l’être. Pour autant, le « vieil homme » n’est 36 CRDP Académie de Versailles pas forcément toujours mort en Richard. « Un roi me demande et je pense toujours comme un roi. » Cependant, il a gagné la capacité à mettre en accusation les pièges du pouvoir. Il fait comprendre à l’imperturbable Northumberland, à quel point il est lui-même accablé de crimes quand il prétend condamner les autres. La figure du Christ s’impose alors pour attribuer aux uns et aux autres le rôle de Pilate, responsables d’une crucifixion à laquelle ils donnent leur consentement attendri de pitié. « Mais c’est vous les Pilate qui m’avez cloué sur ma désolante croix » leur dit-il en mettant en accusation avec lucidité tous les faux-semblants de la force ; ils sont éminemment coupables : « Je peux encore voir ici tout un gang de traîtres. » Le roi – non-roi – ira au bout de l’abaissement sans pour autant accomplir la dimension christique décelable dans certains vers : dans cet abaissement, il cède à la force, il n’accomplit aucune rédemption, ne sauve personne, il va au bout de lui-même et dans cette aventure découvre la pauvreté de l’Homme. Dans cette agonie de l’acte IV, le sommet est la scène du miroir dans laquelle Richard contemple un reflet mensonger de lui-même : le malheur ne transparaît même pas sur les traits du roi déchu, ultime ironie. Il aura alors le courage de briser le miroir qui lui vole même le spectacle de ce qu’il est devenu, tant il est difficile de voir la vérité avec la chair. « Ce visage : l’éclat d’une gloire fragile. Visage aussi fragile que toute gloire », dira-t-il avant de jeter violemment l’objet à terre. Le parcours du roi a conduit Richard à abandonner toute grandeur terrestre mais il lui reste encore à renoncer à l’amour. C’est l’objet de la rencontre furtive avec la reine dans les rues de Londres sur le chemin de la Tour aussi vieille que la violence des Hommes, construite dit le texte par « Jules César ». On apprendra dans la scène suivante par les révélations de York à son épouse ce qu’aura été ce chemin de Croix de Richard au milieu de la foule hurlante ivre de lynchage : le roi y deviendra vraiment roi à devoir soutenir les « sans foi ni loi qui des fenêtres sur les toits jetaient ordures et excréments sur la tête du roi Richard ». Mais dans la première scène de l’acte V, le roi s’entretient encore avec la reine postée sur le parcours. Cet homme hier encore préoccupé des plaisirs de l’amour avec une jeune épouse prône avec douceur et tendresse (« ne sombre pas dans la douleur, beauté, non ne fais pas ça ») la nécessité d’une nouvelle perspective à la reine incapable au début de la scène de comprendre les propos de renoncement : « Un lion, dit-elle, meurt toutes griffes dehors. » Richard l’aide à évoluer mais garde sa nature royale pour, avec noblesse et lucidité, comme autrefois John de Gaunt dans ses derniers instants, fixer par avance le triste destin du traître Northumberland, sorte de Macbeth voué au meurtre par la course au pouvoir (« Il ne faudra pas attendre beaucoup d’heures pour que crève le furoncle purulent de ton crime abject. Et même s’il partage le royaume et t’en donne la moitié, tu ne pourras t’empêcher de penser que ce n’est pas assez pour qui l’aida à tout avoir ») et s’indigner contre la séparation indue des époux. La grandeur du personnage, c’est d’accomplir ces épousailles de la douleur dans lesquelles les cœurs resteront proches quoique séparés. Le dépouillement ultime se jouera dans la prison. Richard vit dans une pièce, solitaire, voué par sa situation et aussi par son évolution à l’intériorité, confronté aux multiples pensées toujours contradictoires qui peuplent son esprit, reproduction du monde même par leur diversité. Le roi a gagné en lucidité, maintenant capable de classer les pensées, « les meilleures, comme les pensées du divin », « les pensées ambitieuses », « les pensées sans ambition ». Toutes ces pensées sont marquées par leur caractère fluctuant, ambivalent, 37 CRDP Académie de Versailles par la tentation du doute en face de la foi, par celle de l’orgueil ou du fatalisme imbécile. La lucidité du roi s’impose : « Voilà. À moi tout seul je joue plusieurs rôles ». La seule chose qui apparaisse clairement, c’est la constante oscillation de la pensée, le dualisme dont elle est affligée et qui la désespère : « Qui que je sois, ni moi ni aucun homme, rien qu’un homme, ne sera jamais heureux jusqu’à la douceur de n’être rien. » Cette dernière partie de la vie de Richard est le temps des bilans : une vie royale insensible à la musique désaccordée du monde et du royaume, la tyrannie du temps au cadran de la douleur (« J’entends les cordes désaccordées qui cassent le temps. Mais au temps de mon gouvernement et de mon État, je n’ai pas eu assez d’oreille pour entendre mon propre temps cassé »). La scène 5 permettra à Richard d’exprimer sa compassion – envers le palefrenier fidèle devenu vraiment un « frère humain », « noble alter ego », envers ce pauvre cheval Barbarie usurpé par Bullingbrook au jour du couronnement et condamné trop vite pour son infidélité : « Oh pardon, cheval. Pourquoi t’en vouloir ? Tu as été créé pour que l’homme te domine (…) Je ne suis pas un cheval et pourtant je porte un fardeau comme un âne. » Pourtant, au moment de la mort, face à Exton, il lance ses dernières malédictions et reste ainsi dans l’ordre de la condamnation. Il entre dans la mort et oppose encore chair et âme en deux destins opposés tout en regardant vers le ciel. « Ta main brûlera dans l’inextinguible feu. Ta main qui m’abat, Exton (…) ah, monte, monte, monte mon âme. Assieds-toi tout là-haut. Et ma chair dégoûtante coule au fond et meurt. » Quel est finalement le parcours de Richard ? Celui de tout homme qui passe de l’illusion de la grandeur à la grandeur de la faiblesse assumée et revendiquée, le par- cours d’un homme qui passe de l’avoir à l’être, de l’extériorité à l’intériorité, de l’ardeur inconsciente et irréfléchie de la jeunesse aux défaites apparentes de l’âge mûr, source d’un enrichissement intérieur. Les contradictions ne sont pas toutes apaisées, la douleur ne s’éteint pas mais l’homme a avancé sur le chemin de la connaissance de lui-même et à découvert le prix de cet amour qui lui manquait tant autrefois : « L’amour pour Richard est un étrange bijou dans ce monde de haine totale. » Dans son développement complet, l’homme fou et sage, sage dans la folie après voir été fou dans son apparente sagesse, mérite l’estime et la compassion, celle qu’il obtiendra de Bullingbrook même au moment du dénouement quand il reconnaîtra la faillite du pouvoir : « Je n’ai pu grandir qu’en m’aspergeant de sang. Faites le deuil avec moi. » Le péché et la passion de richard La pièce est marquée par de très nombreuses images bibliques tirées de l’Ancien et du Nouveau Testament, propres à lui donner une dimension plus profonde. L’auteur reprend des moments essentiels : le péché originel, le meurtre d’Abel le juste par Caïn le civilisateur criminel et enfin la Passion du Christ. Le chemin de Richard passe d’une figure à l’autre, comme il le dit lui-même à l’annonce de la mort de John de Gaunt : « Il n’est plus rien mais notre voyage à nous se poursuit. » LE PÉCHÉ DE RICHARD La figure adamique et caïnique Alors que le roi est « l’élu » de Dieu, qu’il a été l’objet de toutes ses faveurs, Richard trahit et commet ce que l’acte I présente comme un péché originel : le déni de justice et l’interruption de l’ordalie, le jugement de Dieu, réclamée par les ennemis. Cette suspension d’armes est faite pour de 38 CRDP Académie de Versailles mauvaises raisons : échapper à toute remise en cause dans l’affaire du meurtre de Gloucester. De plus, il ose prononcer un souhait sacrilège dès la fin de l’acte (I, 4) en espérant avec brutalité la mort de son oncle Gaunt : « qu’il crève vite. (…) prions pour en arrivant vite, arriver trop tard. » Le roi peut paraître séduit par les propos de ses fidèles criminels, il incarne luimême aussi la figure de Caïn, comme le révèle Bullingbrook dans le défi lancé par procuration à Thomas Mowbray et dont Richard est le destinataire caché : « C’est lui qui a influencé des opposants trop naïfs et a provoqué – traître, lâche – la mort d’un innocent dans un bain de sang – le sang d’Abel victime qui, du fond des cavernes sans voix de la terre, me crie justice et châtiment. » Bullingbrook veut assumer le rôle de vengeur d’Abel, rôle difficile à tenir. En effet dans le récit de la Genèse, Yahvé, afin de rompre le cercle infernal du sang versé, « mit un signe sur Caïn afin que le premier venu ne le frappât point ». Ainsi l’élu se métamorphose-t-il en criminel. Profondément coupable, le roi va connaître progressivement une chute terrible au cours de laquelle il apparaîtra pourtant comme une victime. Le chemin de croix de Richard Il commence dès les défections de son armée, notamment dès II, 4 la scène du capitaine gallois. Il révèle la mort du roi, les signes annonciateurs de la chute traduits immédiatement en langage mythique par le fidèle Salisbury : « Étoile filante qui tombe du ciel sur la terre abjecte. Ton soleil s’enfonce dans la nuit de l’Occident. » Dans un premier temps, en III, 2 le roi croit naïvement au soutien du ciel, pense être soutenu par une légion d’anges, reprise ironique de saint Mathieu (26, 52-53) : Jésus arrête Pierre qui vient de frapper à l’oreille le serviteur du grand prêtre et lui dit : « Remets ton glaive à sa place car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. Penses-tu donc que je ne puisse prier mon Père, qui me fournirait à l’instant douze légions d’anges et plus ? » Dans le cours de la scène, les illusions tombent et le roi se sent trahi, il assimile Bushy, Greene et Bagot, pourtant fidèles, au serpent adamique « Salauds. Vipères » (…) « des serpents que j’ai cajolés dans mon cœur et qui me transpercent le cœur ». Il les assimile à Judas : « trois Judas. Trois fois pire que Judas ». Il les voue à la damnation. Dans le chemin de croix qui commence, Richard passe de l’extrême assurance à l’extrême désespoir : les adieux de Richard à la royauté sont autrement plus déchirants que ceux de Bullingbrook à l’Angleterre à la fin de l’acte I. En III, 3, semble obsédée par le sang versé (« L’herbe de nos prairies sera noyée du fidèle sang anglais »). À la différence du Christ avec lequel il tendra à se confondre, Richard ne sait cependant que maudire (« des plaies par milliers frapperont vos enfants à naître ») puis abaisser sa propre personne dans une sorte de délire où il accepte tout et choisit d’assumer la destinée du pénitent (« mon sceptre pour un bâton de pèlerin »), du pauvre (mes habits d’apparat pour un manteau de mendiant »), du grand sacrifié, banni voué à l’oubli, à la damnatio memoriæ (« Je veux qu’on m’enterre sur la route royale. Ou sur un simple chemin de passage. Tout le monde pourra piétiner la tête de son roi »). C’est dans l’acte IV que les ressemblances entre Richard et le Christ apparaissent de la manière la plus manifeste. Confronté à ses juges, il subit des outrages, accomplit un couronnement inversé quand il donne la couronne à Bullingbrook, vit les faits en établissant lui-même les parallèles avec Pilate et Judas. Cependant, il n’est pas la victime d’un seul traître mais de tout le groupe des courtisans de la veille. Ainsi ses souffrances peuvent-elles sem- 39 CRDP Académie de Versailles bler plus terribles encore que celles de Jésus, ce qui frôle le blasphème (« sur les douze, tous étaient sincères sauf un. Et moi sur douze mille pas un ne l’était »). Dans le récit de Saint Mathieu (26, 59-63), les grands prêtres du Sanhédrin produisent des faux témoins, cherchent toutes les raisons de condamner à mort, de même ici Northumberland s’acharne-t-il et Bullingbrook reprend le geste de Pilate (ah, comme Pilate, certains d’entre vous s’en lavent les mains.… mais c’est vous les Pilate qui m’avez cloué sur ma désolante croix »). Par la suite, Richard dépose la royauté d’une manière à la fois semblable et opposée à la scène de la Passion. Le Christ est d’abord revêtu d’un manteau de soldat et couronné d’épines, dans le désir de se moquer de sa royauté, il sera ensuite dépouillé de ses vêtements lors de la crucifixion. La moquerie consiste donc à présenter comme un roi celui auquel on dénie toute royauté. Dans la pièce, Richard le roi perd tous les attributs de la royauté qu’on lui dénie et donne volontairement le sceptre et la couronne à son cousin, et tout le corps entre dans cette renonciation : « mes larmes… mes mains… ma langue… mon souffle ». Les actions, les décisions sont autant de renoncements : « j’y renonce… je laisse tomber… je les renie. » Le roi constate alors le vide dans lequel il se trouve, seul devant la mort. Tout culmine dans la perte du nom : « J’ai vu passer bien des hivers et aujourd’hui je ne sais plus quel est mon nom. » L’image de la neige dit la disparition et l’anéantissement. Le visage est défiguré par les larmes, Richard, le « roi de neige », n’a plus d’identité. Pour autant, ce roi de souffrance ne peut s’identifier au serviteur souffrant d’Isaïe, préfiguration de Jésus (Isaïe 50, 5-6) ; celui-ci en effet dit : « Je n’ai pas soustrait ma face aux outrages et aux crachats. » Plus loin le prophète parlant du serviteur déclare (52,14) : « Il n’avait plus figure humaine. » Richard, lui, conserve son visage, le malheur ne l’a pas transformé : cette identité insupportable porte la douleur à son comble. Le cortège infamant dans la rue de Londres sous les quolibets et les sarcasmes rappelle évidemment la montée au Golgotha. La rencontre de Northumberland permet de mettre dans la bouche du personnage une formule qui rappelle celle des Juifs à Pilate : « Que ma faute retombe sur ma tête. » La douleur de Richard donne de lui une image émouvante et l’auteur oppose son sort à celui d’Aumerle, coupable gracié, comparable au brigand Barabbas, relâché à la place de Jésus, conformément aux habitudes de la . De ce personnage, Christopher Marlowe avait justement fait le héros de sa pièce Le Juif de Malte. La scène finale du château de Pomfret évoque les tourments de Richard : la prison de son crâne n’est pas sans évoquer le Golgotha, « lieu du crâne » en hébreu. Dans ce dernier moment, il découvre la vanité des attachements humains. Les derniers mots lancés au moment de mourir font écho à celles du Christ en croix : « Père, entre tes mains je remets mon esprit » (Luc 23, 46) Richard, lui s’écrie : « Monte, monte, monte mon âme, assieds-toi tout là-haut. Et ma chair dégoûtante coule au fond et meurt. » Les tentations de la chair, de l’envie et de l’orgueil qui ont assailli Richard sont maintenant dépassées. La mort de Richard est finalement le moyen de parvenir à un niveau supérieur de conscience et de connaissance de soi. Elle permet de retrouver son unité véritable en Dieu « tout là-haut ». La mort de Richard restaure donc sa dignité d’homme mais n’accomplit en revanche aucune rédemption pour l’Angleterre. roi centré sur lui-même, Richard n’a jamais envisagé sa vie comme un don rédempteur. Les deux destins restent finalement totalement différents au-delà des parallèles. 40 CRDP Académie de Versailles Les personnages masculins de la pièce Les personnages masculins de la pièce appartiennent pour certains à des familles proches du pouvoir, ce sont des oncles et cousins, descendants du défunt roi Édouard III : outre le roi Richard, fils du Prince de Galles, le Prince Noir, on trouve deux autres « Enfants d’Édouard » en la personne de John de Gaunt et de son fils Bullingbrook de la famille de Lancastre et l’autre branche celle des York, représentée par le vieil Edmond, autre fils d’Édouard, et son propre fils, Aumerle. C’est de la désunion de ces deux familles, également capables de revendiquer le trône, une fois éliminée la branche aînée, que naîtront les combats de la guerre des Deux Roses. Shakespeare choisit donc les personnages d’un drame familial et national et met en place sur le théâtre des générations différentes : celles des pères, hommes d’âge, Gaunt et York, celle des fils, Bullingbrook et Aumerle. Dès le début de l’étude apparaît le caractère symétrique des personnages autour de Richard, l’équilibre fragile de cette construction : tout sera finalement brisé par la déposition du roi. À la différence de Roméo et Juliette où le drame était vu et vécu plutôt du point de vue des parents de l’héroïne, ici la pièce nous fait successivement connaître le point de vue des Lancastre puis des York après la fin de John de Gaunt. À cette galerie de personnages, il faut ajouter les autres nobles de la cour : Northumberland, Bushy, Bagot, Greene qui soutiendront l’un et l’autre camp. La vision des personnages permet d’individualiser ces hommes qui vont chacun incarner une attitude face au pouvoir mais aussi face à la vie. Les pères, John de Gaunt et Edmond d’York John de Gaunt supporte aussi mal que son frère Edmond l’assassinat de leur frère Gloucester par Richard, il parle des « bou- chers » qui l’ont perpétré mais il est fait à la résignation et au respect. Il reste étrangement absent dans la querelle portée devant le roi, ne le contredit jamais et l’appelle « Maître » (I,1). C’est l’école du malheur qui le fera évoluer. En effet, trop âgé pour agir par lui-même, il commence par refuser devant sa belle-sœur (I, 2) d’entrer directement en rébellion contre le roi et s’en remet à Dieu dans l’ordalie, il laisse monter son fils en première ligne dans le défi initial (I, 1). Il n’ose pas le soutenir dans le conseil du roi et tâche de faire endurer au mieux à son fils la nécessité de l’exil en minimisant sa durée. Pour autant, il se rend compte de sa lâcheté et en rend responsable Richard qui a exploité son loyalisme : John s’est finalement montré incapable de prendre ses distances visà-vis du pouvoir et a sacrifié son enfant : le conditionnement de l’obéissance s’est imposé et sa vie est maintenant perdue (I, 3) : « Ma lampe éteinte. Ma lumière gâchée par le temps. (…) J’ai détruit ma propre vie avec ce verdict. Non, tu m’as laissé dire ce que je ne voulais pas. Et faire le mal que je ne voulais pas. » Les suites de ce jugement scellent son destin : la maladie le prend dès le début de l’acte II et change son comportement : maintenant très critique vis-à-vis de Richard, il aura le courage de lui dire ce qu’il pense en homme qui n’a rien à perdre devant la mort. Les menaces du roi n’empêcheront rien, l’ironie est mordante visà-vis de lui-même quand il ironise sur son nom (« Old Gaunt. Un pauvre vieux gant tout plat » II, 1) mais elle s’exerce surtout vis-à-vis du roi dont il révèle sans ménagements la maladie (« Moi je te vois malade. Et te voir malade me rend malade. Tu as fait de ton pays pas moins que ton lit de mort sur lequel tu es couché, atteint dans ta propre gloire »). Il devient alors le premier à lancer des malédictions sur la génération montante : « Mes mots seront tes bourreaux. » Dans 41 CRDP Académie de Versailles cette histoire où tout se répète et où les fils sont vraiment tels que les pères, tout est donc déjà dit et il faut la vieillesse et l’expérience du malheur pour condamner la violence sans pouvoir jamais rien y changer soi-même. Edmond, duc d’York. D’âge, il est proche de Lancastre, les deux hommes n’ont dans les faits qu’un an de différence. Le tempérament de York, plus encore que celui de son frère le porte à la soumission vis-àvis du pouvoir. Lui aussi nourrit des griefs contre le roi mais il excuse sa jeunesse dans son entretien avec Gaunt (II, 1) et semble également conscient des dangers de l’entreprise : « Le roi. Il est jeune. Sois tendre avec lui. Gare au jeune et bouillant poulain que l’on bride. » Mélange de bienveillance, de réalisme politique et de sens de son intérêt, il pense qu’il vaut mieux plier et attendre des moments plus propices pour être entendu du roi, Il y a en York la conscience aiguë de la vieillesse qui le rend inapte à agir , le regret d’un autre temps : « Ah si j’étais encore maître de ma folle jeunesse… mon bras, aujourd’hui prisonnier de tremblements, t’aurait infligé une telle raclée en punition de ta faute » déclare-t-il à Bullingbrook revenu en Angleterre (II, 3). On trouve également chez lui cette lucidité pour analyser les comportements d’autrui, en particulier la comédie de la soumission dans l’agenouillement du banni, il le signale dans des termes qui seront plus tard ceux mêmes de Richard : « Je veux voir la soumission de ton cœur plutôt que l’hommage hypocrite de ton genou. » Chargé par Richard de défendre le royaume, York finira par trahir son suzerain. Le duc est troublé par le départ du roi pour l’Irlande, il ne se retrouve pas dans la situation, est dépassé par toutes les mauvaises apprises d’un coup, manque aussi de confiance dans la cause qu’il défend : « L’heure vient où vomira ses excès. Où il affrontera l’hypo- crisie de ses amis. » Conscient du caractère illégitime de l’action de Bullingbrook, il la condamne mais dans la même scène et à quelques répliques de distance, une nouvelle fois, il cède à la force, fidèle dans l’infidélité puisqu’il se rallie une nouvelle fois au pouvoir dominant : « Bon. Bon. Je vois bien l’issue de ces combats. Je n’y peux rien. Je l’avoue… Mais n’y pouvant rien, je resterai neutre. Sachez-le. » Cette neutralité n’est qu’une façade puisqu’il invite aussitôt les insurgés à venir « se reposer pour la nuit » dans son château : les mots cachent le ralliement et la trahison. Dès lors, et pour être sans doute en paix avec sa conscience, présent à la cour du nouveau maître, il se montrera sourcilleux en matière de vocabulaire : pas question de manquer de respect au roi Richard, comme le fait le bouillant Northumberland (III,3) ou Bullingbrook lui-même (« Tu dépasserais les bornes. Le ciel veille au-dessus de nos têtes ») : c’est que cette peur répond à la conception de Dieu comme un suzerain dangereux et attentif à punir les manquements. De même à l’acte V, il s’apitoie sur le calvaire de Richard dans les rues de Londres mais se montre enthousiaste quand il parle de l’entrée triomphante de Bullingbrook dans la ville : « Voici le duc, le grand Bullingbrook. Il apparaît sur un pursang. Sauvage. Fougueux. » Le duc porte un regard très enfantin, sans recul sur les événements et se montre victime des apparences. Pour ce personnage sans grande réflexion, la politique est avant tout un spectacle, une pièce de théâtre : « Comme dans un théâtre : un superbe acteur quitte la scène et tous les yeux sont braqués sur lui. Le suivant n’a droit qu’à des regards distraits. On trouve son babil ennuyeux. » Pour York, Richard est vite passé aux poubelles de l’histoire devant les débuts brillants de son successeur, nouvel acteur d’une pièce à succès. Homme superficiel, le duc ne voit pas que la scène pourrait bien se reproduire. 42 CRDP Académie de Versailles Le chef de la maison de York ne sort pas grandi des premiers actes : sans beaucoup de courage, il suit le pouvoir et manque finalement de convictions profondes alors qu’il ne cesse de donner des leçons aux autres. C’est un vieillard bavard, dépassé par les événements et sans beaucoup de consistance morale. Le pire se verra à l’acte V dans la scène de ménage tragique et comique à la fois. York découvre la fidélité scandaleuse d’un fils qu’il vient de sauver de la disgrâce complète et entreprend de réclamer sa tête au nouveau monarque, sans doute pour sauver la sienne. Il affronte l’opposition farouche de son épouse, se lance dans une ridicule course à la dénonciation, gagné de vitesse cependant par fils et femme. Les beaux sentiments, l’amour paternel et conjugal (« Femme hystérique. Que vienstu faire ici ? Traîner tes vieilles mamelles pour encore nourrir un traître ? » V, 3), tout cela vole en éclat quoique le personnage continue de parler de son honneur : « C’est la vie de mon honneur contre la mort de son déshonneur. » La clef du personnage nous est donnée par la duchesse, York est représentatif de ce monde sans amour : seul en effet un homme qui « ne s’aime pas lui-même » peut proposer sans hésitation la mort de son fils. Au fond de l’âme de York se trouve donc un égoïsme profond, une dureté de cœur maquillée sous des dehors d’homme de devoir. Hypocrite et vrai Pilate voilà ce qu’est finalement le chef de la maison des York. Les fils, Bullingbrook de Lancastre et Aumerle, fils du Duc d’York. Deux types d’hommes bien différents Aumerle, fils du Duc d’York, hérite d’une partie seulement des traits paternels. Sa fidélité pour Richard est sans faille, cette fidélité va à la personne et non à la fonction. C’est elle qui lui fait dire adieu à son cousin Lancastre de manière froide, c’est elle qui le fait soutenir constamment Richard en particulier dans la scène 2 de l’acte III : « Courage mon prince » dira-t-il à deux reprises. C’est encore cette fidélité que le rend présent au moment de l’abaissement de Richard face à Nothumberland : le roi s’analyse et se confie à son ami. C’est elle enfin qui le fait « pleurer », réaction inhabituelle dans cette pièce. Aumerle pleure la première fois devant Richard qui s’épanche mais le roi refuse cette tentation de jouer « les petites putes malheureuses à qui versera le plus de larmes ». Il pleure une seconde fois au moment de la destitution et ce sera la cause de sa participation au complot. Aumerle se révèle ainsi un soutien sans faille de Richard, prêt à lutter contre le nouveau monarque, par fidélité à son suzerain, à la différence de son père. Cependant, cette dimension tragique du personnage est cassée par une certaine présence comique : les adieux très brefs jetés à Bullingbrook semblent une pirouette ridicule, dont il se montrera très fier en rapportant la scène à Richard dans la scène 4. Il y exprime son mépris pour « l’immense Hereford », rend la réplique comique en mentionnant le vent froid qui lui a mis la goutte à l’œil et fait croire à de vraies larmes. La réplique suivante fait apparaître un cœur sec et peu sensible à la douleur d’autrui. Il fait donc partie des favoris du roi, essaie de lui complaire de manière assez ridicule. Ce caractère ridicule, Richard le relève à plusieurs reprises, et même avec agacement dans la scène 2 de l’acte III : Aumerle s’entête à vouloir aider son cousin quand il n’est plus temps et cette aide importune gêne Richard qui coupe d’une remarque acerbe sa dernière intervention : « Double peine ! tu me blesses par tes flatteries. Fais partir tout le monde. Quitter la nuit de Richard pour la lumière de Bullingbrook. » Les talents d’Aumerle semblent, enfin, fort limités. Il est un piètre conjuré qui porte au cou, bien visible, 43 CRDP Académie de Versailles la lettre qui le lie à ses complices. Son père la découvre au premier coup d’œil. Face à son père fou de rage qui vient de découvrir le complot, il a les mots d’un enfant : « Je t’en supplie, pardonne-moi. » Son père le considère d’ailleurs comme tel, l’appelle « mon petit monsieur », quand sa mère l’infantilise encore plus : « pauvre garçon, tu es sonné », « Viens, vieil enfant » (V, 2 et 3). Ce terrible conjuré est finalement assez pitoyable et Bullingbrook ne doit pas le juger bien dangereux pour accorder très facilement son pardon quand il se montre sans pitié pour les autres. Le personnage est du reste singulièrement silencieux pendant la scène entre ses parents et Bullingbrook, comme s’il laissait à de plus grands que lui le soin de décider de son sort. Aumerle est donc un personnage assez ridicule chez qui le tragique n’arrive pas à émerger malgré certaines potentialités. Ami de Richard auquel il veut complaire et qu’il souhaite défendre, il finira par rentrer dans le rang après la crise de l’acte V, obéissant en cela à sa chère « maman ». Bullingbrook, duc de Lancastre Le rival de Richard va faire lui aussi l’épreuve des désillusions du pouvoir. Bullingbrook : le vengeur et la victime du pouvoir Le jeune duc apparaît d’abord comme un vengeur qui vient faire rendre gorge au crime. Il ne faut pas se laisser tromper par les paroles pleines d’amour de Bullingbrook au début de la pièce : quand on sait les motivations du lord, qui veut faire condamner l’exécuteur du duc de Gloucester, les protestations d’amour envers le roi sont ironiques (« Roi gracieux. Maître que j’aime tant » I, 1). La violence de l’attaque, ses insultes répétées contre Mowbray en disent long sur la haine qui couve dans le cœur de Bullingbrook contre le roi lui-même, qu’il sait être l’instigateur du crime ; les accents bibliques qu’il emploie le prouvent quand il évoque le sang du défunt assassiné : « Cette mort, c’est le sang d’Abel victime qui, du fond des cavernes sans voix de la terre, me crie justice et châtiment. » (I, 1) Cette violence est parfaitement purificatrice et lui donne une assurance et une gloire étonnantes. Dans la scène 3 de l’acte I, il fait ombre au roi même dans l’affirmation de son bonheur à combattre. Bullingbrook connaît l’enthousiasme, la dilatation physique de la conscience en plein accord avec soi-même : « Je vais à la mort et n’en suis pas malade. Je me sens fort et jeune, et gai. Ah je respire. » Bullingbrook est très nettement inspiré, et particulièrement par la conscience d’être le champion de son propre père : « Le nom de John brillera de nouveau sous les coups vigoureux de son fils. » L’entrée de Bullingbrook est donc marquée par une force, une ardeur communicatives qui font de lui d’emblée un rival dangereux et un signe de ralliement pour tous ceux que la politique de Richard indispose : aussi n’est-il pas étonnant de voir très vite éveillée la jalousie du roi, dès I, 4. Condamné à l’exil, le jeune duc ne s’abaisse aucunement devant le roi et même le défie en signalant que le soleil « réchauffera » le roi mais « brillera » aussi sur lui pour lui faire un « exil doré ». C’est devant son père seul qu’il révélera la profondeur de sa douleur. Son départ est marqué par la grandeur quand il lance : « Banni peut-être mais Anglais sûrement. » Victime du pouvoir, le jeune duc recueille la sympathie populaire par ses « manières simples et familières ». Nous voyons s’éveiller dans la conscience du roi le sens d’une menace : Bullingbrook, exilé par le roi, pourrait bien être « le prochain espoir de nos sujets ». À la fin du premier acte, la métamorphose du condamné en victime est en passe de s’opérer. C’est 44 CRDP Académie de Versailles l’acharnement du roi qui fabrique un martyr capable de rallier les mécontents. Le reste de la pièce se chargera de nuancer cette impression favorable. Le héros de justice ? Le héros semble désireux de se battre pour la justice mais il agit également en grand féodal, sans doute assez proche de son modèle historique : il veut retrouver son titre, son patrimoine spolié. Il exprime très nettement ses griefs, en II, 3, en mettant en accusation le pouvoir royal qui lui a fait tort. Il envisage la politique comme une affaire de famille, considère l’Angleterre comme une partie de son patrimoine pour lequel il fait valoir ses droits. Cette conception aristocratique des relations politiques conduit très facilement à la dissolution du pouvoir par la constitution de coteries rivales, soutenues chacune par leurs partisans. L’intérêt général n’existe pas, le seul prisme est l’intérêt particulier. Héros de justice, il est aussi celui qui paradoxalement va faire perdurer l’injustice. De plus, son départ pour l’Angleterre intervient très rapidement, semble être préparé dès avant la mort de John de Gaunt et comme le dit Greene en II, 2 : « Bullingbrook le banni s’est absous lui-même. Armé jusqu’aux dents, il a rejoint Ravenspurgh sans encombre. » Faut-il aller jusqu’à penser qu’il n’avait cure de respecter la parole donnée à Richard ? Très vite, il va être prisonnier de ses encombrants soutiens, particulièrement du violent Northumberland. Sa position n’est donc pas aussi claire qu’il veut bien le dire. Il lui faut se faire des alliés, s’attirer leur bonne volonté, organiser autour de lui un groupe et se l’attacher par de bonnes paroles, comme il le fait avec Percy et Northumberland, l’un des premiers ralliés. Or, cet attachement passe par des promesses matérielles, ce qui corrompt toute tentative future de justice (II,3, « Ma gratitude pour l’instant n’est qu’un trésor immatériel. Mais une fois enrichi, je récompenserai votre amour et votre peine. ») Bullingbrook essaie de respecter certaines formes : l’agenouillement devant le duc d’York en charge du royaume, le respect dû à la reine, mais ses efforts ne pourront s’imposer à la logique des faits qui le pousse vers l’usurpation. Tout se passe en fait comme si le duc se trouvait lancé dans un conflit qui le dépasse en faisant très vite de lui non plus un sujet en quête de justice mais un réel rival du roi. Le passage de la première à la seconde dimension s’opère entre les actes II et III. C’est en effet avec l’autorité d’un compétiteur à la couronne qu’il condamne à mort les favoris du roi faits prisonniers. Sa violence éclate dans le choix du verbe « apporter » par le traducteur : « Apportezmoi ces hommes », ainsi s’ouvre la scène 1 de l’acte III. Pourtant, à y regarder de près, on trouve aussi comme une faiblesse dans cette décision : Bullingbrook a entériné sans difficulté la haine et la vindicte de ses nouveaux amis –Northumberland ne disait-il pas dès II 1 en parlant des favoris exécutés à l’acte III : « le roi n’est pas luimême. Devenu le jouet des flatteurs. Leur haine peut dénoncer n’importe que d’entre nous et le roi engagera des poursuites contre nous, nos vies, nos enfants et nos héritiers. » De plus il entend bien rester pur de toute accusation et avec lâcheté se présente en Pilate content de lui-même (« Mais avant tout je veux laver mes mains de votre sang en donnant les causes de votre mort »), idée qu’il reprendra par la suite à l’annonce de la mort de Richard. On trouve chez Bullingbrook comme une naïve rouerie à croire pouvoir se disculper alors qu’il ne fait, comme ses prédécesseurs et Richard lui-même, que se débarrasser de ses ennemis personnels et de ceux de ses amis. Bullingbrook retrouve bien les accents prophétiques de l’acte I pour annoncer le sens de sa rencontre avec Richard mais on 45 CRDP Académie de Versailles peut se demander s’il n’est déjà pas en plein rêve de gloire, en pleine illusion. Comme Richard, il essaie de se hisser à une dimension cosmique du conflit en assumant le rôle dévastateur mais fécondant de l’eau en face de Richard le feu. Pourtant le texte révèle les incohérences du discours : le scénario de la soumission s’accorde mal avec la pluie de sang promise au pays en cas de résistance : « J’utiliserai la force à mon avantage. J’arroserai de sang la poussière de l’été. » Comment croire au désir de réconciliation quand le texte promet « le choc foudroyant de l’eau et du feu ». Bullingbrook pourrait bien être finalement le héros du mensonge : il ment et se ment sur ses véritables intentions, conscientes et inconscientes, fruit des circonstances qui le portent et le dépassent et continue de parler de paix quand tout dans le détail de la rencontre imposée à Richard dit le désir de prendre sa place. Ce mensonge apparaîtra nettement dans la comédie de l’agenouillement relevée lucidement par Richard. En cette fin de l’acte III se défait déjà le portrait flatteur du banni. Un roi faible, un tyran La logique du pouvoir s’impose d’emblée dès les défis qui ouvrent l’acte III. Bullingbrook ne peut plus qu’assumer la fonction royale et faire arrêter Carlisle qui lui rappelle ses devoirs de sujet. Le duc manque de ce que Carlisle appelle la « vraie grandeur », celle qui consisterait à empêcher le pays de glisser vers la guerre civile. Étrangement, la scène de la reddition, de l’abdication réunit dans un même destin les deux rivaux. Ils sont seuls devant toute cette cour qui a choisi son nouveau roi qu’elle entend bien finalement sacrifier à ses propres intérêts et Bullingbrook sent bien le danger de cette place, même si le « seau » de la gloire semble pour le moment nager » tout en haut ». Il commente avec amertume : « Tu me donnes une part de tes angoisses avec ta couronne. » La faiblesse de la condition royale, au-delà de son apparente grandeur, lui apparaît alors et cette fraternité nouvelle explique sans doute pourquoi il reste ensuite silencieux et, dans le lynchage orchestré par Northumberland, intervient avec humanité et lâcheté pour demander : « Ne le bouscule pas davantage Northumberland. » Que veut-il éviter ? La souffrance pour Richard ou la vision horrible de ce qui pourrait, un jour, lui arriver à lui ou à l’un de ses descendants ? Mais l’humanité n’ira pas loin et, passé le moment d’apitoiement, Bullingbrook retrouvera le soin de sa propre sécurité. Il retrouvera alors le vilain verbe « emporter » pour envoyer son « beau cousin » à la Tour et ainsi sceller son destin. Il ne reste plus à Bullingbrook qu’à jouer la vilaine comédie du pouvoir qui va achever de le déposséder de lui-même et faire de lui un tyran. Comédie de l’entrée glorieuse dans la ville de Londres sous les regards unanimes mais dangereux car ce sont tous des « regards envieux » (V, 2), laideur du cortège infamant fait à Richard et qui ressemble à une montée au Calvaire (« des sans foi ni loi jetaient ordures et excréments sur la tête du roi Richard » : on pense au pharmakos de la tragédie antique, au bouc émissaire que la pièce nous a montré finalement innocent dans la mesure où tous les autres sont également coupables). Sinistre comédie du pouvoir qui conduit lâchement à se plaindre du prisonnier devant des serviteurs zélés désireux de complaire en tout au souverain, lâcheté avide qui accepte la mort des ennemis mais refuse d’en assumer la culpabilité. Northumberland, Fitzwater et Percy s’imposent comme les gardiens redoutables du nouveau roi et massacrent, ce sont des bouchers : ils seront récompensés mais Bullingbrook refuse toute gratitude à Exton qui l’a si bien 46 CRDP Académie de Versailles débarrassé de sa peur. Ainsi la pièce désacralise-t-elle celui qu’elle avait consacré. Bullingbrook ne vaut pas mieux que Richard. Dans sa gloire, il vaut même moins que Richard dans son dénuement. Le pouvoir et sa mécanique, la lâcheté de l’homme on fait du héros un tyran et un hypocrite qui triche avec les autres et lui-même. Pour autant, la grandeur finale de Bullingbrook paraîtra dans son lucide regard final sur lui-même et cet aveu terrible : « Lords, il faut me croire, je suis si malheureux. Je n’ai pu grandir qu’en m’aspergeant de sang. » La seule attitude qui convient à l’homme, incapable d’empêcher sa propre violence, c’est le deuil : la rédemption finale de Bullingbrook, bien modeste, consiste à le comprendre : « Faites le deuil avec moi ; (…) Je vais partir en Terre sainte pour laver mes mains de tout ce sang.» Finalement, Bullingbrook aura-t-il fait en quelques jours l’apprentissage du pouvoir ? Aucune innocence ne peut lui résister et il rejoint dans son désir de départ en pénitence son ancien rival Thomas Mowbray, dont l’évolution ultime nous a été révélée au début de l’acte V. La seule grandeur semble finalement bien résider pour les hommes dans l’abaissement et le deuil. Les fidèles Répartis dans l’un et l’autre camp, ils illustrent deux moments opposés : la faveur montante et triomphante pour les uns soutiens du banni devenu roi, la défaveur et la mort pour les autres, enveloppés dans la ruine de leur maître. On trouve chez eux des constantes psychologiques manifestes. Chez tous, on retrouve le même sentiment de son intérêt personnel, le défaut cardinal de l’envie, de l’orgueil et la peur de voir ses intérêts abaissés. Les personnages sont donc irrémédiablement rivaux dans la course aux richesses et aux biens matériels, aux marques d’honneur également. Northumberland et ses amis en veu- lent aux « flatteurs » qui gouvernent le roi. Les hommes qui cernent les rois sont donc des voleurs contents ou des voleurs frustrés, aspirant à contenter leur désir de puissance : tels sont les flatteurs en place, Bushy, Bagot et Green, les favoris de Richard, tels sont Northumberland, Ross, Willoughby, les futurs alliés de Bullingbrook. La révolte des lords provient de la menace que font peser sur eux les dépenses du roi et le moyen contestable trouvé pour remplir les coffres : la confiscation des biens de Lancastre. Les exactions royales sont pour eux une « castration ». En II, 1, Ross évoque la situation de Bullingbrook « dépouillé et castré de son patrimoine ». La cause de la révolte vient donc de la frustration mutilante créée par le roi : le désir de posséder inassouvi et menacé s’exacerbe en révolte. Dans le concert de récriminations, Northumberland, en II 2 , joue le rôle de meneur bientôt imité par tous les autres : le premier avec audace, il ose se plaindre, catalyser les critiques sur la personne du roi puis parler de Bullingbrook et faire entendre le sens qu’il donne à son débarquement sur les côtes anglaises : « Nous approchons de notre consolation. Mais je n’ose rien dire. » La pièce montre bien l’attitude mimétique des autres personnages qui, autorisés par la première intervention de Northumberland, se mettent ensuite à rivaliser de critiques : Ross qui n’avait « rien à dire » résume avec violence la situation : « Le peuple pillé par les impôts. Le roi a perdu son amour. Les nobles rançonnés pour de vilaines histoires. Le roi a perdu leur amour. » Les trois nobles présents sur scène lancent d’une réplique à l’autre des critiques toujours plus acerbes et la vérité se fait toujours pour eux toujours plus évidente : le roi Richard a failli ; son comportement justifie la rébellion dans laquelle ils vont se précipiter et dont Bullingbrook leur donne 47 CRDP Académie de Versailles justement l’occasion. C’est donc en pleine bonne conscience qu’ils vont se rebeller, leur cause est juste, ils sont des victimes en quête de « consolation ». Au bout de cet entraînement haineux contre Richard, l’unanimité se fait autour de Northumberland qui brandit Bullingbrook comme un drapeau de ralliement et l’affaire personnelle, économique et relationnelle à la fois prend enfin un habillage politique et idéologique. Dans la rébellion les valeurs arrivent donc bien en dernier dans un dernier moment d’exaltation qui fédère dans la haine : « Vous voulez vous libérer de l’oppression ? et rendre ses plumes à l’aile brisée de notre pays ? Racheter aux usuriers la couronne salie ? Dépoussiérer l’or du sceptre ? Rendre au pouvoir sa majesté ? » La question posée, la solution indique la direction dans laquelle il faut aller : elle propose un chef, un lieu, un ordre de marche et, avec habileté, Northumberland propose aux autres de s’abstenir afin de piquer au vif leur orgueil et leur donner envie de s’engager. Tous sont d’un égal mépris visà-vis de leurs compétiteurs qu’ils haïssent et lorsque le vent tourne les favoris du roi savent qu’ils n’ont aucune mansuétude à attendre. La pièce explore donc à la fois la psychologie des traîtres et des mutins, mais elle montre également comment se met en place la mécanique subtile du bouc émissaire entre paroles différées, secret entretenu savamment et révélations fracassantes qui désinhibent les tièdes. Chez tous, la cruauté et bien présente, elle qui fait assassiner sans difficulté une fois lancée la mécanique du bouc émissaire. Ils ont construit un coupable auquel ils refusent maintenant les titres de l’humanité : Northumberland oublie de s’agenouiller devant le roi, s’autorise à une parole de lèse-majesté : pour « faire court », il « oublie » le titre dû à la personne de Richard. La violence s’exercera à l’encontre des anciens favoris tués sans états d’âme : chacun participe à la curée à l’acte V en annonçant les meurtres pour en recueillir l’avantage : en V, 6, les têtes tombent et Bullingbrook, définitivement prisonnier de ses alliés n’a plus qu’à promettre des récompenses : « merci, cher Percy. Tu t’es dépensé sans compter et je dépenserai pour toi davantage encore. » La violence a été morale à l’encontre de Richard : elle se dit dans l’acharnement de Northumberland dans l’acte IV. Le roi n’est plus un homme, mais un captif que l’on peut torturer en lui enlevant par le tutoiement toute dignité, auquel on donne des ordres en le harcelant : « Allons, lis ce papier en attendant. » Cette lecture est d’autant plus importante qu’elle légitime la rébellion, range définitivement Richard dans la catégorie des coupables et ses persécuteurs dans celle des innocents. Mais le texte ne sera pas lu : l’intervention de Bullingbrook empêche le tortionnaire de poursuivre et renverse la situation : le spectateur sait ce qu’il faut comprendre. En cet instant, Richard est devenu le moins coupable : les puissants le sont totalement. Aussi la peinture des mutins persécuteurs, amis tyranniques de Bullingbrook, vrais auteurs de la déposition royale parle-t-elle de psychologie, mais plus encore constitue une anthropologie. L’auteur y dépeint l’homme dans l’étendue de ses choix maléfiques, égaré dans l’illusion que le coupable qu’il s’est fabriqué, une fois éliminé, laissera place nette et que pourra alors commencer une ère nouvelle. C’est oublier la mécanique du désir et l’injustice de toute cette fabrication. Cette révélation, il appartient à Richard de la proférer dans les dernières paroles qu’il adresse à Northumberland en V 1 : il lui révèle le caractère insatiable du désir, le piège qui fait des alliés d’hier les rivaux de demain, la graine de guerre civile cachée dans cette méchante alliance. Il lui révèle en fait sa culpabilité. (« L’amour de 48 CRDP Académie de Versailles deux salopards se change en haine. La peur en haine. Et la haine conduit tout droit à un juste piège et à une mort méritée. ») À ce moment, dans une nouvelle réactivation de la Passion, ressurgit non la figure de Pilate, elle est assumée par Bullingbrook lui-même, mais celle des prêtres qui ont condamné Jésus et de la foule qui les suit : « Que ma faute retombe sur ma tête. » Tout est dit : l’aveuglement reste le plus fort et la position hic et nunc prévaut sur tout autre considération. Aucune compassion à attendre pour ce roi démuni, nu et sa jeune épouse, la force se donne le ridicule de vouloir les séparer et fait l’épreuve de son pauvre pouvoir. Il appartenait à Northumberland d’aller à ce point d’abjection. L’humanité cède devant la politique. Que deviennent les trop zélés serviteurs du pouvoir quand le vent tourne ? La pièce nous montre la violence qui les attend et à laquelle ils sont faits. Ils ont eux-mêmes trop tué pour espérer la mansuétude de leurs rivaux. Assez lucidement, ils analysent la situation dès II, 2, sans pour autant reconnaître de crimes ; il vaut mieux parler de l’affection qui les liait au roi : les favoris ont des délicatesses : Si le peuple est seul juge, nous sommes nous aussi condamnés. Nous avons toujours été près du roi. » Sans grand désir cependant d’aider leur ancien bienfaiteur, ils l’abandonnent en espérant sauver leur peau et Greene de dire : « Bien. Je vais immédiatement me réfugier au château de Bristol. » Les adieux sont brefs dans la pleine conscience de leur futur destin tragique. Dès l’acte III scène I, leur sort se règle rapidement, à peine lancent-ils une dernière bravade : « Je préfère la mort ici et maintenant à Bullingbrook en Angleterre. » C’est le seul moyen de rester digne. Le sort qui attend Bushy, Greene et Bagot, c’est sûrement aussi celui qui attendra les partisans des York et des Lancastre dans la guerre civile qui viendra. À aucun moment, on n’aura pu saisir chez ces hommes la moindre prise de recul, la moindre conscience de leur culpabilité : ils meurent comme ils ont vécu, sans regret de leurs exactions, prisonniers de l’enchaînement des faits : la vie aura été un jeu violent dans lequel ils auront pensé un moment gagner la mise perdue finalement. Les religieux Ils sont représentés dans la pièce par deux prélats de l’Église, l’évêque Carlisle et l’abbé de Westminster. L‘évêque Carlisle intervient assez peu dans la pièce, dans trois scènes III, 2 ; IV, 1 et V, 6. Cependant, il joue un rôle important dans la mesure où il assume la seule opposition claire à Bullingbrook. Dépositaire d’une vision théologique de la royauté, il encourage d’abord le roi et l’assure de la présence de Dieu à ses côtés : « N’aie pas peur. Le pouvoir qui t’a fait roi a le pouvoir de te garder roi ; envers et contre tout ». Plus loin dans la scène, Carlisle fait la leçon au roi épouvanté avec douceur et discrétion : il s’adresse toujours à celui qui est son « maître », se situe au niveau de la psychologie humaine la plus élémentaire, rappelle le danger de la peur : « (…) avoir peur de ton ennemi, c’est par ta faiblesse renforcer ton ennemi. (…) se battre et mourir, c’est détruire la mort par la mort. Avoir peur et mourir, c’est payer la mort de sa vie. » À chaque fois cependant, ses propos sont traduits – presque comiquement, par Aumerle qui parle de forces et d’armées, comme effrayé de voir le roi ne pas réagir. À l’évêque les principes, au cousin de Richard leur traduction concrète pour un roi trop vite découragé dans le flou et l’absurdité d’une réalité qui dérape. Et de fait, l’impact des propos de Carlisle est quasiment nul, emportés par les révélations terribles de Salisbury puis de Scroppe : les armées de Salisbury l’ont abandonné, le peuple est mutiné, les favoris décapités à Bristol, York rallié et le pays réuni dans le rejet de son roi. Les 49 CRDP Académie de Versailles faits imposent silence à l’évêque qui quitte la scène sur un échec : la guerre civile est en marche. La scène se termine sur un complet retournement, Richard s’écrie : « Encouragez-moi encore et je vous haïrai pour l’éternité. » L’évêque n’a plus rien à faire sur scène. Quand nous le retrouvons, c’est pour essayer de sauver la légalité royale et une idée de la Guerre Juste en IV, 1. Il intervient d’abord après la longue suite des cartels lancés contre Aumerle et limitée dans la mise en scène de Jean-Baptiste Sastre au seul défi lancé par Bagot, désireux de sauver sa peau en sacrifiant celle de l’ancien favori de Richard. L’évêque Carlisle intervient pour signaler l’impossibilité de toute confrontation entre Aumerle et Mowbray le banni. Au moment où semble recommencer la scène de l’acte I entre deux anciens amis qui se déchirent, Carlisle révèle le sort de Mowbray depuis son départ de la Cour : il a quitté la querelle entre chevaliers d’un même camp pour une autre guerre, une guerre sainte, la Croisade, lui qui « s’est battu si souvent pour Jésus-Christ », « a fait flotter l’oriflamme de la croix du Christ », « son âme a donné au Christ, capitaine dont il a si souvent défendu les couleurs ». Toute la réplique est un éloge appuyé de celui qui de traître est devenu un héros de la foi. La réplique doit s’entendre comme un appel à dépasser les guerres civiles qui ensanglantent le sol anglais, Carlisle vise à défendre le concept de guerre Juste, celle qui se mène non pour des intérêts personnels bassement matériels mais au nom de valeurs, la défense de la Terre sainte menacée. Cette guerre a été menée comme un service, d’une manière quasi monastique et Mowbray redevient dans l’éloge de Carlisle l’un des preux des Chansons de geste qui s’en sont allés vers leur fin, le corps et l’âme en repos. Ce repos dévolu à l’âme purifiée de sa violence dans la Militia Dei, les protagonistes du drame ne le trouveront jamais, même quand ils en rêvent comme Bullingbrook en III, 1 - « Partons messieurs. Combattre Glendower et ses complices. Au travail, et demain le repos » – soldats d’une guerre dénaturée et impie. Le repos n’est pas pour les hommes quand ils restent englués dans leur violence. Cependant, l’essentiel de l’intervention de l’évêque concerne son opposition frontale et violente au projet impie de Bullingbrook, « Non. Dieu te l’interdit ». Ce cri du cœur jaillit dès le début de la réplique adressée à l’usurpateur. L’opposition s’articule sur la définition d’un sujet – droits et devoirs –, sur une définition de la justice – « Même les pires voleurs sont entendus avant d’être jugés », sur une définition de ce qu’est un roi de droit divin : « le roi est l’image de la grandeur de Dieu. C’est son capitaine, son serviteur, son représentant, son élu » sur une définition de ce que serait la « vraie grandeur » : « la vraie grandeur serait de s’interdire absolument un crime aussi fou », autrement dit de s’abstenir de toute violence, ce serait le seul « bon combat » à mener. Cet homme, naguère si discret dans ses interventions, puise dans la force de ses convictions le courage de s’interposer au moment de cette révélation ; il est « excité par Dieu luimême à défendre son roi », il ose donner à Bullingbrook le titre auquel il a droit : « le sale traître du roi de Hereford ». Prophète inspiré, il retrouve les accents terribles de John de Gaunt pour mettre en garde contre le danger des guerres civiles, sa parole rejoint alors les contemporains de Shakespeare dans le sinistre tableau de ce qui peut rappeler la guerre des Deux Roses : « Écoutez déjà gémir le futur. Et la paix coucher avec les Turcs et les infidèles. Et les guerres frénétiques détruire notre pays à nous », avant de révéler le nom de ce pays d’emballement, de rivalité et d’acharnement fou à détruire le semblable : « Golgotha. Pays des morts ». Carlisle relie alors l’histoire anglaise au temps de 50 CRDP Académie de Versailles la passion : en faisant du pays ravagé par le mal un Golgotha, il fait de Richard un nouveau Christ crucifié injustement par la violence humaine. Cependant, le sacrifice de Richard ne peut être semblable à celui du Christ : le « Golgotha », « Lieu du Crâne » où le Christ, nouvel Adam et nouvel Abel, donne librement sa vie pour le Salut du monde pour tout accomplir en lui, reste ici « la plus atroce division qu’ait jamais connue cette terre maudite ». La parole alors se fait cri devant le sacrilège : l’unité du monde, le rêve de la cité humaine confiée à un roi commis par Dieu pour se faire le serviteur du Christ s’écroule devant Carlisle : il défend la cause théologique garant de la paix de l’homme dans des impératifs désespérés : « Empêchez ça. Résistez. Faites que cela ne soit pas. » La dernière phrase n’est pas un souhait, ni une malédiction mais la vision terrible de ce qui se profile et qu’il faut coûte que coûte éviter « ou vos enfants de vos enfants verseront contre vous des larmes de malheur ». C’est donc un combat terrible que livre l’évêque Carlisle, combat pour le roi, combat pour la foi, pour défendre un ordre et une vision du Monde, l’ordre médiéval qui s’effondre devant ces fils violents, combattants et chefs d’armée ambitieux, assoiffés de puissance, lecteurs sans doute de Machiavel, hommes de la Renaissance, auteurs d’un droit fondé sur l’occasion, l’avantage et la force. Mais ce combat est perdu d’avance : dès ce moment, il est arrêté pour haute trahison. La pièce de Shakespeare fait à ce moment intervenir une autre figure de religieux en la personne de l’abbé de Westminster, supprimé dans la mise en scène de Jean-Baptiste Sastre. C’est lui, et non l’évêque, qui se charge d’organiser la conjuration et trouve en Aumerle un défenseur décidé. C’est l’abbé qui organise le crime d’état en utilisant la « sainte communion » comme un moyen de souder les conjurés, c’est lui qui retrouve le désir de Northumberland de combattre Richard, violence contre violence. La mise en scène supprime les deux scènes, à l’acte II comme à l’acte V. Aumerle reste dans la représentation responsable avec ses amis du meurtre projeté de Bullingbrook et l’évêque Carlisle demeure pur de tout reproche, comme dans le texte original de Shakespeare. Il aura écouté jusqu’au bout les demandes de son Maître en refusant toute violence. Cette grandeur dans le renoncement à tout usage de la force sera finalement saluée par Bullingbrook même. Incapable de sévir comme le souhaiterait Percy, le nouveau roi exprime même un regret secret: « Si tu vis en paix, tu mourras libéré des soucis. » La solitude et la retraite à laquelle il condamne Carlisle deviennent une chance, celle de la sainteté : « Choisis un lieu secret, une cellule. » L’estime s’exprime clairement : « Tu as toujours été mon ennemi mais j’ai vu souvent en toi l’honneur faire des étincelles. » La nostalgie pointe donc dans les propos de Bullingbrook et la leçon de Carlisle est peut-être entendue, quoique tardivement, dans le désir final de deuil, de repentir et de départ vers la Terre sainte en pèlerin comme vers une patrie perdue et réparatrice. Dans Richard II comme dans d’autres pièces de Shakespeare, Roméo et Juliette, Le roi Lear, la pièce se clôt sur le deuil et les regrets devant la tragique farce humaine. Carlisle, dont la voix s’éteint dans le silence, traverse la pièce et s’efface mais il fait entendre une AUTRE voix. Les personnages féminins Les femmes dans Richard II La pièce compte peu de personnages féminins, trois seulement, situation logique vu l’interdiction faite aux femmes de jouer. Cependant, les femmes dans Richard II sont placées comme « à côté » de l’intri- 51 CRDP Académie de Versailles gue, aucune d’elles n’assume la place importante d’une Juliette, par exemple. Ces personnages féminins appartiennent tous les trois à la plus haute aristocratie, deux épouses de lords, celle du défunt Gloucester et celle du duc d’York, la reine. La pièce fait donc l’économie de personnages secondaires plus populaires. Ces trois femmes appartiennent à des générations différentes : les duchesses d’York et de Gloucester sont des femmes âgées, l’une veuve, l’autre épouse de deux des fils d’Édouard, le roi précédent. La duchesse d’York a pour fils Aumerle, compagnon de Richard son cousin. À l’inverse la reine est une très jeune femme, venue de France épouser Richard. Ces trois femmes sont liées directement au drame, elles en sont les victimes mais à des titres divers. La veuve du duc de Gloucester, épouse d’un mari assassiné sur ordre du roi demande à son beau-frère Lancastre vengeance, lui adresse des reproches très nets : « Tu te fais largement complice de la mort de ton père en laissant massacrer lamentablement ton frère. Qui fut modèle parfait de ton père de son vivant. » Elle incarne le devoir de vengeance contre le coupable, les liens du sang, la filiation entre les générations. Avec un grand sens politique, elle montre que ce crime impuni est finalement menace pour Lancastre lui-même : « Supporter le massacre de ton frère, c’est offrir tout nu l’accès à ta propre vie. » Elle a conscience de vivre dans un monde désaccordé voué au malheur et se meurt de ne rien obtenir, elle se retire seule et refuse finalement la compagnie de quiconque : « Pas besoin de venir chercher là-bas la tristesse qui est partout dans le monde ». Sa mort, annoncée par un serviteur, dans la scène 2 de l’acte II, met le comble aux malheurs du Duc d’York, un autre de ses beaux-frères, au moment même où il voulait demander à sa belle-sœur de l’argent pour soutenir la guerre contre Bullingbrook, demande plus qu’étonnante vu les sentiments de la duchesse. Elle disparaît donc au moment de la tourmente, brisée par une injustice qu’elle aura été incapable de faire punir. La duchesse d’York intervient dans une situation différente. Elle agit de plainpied dans le nouveau règne, celui d’Henri IV, règne aux prémices violents causes de mécontentements et complots : Aumerle et ses amis en sont et son propre père découvre dans la scène 2 de l’acte V la lettre fatale de la conjuration. La duchesse essaie alors de tout mettre en œuvre pour enrayer le déferlement de la violence et de la vengeance royale contre son fils, elle se heurte avec force à son propre mari. Les deux femmes découvrent donc toutes les deux la difficulté de faire valoir l’humanité contre un pouvoir injuste et criminel. Toutes deux défendent les droits de la famille et du sang contre ceux du pouvoir. La première est obligée de lutter pour obtenir vengeance contre un ennemi commandité par le roi, la seconde découvre l’impossible rupture du respect masculin autour de l’autorité. John de Gaunt n’osait affronter directement Richard meurtrier de son propre frère, York rallié de fraîche date, est prêt à sacrifier son propre fils coupable envers le roi. Les deux duchesses expriment donc une lutte courageuse contre la tentation d’oubli de la justice pour l’une, de goût injuste de la violence et de la vengeance pour l’autre. La duchesse d’York agit en mère désireuse de sauver son enfant, elle essaie de désarmer les raisons secrètes de son mari : « Tu crois que c’est un bâtard et non ton fils. York mon amour. Mon homme. Ne pense pas ça. » Elle dicte à son fils la ligne de conduite à tenir « Aumerle. Suisle. Prends ton cheval. Vite. Au galop. Arrive chez le roi avant lui. Demande-lui pardon avant d’être accusé. Je te rejoindrai très vite. » Avec un grand courage, elle prend son époux de vitesse auprès du nouveau roi afin de sauver Aumerle compromis et 52 CRDP Académie de Versailles « justement » trahi par son père. Les deux femmes sont donc amenées pour des raisons opposées (venger un mort, sauver un conjuré prêt à tuer) l’une à demander le sang, l’autre à empêcher qu’il ne coule, toutes deux au nom de l’attachement familial. Toutes les deux entrent en conflit avec la mécanique du pouvoir : la raison d’état a demandé le meurtre de Gloucester, la fidélité à Henry demande le châtiment du traître Aumerle, lui-même fidèle au roi Richard. À travers les femmes, Shakespeare fait prendre conscience de la mécanique de la violence mimétique et montre le caractère fluctuant de la fidélité. Que vaut la fidélité inhumaine de York prêt à trahir son fils et à demander sa mort ? Comment croire à son honneur (« Ma vertu ? Se faire la maquerelle de son vice ? Et mon honneur se perdre dans sa honte ? ») quand il a lui-même finalement abandonné Richard ? Comment appeler la réserve de Lancastre ? Lâcheté ? Les deux duchesses en marge des hommes jouent finalement un rôle important : elles ont le courage de faire apparaître leurs impostures. Chez toutes les deux on retrouve le même parler viril, la même détermination, particulièrement chez la duchesse d’York qui se bat pour un fils bien vivant ; elle incarne un vrai amour agissant qu’elle oppose violemment à l’attitude contrainte de son époux : « Regarde-le. Ses yeux secs. Ses prières de comédie. Il parle avec sa bouche. Et moi avec mon cœur. » Elle permet au nouveau roi un moment de compassion et d’amour qui le sauve de la mécanique cruelle qui se met en place déjà. Aumerle sera finalement sauvé. La reine apparaît comme un personnage profondément tragique, sensible à un malheur qu’elle ne peut éviter. Absente à l’acte I, des décisions prises par Richard, elle est présente auprès du roi au moment de la spoliation des biens des Lancastre mais reste muette quand le roi la convie au plaisir avant son départ en Irlande : « Viens ma reine. Nous devons demain nous séparer. Sois gaie. Il nous reste si peu de temps. » Elle n’a droit à la parole que dans la scène suivante et nous découvre sa sensibilité au malheur. À la différence des conseillers du roi, elle est sensible « à quelque chose qu’[elle] ne connaît pas encore. (…) un mal innommable » qui la plonge dans une tristesse inconnue des autres personnages. Cet accouchement du malheur ne tarde pas, dès l’arrivée de Greene porteur des sinistres nouvelles de rébellion. (« Oh Greene : tu es la sage-femme qui me fait accoucher de mon mal. Et Bullingbrook : le sombre enfant de ma tristesse. ») Aucune désillusion ne lui est épargnée et c’est un peu la chronique d’un désastre annoncé. En effet la Reine entend les rapports catastrophiques de Greene, est témoin du désespoir de York, pourtant chargé de la sécurité du royaume. Dans ce royaume qui se défait, sa place est incertaine : elle accompagne son oncle York lors de sa sortie en II, 2 mais celui-ci ne sait seulement où aller ; à l’acte III, elle se trouve toujours avec lui, mais à Bristol. Reine d’un roi menacé, elle n’a déjà plus de statut bien défini, elle est à la dérive, en quête d’une impossible consolation, tributaire de l’aide improbable d’autrui : Bullingbrook s’empresse de manifester un attachement pour elle sans grande signification lors de son entrevue avec York (« Dis-lui bien tout le respect que je lui porte. Fais-lui savoir toute mon affection ») sans suspendre aucun préparatif de guerre : ce respect n’est qu’une coquille vide. Il est donc logique de retrouver la reine dans la scène 4 de l’acte III dans un lieu totalement éloigné de la vie publique et politique, un lieu de plaisir qui ressemble à une relégation. Paradoxalement, ce lieu clos, le jardin, sera celui de la révélation. La scène du jardin révèle pour commencer la personnalité de la reine. La reine est un être d’amour : dans sa situation, elle paraît vouée au malheur. Toute relation 53 CRDP Académie de Versailles heureuse lui est impossible, les moindres plaisirs ne rendent que plus aiguë la conscience de son malheur et elle rejette avec douceur les différentes propositions de la dame qui l’accompagne. Courageuse et lucide, elle choisit la vérité. Elle la recherche en choisissant de se cacher des jardiniers pour surprendre leur conversation : les derniers développements de la lutte et la vision populaire de l’action de Bullingbrook. Déterminée et active, elle réagit à ces terribles nouvelles : elle sort de sa retraite et exprime sa souffrance, exprime son indignation aux prophéties du jardinier, son amertume à être si tardivement informée, prend tout de suite la décision de rejoindre le roi à Londres et épouser son malheur : « Venez, Mesdemoiselles, venez. Retrouvez à Londres le roi malheureux de Londres. » Ainsi devientelle, elle aussi, une héroïne du cœur et de la fidélité. Comme la duchesse d’York, elle court à Londres mais ne manifeste aucune illusion de pouvoir sauver Richard. Elle sera simplement la compagne du malheur. Face au roi dans la première scène de l’acte V, elle manifeste un cœur royal et généreux quand elle refuse l’abaissement de Richard, son indignation est appel à la révolte pour retrouver dignité et grandeur : « Déchire la terre à défaut d’autre chose. Furieux d’être dominé. Et toi comme un bon petit élève tu subis sagement le châtiment. Tu lèches la trique. Petite biche servile qui s’aplatit. » Pourtant, son silence pendant le dialogue entre Richard et Northumberland lui permet d’évoluer. Le roi déchu maudit le zélé soutien de son rival, les mots très durs qu’il emploie montrent que sa fierté n’est pas abolie et sans doute rassurent la reine. Elle peut alors juger là où est la vraie grandeur. La fin de la scène devient duo lyrique où l’on retrouve certains des accents de Roméo et Juliette dans l’ultime rivalité des amants pour savoir qui souffrira le plus. La reine refuse de « prendre le cœur » de Richard, le désir de souffrir sans « tuer le cœur » de son époux lui commande de « garder » son cœur. Le jeu précieux entre les amants sur la possession du cœur de l’autre permet d’exprimer l’amour pur, le soin de l’autre, le désir de rompre avec la vie antérieure. Les adieux sont brefs, écourtés par Richard qui aura été, en cette matière, maître dans l’art du dénuement pour la reine. À ce moment, l’éducation de la jeune reine à la vie, c’està-dire à la souffrance, est achevée : elle quitte le théâtre. À la différence des deux duchesses, ses aînées, elle n’a plus rien à attendre du nouveau roi : elle a parcouru en quelques jours la totalité de la vie qui épuise les bonheurs du pouvoir et de la vie conjugale et conduit à la séparation définitive. Elle est allée plus loin que ses deux sœurs en acceptant cette séparation. Les personnages féminins dans la pièce apparaissent finalement assez proches et complémentaires : tous trois campent des personnages de femmes courageuses, fidèles et fières, plus attentives que les hommes aux souffrances, conscientes des dangers du pouvoir, critiques de ses crimes. Compagnes du malheur, elles retiennent l’attention par leur détermination et leur grandeur d’âme. La plus fragile et la plus jeune est celle qui est capable d’aller le plus loin dans son attention pour un roi condamné que rien ne protège plus et pour lequel elle accepte de mourir en « tuant [son] cœur ». Conclusion Shakespeare écrit dans Hamlet : « La mémoire, c’est l’œil de l’esprit. » (I, 2) En 1695, cet œil avisé regarde le lointain passé de l’Angleterre pour y scruter les heurs et malheurs du roi Richard. Il y découvre la faiblesse de toute vie, même – et surtout – royale. Le parcours de Richard, c’est celui du dénuement, sa grandeur, celle d’y consentir. La lecture attentive de la pièce permet de comprendre en profondeur la vision de 54 CRDP Académie de Versailles Frédéric Boyer dans sa postface, elle prépare la découverte de la mise en scène de Jean-Baptiste Sastre, le travail de Sarkis et de tous les comédiens. J’espère que ces pages pourront contribuer modestement à cette découverte et témoigneront du très grand plaisir que j’y ai moi-même trouvé. La lecture de cette œuvre ne peut que convaincre du très beau travail accompli au service de la pièce par tous ceux qui l’ont portée. Je leur adresse toute ma gratitude. Danielle Vitry 55 CRDP Académie de Versailles Bibliographie Éditions de la pièce – BOYER, Frédéric, Tragédie du roi Richard II, Éd. P.O.L – MARKOWICZ, André, La vie et la mort du roi Richard II, Les Solitaires intempestifs traduction créée pour les représentations au Théâtre de la Ville en 2004. – Pour consulter le texte anglais de la pièce dans ses différentes versions : le site de Shakespeare : http://internetshakespeare.uvic.ca/Library/plays/R2.html Sur le théâtre élisabéthain DEGAINE, André, Histoire du théâtre dessinée, Éd. Nizet, 1993. Sur Shakespeare – FLUCHERE, Henri, Shakespeare, dramaturge élisabéthain, coll. TEL Gallimard, 1987. – GIRARD, René, Shakespeare, les feux de l’envie, Éd. Bernard Grasset, Paris 1990. – JOHNSTON, Derek, Shakespeare, Éd. PUF, coll. « Figures et Plumes » 2008. – KOTT, Ian, Shakespeare notre contemporain, traduit du polonais par Anna Posner, Éd. Julliard, Paris 1965. – SUHAMY, Henri, Shakespeare, Éd. Le Livre de Poche, coll. « Références », Paris 1996. Sur Richard II – WINTER, Guillaume, Autour de Richard II, Éd. Artois Presses université, 2005. – Les sources de Shakespeare : http://www.shakespeare-online.com/sources/R2sources.html Autres lectures ELIADE, Mircéa, Le sacré et le profane, Éd. Folio Essais, 1987. GIRARD, René, La violence et le sacré, Éd. Hachette Littérature, 1998. Représentations scénographiques, crédits photographiques – Des photos des différentes représentations de la personne du roi Richard, depuis l’époque médiévale aux acteurs du XXe siècle : ramel.pagesperso-orange.fr/r2/index. html – La Bataille de San Romano (l’épisode de la retraite des Siennois) de Paolo UCCELLO : http://www-lyc58-romain-rolland.ac-dijon.fr – Le diptyque Wilton : https://wwwencyclopedie.bseditions.fr 56 CRDP Académie de Versailles Annexes RICHARD II ETUDE DE LA COMPOSITION TABLEAU DE PRESENCE DES PERSONNAGES ACTES I De mauvaises décisions, une royauté indigne SCENES PERSONNAGES 1 Richard, John de Gaunt , nobles et serviteurs TEMPS LIEUX Pas d’indication fonds, serait responsable de la mort de Gloucester ; les deux hommes demandent le duel judiciaire. Le Roi essaie d’éviter la violence mais les 2 partis refusent de cesser la querelle. Le combat est alors remis à La Saint Lambert à Coventry. Bullingbrooke , Mowbray 2 J de G ; Duchesse de Gloucester Après la cour de justice 3 lord Marshall et Duc d’Aumerle Saint Lambert Coventry Pas d’indication Coventry Pas d’indication Ely House demeure de John de Gaunt Déploration par sa veuve de l’assassinat de Gloucester. Elle appelle John de Gaunt à venger son frère : mais le duc refuse d’agir contre le roi. La duchesse lance des malédictions contre Mowbray. Ellipse entre I 2 et 3 Ensuite Norfolk et enfin Bullingbrook Sortie du Roi et de sa suite Duc d’Aumerle Arrivée de Buschy II 1 John de Gaunt, le duc d’York La rébellion Arrivée de Richard, la Reine, Aumerle, Bushy, Bagot, Green, Ross et Willoughby Northumberland 2Bushy, La reine, Bagot, Greene Ellipse imprécise Arrivée de York 3 Bullingbrook Northumberland Ellipse imprécise Arrivée de Henry Percy, fils de Northumberland Puis de Ross et Willoughby et de Berkeley et de York 4 le Capitaine gallois, Salisbury Attente « depuis dix jours » Jour du duel judiciaire Les champions se présentent devant le Roi, les conditions du duel sont réglées par le lord Marshall et 2 hérauts. Le roi impose un appel et fait connaître sa décision : le refus du duel, de la violence et le bannissement des duellistes, à des durées différentes (Hereford : 10 ans remis finalement à 6 ans ; Mowbray : bannissement à vie). Les bannis prêtent serment de respecter la sentence royale. John de Gaunt, tient d’amers propos, pour avoir été obligé de parler contre son fils au conseil royal. Sortie du Roi les adieux du père et de son fils . Entretien de Gaunt et de son fils : vains efforts de réconfort, détresse de Bullingbrook qui affirme son sentiment anglais. Puis Richard et sa suite 4 Richard, Green et Bagot CENTRES D’INTERET Cour de justice = Bullingbrook accuse Mowbray : il aurait détourné des Gloucestershi re, près de Berkeley Le camp de l’armée royale Le Roi et ses courtisans-espions. Le roi Interroge Aumerle , désireux de connaître la teneur des adieux. Richard exprime sa rancœur et sa jalousie . Green rappelle la nécessité de la guerre en Irlande, le roi évoque le manque d’argent de la couronne et propose des solutions cyniques. L’arrivée de Bushy ,qui annonce la maladie subite de John de Gaunt, réjouit le Roi. Au chevet du malade : mises en garde inutiles ; la spoliation . John de Gaunt, malade, affirme pouvoir conseiller utilement Richard contre la corruption et la honte malgré les impressions contraires de York qui constate l’entêtement du roi. Arrivée du roi et de sa suite. John de Gaunt prophétise la maladie du roi et lui adresse de sévères reproches Sortie de John de Gaunt. Richard annonce la réquisition des biens de Gaunt pour financer la guerre en Irlande, York adresse reproches et mises en garde au roi Départ de York puis du roi et de sa cour pour l’Irlande . Les mécontents. Northumberland annonce la mort de John de Lancastre, Ross, Willoughby dénoncent la politique dispendieuse et mauvaise du roi. Annonce de l’arrivée prochaine d’Henry de Hereford, tous partent pour Ravenspurgh. Douleur et pressentiments de la reine . Les favoris du Roi lui annoncent le débarquement de Bullingbrook et la défection de Northumberland, Ross, Willoughby . Désarroi des fidèles . Un serviteur annonce la mort de la duchesse de Gloucester à York. York exprime son désespoir dans une situation qu’il juge absurde.. Les favoris du roi restés seuls expriment leurs craintes : Bagot part en Irlande, les deux autres à Bristol. Retour du banni accueilli par les flatteries de Northumberland. Percy annonce le ralliement de Worcester. Les Lords loyaux à Richard viennent voir Bullingbrook et York lui adresse des reproches mais est sensible à ses arguments : il affirme finalement sa neutralité. Défection du Capitaine Gallois devant l’absence de nouvelles du roi et l’accumulation se signes sinistres. 57 CRDP Académie de Versailles Annexes III Le retour du Banni 1 Bullingbrook, York, Northumberland + Bushy et Green prisonniers 2 Roi Aumerle Carlisle soldats Bristol camp de Bullingbrook Pas d’indication Château de Barkloughly Durée imprécise du siège Château de Flint Arrivée de Scroope Hors scène entre actes II et III : défaite des favoris du Roi Bullingbrook s’arroge le droit de justice royal en condamnant à mort ses ennemis vaincus : énoncé de la sentence et des motifs ; Bullingbrook affirme son désir de prendre soin de la reine. Il part pour d’autres combats. Bonheur du retour du Roi en Angleterre ; Richard, d’abord confiant dans sa conception sacrée du roi, s’effondre après la révélation par Carlisle de l’ampleur de la révolte. Scroope annonce l’exécution de Bushy et Greene puis le ralliement de York : Départ désespéré de Richard pour le château de Flint. 3 Bullingbrook, York, Northumberland et suite Cour inférieure IV Fin de partie et retour V Le cercle de la violence 4 Reine, dame Jardinier et serviteur Pas d’indication Jardin 1 Bullingbrook & Lords : Aumerle, Northumberland, Percy, Fitzwater, Surrey, Carlisle, Abbé de Westminster Lord, héraut,, officier Pas d’indication Londres Parlement Pas d’indication Londres, rue conduisant à la Tour Chez les York Pas d’indication Aumerle, l’évêque Carlisle, l’abbé de Westminster 1 Roi Richard, reine, gardes Northumberland 2 York, la duchesse Pas d’indication Aumerle Même moment Au palais Pas d’indication 4 Exton, un serviteur Pas d’indication Pas d’indication , après le couronnem ent de Henry IV Pas d’indication Pas d’indication Château de Pomfret 6 Bullingbrook York, autres lords et serviteurs Entrent Nortumberland puis Fitzwater, Percy et Carlisle, puis Exton et le cercueil Entrevue entre Richard et Bullingbrook dans la « cour inférieure » du château : regard lucide de Richard et abandon : départ pour Londres. Désarroi de la reine. Cachée, elle surprend le dialogue du jardinier et de son aide : entretien métaphorique entre l’art des jardins et le gouvernement, écho des nouvelles politiques (résumé des actes précédents, annonce de la destitution). la Reine exprime sa douleur et part pour Londres après avoir maudit ce fatal jardin Les jardiniers expriment leur compassion. 3 Roi, Percy, autres Lords York, Aumerle, la duchesse 5 Richard, le palefrenier, le gardien Les assassins dont Exton Désacralisation de Richard dans le camp des révoltés: Northumberland en parlant lui refuse le titre. Envoi des plénipotentiaires de Bullingbrook porteurs d’un ultimatum Entrevue entre Richard et Northumberland. Détresse de Richard : tirade de l’abandon. Pas d’indication DESTITUTION DE RICHARD. Elucidation de la mort de Gloucester. Bagot accuse Aumerle d’avoir commandité le meurtre, les lords lui lancent des défis. : Bullingbrook souhaite rappeler Mowbray banni pour témoignage mais Carlisle annonce sa mort en Italie après avoir lutté pour le Christ. L’abdication de Richard et l’avènement de Henry IV. L’évêque Carlisle refuse cette mesure au nom d’une conception théocratique de la royauté : cette transgression causerait violences et guerres civiles. Northumberland arrête Carlisle pour haute trahison. Comparution de Richard : abandon de la royauté, Richard accepte tout, brise le miroir qui ne garde aucune trace de ce si cruel abandon. Sa requête d’exil est refusée : il reste prisonnier du nouveau roi. Sortie du Roi Henry, des Lords et de Richard captif. Un complot se monte contre le nouveau roi-tyran : Aumerle, Carlisle, l’abbé de Westminster. Dans la rue ont lieu les adieux des époux, finalement séparés par Northumberland. Chez les York. Le duc raconte à son épouse les derniers développements : les outrages adressés à Richard et fière arrivée de Bullingbrook dans la liesse populaire : la duchesse exprime sa compassion. Arrivée d’Aumerle privé de son titre par Bullingbrook pour avoir aimé Richard mais sauvé par son père au Parlement.. York découvre la lettre du complot au cou de son fils : les époux s’opposent violemment sur la conduite à suivre. Chez le Roi : le pardon. Bullingbrook récrimine contre son fils mais veut pardonner et espérer La trahison d’Aumerle est découverte : Aumerle se défend, son père l’accuse, sa mère supplie Bullingbrook et emporte le pardon. Exton rend Le service de l’assassin : il veut être « l’ami » qui « débarrasse de cette peur vivante » le nouveau roi. La mort du Roi Richard. Richard médite seul sur les pensées contradictoires qui torturent son esprit , sur le temps et son désespoir . Il s’entretient avec le palefrenier :qui révèle la dernière usurpation d’Henry, prendre le cheval de Richard au couronnement. Richard est tué par Exton : le meurtrier exprime un fugitif regret devant la noblesse et le courage du roi. Les violences du nouveau roi. Les favoris apprennent au roi les cruautés du nouveau règne Bullingbrook exile Carlisle dans un monastère et refuse de remercier Exton pour son crime. 58