Le suffrage féminin en Belgique
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Le suffrage féminin en Belgique
Contexte Réflexion proposée par Olivier Vanderhaegen - Fonctionnaire de Prévention à Uccle et maître-assistant en histoire et philosophie à la Haute Ecole Paul-Henri Spaak. Proposition théorique autour du Suffrage féminin en Belgique dans le cadre d’un cours proposé en première année du baccalauréat en assistant social. Le suffrage féminin en Belgique Prérequis Le texte qui suit est tiré d’un cours d’Histoire de Belgique prodigué en première année du baccalauréat en assistant social. Il vise à montrer comment la dimension de « genre » traverse certaines problématiques historiques et construit les discours politiques. Le cas mis en lumière concerne la problématique du suffrage féminin en Belgique et démontre comment, après une évolution historique de près de plus de 100 ans, l’approche genrée (gendered) des droits individuels impliquent la construction de deux citoyennetés différentes : la masculine et la féminine. Les éléments repris dans ce texte sont essentiellement tirés de l’ouvrage d’Eliane GUBIN, Choisir l’histoire des femmes, Ed. de l’Université libre de Bruxelles, Bruxelles, 2007, p.71-144. 1°/ Rappel chronologique / Repères historiques Pour comprendre le contexte des citations reprises dans le texte, il est nécessaire de rappeler les quelques dates suivantes : 1830 : suffrage censitaire 1893 : suffrage censitaire tempéré par le vote plural 1919-1921 : suffrage universel masculin 1948 : Suffrage universel mixte Autres pays : France (1944), Autriche (1921), Pays-Bas (1921), Allemagne (19181921), Suède (1909), Finlande (1906), Norvège (1913) 2°/ Signification du combat pour le vote masculin et féminin L’histoire du suffrage des femmes n’est pas une question de décalage chronologique. Accréditer cette thèse signifie oublier un élément majeur du problème : l’égalité politique n’a pas la même signification pour les hommes que pour les femmes. La lutte pour l’égalité politique des hommes prend l’allure d’un combat politique qui prend place dans la lutte des classes. Ainsi, l’accès au suffrage universel masculin en 1919-1921 débouche sur une égalité réelle pour les hommes (1 homme = 1 voix). Les femmes, par contre, n’ont jamais été pensées comme des membres neutres à part entière du corps social, mais comme des personnes sexuées appelées à remplir une tâche fondamentale : la reproduction et le maintien de la famille. Dès le départ donc, existe un consensus général pour refuser à la femme l’exercice de la souveraineté et sa participation à la sphère publique. L’accès des femmes au suffrage n’est donc pas qu’une question politique mais touche à l’organisation même de l’ordre social traversé par la question du genre qui implique que la lutte pour le suffrage masculin et féminin n’a pas la même signification. La revendication égalitaire pour les femmes se trouve confrontée donc au problème de l’organisation sociale, familiale et culturelle. On peut par exemple parler de l’histoire du suffrage masculin sans parler de la paternité, alors que ne pas parler de maternité pour les femmes est impossible. L’opposition à l’émancipation féminine a longtemps (durant tout le XIXème siècle – début du XXème siècle) fait l’objet d’un large consensus parmi les hommes. Pourquoi ? Rien ne remet en cause les rôles sociaux différenciés attribués aux hommes et aux femmes ce qui implique que cette question n’a jamais été prioritaire. 3°/ Deux types d’arguments Le premier obstacle à l’émancipation politique des femmes réside dans les discours masculins de l’époque. On distingue ainsi deux types d’arguments justifiant l’incapacité politiques des femmes : - Les arguments naturalistes se référant à la nature de la femme justifiant son éjection de la sphère publique. Ce type d’arguments n’est pas politique mais se réfère aux relations de genre. Ils relèvent de la catégorisation/différenciation de sexe qui régit les rapports sociaux dans tous les domaines. Ceux-ci renvoient en effet à la mission naturelle des femmes à savoir la reproduction. C’est au nom de la stabilité et du maintien de l’ordre établi que les femmes sont naturellement tenues à l’écart de la sphère politique. - Les arguments utilitaristes. A chaque extension de l’électorat, l’on a vu des voix s’élever pour poser la question de l’opportunité d’étendre le nombre d’électeurs. Le suffrage ne s’est en effet jamais démocratisé sous la pression d’idées mais sous la contrainte d’évènements conjoncturels. On met toujours en balance des enjeux politiques et des stratégies partisanes. Le calcul électoraliste prit souvent le pas et occupa plus de place que le débat d’idées. Donc quand il s’est agi d’inclure les femmes dans l’électorat (on double l’électorat purement et simplement), le politique ne s’est pas demandé s’il était logique et équitable que les femmes votent, on s’est plutôt demandé pour qui les femmes voteraient. La différence ici, c’est que pour les hommes on tentera de déduire leur comportement électoral d’après leur classe sociale alors que le comportement des femmes est lié à leur physiologie : mères et épouses, les femmes sont animées d’un réflexe prudent et modéré, soit conservateur qui est quasi vu comme une caractéristique génétique. Il s’agit là plus que d’un stéréotype mais d’un postulat ancré dans tous les discours. Pour les partis de gauche, il était exclu d’accorder aux femmes un suffrage qui allait les exclure du pouvoir ! C’est pourquoi, pour les femmes, on a toujours fait clairement la distinction entre les principes et les nécessités politiques. Beaucoup se déclarent opposés au suffrage féminin parce que « la politique n’est pas une affaire de principes, mais c’est l’art de prendre le pouvoir » (Léon Hennebicq, 1901). Cet argument va dans les deux sens et sera également utilisé par le parti catholique qui après la seconde guerre mondiale voit dans le suffrage féminin un rempart contre le socialisme. On constate donc que les arguments sont essentiellement naturalistes et conjoncturels et que jamais on n’aborde le débat théorique de fond. On constate également que c’est le parti chrétien qui a été le plus prompt à défendre le vote des femmes, non pas pour des raisons idéologiques mais pour des motifs purement conjoncturels : freiner l’ascension du parti socialiste : « si les femmes s’occupent un jour de politique, elles lui imprimeront un caractère sagement conservateur et elles se méfieront du parti collectiviste ». 4°/ Qu’est-ce que voter ? De manière générale en Belgique, on a toujours considéré le vote comme une fonction liée à des compétences et non comme un droit. On a donc clairement mis en évidence, en 1830, une conception méritocratique du vote : « Le bulletin de vote ne doit être octroyé aux femmes que sélectivement, moins en raison de leur appartenance au genre humain que par souci de mettre en concordance le droit constitutionnel et le droit civil. Le code civil frappe d’incapacité les femmes mariées et il serait juste qu’accèdent à la capacité politique toutes les femmes qui jouissent de la capacité juridique » (Louis Frank, 1892) La question liée au vote des femmes consiste donc à savoir si le vote doit rester une fonction organisée ou devenir un droit naturel. Affirmer que le vote constitue un droit revient donc à affirmer l’égalité des sexes devant le scrutin. On peut donc comprendre que jamais l’argument du vote comme droit ne va pousser le politique à étendre le droit de vote. Et de facto l’on comprend mieux l’argument de 1948 qui, plus qu’un droit, constitue une récompense pour le rôle joué par les femmes durant la guerre (résistance, économie, patriotisme). Jusqu’après le 1ere guerre mondiale, on peut conclure que les partisans du droit des femmes en tant qu’être humain sont rares. 5°/ Les arguments justifiants le vote féminin Les discours se modifieront légèrement dans l’après-guerre mais en se basant toujours sur les qualités spécifiques des femmes justifiant leur accès à la sphère politique. Après la seconde guerre mondiale on en appelle ainsi à « leurs vertus particulières nécessaires à la reconstruction du pays, leur dévouement à leur patrie pendant la guerre, leur modération politique, leur mérite dans le travail social et le mouvement associatif et leur rôle dans la résistance ». On trouve même ce genre d’arguments dans la bouche de certaines militantes féministes : « Les femmes ont des points de vue particuliers à exprimer …Elles ont dans divers problèmes économiques, sociaux, familiaux ou fiscaux des vœux à exprimer qui s’éloignent sensiblement des points de vues masculins » (Isabelle Blum, 1945). La revendication pour le suffrage féminin n’est pas une croisade pour la reconnaissance de la femme comme individu mais plonge ses racines dans l’exacerbation des spécificités féminines : « On nous dénie le droit de voter sous prétexte que nous sommes trop différentes des hommes, n’est-ce pas au contraire un motif pour nous le donner afin que nous apportions dans le soin des affaires communes des qualités différentes et complémentaires de celles des hommes « (Van den Plas, 1922). On le voit ici, l’accès des femmes au suffrage est toujours vu comme une extension de la sphère privée jamais comme un accès à la sphère publique. Les femmes ne sont pas appelées aux urnes en tant que citoyennes mais pour remplir une mission moralisatrice : ce n’est que par le suffrage féminin qu’on parviendra à vaincre l’alcoolisme, « partout où la femme vote, le paupérisme recule… » Dans tous ces discours la citoyenne est singulièrement absente des débats. Certaines revendiquent même des urnes séparées afin de mettre les aspirations des femmes en évidence. Le modèle de la femme tourne donc plus autour du modèle de la mère-électrice que de l’individu- citoyen : « Il n’est pas de véritable démocratie sans égalité entre les citoyens et c’est élever la notion de démocratie que d’associer à la vie publique celles qui dans l’avenir, sont responsables des foyers qui composent la nation et des enfants qui seront les hommes de demain » (Van den Plas, 1922). On peut donc conclure qu’au début du XXème siècle les revendications suffragistes se basent sur le rappel inlassable des qualités féminines ( =perspective utilitariste). On se base sur une vision différentialiste des tâches, on revendique le savoir-faire féminin, on insiste sur le rôle spécifique des femmes qui peuvent par leurs qualités morales combattre l’alcoolisme, le militarisme et la débauche. On le comprend, ce n’est pas du tout l’égalité ou l’équité qui est visée : le suffrage n’est pas un but mais un moyen pour insuffler des qualités féminines spécifiques aux préoccupations politiques. La technique est d’affirmer les valeurs féminines en les amplifiant au point d’en faire la seule légitimation de la citoyenneté politique des femmes. Dans les autres partis, principalement le POB (PS), les revendications pour l’égalité politique sont rares et l’on constate surtout des revendications pour l’égalité économique (crise des années 1930 et danger pour le travail des femmes). Par après, suite à la seconde guerre mondiale, on justifie le droit de vote des femmes pour le rôle joué dans la résistance en assimilant le bulletin de vote à un satisfecit patriotique. 6°/ Conclusion En conclusion, les femmes obtiennent le droit de vote après un débat qui ne fut jamais théorique. L’idée d’un suffrage comme droit naturel, imprescriptible et inaliénable est absente des débats qui n’ont jamais eu pour objectif l’avènement de l’individu-citoyen. Si l’on compare le droit de vote masculin et féminin, on constate que le suffrage pour les hommes a toujours pris les contours d’un combat politique alors que pour les femmes, la perspective de genre domine. En effet, les femmes restent tributaires d’un schéma différentiel qui crée une barrière infranchissable entre les sexes. On peut se demander ce qui pose problème : le problème réside-t-il dans le fait de conférer du pouvoir aux femmes ou de leur conférer le même pouvoir qu’aux hommes ? On comprend dès lors que la hantise fut de réaliser une confusion des sexes si l’égalité politique était affirmée en donnant le droit de vote aux femmes (ce qui pouvait remettre en question l’ordre bourgeois issu du XIXème siècle) et il est clair que cela orienta le débat vers la morale et les mœurs, ce qui permet de constituer deux citoyennetés distinctes où la citoyenneté féminine demeure spécifique alors que la masculine relève du général. Ce n’est finalement que dans les années 1970 qu’au vu de l’inégalité réelle entre les femmes et les hommes dans la société, le débat sur l’égalité fut réellement mené.