Peindre le temps
Transcription
Peindre le temps
Peindre le temps Extrait I Leaning, leaning, Safe and secure from all alarms ; Leaning, leaning, Leaning on the everlasting arms Vous vous souvenez ? C’est ce refrain que, d’une voix lancinante, chante Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur, l’unique film de Charles Laughton. Il fait nuit ; le pasteur Harry Powell, qui a enfin retrouvé la trace des deux enfants qu’il pourchasse, est assis sur une souche, face à la fenêtre de la maison où ils ont trouvé refuge. Plan suivant : à l’étage, déjà séduite, l’adolescente Ruby se lève, charmée. Plan suivant : dans l’ombre se tient, vue de profil dans un rocking-chair, la silhouette biblique de Lilian Gish, un fusil à la main. Travelling avant vers la fenêtre : Mitchum, qui a cette beauté du diable bien plus vénéneuse que celle de Gérard Philipe, continue dehors sa mélopée en noir et blanc : What a fellowship, what a joy divine, Leaning on the everlasting arms ; What a blessedness, what a peace is mine, Leaning on the everlasting arms On voit maintenant le visage de Lilian Gish : il a l’expression lasse de ceux qui, à regret, doivent de nouveau prendre les armes pour défendre l’innocence menacée, de ceux qui savent que le mal n’en finira jamais. Cette fatigue si américaine, si chrétienne, on la revoit chez le Al Pacino du Parrain ou le Johnny Depp de Dead Man. Lilian Gish ne cligne pas des yeux. Elle doit penser que le Ciel est insondable en ses desseins, que Lui seul sait pourquoi il faut subir cette épreuve, que, en vertu d’on ne sait quelle théodicée, il est incompréhensiblement triste qu’Il laisse prospérer les monstres sur cette Terre. Elle entonne à son tour sur le même air la strophe suivante de ce célèbre chant de grâce, et la tresse de ce chœur nous fait entendre ce que les doigts du pasteur nous ont déjà montré : Love / Hate. La sagesse de Lilian Gish, la séquence suivante nous l’apprend en montrant d’abord un hibou, puis un lapin. Plan suivant : le hibou fond sur sa proie. Retour sur Lilian Gish : horschamp, un couinement définitif ; commentaire : It’s a hard world for little things. Bien plus jeune que Lilian Gish, Barbara Navi le sait aussi : sur une photo d’elle, elle s’est saisie d’une poupée pour protéger ses enfants horschamp, et probablement l’enfance en elle. Toutes ses toiles disent ces menaces et ces défenses : It’s a hard world for little things. Au commencement – mais y a-t-il jamais un commencement ? – il y a la ville. Ce n’est peut-être pas là que s’éveille l’œil mais c’est là que s’exerce la main. Là où d’abord on vit, se socialise, s’individue. En l’occurrence, en banlieue. Ville marginale d’après Baudelaire, d’après Verhaeren, d’après Queneau et d’après Aragon. D’après Cendrars, d’après Doisneau et d’après tous ces cinéastes de la poésie noire aussi, de Renoir à Melville. En somme, fin d’une mythologie. Banlieue de « la décomposition du lien social », de « la dissolution de l’individu ». Et, dans ce glissement de l’ancien moribond au moderne aseptisé, entre Boulevard Lénine et « ville fleurie », entre vieilles ruelles et nouveaux giratoires, on voit parfois passer parmi les barres, les panneaux de signalisation et les bagnoles, des silhouettes affairées, méconnaissables. Beauté vénéneuse et plénitude du vide, même quand l’espace est saturé (…)