les différences culturelles

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les différences culturelles
AVRIL 2007 • N o 624 • 8 €
LES DIFFÉRENCES
CULTURELLES
REVUE MENSUELLE DE LA SOCIÉTÉ AMICALE DES ANCIENS ÉLÈVES DE L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE
P O R T R A I T D E DAV I D R I CA R D O
Détail d’un tableau de Mondrian.
© 2006 TOPFOTO
La Jaune et la Rouge,
revue mensuelle de la Société amicale
des anciens élèves de l’École polytechnique
Directeur de la publication :
Daniel DEWAVRIN (58)
Rédacteur en chef :
Jean DUQUESNE (52)
Secrétaire de rédaction :
Michèle LACROIX
Éditeur :
SOCIÉTÉ AMICALE DES ANCIENS ÉLÈVES
DE L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE
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Tarif 2007
Prix du numéro : 8 €
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Impression :
EURO CONSEIL ÉDITION
LOIRE OFFSET PLUS
Commission paritaire n° 0109 G 84221
ISSN n° 0021-5554
Tirage : 11 400 exemplaires
N° 624 • AVRIL 2007
5
L E S D I F F É R E N C E S C U LT U R E L L E S
4
5 Éditorial de Philippe d’IRIBARNE (55)
8 Entreprise internationale et diversités culturelles
par Bertrand COLLOMB (60)
12 Les entreprises d’origine française à l’épreuve
du développement international
par Jean-Pierre SEGAL
16 Quelle bonne gouvernance dans les pays en développement (PED)?
par Alain HENRY (73)
20 Le pouvoir en Chine
Entretien avec François JULLIEN
par Geneviève FELTEN et Philippe d’IRIBARNE (55)
23 Pour une anthropologie comparée des «lieux du politique»
par Marcel DETIENNE
26 Qu’est-ce qu’être égal? Le contraste entre les États-Unis et le Brésil
par Livia BARBOSA
30 L’Inde démocratique dans un imaginaire de caste par Jean-Claude GALEY
33 La construction européenne prise entre visions antinomiques du citoyen
par Philippe d’IRIBARNE (55)
36
C O L L È G E D E P O LY T E C H N I Q U E
36 Nos prochains séminaires de formation
LIBRES PROPOS
37 Vers un véritable aggiornamento de l’X
37
par Henri MARTRE (47)
40 ParisTech... Quel pari?
par Maurice BERNARD (48)
45 Courrier des lecteurs
50 c à Paris
par Jean Louis BOBIN (54), James LEQUEUX et Nicolas TREPS (94)
FORUM SOCIAL
55
55 Vivre une société pluriethnique dans un collège en ZEP à Paris
par Jacques DENANTES (49)
57
V I E D E L’ É C O L E
57 10e Trophée Voile X-HEC les 26 et 27 mai 2007,
Deux bicornes autour du monde!
par Blandine ANTOINE (2001) et Élodie RENAUD (2001)
IN MEMORIAM
59 François TEISSIER DU CROS (24), 1905-2006
59
par Jérôme PELLISSIER-TANON (54)
61
ARTS, LETTRES ET SCIENCES
61 Les livres
65 Récréations scientifiques par Jean MOREAU DE SAINT-MARTIN (56),
Allons au théâtre par Philippe OBLIN (46)
66 Discographie par Jean SALMONA (56)
67 Musique en image par Marc DARMON (83)
68 Solutions des récréations scientifiques
70
V I E D E L’ A S S O C I AT I O N
70 Procès-verbal de la réunion du Conseil d’administration de l’AX du 14 décembre 2006
72 Reçus Fiscaux,
Vie des promotions,
Groupes X
73 Carnet professionnel,
Votre école chez vous
74 Carnet polytechnicien
75 15e Salon des ingénieurs
76 GPX
ANNONCES
77 XMP-Entrepreneur
78 Bureau des carrières
80 Autres annonces
77
Comité éditorial de La Jaune et la Rouge :
Pierre LASZLO • Gérard PILÉ (41) • Maurice BERNARD (48) • Michel HENRY (53) • Michel GÉRARD (55) • Alain MATHIEU (57) •
Jean-Marc CHABANAS (58) • Jacques-Charles FLANDIN (59) • Jacques PARENT (61) • Gérard BLANC (68) • Jacques DUQUESNE (69)
• Nicolas CURIEN (70) • Alexandre MOATTI (78) • Hélène TONCHIA (83) • Jean-Philippe PAPILLON (90) • Bruno BENSASSON (92).
© BERNARD SHEPPARD
Portrait de David Ricardo
(1772-1823)
Le léger retard avec lequel nous avons reçu ce portrait de Ricardo, encore détenu par l’un de ses descendants, ne
nous a pas permis de l’insérer dans le numéro de mars. Nos lecteurs pourront ainsi admirer ci-dessus l’un des
fondateurs de l’école classique anglaise d’économie politique, avec Adam Smith et Thomas Malthus, défenseur
du libre-échange et de l’abrogation des Corn Laws, et auteur de plusieurs ouvrages dont Essai sur le haut prix des
lingots (1811), Essai sur l’influence des bas prix du blé sur les profits du capital (1815), Des principes de l’économie
politique et de l’impôt (1817).
Qu’il nous soit permis de remercier chaleureusement M. Christopher Ricardo et M. Bernard Sheppard qui ont
bien voulu nous communiquer ce document. Il est envisagé que ce portrait d’un des pères fondateurs de l’économie
politique moderne soit exposé à la National Gallery of Portraits de Londres.
4
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
LES DIFFÉRENCES CULTURELLES
AVANT-PROPOS
Philippe d’Iribarne (55)*,
directeur de recherche au CNRS
Q
U’ENTEND-ON quand on parle de différences culturelles?
Comment les cerner? Et qu’en faire? En quoi précisément
concernent-elles l’homme d’action, responsable
politique ou manager ? Comment celui-ci peut-il s’y prendre
pour les intégrer dans sa vision du monde et, dans la mesure
où elles font partie de ce qu’il ne peut changer, pour s’y
adapter de manière constructive ? Ce bref dossier ne prétend
évidemment pas donner des réponses circonstanciées à toutes
ces questions. Mais il cherche à donner un aperçu des
connaissances, encore limitées, les concernant. Dans ce
domaine, bien des idées circulent, bien des images, des
stéréotypes (les Allemands disciplinés, les Français arrogants,
les Libanais retors, etc.), des préjugés. Il est bon de s’en
affranchir si l’on veut percevoir avec acuité comment va
notre planète
La deuxième moitié du XXe siècle a cru en l’avènement
d’une humanité unifiée. Les différences de toutes sortes entre
les humains, et en particulier les différences de cultures,
allaient, pensait-on, perdre progressivement tout relief. Divers
facteurs allaient entraîner une telle évolution : la mondialisation
de l’économie, entraînant la multiplication des échanges
entre les hommes; l’élévation générale du niveau d’instruction,
conduisant à faire reculer l’infinie diversité des préjugés
hérités du passé ; l’action des organisations internationales.
La conscience des horreurs du nazisme ne pouvait que rendre
universelle l’adhésion à des droits de l’homme transcendant
les temps et les lieux. Mais, peu à peu, le regard sur le monde
a changé. On s’est mis à parler de choc des civilisations. Les
États-Unis paraissent plus que jamais singuliers avec la place
que tient, dans leur grand rêve messianique, la conviction
qu’ils ont reçu de Dieu la mission de répandre la liberté de
par le monde, jointe à leur art incomparable de combiner
leurs idéaux et leurs intérêts. La conception française de la
laïcité paraît étrange hors de nos frontières. La Turquie se
met à paraître trop différente pour entrer dans l’Europe.
L’Afrique noire, le Moyen-Orient, la Chine sont ressentis
comme d’autres mondes, obéissant à d’autres logiques.
Des différences qui s’accentuent
« Nous savons maintenant, écrit par exemple le New York
Times, que les forces globales de l’économie et de la technologie
ne font pas progressivement disparaître les cultures et les
valeurs locales. Au contraire, les cultures et les valeurs donnent
forme au développement économique. Bien plus, au fur et à
mesure que la richesse et l’éducation se développent, les
différences culturelles ne s’effacent pas mais s’accentuent ;
les divers groupes s’attachent à des visions différentes d’une
vie bonne et réagissent agressivement à ce qu’ils perçoivent
comme des atteintes à leur dignité culturelle1. »
Des conceptions très diverses de la vie
en société et du gouvernement des hommes
Plusieurs réalités bien distinctes, et souvent peu liées
entre elles, se cachent derrière le terme de différences culturelles. On peut en distinguer au moins trois.
• Un premier aspect a trait à la diversité des langues, des
musiques, des costumes, des architectures, des mœurs, qui
distinguaient traditionnellement les habitants de telle vallée,
les membres de telle tribu ou de telle province, éléments que
les ethnologues tentent de recueillir pieusement, et parfois de
mettre dans des musées, avant qu’il ne soit trop tard.
• Un deuxième aspect a trait à l’existence d’identités
partagées par des groupes dont les membres se considèrent
comme différents des « autres », parce que porteurs d’une
autre histoire, héritiers d’autres ancêtres, réels ou mythiques,
identités associées à un nom, brandi comme un drapeau ;
Hutus et Tutsis, Flamands et Wallons, Serbes et Albanais. Loin
de disparaître, ces différences sont actuellement le moteur
de multiples conflits sanglants.
• Un troisième aspect, enfin, beaucoup moins
immédiatement visible, concerne l’existence, largement
inconsciente, de cadres de pensée qui orientent les manières
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
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de regarder les êtres et les choses, de donner sens à l’existence,
de distinguer dans le flux de l’expérience quotidienne ce que
l’on remarque et ce qui indiffère, d’interpréter les réussites
et les échecs, la richesse et la pauvreté, la maladie et la mort.
Ces manières ne se révèlent, dans leurs dissemblances, que
quand ceux qui en sont porteurs rentrent en contact, et se
rendent ainsi compte que ce qui paraît aux uns évidence
fondatrice ne va nullement de soi pour d’autres. Appartiennent
à ce registre les conceptions de ce que sont une société, un
conflit, un accord, l’exercice d’une responsabilité, et plus
largement tout ce qui oriente la manière dont les hommes
s’organisent pour vivre et œuvrer ensemble. La mondialisation
est un grand révélateur de ces différences. Demandant tout
un travail d’investigation et d’analyse pour être mises à jour,
elles sont largement ignorées.
Il est d’autant plus nécessaire de distinguer ces diverses
dimensions qu’il n’existe entre elles aucun lien nécessaire.
Ainsi des groupes qui s’opposent vivement dans leur identité
peuvent être remarquablement proches dans leur vision d’une
bonne société 2. Dans le présent dossier nous nous concentrerons
sur cette vision.
qui a été décidé en commun, à un point qui peut choquer
des Anglo-Saxons ou des Français. On pourrait faire les mêmes
distinctions à propos d’autres traits psychologiques, tels par
exemple le désir de s’affirmer, ou la capacité à faire confiance,
réputés être plus ou moins présents selon les cultures.
Différences de valeur
Assimiler les différences culturelles à des différences de
valeurs constitue également un moyen sûr de ne pas comprendre
ce qui est en jeu. On peut très bien partager les mêmes valeurs
(par exemple de liberté, d’égalité, de respect de la dignité des
hommes, de paix, etc.) et avoir des conceptions très divergentes
des réalités susceptibles de les incarner. Nous verrons ce qu’il
en est à propos de la façon dont l’attachement à la liberté a
pris corps dans les univers anglo-saxons, germanique et
français. Par ailleurs, la culture ne relève pas seulement des
valeurs, du bien, des idéaux, de ce qui assure la cohésion
d’une société. Elle oriente les formes que prennent la haine,
le désir de détruire, celui de dominer, autant que celles que
prennent l’amitié, la bienveillance, le désir de bien s’entendre.
L’honneur incite Rodrigue à tuer don Gormas et il existe des
« crimes d’honneur ».
Traits psychologiques
Honneur et consensus
Un moyen sûr de se fourvoyer quand on tente d’appréhender
les différences entre cultures est de les assimiler à des traits
psychologiques. Il est courant, par exemple, de qualifier les
membres de telle société d’individualistes et ceux de telle
autre de communautaires. Or, une telle opposition n’a guère
de sens. On trouve partout des formes d’individualisme et
des formes d’esprit communautaire, qui n’affectent pas les
mêmes aspects de l’existence et ne se manifestent pas de la
même façon. Ainsi, l’individualisme américain, tant célébré,
donne une place centrale au droit d’entreprendre, de faire
sans entraves tout ce que la loi n’interdit pas, de décider par
soi-même du contenu des contrats où l’on s’engage. Il conduit
à mal supporter l’intrusion de l’État dans ce qu’il regarde
comme des affaires privées. Par contre, il n’est guère gêné de
se soumettre à une certaine dictature de l’opinion et, dans
l’entreprise, à un contrôle moral très étendu. L’individualisme
français prend une autre forme. Attaché à une forme de «bon
plaisir », refusant ce qui « abaisse », il ne se soumet à la loi
qu’avec réticence. Il incite à bien montrer que si l’on fait
quelque chose pour autrui, c’est qu’on le veut bien, qu’on
est prêt à « rendre service » mais non à être « au service ». Par
contre il n’interdit pas de faire allégeance à une forme
d’autorité qui incarne quelque chose de suffisamment noble,
et au premier chef l’intérêt général, dont il confie volontiers
la défense à l’État. L’individualisme allemand est encore autre.
Il relève plus d’une édification de soi-même (Bildung), d’une
culture de soi-même, d’une volonté de considérer comme
inviolable ce que l’on pense, de ne pas s’asservir aux caprices
de la mode – ce dont les Français sont volontiers accusés –,
ni à la toute puissance de l’argent – ce dont les Anglo-Saxons
sont volontiers accusés. Mais il admet de se soumettre à ce
Comment donc caractériser quelque chose qui paraît à
première vue insaisissable? On a affaire à des sortes d’univers
mythiques où des images idéales de relations paisibles,
d’autorité juste et bienveillante, côtoient d’autres images
d’hostilité, de division, d’oppression, d’arbitraire. Ces univers
sont riches d’un ensemble d’images (la famille de frères, le
prince éclairé), de récits, historiques ou fabuleux (la prise
de la Bastille, la bataille de Gettysburg). Pour les évoquer
on peut faire appel à un mot ou à quelques mots, parler
par exemple de consensus à propos des Pays-Bas ou d’honneur
à propos de la France. De tels mots sont loin de suffire à
rendre compte de la richesse des univers en question. Tout
en procurant une première idée de ce dont on parle, ils sont
également susceptibles d’égarer, dans la mesure où ils n’ont
pas eux-mêmes un sens universel et peuvent, selon les
contextes, renvoyer à des réalités bien différentes. Ainsi on
parle couramment de consensus aussi bien à propos du
Japon que des Pays-Bas ou de la Suède, et certes cela n’est
pas dépourvu de signification. Mais le consensus japonais
est bien différent du consensus néerlandais, qui lui-même
est autre chose que le consensus suédois : les processus
qui conduisent à ce que l’on qualifie ainsi, les formes de
pression qui s’exercent sur les individus et les formes d’autonomie dont ils disposent au cours du déroulement de ces
processus sont très loin d’être identiques. De même il n’est
pas dépourvu de signification de parler d’honneur à propos
de la France, de l’Espagne ou du Liban. Mais ce qu’implique
ce que l’on qualifie ainsi dans chacune de ces sociétés, les
manières de concevoir les devoirs et les droits de chacun,
et donc les façons de vivre ensemble, qui lui sont associées
sont bien différentes. Quand on veut comprendre une culture
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AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
étrangère, il est essentiel de prêter attention à ce en quoi
elle contredit ce que l’on tend à avoir en tête quand on
l’évoque avec des mots familiers, prisonnier que l’on est du
sens précis attaché à ces mots dans sa propre culture.
Les cultures et l’action
Comme on le verra, au long de ce dossier, la prise en
compte de ces différences culturelles est un élément important
d’une action qui se déroule à l’échelle du monde, ou du moins
d’une part notable de celui-ci. Cela concerne, et c’est elles
qui en ont actuellement le plus conscience, la vie des entreprises
multinationales. Et cela concerne aussi les tentatives de
construire un ordre mondial, ou même, à une échelle plus
réduite, des ensembles supranationaux tels que l’Union
européenne. Nous avons cherché à montrer en quoi les
questions culturelles interviennent dans ces deux domaines,
tout en donnant une première idée de la diversité des
conceptions de la vie en société et du gouvernement des
hommes que l’on trouve sur la planète, de la Chine et de
l’Inde à l’Amérique latine, en passant par l’Afrique et les ÉtatsUnis, sans oublier l’Europe.
S’adapter aux réalités
C’est sans doute au sein des entreprises multinationales
qu’on a le plus cru, il y a une ou deux décennies, à un
« dépassement des cultures ». La mise en place de pratiques
de gestion réputées universelles, en fait d’inspiration largement
américaine, jointe au développement de cultures d’entreprises supposées capables de se substituer aux cultures nationales,
devait, pensait-on, conduire à un tel résultat. La pression de
la concurrence internationale était supposée imposer, aux
quatre coins de la planète, des « best practices » indifférentes
aux singularités d’une contrée. Ces idées ont de moins en
moins cours. Il est bien apparu à l’expérience que ce qui avait
parfaitement réussi ici pouvait se révéler là tristement inefficace.
L’expérience asiatique a souvent constitué une source de
remises en cause. Dès lors reste à savoir, et on en est pour
le moment au stade de démarches largement tâtonnantes,
comment s’adapter, tout en en tirant le meilleur parti, aux réalités
d’un monde pluriculturel. Comment, sans se laisser piéger
par une vision de la culture qui l’assimilerait à des habitudes,
bonnes ou mauvaises, que l’on ne peut que subir ou combattre,
y voir une manière locale de donner sens, manière sur laquelle
il faut d’autant plus s’appuyer que l’on veut innover? Comment,
en particulier, concevoir et mettre en place des pratiques de
gestion «modernes» adaptées aux cultures des pays les moins
avancés économiquement, élément sans doute essentiel de
la lutte contre le sous-développement ?
les hommes étant fondamentalement semblables, rien de
significatif ne saurait les distinguer. Si l’on adopte un tel
point de vue il va de soi (et peu importe ce qu’enseigne
l’observation du monde) que toutes les cultures sont animées
par les mêmes valeurs, ont la même vision des droits de
l’homme, sont également propices à la mise en place
d’institutions démocratiques, et ce dans la conception de
celle-ci qui prévaut dans les sociétés européennes, etc. À
une échelle plus restreinte, la construction européenne a
voulu résolument ignorer tout ce qui sépare, par exemple,
le regard que les cultures qui prévalent en Grande-Bretagne,
en Allemagne ou en France conduisent à porter sur l’économie
de marché. Si une telle attitude relève de bonnes (on pourrait
dire de pieuses) intentions, il n’est pas sûr que les résultats
soient à la hauteur de celles-ci. Pour arriver à s’accorder,
là comme ailleurs, mieux vaut être conscient de ce par quoi
on diffère. Nous verrons combien, en la matière, la confusion
entre valeurs et culture est particulièrement dommageable :
bien des malentendus peuvent prospérer derrière ce qui
paraît un attachement commun aux valeurs réputées les
plus universelles.
h
h
h
Ce dossier rassemble des textes qui abordent les différences
culturelles sous des angles très divers. Trois articles, qui
adoptent le point de vue de l’entreprise, font tout d’abord
se succéder des regards de dirigeant de groupe international,
de chercheur en management et de responsable d’une banque
de développement. Les deux articles suivants prennent du
recul par rapport à l’action, dans des analyses portant d’une
part sur la Chine et d’autre part sur la voie à suivre pour
construire une anthropologie comparée à l’échelle du monde.
Les trois derniers articles se situent sur un terrain plus politique,
en montrant, à propos de l’Inde, combien l’héritage culturel
marque les formes politiques « modernes », et en abordant la
diversité des visions de la liberté et de l’égalité avec ce qu’il
en résulte dans les difficultés que rencontre la construction
européenne.
n
* Auteur de la Logique de l’honneur, Cultures et mondialisation, L’étrangeté
française.
1. David Brooks, « Question of Culture », New York Times, 4 mars 2006.
2. Nous avons eu pour notre part l’occasion de l’observer à plusieurs
reprises, ainsi à propos des Flamands et des Wallons, ou à propos des
Bosno-Croates et des Bosno-musulmans.
Être conscient des différences
De leur côté, ceux qui gèrent les affaires du monde ont
souvent peur d’alimenter un « choc des cultures » s’ils
acceptent de reconnaître combien le monde est divers ; ils
tendent alors à s’en tenir à l’affirmation selon laquelle, tous
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
7
LES DIFFÉRENCES CULTURELLES
Entreprise internationale
et diversités culturelles
Bertrand Collomb (60),
président de Lafarge, membre de l’Institut
Le développement international des entreprises les met en contact
avec des pays et des sociétés de cultures très différentes.
L'expérience de Lafarge éclaire les difficultés, mais aussi
les opportunités que présentent les différences culturelles dans
notre monde apparemment globalisé. Elles peuvent être gérées dans
le respect des différences, mais avec l’affirmation des valeurs et
méthodes communes nécessaires au succès de l’entreprise.
Beaucoup de progrès sont possibles dans une analyse plus consciente
et plus systématique de ces problèmes.
E
NTREPRISE fondée en 1833 dans
la vallée du Rhône, Lafarge
fabrique des matériaux de
construction, notamment du ciment,
des granulats, du béton et des plaques
de plâtre, dont le prix à la tonne est
faible et ne permet donc pas, sauf
exception, de grandes distances de
transport. Ils sont vendus localement
et utilisés dans un secteur, celui de
la construction, où les habitudes sont
fortement ancrées et différentes selon
les pays et les marchés.
Lafarge, dans le premier siècle de
son existence, est devenu le leader
français de son secteur, tout en développant une forte culture, fondée à
la fois sur les qualités reconnues aux
ingénieurs français : sérieux, souci du
long terme, croyance au progrès technique, et sur un humanisme chrétien
correspondant aux convictions de ses
fondateurs.
8
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Le développement
international
L’entreprise eut très tôt une certaine activité internationale, avec une
présence en Angleterre, en Afrique
du Nord, et la fourniture de produits
pour les travaux du canal de Suez ou
la construction de l’immeuble de la
Bourse de New York.
Mais la vraie confrontation avec
les réalités internationales commença
en 1955, lorsque Marcel Demonque
lança Lafarge, en même temps, au
Canada de l’Ouest et au Brésil. Ce
développement fut conduit essentiellement par des équipes françaises,
d’ailleurs largement composées de
«pieds-noirs». Elles furent confrontées aux différences entre les marchés,
les types de produits utilisés, les circuits de distribution et les attitudes
concurrentielles. Les débuts furent
difficiles, mais la croissance des marchés et la ténacité de l’entreprise permirent de surmonter les difficultés.
L’aventure de Lafarge au Canada
illustre les différentes étapes de l’implantation de l’entreprise dans un pays et
une culture différente. Des débuts à
Vancouver avec une équipe d’expatriés français dans un style quasi «colonial» mais au cours desquels l’association de personnalités canadiennes
fortes fut d’emblée recherchée et obtenue; puis la construction d’une seconde
usine à Montréal ; enfin en 1970 la
prise de contrôle du premier cimentier canadien, géant un peu assoupi dont
les actionnaires canadiens préférèrent
le dynamisme de Lafarge.
Dix ans pour vaincre
les réticences
Cette opération fut possible grâce
au talent d’Olivier Lecerf, futur président du groupe, qui sut nouer des
relations de confiance avec ses interlocuteurs canadiens. Elle donna à
Lafarge le contrôle d’une grande organisation, au style canadien anglais très
traditionnel.
Respectueuse des différences,
Lafarge géra cette fusion d’une façon
très consensuelle et sans chercher à
imposer une véritable intégration. Il
fallut près de dix ans pour que celleci se réalise et que s’estompent les
résistances de la filiale vis-à-vis de la
société mère.
Pendant ce temps-là cependant,
les influences culturelles s’exerçaient
dans les deux sens. C’est au Canada
que Lafarge découvrit les techniques
de management venues des États-Unis
et encore peu présentes en Europe :
budget, plan, classification des postes...
Revenu en France pour prendre la
tête du groupe en 1975, Olivier Lecerf
introduira ces techniques dans le
groupe, tout en les «francisant», c’està-dire en les rendant moins formelles
et plus souples.
L’histoire se répéta lorsque Lafarge
fit l’acquisition d’un grand cimentier
américain : respect des structures, des
habitudes et des équipes en place et
intégration très progressive. La société
acquise était une de ces vieilles sociétés industrielles américaines des années
soixante-dix, dont les pratiques de
management étaient restées très autoritaires, où le pouvoir des syndicats était
fort et bloquait les évolutions technologiques et où les relations étaient
conflictuelles. Elle était aussi très peu
internationale – le patron de la société
n’avait pas de passeport! – et accep-
tait assez mal que des Français puissent apporter quelque chose dans le
domaine industriel. À l’inverse du
Canada, les résultats économiques ne
furent pas au rendez-vous, ce qui
imposa après quelques années un
changement d’attitude, une prise de
contrôle plus ferme et une meilleure
utilisation du savoir-faire du groupe
pour venir à bout des difficultés.
Une approche
des différences culturelles
À partir des années quatre-vingt,
le groupe développa considérablement sa présence internationale qui
concerne maintenant près de 80 pays.
Il fut confronté à des situations très
différentes et à des contextes très
variés. Ceci l’a amené à réfléchir davantage au problème des différences culturelles et à formuler une approche
plus systématique, qui, sans résoudre
toutes les difficultés, sert de guide à
son action.
Nous avons ainsi distingué dans le
fonctionnement de l’entreprise ce qui
relève des valeurs, ce qui concerne les
méthodes de travail et ce qui s’inscrit
dans le cadre des cultures nationales.
Nous considérons que Lafarge s’est
construit sur un certain nombre de
valeurs, dont j’ai rappelé plus haut
l’origine, et que l’on peut résumer dans
le sérieux, l’honnêteté, le sens du long
terme, la croyance au progrès et le respect des personnes. Elles correspondent
aux choix personnels des dirigeants
du groupe qui les ont perpétuées, génération après génération, grâce à une
autosélection qui a attiré et fait réussir chez Lafarge ceux qui se sentaient
en harmonie avec ces valeurs. Mais
elles correspondent aussi aux facteurs
de succès d’un groupe très éclaté sur
le terrain, où la réussite dépend de
l’action locale de nombreux collaborateurs et où la relation avec les partenaires est très importante.
Développées dans un cadre français, ces valeurs sont plus ou moins
bien adaptées aux cultures de différents
pays. Aux États-Unis par exemple, la
rapidité de réaction est valorisée bien
davantage que le respect des collaborateurs et la « pink slip » par laquelle
on peut être prévenu un vendredi de
son licenciement à compter du lundi
suivant est une pratique qui ne choque
personne. Dans d’autres pays, c’est le
respect de l’autorité ou l’équilibre
entre groupes qui peuvent être les
valeurs dominantes.
Nous avons cependant décidé que
nos valeurs devaient être intégralement maintenues, quelle que soit la culture du pays considéré. Nous avons
observé qu’elles correspondent bien
aux réalités de notre métier, mais aussi
sont bien accueillies par les collaborateurs même lorsqu’elles ne correspondent pas à la culture dominante.
Ainsi une approche plus participative
du management sera bien accueillie et
efficace, même dans une société de
culture très hiérarchique.
Respecter les cultures locales
En même temps, la réalité très
locale de nos métiers nous impose un
enracinement dans les cultures locales.
Vis-à-vis de ses clients ou de son environnement administratif, notre groupe
doit être perçu comme appartenant
au milieu local. Nos collaborateurs,
s’ils doivent partager des valeurs communes, doivent rester profondément
ancrés dans leur culture, sans que
nous souhaitions qu’ils deviennent
un «homo lafargensis» formé sur un
moule commun.
Ce respect des cultures locales se
traduit par exemple au niveau de la
langue. La langue locale est bien évidemment la langue de travail de chacune de nos sociétés. Et les expatriés,
dont la présence est nécessaire pour
mettre en œuvre le savoir-faire international du groupe, doivent faire des
efforts pour apprendre la langue locale,
même lorsqu’elle est difficile ou que
son utilisation ne paraît pas très utile
à leur carrière ultérieure.
Au niveau intermédiaire entre
valeurs communes et réalités locales,
il est nécessaire que les collaborateurs
du groupe puissent communiquer et
travailler ensemble, pour que se
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
9
construise et se partage l’expérience,
technique et managériale, qui représente l’avantage compétitif d’un groupe
international.
Ces méthodes de travail en commun que j’appelle, un peu abusivement, une «culture de travail», ont dû
être élaborées et précisées avec le
temps.
Formaliser les méthodes
de travail en commun
Dans les premières années du développement international, ce sont les
équipes françaises qui étaient les dépositaires de ces méthodes et qui les diffusaient dans le groupe. Ce processus, largement informel, était progressif,
fondé sur les contacts interpersonnels et l’expérience accumulée.
L’accélération du développement,
l’augmentation de la taille et l’implication de cadres de différentes nationalités ont imposé une approche beaucoup plus systématique. Des politiques,
des «meilleures pratiques», des guides
d’intégration ont été élaborés pour
que de nouveaux arrivants puissent
comprendre rapidement ce qui est
attendu d’eux. Parallèlement se sont
développés les outils de communication modernes, qui permettent à la
fois des échanges plus rapides, la
consultation de bases de données et
l’organisation du travail en commun.
Mais ils nécessitent aussi un important
travail de standardisation. Et ils se
heurtent encore parfois à la préférence française pour l’informel, ou le
flexible, qui a caractérisé historiquement la culture du groupe.
Un programme d’action :
« Leader for tomorrow »
Mais il a paru important en 2002,
après une période de croissance très
rapide de Lafarge qui avait entraîné
de profonds changements et l’arrivée de nouvelles équipes dans de
nouveaux pays, d’aller plus loin et
de reformuler notre vision du groupe
et de son style de management. Ce projet, que nous avons appelé «Leader
for Tomorrow», était une façon d’intégrer des collaborateurs de cultures
10
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Le problème des langues
L’un des aspects de la culture de
travail est l’utilisation des langues. Il
a été nécessaire de développer
l’utilisation de l’anglais pour les échanges
et la formulation du patrimoine
commun. Le français est resté, avec
l’anglais, une des deux langues officielles
du groupe. Mais sa place est limitée par
l’impossibilité pratique de demander
systématiquement aux collaborateurs
de nouveaux pays de le parler. Par
contre, nous continuons à aider ceux
qui veulent parvenir à des postes
dirigeants, ou qui sont responsables de
réseaux, à apprendre le français, surtout
pour qu’ils comprennent mieux la part
de la culture du groupe qui est due à
ses origines françaises.
La mise en œuvre de ces principes,
dégagés de l’expérience, a conduit à
une approche plus systématique et
à des processus d’intégration à la fois
plus énergiques et mieux maîtrisés.
Dans l’ensemble, nos expériences des
années quatre-vingt-dix ont été plus
faciles que les précédentes. Même en
Chine, après des débuts difficiles,
nous avons réussi à construire des
équipes chinoises qui savent tirer le
meilleur parti des atouts spécifiquement chinois et de l’expérience de
Lafarge.
différentes, en même temps que
d’adapter le groupe à un environnement qui avait beaucoup changé et
de préparer le passage à une nouvelle génération de dirigeants. Les
principes d’action du groupe, qui
existent depuis 1975, avec des mises
à jour périodiques, ont été remis sur
le chantier. Des groupes de travail
ont débattu les points les plus importants. Et, par étapes successives, l’ensemble des 75000 collaborateurs du
groupe ont participé à des réunions
où le programme « Leader For
Tomorrow » a été présenté et discuté.
Au terme de cette importante opération, une enquête a été lancée, avec
la participation d’un consultant exté-
rieur qui assurait l’anonymat des
réponses, pour apprécier les réactions
et l’opinion de tous les collaborateurs.
Le taux de réponse a été de 70%, ce
qui est excellent pour ce genre d’enquête. Mais surtout on a pu constater
une assez grande homogénéité des
réponses sans qu’il soit possible d’y
trouver des lignes de clivage selon les
pays ou les cultures. Il a été notamment intéressant de constater que les
collaborateurs américains qui dix ans
plus tôt affichaient un particularisme
prononcé et un sentiment d’appartenance au groupe relativement limité,
ne se distinguaient plus dans leurs
réactions des Européens ou de collaborateurs d’autres pays. Ceux qui
manifestaient l’esprit le plus critique
étaient finalement les collaborateurs
du siège et des fonctions centrales!
Comprendre
les caractéristiques culturelles
Bien entendu, ce résultat, et les
efforts déployés pour tenir compte
des différences culturelles tout en
recherchant une meilleure intégration, ne signifient pas que nous ayons
résolu tous les problèmes qui naissent des différences culturelles dans
le groupe. Alors que nous comprenions – ou pensions comprendre –
assez facilement les caractéristiques
culturelles des pays d’Amérique du
Nord ou du Sud ou des pays européens, c’est beaucoup plus difficile
en Afrique ou en Asie. Or cette compréhension est nécessaire si nous voulons non seulement éviter les difficultés culturelles mais, mieux encore,
prendre appui sur les caractéristiques
des différentes cultures pour être plus
efficaces.
Afin de progresser dans cette direction, nous avons fait conduire, notamment par les équipes de Philippe
d’Iribarne, des études dans plusieurs
pays d’Afrique, du Moyen-Orient ou
d’Asie Les résultats de ces études sont
intéressants car ils confirment à la fois
le décalage qui peut exister entre le
discours managérial du groupe et les
cultures de ces pays, et en même temps
l’importance d’affirmer les principes
du groupe, qui correspondent sou-
vent à une attente des collaborateurs,
même s’ils heurtent les pratiques culturellement acceptées.
Dans plusieurs de ces pays les
relations de travail sont vécues comme
des relations interpersonnelles, marquées par des appartenances familiales ou tribales, ou des préférences
supposées, plutôt que déterminées
par une rationalité d’objectifs ou de
performances. Un entretien d’évaluation est alors difficile à réaliser
sans réactions émotionnelles. Et pour
celui qui doit prendre une décision,
il devient nécessaire de se référer à
des règles objectives aussi détaillées
que possible afin de ne pas être soupçonné de favoritisme ou d’arbitraire.
Ainsi, dans certains cas, nous pouvons être poussés beaucoup plus loin
dans le sens d’un formalisme qui
serait considéré ailleurs comme bureaucratique.
Mais en même temps, le plus souvent, les principes proposés par Lafarge
sont intellectuellement acceptés comme
un idéal souhaitable et une sorte de
leadership moral est attendu de l’entreprise plus que cela ne serait le cas
dans un pays occidental. Dans un tel
contexte, les managers expatriés qui
seraient tentés de composer avec les
réalités culturelles locales, doivent au
contraire assumer leur rôle de porteur des méthodes du groupe, en
comprenant les déterminants culturels
sans pour autant accepter de s’y soumettre. Équilibre difficile pour lequel
il est sans doute nécessaire de mieux
préparer nos collaborateurs.
Des traductions différentes
Un autre effet intéressant des différences culturelles a été repéré par les
chercheurs dans la comparaison des
différentes traductions des principes
d’action. Ceux-ci ont été originellement
rédigés à la fois en français et en
anglais, puis traduit en 29 langues.
Les versions française et anglaise –
ou plutôt américaine – bien qu’elles
aient été rédigées par les mêmes personnes, comportent déjà des différences liées aux nuances de la langue
et donc au contexte culturel dans
lequel celle-ci a été utilisée. Mais des
différences plus frappantes ont été
constatées dans les traductions réalisées par les équipes locales. Les chercheurs ont ainsi noté que, dans la
première version arabe – corrigée
depuis – le rôle positif du conflit avait
été gommé, car ne correspondant pas
à une idée «acceptable» dans le pays
où elle avait été faite.
Ces études se poursuivent et toutes
les conclusions n’en ont pas encore
été tirées.
Vers de nouveaux défis
Comme on a pu le constater à la
lecture de ces lignes, Lafarge est loin
d’avoir complètement maîtrisé les difficultés, mais aussi les opportunités
que présentent les différences culturelles dans notre monde apparemment globalisé.
Notre expérience montre cependant qu’elles peuvent être gérées, à la
fois, dans le respect des différences
et avec l’affirmation des valeurs et
méthodes communes nécessaires au
succès de l’entreprise. Mais nous pouvons encore faire beaucoup de progrès dans une analyse plus consciente
et plus systématique de ces problèmes.
Car nous devons être conscients que
les vingt ou trente prochaines années,
avec l’importance que vont prendre
les pays émergents et notamment les
pays asiatiques, nous confronterons
avec de nouveaux défis.
n
Tenir compte du passé
Dans plusieurs pays aussi différents que l’Allemagne de l’Est, la Grèce, la Jordanie,
ou la Chine, Lafarge a acquis des sociétés appartenant à l’État. Nous nous
sommes trouvés confrontés, non seulement avec une culture nationale différente,
mais aussi avec un passé de l’entreprise marqué souvent par l’absence de
contraintes économiques, l’inefficacité et les interférences politiques. Il est
alors important de distinguer entre ces différents éléments.
Dans l’exemple chinois, la première tâche de l’équipe d’expatriés fut d’établir
une exigence de travail et de performance dans une usine où un effectif
pléthorique, avec plus de vingt niveaux hiérarchiques, avaient créé des habitudes
de léthargie. Sortir des bureaux les « lits de repos » fut un des symboles de cette
action « disciplinaire ». Plus tard, en voulant organiser objectifs et entretiens
d’appréciation, nos expatriés furent confrontés avec un problème plus
profondément culturel : comment faire accepter la perte de face liée à une
appréciation négative? Et le débat sur le rôle des expatriés, et leur remplacement
par des cadres chinois, a été particulièrement vif. Un cadre chinois notait que,
si les étrangers avaient parfois du mal à comprendre les réalités chinoises, du
moins la communication avec eux était moins compliquée et plus efficace !
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
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LES DIFFÉRENCES CULTURELLES
Les entreprises d’origine française
à l’épreuve du développement
international
Jean-Pierre Segal (CNRS-LISE),
professeur à l’École nationale des ponts et chaussées
et membre de Gestion et Société
Le développement international des entreprises implique un double
processus d’intégration transversale et transnationale des compétences
de leurs collaborateurs.
Les disparités culturelles ont un impact beaucoup plus large qu’imaginé
au départ. Il ne s’agit plus seulement de tenir compte des us et des
coutumes des consommateurs locaux ou de préparer les expatriés
et leurs familles à leur futur contexte de vie. Il s’agit aussi de mobiliser
de nouveaux partenaires qu’il convient d’apprendre à connaître et à
comprendre si l’on entend établir avec eux une coopération durable
et fructueuse.
La capacité à tisser des rapports de confiance et à mobiliser localement
les énergies influence directement la performance globale obtenue par
l’entreprise.
O
N SE PROPOSE ici d’attirer l’at-
tention sur l’importance de
ces articulations entre faits
de culture et faits de gestion dans
l’entreprise. On empruntera à un
ensemble de travaux menés au sein
d’entreprises françaises pour montrer le caractère généralisé des phénomènes en cause, la profondeur de
leur ancrage mais aussi la capacité
de «faire avec», dès lors qu’au lieu
de chercher à faire marcher tout le
monde au même pas et sur la même
musique, on aura su prendre la mesure
du phénomène. Le développement
de nouvelles compétences de décodage interculturel 1 sera requis à l’avenir pour permettre aux acteurs impliqués dans le développement
international de leur entreprise de
s’adapter à cette nouvelle donne.
12
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Trois coopérations ordinaires
à l’international
Le débordement aux interfaces
« La notion de débordement aux interfaces n’est pas intégrée dans le contexte
malais ». Ce n’est pas un entraîneur
de rugby qui parle mais bien le responsable pays d’un grand groupe
industriel français implanté en Malaisie!
Ces propos ne sont pas une boutade
lancée à la fin d’un repas bien arrosé;
ils sont consignés noir sur blanc dans
le commentaire détaillé d’un rapport
d’étude qui lui a été remis, analysant
les modes de fonctionnement des
usines relevant du périmètre géographique sur lequel s’exerce son autorité. Ils prennent, on l’imagine, racine
dans une éthique professionnelle prête
à ériger en «notion» non pas un éclair
isolé de bravoure mais une exigence
continue rattachée à un exercice vraiment professionnel de ses responsabilités. Faire réellement (tout) son travail inclut donc pour ce dirigeant
confirmé de ne pas hésiter à «monter au créneau», «remuer la fourmilière » et faire fi d’une conception
purement défensive du découpage
des frontières de ses responsabilités.
Cet idéal est très largement partagé en France par tous ceux qui disposent d’un statut suffisamment bien
ancré pour être en mesure de le mettre
en pratique. Il conduit ceux qui, dans
des contextes culturels éloignés s’y
réfèrent, à dénoncer un manque d’esprit d’initiative des salariés locaux.
Ceux-là sont regardés comme acceptant, avec une forme coupable de
complaisance, une dépendance excessive vis-à-vis des consignes reçues de
leur hiérarchie et des frontières de
compétences définissant leur périmètre de responsabilité. Bien d’autres
enquêtes, menées dans les cinq continents au sein des filiales étrangères
de groupes français, ont alimenté les
mêmes remarques émanant d’expatriés français autour de la question de
l’autonomie attendue (en vain) de la
part des locaux. Nos compatriotes
1. Sylvie CHEVRIER, Le management des équipes
interculturelles, PUF, 2000.
éprouvent bien des difficultés à saisir
que l’autonomie qu’ils recherchent
n’est en réalité qu’un produit culturel
issu du terroir dont eux-mêmes sont
issus. Cette autonomie-là a peu de
chance de pousser spontanément sous
d’autres cieux et il n’est même pas sûr
qu’on puisse l’y cultiver. Il existe, en
revanche, des formes locales d’initiative qui pour se développer ont besoin
de réunir un ensemble de conditions
qu’il serait bien utile à ces managers
français de connaître. Il leur faudra
d’abord, pour les découvrir, commencer par se départir des lunettes
françaises chaussées sur leur nez.
Maintenant, ils sont au courant!
Prenons un second exemple. Celuici se passe à un tout autre niveau de
la hiérarchie et sur un autre continent.
Nous voilà dans une usine nord américaine. Un technicien français de maintenance nous fait faire le tour de l’usine.
Parvenu dans un coin reculé de celleci, son attention est attirée par le bruit
anormal d’un broyeur dont il estime aussitôt l’intégrité sérieusement menacée.
Avisant alors un employé local de fabrication travaillant dans la zone, il l’interpelle pour savoir ce qu’il entend
faire à ce propos. Ce dernier lui répond
qu’il a bien averti le département de
maintenance concerné et même réitéré
le jour même sa demande devant l’absence de réaction de celui-ci. Il estime
ce faisant avoir fait ce qu’il avait à faire,
la responsabilité étant à ses yeux transférée au service compétent. Notre technicien prend alors l’initiative de débrancher l’appareil, sachant que cette
interruption ne manquera pas, en interrompant l’alimentation aval du process, d’alerter le poste central qui pilote
la fabrication, l’obligeant à prendre
des mesures correctives en urgence.
« Maintenant, ils sont au courant ! »,
lance-t-il à son interlocuteur local
médusé, en s’éloignant sans même se
retourner.
Une logique de fidélité
Revenons sur ces deux exemples
en nous interrogeant du point de vue
des locaux, confrontés à cette étrangeté
française 3. La dépendance dans laquelle
s’installent les personnels malais visà-vis des instructions reçues de la part
de leur supérieur n’est pas seulement,
comme le croient les expatriés français, liée à leur inexpérience industrielle. Elle s’inscrit dans une logique
de fidélité et de protection dont il serait
très insécurisant de sortir. Leur initiative risque de rester sans lendemain,
aussi longtemps en tout cas qu’elle
n’aura pas été relayée par le chef luimême. Il serait, aux yeux des employés
malais, beaucoup plus grave de causer tort par une initiative malvenue à
l’honneur de son groupe et à la réputation de son chef que de ne répondre
qu’imparfaitement aux incitations émanant d’un expatrié français.
L’employé local nord américain n’est
pas non plus, on le sait bien, dénué
d’esprit d’initiative. Mais celle-ci sera
nécessairement mobilisée dans le cadre
de la représentation qu’il se fait de sa
responsabilité. Celle-ci est structurée
par l’engagement pris avec son supérieur direct de l’aider à accomplir les
objectifs que ce dernier a lui-même
reçu du niveau au-dessus. Tenir cet
engagement, dans lequel il voit la raison d’être du job qui lui a été confié,
est essentiel. Disposé à alerter la maintenance, comme le prévoit d’ailleurs
sa fiche de poste, il n’entend pas pour
autant faire du zèle au-delà. Il l’entend
d’autant moins qu’en agissant ainsi il
pénaliserait ses propres objectifs de
production. Sans doute serait-il disposé à le faire pour un autre motif, par
exemple la mise en danger d’un de ses
camarades de travail, mais il ne le fera
pas pour la mise en danger d’un équipement relevant d’un autre département. La construction de l’identité professionnelle du technicien français
donne au contraire à son geste une
valeur noble d’assistance à un broyeur
en difficulté. Ne rien faire, à l’inverse,
serait assimilé à une forme de lâcheté
coupable, quand bien même personne
dans l’usine ne pourrait avoir à en
connaître. On comprend mieux ainsi
pourquoi l’un s’enflamme et l’autre pas.
Convaincre en débattant
Quittons maintenant les rudesses
de l’univers industriel et transportonsnous dans celui plus douillet d’une
conference call tenue entre les représentants locaux de plusieurs pays associés à la mise en œuvre d’un contrat
de fourniture de services de télécommunications. Tous travaillent de concert
pour gérer l’ensemble des consommations d’un gros client professionnel lui aussi déployé internationalement. Le responsable français de ce
Convaincre ou agir
Au-delà des oppositions classiques entre le niveau local et le siège, une vraie
différence culturelle se manifeste ici. En revenant de façon récurrente sur la logique
interne des actions qu’il demande à ses troupes de mettre en œuvre, le responsable
est, dans un contexte français, parfaitement dans le rôle attendu par ses équipes
qui demandent à être rationnellement convaincues avant de s’engager. Les Français
font part de leur étonnement à voir leurs collègues américains discuter aussi peu
souvent les consignes qu’ils reçoivent de leur chef ou les demandes exprimées par
leurs clients. Leurs compatriotes sont habitués au minimum à demander aux uns
et aux autres des explications en sorte d’être pleinement convaincus avant d’agir.
Ils n’hésitent pas non plus à avancer leurs arguments visant à « éduquer » le client
ou à « convaincre le chef ». Cette mise en perspective est, en revanche, mal comprise
hors de France. Elle pourra même passer pour de l’arrogance ou pour le résidu
indécrottable d’une ancienne culture de monopole public. Les deux parties qui
dialoguent à distance de part et d’autre de l’Atlantique mesurent mal à quel point
chacune peut, sans s’en rendre compte, frustrer l’autre partie. Les Français, toujours
à l’affût d’éléments nouveaux, propres disent-ils à « lever un lièvre » et donc à les
rendre « plus intelligents » restent désespérément sur leur faim. Les Américains
aspirent simplement à voir leur coordinateur lever les obstacles qui limitent leur
action immédiate. Ils se sentent entravés dans leur capacité à « gérer eux-mêmes »
les affaires qui les concernent.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
13
programme sollicite chaque semaine
ses partenaires locaux et leur demande
de bien vouloir remonter et partager
les problèmes du moment. Il en profite pour rappeler à nouveau l’esprit
du programme, insistant sur les vertus d’un partage aussi large que possible des difficultés rencontrées localement dans les relations avec les filiales
locales du client. Silence radio. Gérés
selon une logique qui les incite à
concentrer leurs efforts sur la partie
de leur activité générant des revenus
(dont dépendent aussi bien une partie de leur rémunération que la suite
de leur parcours dans l’organisation),
les partenaires anglo-saxons du projet ont probablement moins de temps
et surtout moins de goût pour la mise
en perspective et le débat visant à améliorer la compréhension par chacun
des enjeux communs. Dans leur vision
du monde, c’est le rôle du manager
ou du leader de définir le chemin à
suivre et de formaliser ses attentes en
une succession d’étapes et d’objectifs
précis. Plutôt que de l’entendre disserter sur l’esprit du programme et les
leçons pouvant être tirées de ses débuts,
ils aimeraient l’entendre répondre aux
questions prosaïques qu’ils posent à
leur état-major.
Mieux comprendre
et se faire mieux comprendre
Que nous apprennent ces anecdotes et quel parti peut-on en tirer ?
On peut admettre que notre responsable pays de Malaisie, notre technicien expatrié aux États-Unis et notre
chef de projet basé en France s’efforcent chacun d’exercer leur métier
du mieux qu’ils peuvent. Il est clair
également qu’ils fondent leurs pratiques sur des convictions profondes
avec lesquelles ils ne sont pas prêts à
transiger. Il n’en reste pas moins qu’ils
éprouvent chacun bien des difficultés à se faire comprendre et, plus préoccupant pour leur entreprise, que
leur comportement s’expose à être
regardé localement au mieux comme
« étrange » et au pire comme scandaleux. Que manque-t-il donc aux
Français de nos trois histoires pour
mieux comprendre leurs partenaires
étrangers et, surtout, se faire mieux
14
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
comprendre d’eux ? Quels sont les
risques attenants à cette méconnaissance de leur singularité culturelle et
quels moyens faudrait-il mettre en
œuvre pour les contenir ?
Des spécificités très étendues
Ces singularités françaises s’observent dans bien d’autres facettes du
fonctionnement des entreprises. Un
manager français, pour qui la référence au métier est centrale, aimera à
considérer que ses subordonnés sont
de « grands garçons » qui n’ont pas
besoin d’être «pris par la main». Si
tel est bien le cas, il entourera ses pratiques de délégation et de contrôle
d’un caractère beaucoup plus informel (mais non moins exigeant) que
ne le prescrit l’orthodoxie managériale. La prise de décision 4, qui sous
d’autres cieux constitue un processus
très fortement ritualisé en sorte de
pouvoir s’appuyer ensuite dans sa mise
en œuvre sur un consensus officialisé
en réunion, est construite dans la tradition française comme l’aboutissement d’un processus de débat contradictoire au cours duquel la «vérité»
émerge progressivement grâce à la
prise en compte des objections successivement apportées par des protagonistes pugnaces. L’arbitrage finalement arrêté par une autorité tranchant
«au-dessus de la mêlée» pourra être
facilement révisé, toujours au nom
d’une rationalité argumentée, contrairement à d’autres contextes où sa remise
en cause serait interprétée comme un
abus de pouvoir et un camouflet infligé
à tous ceux ayant su sagement se ranger à la décision commune.
Le rapport au client est pensé
davantage en termes de partenariat,
encourageant le fournisseur à travailler
la demande du client pour l’améliorer
si possible et ce faisant mieux le servir, qu’en termes de diligence et d’efficacité dans la livraison de ce qui a été
spontanément demandé. L’exigence
d’être convaincu pour bien agir et la
satisfaction d’avoir pu faire valoir ses
compétences pour enrichir la demande
adressée s’expriment de la même
manière à l’égard du supérieur hiérarchique ou du client.
Une performance nuancée
Ces exigences que les Français se fixent
à eux-mêmes sont-elles vraiment les
garantes d’une performance supérieure?
Beaucoup chez nos partenaires étrangers
en doutent, qui ne font que mesurer
l’écart entre ces pratiques et convictions
originales et une orthodoxie anglosaxonne posée en dogme. La réponse à
la question semble à tout le moins mériter
nuances. S’agissant des décisions, notre
manière de faire est sans doute plus
fructueuse pour les «grandes décisions»
que pour les petites où notre goût de la
discussion peut engendrer des délais
ou des raffinements inutiles. De même,
notre souci de « conseiller le client » est
mieux reçu et plus légitime quand il
s’agit de biens ou de services particulièrement élaborés tandis que sur des
produits standardisés ce zèle peut s’avérer
inutile et malvenu.
Une conscience limitée
de notre singularité
Les salariés français n’ont en général qu’une conscience limitée de l’originalité de leur façon d’agir et de son
impact sur le déroulement des coopérations internationales. L’imbrication
évidente des facteurs organisationnels
et culturels ouvre, en effet, bien d’autres
pistes, toutes valides, pour rendre compte
de ces difficultés. L’universalisme français est plus à l’aise dans l’application
à ces nouvelles situations de travail de
grilles de lecture «classiques» et «éprouvées» que dans leur interprétation en
termes d’habitus culturel ancré dans
une longue histoire que notre modernité n’a manifestement pas effacée.
Il serait excessif d’affirmer que les
différences culturelles nationales sont ignorées mais elles tendent à être fortement
relativisées. Il arrive fréquemment qu’elles
soient hâtivement assimilées à d’autres
différences, telles celles qui séparent les
différents métiers ou les différentes
filiales d’un groupe, dont les effets, déjà
expérimentés par ailleurs, sont regardés comme maîtrisables. La différence
culturelle est d’abord assimilée à sa
dimension identitaire (se représenter
soi-même comme Français et être
perçu par les autres comme tel), susceptible d’évoluer au contact des autres,
et, secondairement, à des manières de
faire, elles aussi susceptibles d’être
transformées. Cette représentation tendra à accorder un statut résiduel aux
explications proprement «culturelles»
des difficultés rencontrées dans les
coopérations internationales. Des managers sceptiques à l’égard du poids des
cultures nationales préféreront concentrer leurs efforts sur ce qu’ils regardent comme les données «objectives»
de la situation. Former les acteurs au
bon usage des langues, établir des glossaires, clarifier les organigrammes et
actualiser les bases de données permettant aux équipes internationales
d’identifier plus vite les contextes de
travail de leurs collègues étrangers,
deviennent alors des priorités regardées
comme plus urgentes que s’engager
dans une sensibilisation des membres
de ces équipes internationales de travail à une dimension culturelle perçue comme difficile à cerner.
Bien des cadres internationaux,
qui déclarent se sentir plus «proches»
de leurs homologues étrangers que
de leurs compatriotes exerçant un
autre métier dans une autre filiale,
font bon marché des repères communs qu’ils mobilisent, de concert
avec ces compatriotes dont ils se déclarent éloignés, pour «gérer» leurs différences, dissiper leurs malentendus
et réguler leurs conflits.
L’exposition à de nouveaux
risques
Le développement international
des entreprises mobilise aujourd’hui
une fraction de plus en plus importante des salariés aussi bien parmi la
maison mère qu’au sein des filiales.
C’est l’ensemble de l’entreprise qui
est concerné par un double processus
d’intégration transversale et transnationale des compétences de ses agents.
La séparation usuelle entre la dimension «technique et organisationnelle»
(comment coordonner les efforts des
parties prenantes) et la dimension
«gestion des ressources humaines»
(comment les inciter à coopérer
ensemble) ne peut être conservée plus
longtemps. À ne pas le faire, les entreprises internationales s’exposent à des
risques d’autant plus pernicieux qu’il
existe généralement peu de signaux
avant-coureurs des ruptures de
confiance qui se manifestent entre la
culture dominante, héritée généralement de la maison mère, et les autres
cultures auxquelles continuent à se
référer les collaborateurs recrutés sur
d’autres continents.
L’écueil le plus redoutable qui
menace désormais ces coopérations
ordinaires n’est pas, comme on pourrait l’imaginer, le conflit (qui aurait
au moins le mérite d’alerter les responsables) mais bien le retrait. La plupart des acteurs impliqués dans ces
coopérations hésitent à se plaindre
ouvertement, craignant qu’une telle
attitude (dont ils ignorent comment
elle serait comprise et accueillie) n’empire la situation. Dans le même temps,
l’éloignement géographique accorde
une étonnante impunité à tous ceux
qui ne souhaitent pas s’impliquer dans
ces fonctionnements transversaux audelà de ce qu’ils souhaitent. Les démissions surprises de certains collaborateurs ne sont pas seulement dues,
comme certains voudraient le croire,
à l’attraction exercée par quelques dollars de plus mais bien souvent au sentiment de ceux qui s’en vont de ne pas
avoir pu exercer leur responsabilité
en accord avec leurs convictions.
Pour une sensibilisation
renforcée
La tentation est grande pour les
entreprises d’origine française d’afficher leur stature internationale en accordant l’ensemble de leurs faits et gestes
aux standards «internationaux». Bien
des données objectives de leur situation les y engagent, à commencer par
les analystes financiers ou les fabricants
de progiciel de gestion. Elles sont, dans
une telle perspective, faiblement incitées à s’interroger sur ce qui, dans les
attitudes et les comportements de leurs
collaborateurs, est susceptible de déconcerter ou parfois de scandaliser leurs
partenaires étrangers. Pourquoi, au
fond, ne pas faire sienne l’idée, qu’à
l’image de l’anglais qui sert aujourd’hui
de langue de communication entre les
équipes de travail du monde entier, les
règles, les mœurs et les usages anglosaxons pourraient demain tenir lieu de
mode de coordination et de système
d’incitation qui s’étendraient à la planète entière? Ne voit-on pas déjà les
nouvelles élites du continent asiatique
se former massivement au management
à l’anglo-saxonne et emboîter le pas aux
élites européennes déjà largement converties? À supposer qu’elle parvienne à
pénétrer les esprits et les cœurs, cette
convergence en devenir aurait tôt fait d’aligner les repères. Les exemples qu’on a
fournis montrent qu’il y a encore loin
de la coupe aux lèvres.
La distance qui sépare la réalité
des apparences n’est pas moindre aux
quatre coins du globe où partout les
spécificités culturelles doivent être
prises en compte pour réellement saisir les leviers et les contraintes pesant
sur la mobilisation des énergies locales
et leur coordination. Est-on bien sûr
que ces nouveaux managers des pays
émergents, parlant anglais et utilisant
un vocabulaire managérial standardisé, aient fondamentalement modifié leurs manières de gérer leurs propres
équipes 5 ? Afficher sa volonté de respecter l’identité culturelle de ses partenaires locaux est une noble posture.
Encore convient-il de s’en donner
réellement les moyens. Un effort considérable de recherche et de développement est requis, à l’image de celui
engagé il y a bien longtemps pour
développer des connaissances sur les
comportements étranges des consommateurs des pays où les entreprises
internationales ont cherché à s’implanter. Certaines grandes entreprises
françaises l’ont bien compris qui se
sont engagées de façon pionnière dans
une telle voie.
n
3. Philippe d’IRIBARNE, L’étrangeté française,
Seuil, 2006.
4. Philippe d’IRIBARNE, « Comment s’accorder :
une rencontre franco-suédoise » in Philippe
d’IRIBARNE, Alain HENRY, Jean-Pierre SEGAL,
Sylvie CHEVRIER, Tatjana GLOBOKAR, Cultures et
Mondialisation, Points Seuil, 2002.
5. Jean-Pierre SEGAL, « Cultures et management : la nouvelle donne de la mondialisation »
in Revue Économique et Sociale, Lausanne, septembre 2005.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
15
LES DIFFÉRENCES CULTURELLES
Quelle bonne gouvernance
dans les pays en voie
de développement (PED) ?
L’EXEMPLE DE L’AFRIQUE
Alain Henry (73),
directeur à l’Agence française de développement,
chercheur associé à Gestion et Société (CNRS)
Les pays en développement peuvent se caractériser par leur gestion peu
performante. Le poids des traditions semble s’y opposer durablement
aux logiques d’efficacité économique. Cette difficulté se manifeste aussi
bien dans la gestion archaïque des entreprises que dans la défaillance
des services administratifs. Elle a conduit à s’interroger sur l’hypothèse
d’un déterminisme culturel s’opposant aux performances économiques.
Mais les démonstrations s’avèrent erronées. Si un lien existe c’est celui
d’une cohérence éventuelle entre les logiques culturelles et les formes
d’organisation économique. Il existe ainsi en Afrique subsaharienne
des entreprises performantes. Elles appliquent naturellement des principes
universels de « bonne gouvernance ”, mais elles le font selon des manières
qui leur sont propres, parfois inattendues pour un regard étranger.
La prise en compte des spécificités culturelles dans la construction
institutionnelle reste largement absente des propositions des organismes
internationaux.
L’abandon
d’une démonstration erronée
La question d’un lien entre la
culture et les performances économiques a été initialement ramenée à
celle d’un déterminisme culturel. La
culture y était considérée comme un
système de «valeurs» qui orientent
les comportements. Dans cette perspective, on s’est interrogé sur l’absence de certaines «valeurs», tour à
tour, l’esprit d’entreprise, le sens de la
16
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
prévision ou de l’épargne, voire le respect des règles, l’assiduité au travail,
etc. En même temps, on a voulu voir
des « valeurs » spécifiques aux pays
en développement, à l’image de la
notion mal définie de «solidarité africaine».
Dans les années 1970, certains
auteurs ont cru ainsi démontrer que
l’échec des pays asiatiques était dû
aux «valeurs» du confucianisme et
du bouddhisme. Puis, quelques années
plus tard, d’autres chercheurs ont cru
expliquer le décollage impressionnant de ces mêmes pays à partir…
des mêmes «valeurs». Un simple rapprochement entre ces travaux a mis fin
à toute velléité de démonstration. En
réalité ce sont les postulats initiaux
qui s’avèrent faux.
Pas de fatalité culturelle
D’une part, la notion de «valeurs»
spécifiques conduit à une impasse.
Cette conception de la culture, héritée des fondateurs de la sociologie, a
été contredite par leurs successeurs.
Les grandes « valeurs » – de solidarité, de dignité, d’équité, etc. – sont uni-
verselles; et la «solidarité» n’est pas
en soi une valeur africaine! Pas plus
que le clientélisme ou la corruption n’y
sont spécifiques. Ce sont plutôt des
dérives universelles de la nature
humaine.
D’autre part, l’hypothèse des
comportements découlant automatiquement des valeurs ne tient pas.
Dans toutes les sociétés, une règle
peut être considérée comme sacrée
ou au contraire comme peu respectable :
cela dépend du contexte. En France,
le respect de l’heure est inégalement
respecté. Toutefois il n’est guère imaginable d’être en retard pour une
réunion présidée par un supérieur de
rang élevé. En Afrique, il est inacceptable d’arriver en retard à une
réunion de tontine 1.
En fin de compte, il existe assez
d’évidences pour indiquer qu’il n’y a
pas de fatalité culturelle, qui mènerait certains pays à l’échec et d’autres
au succès.
Le danger
des bonnes pratiques
Faute de savoir éclairer l’impact des
cultures, les leçons de gestion qui
sont répandues aujourd’hui autour
de la planète ne parlent plus que
de recopier les « bonnes pratiques »
universelles (résumées en quelques
principes de « gouvernance »).
Cependant chacun continue d’apercevoir dans les pays en développement des comportements qui font
obstacle à une économie moderne.
Ici, on repère un management hiérarchique, aux antipodes des discours sur l’empowerment et l’initiative. Là, on voit un respect
approximatif des contrats, reposant sur une forte part d’informel
et de facteurs relationnels.
Devant de tels constats, des
anthropologues de la Banque mondiale vont jusqu’à considérer que
la réduction de la pauvreté passe
par la suppression de certaines traditions, par exemple « par la destruction » au Népal du système de
castes.
Il faut donc reprendre à la base la
question ancienne du lien entre les
«cultures» et le «développement».
Pour cela il faut revoir ce que l’on
entend par culture et mieux comprendre la manière dont elle interfère
avec la vie économique.
L’idée trompeuse
de « solidarité africaine »
À la suite de l’anthropologie
moderne, il s’agit de concevoir les
cultures comme des manières de donner sens à un ordre social. Chaque
société a des logiques d’interprétation
qui structurent les liens entre l’individu et le groupe. La manière de faire
valoir telle ou telle valeur universelle
y est spécifique. D’une culture à l’autre,
une même situation revêt des significations différentes, voire inverses. En
France, le fait «d’élever la voix» signifie que l’on veut parler au nom de l’intérêt général ; en Afrique, c’est au
contraire risquer de n’être pas pris au
sérieux, en donnant un signe de colère
ou de malveillance.
L’idée, très répandue, d’une «solidarité africaine » paraît justifiée, si
c’est pour indiquer qu’il existe des
formes singulières de solidarité (la
famille «élargie», la force des devoirs
d’amitié, etc.). Au-delà, elle est peu
éclairante et même trompeuse. D’une
part, cette solidarité est dénoncée par
les intéressés comme un « impôt
communautaire » vécu comme un
«calvaire». On est loin d’une «valeur»
positive. D’autre part, on ne voit pas
ce qui en limite l’application, sauf à laisser croire qu’il s’agit d’une merveilleuse
générosité illimitée ! Or les sociétés
africaines donnent aussi une large
part aux intérêts individuels. Il est
paradoxal que ceux qui dénoncent
cette solidarité continuent d’en pratiquer
des formes particulièrement poussées
(par exemple, en favorisant l’avancement d’un proche). On ne voit pas
comment perdure un système d’entraide tant décrié.
Pour l’expliquer, il faut saisir la
signification que peut prendre un
refus d’entraide et les soupçons qu’il
suscite. Dans un livre autobiogra-
Un refus d’entraide
Une attachée commerciale refuse –
avec maintes précautions – d’accorder
un passe-droit à une personnalité
politique qui ne paye pas ses factures
d’eau. L’attitude de la commerciale
est ressentie immédiatement par son
interlocuteur comme un refus
inquiétant, comme un signe de
mauvaise volonté, voire de malveillance.
Son refus déclenche en retour des
«menaces» du client (si la commerciale
n’obtempère pas, elle risque de perdre
son emploi). Mais celle-ci, avec force
manifestations de bienveillance (respect
ostentatoire, flatteries, prompte
soumission), arrive à faire comprendre,
non pas qu’elle ne veut pas, mais
qu’elle ne peut pas du fait notamment
des contrôles informatiques. Elle calme
les sentiments de son interlocuteur,
au point que celui-ci finit par payer
sur le champ et fait à son tour assaut
d’amabilités et de gentillesses. Ce
récit est significatif des logiques
locales d’interprétation.
phique 2, le président de la société
ivoirienne des eaux en donne plusieurs illustrations (voir encadré).
L’importance de la bonne
entente et des intérêts
Au-delà des différences entre pays
africains 3, on y observe des conceptions à bien des égards semblables de
la vie en société. On y retrouve une
grande importance donnée à la qualité des relations, ainsi qu’à une expression assez crue des intérêts individuels.
Une bonne relation y est une condition de coopération professionnelle
(contrairement à un univers occidental
où elle n’est qu’un « plus », les rapports étant fondés d’abord sur des
règles professionnelles). Le fait de
«bien s’entendre» permet de traiter
les problèmes en « amis » (le mot a
ici une acception plus large qu’ailleurs).
Inversement le fait de ne pas bénéficier d’un lien autorise une méfiance,
qui se ressent à la moindre difficulté.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
17
On voit alors surgir le soupçon de
«méchanceté», «d’appétits cachés»,
voire d’une «volonté gratuite de nuire».
tifs de gestion, dans la mesure où ils
prennent sens dans leur propre
contexte.
cès 4. Certes elles appliquent des règles
de gestion universelles, mais selon
des modalités plutôt singulières.
Les sociétés africaines accordent
également une grande place à l’expression des intérêts, qu’il est préférable
de mettre en lumière. Un proverbe
camerounais rappelle que «la chèvre
broute autour du piquet » (c’est-àdire son appétit s’étend autour d’elle,
limité seulement par ce qui l’entrave).
On rencontre une grande méfiance à
l’encontre de ce qui se trame par-derrière (notamment ce que les individus ont derrière la tête). Chacun est
supposé agir en défendant ses intérêts; et inversement on ne peut guère
s’attendre à du zèle de la part de ceux
qui n’ont pas d’intérêt à une affaire. Le
fait d’avoir de bonnes relations n’est
pas incompatible avec une logique
d’intérêts, au contraire.
L’entraide ne résulte pas de l’effet
englobant d’une «valeur» africaine, mais
de la crainte des volontés néfastes.
Les dispositifs d’organisation jouent
alors un rôle essentiel. Le fait pour
notre attachée commerciale de prouver sa volonté docile (prouver qu’elle
ne peut pas à cause des contrôles informatiques) permet d’aboutir au résultat de gestion escompté.
Ces entreprises suivent naturellement des principes de bonne gestion :
fiabilité des procédures, niveau des
salaires, motivation des personnels,
principes de reporting, etc. En même
temps, en regardant de près la manière
dont elles s’y prennent, on y trouve des
dispositifs particuliers, dont la portée est considérable pour responsabiliser les personnes et faciliter leur
collaboration. L’étude de plusieurs
cas nous a montré que l’on y trouve
une utilisation intensive des manuels
de procédures, du contrôle interne et
de la formation continue.
Pour ou contre
Les décisions de gestion sont lues
comme ayant été prises « pour »
quelqu’un ou « contre » lui. L’amitié
est vue comme « la première des
richesses », source de collaborations
fructueuses. On oscille cependant
entre des confiances personnelles
fortes et une critique âpre des intérêts
cachés qui stérilisent tout, source de
méfiance. Les logiques d’interprétation
opposent le fait de se comporter en
« ami » ou en « malveillant ». Dans son
livre, le président ivoirien oppose, dès
la première page, les «véritables amis
de l’Afrique» qui, au-delà des échecs,
veulent encore y croire ; et ses
«irréductibles ennemis [qui] profitent
de toutes les occasions pour réduire
à néant le vieux continent ». C’est à
partir de ces logiques qu’un grand
nombre de situations prennent sens.
L’effet déterminant
des dispositifs de gestion
Une telle conception de la vie en
société ne prédétermine pas les comportements. Elle organise la manière de
leur donner sens. Les comportements
peuvent être incités par les disposi18
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Dans chaque culture, certaines
situations restent plus difficiles à gérer.
Par exemple l’introduction en Afrique
des systèmes d’évaluation des performances reste une source de difficultés. Dans un univers américain,
l’évaluation est vue comme l’issue normale d’une collaboration – la meilleure
façon d’être quitte et une occasion de
progrès personnel. En France, elle
comporte le risque d’un sentiment
d’intrusion du supérieur dans la
conscience du subordonné, avec ce
que cela implique d’impression infantilisante ; elle reste toutefois menée
par référence à des normes professionnelles. En Afrique, l’évaluation
est vite interprétée en fonction de la
relation qu’entretiennent l’évalué et
l’évaluateur.
La mauvaise gestion dans les PED
ne tient pas tant à l’obstacle de «valeurs»
peu propices au développement. Elle
résulte plutôt d’une organisation inadaptée à la manière dont les situations
prennent sens. Les méthodes de gestion doivent protéger des interprétations négatives, notamment lorsque
les personnes doivent agir à l’encontre
d’autrui. Elles doivent aussi aider à
faire valoir les manifestations de responsabilité dont ces logiques sont porteuses (agir avec bonne volonté).
Des entreprises performantes
en Afrique subsaharienne
La cohérence des systèmes de gestion avec les logiques culturelles est
en effet déterminante. On trouve dans
les pays en développement – notamment en Afrique – des entreprises à suc-
La formalisation écrite des procédures est recommandée par les standards internationaux (normes ISO).
Toutefois les entreprises africaines
performantes en font un usage particulier. Les documents comportent un
luxe de détails impressionnant, précisant le rôle des individus, les moindres
contrôles à effectuer, les bons comportements, etc. 5 La nécessité de tels
manuels est perçue comme évidente.
La différence est frappante avec les
entreprises françaises où cet outil a
une image souvent peu opérationnelle et où l’on se vante volontiers de
les ignorer. Il ne s’agit pas de penser
que les procédures sont mieux respectées en Afrique. Comme ailleurs,
cela dépend des circonstances. Mais
l’intérêt qu’on leur porte est différent.
La précision des documents, le contenu
des explications, le fait de les respecter
n’ont pas la même signification. Le
sens des responsabilités invite à s’y
plier volontiers. Enfin à condition de
veiller à une application systématique,
ils servent à justifier les contrôles (qui
ne sont plus alors le fait d’une mauvaise intention).
Les manuels de procédures sont
une forme d’organisation moderne.
Mais leur contenu est ici cohérent
avec ce qui est socialement attendu.
Ils ne sont pas sans rappeler les règlements minutieux des tontines camerounaises 6. Ils font aussi écho à la vie
très ritualisée des sociétés africaines.
La place accordée à l’audit interne
est également cohérente avec cette
conception. Elle encadre la valeur systématique des procédures. L’auditeur
apparaît comme un tiers extérieur,
chargé de déceler les mauvais comportements et les menées invisibles. Selon
cette logique, le président de la société
ivoirienne n’hésite pas à ériger le principe de « séparation des fonctions »
en «règle d’or du management». Le
morcellement des tâches, ressenti
ailleurs comme démotivant, devient
ici un élément de motivation. Elle
protège chacun des pressions.
La formation joue également dans
les entreprises africaines un grand
rôle, au-delà de son contenu technique, pour favoriser les liens d’amitié et expliquer les bons comportements.
Tandis que certains outils de gestion peinent à s’appliquer, comme
l’évaluation des performances, d’autres
trouvent de singuliers développements. Ils bénéficient de la force des
loyautés personnelles. En même temps
leur contenu normatif protège du
risque de voir cette rationalité relationnelle l’emporter sur les logiques
économiques.
Une démarche
de construction
institutionnelle
qui n’en est qu’à ses débuts
Il n’est donc pas question d’un
déterminisme culturel sur les comportements économiques. Il faut lui substituer l’idée d’une cohérence possible
entre la culture et les institutions, susceptible d’orienter les comportements.
Une étude de prospective africaine 7 considère comme élément
critique des scénarios positifs d’une
part la capacité du continent à mettre
la richesse relationnelle au service
des rationalités économiques tout
en évitant ses excès, d’autre part la
capacité à établir un cadre favorable
à la compétitivité des entreprises. Il
y a en réalité un lien entre ces deux
conditions. C’est au cadre institu-
tionnel de faire en sorte que les
logiques relationnelles soient favorables aux logiques économiques.
Cela suppose qu’il soit conçu par
rapport aux logiques culturelles.
Au-delà de l’Afrique, des constats
similaires peuvent être faits dans
d’autres pays en développement 8.
L’application de la démarche n’en
est qu’à ses débuts. Il est plus aisé
de l’appréhender au niveau concret
des entreprises, plus facile à observer. Cependant elle peut être étendue au niveau global de ce que l’on
nomme la « construction institutionnelle ».
Le renforcement des « capacités
institutionnelles» est un aspect central de l’aide au développement. Mais
selon la définition qu’en donnent les
experts, en particulier la Banque mondiale, cette capacité est implicitement
réduite à deux aspects : d’une part,
mettre en place des structures institutionnelles conformes aux principes
de gouvernance, d’autre part, former
les individus qui doivent en occuper
les nœuds. Cependant on semble ignorer totalement la question de la forme
de ces institutions, comme élément
critique de l’efficacité institutionnelle.
Il existe dans les PED de nombreuses
entités qui disposent de personnels
bien formés. Pourtant ceux-ci semblent pris dans des logiques collectives contraires aux logiques économiques. Il faut en effet s’intéresser à
la forme des institutions et à leur capacité à faire sens dans leur contexte
culturel.
les faits sociaux avérés, qui sont actuellement traités comme des détails atypiques ou secondaires.
La culture n’est pas un paysage
devant lequel on dresserait une organisation économique (plus ou moins
universelle). Elle est le matériau avec
lequel celle-ci doit se construire. En
servant à organiser le lien social, elle
peut accroître l’efficacité économique.
n
1. A. HENRY, G. H. TCHENTÉ, P. GUILLERME,
Tontines et banques au Cameroun, Éd. Karthala.
2. M. Zadi KESSY, Culture africaine et management
de l’entreprise moderne, Éd. Ceda.
3. Voir pour le Tchad et le Sénégal, P. d’IRIBARNE,
« L’AFD et ses partenaires, la dimension culturelle », Document de travail de l’AFD ; pour le
Cameroun, A. HENRY, « La révolution des procédures au Cameroun », in P. d’IRIBARNE, Le
Tiers-monde qui réussit, nouveaux modèles, Odile
Jacob; pour la Côte-d’Ivoire, A. HENRY, «Chronique
d’un management africain», Gérer et comprendre,
juin 1999 ; pour le Mali, A. HENRY, « La générosité ne suffit pas : Nioro du Sahel, les raisons
d’une discorde », in S. MICHAILOFF (dir.), À quoi
sert d’aider le Sud ?
4. P. d’IRIBARNE, Le tiers-monde qui réussit, op.
cité.
5. A. HENRY in P. d’IRIBARNE, Le tiers-monde
qui réussit, op. cité.
6. A. HENRY et alii, Tontines et banques au
Cameroun, op. cité.
7. Afrique 2025, Quels futurs possibles pour
l’Afrique au sud du Sahara ? Alioune SALL (dir.),
Futurs africains, Karthala 2003.
8. P. d’IRIBARNE, op. cité.
Tant que les explications sur la
construction institutionnelle en restent
au niveau des généralités, on ne perçoit pas les malentendus : on s’en tient
alors à ce que les lois économiques
reflètent d’une nature humaine universelle. Mais lorsque l’on regarde de
plus près les détails concrets et la
compréhension que les acteurs en
ont, les questions n’ont plus de réponse
universelle. Elles doivent s’énoncer
au sein d’une vision locale de la vie
en société. La méthode pourrait consister à faire preuve de réalisme sociologique, en prenant en considération
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
19
LES DIFFÉRENCES CULTURELLES
Le pouvoir en Chine
Entretien avec François Jullien,
professeur à l’université Paris Diderot,
et directeur de l’Institut de la pensée contemporaine
par Geneviève Felten et Philippe d’Iribarne
La grande alternative de la pensée chinoise dans le politique, c’est « ordre »
ou « désordre ». Cette notion d’ordre en induit une autre, qu'on traduit par
« rites », autrement dit la régulation, façon de maintenir l’ordre à travers
la durée et au sein du changement. Les Occidentaux séparent le religieux,
le politique, la morale. La Chine, elle, offre une forme de pensée cohérente
qui n’a pas fait ces séparations, et dont la cohérence même vient du fait
qu’elle n’a pas séparé. Dans cette sorte de globalité qui s’appelle « raison par
conformation », la liberté, au sens d’émancipation, a du mal à venir.
La grande force de l’Occident, c’est l’idée de modélisation. Du côté chinois,
c'est celle de régulation.
Beaucoup d’idées circulent sur la
société chinoise. Certains la voient
comme très communautaire, d’autres
comme très individualiste. Pour votre
part, quels liens faites-vous avec les
formes proprement politiques ? Ce
rôle du pouvoir chinois, ce mélange…
ou ce qui donne l’impression, de l’extérieur, d’un mélange de force de la
structure et de vigueur de l’individualisme… comment appréhendezvous cela?
J’évite de passer d’emblée par ces catégories générales qui seraient individualiste, holiste.
J’ai souvent entendu dire, souvent
par les Chinois eux-mêmes : « Les
Grecs, les Européens, sont du côté
de l’individuel, les Chinois du côté du
collectif.» C’est faux, rien n’est plus
collectif que la Cité de Platon et la
catégorie de l’individuel existe en
chinois classique. Donc, j’éviterais
de passer par ce genre de catégories,
toutes européennes.
François Jullien :
20
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Dépayser la pensée
La Chine n’est pas l’inverse ou l’opposé de la pensée européenne. Car,
si on la pense ainsi, on en fait toujours l’autre du même, c’est-à-dire le
même renversé, donc on reste chez
soi. Il y a cette difficulté que j’ai appelée «dépayser la pensée», décatégoriser, au fond, redéplier ce que nous
avons plié, nous, intellectuellement,
pour avoir un plan de travail commun avec la pensée chinoise. Sur la
question du politique, l’écart essentiel
est que la Chine n’a jamais constitué
des formes du politique, comme dans
la position grecque, déjà présentes
chez Hérodote, puis chez Platon,
Aristote, puis chez nous, chez
Montesquieu… il y a des formes du
politique dans «penser l’affaire politique», au sens de la politeïa, du «vivre
ensemble », à partir de formes plurielles strictement politiques, comme
«monarchie», «oligarchie», «démocratie», «les bons régimes», «les mau-
vais régimes» et la comparaison entre
eux. En Chine, et c’est là, la difficulté,
il n’y a pas des formes du politique, il
n’y a qu’une conception du politique
et qui, étant seule, ne s’est pas abstraite à titre de forme. C’est ce qu’on
appellera «la voie royale», la «monarchie» ou plutôt, en chinois, wangdao,
la voie royale : le pouvoir d’un seul,
avec tout un appareil, bien sûr… Il
faut en tenir compte pour comprendre
la Chine d’aujourd’hui et son parti
communiste dans un régime hypercapitaliste. Ce qui fait barrage à l’avènement de ce qu’on appelle, nous, la
démocratie est qu’il n’y a qu’une forme
de politique, pas une forme, un régime,
non seulement centralisé, mais monopolisé. Le parti, alors qu’il n’y a plus
du tout d’idéologie socialiste en Chine,
garde cette fonction de monopolisation du politique, qui a en vue une
chose essentielle encore aujourd’hui :
assurer l’ordre. La grande alternative
de la pensée chinoise dans le politique… c’est «ordre» ou «désordre»,
zhi ou luan, le bon prince, le mauvais
prince.
Tout se conçoit à partir de cette
notion d’ordre, qui en induit une autre,
intraduisible, mais, dont on sait bien,
dont Montesquieu dit bien, qu’elle est
la chose chinoise et qu’on traduit par
«rites» – terme évidemment très inadéquat. Dans l’Esprit des lois, chapitre XVII,
livre XIX il dit : «Propriété particulière
au gouvernement de la Chine» (vous
voyez, la question nous tient depuis
trois siècles…) : «Ils confondirent la
religion, les lois, les mœurs, et les
manières; tout cela fut la morale, tout
cela fut la vertu. Les préceptes qui regardaient ces quatre points furent ce qu’on
appela les rites.» Donc, du religieux
au moral en passant par le politique,
toutes nos catégories de base se trouvent déplacées, retravaillées, décatégorisées par quelque chose qu’on désigne
unitairement en Chine par rites.
Un mode de régulation
Ce qu’on entend par là, c’est procédures, terme qui évoque processus,
sous lequel j’entends le tao chinois,
la viabilité des choses. Je crois que la
Chine a pensé la viabilité, non pas la
voie qui mène à une vérité, une révélation, un absolu, mais la voie par où
ça passe, par où c’est viable. La voie
de la régulation : cette façon de maintenir l’ordre à travers la durée et au
sein du changement. Pour moi, régulation s’oppose à règle. Lisez certains
processus : il n’y a pas de règle, mais
il y a cet art d’indiquer comment réguler, comment maintenir l’équilibre au
travers du changement. La Chine n’a
pas pensé l’éternité, n’a pas pensé à
l’idéalité…, mais elle a pensé qu’il fallait maintenir l’équilibre, pour que ce
qui est en jeu : organismes, mécanismes…, se renouvelle. Ce qui nous
renvoie à la figure du Ciel ; le Ciel,
cette régulation qui, parce qu’elle est
continue, parce qu’elle ne dévie pas,
se renouvelle : la régulation du froid
et du chaud, du jour et de la nuit, etc.
Et, dans ce renouvellement continu,
inépuisable, il y a cette notion de rites,
si mal traduite en français. Je dirais
mode de régulation du social, politique,
religieux, de tous ces termes mis
ensemble, puisque effectivement c’est
un rapport du ciel et de la terre, pour
nous, donc, dans le cadre du religieux, c’est un rapport au social, c’est
ce qui donne forme à l’organisation
politique, et c’est aussi le comportement individuel. Donc, pour nous,
c’est la morale au sens propre. C’est
cette exigence régulatrice par conformation : il faut se conformer. J’opposerai
cette exigence de conformation à la
pensée de la formalisation des Grecs,
du côté du logos. Formalisation, puisque
aussi bien chez Platon, chez Aristote,
logos signifie aussi bien forme, articulation des choses que discours, définition. La Chine, elle, pense ce que
nous traduisons par rites comme,
disons, des modes de conformation
permettant la régulation du social.
Certes, la Chine d’aujourd’hui ne
se veut pas dans cette tradition-là. La
révolution culturelle était aussi une
grande entreprise contre ça. Néanmoins,
cette raison par conformation, ce que
j’appellerais le conformisme à bon
escient – pas le conformisme négatif
tel qu’il est vu chez nous mais plutôt
une sorte d’attitude à se conformer à
des modes de régulations sociaux –,
reste marquante encore aujourd’hui.
La Chine n’y a pas renoncé. Et ça reste
notamment encore visible dans les
entreprises, en Chine comme au Japon
d’ailleurs.
nir la figure de la liberté. C’est là, évidemment, le problème de la Chine :
dans cette sorte de globalité qui s’appelle « raison par conformation », la
liberté, au sens d’émancipation, a du mal
à venir. Tout se tient si bien qu’il n’y
a pas d’espace pour cette figure là. Le
grand écart entre la pensée chinoise et
la pensée européenne, c’est que dans
l’Europe – la Grèce d’abord, et déjà
chez Platon –, on a séparé un plan de
l’idéalité d’un plan des rapports de
force. On l’appelle la loi, la justice, le
Bien au sens platonicien. Bref, un plan
des idées, qui transcende les rapports
de force, transcende les processus. En
Chine, il n’y a d’autres plans que celui
des processus. Et le Ciel, figure emblématique de ce qui serait le religieux
chinois, et l’Empereur comme fils du
Ciel, qu’est-ce? C’est le procès du monde
dans sa globalité et dans son caractère
absolu. C’est la totalisation ou l’absolutisation du grand procès du monde.
Une forme de pensée
cohérente
Pas de modélisation
Ce qui veut dire que l’image occidentale selon laquelle il faut bien distinguer pouvoir temporel, pouvoir spirituel, rôle du politique et rôle du moral,
et donc que le responsable d’une forme
de pouvoir ne doit surtout pas interférer
avec celui de l’autre pouvoir, ne correspond pas vraiment à la Chine…
En effet, et je ne suis pas sûr
que, dans le principe, les choses ne
sont pas plus conjointes qu’on le dit.
La figure de la séparation, le chorismos
était déjà présente chez Héraclite, chez
tous les Grecs. Ils ont pensé la séparation, et on a effectivement séparé le
religieux, le politique, la morale, etc.
Je vois que la Chine, elle, offre une
forme de pensée cohérente qui n’a pas
fait ces séparations, et dont la cohérence même vient du fait qu’elle n’a
pas séparé. La notion de rites fait apparaître les connivences qu’il y a entre
ces différents ordres que nous avons
tout fait, nous, pour séparer, parce que,
dans la séparation, on a vu la liberté.
C’est la liberté qui est en jeu. C’est elle
qui a conduit à cette séparation pour
laisser un espace possible où faire adveF. J. :
Il n’y a donc pas d’intermédiaire
entre la soumission absolue à l’ordre
et la révolte absolue?
En effet. J’ai travaillé sur la
dissidence. Il y a les grands effondrements des dynasties : la légitimité de
la résistance fait partie de la réflexion
chinoise. Quand le Prince est déloyal,
qu’il dévie, il y a la remontrance, ritualisée, d’ailleurs. On a le « fonctionnaire» de la remontrance et tout un
rite sur la manière dont il quitte la
cour, la lenteur qu’il y met pour que
le prince puisse le rappeler… La première conception de l’image poétique
est politique : elle permet d’en dire
assez pour faire entendre le sens au
Prince mais pas trop pour ne pas risquer sa tête. Il y a donc une pensée de
la dissidence; le problème est qu’elle
n’a pas pu s’adosser à un autre plan
que celui des rapports de force. Et le
grand poids dans l’histoire, c’est qu’elle
n’a jamais causé la révolution. La révolution, les Chinois en ont emprunté
le modèle à l’Europe, à la fin du
XIXe siècle. Les mots sont chinois ge
ming «coupure du mandat», mais cela
n’a jamais signifié révolution en Chine.
F. J. :
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
21
Cela signifiait que la dynastie régnante
avait démérité, dévié. Il fallait la remplacer par une autre, mais toujours
selon le même ordre. Il y a transmission, déploiement, consolidation, mais
pas d’ordre nouveau comme chez Platon
pour tracer la forme d’une politeïa nouvelle, idéale… Le grand écart entre les
pensées chinoise et européenne, c’est
que la pensée européenne tire sa force,
sa fécondité, de l’idée de modélisation,
notamment dans la science, la mathématisation, pas la chinoise. Il y a bien
des mathématiques chinoises, mais
elles sont locales, transformationnelles,
elles sont opératoires à la chinoise,
algorithmiques, avec le développement de l’algèbre, etc. Mais il n’y pas
une pensée des formes modèles, avec
le développement de la géométrie, et
surtout il n’y a pas l’idée que les mathématiques soient un langage. Or la
grande force de l’Occident, c’est l’idée
de modélisation, de mathématisation.
Enfin, l’idée que Dieu a créé le monde
en forme géométrique – Galilée – la
Chine ne l’a jamais eue. Et donc, en
face de la modélisation européenne,
je mettrais la régulation du côté chinois.
Pas de distinction
entre morale et politique
Revenons un instant sur les conséquences très pratiques de ce que vous
disiez. Au fond, quand les responsables
occidentaux qui vont en Chine sont
dans une vision dans laquelle l’autorité du leader, du leadership, dans l’organisation, ne doit pas être morale,
ils se trompent…
Qu’on aille en Chine ou au
Japon, en effet, cela ne convient pas.
Cette distinction du moral et du politique est une chose non chinoise; n’importe quel confucéen le dit. D’ailleurs,
en chinois, pays se dit Guojia, Guo :
pays, Jia : famille. L’idée chinoise, c’est
que le bon prince c’est celui qui régule
sa conduite : cela influence sa femme,
ses enfants, ses voisins et ce, de proche
en proche, jusqu’au bout du monde.
Du côté confucéen, on ne pense pas
que le politique soit séparable de la
morale ; du côté inverse, celui des
légistes, la dictature autoritariste chiF. J. :
22
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
noise, on considère qu’il n’y a pas de
morale : il n’y a que la machine du
pouvoir. Donc, l’exigence morale liée
à la personne et l’exigence politique
liée à la forme de la communauté ne
sont pas en position de rivalité. Ils ont
considéré soit le politique, dans le seul
prolongement de la morale – et le prolongement, c’est les rites, justement.
Soit, dans l’hypothèse adverse, très
combattue par l’idéologie chinoise, il
n’y a que l’effectivité du pouvoir, donc
«la machine à obéissance».
Pensons au cas d’une entreprise chinoise dans laquelle un responsable s’était
servi de principes d’action très moraux
pour trancher un problème concret, ce
qui, vu de France est choquant.
En Chine, non seulement
ce n’est pas choquant, mais c’est comme
ça que ça se fait, que ça doit se faire.
Voyons la cohérence de part et d’autre :
du côté européen, la séparation est
liée à la liberté, donc, si je moralise
le politique, j’empiète sur la liberté
de l’individu, notamment sur sa liberté
personnelle, puisque, en tant que
sujet, il serait aliéné par un discours
de morale. En revanche, en terme non
plus de résistance ou de choix démocratique mais de cohésion, la modalité où le gestionnaire et le moral sont
liés a ses effets. Aliénation, cohésion,
c’est là que le choix se pose.
F. J. :
Le profit, c’est l’ordre
Comment se fait cette légitimité du
profit avec l’idée de l’ordre collectif,
du pouvoir qui doit assurer cette unité,
cet ordre à la fois légal, moral?
Le profit n’est pas une notion
condamnable. C’est la notion de li.
Dans la perspective du changement à
l’échelle de la collectivité, le profit est
une notion juste. À l’échelle du particulier ou d’une minorité, c’est l’acte du
Stratège. Ce n’est pas une notion négative, sauf quand c’est le profit individuel
face au collectif. Sinon, à l’échelle globale, c’est l’ordre, justement.
Ce qui est intéressant, en Chine,
c’est de voir comment peuvent être
tenues pour inséparables des choses
F. J. :
Devenir fiable
On entend souvent dire dans les
entreprises implantées en Chine :
« Un Chinois va rester tant que vous
lui apprenez quelque chose ; si vous
ne lui apprenez plus rien, il s’en va. »
F. J. : C’est vrai et c’est faux. C’est vrai
parce que, pour les Chinois, il faut
utiliser l’Occidental ; Mao l’a dit, tout
le monde l’a dit. Après le traumatisme
de la Chine occupée par l’Europe,
agressée, colonisée, il y a une revanche
à prendre : « Rattraper et dépasser
l’Occident » est un grand mot d’ordre
de l’époque chinoise antérieure. Donc
c’est l’idée du profit. Et d’autre part,
il y a ce que j’appelle moi, «la viabilité»
ou « la fiabilité » c’est-à-dire le bon
usage des rapports de l’amitié en
Chine. Je crois qu’il y a le fiable qui
ne tient pas à la parole; il ne suffit pas
d’avoir dit la chose, il faut qu’il y ait
du processus. Si vous voulez faire des
affaires en Chine, il faut arriver à
nouer des liens, montrer qu’on tient
ce qu’on dit, et puis laisser venir et
devenir fiable. Au bout d’un certain
temps que vous serez fiable, ça
marchera. Donc, je crois que la fiabilité,
pas la sincérité, mais quelque chose
qui se tient dans la durée, fait que la
confiance advient ; elle est un capital
de confiance.
qu’en Europe on a mis tant d’énergie
à séparer. On a séparé le vital et l’idéal :
«nourrir sa vie» en Chine, c’est aussi
bien nourrir sa vitalité que sa moralité. On a séparé le politique du moral.
Cette séparation des plans est une des
grandes tensions, des grandes forces
de l’Occident, et une de ses grandes
génialités. La Chine nous apprend ce
que peut être le fait que ces plans ne
soient pas séparables, ou même qu’on
ne pense pas leur séparation. La Chine,
au fond, nous apprend à voir comment des séparations qui ont été le
moteur de l’inventivité européenne
peuvent apparaître, non seulement,
comme, à ne pas faire, mais – je ne
juge pas – comme n’étant pas tenables
ou pensables…
n
LES DIFFÉRENCES CULTURELLES
Pour une anthropologie comparée
des « lieux du politique »
Marcel Detienne 1
La vocation de l’anthropologie moderne et contemporaine est de
s’interroger sur la variabilité culturelle, en prenant en considération
égale toutes les sociétés, tous les groupes humains disséminés dans
le temps et dans l’espace.
L’Histoire, en tant que « Science », ainsi qu’elle s’énonce à la fin du
XIXe siècle, s’établit dans le cadre tout neuf de la Nation et se réserve
aussitôt le passé des sociétés dotées de l’écrit.
Un comparatisme entre historiens et anthropologues, travaillant de
concert, doit contribuer au devenir d’une anthropologie comparée
sur des problèmes majeurs 2.
L
A FORMULE en est à la fois simple
et difficile. Ne suffit-il pas, en
effet, de se sentir libre envers
les «disciplines», les partages établis
en «départements», et de se montrer
indifférent aux voies rapides, aux
«bonnes ornières» de la carrière académique ? Historiens et anthropologues ne sont pas interdits de communication, ni de commensalité.
Aucun décret ne les empêche de concevoir des projets communs ni même
de se donner des formes de collaboration aussi étroite qu’ils le souhaitent. J’ai largement usé de cette liberté
depuis une vingtaine d’années. Certes,
de part et d’autre, il y a place pour
les préjugés, mais ne suffit-il pas de
s’en dégager en reconnaissant combien ils sont « utiles », sans plus ?
D’emblée, les historiens et les ethnologues qui renoncent à rouler «dans
les bonnes ornières» peuvent décou-
vrir qu’ils sont riches, les uns avec les
autres, de centaines de cultures différentes dans le temps et dans l’espace, bonnes à expérimenter et porteuses de combien de questions et
perspectives nouvelles.
Réfléchir à plusieurs
Pour une anthropologie comparée entre historiens et ethnologues,
le premier exercice décisif c’est de
réfléchir à plusieurs. Je m’explique :
sur ce terrain, le comparatiste doit
être singulier et pluriel; en d’autres
termes, il peut participer de la curiosité intellectuelle et de la compétence
d’un ou de plusieurs autres, tout en
étant le connaisseur actif d’un domaine
spécifique, celui qu’il a choisi au départ,
que ce soit le Japon de la période Edo,
une série de villages du Burkina Faso,
les sociétés cosaques d’hier, des commu-
nes italiennes du Moyen-Âge ou une
poignée de cités grecques de naguère.
Travailler à plusieurs, à deux, trois
ou quatre, c’est pour chacun être
convaincu qu’il est important aussi
d’être l’analyste en profondeur du terrain ou de la société dont chacun, à
sa place initiale, a choisi d’être l’interprète professionnel.
Le comparatisme que peuvent cultiver anthropologues et historiens
devrait être à la fois expérimental et
constructif. Si notre tâche commune,
celle des historiens comme celle des
ethnologues, est bien d’analyser les
sociétés humaines et de comprendre
le plus grand nombre possible de leurs
productions culturelles, pourquoi ne
pas expérimenter, quand cela est possible, à partir « d’expériences déjà
faites»? Ce sont, en effet, des «possibles», des orientations presque toujours différentes des nôtres, et, donc,
pertinentes pour nous aider à réfléchir sur les choix qui ont influé sur nos
propres savoirs qu’ils soient d’historiens ou d’anthropologues.
1. Marcel DETIENNE est Gildersleeve Professor,
Johns Hopkins University (e-mail : [email protected]).
2. J’ai plaidé en ce sens dans plusieurs travaux :
Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 2000 (2e éd.,
2007); Qui veut prendre la parole? avec un avantpropos de Pierre ROSANVALLON, Paris, Seuil,
2003; Les Grecs et nous. Une anthropologie comparée de la Grèce ancienne, Paris, Perrin, 2005.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
23
Prêter attention
à l’incomparable
Il est essentiel d’expérimenter afin de
construire la comparaison en découvrant
des «comparables»; la voie la plus sûre
pour s’y exercer passe par une attention
vive à de «l’incomparable». Je n’entends
pas incomparable dans le sens trivial
et louangeur de ce qui est « hors du
commun » ou « magnifique ». Il y a
« incomparable » quand il y a
«dissonance», quand, par exemple, une
société, une culture ne semble faire
aucune place à une institution, une
configuration que le sens commun
tient pour naturelle et normale. Ou
bien quand un système de pensée, une
culture croisée au passage, une société
dite « étrangère » semble ne pas offrir
une catégorie «obvie», l’obvie de notre
sens commun.
Expérimenter avec des expériences
déjà faites, c’est aller de culture en
culture, de village en village, de nation
en nation et d’un continent à l’autre.
Au plaisir du nomade. Mais un comparatisme expérimental où l’homme
entend expérimenter sur l’homme,
en l’occurrence sur ses productions
culturelles, se doit d’être également
constructif. Car ce qui est à comparer, ce ne sont pas des institutions
perçues a priori comme semblables, que
ce soit un notaire, un historien, la
Nation, le Peuple ou l’État, mais des
configurations singulières, des
ensembles discrets d’éléments agencés tels qu’une critique interne de
microanalyse permet de référer, de
distinguer, de suivre en leurs articulations, à charge pour les anatomistesenquêteurs de vérifier activement la pertinence de leurs observations, qu’ils
soient ethnologues ou historiens.
Prendre le temps d’analyser
On l’a compris mais il faut le répéter tant les préjugés sont puissants :
il ne s’agit pas d’établir une ou des
typologies de la Nation ou la «cité»,
non plus que de dessiner la morphologie de telle institution, répertoriée
dans un de nos dictionnaires des
24
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
sciences sociales. Pratiquer un comparatisme constructif et expérimental entre historiens et ethnologues,
c’est d’abord prendre le temps de
s’asseoir et d’analyser de façon critique des notions et des catégories
qui souvent ont beaucoup cheminé,
sans jamais connaître une sorte de
microanalyse conceptuelle. Pour s’essayer à construire des «comparables»,
il n’est pas déconseillé de choisir un
point de départ, une « entrée » qui
pourrait être une catégorie ou une
notion. Elle ne devrait être, de préférence, ni trop locale, ni trop générale. Un exemple pourrait éclairer
une telle approche.
Naguère, il m’avait semblé prometteur d’interroger la notion de
« fondation », entre historiens de
Rome, africanistes, japonisants, indianistes ou hellénistes, tous curieux de
savoir, sans le dire à voix haute,
«qu’est-ce donc qu’un site, un lieu?»
Question tournée vers quelque chose
d’à la fois concret et général. Certaines
dissonances, apparues dans la réflexion
commune, nous ont conduit, plus
ou moins vite, à nous demander ce
que nous mettions dans «fondationfonder» qui pourrait être une façon
spécifique d’être dans un « lieu »,
d’habiter un «site», ou, plus largement, d’être dans l’espace. Il est alors
apparu que la notion de «fondation»
semblait impliquer la singularité d’un
espace, marqué par un nom, des traits
particuliers, une limite assignée dans
un espace plus vaste. Ensuite qu’elle
se référait à un commencement dans
le temps, dans une histoire, dans une
chronologie ; avec quelque chose
comme un événement initial, isolé,
saillant sinon solennel.
La « fondation » de notre sens
commun interrogé semblait exiger
un début significatif en attente d’un
procès historique. Quand nous pensons à «fonder», ne faisons-nous pas
référence à un acte, à des gestes, voire
à un rituel, à un cérémonial inséparable d’un individu (qu’il se nomme
Romulus ou Clovis) qui serait à l’origine du lien avec ce lieu, voire de
l’enracinement dans ce lieu-là, déjà
devenu unique?
Pour mettre au jour les présupposés du verbe « fonder », il fallait
percevoir les dissonances produites
par certaines sociétés, comme, par
exemple, que l’Inde védique refuse
étrangement de donner forme à un
site, tandis qu’elle valorise les vertus
nomades d’une aire sacrificielle qui
apparaît comme un authentique nonlieu. Ou encore le Japon insulaire qui
cultive une primordialité sans rupture à travers une espèce de « création continuée» de ce que nous semble
dire « fonder ». Deux sociétés, sans
doute parmi d’autres, qui provoquaient
le choc d’un «incomparable» en même
temps qu’elles ouvraient la voie au
questionnement de nos catégories les
plus familières, celles dont l’évidence
n’en finit pas de nous aveugler.
L’étape suivante, pour le dire brièvement, a conduit à découvrir que
« fonder » devait être une manière
spécifique de quelque chose comme
«territorialiser » ou « faire du territoire ». Le temps était venu de se
déplacer entre une série de sociétés
qui semblaient toutes « faire du territoire», tantôt en se servant de «fonder » (avec certaines de ses composantes), tantôt en en faisant purement
et simplement l’économie ce qui obligeait anthropologues et historiens,
réfléchissant de concert, à se demander le plus honnêtement du monde
ce que voulait dire «faire son trou»,
ou encore « comment être autochtone? comment être national?». Une
manière peut-être insolite de mettre
à la question la configuration de «l’historicité-historialité », de confronter
les différentes espèces du genre «histoire nationale », ou encore de s’approcher hardiment du « mystère de
l’identité nationale » dans l’Europe
contemporaine.
Un pareil comparatisme n’est pas
en quête de théorie. Sa méthode est
de pratique, il se veut pédestre, marche
à l’aventure, s’amuse à débusquer le
national dans le bonheur de faire son
trou, et pourquoi pas, d’une «fondation» à l’autre, d’une cité au village
suivant, il se plaît à découvrir des
lieux que l’on pourrait appeler «du
politique ». Encore un mot imposé
par nos occupants de toujours. Donc
excellent pour expérimenter, comme
nous l’avons indiqué, et, d’abord, bon
à monnayer pour entrevoir une part
de ce qui est condensé dans une notion
assez extensible de nos sociétés : la
«démocratie».
Les débuts de la démocratie
Le sens commun n’en démord pas.
Le ou la « politique » est tombé du
ciel, un beau jour très précisément
dans le jardin de Périclès, et sous la
forme miraculeuse et authentifiée de
la démocratie. On l’apprend à l’école
et dans les familles : des Grecs à nous,
«nous» au cœur de l’Occident, c’est
une histoire linéaire, elle commence
avec les authentiques citoyens d’Athènes,
elle passe par la révolution américaine, puis par la révolution française
jusqu’à nos sociétés occidentales, si
fortement convaincues qu’elles ont
reçu la mission universelle de convertir les autres à la vraie religion de la
«démocratie». La gent helléniste avec
ses académiciennes et ses historiens à
rosette n’avait aucun intérêt à faire
savoir qu’il y a eu dans la Grèce entre
le VIIIe et le IVe siècles des centaines
de cités autonomes qui ont expérimenté de très nombreuses manières
« d’être ensemble », de penser les
«affaires communes » et d’instituer
des «lieux du politique». La même
gent helléniste n’a pas souvent montré une grande curiosité pour l’enquête comparative qui pouvait mettre
en question le privilège de la Grèce
originelle et les valeurs de la civilisation dont ils étaient les garants et sont
toujours les gardiens exemplaires.
Depuis deux siècles, les débuts de
la «démocratie» occupent une place
importante dans la mémoire des
Américains et des Européens. Le plus
souvent sous la forme étriquée d’un
dialogue entre Athènes et nous. Or
nous savons, nous historiens, politistes et anthropologues qu’il y a de par
le monde et dans son histoire de multiples commencements de quelque
chose comme «du politique» avec,
dirions-nous, une sorte de vocation
«démocratique». Il suffit d’évoquer le
mouvement des Communes italiennes
entre le XIe et le XIIIe siècles; les communautés cosaques entre le XIVe et le
XVIIe siècles; celles des chanoines séculiers de l’Occident chrétien; l’Éthiopie du Sud, au pays des Ochollo, ou,
en Afrique encore, des sociétés Sénoufos
de Côte-d’Ivoire, aussi bien que les
moines bouddhistes dans le Japon
médiéval. Les comparatistes de bonne
volonté disposent d’un immense chantier, à peine entrepris ces dernières
années.
Privilégier le concret
Au moins peut-on indiquer comment faire une anthropologie comparée des «lieux du politique». D’abord,
privilégier des manières concrètes et
partir de formes simples : des manières
concrètes, par exemple, de s’assembler. Dans une série de sociétés, il est
possible d’observer comment des
représentations des affaires communes
se façonnent à travers les pratiques
d’un vouloir s’assembler. Partir de
formes simples, observer des pratiques
de commencements, travailler sur des
microconfigurations, c’est assurément
mieux pour se donner des «comparables» que de s’attaquer à des états
complexes ou semi-complexes. Entre
les Constituants français, les mutants
de 1789, les Pisans révolutionnaires
de la commune marine en 1080 ou
quelques cités-colonies toutes neuves
dans la Grèce du début du VIIe siècle
avant notre ère, il y a comme une
vertu des commencements qui permettent d’entrevoir comment s’ébauchent des configurations spécifiques,
quels éléments s’agencent pour donner forme à l’idée d’une communauté,
aux modalités d’une sorte de souveraineté sur soi, ainsi qu’à l’architecture mentale d’un espace public ou à
l’esquisse d’un type de citoyenneté.
Le comparatisme se nourrit de
questions relatives à des pratiques
concrètes, comme «qui met en branle
le procès de s’assembler? Où se tient
l’assemblée? Dans un emplacement
fixe ? Un lieu ritualisé ? Qui ouvre ?
Qui ferme l’assemblée ? Y a-t-il un
ordre du jour ? Comment se fait la
prise de parole?». Questions à multiplier à mesure que l’exploration à
plusieurs découvre les plus pertinentes, celles qui vont servir à faire
réagir d’autres sociétés. L’étrangeté
d’un vouloir s’assembler pour parler,
pour débattre des «affaires communes», des affaires de tous invite à se
demander quelles sont les différences
entre l’universitas des clercs séculiers,
la communauté circulaire des guerriers zaporogues, les jugements des
moines bouddhistes en leurs réunions,
sous le regard des dieux, où chacun
s’oblige à faire connaître à l’ensemble
de la communauté ce qui concerne
«chacun et les autres».
Quelles sont les vertus et les vices
des formes choisies comme « lieux
d’assemblée»? Un cercle, un hémicycle figurent-ils l’égalité de la même
manière qu’une salle rectangulaire où
seule une estrade surélevée domine
l’entassement des participants? Quelles
relations pensent s’inventer entre d’une
part des pratiques de publicité (communiquer à voix haute les décisions,
«faire parler la loi» comme on dit à
Rome, ou bien l’écrire, soit pour l’offrir à la libre discussion, soit pour la
faire connaître à qui veut sur l’agora
dite, en Crète ancienne, des citoyens
assemblés) et d’autre part des procédures qui visent, consciemment ou
non, à faire naître comme une idée
de la souveraineté du groupe sur luimême. S’ouvre ici le champ des symboles choisis pour l’affirmer : une
masse d’armes, un encrier, une touffe
d’herbes, voire un autel de la Patrie
ou celui du Foyer commun.
Le champ d’investigation apparaît
sans limites : entre les inventions sans
doute quotidiennes d’un politique
nouveau dans le Parlement européen
de Strasbourg, les traditions démocratiques des cantons suisses et les
collectifs sans nombre qui sont autant
de lieux d’un autre politique au
Mexique, en Irak, en Afghanistan ou
dans le Moyen-Orient d’hier et de
demain.
n
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
25
LES DIFFÉRENCES CULTURELLES
Qu’est-ce qu’être égal ?
Le contraste entre
les États-Unis et le Brésil
Livia Barbosa 1
La liberté et l’égalité constituent les valeurs centrales de la modernité.
Mais, comment arbitrer entre elles quand elles entrent en conflit ?
Et qu’est-ce qu’être libre ? Qu’est-ce qu’être égal ? Les réponses diffèrent
grandement selon les sociétés, en fonction des conceptions de l’individu
et des rapports entre l’individu et la société qui marquent les diverses
cultures. Cela apparaît bien quand on compare les États-Unis
et le Brésil.
Égalité d’opportunités :
le cas des États-Unis
La société américaine valorise la
liberté (freedom) par-dessus tout. Elle
la conçoit comme autonomie individuelle, comme droit de faire tout ce
que l’on désire et que les lois n’interdisent pas, sous la protection des dites
lois. L’accent est mis sur les droits
civils, sur la défense de la jouissance
de ces droits, à l’abri des abus d’autorité : avoir des biens, pouvoir exprimer, à l’abri de toute censure, des
croyances opposées à la position des
gouvernants, poursuivre ses propres
objectifs sans être soumis à des normes
imposées, à des contrôles extérieurs.
C’est la liberté de ne pas être contraint,
de ne pas être emprisonné, ni terrorisé, et principalement de n’être pas
soumis à l’intervention de l’État 2.
Toute idée d’égalité est subordonnée à cette vision de la liberté et
ne peut prospérer que dans la mesure
où elle est compatible avec celle-ci.
26
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
L’égalité n’est légitime que quand elle
n’entrave pas l’indépendance et l’autonomie des personnes. Des conceptions redistributives de l’égalité ou
des politiques de nivellement sont
perçues comme porteuses d’une interférence directe de l’État ou de la
communauté dans la sphère de l’autonomie individuelle et comme une
mise en cause du droit des individus
à jouir des fruits – bons ou mauvais
– de leurs actions.
Dans la société américaine, l’égalité est vue comme une égalité d’opportunités (appelée aussi égalité naturelle).
On retrouve la notion fondatrice de la
nation américaine, « lieu des opportunités,
noyau du rêve américain et de l’American
Creed » 3. Est définie comme juste toute
distribution des situations venue d’un
état de nature, ou encore d’une économie de marché où règne une égalité formelle d’opportunités. Toute
position ou ressource disponible dans
la société doit être accessible à tous
ceux qui disposent des talents et capa-
cités nécessaires pour les obtenir et
en profiter au terme d’une compétition ouverte. Du point de vue de la
justice, tous doivent avoir les mêmes
droits et bénéficier des mêmes opportunités, sans nécessairement obtenir
les mêmes résultats.
Une égalité légale
Cette notion d’égalité d’opportunités va de pair avec celle d’égalité formelle ou légale : égalité devant la loi,
absence de restrictions dans la protection juridique dont chacun bénéficie dans la poursuite de ses objectifs. L’égalité formelle est l’instrument
de la réalisation d’une égalité d’opportunités. Elle n’est pas pour autant
une garantie de succès, et l’égalité d’opportunité, dans le sens américain, ne
1. L'auteur est professeur à l'université Fédérale
Fluminense, Rio de Janeiro. Le présent texte
résume des analyses présentées de manière plus
détaillées dans : Igualdade e Meritocracia. À ética
do desempenho nas sociedades modernas. Rio de
Janeiro, Editora da Fundação Getúlio Vargas,
1999. O Jeitinho Brasileiro ou a Arte de Ser Mais
igual que os outros. Rio de Janeiro, Editora
Campus, 1992. “ Os Direitos da Natureza numa
sociedade relacional : reflexões sobre uma nova
ética ambiental ” Estudos Históricos. Rio de
Janeiro, vol. 7, n° 14, 1994 (avec J. A. DRUMMOND).
2. Isaiah BERLIN. “Deux conceptions de la liberté”,
in Éloge de la liberté, Paris, Calmann-Levy, 1988.
3. S. HUNTINGTON. American Politics : The Promisse
of Disharmony. Harvard University Press, 1981.
signifie pas l’égalité économique. Elle
n’est pas promesse de distribution
équitable des ressources économiques,
des privilèges sociaux ou d’une reconnaissance morale. Au contraire, à partir d’une situation «égalitaire» initiale,
elle est porteuse d’une situation d’inégalité finale dans presque toutes les
dimensions de la vie humaine. Le rôle
du gouvernement est d’assurer le respect des lois et non de s’engager dans
une promotion d’une égalité concrète
entre tous les citoyens. Tous les types
de nivellement et les politiques qui y
conduisent doivent être combattus.
Les êtres humains ne sont pas égaux
mais sont nés avec des droits égaux. On
a une forte préférence pour des doctrines et des visions non-égalitaires et
un rejet des concepts d’égalité distributive ou d’égalité de consommation.
Un individu abstrait
et universel
Cette conception de l’égalité est ancrée
dans une représentation de l’individu
qui est centrale dans la société
américaine. Si cette conception a de
multiples sources (le christianisme,
la « common law » anglaise et le
libéralisme de Locke) elle offre quelques
traits singuliers. Le plus important
peut-être est l’idée d’un individu
abstrait et universel, antérieur à
l’existence de la société, ontologiquement supérieur à elle et lié à
d´autres individus par un contrat
social qui a comme objectif central
de brider l’intérêt de chacun de façon
que la vie en société soit possible. La
présence de l’État ou de n’importe
quelle institution ayant le pouvoir de
réprimer l’autonomie et les libertés
individuelles doit être aussi réduite
que possible. Le contrat social est
déjà un instrument suffisant pour
brider l’intérêt individuel et la liberté
personnelle, et fournit un contexte
permettant que la justice se produise
naturellement. « Society is produced
by our wants and government by our
wickedness; the former promotes our
happiness positively by uniting our
affections, the latter negatively by
restraining our vices. 4 »
Égal mais différent
La self-reliance est un autre aspect
de cette vision de l’individu. Chaque
individu a, ou devrait avoir, la capacité d’affronter la vie à partir de ses
propres ressources intérieures. Tout
ce dont nous avons besoin pour réaliser nos rêves et nos désirs se trouve
en nous-mêmes. C’est notre tâche
d’agrandir nos potentialités, de nous
auto-enrichir et de nous perfectionner.
Chacun mérite tout ce qu’il peut obtenir par son talent et sa détermination.
Les différences entre les personnes
sont vues comme le résultat des différences de capacités et de talents
propres à chacun, elles-mêmes produit de la loterie de la nature. Bien
qu’elles soient arbitraires elles sont
profondément valorisées, car elles
expriment l’essence de chacun, ses
particularités idiosyncrasiques. Elles
sont plus soulignées que les ressemblances, parce qu´elles sont la base
des identités individuelles 5. Ce sont
elles qui nous donnent notre originalité, nous humanisent et nous particularisent. Plus encore, elles sont
considérées comme socialement et
politiquement utiles au progrès humain.
Être humain c’est être formellement
égal, mais réellement différent.
Ce qui doit être évité (et en ce sens
il est légitime de parler d’égalité) c’est
toute tentative d’utiliser les différences
de capacités, de talents et d’efforts
pour établir des distinctions légales
et des privilèges sociaux faussant la
compétition. L’éventuelle supériorité
d’une personne dans un certain
domaine d’action n’empêche pas sa
subordination à la loi générale. La justice sociale est beaucoup plus proche
d’une proportionnalité que d’une égalité, dans le sens que lui donne l’idéologie égalitariste qui prêche l’égalité
absolue des conditions pour tous les
membres de la société. Cette proportionnalité a trait à la participation
de chacun au processus productif et
aux résultats qui en découlent. Chacun
est vu comme recevant en proportion
directe de ses talents et de ses efforts.
La mesure de la performance individuelle devient ainsi le mécanisme
social par excellence, qui permet à la
société d’établir des différences légitimes, d’évaluer et de construire des
hiérarchies de mérite et de sanctionner
ceux qui présentent un mauvais résultat. L’individu est un sujet proactif,
qui perçoit la réalité comme quelque
chose d’objectif et d’extérieur à soi,
où il peut intervenir, qu’il peut changer et formater selon ses envies, ses
ambitions et sa volonté de s’affirmer.
Ses actions sont perçues comme déterminées de l’intérieur et rarement
comme contraintes par des facteurs
historiques et sociaux. Les contraintes
font partie de la réalité et ce que l’on
attend de chacun est de les dépasser.
Des justifications et des excuses concernant ses propres performances ont
du mal à être reçues, dans la mesure
où elles situent l’origine des réalisations,
bonnes ou mauvaises, à l’extérieur de
l’individu ; dans des facteurs historiques et sociaux qui, si on les regarde
comme dotés d’un pouvoir déterminant, finissent par faire disparaître ce
qui est au cœur de tout ce système
d’idées – l’individu – et par miner sa
supériorité ontologique par rapport
à la société. La personne mérite tout
ce qu’elle réussit à obtenir, elle le doit
à son talent et à sa détermination.
Égalité réelle
le cas brésilien
Au Brésil, la conception de liberté
qui prédomine (liberty) privilégie la
dimension politique et non la dimension civique, chère aux Anglo-Saxons.
Il s’agit essentiellement d’un désir
d’autogouvernement, qui n’hésite pas
à limiter l’autonomie personnelle, et
accepte que l’individu soit soumis à
des totalités qui transcendent ses désirs
et son vouloir. La société est imprégnée par une idéologie et une rhétorique égalitaires. Celles-ci incitent à
se méfier de tout processus impli4. Thomas PAINE, cité par John David SKRENTNY,
The ironies of Affirmative Action. Politics, culture ad Justice in America. Chicago, The Chicago
University press, 1996.
5. On a un individualisme des différences. Georg
SIMMEL, “ Individual and Society in eighteenth
and nineteenth century views of life ”. In The
Sociology of Georg Simmel. Glencoe, Free Press,
1950.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
27
quant de l’autonomie, de l’individualisation, la valorisation des différences individuelles à titre de critère
de distinction entrer les personnes.
Si la société brésilienne s’attache à
deux types d’égalité – l’égalité formelle de tous devant la loi et l’égalité
réelle, ou substantive – c’est la seconde
qui compte avant tout.
L’égalité formelle
L’égalité formelle est constitutive du
Brésil indépendant. Établie dès la
Constitution de 1824, elle est présente
dans toutes les constitutions qui ont
suivi. Sa portée a évolué au fil du
temps. Elle a concerné progressivement
des groupes sociaux jusqu’alors exclus
du droit de vote, tels que les nonpropriétaires, les Noirs (en tant
qu’esclaves), les femmes et les
analphabètes. Mais cette inclusion
croissante n’a pas mis fin à la vision
hiérarchique qui marque la législation
civile et pénale, laquelle distingue
différents types d’individus. Quelquesuns bénéficient de privilèges
spécifiques, tels un emprisonnement
spécial pour ceux qui ont un diplôme
universitaire ou des instances de
jugement privilégiées en cas de crimes
de droit commun pour les juges, les
sénateurs et les députés. L’égalité
formelle concerne plus les droits
politiques que les droits civils. Selon
un dicton populaire : «La loi est égale
pour tous, mais quelques-uns sont
plus égaux que les autres. »
La notion principale d’égalité qui
traverse la société brésilienne est l’égalité réelle, ou substantive. Tous
membres d’une même espèce, nous
partageons les mêmes caractéristiques
physiques et biologiques et un même
destin final. L’humanité se trouve
présente en chaque personne. Par
conséquent, tous les individus sont
substantivement et radicalement
égaux. Ce que l’on valorise dans cette
conception de l’égalité est ce que
nous avons en commun, ce qui nous
unit en tant qu’espèce biologique,
beaucoup plus que ce qui nous rend
différent des autres, nous distingue
en tant qu’individualités.
28
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Cette conception de l’égalité est
ancrée dans une philosophie héritière
de Rousseau plutôt que du libéralisme
anglo-saxon de Hobbes et Locke.
L’individu n’est pas considéré comme
préexistant à son entrée en société.
Au contraire, c’est sa participation à
un univers social qui lui confère son
humanité. On suppose qu’une totalité
préexiste à l’individu et que l’universalité de celui-ci, en tant que membre
de l’espèce humaine, passe par son
appartenance à un groupe social. Une
partie de ce que je suis et de ce que
je réalise n’est pas perçue comme la
conséquence de mes envies et de mes
décisions, mais plutôt de mon appartenance à certains groupes sociaux.
On ne s’attend pas à ce que l’individu
trouve en lui-même toutes les ressources nécessaires pour affronter la
vie. Au contraire, les amis, la famille,
les relations, bref le capital social de
chacun est vu comme la variable la
plus importante dans la manière dont
il conduit celle-ci. À la self-reliance
nord-américaine nous pourrions opposer la social capital-reliance brésilienne.
L’individu ainsi conçu ne veut pas
seulement être reconnu en raison de
ses talents et ses capacités mais aussi
de son insertion particulière dans la
société : classe sociale, rapports personnels, etc. C’est un sujet qui voit
dans son environnement social, et
non en son propre sein, le lieu central où se trouvent les outils dont il a
besoin pour la réalisation de ses rêves,
de ses désirs et de ses projets. Il est un
sujet qui réagit aux conditions où il se
trouve, plus qu’il ne fait des plans,
différent du type proactif des ÉtatsUnis, qui regarde le monde social
comme un ensemble de facteurs et
de situations qui devront être dominées et apprivoisées à partir de son
envie, de son rêve et de sa volonté.
L’individu n’est pas maître
de ses capacités
Cette conception conduit à nier
que les différences individuelles soient
directement responsables des bons ou
des mauvais résultats de chacun.
L’individu n’est pas le maître, dans un
sens métaphorique, de ses capacités
et de ses talents, ni des résultats qui
en découlent. Les résultats individuels,
bons ou mauvais, sont presque toujours relativisés, dévalués ou simplement ignorés. Étant des conséquences,
en grande partie, des facteurs historiques et sociaux, les différences de
résultats entre individus sont vues
comme évitables, à la limite indésirables. La performance de chacun est
vue comme le fruit de conditions spécifiques qui rendent impossible toute
comparaison. Les inégalités sont vues
comme étant le fruit des conditions
sociales où les individus sont nés et
se sont développés.
Un rejet de la compétition
La compétition devient un
mécanisme socialement négatif, parce
que les résultats de ceux qui sont en
compétition ne sont pas comparables
entre eux. L’excellence des uns et la
médiocrité des autres perdent leur
sens du fait des différences de
conditions qui affectent leurs
performances. Des sanctions, des prix,
des privilèges et des statuts découlant
de l’évaluation des performances sont
vus comme suspects et en grande
partie injustes. La mesure des résultats
ou l’établissement de stratégies visant
à privilégier ceux qui présentent une
meilleure performance apparaissent
alors comme un mécanisme dont
l’objectif est d’établir des hiérarchies
de mérite illégitimes, parce qu’elles
méconnaissent les contextes singuliers
de chacune des personnes concernées.
Dans ces conditions, l’idée de justice sociale est beaucoup plus proche
d’une vision véhiculée par les idéologies
égalitaires, qui prônent l’égalité absolue de conditions et de résultats, que
d’une vision de proportionnalité entre
ce que chacun réalise et ce qu’il reçoit.
Elle ne conduit pas seulement à réclamer l’égalité économique, mais tous
les types possibles d’égalité : ce qui
est donné à l’un doit être étendu à
tous, de façon indépendante de ses
fonctions et de ses résultats. Il s’agit
de promouvoir des situations égalitaires – c’est-à-dire indépendantes des
résultats et de la contribution de chacun à la production. L’État est regardé
comme devant être l’outil central dans
la promotion de cette égalité substantive. Réclamer des mesures de
nivellement des salaires, de réservation de marchés à certains groupes et
de promotion à l’ancienneté occupe
une place centrale dans la rhétorique
politique brésilienne.
Cette vision selon laquelle quelquesuns sont en position supérieure aux
autres quand ils entrent en compétition correspond à une conception de
l’individu qui y voit un sujet faible.
Il serait dépourvu des ressources intérieures lui permettant de dominer les
situations où il se trouve, donc incapable d’entrer en compétition et de
triompher de plus puissants au sein
des vicissitudes de la vie réelle.
L’individu doit être protégé ou garanti
contre la compétition. On ne cherche
pas la reconnaissance des performances différentielles des individus,
mais un état égalitaire dans lequel ce
qui est donné à l’un doit être donné
à tous, indépendamment des performances individuelles et des «inégalités
naturelles», dans la mesure où cellesci ne sont que le déguisement de
variables historiques et sociales.
Autonomie
contre communauté
Les États-Unis, nés modernes, ont
construit une notion d’individu a-historique, ontologiquement supérieur
à la société, celle-ci étant constituée par
la réunion libre et volontaire de ses
membres. Les individus sont des entités autonomes et moralement égales.
L’égalité devant la loi, qui garantit une
égale possibilité d’agir, ne neutralise
pas la reconnaissance du fait que tous
diffèrent entre eux quant aux capacités et aux talents. La responsabilité
de ma position à l’intérieur de la hiérarchie sociale me revient exclusivement. Toutes les ressources dont je
dépends pour réussir dans la vie reposent au-dedans de moi. La tâche de
chacun est de surmonter les obstacles
de la vie sociale, à sa manière et selon
ses propres ressources. Toute idéologie égalitaire s’attaquant à l’auto-
nomie individuelle et cherchant à neutraliser les différences serait incompatible, en toute logique, avec cette
conception de l’individu. Les individus doivent avoir une autonomie
maximale pour s’exprimer et poursuivre leurs objectifs.
Au contraire, le type d’individu
que suppose la conception de l’égalité
que l’on trouve au Brésil ressemble à
la personne telle qu’elle est vue dans
les sociétés holistes et hiérarchiques 6.
C’est un sujet déterminé de l’extérieur, par des variables historiques et
sociales, sur lesquelles il n’a aucun
contrôle, un sujet qui entre dans le
monde des relations sociales en grande
partie prédéterminé par une totalité qui
lui préexiste. Le fait d’attribuer l’origine des différences au contexte social
(et non pas à la loterie de la Nature)
rend inacceptable la conception américaine de l’égalité. À partir du moment
où, tout en conservant une vision
holiste et hiérarchique des rapports
entre l’individu et la société, on adhère
à la valeur moderne d’égalité, on ne
peut se contenter d’une égalité formelle, mais on est amené à exiger une
égalité réelle (substantive). La référence devient une communauté d’égaux
fonctionnant comme une totalité du
type holiste, fondée à borner sévèrement l´autonomie de ses membres.
Au sein de celle-ci, chacun dispose
d’un pouvoir de revendication sur les
actions des autres membres du groupe
auquel il appartient et sur les résultats
que ceux-ci atteignent. Au-delà du
Brésil, une telle vision des choses
marque largement, sur l’essentiel de
la planète, les sociétés qui, tout en
adhérant aux valeurs modernes, restent marquées par une vision traditionnelle d’un monde commun. n
6. Louis DUMONT, Homo hierarchicus, Gallimard,
1979.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
29
LES DIFFÉRENCES CULTURELLES
L’Inde démocratique
dans un imaginaire de caste
Jean-Claude Galey 1
Démocratie « de l’Inde », « à l’indienne », démocratie « des castes » ou
« par la caste », démocratie « de marché », « positive », « libérale » ou « dirigée »,
les désignations ne manquent pas pour reconnaître la réalité et les résultats
d’un modèle et souligner la gêne d’en qualifier précisément l’exercice.
Difficile d’y voir, au-delà du programme affiché, l’engagement des passions
françaises pour l’égalité ou la mobilisation américaine en faveur des libertés.
Le régime a su par contre procurer aux Indiens la vision d’une double
citoyenneté, les faisant vivre en politique comme étant membres d’une société
composée de communautés de langues, de statuts et de confessions distinctes
tout en se concevant comme des individus dotés de droits et d’intérêts
particuliers. J’en tirerai ici deux leçons. La première tient au caractère
exceptionnel et presque irréductible de la démocratie indienne.
La seconde, en contraste et comme par retour, relève de la complexité
qu’elle nous fait entrevoir, nous obligeant à considérer d’un regard désormais
différent, et sans doute plus critique, les institutions et l’idéologie d’un régime,
la démocratie, dont la fréquentation trop familière nous aveugle et dont
les réalisations ne sont nulle part homogènes.
Premiers contrastes,
premières interactions
En France, depuis la Révolution,
l’État est organisateur d’une complète
refondation sociale, refondateur d’une
sociabilité qui ne pouvait désormais
plus passer par les corps intermédiaires,
les ordres et les dignités de l’Ancien
Régime. Il a fallu de fait reconstruire,
restructurer le lien social, réagencer
une société à partir d’individus-citoyens.
La société s’est identifiée ainsi à un
pur produit politique. En Inde au
contraire l’État, souverain mais advenu
dans un contexte de domination, se
surajoute, se superpose à un corps
social qui continue d’exister, de vivre
et de se penser indépendamment de
lui. L’État est régulateur et comme
additionnel. Quant à la démocratie qui
l’accompagne, elle est sans précédent.
30
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Le citoyen existe déjà mais ailleurs,
pris dans un tissu où un maillage de
castes lui fournit son état – de spécialité, de savoir-faire, de devoir, de protection ou d’obligation. Il est ainsi inscrit dans une morphologie de groupe
où son appartenance première n’existe
que par relation à une échelle des êtres,
hiérarchique et moralement partagée,
où chacun participe, depuis sa place et
à sa mesure, à la réalisation d’une ontologie commune. Initialement, la démocratie ne s’installe, ne se greffe et ne
se déploie ici que comme une démocratie de promotion sociale où la politique inaugure les jeux de seules aspirations au pouvoir.
Introduite depuis le haut, portée
par un mouvement de masses mobilisé contre une domination étrangère,
la démocratie en Inde c’est d’abord
l’élan d’une victoire. Elle pose le cadre
d’une nation libérée du joug colonial
et lui emprunte une forme, pour elle
très extérieure, du politique. Pour les
élites militantes, elle est un espace de
conquête. Elle mobilise une volonté
constructiviste et une logique de pouvoir. Elle se double d’aspirations à la
croissance, à l’égalisation des conditions, la réduction des pauvretés, la
fin des exclusions. L’entreprise coloniale,
que l’historien Robert Darnton qualifiait d’impérialisme libéral, a engagé
elle-même la transition dans un dialogue et dans une coopération exemplaires. De simples sujets colonisés,
les Indiens de l’Empire sont devenus
les partenaires d’une transition qui les
mènera de la soumission jusqu’à l’autonomie. La Constitution de 1949, largement inspirée du modèle de
Westminster finira de sceller le destin
d’une souveraineté sans précédent.
Si le fédéralisme apparaît bien
rétrospectivement comme le seul
modèle viable d’un exercice démocratique au vu de l’immense diversité
d’histoires, de langues et d’usages, la
démocratie parlementaire qui l’accompagne va progressivement brouiller
jusqu’à la rendre problématique l’identité entre gouvernants et gouvernés.
Il faut en outre rappeler la place effective que continue d’occuper, aux
niveaux locaux des petites régions,
l’autorité que symbolise et représente
encore la fonction royale. Elle ne la
1. Indianiste, Jean-Claude Galey est directeur
d’études à l’EHESS. À écrit notamment : L’Inde
des quotas ou les égalités distribuées d’une société
introuvable, Droit et Cultures, 2007.
doit qu’accidentellement aux élections, mais la retire au contraire des
obligations mutuelles de protection
et de service commandés par des relations intercastes qu’elle mobilise, travaille et réactualise. Et tous n’attribuent pas la responsabilité des inégalités
au régime des castes lui-même et ne
voient pas l’urgence qu’il y aurait à le
réformer.
L’histoire devant les pensées
héritées
Et pourtant, ils votent… Avec plus
d’un milliard d’âmes l’Inde dispose
aujourd’hui de 600 millions d’électeurs dont 60% de populations rurales.
Avec un taux de participation d’environ 60 %, une forte mobilisation
des femmes et des minorités religieuses
et tribales, les élections s’y opèrent
dans un climat d’effervescence festive. Les échéances régulières, la présence d’un multipartisme, les formes
d’alternances majoritaires, les gouvernements de coalition et la présence
de législatures menées jusqu’à leur
terme y sont considérés comme les
preuves de son accession à la maturité démocratique. De ce point de vue,
l’Inde serait donc admise dans le cercle
restreint des démocraties qui peuvent
renverser leurs gouvernements de
manière pacifique. Le jeu des votes y
demeure cependant rarement le résultat de décisions personnelles. Les choix
se prennent sous l’égide de décisions
villageoises et de considérations collectives de castes, de factions et de
clientèles dont l’influence déborde
largement le message officiel et le discours des partis. Cinquante années
d’exercice d’une démocratie constitutionnelle et parlementaire sont encore
très loin d’avoir réduit l’influence et
le poids de loyautés presque extérieures au jeu public qu’elles présentent. Ces loyautés continuent d’habiter la matière et le devant d’une scène
où les acteurs n’ont pas toujours la
présence attendue de leur emploi.
L’électorat lui-même n’est pas aussi
stabilisé que la plupart des politologues le laissent entendre. Volatile,
contextuel, corporatiste ou catégoriel, il exprime ses déceptions et ses
désaveux en de grands mouvements
pendulaires qui, d’une élection à l’autre
et dans une même circonscription,
changent les majorités et recomposent les alignements. Le rôle des notabilités, leurs intimidations et leurs
manœuvres, la corruption qui les
accompagne parfois, l’intersubjectivité populaire et populiste de choix
médiatiques pour des figures charismatiques ou des vedettes de cinéma,
qui semblent peser infiniment plus
que le simple bourrage des urnes,
débordent largement les agendas politiques des partis en présence.
Au plan national, la démocratie
indienne réalise cependant d’indéniables conquêtes. Ainsi, le décollage
économique, l’amélioration des conditions de vie, les redistributions internes
de ressources entre les États, les premières industrialisations s’effectuent
dans les premières décennies sous l’emprise du Parti du congrès.
L’indépendance de la justice, l’autorité de la Cour suprême, une présence respectée de l’Élection Commission
qui garantit la régularité des scrutins
et en surveille le déroulement, la liberté
des opinions et de la presse complètent le dispositif d’un État de Droit où
toutes les oppositions politiques sont
reconnues jusqu’à tenir le gouvernement
d’États régionaux, comme c’est le cas
des majorités communistes du Bengale
et du Kérala. Ayant su dominer ou
négocier plusieurs crises intérieures,
éviter la dérive des coups d’État et l’instauration de régimes militaires comme
son voisin pakistanais, la démocratie
indienne préparait sans trop de heurts
l’alternance qui allait succéder aux
décennies incontestées du Congrès. Il
faut noter en outre la place incontestée qu’occupe l’Union indienne dans
une géopolitique complexe, que son
autorité de puissance nucléaire et sa
présence habile dans la politique régionale ne cessent de confirmer.
Une plus récente décentralisation
des États, de nouvelles formes de libéralisation économique, l’entrée de capitaux étrangers et les investissements
qu’y effectue une diaspora prospère,
l’autonomisation relative des économies régionales avec les développements très significatifs d’un secteur
privé, l’excellence de ses écoles d’ingénieurs, de ses entreprises de service
et d’un tourisme en pleine expansion
permettent désormais au pays d’espérer une forte croissance.
Mais l’émergence de nouveaux partis de basses castes et les tensions engendrées par la politique de discrimination
positive et de quotas dans les emplois
publics signalent encore toute la fragilité de cette démocratie. La montée
des revivalismes religieux, les crispations croissantes entre communautés
musulmanes et hindoues, attestent
aussi la grande vulnérabilité de la laïcité républicaine tant espérée.
D’autres signes d’inquiétude se repèrent et affleurent avec les années quatrevingt-dix et ne cesseront de s’amplifier. Les replis sur la famille et sur la
caste d’origine s’ajoutent à l’égoïsme
des intérêts privés. Ils entraînent la
désaffection croissante et très significative de toute une population pour
les motivations citoyennes. Beaucoup
au sein des classes moyennes se désintéressent en effet progressivement de
la politique, désertent les élections à
moins d’aller porter leurs suffrages
vers des formations extrémistes qui
exaltent le communautarisme d’une
hindouité d’autant plus sollicitée qu’elle
est idéologiquement reconstruite. Plus
soucieux d’évasion fiscale, de consommation, de films bollywoodiens, de
« Reality Shows » et de politique spectacle que de solidarité participative, le
« Shining India » avec son ostentation de
nouveaux riches touche fort à l’artificialisme. L’éloignement matériel des
plus aisés ne les protège cependant en
rien de la proximité spatiale qu’ils partagent avec les couches les plus défavorisées. Pendant que les « Gated
Communities » des beaux quartiers
urbains côtoient au quotidien les « servants quarters » et les « slums » sans se
donner la moindre reconnaissance
d’un voisinage partagé, la séparation villecampagne semble n’avoir jamais été
aussi forte. Pareille juxtaposition d’existences aussi contrastées d’altérités qui
s’ignorent rend désormais impossible
la moindre velléité de solidarité, remettant même en cause tout sentiment
concret d’appartenance à un projet
commun.
L’autonomisation relative des États,
avec la libéralisation de l’économie qui
l’accompagne, favorise pour sa part de
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
31
nouvelles politiques de développement économique. Elles aussi mettent
à mal la réalisation démocratique politiquement tant attendue. Sous les auspices de la Banque mondiale, du FMI,
et les conseils de consultants privés,
les gouvernements régionaux, en particulier ceux du Maharasthra et de
l’Andhra Pradesh, lancent leurs paysanneries dans de grandes transformations agraires les contraignant à
s’endetter pour investir vers d’autres
types d’agriculture espérés plus rémunérateurs. Elles réduiront les aides
concédées jusqu’ici en matière de soutien des prix, de subventions pour les
semences et les engrais, leur facturant
désormais des sources d’énergies autrefois gratuites. Les échéances surviennent sans que les profits soient au rendez-vous. Incapables alors de faire face
à la dette, les paysans se suicident par
milliers. Très largement sous-estimées,
ces tragédies témoignent de l’abandon
général et du manque d’intérêt d’une
classe politique pour un monde rural
qui continue néanmoins, bon an mal
an, à nourrir le pays. Elles pèseront
lourd dans l’avenir proche de cette
démocratie. Mais elles révèlent aussi
la présence de nouveaux types de mobilisation et des formes de dérives que
ni l’idéologie ni la logique institutionnelle n’avaient su jusqu’ici clairement envisager.
Qu’est-ce que la démocratie ?
Ainsi les mouvements de l’histoire,
souvent rapportés comme constitutifs
d’ordres nouveaux, ne représentent
en réalité que les étapes d’un cheminement complexe et contourné fortement attaché à tout un précédent de
manières de voir et de manières de
faire. Les notions impliquées sont ellesmêmes le résultat de longs processus
de reformulations et d’ajustements.
Exposé en effet depuis des siècles à la
présence de formes de domination ou
d’influence musulmanes, chrétiennes,
européennes et modernes, le souscontinent indien s’est à la fois gardé
d’en jamais rejeter les apports, sans
pour autant renoncer aux valeurs spécifiques défendues par sa culture. Son
accueil répété d’influences extérieures
l’entraînait au contraire à réviser sans
32
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
cesse, sans en trahir l’esprit, mais pour
au contraire en mieux vérifier les prémisses, un univers de valeurs, chaque
fois renouvelé, toujours immuable.
L’inclusivisme réactif, l’accommodation, la traduction, l’appropriation
devenaient ainsi les modalités instrumentales que l’Inde n’allait cesser de
mobiliser pour interpréter l’incursion
du nouveau – parfois jusqu’à en contredire les implications – en vue de mieux
persévérer dans son être.
Adaptation et reformulation, ouverture et dynamisme, dans l’unité de sa
diversité l’Inde réverbère sur ellemême le hasard de l’histoire. Elle
l’appréhende par le biais de normes
et de significations qu’elle prétend
reconduire tout en les jouant avec de
nouvelles donnes qui ne manquent
pas de les transformer. Pareilles ouvertures au changement interdisent alors
qu’on puisse encore parler à son endroit
de «tradition» avec le sens d’immutabilité déclassée que l’on attribue à ce
terme.
Interactions, réponses et surenchères semblent donc jusqu’à récemment avoir habité la plasticité pluraliste
d’un univers socioculturel au demeurant toujours peu préparé à se concevoir comme l’État-nation que ses dirigeants veulent lui imposer. Sa réalité
d’aujourd’hui s’établit selon trois développements : celui d’une logique régionale avec son patrimoine d’histoire,
de langues, de configuration de castes;
celui de logiques catégorielles pliées
par les corporatismes de classes – organisés autour des nouveaux partis de
basses castes et des étiquettes de la
discrimination positive (Scheduled Castes
and Tribes, Backward Classes, Other
Backward Classes) – et les solidarités
juxtaposées du communautarisme
identitaire ou du confessionnalisme
religieux; celui enfin de logiques contextuelles, formant et reformant alliances
et fidélités au gré de situations.
Composites à n’en pas douter, ces développements habitent encore une ontologie très étrangère à celle de nos modes
de pensée.
À l’heure des idéalisations ou du
discrédit qu’il est parfois de bon ton
d’adresser aujourd’hui à la démocratie
pour n’en retenir que sa version idéale
et universelle, artificiellement abstraite
et idéologiquement uniforme, il n’est
pas négligeable de retenir la leçon différente qu’en retire la pragmatique
indienne. Elle a su en effet engranger
les gains de justice sociale attachés à l’établissement démocratique en en tirant
tout le parti électoral mais en en réduisant les finalités comme s’il s’agissait là
de points de vue, ou d’épisodes, à insérer dans une série presque indéfinie
d’expériences. Pour autant, la démocratie des réformes n’a pas évité les
malheurs de la démocratie formelle.
Les nouvelles modalités bureaucratiques, les égoïsmes d’aventure, les
amendements répétés de la Constitution
condamnent cette démocratie, soit à
utiliser ses moyens et contredire ses
principes, soit à les abandonner tous
deux aux partis et aux particularismes
jusqu’à risquer de ruiner les fondements de l’État de droit. Dans la fidélité qu’elle conserve néanmoins à son
inclusivisme, à son appréhension
contextualisée des événements, à son
orthopraxie, l’Inde se plaît à maîtriser
l’importance spécifique des situations
sans se priver d’y apporter une pensée critique. Les réponses qu’elle provoque, tour à tour réactives et créatrices,
ont l’ordonnance d’une partition chorale. Celle-ci opère sur un fond de
basse continue où s’ordonne et se
réordonne un continuel théâtre de
recompositions, véritable décalque
de ce que nous ont enseigné ses plus
grandes épopées.
Avec sa démocratie, l’Inde nous
apporte un témoignage. Elle nous
enseigne en effet qu’il est possible
d’aménager et de tenir ensemble les possibilités d’avènement d’une société de
citoyens individuels à dignités égales
et aux aspirations partagées avec la
présence totalisante d’unités de castes
à la fois solidaires et dépendantes
d’une hiérarchie constitutive d’inégalités. Holisme collectiviste et holisme
structural s’y trouvent ainsi mêlés
dans un alliage de solidarités que nous
aurions trop vite tendance à écarter
comme des antagonismes ou des paradoxes relevant de l’aporie. Inscrit ici
dans un tissu social profondément
renouvelé, le politique, dans sa variante
moderne de la politique, y fait à la
fois l’épreuve du greffon et les réponses
n
de l’hybride.
LES DIFFÉRENCES CULTURELLES
La construction européenne
prise entre visions
antinomiques du citoyen
Philippe d’Iribarne (55),
directeur de recherche au CNRS
Après l’échec du référendum sur le projet de Constitution européenne, l’Europe
paraît dans l’impasse. Au-delà de tel ou tel élément circonstanciel, tel l’effet
produit par la fameuse « directive Bolkenstein », des divergences plus profondes
paraissent séparer les Européens sur ce que doit être l’Europe. Quelle forme
de vie en société doit-elle y prévaloir ? Jusqu’où le marché doit-il régner en
maître ? Ces divergences ne doivent rien au hasard. Si tous les pays européens
se référent aux mêmes grandes valeurs, la liberté, l’égalité, ils sont loin de
s’accorder sur ce que celles-ci signifient en pratique, et donc sur ce à quoi une
société de citoyens doit ressembler concrètement. Une source fondamentale
de divergences concerne les visions de la liberté, et donc la vision d’une société
ordonnée, qui prévalent dans les pays concernés. On le voit bien en comparant
les univers anglo-saxons, germanique et français 1.
Le monde anglo-saxon
et la figure du propriétaire
En Angleterre (comme aux ÉtatsUnis), il existe un lien intime entre
l’image du citoyen libre d’une société
démocratique et l’idée de propriété. Ce
n’est pas seulement que la propriété,
au sens où on l’entend en français,
comme propriété des biens, soit défendue plus qu’ailleurs au nom de la
liberté. C’est que, plus généralement,
la liberté dans toutes ses dimensions,
qu’il s’agisse de rapport aux autres ou
au pouvoir, est une liberté de propriétaire, maître chez lui, protégé par
la loi contre tout empiétement auquel
il n’aurait pas personnellement consenti.
Ce propriétaire peut à son gré garder
l’usage de son bien, le confier ou l’aliéner dans les limites qu’il lui appartient de fixer souverainement. Il est
en relation avec d’autres propriétaires,
détenteurs des mêmes droits et susceptibles de consentir dans les mêmes
conditions à aliéner leur propriété.
Locke, bien sûr, est un témoin privilégié d’une telle vision 2. Pour lui,
la liberté est incluse dans la propriété.
«Chacun a, par la nature, le pouvoir
(…) de conserver ses biens propres
(his Property), c’est-à-dire, sa vie, sa
liberté et ses richesses, contre toutes
les entreprises, toutes les injures et
tous les attentats des autres» (§ 87).
Quand les hommes forment une société,
«pour la conservation mutuelle de
leurs vies, de leurs libertés et de leurs
biens» (§123), ils consentent à transférer à un «corps politique» ceux des
droits attachés à leur propriété dont
l’exercice permet d’assurer la protection de celle-ci (§ 88, 129), mais
conservent rigoureusement ceux qu’ils
n’ont pas transférés (§ 248). Les déten-
teurs d’un pouvoir se voient, en quelque
sorte, confier, en bons trustees, la tâche
d’administrer au mieux les biens de leurs
mandants, conformément aux intérêts de ces derniers.
Propriétaire de ses droits
La conception qu’a Locke de ce que
veut dire être libre, le lien qu’il fait
entre liberté et propriété, ne lui sont
pas personnels. Ils traduisent une vision
qui marque profondément l’Angleterre
et que l’on retrouve associée aux
positions politiques les plus diverses,
plus radicales ou plus conservatrices
(comme chez Burke). Cette conception
de la liberté, et du citoyen libre, se
retrouve de l’autre côté de l’Atlantique.
Au cours de l’histoire des États-Unis,
de nombreux débats, souvent passionnés,
ont porté sur la manière de traduire
en actes l’attachement proclamé à la
liberté. Ils se sont tous situés à l’intérieur
d’une conception de la liberté la
regardant comme une forme de
propriété. «Un homme», déclarait ainsi
Madison à la Convention constitutionnelle de 1787, « a la propriété de
ses opinions et peut les communiquer
librement, il a la propriété […] de la
sûreté et de la liberté de sa personne. »
Quelques années plus tard il parlera
de « la propriété qu’un citoyen a de ses
droits » 3.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
33
Le monde germanique :
avoir voix au chapitre
dans une communauté
Dans la conception germanique,
l’homme libre, et donc le citoyen, est
celui qui, au sein d’une communauté,
a voix au chapitre dans des décisions
collectives auxquelles il est prêt à se
soumettre : «La liberté de l’Allemand
est discipline voulue, avancement et
développement du moi propre dans
un tout et pour un tout» 4.
Kant est un bon témoin de cette
façon de voir. Pour lui, ce n’est qu’à
travers une forme de soumission à la
société que l’on peut devenir un homme
accompli. Dans l’ordre politique,
«l’homme (…) a besoin d’un maître qui
brise sa volonté particulière et le force
d’obéir à une volonté universellement
valable» 5. C’est ainsi qu’il accédera à
la plénitude de son humanité : «Ainsi,
dans une forêt, les arbres, justement
parce que chacun essaie de ravir à l’autre
l’air et le soleil, se contraignent réciproquement à chercher l’un et l’autre
au-dessus d’eux, et par suite ils poussent beaux et droits, tandis que ceux qui
lancent à leur gré leurs branches en
liberté et à l’écart des autres poussent
rabougris, tordus et courbés»6. Il s’agit,
par un tel processus de civilisation, de
«former un peuple» de ce qui n’était
qu’une «horde de sauvages» 7.
La volonté du peuple
Quand Kant évoque l’accord que chacun
a donné aux lois qui le régissent, il ne
s’agit pas d’une série d’accords
d’individus confiant à l’ensemble qu’ils
forment la défense de ce qu’il a en
propre. Il s’agit d’un accord d’un tout
uni, du souverain collectif formé par
un ensemble d’individus transformés,
civilisés, par cette intégration dans un
tout, et dont chacun agit dès lors en
tant qu’élément de ce tout. “ Il n’y a
que la volonté concordante et unifiée
de tous, pour autant que chacun pour
tous et tous pour chacun décident la
même chose, il n’y a par conséquent
que la volonté du peuple universellement unifiée qui puisse être
législatrice ” 8.
34
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Une telle vision de la liberté, et
donc du citoyen, est certes compatible avec des conceptions fort diverses
de ce que peut être concrètement la
communauté au sein de laquelle l’individu est appelé à être libre. Cette communauté peut être une principauté
restreinte, ou s’étendre à l’humanité
dans son ensemble. Ce qui est, avec
constance, une caractéristique de la
pensée allemande, est la place qu’y
occupe la référence à une forme de
communauté. Ainsi, on trouve cette
place aussi bien chez ceux qui, tel
Fichte, ont le culte de la singularité
allemande, de l’identité allemande,
que chez ceux qui, tel Habermas, verraient volontiers les Allemands comme
des humains en général que rien ne
distingue de leurs congénères.
Le désir français de noblesse
Il existe certes en France une tradition libérale qui, de Benjamin Constant
aux thuriféraires contemporains de la
liberté d’entreprendre, a largement
puisé ses sources d’inspiration dans le
monde anglo-saxon. Mais, si la conversion de la France à un libéralisme
authentique est toujours matière à projet, c’est qu’elle ne s’est jamais accomplie. « On aurait donc bien tort de
croire, écrit Tocqueville dans L’Ancien
Régime et la Révolution, que l’Ancien
Régime fût un temps de servilité et de
dépendance. Il y régnait beaucoup plus
de liberté que de nos jours; mais c’était
une espèce de liberté irrégulière et intermittente [...], toujours liée à l’idée d’exception et de privilège. 9 ” Officiellement
rejetée par la France révolutionnaire, une
telle liberté ne fonde en apparence
aucune vision moderne de l’organisation politique et sociale. Sa place n’en
est pas moins essentielle, dans la France
révolutionnaire comme dans celle
d’aujourd’hui.
Le brûlot de Sieyès, Qu’est-ce que
le tiers état ?, dont le succès a été
immense en 1789, témoigne bien de
cette continuité 10. Qu’il dénonce, la
servitude où, estime-t-il, le tiers se
trouve réduit, ou qu’il dépeigne ce
que doit être son état futur, Sieyès est
animé par une même vision : un
homme pleinement libre possède les
traits qui étaient jusqu’alors l’apanage
L’attachement
au statut
Une telle vision se rencontre jusque
chez ceux qui, tels Tocqueville ou
Constant, se proclament les plus
« libéraux ». Il nourrit l’attachement
au « statut » qui marque la France
d’aujourd’hui. Si le statut de chacun,
si modeste soit-il, est pleinement
respecté on obtient une sorte d’égalité
relative de dignité au sein même d’une
société de rangs. Cette condition est
réalisée, en particulier, dans l’univers
du travail, si chacun se sent pleinement
considéré dans sa conscience
professionnelle et dans son apport à
l’œuvre commune, n’est pas contraint
d’accomplir des tâches indignes de
son rang, bénéficie d’une position
claire dont il ne peut être délogé sans
son consentement. Cette égalité
symbolique est analogue à celle que
l’on trouvait dans l’ancienne France,
au sein d’une noblesse dont les
membres étaient pourtant aussi
différents par leur richesse et leur
pouvoir que par l’éclat et l’ancienneté
de leur titre.
de la noblesse; traité avec les égards
dus à son rang, jamais contraint de
s’abaisser devant quiconque, il n’est pas
prêt à le faire pour satisfaire quelque
bas intérêt. Si le tiers «languit dans
les mœurs tristes et lâches de l’ancienne servitude» (p. 78), c’est que
ses membres sont traités par les privilégiés comme s’ils relevaient d’une
espèce inférieure. « On a prononcé
au tiers l’exclusion la plus déshonorante de tous les postes, de toutes les
places un peu distinguées» (p. 97).
De plus, victime de la nécessité, il est
poussé à adopter un comportement de
valet : «Cette malheureuse partie de
la nation en est venue à former comme
une grande antichambre, où sans cesse
occupée à ce que disent ou font ses
maîtres, elle est toujours prête à tout
sacrifier aux fruits qu’elle se promet
du bonheur de plaire» (p. 56). Pour
échapper enfin à la servitude, une
voie serait certes de ramener la noblesse
au niveau du commun. Mais mieux
vaut encore anoblir le tiers, lui permettre
d’endosser l’habit des anciens maîtres
et de prendre leur place. Le tiers est
«aussi sensible à son honneur» que
les privilégiés (p. 100). Il «redeviendra noble en étant conquérant à son
tour» (p. 44). Et un jour viendra peutêtre où les privilégiés solliciteront
« leur réhabilitation » dans son
ordre (p. 45).
Un impossible accord
sur la place à donner
au marché
Ces différences de conception de
ce qu’est d’accéder à une condition
d’homme libre, et donc vivre ensemble
dans une société de citoyens, influencent tous les aspects du fonctionnement des sociétés : la vie des entreprises, l’organisation de l’enseignement,
la place donnée aux immigrés, la
conception des services publics, la
forme que prend le débat politique,
etc. 11. Un point particulièrement sensible dans la construction européenne
est la place qu’il convient de donner
au marché.
Dans le traité de Rome, la «concurrence est libre et non faussée» constitue un sacré fondateur. Innombrables
sont les situations où les instances
européennes, Commission et Cour
européenne de justice, font d’un tel idéal
l’ultima ratio de leurs actions, et condamnent, ou menacent de leurs foudres,
les États récalcitrants, sans trop se
préoccuper des raisons, tenant au premier chef à l’équilibre social, qu’ils
peuvent avoir à «transgresser» quelque
chose d’aussi saint. Les réactions des
divers pays européens face à cet imperium du marché sont loin de converger, les Britanniques et les Français
paraissant les plus extrêmes, d’un côté
dans l’adhésion et de l’autre dans le rejet.
Ces divergences s’expliquent par les
visions de la société qui prévalent
dans les divers pays.
Dans le monde anglo-saxon, la
place qu’il paraît bon de donner au
marché est en harmonie avec la vision
spécifique de la vie sociale qui prévaut. Quand chacun est conçu à l’image
du propriétaire libre de négocier sa
participation à des œuvres communes,
la vie économique fait la part belle à
une succession de rapports contractuels plus ou moins transitoires. Le
marché est largement perçu comme
une sorte de juge de paix permettant
à chacun de montrer, en toute impartialité, de quoi il est capable dans une
compétition loyale, à l’abri du favoritisme, du népotisme et de l’intrigue.
Les imperfections du marché sont
regardées comme associées à ce qui
sépare les marchés réels d’un marché
théorique où la concurrence serait
parfaite, et c’est celle-ci qu’il faut s’employer à organiser.
En France, au contraire, il faut,
pour être « quelqu’un », avoir une
place bien établie dans la société, un
statut, et être traité avec les égards
correspondants. Un emploi « précaire», qui ne fournit pas une «situation » stable, n’est pas considéré
comme un véritable emploi. Être «à
vendre» est regardé comme la pire des
conditions. Pendant longtemps la
réticence à voir les hommes traités
comme des marchandises a paru compatible avec une acceptation sans restriction du règne du marché pour ce
qui relève des biens et services. On
a cru en effet qu’une politique sociale
appropriée (et en particulier un strict
contrôle des licenciements), était de
nature à permettre d’offrir une certaine stabilité aux salariés au sein
d’une économie hautement turbulente. La plupart des Français ne le
croient plus. Ils voient bien que la
pression de la concurrence conduit
les entreprises à développer la place
d’une logique marchande dans leurs
rapports à leur personnel : à se montrer de plus en plus sélectives dans leurs
embauches, de plus en plus réticentes
à offrir un emploi autre que précaire,
de plus en plus prêtes à se débarrasser de ceux qui ne font pas l’affaire. Ils aimeraient compter sur
l’Europe pour les protéger d’un tel
destin, mais celle-ci leur paraît n’en
avoir cure. On a là une source sans
doute essentielle de la place, surprenante pour beaucoup, que continuent à tenir en France des forces
politiques résolument hostiles à l’économie de marché. Et on peut comprendre dans cette perspective le vote
français au référendum sur le projet
de Constitution européenne.
Construire une forme
de vie commune
Comment, dès lors, sortir de l’impasse européenne? Il serait illusoire
de croire que les uns ou les autres vont
se convertir à des conceptions qui lui
sont fondamentalement étrangères et
que, du coup, les choses s’arrangeront
d’elles-mêmes. Jusqu’ici l’Europe n’a
pas voulu s’intéresser à ce type de
questions et a préféré faire l’autruche.
Il paraît temps de se demander clairement quelle forme de vie commune
peuvent construire ensemble, dans la
durée, des peuples qui ne partagent
pas la même vision de ce qu’est une vie
commune. On voit mal, en tout cas,
comment y aboutir sans faire un usage
plus large du fameux principe de subsidiarité qui actuellement ne concerne
pas la gestion de l’économie. Moduler
quelque peu la place donnée au marché ne pourrait-il devenir matière à
option pour les pays membres, au
même titre que l’organisation des politiques sociales ? Chaque pays serait
alors plus libre de trouver une cohérence propre entre sa gestion de l’économie et sa politique sociale, en accord
avec la conception de la vie en société
qui y prévaut.
n
1. Ces différences entre conceptions de la liberté
sont analysées plus en détail dans : Philippe
d’IRIBARNE, «Trois figures de la liberté», Annales,
septembre-octobre 2003.
2. LOCKE Two treatises of Government (1690), edited by Peter Laslett, Cambridge university press,
1960; traduction française, limitée au deuxième
traité, Traité du gouvernement civil (1728), GarnierFlammarion, 1992.
3. Éric FONNER, The story of American freedom,
Norton, 1998, p. 17.
4. Ernst TROELTSCH, “ Die deutsche Idee der
Freiheit” (1916), Traduit par Louis DUMONT dans
L’idéologie allemande, Gallimard, 1991, p. 61.
5. E. KANT, Idée d’une histoire universelle d’un
point de vue cosmopolitique (1784), in Œuvres
philosophiques, t. II, Gallimard, Bibliothèque de
la Pléiade, 1986, p. 195.
6. Ibid., p. 194.
7. E. KANT, Projet de paix perpétuelle, (1795), in
Œuvres philosophiques, op. cit., t. III, p. 366.
8. Métaphysique des mœurs (1796), in Œuvres
philosophiques, op. cit. t. III, p. 578.
9. Alexis de TOCQUEVILLE, L’Ancien Régime et la
Révolution (1856), Gallimard, 1952, p 176-177.
10. Emmanuel SIEYÈS, Qu’est-ce que le tiers
état ? (1789), Champs Flammarion, 1988.
11. J’ai développé ces divers points dans L’étrangeté
française, Seuil, 2006.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
35
LIBRES PROPOS
ParisTech, un chantier
à l’ordre du jour de l’AX
Le projet ParisTech, association de onze grandes écoles d’ingénieurs de la Région parisienne,
créé au début des années quatre-vingt-dix et rejointe par l’École polytechnique en 2000,
prend une nouvelle dynamique avec sa reconnaissance récente comme Pôle de recherche et
d’enseignement supérieur (PRES). Il a pour ambition affichée de permettre à ces écoles, en
mutualisant certains de leurs moyens, tout en préservant leur identité propre, d’être mieux
armées dans la compétition mondiale où leurs spécificités françaises et leurs tailles peuvent
apparaître comme des handicaps.
Le Conseil d’administration de l’AX a tout naturellement largement débattu de l’évolution
du projet lors de sa réunion du 14 décembre 2006. Le compte rendu du Conseil, retranscrit
dans ce numéro, montre une grande implication dans le débat et aussi une certaine
diversité des points de vue.
La Jaune et la Rouge ouvre ses colonnes à ceux de nos camarades qui voudraient s’exprimer
sur ce sujet qui interpelle toute la communauté polytechnicienne.
Daniel Dewavrin (58),
président de l’AX
Vers un véritable aggiornamento de l’X
Henri Martre (47),
président d’honneur de l’AX
La réflexion est maintenant ouverte sur l’avenir de l’École polytechnique et,
comme il est souhaitable en pareil cas, diverses écoles de pensée s’expriment
et le débat va son train, notre Président ayant conclu un précédent débat
au sein de notre Conseil par l’idée directrice : « l’ X ne peut rester isolée ».
Cependant, comme dans toute démarche prospective, il convient de revenir
aux fondamentaux et aux réalités en se gardant des fictions et des rêves.
Essayons donc de dresser le décor.
L’environnement économique
Malgré ses débordements, la campagne électorale est révélatrice de la
situation de la France dans le monde
et des préoccupations de nos concitoyens : la croissance est insuffisante
pour dynamiser l’emploi et l’augmentation du niveau de vie; le défi-
cit commercial et le niveau de la dette
sont inquiétants; la construction européenne porteuse de nos espoirs, mais
aussi de nos préoccupations, est en
panne; la mondialisation se poursuit
malgré ses distorsions de concurrence.
On en conclut que pour nous, puissance industrialisée, la clé de l’avenir
c’est l’innovation qui nous permet de
rester en avance par rapport aux puissances émergentes et ainsi d’échapper aux contraintes d’une compétition biaisée. C’est le jeu des États-Unis
et du Japon et ce doit être aussi celui
de la France.
Et on est ainsi amené à analyser
notre cycle vertueux : formationrecherche-innovation-compétitivitécroissance et à constater ses lacunes :
formation insuffisamment orientée
vers les besoins réels de l’économie,
recherche trop publique et déconnectée de ses applications, innovation manquant de prospective et de
vigueur, le court terme ayant tendance
à envahir nos gouvernances.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
37
Et c’est ainsi que l’on voit fleurir dans
les programmes de nos candidats les
idées d’augmenter les efforts en matière
de formation et de recherche et de
promouvoir des réformes pour en
accroître l’efficacité. Une fois les nouvelles autorités mises en place, le système des grandes écoles sera mis sur
la sellette et âprement discuté.
Les besoins des entreprises
Les administrations ayant leur
propre système de recrutement et de
formation adapté à leurs besoins, c’est
surtout aux entreprises que l’on doit
penser quand on réfléchit aux finalités de notre enseignement supérieur.
Il en existe de toutes natures, petites,
moyennes, grandes et géantes, et elles
ont des activités qui, suivant leur spécificité, peuvent être de proximité,
régionales ou mondiales, mais elles
exercent toutes un «métier».
Et on constate une tendance générale à se concentrer sur le «cœur de
métier» en se consacrant à une spécialité et en déléguant tout ce qui n’est
pas la conception du produit, son élaboration finale et sa vente. Cette spécialisation à outrance s’explique par
l’expansion rapide et la complexité
croissante de leur environnement et
l’ampleur des investissements matériels et humains nécessaires pour y
faire face.
Qu’il s’agisse des bases scientifiques, des technologies, des procédés
de production, des clients, des concurrents, des caractéristiques économiques et politiques des différents
marchés..., le volume des connaissances à acquérir et de l’expérience à
accumuler devient de plus en plus
gigantesque. La direction d’une affaire
est donc un travail d’équipe où chacun doit être au sommet de sa spécialité.
On comprend donc que les entreprises soient particulièrement exigeantes pour l’embauche de leurs collaborateurs et qu’elles prêtent une
attention particulière à leur formation de base qui préfigure leur capacité à assimiler la connaissance du
«métier». À cet égard on conçoit facilement qu’un diplôme «ParisTech»
ne donne aucune indication en ce qui
38
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
concerne la durée des études et leur
contenu et ne constitue en rien une référence exploitable. S’agissant d’ingénieurs, on exigera évidemment que
les bases scientifiques et techniques
de l’enseignement suivi correspondent à la spécialité de l’entreprise et
le CV sera déterminant.
Il ne faut pas se faire d’illusions :
il s’agit là d’une tendance lourde car
on a trop négligé dans notre pays le
facteur «compétences» pour l’attribution de responsabilités de haut
niveau et il en est résulté des déboires
de grande ampleur. La prise de
conscience de ce phénomène se développe rapidement et il faut s’attendre
à un changement de culture à cet
égard.
Notre enseignement supérieur
et son rayonnement
international
Il y a déjà longtemps que nos établissements d’enseignement supérieur, en particulier nos grandes écoles,
se sont préoccupés d’attirer les élèves
étrangers et par conséquent d’affirmer leur réputation et leur rayonnement dans le monde. C’est ainsi que
les promotions de l’X comportent une
centaine d’étrangers parmi quatre
cents Français. Il est certain en effet
que la reconnaissance de la qualité
de notre formation, tant en ce qui
concerne les Français que les étrangers
dispersés dans le monde, est un élément essentiel de notre compétitivité.
La mauvaise place de la France
dans le classement de Shanghai de
2003 a donc créé un traumatisme profond et on a cherché à en déterminer
les raisons et à en promouvoir les
remèdes. On a alors pensé que l’effet
de taille était déterminant, que le
nombre d’étudiants était le facteur
essentiel de la réputation et que par
rapport à de grandes institutions anglosaxonnes, nos écoles supérieures ne
faisaient pas le poids.
Le gouvernement a alors décidé
de repenser une organisation trop
éclatée avec des établissements trop
petits et a créé les «pôles de recherche
et d’enseignement supérieur» (PRES)
et dans le même état d’esprit les
«réseaux thématiques de recherche
avancée» (RTRA).
Ceci est d’ailleurs à rapprocher des
initiatives qui ont été prises pour rassembler des entreprises au sein des
«pôles de compétitivité».
Les écoles avaient elles-mêmes pris
des initiatives dans le même sens et c’est
ainsi qu’a été créé ParisTech, association à laquelle l’X a adhéré et qui
a obtenu le label PRES. Ce mouvement a incontestablement un certain
succès car on assiste à une floraison
d’associations d’écoles dont l’objectif
premier est d’asseoir leur image à
l’étranger, mais aussi d’exploiter leurs
synergies de façon en accroître l’efficacité. C’est ainsi qu’on a décerné
9 PRES pour des associations concernant 49 établissements.
On a pu s’interroger sur la nature
réelle de ces associations car on a vu
circuler, notamment pour ParisTech,
les termes d’intégration, de fédération, de gouvernance si bien qu’on
pouvait penser qu’il s’agissait de fusions
d’écoles. Il s’agit en réalité de «clubs»
qui ont pour mission de promouvoir
et éventuellement de gérer des activités
communes, et qui n’attentent en rien
à l’indépendance de leurs membres.
C’est ainsi qu’on peut naturellement adhérer à plusieurs clubs. Pour
ne citer que certains membres de
ParisTech et sans être exhaustif, les
Mines appartiennent aussi au GEM, les
Télécoms au GET, les Ponts à l’École
d’économie de Paris et tous se retrouvent dans la Conférence des grandes
écoles. Il est évident que si l’on voulait aller à de véritables fusions, ou
même fédérations, comportant une
gouvernance commune, ce serait une
autre affaire car il faudrait impliquer
leurs propriétaires et surmonter de
nombreux obstacles culturels et administratifs.
Le revers de la médaille, c’est que
la facilité qu’offre la constitution de
clubs va à l’encontre de l’objectif poursuivi. Si l’image de notre enseignement supérieur était perturbée par le
nombre des acteurs, elle devient franchement floue et confuse avec la prolifération des clubs, dont certains sont
hétéroclites parce que basés sur la
géographie plutôt que sur la notion
de «métier».
Si l’on ajoute que beaucoup de nos
écoles ont des dénominations historiques tout à fait respectables, mais
qui ne correspondent plus à ce qu’elles
sont devenues au XXIe siècle, on imagine facilement que l’image que nous
donnons à l’étranger, et même en
France, est celle d’un certain désordre,
certes générateur de créativité, mais
néanmoins dissuasif.
L’ X en perspective
En France et même à l’étranger l’X
a une image prestigieuse mais quelque
peu désuète. Son statut militaire et
l’uniforme de ses élèves y sont pour
quelque chose, mais surtout on la
situe mal dans les cursus universitaires. Des efforts méritoires ont été faits
pour la rendre cohérente avec les
usages internationaux mais sa singularité reste un obstacle pour l’attractivité des étrangers.
La définition actuelle de sa mission est pourtant sans ambiguïté :
«L’École polytechnique a pour mission de former des hommes et des
femmes capables de concevoir et de
mener des activités complexes et innovantes au plus haut niveau mondial,
en s’appuyant sur une culture à dominante scientifique d’une étendue, d’une
profondeur et d’un niveau exceptionnels, ainsi que sur une forte capacité de travail et d’animation.» Ainsi
tout est dit : l’X serait parfaitement
adapté à la conduite des affaires dans
une perspective mondiale.
On constate cependant que sur les
400 élèves d’une promotion sortant de
l’X, 250, dont 100 fonctionnaires,
entrent dans des écoles dites d’application et les 150 autres vont poursuivre leurs études à l’étranger. Ainsi
la définition de la mission de l’École
reste valable, mais à condition de
comprendre que son enseignement
doit être complété par une spécialisation à acquérir dans d’autres institutions. Ce sont les écoles d’application que l’État a créées pour la formation
de ses fonctionnaires, dispositif avantageusement complété par d’autres
formations, notamment étrangères.
Ainsi l’X n’est en réalité qu’un élément d’un ensemble de formation
d’ingénieurs caractérisé par une sélec-
tion rigoureuse, une culture scientifique de haut niveau et un éventail
de spécialisations de hautes technologies. Cet ensemble cohérent reste
souple en ce sens qu’il comporte des
formations longues, de type Bac + 7
impliquant un passage par l’X, et des
formations plus courtes de type Bac
+ 5. Il permet également de poursuivre ailleurs la spécialisation nécessaire.
Bien que datant de plus de deux
cents ans, et moyennant les adaptations
nécessaires, ce dispositif a fait ses
preuves et largement contribué à placer la France dans le peloton de tête
des hautes technologies. Il ne faut pas
oublier que dans ses visions d’avenir,
le général de Gaulle a placé très haut
les objectifs à atteindre dans les
domaines nucléaire, aéronautique et
spatial. Rien de tout cela n’aurait été
possible si notre pays n’avait pas disposé de corps d’ingénieurs dont la
culture scientifique et technique et
les capacités de conduite des projets
permettaient de relever de pareils
défis.
Quarante ans plus tard, les positions de la France ont été consolidées
mais les défis de la mondialisation ne
nous laissent aucun répit et l’ensemble
que nous pourrions appeler «Université
Polytechnique » est de plus en plus
nécessaire au développement de notre
économie nationale. Il reste cependant fragmenté et dispersé, ce qui
porte préjudice à son identité, à son
image et à son efficacité.
Le regroupement des forces
Le regroupement juridique sous
forme de fédération de la dizaine
d’écoles ainsi définie a un sens car il
correspond à la réalité que constitue
l’ensemble des filières d’enseignement
qui ont fait leurs preuves. Il a un sens
également car il contribue à la concentration réelle de notre enseignement
supérieur, à l’encontre de la confusion et en faveur de l’identité et de
l’image. Il a un sens enfin car ces écoles
appartiennent au même propriétaire,
l’État, qui a le devoir de consolider, rationaliser et développer cet ensemble
dans un souci d’efficacité et d’économie.
La décision correspondante n’est
donc pas à prendre au niveau des
écoles qui seront certainement réticentes car elles sont attachées à leur
indépendance, ni au niveau des administrations pour la même raison, mais
au plus haut niveau de l’État dans l’intérêt supérieur de la nation.
La dispersion géographique des
écoles correspondantes est néanmoins
un inconvénient qui devra être surmonté. Elle ne peut être un argument
pour ne rien faire car elle conduirait
à exclure Supaéro et l’ENAC, comme
on l’a fait dans ParisTech, alors que ces
deux écoles contribuent largement à
l’image « hautes technologies » de
notre pays. Les technologies de l’information sont là pour abolir les distances : ce que les entreprises savent
faire au plan mondial, les écoles le
feront au plan national.
Il est certain que ce regroupement
structurel va dans le sens de l’histoire.
Il correspond à un vaste mouvement
de concentration à l’échelle mondiale,
qu’il s’agisse des nations ou des entreprises. Faut-il pour cela condamner les
clubs qui sont d’une toute autre nature?
Certainement pas : s’il existe des affinités qui se traduisent par des initiatives heureuses, il n’y a pas lieu d’y
faire obstacle, pour peu qu’on reste
conscient de leurs limites.
Il apparaît cependant de plus en plus
un nouveau mode d’exploitation de
synergies : le «Campus», c’est-à-dire
le regroupement physique de moyens
d’enseignement, de recherche et d’industrie relevant des mêmes disciplines,
de façon à favoriser le fonctionnement du cycle vertueux défini cidessus. À cet égard l’Aerospace Campus
de Toulouse, situé au cœur de
l’Aerospace Valley, constitue certainement un exemple, en ce sens qu’il
réalise bien la symbiose recherchée
et qu’il jouit d’une très forte image à
l’étranger.
Certes le Campus de Palaiseau
existe déjà : l’X et ses laboratoires en
constituent le cœur, l’arrivée de Thales
lui donne une forte image industrielle,
la proximité de Supelec constitue une
opportunité, le projet d’implantation
de l’ENSTA le renforce. Compte tenu
de la forte densité des implantations
relevant des technologies de l’inforLA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
39
mation et de la communication dans
la région parisienne, il paraît opportun d’établir à Palaiseau un «Infocom
Campus» de notoriété internationale.
Encore faudrait-il que l’ENST se déplace
à Palaiseau ce qui ne paraît pas insurmontable compte tenu de la vétusté
de la rue Barrault.
Une ambition pour la France
Il est vital pour notre pays de gagner
la bataille de l’innovation et il doit
s’en donner les moyens. Il faut pour
cela qu’il développe les « avantages
comparatifs » dont il dispose et on
constate à cet égard que ses traditions
scientifiques lui ont donné une place
importante dans les hautes technologies. Dans ce domaine nous disposons d’entreprises remarquables qui
ont su s’internationaliser et ainsi faire
face à la compétition mondiale. Nos
succès sont dus pour une large part
au potentiel humain formé dans les
filières X + écoles d’application et ce
dispositif doit être préservé, amélioré
et développé.
Pour faire face aux immenses défis
qui se présentent à nous, il est donc
proposé d’une part de fédérer les dix
écoles qui organisent ces filières pour
leur donner la pleine efficacité nécessaire et d’autre part de renforcer le
campus de Palaiseau en y créant un
«Infocom campus».
Il n’échappera à personne que ces
initiatives ne peuvent pas se développer à partir d’un consensus général. Trop de cultures différentes et
d’intérêts corporatistes se heurtent
sur un tel sujet. L’État a donc à intervenir à un double titre : comme mandataire des citoyens pour promouvoir les intérêts de la collectivité
nationale et ceux-là sont fondamentaux, et aussi comme propriétaire de
ces institutions.
n
ParisTech… quel pari ?
Maurice Bernard (48) *
La Jaune et la Rouge a consacré le thème de son numéro de février à L’École
polytechnique. Nombreux auront été, je pense, les lecteurs à s’en réjouir,
tant il est vrai qu’une institution d’enseignement et de recherche vit, pour
une bonne part, à travers la communauté des Anciens. Les historiens ont
depuis longtemps porté une attention soutenue à l’École, notamment,
à sa fondation par la Convention en 1794, à ses débuts prestigieux,
à son évolution au cours du XIXe siècle. Son histoire récente a été moins
étudiée, alors pourtant que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale,
l’École s’est profondément transformée, notamment depuis une trentaine
d’années. Le tableau que vient de brosser La Jaune et la Rouge était donc
particulièrement bienvenu. Le présent article est une réflexion personnelle,
limitée à la seule question de ParisTech, vue essentiellement du point de vue
de la communauté polytechnicienne. En effet l’avenir de l’École polytechnique
peut être affecté profondément par un projet qui, de fait, constitue un pari
considérable.
La création de ParisTech
À l’origine de ParisTech se trouve
la création en 1991 du Groupement
des écoles d’ingénieurs de Paris dont
l’X, qui n’était plus parisienne depuis
1975, ne faisait pas partie. Cette mise
à l’écart résultait moins de cette circonstance géographique que de la
40
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
motivation, plus ou moins explicite,
des premières écoles de pouvoir peser
davantage face à Polytechnique. La
concurrence internationale n’était pas
encore ce qu’elle est devenue aujourd’hui, mais se concerter pour y faire
face, était déjà la principale raison
d’être de ce partenariat. Peu à peu
d’autres écoles se joignent aux pre-
mières. L’ensemble qui prend le nom
de ParisTech est aujourd’hui une association de onze écoles d’ingénieurs,
toutes situées dans la région parisienne 1. L’École polytechnique en fait
partie depuis août 2001.
Bertrand Collomb (60), l’un des
patrons français les plus respectés, est
président du Comité d’orientation
stratégique de ParisTech. Dans le
numéro de La Jaune et la Rouge de
février dernier il défend ardemment
cette construction. Gabriel de Nomazy,
directeur général de l’École, de 1998
à 2005, vice-président exécutif de
ParisTech en est, lui aussi, un ardent
défenseur. Que des voix aussi autorisées
appuient vigoureusement ce projet
mérite considération. Ces voix doivent-elles, cependant, nous dissuader d’analyser attentivement la stratégie
sous-jacente?
* Maurice BERNARD, président d’honneur de la
Société des Amis de la Bibliothèque de l’École
polytechnique, a dirigé l’enseignement et la
recherche à l’X de 1984 à 1990.
Le nouveau marché
international
de la connaissance
Les réflexions des premiers protagonistes de ParisTech ont très vite
tourné autour de l’émergence de la
compétition internationale, de plus
en plus évidente dans le domaine de
la connaissance et de l’innovation et
sur la meilleure manière pour les
grandes écoles françaises d’y faire face.
Sans entrer dans le détail d’une
situation internationale complexe et
qui diffère selon les disciplines scientifiques ou techniques considérées,
notons que pour les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche
que sont en France les universités et les
grandes écoles, ce marché d’un type
nouveau où se rencontrent la demande
de compétences et l’offre de connaissances se traduit par une concurrence
internationale croissante. Chaque institution doit attirer les enseignants et
les chercheurs les plus brillants, les
meilleurs étudiants et à obtenir les
financements les plus considérables.
Les grandes écoles françaises d’ingénieurs ont pris conscience de cet
aspect de la mondialisation. En
témoigne l’excellent colloque 2 organisé par les anciens élèves des Mines,
des Ponts, des Télécoms et des
Techniques avancées, qui s’est tenu
au Conseil économique et social, le
11 mars 2005.
Cette concurrence trouve son
expression médiatique dans les classements internationaux qui se sont
multipliés depuis quelques années et
qui s’efforcent de comparer entre elles
les universités du monde entier. Les
principales caractéristiques des institutions sont évaluées selon des critères qui se veulent aussi objectifs que
possible : nombre de prix Nobel parmi
les professeurs et les anciens élèves,
notoriété des chercheurs mesurée par
les taux de citation des publications
scientifiques, taux d’encadrement, etc.
Parmi ces classements publiés régulièrement, le plus connu d’entre eux
a été créé, il y a quelques années, par
le professeur Liu 3, chimiste de l’université Jiao Tong de Shanghai. Son
projet a été soutenu par les pouvoirs
publics chinois qui souhaitaient iden-
tifier les universités chinoises qui
avaient le plus de capacités pour progresser et se hisser au niveau mondial. Ce classement, conçu d’abord
dans le cadre d’une politique nationale
ambitieuse de la Chine, est très vite
devenu d’usage international, avec un
retentissement d’autant plus grand
en France que les meilleures de nos
universités et les plus prestigieuses
de nos écoles y figurent à des places
déshonorantes. Qu’on en juge, au dernier classement de l’université de
Shanghai on trouve parmi les
500 meilleures : 45e, Paris VI (Pierre
et Marie Curie), 62e, Paris XI (ParisSud), 99e, l’École normale de la rue
d’Ulm. L’École polytechnique est audelà du 200e rang.
Ces mauvais classements s’expliquent en partie, mais en partie seulement, par certains biais. Par exemple,
ne pas prendre en compte les médailles
Fields désavantage l’École normale.
Le système favorise les grosses institutions, donne une trop grande priorité à la recherche scientifique, ne
prend pas bien en compte certains
facteurs de réussite des anciens élèves,
etc. Inversement d’autres classements
internationaux qui donnent parfois
aux institutions françaises des rangs
plus flatteurs ne sont pas plus objectifs. Ainsi dans un récent classement
du Times Higher Education Supplement,
l’X doit son rang très favorable à ce
qui est une des faiblesses de l’École,
à savoir la trop grande proportion de
ses professeurs qui enseignent à temps
partiel!
Ramener une évaluation complexe
à un classement linéaire est simpliste,
tout le monde en convient. En revanche
ce qui est essentiel peut se résumer
ainsi :
1) ces classements existent; ils traduisent la présence d’un marché où
se rencontrent une offre et une
demande; ils impliquent une évaluation permanente,
2) les meilleures institutions françaises sont, sans contestation possible,
assez loin des meilleures mondiales.
La plupart des observateurs sont
aujourd’hui d’accord sur ce constat.
Pourtant il est intéressant de noter
les réactions de la majorité des responsables français lorsqu’ils ont, il y
a quelques années, découvert cette
réalité. On aurait pu s’attendre à ce
que nombre d’entre eux se posent la
question : pourquoi aussi peu de prix
Nobel en France depuis quelques
décennies ? Pourquoi aucun
Polytechnicien n’a obtenu la moindre
médaille Fields ? Etc.
La réaction la plus fréquente a
consisté à dire, il faut plus de moyens
et, à moyens constants, il faut être plus
gros pour être plus visible. On a même
pu entendre récemment des responsables d’institutions d’enseignement
supérieur français dénier tout intérêt
à ces classements internationaux. La
bonne preuve, disaient-ils, réunissons
par la pensée la moitié seulement des
étudiants de la Région parisienne avec
leurs professeurs, nous aurons un
géant qui, d’après les critères du bon
professeur Liu, sera dans les trois premiers mondiaux, faisant quasiment
jeu égal avec Harvard, Stanford ou
Cambridge! Sans aller aussi loin mais
dans une logique voisine, nombre de
responsables ont mis à la mode les
rapprochements entre institutions.
Avant d’examiner plus avant cette
stratégie d’alliances regardons de plus
près la réalité dont sont faits ces champions qui nous font peur.
Un modèle international,
universel peut-être
Pour des raisons bien connues du
lecteur, les institutions françaises d’enseignement supérieur, universités et
grandes écoles, sont très différentes
des universités étrangères. Ces dernières, aujourd’hui, sont en fait proches
du modèle américain. Bien que chacune, pour des raisons nationales, historiques et culturelles, ait ses caractéristiques propres, elles ont en commun
quatre facteurs essentiels.
1) Toutes jouissent d’une autonomie, aussi bien stratégique que tactique, dont les responsables français
ont peine à rêver. Cela est vrai non
seulement, par exemple, des grandes
universités privées américaines, comme
Harvard ou Stanford, mais aussi des
institutions relevant des États, l’université de Californie par exemple ou
Cambridge en Grande-Bretagne. Cette
liberté a pour seules limites celles qui
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
41
découlent du droit ou qui résultent
de contraintes financières.
2) Toutes sont soumises à une
émulation permanente qui conduit
chacune d’entre elles à s’efforcer de :
– recruter les professeurs les plus
prometteurs en recherche et développement,
– attirer les meilleurs étudiants,
– obtenir les financements les plus
importants.
3) Les professeurs habitent souvent à proximité du campus de l’université où se trouvent leurs laboratoires et où réside la quasi-totalité des
étudiants. Entre les uns et les autres
les échanges sont fréquents.
4) Professeurs, chercheurs, étudiants entretiennent des rapports
étroits avec les entreprises que l’université encourage à se développer près
du campus.
De là résultent plusieurs conséquences importantes.
La concurrence entre institutions
est omniprésente. Elle se traduit de
mille manières. Les différentes «schools »,
medical, law, electrical engineering, sont
analysées, comparées, classées. Ces
évaluations, en général produites par
la société civile, c’est-à-dire les sociétés savantes et les associations professionnelles, ont une incidence directe
sur les droits d’inscription et les frais
de scolarité que chaque université se
croit en mesure de demander. Plus
une institution est réputée, plus l’enseignement y est coûteux. À noter
qu’il existe de nombreuses bourses
permettant d’attirer les élèves les plus
prometteurs des classes défavorisées,
qu’ils soient américains ou étrangers.
Classements et évaluations influent
sur les rémunérations des enseignants,
sur les chances de décrocher des
contrats, etc. La notoriété des différentes institutions est constamment
en débat. Elle n’est en rien garantie.
Cette culture de la compétition permanente est évidemment en harmonie avec l’air du temps, avec la mondialisation accélérée.
Le gouvernement de chaque institution est l’objet de toutes les attentions : le départ de Larry Summers
comme président de Harvard a conduit
cette prestigieuse université à dépenser beaucoup d’argent pour recher42
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
cher un nouveau président. Récemment
Caltech, le California Institute of
Technology, a fait de grands efforts
pour attirer un président jeune et
dynamique, Jean-Lou Chameau, un
Français, diplômé de l’École des arts
et métiers dont la réussite à Georgia
Tech avait été remarquée.
La liberté d’action dont dispose
une université américaine lui permet
de s’adapter aux opportunités, de
modifier rapidement l’affectation de
ses ressources. L’adaptabilité est une
vertu cardinale. Chaque université
entretient des relations de partenariat avec de nombreuses entreprises,
avec des agences régionales ou fédérales, participe au développement de
start-up en liaison avec les points d’excellence de ses propres laboratoires.
Dans les limites des lois locales et
fédérales, l’institution exerce une pleine
responsabilité, en matière de salaires
des enseignants, par exemple.
Les étudiants sont d’une grande
diversité sociale, géographique et culturelle. Des jeunes de milieux fortunés voisinent avec ceux issus des
classes défavorisées. Durant leur cursus les étudiants sont très suivis par
leurs professeurs dont ils se sentent souvent assez proches. Ils sont encouragés et souvent bien préparés à créer
leur propre entreprise dès la fin de
leurs études. Quant aux anciens élèves
ils sont l’objet de toutes les sollicitations de la part de l’institution qui
compte massivement sur le mécénat,
notamment sur celui des Alumni qui
ont le mieux réussi.
Naturellement l’ensemble du système universitaire Nord-américain
présente des lacunes, des dysfonctionnements. Certaines universités
sont médiocres, d’autres manquent
de ressources. Cependant la structure
de l’ensemble se nourrit de la recherche
permanente du progrès. Toute université américaine, même la plus
modeste, vise la réussite, au moins
dans un domaine. Et, conséquence
logique de la recherche obstinée de
l’excellence, les meilleures d’entre elles
sont bonnes au point de dominer la
scène mondiale.
Nos grandes écoles (je n’évoque
pas ici les universités françaises), ne
ressemblent en rien à ce schéma : non
seulement parce que leurs dimensions
sont limitées mais surtout parce qu’elles
sont plongées depuis toujours dans
un environnement et une culture
toutes différentes, que je ne peux développer ici mais qui sont familières au
lecteur. Elles ont leurs mérites, leurs
gloires passées, une certaine cohérence avec les structures traditionnelles de la société française, mais
elles sont dépourvues de la plupart
des caractéristiques des grandes universités étrangères dont la taille n’est
qu’un aspect.
La perception des grandes
écoles françaises
Les plus lucides des dirigeants des
grandes écoles d’ingénieur ont identifié depuis longtemps les forces et
les faiblesses de notre système. Au
niveau des premières se trouve une
sélection rigoureuse, très liée au rôle
majeur des mathématiques. Du côté
positif aussi une formation professionnelle solide. Mais le système globalement conduit aujourd’hui à surreprésenter dans les élites les classes
sociales culturellement les plus favorisées. En outre les écoles françaises,
de petite taille, occupent souvent une
spécialité très étroite. Elles sont surtout organisées autour des singularités de la société française : rôle des
corps de la fonction publique, importance de l’État, poids du centralisme
et de l’égalitarisme, etc. Malgré des
progrès considérables accomplis depuis
quelques années, elles restent souvent trop éloignées du monde professionnel et trop peu ouvertes sur le
plan international. Les classes préparatoires aux grandes écoles n’ont pas
d’analogues à l’étranger et la visibilité internationale de l’ensemble du
système, sauf auprès de cercles très
spécialisés, reste très faible.
Comme l’absorption pure et simple
d’une école par une autre n’est guère
concevable dans le paysage administratif français, la démarche la plus
naturelle des grandes écoles d’ingénieur a été de rechercher la croissance, soit par rapprochement entre
égaux, soit par alliance. C’est ainsi
que vers la fin des années quatrevingt-dix, les deux grandes écoles
françaises les plus anciennes, l’École
des ponts et chaussées et l’École des
mines de Paris, envisagèrent de fusionner. L’échec était prévisible. L’opération
posait aux deux plus grands corps
techniques de la nation un problème
douloureux, mais surtout laquelle
de ces institutions prestigieuses pouvait accepter de voir disparaître au
profit de sa rivale, une culture ayant
plus de deux siècles d’existence et
de réussite ?
Aux yeux de nombre de dirigeants,
être visible de l’étranger, suppose donc
de devenir assez gros, au moyen d’alliances, type ParisTech. L’objectif de la
taille l’emporte sur l’obsession de
l’excellence.
Taille, excellence et visibilité
La taille d’une institution est évidemment un paramètre à prendre en
considération. Il est vrai que certaines
actions exigent un seuil minimum en
deçà duquel celles-ci ne sont pas envisageables. Mais il faut aussi noter que,
dans un grand nombre de circonstances, les forces à mettre en jeu, pour
un résultat donné, croissent comme
les masses à mouvoir. Par ailleurs Il
faut veiller à comparer ce qui est
comparable.
Mettre l’X en face de Harvard ou
de Cambridge c’est comparer un acteur
dans un champ disciplinaire limité,
avec des institutions qui couvrent tous
les domaines. À Harvard, par exemple,
le medical, le law, le business administration, les social sciences, pèsent très
lourd. En revanche le California Institute
of Technology, qui évolue approximativement dans les mêmes disciplines que l’École polytechnique, est
à peine plus gros : 2 200 étudiants,
290 enseignants. Et Caltech est régulièrement classé dans les 6 ou 10
meilleures universités mondiales.
Caltech n’est pas une université aussi
ancienne que Harvard aux États-Unis
ou Cambridge en Grande-Bretagne,
mais elle poursuit avec acharnement,
surtout depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale, une politique d’excellence.
En France, au lieu de croire que
les grandes universités américaines
sont excellentes parce que riches, on
devrait comprendre qu’elles sont
devenues riches parce qu’elles ont
réussi à être excellentes.
La nature exacte de ParisTech
Le regroupement dans ParisTech
de quelques écoles a pu apparaître au
cours des premières années comme
une association d’entraide mutuelle,
un sous-ensemble de la Conférence
des grandes écoles, visant à mutualiser
les efforts de ses adhérents dans certains domaines, notamment à l’international. Plus précisément dans les
domaines où, de façon évidente, les
écoles participantes ont un intérêt
commun et ne sont pas en concurrence. Une telle construction ne soulève aucune réserve, aucune question
existentielle. Pour la valider il suffit
de s’assurer que le coût de la «mutualisation » reste faible en regard des
avantages qu’elle procure.
Aujourd’hui l’ambition de ParisTech
semble toute différente. Le président
Bertrand Collomb est très clair. Dans
le numéro de février de La Jaune et la
Rouge il écrit :
ParisTech a fait le choix de construire
cette coopération renforcée autour :
– d’une politique de marque commune
et d’une promotion collective, notamment à l’international;
– d’une mutualisation de moyens
propres, rendue possible par le regroupement progressif sur trois campus :
Paris-Quartier latin, Marne-la-Vallée,
Palaiseau;
– de formations d’ingénieur construites
sur plusieurs écoles;
– de mise en place de masters interétablissements;
– de la promotion d’un doctorat labellisé
ParisTech, fortement lié au monde de
l’entreprise et des services.
À ce niveau d’intégration il faut
se poser au moins deux types de questions :
1) Quelle valeur ajoutée peut résulter d’un rassemblement aussi divers en
termes de disciplines? Quelle serait
la logique d’enseignements aussi dispersés géographiquement et culturellement? Comment la perspective
de suivre des cours éclatés entre plusieurs sites aussi étrangers l’un à l’autre
éveillerait-elle l’intérêt des meilleurs
candidats indien, chinois ou brésilien
que l’on cherche à attirer? De plus si
cette logique d’intégration devait réussir, elle rendrait invisibles les diplômes
propres à chaque école. Combien de
temps faudrait-t-il alors pour que la
thèse ParisTech fasse sens dans les
milieux scientifiques internationaux?
2) Le Bien commun à une telle
communauté pourrait-il être assez
fort pour l’emporter sur les inévitables
divergences d’intérêts des diverses
parties? Quelle âme finalement habiterait-elle un jour une telle structure?
Cette construction recèle d’ailleurs
une contradiction fondamentale. Si
aujourd’hui les grandes écoles françaises d’ingénieurs forment des jeunes
très appréciés sur le marché national
et international, c’est en partie grâce
à la concurrence qui a toujours existé
entre elles pour attirer, par le concours
d’entrée traditionnel, les meilleurs
taupins. Le développement du marché de la connaissance ne peut que
renforcer cette concurrence bénéfique
entre les grandes écoles françaises.
Un certain scepticisme
Réaliser une telle fédération, c’està-dire mettre en œuvre des synergies
capables de l’emporter sur les forces
centrifuges, suscite un certain scepticisme. À ma connaissance aucune
construction analogue n’a jamais vu
le jour qui serait un exemple à méditer. En France plusieurs institutions
d’enseignement supérieur ont des
caractéristiques qui auraient pu les
encourager à se rapprocher : tutelles
communes, complémentarités, images
voisines. Ces institutions n’ont pas
réussi à aller au-delà d’une simple
coopération, celle par exemple relatives aux banques de notes alimentant les concours d’entrée. Un rapport récent a montré que la coopération
entre les cinq écoles relevant du ministère de la Défense n’avait fait aucun progrès au cours des dernières années.
Les écoles normales supérieures, les
écoles des mines, les écoles centrales
sont trois exemples de réseaux qui
n’ont pas réellement pris consistance.
Une préoccupation d’une autre
nature se fait jour en matière de relation avec les entreprises. ParisTech,
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
43
comme ses défenseurs le soulignent à
juste titre, ne peut réussir sans solliciter un effort massif de financement
de la part des entreprises, notamment
des grandes entreprises françaises.
Une puissante Fondation ParisTech est
nécessaire et d’ailleurs envisagée.
Comment réagiraient les entreprises
devant cette nouvelle fondation alors
que celle de l’École polytechnique,
qui vient de fêter ses vingt ans, a fort
bien réussi ? Celle-ci commence à
bénéficier, encore timidement, de legs
de personnes privées, essentiellement
des anciens élèves. Cette démarche, liée
à un sentiment fort d’attachement à l’X,
n’a aucune chance de se produire au
profit d’une nébuleuse incertaine.
La marque et le rêve
Ce qui décide un étudiant brillant,
un professeur déjà connu, un chercheur renommé à postuler pour venir
dans une institution française, à l’X
par exemple, est la superposition d’éléments objectifs et de considérations subjectives. Les premiers sont incontournables : coût, rémunération,
logement, perspectives, etc., mais leur
analyse par le postulant ne précède
pas le rêve, elle le suit. C’est parce
qu’un jeune se sent des ailes et de
l’ambition, c’est parce qu’un professeur ou un chercheur souhaite renouveler son sujet ou le poursuivre dans
un autre contexte qu’il envisage un
tel projet. La naissance du désir est
préalable à l’évaluation objective des
opportunités.
Si un jeune Japonais rêve de devenir un Carlos Ghosn à quelle école
peut-t-il penser sinon l’X ? Et si tel
génie mathématique en herbe, admirateur d’Augustin Cauchy et d’Henri
Poincaré, éventuel futur médaille
Fields, est tenté par l’école mathématique française, sera-t-il séduit par
ParisTech? Le département de mathématiques de Palaiseau étant devenu
invisible, c’est rue d’Ulm qu’il ira!
Le projet d’un jeune de venir faire
ses études dans une institution prestigieuse, en France par exemple,
résulte de la superposition d’un rêve
et d’un choix rationnel. Cette attirance se rapproche de celle qu’inspire un produit de luxe et amène à
44
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
la logique de la marque. Veut-on au
lieu de développer l’image incontestablement positive fondée sur le passé
et le présent de l’X l’abandonner au
profit d’une autre, encore incertaine?
Il n’y a pas de place pour deux rêves.
Miser sur ParisTech c’est mettre en
avant l’image de Paris, certes prestigieuse, mais d’une autre nature… le
Louvre… la tour Eiffel. Peut-être
serait-il avisé de demander conseil
aux grands du luxe, souvent français, qui gèrent avec une extrême
habileté des marques anciennes devenues légendaires.
Le seul nom de ParisTech, dit-on,
est déjà attractif à Singapour ou à
Shanghai. J’aimerai être sûr que nos
postulants ne sont pas ceux qui n’ont
pas trouvé de place dans les universités américaines!
k
k k
L’ambition qui anime les porteurs
du projet ParisTech est légitime. Elle
montre l’envie de nombreux dirigeants
de ne pas se résigner à gérer une situation héritée du passé et que secoue
durement la mondialisation. On ne
peut que se réjouir de les voir réagir
avec détermination et rechercher des
solutions.
Les écoles de commerce et de gestion françaises ont affronté l’ouverture internationale et la concurrence
des modèles d’enseignement anglosaxons, bien avant les écoles d’ingénieurs. Elles y ont remarquablement
répondu. Aujourd’hui, dans le classement européen des meilleures
écoles de commerce, sept sur dix
sont françaises et HEC tient la tête en
Europe depuis plusieurs années. Leur
stratégie devrait être analysée soigneusement.
Cet article avait pour objectif de
montrer que ParisTech qui constitue
un enjeu de taille est, en fait, un pari
qui comporte des risques considérables. Non seulement pour les
onze écoles qui le portent mais encore
pour l’avenir même de l’École polytechnique. Mon propos n’est pas de
susciter une polémique mais de mettre
en avant des éléments de réflexion et
d’encourager un débat essentiel pour
la communauté polytechnicienne et
important pour la nation.
n
1. Les écoles de ParisTech sont, en dehors de
l’École polytechnique, l’École nationale du génie
rural et des eaux et forêts, l’École nationale des
ponts et chaussées, l’École nationale supérieure
des arts et métiers, l’École nationale supérieure
de chimie de Paris, l’École nationale supérieure
des mines de Paris, l’École nationale supérieure
des Télécommunications, l’École nationale supérieure des techniques avancées, l’École supérieure de physique et de chimie de la Ville de
Paris, l’Institut national agronomique ParisGrignon et l’École nationale de la statistique et
de l’administration économique.
2. Les actes des intéressants débats qui ont marqué cette journée ont été publiés dans Techniques
avancées, la revue de l’Amicale du génie maritime et des ingénieurs de l’ENSTA, n° 71, juin 2005.
3. Le professeur LIU a exposé les détails du système de classement de l’université de Shanghai,
lors d’une présentation faite à Paris en 2005 par
l’ANRT et l’IFRI.
LIBRES PROPOS
Courrier des lecteurs
Comment le problème de la dette publique française
va être résolu par les nouvelles monnaies?
par André CABANNES (72)
La dette publique française, de l’ordre de 1200 milliards d’euros, va être transmise aux générations futures.
Le problème se pose de savoir comment elles la rembourseront. Il est d’autant plus préoccupant que cette dette
ne corresponde pas à des investissements qui bénéficieront
aux générations futures, mais corresponde au comblement de déficits budgétaires récurrents pour faciliter l’action politique des pouvoirs publics depuis 1980. Dans le
passé, le problème était résolu par l’inflation. Les exemples
abondent dans l’Histoire, les hyperinflations comme en
Allemagne en 1923 ou en Hongrie en 1945, ou les inflations douces de long terme qui bouleversent l’ordre social
comme la Révolution des prix en Europe au XVIe et dans
la première moitié du XVIIe siècle, qui a posé certaines des
fondations de la Révolution française. Nous pensons que
le déséquilibre monétaire sévère actuel que constitue la
dette publique française va être résolu par des nouvelles
monnaies. Cette évolution s’observera dans tous les grands
pays occidentaux endettés, et participera au mouvement
plus général de perte de pouvoirs des États-nations et de
leurs devises souveraines. Ce phénomène est dû à la diffusion de la puissance des moyens informatiques.
L’informatique bouleverse nos modes de vies – ce n’est
pas une révélation. Les aspects les plus spectaculaires pour
le public sont la productivité personnelle rendue possible
par les micro-ordinateurs, l’e-mail, le Web, mais aussi les
téléphones mobiles, la télévision numérique, l’accès instantané aux connaissances, etc. L’informatique a, néanmoins, déjà à son actif des modifications importantes dans
le domaine financier moins connu du grand public. La
profonde transformation de l’industrie bancaire et des
marchés financiers, au cours des vingt-cinq dernières
années, ce qu’on a appelé les 3D – la déréglementation, le
décloisonnement et la désintermédiation –, est le résultat
de l’application de la puissance de l’informatique au secteur bancaire et aux marchés financiers. La conséquence
en a été une beaucoup plus grande liberté pour choisir
comment emprunter, pour effectuer des transactions financières et pour créer de nouveaux produits financiers. Une
autre illustration est la multiplication par un facteur cent
des échanges de valeurs de portefeuille dans la balance
des paiements française au cours de ces mêmes vingtcinq années.
Cependant, l’informatique va aller beaucoup plus loin
encore. Et les différents nouveaux services, qu’on n’imaginait pas il y a seulement quelques années, et qu’on a
appelés faute de terme plus parlant « le Web 2», eBay,
Google, Wikipédia, etc., ne sont qu’un avant-goût.
L’informatique va faciliter l’apparition de nouvelles monnaies qui rendront obsolètes les monnaies souveraines que
nous connaissons depuis 2500 ans. Ces nouvelles monnaies seront combattues par les pouvoirs publics, officiellement car elles échappent à la fiscalisation, comme
l’ont toujours été les SEL (systèmes d’échange locaux) qui
ne sont tolérés qu’à la condition qu’ils restent marginaux.
Mais, à l’inverse des SEL, les nouvelles monnaies bénéficieront de la puissance de l’informatique et des télécommunications pour bousculer et sans doute à terme balayer
les monnaies officielles.
À vrai dire, le phénomène est déjà à l’œuvre. Et les
pouvoirs publics ont commencé la guerre qui s’achèvera
vraisemblablement par leur défaite, et aussi par la solution du problème de la dette publique que les responsables politiques actuels prévoient de laisser à nos enfants.
Quand eBay a racheté le service bancaire Paypal qui échappait au contrôle par les puissances publiques, les autorités ont imposé à eBay des réglementations qui ont ramené
Paypal au simple statut de banque électronique.
Néanmoins les forces poussant à l’émergence des nouvelles monnaies, les moyens à leur disposition, et les problèmes qu’elles résoudront, sont tels que leur avènement
est inéluctable. Second Life offre une nouvelle illustration.
On peut considérer ce récent produit du Web 2 comme
un gadget; après tout, les grandes entreprises d’informatiques, dans les années 1970, considéraient les micro-ordinateurs comme des gadgets; pourtant, sans eux, Internet
ne serait jamais devenu ce qu’il est et n’aurait pas autant
fait évoluer la civilisation mondiale, dans le sens de ce que
Jacques Attali a décrit dans son dernier livre Une brève histoire de l’avenir comme le trend multimillénaire de la
conquête par l’individu de sa liberté.
Sur Second Life on trouve déjà des «succursales» d’IBM
ou Dell ; l’ambassade de Suède vient « d’établir » une
antenne. On y trouve aussi une monnaie, le Linden. Pour
l’instant, il est spécifié que le Linden ne doit pas être utilisé en dehors de Second Life (voir par exemple
http://www.associatedcontent.com/article/119328/second_life_
and_the_virtual_buck.html). Mais comme toute réglementation ne pouvant pas être appliquée, elle est vouée à
l’échec. Qu’est-ce qui empêchera deux personnes d’effectuer une transaction payée en Linden? S’il s’agit d’échanges
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
45
par le Net, c’est impossible. Et même s’il s’agit d’acheter
un canapé contre des droits sur Second Life c’est très difficile.
La diffusion des moyens informatiques dans le grand
public permettra de mettre en place des nouveaux systèmes d’enregistrement et de gestion de crédits. Le crédit
(dont la forme ultime est la monnaie souveraine à cours
légal d’un État) n’est qu’un ensemble de signes. Or l’informatique est par nature l’outil parfait pour noter et gérer
des signes.
On a mentionné eBay, une des premières entreprises
pouvant être classées dans le Web 2. Sur eBay, les acheteurs et les vendeurs accumulent des points mesurant leur
fiabilité en tant qu’acheteur ou vendeur. Il s’agit, par définition, de crédits. Rien n’empêchera, sauf une sévère tutelle
sur eBay, le transfert d’une manière ou d’une autre de ces
points : nouvelle monnaie là encore.
Ce qui caractérise donc les nouvelles monnaies en cours
d’apparition dans de nombreux secteurs du Web, c’est
qu’elles échappent au contrôle de la puissance publique
souveraine. C’est l’informatique qui rend cela possible.
Et la gestion «sardanapalesque» de la dette publique
française, que l’on prévoit de transmettre à nos enfants
pour qu’ils se débrouillent avec, ne fera qu’accélérer la
perte d’importance des monnaies classiques et l’émergence
des nouvelles monnaies.
n
À propos du thème Le sursaut,
n° 619, novembre 2006
La Jaune et la Rouge
,
– prêter judicieusement aux entreprises pour mener à
bien leurs grands projets.
• Pour les entreprises :
– innover dans leur domaine en protégeant leur savoirfaire et accroître l’emploi en diversifiant leurs activités;
– effectuer les choix en matière de faire ou faire faire en
finançant les laboratoires publics ou universitaires ainsi
que les PME qui ont des projets les intéressant directement;
– donner l’exemple du bon emploi des ressources en s’interdisant les rémunérations abusives versées à certains
dirigeants.
• Pour l’État :
– financer les recherches et les développements à long
terme ou à grand risque en s’appuyant au maximum sur
des besoins à satisfaire comme la Défense nationale, le
logement social, l’éducation, les télécommunications, les
transports, l’énergie…;
– élaborer les règles de bonne gouvernance des entreprises et de dialogue social;
– pratiquer une fiscalité favorisant l’emploi et les entreprises dans les secteurs à haute valeur ajoutée et plus généralement dans ceux qui sont considérés comme stratégiques;
– pratiquer la bonne gouvernance en ce qui le concerne
en éliminant les dépenses inutiles et en réformant ses
structures chaque fois que des économies sont possibles
mais pas de façon aveugle comme le préconisent ceux qui
ne visent que son affaiblissement.
Dans la conjoncture actuelle cela suppose que l’État et
les entreprises puissent emprunter au meilleur taux pour
financer tous les projets présentant un bon retour sur
par Daniel PICHOUD (60)
investissement ce qui devrait permettre de mettre au travail une grande partie des 35% de la population susceptible de travailler et actuellement non utilisée (cf. le livre
NON à X-Sursaut, OUI à X-Plein-emploi
Le plein-emploi ou le chaos publié chez Économica 2006).
Il ne faut pas avoir peur du déficit quand le crédit de l’ÉPour la Patrie et non pour la Finance tat est bon et la monnaie forte et même trop forte.
Pour les Sciences et non seulement pour l’Industrie
Pour la Gloire et non pour la Rente
Je suis en total désaccord avec les analyses et les orientations proposées par X-Sursaut. Au lieu de dire c’est à
l’autre de faire l’effort (c’est-à-dire pour MM. Pébereau,
Camdessus, Lévy-Lambert grands financiers devant
l’Éternel que c’est à l’État de payer sans discuter en réduisant le nombre de ses fonctionnaires ce qui dégagera les
marges de manœuvre aujourd’hui insuffisantes) il est plus
judicieux et acceptable de dire que chacun fasse l’effort
qui est de son domaine non pour réduire immédiatement
l’endettement public et provoquer la récession mais pour
investir et atteindre rapidement le quasi-plein-emploi.
Cela veut dire :
• Pour les financiers :
– investir une partie de leurs avoirs en venture-capital dans
l’innovation créatrice d’emploi;
46
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
On ne peut donc que rejeter la plupart des postulats
de X-Sursaut (article de Lévy-Lambert et de Jean-Marc
Daniel dans La Jaune et la Rouge de novembre) :
Non! le chômage n’est pas purement structurel et indépendant
de la demande.
Non! la croissance de la consommation n’a pas que des effets
négatifs.
Non! le déficit public n’a pas forcément d’effet négatif sur
la croissance.
Non! le déficit budgétaire ne crée pas obligatoirement un
déficit commercial
Non! l’épargne n’est pas prioritaire sur la consommation
Non! la réglementation du travail en France n’est pas un
frein.
Ces postulats ne reposent sur rien d’objectif si ce n’est
l’intérêt des rentiers aux dépens de la majorité des entrepreneurs et de leurs salariés. Voici quelques éléments
démonstratifs :
Il a été prouvé économétriquement (cf. Charles Plosser
un grand économiste américain) qu’aux États-Unis c’est
la consommation des ménages et de l’État qui a été le facteur déterminant de la croissance :
– la demande induit de l’emploi, l’insuffisance de la
demande est facteur de chômage;
– le marché du travail en France est le moins rigide
d’Europe; la France est le pays d’Europe où la baisse du
salaire réel résultant de la même augmentation du chômage est la plus forte;
–le déficit budgétaire et le déficit des ménages augmentent le profit des entreprises ce qui réduit ou supprime
leur déficit éventuel. Ceci vaut bien sûr pour la France.
Épargne = investissement, dans une économie qui n’est
plus agricole mais monétaire, est une identité qui ne peut
absolument pas s’interpréter en disant que l’épargne est la
cause de l’investissement c’est au contraire l’inverse qui est
vrai. La monnaie est la condition d’existence de la production. C’est aujourd’hui l’ajustement de la masse monétaire
aux besoins de financement des projets utiles et pour lesquels il existe une main-d’œuvre disponible qui est le
moteur de la croissance. Cet ajustement est actuellement
largement utilisé par les États-Unis qui, pour combler un
déficit bien plus conséquent que le nôtre, empruntent dans
leur propre monnaie et payent les intérêts de même façon.
Tous les pays dont le crédit est bon peuvent faire la
même chose, pourquoi pas les pays de l’euro?
Enfin doit-on avoir peur de la dette de l’État? (articles
de Pébereau et Camdessus).
Tout d’abord compter dans l’évaluation de la dette les
retraites des fonctionnaires et autres «hors bilan» est de
la pure idéologie. Si les acteurs de l’économie devaient
provisionner toutes leurs dettes il n’y aurait plus d’économie. Dans la vie réelle seule compte la capacité de pouvoir faire face à ses échéances en utilisant toute sa surface
financière (trésorerie disponible comprenant les emprunts
que l’on a obtenus). Un État ou un groupe d’États à monnaie forte n’ont rien à craindre.
Pour la Patrie, elle est toujours plus ou moins en danger. Aujourd’hui il faut qu’elle mobilise toutes ses forces
vives pour tenir son rang et éviter le chaos.
Pour les Sciences et non seulement pour l’Industrie.
Pour la Gloire si nous la méritons.
n
Nota : cette contribution a été rédigée en collaboration étroite avec mon
ami Alain PARGUEZ professeur d’économie à l’université de Franche-Comté
coauteur avec Jean-Gabriel BLIEK du livre Le plein-emploi ou le chaos publié
en 2006 par Économica.
À propos du thème Le sursaut
par Jean de LA SALLE (37)
Pour un vrai sursaut, sachons voir plus loin !
C’est certainement une excellente initiative que d’avoir
déclenché une réflexion collective sur les causes de notre
relatif marasme économique. Cela étant dit, et après avoir
chaudement remercié ses initiateurs, ceux-ci ne seront
sans doute pas surpris que l’on pense que tout n’a pas
encore été dit. En me limitant pour aujourd’hui à deux
aspects internes de nos économies, je voudrais apporter
ici deux remarques, qui me semblent importantes.
• Au niveau des objectifs, d’abord : avant de parler de croissance et d’innovation, qui peuvent nous apporter aussi
bien de l’indispensable que du désirable, voire parfois
de l’inutile, il faut commencer par constater que nous ne
savons pas aujourd’hui satisfaire certains besoins essentiels,
se demander pourquoi, et comment y porter remède.
La génération qui s’est trouvée placée dans la vie active
aussitôt après-guerre a sur ce point une expérience à
apporter au débat. Quand elle s’est lancée à fond dans
l’aventure du développement technologique, sans en laisser tout le soin à l’État, elle ne pensait ni si bien réussir
En conclusion
dans ces domaines, ni que le résultat se solderait néanOui pour le sursaut mais pas à la façon de X-Sursaut. moins par un échec collectif, ne fut-ce que parce que
L’État est plus que jamais nécessaire il ne faut pas nous n’avons pas su donner à chacun un logement satisl’affaiblir.
faisant dans des villes bien aménagées, les unes et les
autres nécessaires pour répondre aux besoins des familles.
Il faut élargir le champ de réflexion; ce pourrait être XPlein-emploi :
À tel point qu’on en vient – ailleurs que chez nous –
à donner en exemple de croissance des pays où la nata– quels grands projets pour l’Europe et la France?
lité s’effondre (l’Allemagne, entre autres); ou encore, des
– quels efforts doivent faire les financiers?
– quels efforts doivent faire les entrepreneurs et les salariés? pays où la condition des enfants est jugée particulièrement
insatisfaisante (l’Angleterre).
– quels efforts doit faire l’État?
– quelle politique économique et monétaire pour les pays
Nous devons d’abord nous demander comment vaincre
de l’euro?
– quelle politique fiscale et douanière en support du plein- ces paradoxes absurdes. Comment y parvenir? Il y a sans
doute un problème d’organisation de l’autorité collective
emploi en Europe?
dans les très grandes agglomérations, où le problème se
Alors « Marchons !» chacun dans son domaine pro- montre le plus aigu. Les communes y gèrent bien la vie de
quartier; mais au niveau où devrait se réaliser un équiposons des réponses.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
47
libre nécessaire entre la population et l’emploi, niveau qui
ne peut guère dépasser cinq cent mille habitants, soit la taille
d’un arrondissement de sous-préfecture urbaine, il n’existe
ni représentation collective, ni projet d’ensemble. À titre
d’exemple dans les Hauts-de-Seine, département qui est
dépourvu de toute unité géographique, l’arrondissement
de Nanterre héberge à lui seul une population deux fois
supérieure à celle de la région de Corse. Mais elle ne possède pas d’assemblée propre : la représentation s’y fait
comme ailleurs au niveau du Conseil général, par des élus
de cantons, qui ne se prêtent pas à la formation de grands
projets.
Et il y a un problème de financement. La dette publique
devrait servir à cela; car il serait normal de faire supporter
aux générations suivantes une part des dépenses qui ont
servi à les équiper. Mais il faudrait pour cela que la durée
du remboursement soit compatible avec la très longue
durée de service de ces équipements, et qu’il n’en résulte
pas des intérêts totaux insupportables; ce qui ne sera possible que si on autorise la Banque centrale à faciliter ces
investissements, en levant l’interdiction qu’en a faite l’article 104 du traité de Maastricht. Le marché pourrait, de
son côté, récupérer une grande partie de l’épargne aujourd’hui pompée par l’État en toute inutilité, car les intérêts
absorbent les ressources en quasi-totalité.
• Au niveau des politiques monétaires et financières, pour
atteindre cet objectif
On pense avec raison que la libre circulation mondiale
des capitaux et des produits est une évolution irréversible,
sauf à contrôler ses emballements par quelques freins
modérateurs. Et beaucoup pensent, de ce fait, que les pays
perdent une part de leur liberté à décider de l’affectation
de leurs ressources financières à ce qu’ils considèrent
comme des priorités.
Mais il faut remarquer que la circulation des capitaux
ne concerne que l’épargne détenue par les agents économiques privés, qu’ils soient financiers ou non. Car la création monétaire reste aujourd’hui du ressort d’institutions
centrales attachées au territoire. Et beaucoup se demandent aujourd’hui, sur ce point, s’il ne serait pas opportun
de rendre à notre banque centrale prétendue libre, le pouvoir qui lui a été refusé par l’article 104 du traité de
Maastricht, de financer dans des conditions appropriées
certains investissements d’intérêt collectif, qui sont les
soutiens indispensables de l’économie.
Notons bien qu’une telle interdiction ne figure pas dans
la constitution des USA, qui n’a pas créé la FED; celle-ci
a été créée par le Congrès qui, en définissant son rôle en
1913, a prévu une disposition assez proche, en stipulant
que le moyen principal de sa politique monétaire serait
l’achat et la vente de titres du trésor sur le marché ; mais cela
semble un peu moins vrai dans les récents rapports annuels
que le FED a remis au Congrès sur sa politique, où elle parle
48
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
surtout de la gestion de ses taux. Et, sur le point qui nous
intéresse, on peut noter que la FED ne s’est jamais privée
d’acquérir des titres émis par des agences fédérales autres
que le Trésor, et qu’elle a même accordé au début des
années quatre-vingt-dix des versements directs à la FFB
(Federal Financing Bank, établissement analogue à notre
banque européenne d’investissements); ce fut apparemment dans le cadre de l’opération de sauvetage des Savings
and Loans, mission qui fut confiée à cette époque à la FFB :
c’est un cas exceptionnel, et ce n’est pas un excellent
exemple; mais il prouve que la chose est possible.
À titre de seconde illustration de la méconnaissance
de ce besoin, il est pour le moins surprenant que le rapport Camdessus ait pu écrire : (page 44) «Nous ne recommandons cependant pas, si ce n’est au plan européen
(NDLR : tout de même!), un effort immédiat de relance
par un programme supplémentaire d’investissements de
l’État. Il n’en a pas aujourd’hui les moyens budgétaires,
alors que notre pays est très convenablement équipé.»
On peut faire à ce jugement trois critiques :
– même si M. Camdessus était un financier plus qu’un
économiste, il devrait avoir constaté ce que tout citoyen
perçoit dans sa vie quotidienne : l’ampleur de ce qui
manque, non seulement au logement et à nos villes, mais
à d’autres équipements du centre du pays;
– il ne s’agit pas là d’un besoin de «relancer l’économie»,
selon un vocable qui a surtout servi à déguiser la pensée
initiale de Keynes, alors que celui-ci avait soutenu avantguerre, dans sa Théorie générale, que l’argent ne manquait
pas, mais qu’il était peu probable que le seul jeu du marché oriente l’épargne vers toutes nos priorités. Plus que de
relance, l’économie a d’abord besoin de supports, et il
faut se rappeler que le marché ne les crée pas tous spontanément;
– si le marché sait mal financer des investissements de
très longue durée de service qui devraient être amortis en
une cinquantaine d’années, ce n’est pas seulement parce
qu’il privilégie aujourd’hui les rendements rapides à court
terme; mais il est mécaniquement sûr que, tant que nous
serons incapables d’éviter une dépréciation monétaire
aussi faible que 2 % l’an, admise par nos banques centrales, les taux du marché, qui doivent bien entendu en
tenir compte, resteront incompatibles avec les longues
durées de remboursement qui seraient souhaitables pour
des investissements fondamentaux à très longue durée de
service.
À titre de troisième illustration de l’existence de cet
obstacle caché, rappelons que Patrick Artus, qui faisait
partie du groupe de travail Camdessus, écrivait cet été
dans les bonnes feuilles du Monde, que nos gouvernements n’avaient rien fait pour préparer l’avenir depuis plusieurs dizaines d’années; c’était assurément trop sévère,
et il n’en donnait pas les raisons; mais il y avait un peu de
vrai. Nous devons en premier lieu lever les obstacles que
n
nous nous sommes créés.
À la recherche d’une stratégie industrielle perdue
par Michel HENRY (53)*
Après Pechiney, assez!
Mais après Arcelor, trop fort!
Les présentes réflexions sont inspirées d’une conversation
tenue lors du vingtième anniversaire de la «Fondation de
l’X», en février 2007, avec Claude Ink, pionnier, dès 1952,
de Sollac.
Pechiney, par Alcan, Arcelor, par Mittal, Corus, par
Tata, ces trois méga-absorptions en trois ans n’auraient
peut-être pas attiré, dans l’indifférence générale des opinions publiques, l’intérêt d’un certain nombre d’entre
nous, si ces trois Groupes de la métallurgie lourde, déjà
largement internationaux, n’avaient eu, comme derniers
responsables exécutifs, des camarades X : pure coïncidence car chaque cas a sa propre histoire entremêlée aux
autres. Tous ces dirigeants sont, certes, talentueux, et
pourtant, jusqu’au bout, leurs efforts courageux à la tête
de leur entreprise, n’ont rien pu opposer à leur prédateur,
sauf à retarder les échéances, et enrichir, ce qui n’est déjà
pas si mal, leurs actionnaires, salariés ou non, à la surprise générale et, surtout, de ceux-là qui n’en espéraient
pas tant. Quant à l’État français, après avoir introduit
Usinor-Sacilor en Bourse puis vendu ses dernières parts dès
1998, en mettant fin à vingt ans de contrôle, marqués par
des restructurations douloureuses pour tous les personnels
et les contribuables, il n’a pu que constater les faits. Un économiste a-t-il établi le bilan, au moins financier, des opérations survenues dans la sidérurgie, ces trente dernières
années?
En ce qui concerne le fer, mais on pourrait transposer
la même suite d’enchaînements à l’aluminium, depuis l’ancêtre PUK, les anciens de Sollac ou de ses «Adhérents»,
se souviennent encore, certainement, des efforts coûteux
mais méritoires, permettant de prolonger pendant près
de vingt ans, grâce au procédé Kaldo, l’utilisation de la
minette lorraine phosphoreuse, pour des aciers de haute
qualité, efforts finalement restés sans suite pour le maintien de ce minerai. D’où la conclusion, généralement
admise, que l’avenir de la métallurgie francaise se trouvait sur les côtes, pour éviter des frais d’approche supplémentaires rédhibitoires, dans le transport des minerais
des pays producteurs outre-mer vers les usines de l’intérieur, et la réussite des usines «littorales» de Dunkerque
et de Fos, suivant l’exemple de l’Arbed à Sidmar. Mais,
on pouvait encore croire que les minerais abondants et
répartis dans le monde entier, resteraient durablement
disponibles dans des conditions économiques supportables pour les sidérurgies non intégrées en amont : les
événements récents (est-ce «l’éveil de la Chine» relançant
la demande des matières premières ? est-ce le seuil de
concentration atteint par ces marchés ?) ont montré la
vanité de tels espoirs. Rien ne garantit pourtant le maintien de la conjoncture actuelle à son haut niveau, alors
que le cycle longtemps classique de cette industrie, était
d’une année de profit tous les cinq ans.
Sommes-nous, en France, sans choix clairs et volontaires, assis entre deux chaises? : celle des Allemands attachés à leurs traditions de l’industrie lourde de la Ruhr (la
seule sidérurgie intégrée, encore indépendante, de l’Europe
des 27, Thyssen Krupp, très impliquée dans l’absorption
d’Arcelor par sa compétition sur Dofasco, prévoit encore
d’investir aux États-Unis, dans une nouvelle usine), et celle
des Britanniques qui ont manifestement renoncé, dans ce
domaine, à toute ambition, au profit des multiples activités tertiaires où ils excellent.
Que diraient Robert Schuman et Jean Monnet, les créateurs, en 1951, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, de l’ultime «avatar» de leur enfant, qui
n’est plus considéré comme «stratégique»? les tôles pour
les tuyaux, les cuves, les blindages ou même l’automobile,
ne le seraient-elles plus? Que se serait-il passé si la composition du portefeuille de produits finis avait été différente…?
et si l’avantage compétitif de l’intégration amont dans les
mines de fer avait été obtenu plus tôt…? les regrets ne sont
pas de mise, car, pour l’instant, la situation n’est pas catastrophique en France – de grands hommes d’affaires français sont au Conseil d’Arcelor Mittal, l’action ne se porte
pas mal, le personnel reste en place –, mais la vigilance s’impose, car on discerne déjà des menaces de délocalisation
au nom de la protection de l’environnement.
Peut-on, alors, espérer que dans le domaine de l’énergie,
cette fois indiscutablement plus stratégique encore, les responsables politiques et les industriels, chacun dans sa spécialité, en tireront des enseignements et réussiront mieux que
dans la sidérurgie, à préserver les intérêts de la France dans
un cadre national ou européen (une politique énergétique
commune? une haute autorité européenne de l’énergie?).
Il est permis d’en douter si l’on considère :
– les grandes manoeuvres des groupes énergétiques européens d’une part, et des fournisseurs de gaz et de pétrole
d’autre part,
– les contraintes européennes sur les énergies renouvelables,
– les revirements successifs des programmes nucléaires
nationaux, dus aux alternances politiques propices aux
«remises à plat» et aux moratoires,
– les influences sur les États membres, des industriels européens, les uns plus avancés dans le nucléaire, les autres
plus avancés dans les énergies renouvelables,
– les incertitudes économiques de l’éolien, à prix de rachat
garanti de l’électricité produite.
Enfin, la récente photo, Suez, GDF et les Ministres, qui
mélange à nouveau les genres, en rappelle une autre entre
Renault, Volvo et le Ministre de l’époque, qui ne fut pas
suivie du succès escompté. Le « sursaut », là aussi, serait
sans doute bienvenu.
n
* L’auteur est « ferblantier » depuis quarante-cinq ans, dont vingt,
en charge de la première usine « côtière » de la métallurgie française, les
Forges de Basse-Indre qui furent absorbées en 1902, par leur client, les
Ets J. J. Carnaud, qui les avait mises en faillite, et fut absorbé, à son tour,
en 1996, par Crown Cork & Seal.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
49
LIBRES PROPOS
c à Paris
Jean Louis Bobin (54) , James Lequeux et Nicolas Treps (94)
1
2
1
Mesurer la vitesse de la lumière est une aventure scientifique étalée
sur plusieurs siècles. Ce fut d’abord l’affaire des astronomes.
Au milieu du XIXe siècle, la mesure est devenue possible le long d’une
base terrestre grâce aux progrès de l’instrumentation et à l’ingéniosité
des expérimentateurs. Pendant l’année mondiale de la Physique,
la première des expériences réalisées alors, celle de Fizeau, a été
reconstituée avec les moyens du XXIe siècle.
L
A VITESSE de la lumière dans le
vide est une constante universelle dont la valeur est fixée
depuis 1983 à 299 792458 m/s, au
plus près des dernières mesures qui
ont conclu une longue aventure scientifique : trois siècles d’observations et
d’expériences qui valaient bien une
célébration dans le cadre de l’année
mondiale de la Physique. Telle était l’origine du projet «c à Paris» combinant
une exposition à l’Observatoire et une
reconstitution, avec les techniques
d’aujourd’hui, de la méthode de Fizeau.
Support de cette expérience réalisée
à l’automne 2005, un faisceau laser
de couleur verte était tendu, pour le
spectacle, entre deux sites remarquables de Paris : l’Observatoire et la
butte Montmartre.
Un peu d’histoire
De Galilée à Arago
De l’Antiquité au XVIIe siècle, la
majorité des penseurs admettait que
la lumière se propage instantanément. Mettant en doute cette opinion, Galilée a essayé de mesurer la
50
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
vitesse de la lumière. Deux opérateurs munis chacun d’une lanterne
étaient placés à une assez grande distance l’un de l’autre et faisaient de
nuit l’expérience suivante : le premier découvre sa lanterne en déclenchant une horloge, le second découvre
la sienne dès qu’il aperçoit le signal
lumineux et le premier arrête son
horloge dès qu’il voit le signal. Il est
ainsi théoriquement possible d’apprécier le temps d’aller et retour de
la lumière. En pratique ce fut un
fiasco. Les temps mesurés, indépendants de la distance entre les hommes,
étaient leurs temps de réaction.
Le mérite d’avoir prouvé que la
vitesse de la lumière n’est pas infinie
revient à Jean-Dominique Cassini
(1625-1712), le responsable de
l’Observatoire de Paris, et à Olaüs
Roemer (1644-1710), un Danois qui
travaillait à l’Observatoire. Ayant établi des éphémérides moyennes des
satellites de Jupiter, ils constatèrent
1. Université Pierre et Marie Curie (Paris VI).
2. Observatoire de Paris.
que les occultations par la planète du
premier satellite, Io, paraissaient en
retard par rapport à leurs tables lorsque
la Terre était très éloignée de Jupiter,
et en avance lorsqu’elle en était proche.
Ils comprirent que la lumière mettait
plus longtemps à nous parvenir dans
le premier cas. Cette explication capitale, qui date de 1676, fut acceptée
par Huygens, Newton et d’autres.
Cassini et Roemer ne donnèrent
pas de valeur numérique. Mais
Christiaan Huygens (1629-1695),
qui à l’époque, se trouvait aussi à
l’Observatoire de Paris, fit un calcul
reproduit dans son Traité de la lumière
de 1690. Il affirma ainsi que « la vitesse
Figure 1
a
) de l’expérience de Fizeau (1849)
de la lumière est plus de 600 000 fois
plus grande que celle du son » (en fait
660000 fois avec ses données). Évidemment la précision était médiocre,
le résultat étant trop faible de plus
de 20%.
Une autre évaluation vint de la
découverte de l’aberration : toutes les
étoiles effectuent un mouvement apparent annuel, observé dès le XVIIe siècle
par plusieurs astronomes, notamment
sur l’étoile Polaire.
Ne comprenant pas la cause de cet
effet, Cassini le qualifia d’aberrant. Le
nom est resté.
En 1727, l’Anglais James Bradley
(1693-1762) a expliqué pour la première fois ce phénomène qu’il avait
suivi avec beaucoup de soin sur plusieurs étoiles : la vitesse de la lumière
se compose avec celle de la Terre sur
son orbite, comme la vitesse de chute
de la pluie se compose avec celle d’un
véhicule.
Si l’on connaît la vitesse de la Terre
(environ 30 km/s), la vitesse de la
lumière se déduit de la mesure de la
déviation maximale d’une étoile par
rapport à sa position moyenne. La
valeur calculée ainsi par Bradley était
meilleure que celle de Roemer et
Huygens.
Récapitulant les résultats obtenus
jusqu’au début du XIXe siècle, François
Arago (1803) (1786-1853) annonça
dans son Astronomie populaire une
vitesse de 308 300 kilomètres par
seconde. Cet ouvrage posthume étant
basé sur des cours donnés de 1813
à 1846, il est difficile de savoir à quelle
date il a estimé cette vitesse.
b
) de sa reconstitution en 2005
Le temps des physiciens
C’est en France, sous l’impulsion
d’Arago, que les premières expériences furent conçues et réalisées
par Hippolyte-Louis Fizeau (18191896) et Léon Foucault (1819-1868),
deux physiciens plus ou moins autodidactes. Ayant en tête une valeur
approchée de la vitesse de la lumière
dans l’espace interplanétaire et la
méthode préconisée par Galilée, ils
ne partaient pas de zéro.
Pour son expérience de juillet 1849,
Fizeau adapta l’idée de Galilée. L’aller
et retour le long d’une base de longueur connue se faisait entre une station d’émission-réception implantée
à Suresnes et un miroir de renvoi disposé à Montmartre au foyer d’une
lunette collimatrice (figure 1). La distance était de 8 633 m, déterminée
par triangulation. La source était un
morceau de craie chauffé à blanc par
la flamme d’un chalumeau oxhydrique (lumière de Drummond ou
« limelight »). Avec l’aide du célèbre
constructeur d’instruments de précision Gustave Froment (1835), Fizeau
avait mis au point un système de roue
dentée en rotation rapide (figure 2)
qui provoquait, à l’émission, des
occultations périodiques du faisceau
lumineux. Une porte s’ouvre et se
ferme ainsi périodiquement. Pour
une période quelconque, la lumière
trouve au retour une porte entrouverte et un observateur, en raison de
la persistance des images sur la rétine,
voit une lueur continue. Si le temps
d’ouverture, et d’occultation, correspond exactement à la durée du
trajet aller et retour, l’observateur ne
voit rien.
Le résultat, 315 000 km/s, était
assez éloigné de la valeur déduite des
observations de Bradley sur l’aberration des étoiles fixes. La plus grande
source d’erreur venait de la difficulté
de connaître la vitesse de rotation de
la roue.
Alors que Fizeau n’avait pas poursuivi sa tentative au-delà de quelques
essais, Alfred Cornu (1860) (18411902) répéta un quart de siècle plus
tard la même expérience en se proposant de faire des mesures précises.
Entre-temps Foucault avait utilisé la
méthode du miroir tournant qui permet de réduire la base à quelques
mètres. D’abord, chez lui en 1850,
il avait montré que la lumière va plus
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
51
Kerr. De nouvelles réalisations de
l’expérience de Fizeau ont été ainsi
menées à bien de 1925 à 1950. La
détection des signaux ne se faisait plus
à l’œil dont la réponse est trop lente
mais avec des cellules photoélectriques.
La précision était très supérieure à
celle de la roue dentée. En 1950, le
Suédois E. Bergstrand annonçait
299796,1 ± 0,3 km/s.
© J.L. BOBIN
Figure 2
L’exposition
Figure 3
Station d’émission-réception installée par Cornu sur la terrasse de l’Observatoire d’où il visait la
tour de Montlhéry.
vite dans l’air que dans l’eau ce qui
tranchait en faveur d’une nature ondulatoire et non corpusculaire. Ensuite,
en 1862 à l’Observatoire de Paris, il
avait trouvé 298000 km/s à 1000 km/s
près.
Cornu critiquait ce résultat, trop
éloigné à son gré des valeurs annoncées par Arago et par Fizeau. Au surplus, Foucault n’avait pas tenu compte
d’éventuels effets d’entraînement de la
lumière par le mouvement du miroir.
Cornu apporta diverses améliorations au montage de Fizeau. Un mécanisme d’horlogerie servait à contrôler une vitesse angulaire bien connue
grâce à un compte-tours électrique.
Ses mesures effectuées en 1872 sur
une distance de 10310 m entre l’École
polytechnique et le mont Valérien
52
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
(toujours Suresnes !), puis en 1874
sur 23 km entre l’Observatoire de
Paris et la tour de Montlhéry (figure 3)
ont donné pour valeurs de c : 298500
et 300030 km/s (± 1000 km/s.) respectivement, après correction de l’effet ralentisseur de l’indice de réfraction de l’air. Ce résultat confirmait
celui de Foucault.
Une dernière mise en œuvre de la
roue dentée eut lieu en 1902 sous la
direction d’Henri Perrotin (18451904) le long de diverses bases dont
une de 46 kilomètres entre l’observatoire de Nice et le mont Vinaigre
dans l’Estérel. La valeur trouvée est
de 299880 ± 84 km/s.
La méthode des occultations eut
une seconde vie grâce à l’invention
des obturateurs ultrarapides à effet
Figure 4
© OBSERVATOIRE DE PARIS
Détail de la roue dentée de Fizeau : copie d’époque, conservée à l’École polytechnique. La roue
dentée originelle de Fizeau et son mécanisme ont été perdus. La roue dentée, de 12 cm de diamètre,
porte une couronne de 720 dents, chacune occupant 0,26 mm de la circonférence : de l’usinage
au centième de mm !
Les collections de l’Observatoire
de Paris sont riches de pièces historiques. La reconstitution de l’expérience de Fizeau était l’occasion de
mettre en valeur des documents et
des instruments qui se rapportent aux
observations et aux expériences
conduites autrefois en ce haut lieu de
la mesure de la vitesse de la lumière.
L’exposition faisait ainsi la part belle
aux astronomes Cassini et Roemer,
ainsi qu’aux physiciens Foucault et
Cornu.
Des vitrines incorporées à de grands
panneaux explicatifs étaient consacrées à leurs appareils : lentilles taillées
à Rome au XVIIe siècle, miroir tournant de Foucault avec sa turbine
(figure 4), roues dentées de Cornu,
régulateur de vitesse fabriqué par les
établissements Breguet.
Contrairement à la roue dentée
originelle, les notes et les manuscrits
de Fizeau ont été conservés. La ville
de Suresnes avait prêté les feuilles sur
En vitrine, les instruments utilisés par Foucault
pour sa mesure de la vitesse de la lumière :
héliostat, horloge, monture du miroir tournant
avec sa turbine, miroirs.
lesquelles Fizeau avait consigné ses
résultats et effectué quelques calculs
(entièrement à la main, sans même
une table de logarithmes!).
L’exposition comportait des
démonstrations qualitatives des expériences de Fizeau et de Foucault.
Celle de Fizeau avait été miniaturisée
en 2004 par des lycéens de la banlieue
de Caen pour concourir aux
Olympiades de Physique. C’était en
réduction, l’expérience déployée audessus de Paris. Le faisceau laser revenait près de sa source après un trajet dans les hauteurs de la salle Cassini.
L’expérience de Foucault, modernisée par des physiciens de l’université Denis Diderot (Paris 7), avait
auparavant fonctionné à l’Espace des
Sciences de l’École de Physique et
Chimie (ESPCI).
La partie nord de la salle Cassini,
de forme octogonale, était réservée
à l’histoire des mesures des distances
terrestres : de la triangulation au GPS
et au télémètre laser. La triangulation, aujourd’hui complètement dépassée, a joué un rôle capital dans la
détermination de la figure de la Terre
et dans le calcul précis des distances
dont, de Fizeau à Michelson, on eut
besoin pour déterminer la vitesse de
la lumière.
Des panneaux présentaient les
cartes des deux triangulations de la
France : la première ayant servi, dans
les années 1790, à la définition du
mètre, la seconde, effectuée jusqu’au
milieu du XIXe siècle, pour dresser la
carte d’état-major au 1/80000. Dans
les deux cas, la base avait été mesurée en utilisant les «règles de Borda».
Celles-ci au nombre de quatre, conservées à l’Observatoire, étaient montrées pour la première fois au public.
La reconstitution
Elle a été réalisée dans le cadre
d’une collaboration entre l’Observatoire
de Paris et l’université Pierre et Marie
Curie (laboratoire Kastler-Brossel,
commun avec l’École normale supérieure). Des étudiants de la licence de
physique et des élèves ingénieurs
(Polytechnique et Institut polytechnique de Paris VI), tous volontaires,
y ont participé activement.
L’Observatoire avait mis à disposition
un local situé sur les toits et ouvrant
vers le Nord. À Montmartre, le réflecteur, un simple coin de cube, avait été
installé sur une terrasse. Le faisceau
laser suivait un trajet assez voisin du
méridien de Paris, matérialisé au sol de
la capitale par les médaillons Arago. La
distance entre les deux stations est de
5560 m (à moins d’un mètre près),
résultat d’une triangulation effectuée
par des élèves de l’École nationale des
sciences géographiques et contrôlée
par des points GPS.
Dispositif expérimental
Le schéma général de l’expérience
est présenté sur la figure 1b. Le laser
YAG pompé par diode et doublé en
fréquence, émet un faisceau continu
d’une puissance de 5 watts. Le long de
son trajet optique, le faisceau est focalisé pour passer par l’orifice d’un
modulateur acousto-optique, dispositif largement répandu de nos jours
dans les laboratoires de physique.
Basé sur la diffraction de la lumière
par des ondes stationnaires ultrasonores dans un quartz piézoélectrique,
il permet de commander dans de
bonnes conditions l’occultation du
faisceau qui retrouve ensuite sa divergence naturelle (inférieure au milliradian) et traverse tel quel, par des
trous percés suivant leur axe, deux
lentilles qui précèdent le miroir de
sortie orientable.
Le diamètre du faisceau, de l’ordre
du millimètre au départ, dépasse
3 mètres à Montmartre où le coin de
cube présente la section efficace d’un
triangle équilatéral de 7,5 cm de côté.
Il renvoie vers la source moins du dix
millième de la puissance incidente.
Au retour à l’Observatoire, le diamètre
est d’environ 30 cm. La lentille collectrice a un diamètre de 50 millimètres. On perd ainsi beaucoup de
lumière. Mais la divergence du faisceau
a été imposée par des impératifs de
sécurité. Lancer un faisceau laser audessus de Paris est soumis à l’autorisation de la Préfecture de Police, accordée à condition de respecter un certain
nombre de contraintes. La divergence
garantissait l’innocuité du rayonne-
ment sur la plus grande partie du trajet. Heureuse compensation, la divergence rendait la visée plus facile. Mieux
vaut un faisceau large pour atteindre
une cible de taille réduite, le coin de
cube, située à plus de 5 mètres audessus d’un petit pan de mur blanc
repéré au moyen d’une lunette, authentiquement historique, empruntée aux
collections de l’Observatoire. Lors des
essais, le coin de cube fut atteint
presque du premier coup.
La détection du signal de retour
était effectuée par une photodiode
suffisamment sensible au niveau
escompté de 10 microwatts. En faisant varier la fréquence d’occultation
appliquée au modulateur acoustooptique, l’opérateur détectait l’apparition et la disparition du signal de
retour superposé à un signal témoin
du créneau de tension délivré par le
générateur. Le temps de montée du
modulateur étant de l’ordre de 100 ns.,
il s’est avéré difficile de déterminer à
mieux que 10 hertz près la fréquence
correspondant à l’extinction pour un
aller et retour et dont la valeur théorique était de 13476 hertz.
Résultats
Pendant les mois d’octobre et
novembre 2005, à part quelques jours
de brume ou de pluie, le temps était
raisonnablement clair en début de
soirée. Un certain nombre de mesures
ont pu être effectuées dont les résultats sont groupés autour de
299 750 km/s. La principale cause
d’incertitude vient de l’ajustement de
la fréquence d’occultation, l’extinction totale étant délicate à apprécier
avec des signaux de retour «herbeux».
La moyenne des différentes mesures,
pondérée par les marges d’erreur,
fournit 299 760 ± 30 km/s pour la
vitesse de la lumière dans l’air de Paris.
Faute d’une sensibilité et d’une reproductibilité suffisante, il n’a pas été
possible de mettre en évidence des
variations dues à la modification de la
composition ou de la température de
l’atmosphère.
En corrigeant de l’indice de l’air
(1,000275), on arriverait, pour la
vitesse de la lumière dans le vide, à
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
53
299 840 km/s ± 30 km/s (1,6 écart
probable par rapport à la valeur canonique). Le résultat de ce petit calcul
n’a d’autre intérêt que de situer, visà-vis des expériences anciennes, la
performance réalisée dans le cadre de
cette reconstitution (tableau I).
Conclusion
Pour autant que ses promoteurs
puissent en juger, «c à Paris» a été
une réussite auprès d’un public sensibilisé à la culture scientifique, venu
en nombre visiter l’exposition et,
pour les plus chanceux, assister au
spectacle du faisceau laser lancé au-
© N. TREPS
Figure 5
Tableau 1
Erreur annoncée
km/s
Année
Porte périodique
Mesure
km/s
H. FIZEAU
1849
Roue dentée
315 300
A. CORNU
1872
Roue dentée
298 500
± 1 000
A. CORNU
1874
Roue dentée
300 030
± 1 000
H. PERROTIN
1902
Roue dentée
299 880
± 84
E. BERGSTRAND
1950
Cellule de Kerr
299 796
± 0.3
RECONSTITUTION
2005
Modulateur acousto-optique
299 840
± 30
dessus de Paris depuis la terrasse de
l’Observatoire, sur fond de lumières
de la ville (figure 5). L’impact sur un
public plus vaste est difficile à évaluer.
Les médias ont bien relayé l’opéra-
tion. Le «rayon vert» a intrigué les
noctambules parcourant Montmartre
ou d’autres lieux stratégiques.
Mais dans l’opinion, la physique a
mauvaise presse. Elle est jugée inaccessible au profane, peu attrayante
pour la plupart de ceux qui subissent
son enseignement, et dangereuse dans
ses applications. La mise en valeur
d’une expérience historique, dans un
autre contexte que tristement scolaire,
était une des nombreuses manifestations de l’Année mondiale de la
Physique. Aura-t-elle contribué à
redresser une fâcheuse image de marque
et à donner de nouveau de l’attrait
aux sciences réputées dures?
n
1. Université Pierre et Marie Curie (Paris VI).
2. Observatoire de Paris.
Bibliographie
n J. L. BOBIN, Quelle est la vraie vitesse de la
lumière ? Le pommier, (2004).
n J. L. BOBIN, La mesure de la vitesse de la
lumière, les physiciens à l’ouvrage, L’astronomie,
vol. 119, septembre 2005.
n Collectif, Roemer et la vitesse de la lumière,
Table ronde du CNRS, 16 et 17 juin 1976,
Vrin, « Histoire des sciences » (1978).
n Collectif, Comment a-t-on réussi à mesurer la vitesse de la lumière? Cahiers de Science
et Vie, n° 25 (1995).
n F. X. DULAC, La vitesse de la lumière, une
recherche millénaire,
http://www.polytechnique.fr/eleves/binet/
xpassion/article.php?id≈2
n J. LEQUEUX, Nature et vitesse de la lumière,
de Roemer à Fresnel, L’astronomie, vol. 119,
septembre 2005.
n Pour plus de détails sur l’expérience et l’exposition consulter les sites :
http://vo.obspm.fr/exposition/lumiere2005/
tir.html
http://www2.upmc.fr/AMP2005/index.htm
http://seraphin.levain.free.fr/
http://sabthiery.free.fr/lumière
Le rayon vert sur Paris.
54
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
FORUM SOCIAL
L’envers du décor
Vivre une société pluriethnique
dans un collège en ZEP à Paris
Sous le couvert de l’association AGIR, nous sommes sept retraités
qui passons chaque semaine une ou deux heures dans un collège
du XIXe arrondissement, pour accompagner des élèves en difficulté.
En liaison avec les enseignants, nous les aidons en français, en maths
et parfois en anglais. Sur un effectif de l’ordre de 500 élèves,
plus de 85 % sont issus de familles immigrées en provenance d’Afrique,
du Maghreb, d’Asie ou des pays de l’Est. Compte tenu des incidents
en milieu scolaire dont les médias se font souvent l’écho, il m’a paru
intéressant de rendre compte du fonctionnement de ce collège à la vie
duquel nous sommes associés.
Le collège et son projet
Comme tous les collèges de l’Éducation nationale, celui-ci a élaboré un
projet d’établissement où il se donne
pour objectifs la réussite de tous les
élèves et leur acheminement vers les
filières du second cycle. Un certain
nombre arrive en 6e qui ne maîtrisent pas les connaissances de base
dispensées dans l’école primaire, aussi
la direction a-t-elle mis en place un
Programme personnalisé de réussite
éducative (PPRE) pour mettre à niveau
les élèves en difficulté, et un Atelier français-mathématiques (AFM6) pour renforcer les élèves moyens. De notre
côté, avec les membres d’autres associations, nous assurons l’accompagnement individuel d’élèves en grande
difficulté que nous désignent leurs
professeurs.
Mais au-delà de ces aides à l’enseignement, le collège s’est donné les
moyens de maintenir une ambiance
favorable aux études. À cause de la
diversité des ethnies et des cultures,
et aussi du déracinement que pro-
voque l’immigration, les méthodes
d’éducation varient suivant les familles.
Les différences portent sur la relation à autrui et notamment sur ce
que nous appelons la civilité. Dans
ces domaines, le collège a défini des
règles qui, s’appliquant à tous, couvrent tous les aspects de la vie en
commun dans l’établissement. Ces
règles ont été largement affichées et
diffusées, tant auprès des élèves et
que de leurs parents. Le collège étant
classé en ZEP, trois conseillers principaux d’éducation (CPE) lui sont
affectés et il a directement recruté
dix assistants, dont sept avec le statut d’assistants d’éducation (AED) et
trois titulaires de contrats d’aide à
l’emploi.
L’application des règles
de la vie scolaire
Aux CPE aidés par les assistants
revient la responsabilité d’assurer la fonction vie scolaire, dont les objectifs
sont la gestion, la sécurité et la prise
en charge éducative des élèves quand,
présents dans l’établissement, ils ne
sont pas en classe. Cela comporte le
contrôle des arrivées et la gestion des
retards. La règle impose à chaque élève
d’avoir sur lui le carnet de liaison avec
sa famille, qui tient lieu de passeport
dans l’établissement et qu’il doit présenter à l’entrée comme à la sortie.
Les retardataires passent dans le bureau
de la CPE qui est situé dans le hall
d’entrée. Celle-ci mentionne le retard
sur leur carnet; ceux qui arrivent plus
de dix minutes après l’heure sont
envoyés en permanence jusqu’à la fin
de la première classe.
Dans le courant de la journée,
toutes les péripéties de la vie scolaire,
problèmes ou incidents, aboutissent
aux bureaux des CPE : après les retardataires, ce sont les élèves exclus d’un
cours, ceux que les assistants ont surpris traînant dans les couloirs, ceux qui
ont des comportements violents pendant la récréation, et tous ceux qui
ont besoin d’une aide, d’une autorisation, d’une dérogation, d’un certificat… Chaque affaire est instruite en
liaison avec les professeurs, les parents
et parfois l’infirmière ou l’assistante
sociale. Il arrive en effet qu’un incident révèle un problème qui ne relève
pas seulement d’une atteinte au règlement. Les assistants sont partout présents dans les espaces communs, le
hall d’entrée, les couloirs et la cour
de récréation ; ils sont les gardiens
des règles de la vie commune. La porte
des bureaux des CPE est ouverte; leur
relation avec les élèves est «une prise
en charge éducative » 1, une formation au vivre ensemble.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
55
Un des ressorts de leur action est
le contact avec les parents. Beaucoup
n’osent pas aborder les enseignants
et la fédération des parents d’élèves
rencontre de grandes difficultés pour
les mobiliser. Dans le courant de la
journée, les CPE les appellent, pour
une absence, un incident ou une
démarche. Ils connaissent les élèves
depuis leur arrivée au collège et parfois ils ont aussi connu le grand frère
ou la grande sœur qui sont passés par
le collège. Cela leur permet d’entretenir une relation avec les parents,
lesquels à leur tour n’hésitent pas à
appeler ou à venir voir les CPE au
collège.
Les sanctions qui pénalisent
les atteintes aux règles
de la vie scolaire
Comme dans tous les collèges, les
sanctions s’échelonnent de la retenue
jusqu’au passage en conseil de discipline. La réunion du conseil de discipline s’entoure d’une grande solennité : l’élève comparaît en présence
de ses parents et de représentants des
élèves. La décision peut aller jusqu’à
l’exclusion définitive. Dans le cas du
collège, il y a eu trois réunions depuis
le début de l’année, au cours desquelles deux exclusions ont été prononcées. Il revient au rectorat de proposer un autre établissement à ceux
d’âge scolaire. L’un d’eux, qui avait
insulté la CPE, a été affecté dans un
collège du Ve arrondissement où,
semble-t-il isolé de ses compagnons
d’indiscipline, il se comporte normalement. L’autre, dont la comparution est plus récente, attend la désignation par le rectorat d’un collège
qui l’accueille.
Un collège de relégation
ou un collège qui anticipe
l’avenir ?
Tous ceux qui vivent en région
parisienne savent à quel point ses
habitants sont confrontés à la diversité des ethnies et des cultures, aussi
m’a-t-il paru intéressant de regarder
comment s’y prenait ce collège pour
56
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
scolariser ensemble des adolescents
issus de cette diversité. La qualité de
la direction et le professionnalisme
des enseignants sont évidemment des
conditions nécessaires sur lesquelles
il faudrait écrire un autre article. J’ai
ici fait le choix de souligner le rôle
que jouent les CPE et leurs assistants
en assurant l’encadrement de la vie
scolaire tout en entretenant les contacts
avec les familles.
Comme tous les collèges, celui-ci
rencontre des difficultés et affronte
des problèmes. En tant qu’accompagnants, nous rencontrons des élèves
qui ont de gros retards en français,
en maths ou en anglais, et dont certains manifestent une grande réticence
à l’apprentissage scolaire. Cependant
le collège maintient une exigence
d’excellence qui lui permet d’envoyer
chaque année une proportion notable
d’élèves dans les filières les plus sélectives des lycées. La faible proportion
d’élèves d’origine hexagonale permet
de penser que beaucoup de parents ont
craint une contagion de l’échec pour
leurs enfants. Je témoigne du fait que
le collège maîtrise cette contagion et
je ne peux m’empêcher de penser que,
dans l’exercice de sa fonction éducative, il apporte en plus aux élèves une
ouverture sur le monde qu’on ne
trouve pas dans d’autres établissements.
n
Jacques Denantes (49)
1. J’emprunte cette expression à François DUBET
qui, dans « L’école des chances » (La république
des idées, Seuil, 2004) a réfléchi sur l’importance
de cette prise en charge dans laquelle il voit justement une éducation à la citoyenneté.
VIE DE L’ÉCOLE
10e Trophée Voile X-HEC
les 26 et 27 mai 2007
A
PRÈS LE FRANC SUCCÈS rencon-
tré par le 9e Trophée Voile
X-HEC l’an passé, nous vous
attendons nombreux pour sa dixième
édition sur les pontons de Bénodet
(Finistère) pour défendre les couleurs
de notre École face à celles d’HEC!
Ouvert à l’ensemble des diplômés
et étudiants de l’École polytechnique
et d’HEC, le Trophée est l’occasion de
retrouver ou de rencontrer une communauté de passionnés de voile, et
bien sûr de faire la connaissance des
étudiants en cours de scolarité.
Il aura lieu le temps d’un weekend de régates amicales, ouvertes aux
navigateurs novices aussi bien qu’aux
confirmés, sur une flotte de Grand
Surprise. La régate est placée sous le
haut patronage du Yacht-Club de
France, et sera soutenue par le YachtClub de l’Odet et de nombreuses entreprises partenaires, représentées par
leurs cadres.
Parmi les temps forts annoncés de
cette dixième édition figure le très
apprécié dîner «les pieds dans l’eau»,
le samedi soir sur le port de Bénodet,
en plus bien sûr, des sorties en mer
et de la remise des prix aux équipages
vainqueurs.
Réservez déjà votre week-end des 26
et 27 mai 2007 pour le 10e Trophée
Voiles X-HEC!
Pour tout renseignement
et inscription :
www.xhec.org
Deux bicornes autour
du monde !
Une question d’intérêt général, un défi, des rencontres, un partage
citoyen : les mots clés du Tour des Énergies de Prométhée. Pallier la
rareté croissante des énergies fossiles et lutter contre le réchauffement
climatique sont les grands défis du secteur de l’énergie. Deux Xettes
2001, Blandine Antoine et Élodie Renaud, partent sept mois à la
rencontre des acteurs d’innovations technologiques, sociétales,
politiques ou financières mises en œuvre dans ce secteur. Par la
présentation de ces initiatives, elles espèrent participer à une meilleure
diffusion des connaissances scientifiques sur cette problématique et
répandre l’idée que beaucoup peut être fait pour répondre à ces défis.
C
en
2005 de la Charte pour l’environnement, pacte écologique de la Fondation Hulot, publication du quatrième rapport du premier
groupe de travail du GIEC début
février 2007, débat pour la mise en
place d’une organisation mondiale
pour l’environnement… l’attention à
donner à l’environnement fait aujourd’hui consensus.
ONSTITUTIONNALISATION
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
57
Au cœur de la question environnementale, le secteur de l’énergie.
Alors que la disponibilité et l’exploitation des ressources énergétiques ont
permis le développement de nos civilisations, sociétés, et niveaux de vie,
le réchauffement climatique et la rareté
croissante des énergies fossiles nous
mettent face aux limites de l’usage
que nous en avons fait et nous interpellent pour modifier à temps notre
trajectoire technologique et comportementale.
Que des pays comme le Japon trouvent dans ces contraintes des motivations à un développement technologique accru 1 leur ouvrant la course
vers les marchés technologiques de
demain, ou que d’autres comme la
Suède décident de relever le défi
menant à une économie complètement indépendante des énergies fossiles, devrait inciter nos concitoyens
à ne pas rater ce train, à l’heure où
brevets et standards se déposent à
tour de bras chez les concurrents de
l’Union européenne.
La progression du secteur énergétique et de notre société vers le
développement durable, ainsi que le
changement de modes de vie qu’elle
nécessitera, passent par la compréhension individuelle des conséquences
et solutions en jeu, l’acceptation de
la nécessité du changement et enfin,
l’appropriation de mesures décidées
en commun.
La compréhension scientifique des
enjeux qui dépasse les clichés sommaires voire idéologiques (l’éolien fait
du bruit, le solaire est trop cher, l’hydrogène ne marche pas, il n’y a plus de
pétrole…) et l’exemple de réalisations
prouvées sont deux catalyseurs qui
permettraient d’accélérer la multiplication d’initiatives en France. C’est
autour de ces convictions qu’un groupe
de jeunes ingénieurs a créé en juin 2006
l’Association loi 1901 Prométhée. Un
nom de Titan pour une ambition
humaine? Nous croyons en effet que
tous sont avant tout de nombreux «chacuns», aptes à porter le flambeau d’un
Prométhée refusant l’ombre dans laquelle
il pourrait être plus aisé de se réfugier.
58
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Le tour des énergies en bref
Budget : 63 000 €.
Sept mois de voyage : février-août 2007.
Site Internet : www.promethee-energie.org
Prix et concours
• Bourse tremplin 2006 (McKinsey & cie).
• Premier prix ex aequo « Initiatives pour
le Développement durable» section culture
et communication (Fondation BMW).
• Programme européen jeunesse (Commission européenne).
• Défi jeunes (Dispositif national du
ministère de la Jeunesse et des Sports).
Partenaires
Total, l’Association «Reporters d’espoirs»,
le magazine Énergie et Développement
durable, l’Agence française de développement, la ville de Rueil-Malmaison, l’École
des pétroles et moteurs, l’IGN, l’AX, l’Association des anciens élèves de l’École
Sainte-Geneviève, le Lions Club
International…
« Le Tour des Énergies », notre
premier projet, se veut un recensement d’innovations (technologiques
certes, mais aussi financières ou politiques) et de bonnes pratiques énergétiques à travers le monde, embrassant autant les différents modes de
production de l’énergie (sans se restreindre aux énergies renouvelables),
que les améliorations qui peuvent être
apportées aux moyens d’en faire usage.
Suite à nos rencontres avec ces
acteurs, nous proposons des comptes
rendus de nos entretiens sous forme
d’articles. Ceux-ci sont publiés régulièrement sur notre site Internet.
Prométhée a par ailleurs obtenu le
label de l’Association reporters d’espoirs (www.reportersdespoirs.org)
dans l’objectif de contribuer à son
agence de presse, et collabore ponctuellement avec la presse régionale et
nationale. Enfin, un ouvrage d’analyse-témoignage sera édité au retour
des voyageuses.
Le deuxième pilier du «Tour des
Énergies» est un partenariat pédagogique monté avec une association
d’entraide scolaire et 7 classes de CM1CM2, choisies pour leur diversité
sociogéographique (région parisienne,
école identifiée comme alimentant un
collège de ZEP, zone rurale, DOM).
Avec l’aide de jeunes ingénieurs
et des professeurs des écoles qui l’utiliseront, un livret scientifique sur les
technologies énergétiques d’environ
45 pages a été rédigé. Regroupées en
sept thèmes introduits par de courtes
bandes dessinées (réalisées par Matthieu
Warnier, X2001 et dessinateur talentueux), des fiches à contenu scientifique et technique présentent aux
enfants quelques caractéristiques
importantes du monde de l’énergie
et de la science du climat, et leur proposent des expériences intuitives à
réaliser en classe.
L’objectif est d’améliorer ces fiches
après la période d’évaluation du
semestre février-juillet 2007. Cette
version améliorée serait proposée à
l’Éducation nationale afin de rentrer
dans le cadre de l’introduction récente
(2004) d’une « Éducation à l’environnement et au développement
durable» dans le programme du cycle 3
du primaire.
Notre partenariat avec les écoles
comprend aussi le suivi du voyage et
un grand jeu virtuel intitulé «la chasse
au gaspi» qui met en relation les différentes classes, et fond le difficile
contenu scientifique dans un dépaysement géographique attrayant.
L’AX s’est associée à leur projet de
communication – une sélection des
projets rencontrés au fil des aventures
d’Élodie et Blandine sera donc présentée dans les numéros de La Jaune
et la Rouge.
n
1. Top Runner Program, au nom duquel deux
entreprises japonaises visent pour 2010 la production de semi-conducteurs 100 000 fois plus
efficaces.
IN MEMORIAM
François Teissier du Cros (24),
1905-2006
F
RANÇOIS TEISSIER DU CROS s’est
éteint dans sa cent deuxième
année, parmi ses proches au
pays de ses ancêtres et il repose aujourd’hui dans le cimetière familial à
Mandiargues (Saint-Hippolyte-duFort, dans le Gard).
Pour ses enfants et ses amis, il est
inséparable de son épouse Janet, à
laquelle il a survécu seize ans : elle,
musicienne, lui, scientifique ; elle,
s’enthousiasmant, lui, atteignant difficilement des convictions : une complémentarité idéale existait entre eux. À
vrai dire, François a été très tôt habité
par une vocation de chercheur scientifique, longtemps contrariée par les
circonstances auxquelles il s’est plié avec
un sens du devoir tout polytechnicien. Il était un Européen convaincu,
lisait et écrivait indifféremment en
français, en anglais et en allemand;
ses belles-sœurs et beaux-frères venaient
de tous les horizons. En amitié, il
accordait moins d’importance aux traditions et aux mérites qu’aux ingrédients
fondateurs de liens, ceux du cœur
comme ceux de l’esprit, au risque de
passer pour peu sociable.
François Teissier du Cros est né
le 22 octobre 1905. Son père Henri faisait partie de la promotion 1899 et
un de ses grands oncles, Jacques, de
la deuxième promotion de notre École.
Les Teissier du Cros furent des filateurs
pendant plusieurs générations, à
Valleraugue au cœur des Cévennes, à
l’apogée de l’industrie de la soie.
François fit ses études au lycée
Janson de Sailly à Paris jusqu’à son
admission à l’X en 1924. Sorti dans le
corps des Ponts et Chaussées, il fit
son service militaire en Rhénanie occupée. Il s’y passionna pour l’avenir de
l’Europe mais il était, hélas, en avance
sur son époque.
Son premier poste comme ingénieur des Ponts fut Thionville,
entre 1929 et 1934. Il épousa en 1930
Jeannette Grierson, fille d’un professeur de littérature anglaise, doyen de
l’université d’Édimbourg. Il dirigea
les travaux neufs au port de Marseille
entre 1934 et 1938.
En dehors de son métier, François
était passionné par la physique quantique et avait, encore élève aux Ponts
et Chaussées, produit un article dans
les Annales des Ponts et Chaussées. Il
devint correspondant de Max Born,
cofondateur de la mécanique quantique
et spécialiste de la physique des solides.
En 1938, François se mit en disponibilité de son Corps (la botte
Recherche n’existait pas alors !) et,
accueilli par sa belle-famille, il passa
une année auprès de Max Born, fraîchement échappé d’Allemagne nazie
et professeur à Édimbourg. L’équipe
de celui-ci entamait des recherches
qui constituaient le germe du futur
projet Manhattan, lequel allait aboutir en 1945 à l’arme et l’énergie
nucléaires (unclear energy commentaient-ils entre eux).
En 1939 François a été interrompu
par la déclaration de guerre. Il fut
mobilisé dans une unité du Génie qui
se retrouva au complet à Toulouse à
l’issue de la débâcle… à l’exception
du lieutenant Teissier du Cros, attardé
dans la tentative de convoyage de
six péniches chargées d’essence, et
qui fut ainsi fait prisonnier au bord
de la Loire.
Avec l’armistice, les Allemands le
renvoyèrent en France où ils l’assignèrent au Secrétariat des Communications, en charge des études pour la
reconstruction des quatre mille ponts
détruits… En 1943, libéré des obligations et des contrôles que lui imposait la Wehrmacht, il proposa ses services au BCRA, qui le mit en attente.
Il put toutefois faire deux missions
ponctuelles pour la Résistance, dans
la région de Meaux. Pendant ce temps,
son épouse, qu’il croyait avoir mis à
l’abri avec leurs trois premiers enfants
dans les Cévennes, faisait un travail efficace et dangereux dans les réseaux
de cette région.
Entre 1943 et 1947, François fut
chargé des études d’avant-projet d’une
autoroute Paris-Lille.
En 1947, détaché de son Corps,
il devint maître de conférence d’analyse à l’X. Mais ce n’est qu’en 1957
qu’il put mettre en accord son activité professionnelle et sa vocation
pour la recherche, en entrant, à l’X,
au Laboratoire de physique de Léauté
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
59
(1902) à qui Vignal (1916) succéda.
Son premier travail fut sur la «photoconductibilité du sulfure de cadmium ». Par la suite, il dirigea une
équipe vouée à des recherches sur
les lasers sous contrat de la DRME.
De bonnes thèses sortirent de ce labo.
Ainsi, Orszag (53) mesura-t-il à 30 cm
près la distance de la Terre à la Lune,
grâce à un miroir mis en place par
la Nasa.
À la veille de sa retraite, François
publia dans les Annals of Physics un
article sur les ondes gravitationnelles,
qui concluait que leur production,
rendue possible par des vibrateurs
électromagnétiques, aurait un rendement si faible qu’elles ne seraient pas
exploitables. (Aujourd’hui, des moyens
énormes sont mis en œuvre à l’échelle
internationale pour seulement les
détecter). Cet article lui valut d’être
coopté comme membre de l’Académie
des sciences de New York.
En 1973, François prit sa retraite
et alors commença pour lui une grande
aventure intellectuelle. Maintenant
une relation amicale avec le Laboratoire
d’optique appliquée de l’X (LOA),
dirigé successivement par Orszag (53),
Antonetti, Madame Hulin et aujour-
60
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
d’hui Mourou, il fréquenta assidûment la Bibliothèque et les autres ressources scientifiques de l’École polytechnique. Il était fasciné par le
développement des lasers à impulsions ultracourtes (le femtoseconde!)
grâce auxquels on peut observer des
réactions ultrarapides en biologie.
Cela l’amena à s’intéresser particulièrement, dans les cinq dernières années,
aux rapports entre la physique des
particules élémentaires et les cellules
vivantes.
À l’occasion d’une fête organisée par
le professeur Mourou et son équipe
pour fêter ses cent ans, il fit une allocution dont le titre était : «Les leptons dans la cellule vivante». Les scrupules qu’il eut à rédiger le texte de
son allocution, conscient qu’il transgressait des frontières bien gardées,
(mais cent ans ne sont-ils pas l’âge de
la liberté absolue ?) l’entraînèrent,
dans les douze mois qui suivirent, à
un surcroît d’activité pour approfondir
sa réflexion. À ce jeu, il ouvrit des
pistes en nombre toujours croissant,
et son émerveillement était si grand,
que dans une dernière lettre adressée
à son frère cadet Rémi, ancien ambassadeur, peu de temps avant sa mort,
il lui écrivit ceci :
«Je suis dans un trouble intellectuel dont voici la cause. Depuis cinq ans
j’ai étudié la biologie moléculaire dans
plusieurs ouvrages d’université (qui
ne se contredisent pas). Il apparaît
que l’ADN est de même nature dans
tous les êtres vivants : végétaux, animaux, bactéries… Le nombre des
«perles » varie entre quelques millions (bactéries) à quelques milliards
(vertébrés, humains). Largeur du
ruban : 0,2 milliardième de mètre.
Que cette œuvre équilibrée, organisée
pour survivre, soit la marque de Dieu,
ne fait plus de doute pour moi. Il est
créateur puisqu’il est prouvé que n’importe quelle cellule est créatrice. Une
grande puissance se révèle dans l’infiniment petit. Et si l’on additionne les
infiniment petits dans le monde vivant,
cela nous mène loin. Qu’en penses-tu?»
Il laisse derrière lui, sur ses ultimes
travaux, des dossiers impeccablement
classés par son fils Nicolas, qui attendent l’analyse attentive de ceux qui
souhaiteraient en tirer la quintessence.
Il nous laisse surtout le souvenir émerveillé d’un esprit pénétrant, jamais
amoindri par l’âge.
n
Jérôme Pellissier-Tanon (54)
ARTS, LETTRES ET SCIENCES
Livres
La publication d’une recension n’implique en aucune façon
que La Jaune et la Rouge soit d’accord avec les idées
développées dans l’ouvrage en cause ni avec celles de
l’auteur de la recension.
Mémoires
Du Vél’ d’Hiv à la bombe H
Robert Dautray (49)
Paris – Odile Jacob 1 – 2007
Enfin on en sait un peu plus sur R. Dautray. Son nom
est connu, son visage l’est moins : même au sein du Corps
des Mines, je crois ne l’avoir vu qu’une fois, et son nom,
pourtant prestigieux, est rarement mis en avant. Pour
cause : autant il a pris plaisir à l’enseignement scientifique
de l’X, autant il s’est senti « étranger aux mœurs des cénacles »
du Corps. Et Dautray – vous le savez ou vous vous en
doutez – n’est pas un homme de dîners et « l’art de la
conversation » ne fait pas partie des arts qu’il maîtrise. Ce
qu’il a chevillé au corps en revanche, et qu’il nous fait
passer avec force et sérénité tout au long de ce remarquable témoignage, c’est l’amour de la science et le sens
aigu de l’intérêt général.
Mais revenons aux origines. Né Kouchelevitz à Paris en
1928, il échappe à la rafle du Vél’ d’Hiv le 16 juillet 1942
grâce à la fille de son concierge ; passant le reste de la
guerre avec sa mère en pays gardois, il entre premier à
l’École des Arts et Métiers en 1945. Son père, pelletier
vendant à des fourreurs, ne reviendra pas d’Auschwitz
pour connaître ce premier succès de son fils, déjà bien
au-delà de ses espérances. Dautray fait sa scolarité de
«gadz’arts», puis est mis en contact par le directeur des
Arts avec le directeur des études de l’X, l’ingénieur général Lamothe : sur les conseils de ce dernier, il fait une
taupe à Louis-le-Grand, entre second à l’X (on sent une
nuance de regret) et en sort major.
« L’apprenti scientifique » participe alors à la formidable
aventure de la physique nucléaire au CEA, celle qui a
remis l’X dans la course du développement scientifique qui
n’était plus son point fort depuis 1870. On revit, avec
Dautray, la formidable épopée de ses maîtres A. Messiah
(40), J. Horowitz (41), C. Bloch (42, disparu prématurément en 1971) et de ses collègues scientifiques ou ingénieurs C. Fréjacques (43), G. Besse (46), O. Billous (48),
P. Nelson (51). Sans oublier l’influence de ses fidèles amis
Ullmo (24) et Lesourne (48).
À partir de 1955 date de son entrée au CEA, les réalisations s’enchaînent pour Dautray : la maîtrise de la réaction en chaîne dans la chaudière du premier sous-marin
nucléaire français, la construction du réacteur de Cadarache,
l’Institut Laue-Langevin de Grenoble… enfin le succès de
la bombe H, qui se fait avec une implication forte du
Général de Gaulle, un petit coup de pouce scientifique
britannique (je vous laisse découvrir lequel), et la prise
en mains par R. Dautray du projet, qui à partir de ce
moment-là avance de manière déterminante. Les études
finales sont terminées en février 1968, et la campagne
d’essais positive a lieu à Mururoa pendant l’été 1968…
on appréciera les facéties rétrospectives du calendrier.
C’est aussi, par la suite, le laser Phébus, la rédaction avec
J.-L. Lions d’un manuel de référence sur la physique mathématique, le poste de Haut-Commissaire à l’Énergie atomique,
où Dautray nous décrit avec philosophie et lucidité les
«guerres de chefs» qu’il subit…
À la fois savant et ingénieur, amoureux de la science
et de la technique, d’une grande modestie mais fier de ses
succès, R. Dautray nous livre là un témoignage palpitant
(on appréciera aussi les notes de fin de texte à caractère
scientifique). De fait une contribution à l’histoire de la
science et de la technique qui nous eût manqué s’il ne s’y
était attelé. Paraphrasant le titre du livre de Laurent Schwartz
(2000), avec un caractère fort différent mais un niveau
scientifique équivalent chez Dautray, voyons-le et lisonsle comme «Un physicien aux prises avec le siècle».
Alexandre MOATTI (78)
1. 15, rue Soufflot, 75005 Paris. Tél. : 01.44.41.64.84.
www.odilejacob.fr
Vous, les candidats…
Francis Mer (58),
ancien ministre de l’Économie et des Finances
Paris – Albin Michel 2 – février 2007
Voilà un ouvrage politique, au sens noble du mot, sans
le moindre copeau de langue de bois. Un vent d’air frais
qui fait du bien!
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
61
Francis Mer est d’abord un pédagogue. Il déteste que
l’on se borne aux constats, aux objectifs teintés d’utopie.
Il aime les évaluations chiffrées, les ordres de grandeur
comparés et les stratégies. Dans notre univers aux frontières évanescentes, désormais fortement contraint par
des forces qui dépassent notre pays, face aux questions
qui se posent depuis vingt-cinq à trente ans sans que la
France ait tellement changé ses comportements, il se
demande comment le pays pourra maintenir ses performances et, mieux, car il est ambitieux pour son pays, les
améliorer au profit de tous et de chacun.
À la suite de raisonnements toujours bien charpentés,
les priorités à choisir, selon lui, sont l’éducation (l’éducation, l’éducation, l’éducation… ainsi que l’avait dit Tony
Blair à ses débuts), l’université, la recherche. Il aborde
sans fard la question démographique et ses incidences
inéluctables : immigration sélective, continuation résolue
de la réforme des retraites, à peine entamée, réforme de
la politique de santé. Il montre avec une concision éblouissante que seules les entreprises et des administrations plus
efficaces (il n’oppose jamais les unes aux autres) peuvent
être à la base du redressement.
L’auteur, de grande culture économique ne se rattache
pourtant à aucun choix théorique, encore moins dogmatique. La mondialisation de l’économie et la mobilité des
élites s’opposent à toute théorisation.
Il est résolument pragmatique et va aux solutions avec
un langage clair, compréhensible de tous. De ses constats
il tire des conclusions optimistes : les pays qui, dans ce monde,
sauront jouer leur partie, fondée sur leurs qualités, propres
ou acquises, en tireront avantage collectivement.
Pour autant, Francis Mer comprend avec cœur et intelligence les soucis et les drames des exclus d’un développement collectif mondial aux fruits de plus en plus inégalement répartis. Il ne se limite pas non plus sur ces sujets
à des propos lénifiants mais il montre très clairement comment la défense des postes et non des personnes (les syndicats sont visés sur ce point à plusieurs reprises), les
résistances patronales à la formation continue et à l’apprentissage, la politique scolaire et universitaire actuelle, mènent
plus sûrement à l’aggravation de la situation que les prises
de risques fondées sur des analyses industrielles, des prévisions raisonnées au niveau mondial et des positions
éthiques fermes des gouvernements, tant au niveau national qu’aux niveaux européen et mondial. (L’Europe et les
pays en développement, notamment d’Afrique subsaharienne sont très présents dans les raisonnements de l’auteur.)
Il a la langue particulièrement dure pour tous ceux,
hauts fonctionnaires et patrons, qui placés à de hauts
postes de responsabilité manquent de courage ou font
preuve de cynisme. Ses flèches contre les stock-options qui
jouent contre la formation continue et la recherche privée,
contre certains de ses anciens collègues ministres, parfois
nommément désignés, qui sachant que de mauvaises décisions se préparent ici ou là, au lieu de les bloquer, ne font
que les encourager (le projet Lyon-Turin par exemple),
les politiques absurdes que personne n’ose plus contester
62
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
(on notera sa flèche contre la politique du logement social,
qui sera, à n’en pas douter, jugée malséante à l’époque du
«droit au logement opposable» et de la mort de l’Abbé Pierre.
Pourtant elle est justifiée, précisément en regard de l’équité
sociale : car voilà une politique qui coûte 7 milliards d’euros aux contribuables, qui atteint un ménage sur quatre,
proportion excessive, et qui pourtant ne va pas aux plus
pauvres!).
Bref Francis Mer n’est pas classable. Ni à droite, ni à
gauche, ni même au centre. Il réfléchit par lui-même, à la
lumière de sa riche expérience et de ses lectures, comme
doivent le faire, du moins l’espère-t-on, tous ceux qui prétendent présider aux destinées du pays. J’ajoute volontiers comme doit le faire toute l’élite française, notamment la communauté polytechnicienne.
Michel GÉRARD (55)
2. 22, rue Huyghens, 75014 Paris. www.albin-michel.fr
Idées
Tome I
Claude Riveline (56)
Avant-propos de Michel Berry (63)
Paris – Éd. Les amis de l’École de Paris du management 3 –
2006
Quel ancien élève de l’École des Mines – corpsard ou
non –, aujourd’hui manager, ne témoigne pour Claude
Riveline une profonde et affectueuse reconnaissance? On
peut le constater à toute remise de décoration à l’un de ses
anciens élèves, où le récipiendaire ne manque pas de mentionner son cher professeur parmi les premiers de ceux auxquels il doit d’être ce qu’il est. Mais au-delà de cet enseignement de la gestion, Claude Riveline est aussi un
observateur attentif et aigu des comportements des hommes
et des sociétés de notre temps. Et la qualité de cette observation, assise sur une culture vaste et éclectique, et nourrie par la rigueur du raisonnement scientifique, le conduit
naturellement sur le chemin de la mise en relation et de
la conceptualisation. Osons le mot : Riveline est un philosophe et un sociologue, un des plus perspicaces de notre
époque.
Mais comme Claude Riveline est aussi un spécialiste de
la communication, il sait que l’art d’exprimer brièvement,
clairement, et avec brio, une idée, est au moins aussi
important que l’idée elle-même. Or, contrairement à la
grande majorité des experts, qui ne peuvent communiquer qu’en jargon et à l’intérieur d’un cercle d’initiés, cet
art, il le maîtrise, pour notre plus grand plaisir. Et c’est
bien du plaisir que nous procure la lecture de son opuscule Idées, qui réunit ses chroniques succinctes et incisives publiées depuis dix ans dans le Journal de l’École de
Paris. À l’opposé de ces collections d’aphorismes précieux
et vains destinés à briller dans les salons, que l’on rencontre sous la plume de pédants académistes, les Idées de
Riveline – comme on dit les Caractères de La Bruyère ou
les Propos d’Alain ou encore ceux de O. L. Barenton –
dissimulent leur profondeur sous un style de bon aloi
toujours teinté d’humour. Quelques titres, parmi d’autres :
«Les vertus de la confusion», «Je suis, donc je pense»,
«Tu aimeras ton lointain comme toi-même». Un exemple
de remarque judicieuse (tiré de Qui est «je») : «Je soutiens qu’au contraire c’est l’observance des rites qui est le
moteur essentiel. C’est par là que l’on manifeste son appartenance à la tribu et son adhésion aux idées qu’elle soutient. Les gestes induisent les pensées au moins autant
que l’inverse.» Et Riveline d’illustrer son propos par un
quatrain de Georges Brassens dans «La foi du charbonnier».
Un superbe petit livre de chevet, percutant, plaisant,
et qui fait du bien.
Jean SALMONA (56)
3. 94, bd du Montparnasse, 75014 Paris. Tél. : 01.42.79.40.85.
Des Règles administratives
et techniques à Mari
Contribution à la mise au jour multidisciplinaire
de modes opératoires
Paul Bry (42)
Barcelone – Éd. Éditorial AUSA 4 – 2005
Il y a cinquante ans, l’assyriologue américain Samuel
Noah Kramer publiait L’histoire commence à Sumer. Il avait
pris une part importante dans le déchiffrement et l’étude
des tablettes d’argile d’origine mésopotamienne, écrites
en caractères cunéiformes aux IIIe et IIe millénaires avant
Jésus-Christ; et son ouvrage présentait une remarquable
vulgarisation des résultats obtenus tant par lui-même que
par un grand nombre d’autres chercheurs.
Depuis lors, les découvertes de nombreuses autres
tablettes, dont plus de 20000 dans le palais royal de Mari,
ont permis, notamment grâce aux études de J.-M. Durand,
professeur au Collège de France, une reconstitution de
l’histoire des royaumes amorrites du début du IIe millénaire,
particulièrement de celui de Mari au XVIIIe siècle. L’objet
de l’ouvrage de Paul Bry, issu d’une thèse de doctorat en
assyriologie soutenue sous la direction de J.-M. Durand,
est la mise au jour de règles nombreuses et précises, administratives et techniques, qui structuraient l’exercice du
pouvoir royal à Mari.
Les règles administratives sont déduites principalement de l’abondante correspondance retrouvée à Mari.
Elles concernent : le pouvoir royal lui-même, dans un
environnement de fragilité politique et économique; les
rôles joués par la famille royale, par les fonctionnaires
attachés au roi par divers liens de fidélisation ; par les
règles de communication, d’écriture et d’acheminement
des messages à l’intérieur du royaume et vers les royaumes
voisins. Les tablettes permettent aussi de préciser les règles
qualitatives se rapportant aux éléments essentiels à la vie
du palais : aliments, orge, huile, vin; étoffes et habits de
variétés nombreuses ; matières premières : laine, bois,
cuir, métaux, pierres précieuses; vaisselle d’or et d’argent
du palais caractérisée par une centaine de types différents
de vases.
À côté de ces règles qualitatives étonnantes par leur
minutie et le souci d’efficacité qu’elles manifestent, les
règles techniques concernant : les poids et les pesées, les
méthodes d’élaboration du bronze, les modes de fabrication des bijoux par voie mécanique ou de fonderie, le
titrage de métaux, ou encore mettant en œuvre l’usage de
coefficients de « calcul rapide », sont révélatrices d’une
rigueur extraordinaire, où s’imbriquent connaissances
expérimentales en mathématiques et en physique. Mais
ces règles ou ces modes opératoires ne sont jamais mentionnés sur les tablettes, ce silence résultant vraisemblablement de traditions sociologiques ou corporatistes. C’est
à partir de quelque 800 tablettes de comptabilité de métaux
fournissant plusieurs milliers de chiffres sans commentaire, et aussi de textes de nature mathématique, que Paul
Bry a mis au jour de telles règles; il a utilisé une approche
nouvelle, multidisciplinaire, faisant appel non seulement
à l’histoire et à la linguistique, mais aussi aux mathématiques (géométrie, analyse statistique, astronomie), aux
données et aux règles de la physique, à la mécanique, à
la thermodynamique, à la métallurgie des métaux, etc. Il
faut en outre souligner la grande rigueur de ces études, où
toute déduction est solidement étayée par des références
précises.
Ces recherches de règles techniques, qui constituent
la majeure partie de l’ouvrage, permettent aussi de révéler à différentes reprises des observations, soit déjà faites
antérieurement, soit nouvelles, caractérisant le niveau
élevé des Mésopotamiens en connaissances expérimentales de nature mathématique et physique : applications
des théorèmes «dits» de Pythagore et de Thalès, concept
de densité, respect de l’homogénéité dimensionnelle de chaque
terme d’une équation, etc. L’interprétation nouvelle de la
signification de certains coefficients de «calcul rapide»
montre comment de tels coefficients pouvaient intégrer des
normes sous-jacentes, révélatrices, chez les Mésopotamiens,
de qualités remarquables de généralisation et d’abstraction; ainsi le calcul du cubage d’un arbre à partir de la
mesure de la circonférence.
L’ouvrage se termine par des réflexions sur la «philosophie des sciences» des Mésopotamiens et sur l’évolution qui conduira au Ier millénaire à la mise en œuvre en
astronomie de véritables modèles mathématiques.
La clarté du langage et la présentation de l’ouvrage de
400 pages facilitent la tâche du lecteur : introduction avec
rappel historique, problématique et plan précis; conclusion apportant une synthèse complète; table des matières
très détaillée; bibliographie abondante. Ainsi le lecteur
non-spécialiste pourra aisément se reporter au besoin au
corps de l’étude pour connaître les sources utilisées et la
démarche suivie par l’auteur.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
63
Au total, ce livre est un magnifique travail à la fois
savant et de vulgarisation. Je l’ai personnellement lu intégralement et il m’a passionné; je souhaite que beaucoup
puissent partager ce plaisir.
Roger AUBRUN (43)
4. [email protected]
L’épopée de l’énergie nucléaire
Une histoire scientifique et industrielle
Paul Reuss (60)
Les Ulis – EDP Sciences 5 – 2007
Paul Reuss publie chez EDP Sciences un ouvrage de la
collection du Génie atomique, L’épopée de l’énergie nucléaire
– une histoire scientifique et industrielle. Un ouvrage à la fois
concis et complet, mais pour paraphraser Tchekhov la
concision est bien ici la sœur du talent. Le plan adopté
est résolument pédagogique, démarrant des prémices c’està-dire les laboratoires de recherche du début du XXe siècle,
plaçant en charnière le tournant que représente le dernier conflit mondial avec la genèse de ce qui allait devenir le «complexe militaro-industriel», s’achevant sur la
maturité et les perspectives de l’énergie nucléaire, devenue une industrie «presque comme les autres», désormais source de bien-être tout autant que de controverses.
Cet ouvrage fait la part belle à la simplicité, simplicité
de l’écriture, fluidité du propos, sobriété de l’illustration.
Il repose cependant sur une documentation quasi encyclopédique, et ne laisse aucune zone d’ombre. Sa lecture
attentive procure une vision équilibrée de cette épopée
devenue industrielle, mais, pour qui veut bien s’en donner la peine, ouvre vers une réflexion d’une grande profondeur.
Tout d’abord, Paul Reuss nous rappelle que ce domaine
du nucléaire industriel conserve à jamais un lien consubstantiel avec une connaissance scientifique de haut niveau.
En d’autres termes, que les prémices du nucléaire, construites
par certains des plus grands noms de la physique, sont
toujours présentes et qu’elles doivent le rester. Cette
connaissance de l’intimité de la matière doit, de plus, faire
l’objet d’une synthèse au sein des objets complexes que
sont les réacteurs : synthèse de la neutronique, de la mécanique, de la science des matériaux, de la simulation numérique. Conçus à partir d’approximations et de paramétrages géniaux, les premiers réacteurs ont ainsi évolué,
grâce notamment aux moyens de calcul et à la simulation, vers une conception de plus en plus rigoureuse ;
mais il n’empêche, comprendre un tant soit peu les concepts
prioritaires du forum Génération IV passe par sinon une
compréhension, du moins une connaissance préalable,
des travaux de Fermi ou de Joliot.
Cette richesse scientifique du nucléaire, toujours sousjacente aux réalisations industrielles, ou encore aux ana64
AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
lyses de sûreté, motive certes la passion de certains, mais
aussi l’inquiétude d’autres. Les concepts physiques à
l’œuvre, les sciences de l’ingénieur utilisées dans la conception et la construction des centrales, et même au delà dans
les industries du cycle, restent ésotériques pour le grand
public, même à l’issue d’études secondaires scientifiques,
voire supérieures, aux cours desquelles ces concepts ne sont
presque jamais abordés. Dans son ouvrage, Paul Reuss
s’applique à les rendre accessibles au plus grand nombre,
certes au prix d’un effort, mais avec sincérité et simplicité. Il ne passe rien sous silence, et notamment les liens
possibles entre les activités civiles et militaires : quelle
illustration des grands titres de l’actualité d’aujourd’hui!
Sans autre fin apparente que d’être didactique, L’épopée
de l’énergie nucléaire de Paul Reuss ouvre une fenêtre humaniste sur le monde qui nous entoure, nous expliquant simplement comment cette épopée était inévitable, comment
elle porterait sa charge de passions et parfois de craintes,
de tensions et d’affrontements, et comment elle allait contribuer à dessiner durablement le monde contemporain.
Laurent TURPIN,
directeur de l’Institut national
des Sciences et Techniques nucléaires, CEA-Saclay.
5. 17, avenue du Hoggar, Parc d’activités de Courtabœuf, BP 112, 91944
Les Ulis cedex A. ww.edpsciences.org
Le pouvoir de l’or
Peter L. Bernstein*
Traduit par André Cabannes (72)
Paris – Éditions Fayard-Mazarine 6 – 2007
Depuis la nuit des temps, l’or a suscité la passion des
hommes : c’est cette passion, des origines jusqu’à nos
jours, ainsi que le rôle joué par l’or en tant que monnaie
dans le développement de la civilisation que nous conte
ici Peter L. Bernstein.
Sont ici abordés des thèmes comme l’importance de
l’or de l’époque de Midas et de Crésus à l’époque carolingienne, la dématérialisation de la monnaie d’abord avec le
papier-monnaie des Chinois puis avec les lettres de change
des marchands italiens; le rôle peu connu d’Isaac Newton
dans la fixation de la valeur de l’or; la mise en place de
l’étalon-or; la fin agitée du bimétallisme aux États-Unis; les
tentatives faites pour rétablir l’étalon-or après la Première
Guerre mondiale et leurs conséquences catastrophiques;
la stabilisation du système monétaire et financier international, reposant sur la puissance du dollar, après la Seconde
Guerre mondiale; l’effondrement du système de Bretton
Woods, puis la mondialisation, la fantastique accélération
des échanges financiers et le retour à un libéralisme implacable durant les trente dernières années; le rôle possible
de l’or dans l’avenir. Des sujets plus que jamais d’actualité avec les grands déséquilibres financiers et monétaires
internationaux du début du XXIe siècle, le financement de
la consommation effrénée du pays le plus riche du monde
par le reste de la planète et les risques d’effondrement du
système monétaire international qui en résultent.
J.R.
Peter L. Bernstein a longtemps enseigné l’économie à la New School
for Social Research à New York. Il est l’auteur d’ouvrages d’histoire, d’économie et de finance.
6. 13, rue du Montparnasse, 75006 Paris. Tél. : 01.45.49.82.00.
*
À la conquête du nanomonde
Nanotechnologies et microsystèmes
Dominique Luzeaux (84) et Thierry Puig
Préface de Jean-Jacques Gagnepain
Paris – Éditions du Félin 7 – 2007
Les nanotechnologies et les microsystèmes seront-ils la rupture technologique majeure des années à venir? Cette révolution de l’infiniment petit passionne les scientifiques, mobilise les industriels et les responsables politiques... et engendre
à la fois crainte et engouement de la part du grand public!
Les microsystèmes (à l’échelle du millionième de mètre)
et les nanotechnologies (à l’échelle du 1/30000e d’épaisseur de cheveu!) offrent de nouveaux horizons dans de
nombreux domaines. Déjà, les nanotechnologies sont
appliquées à des produits de grande distribution : cosmétiques, textiles «intelligents», etc. Elles devraient permettre des économies d’énergie et des avancées extraordinaires dans les domaines de la santé (traitement de
cancers, etc.) et des technologies de l’information. Les
perspectives d’applications suscitent des milliards de dollars d’investissements publics aux États-Unis, au Japon et
en Europe. Le secteur privé, des multinationales aux PME,
s’est emparé du domaine.
Mais cette course aux «nano» risque de creuser toujours plus le fossé technologique entre les pays riches et
les autres, et pose de nombreuses questions médicales,
sociales, éthiques et de propriété intellectuelle. L’impact
sur l’environnement et la santé n’est pas établi. Les applications militaires, elles, risquent de relancer la course aux
armements et leur prolifération.
J.R.
7. 7, rue du Faubourg Poissonnière, 75009 Paris.
www.editionsdufelin.com
Dictionnaire des coachings
Pierre Angel, Patrick Amar, Émilie Devienne
et Jacques Tencé (73)
Paris – Éditions Dunod – 2007
Ce Dictionnaire des coachings dresse un panorama des
concepts incontournables et novateurs du coaching et de
l’accompagnement professionnel.
80 articles présentent les notions clés, les approches théoriques et les outils pratiques d’accompagnement de la personne. Ils explicitent les enjeux économiques, sociologiques, managériaux et éthiques associés au métier de
coach.
Dans ces pages sont réunies les plus grandes signatures reconnues du coaching qui témoignent de la diversité et de la richesse de ce champ.
Ce guide de référence s’adresse aux coachs, aux professionnels des ressources humaines, aux managers, aux
consultants et formateurs, ainsi qu’aux étudiants en sciences
humaines et en management.
J.R.
Récréations
scientifiques
Jean Moreau de Saint-Martin (56)
[email protected]
1) Soit x la racine dans l’intervalle (0,1) de l’équation
(où n est un entier donné)
n
n
2n
√1+ x – √1– x = √1– x2
Montrer que (√5 + x) / (√5 – x) est rationnel.
2) L’ex-voto japonais (Sangaku)
Les Japonais donnent volontiers à leurs ex-voto des
formes géométriques à base de cercles. Par exemple, on
trace une droite D où sont marqués des points A1, A2...,
(dans cet ordre) tels que les cercles inscrits dans les triangles OAi Ai +1 ont même rayon (O étant un point donné
extérieur à D) quel que soit i.
Montrer que le rayon du cercle inscrit dans le triangle
OAi Ai+ m dépend de m mais non de i.
Solutions page 68
Allons au théâtre
B
Philippe Oblin (46)
demeurent de glace devant Ce toit tranquille où marchent les colombes et tiennent Paul Valéry
EAUCOUP
pour un poète abscons doublé, quand il joue au
penseur, d’un dévideur de truismes bien ciselés. Ils ont tort,
du moins en partie, et leur vision est un peu simplette. Dans
Valéry, on trouve en effet plus que cela, quand bien même
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
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on serait surtout tenté de voir en lui un énigmatique charmeur, guère facile à percer. D’ailleurs, on ne perce pas un
mystère, on peut tout au plus le creuser. Essayons. Il
semble hors de doute que, derrière ses vérités premières,
ses « jeux de mots » cousus de fil blanc, ses paradoxes
futiles de penseur mondain, se cachent une grande intelligence et surtout une rare lucidité sur soi. Si, d’abord,
elles n’entraînent pas toujours l’adhésion du lecteur, elles
le laissent au moins perplexe, ce qui est déjà quelque
chose. Valéry le savait bien : il partageait cette perplexité.
Témoin cette phrase, extraite de ses Mauvaises Pensées : «Toute
philosophie pourrait se réduire à chercher laborieusement
cela même qu’on sait naturellement.»
Un moyen d’aller plus avant dans le « mystère du
charme Valéry» consiste à se rendre au Théâtre Édouard VII
voir MM. Pierre Arditi et Bernard Murat jouer L’Idée fixe.
De quoi s’agit-il en effet? D’une adaptation pour la scène,
naguère écrite par Pierre Fresnay et Pierre Franck, d’un texteméditation de Valéry (1932) sur les rapports entre les activités de l’intellectuel et celles du médecin. Cette réflexion
fut d’ailleurs commandée en son temps à l’écrivain par le
corps médical. Il prenait plaisir à ce genre de travail, car
il aimait à écrire sous contrainte. Savez-vous, par exemple,
que les phrases inscrites sous sa signature aux frontons
du Palais de Chaillot ne sont pas des citations de lui, mais
furent conçues «sur mesure» : le sujet était imposé par
la destination du bâtiment, la taille des lettres par la nécessité de pouvoir être facilement lues d’en bas, et de là leur
nombre par les dimensions du fronton. Et s’il fut un poète
respectueux des strictes règles de la versification et de la
métrique, c’est, en partie, parce qu’il lui fallait une telle
contrainte pour s’exprimer à son aise. Ce qui ne veut pas
dire clairement, songeront les méchants.
Mais revenons à cette adaptation scénique de L’Idée
fixe, toute imbibée de la pensée valérienne. On n’y trouve
certes pas d’action dramatique à proprement parler, mais
un simple dialogue, genre littéraire un peu oublié depuis
les Grecs : Platon ou, en plus humoristique, Lucien. Une
conversation à bâtons rompus entre un intellectuel, Moi,
et une relation de plage, Le Médecin, tous deux en vacances
et se rencontrant au hasard d’une promenade au milieu
des enrochements d’un avant-port (celui de Sète ?). Le
premier, joué par M. Arditi, pourrait bien être le versant
«penseur» de Valéry, le second, joué par M. Murat, son
versant « homme de sens pratique », que l’on pourrait
même qualifier de «praticien» en se laissant tenter par
un de ces rapprochements de mots chers à l’auteur!
À dire vrai, la pièce (?) commence par un long monologue de Moi, évoquant la crise existentielle grave qu’il traverse. Il sait que dans quelques années, il aura oublié tout
cela et voudrait s’y trouver déjà. Mais comment produire du
temps? se demande-t-il en une question toute valérienne.
Survient Le Médecin qui, pour sa part, ne sait justement
trop que faire de son temps en cette période de vacuité
estivale, lui toujours si occupé. Il est d’abord plutôt perçu
comme un gêneur par Moi, puis la conversation s’engage
et bien des sujets sont abordés, sur le ton d’un badinage
philosophique entre deux hommes de culture.
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AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Il a fallu toute l’expérience scénique des deux adaptateurs pour que ce simple entretien décousu tienne le spectateur attentif pendant l’heure et demie que dure le spectacle. Et, croyez-moi, le spectateur écoute. Il y faut aussi
le métier très sûr des deux comédiens, leur sens aigu du
texte, des intonations justes qu’appelle chaque phrase.
M. Bernard Murat s’y montre sans cesse admirable. Un
petit bémol hélas pour M. Pierre Arditi, qui pouvait trouver en ce texte paisible et réfléchi l’occasion de s’épanouir
dans sa finesse naturelle, trop souvent gâtée, la notoriété
venue, par d’intempestives gesticulations. Certes, il se
contient le plus souvent mais ne semble pouvoir s’empêcher de basculer par moments dans des pitreries inattendues, comme de se mettre sur le dos en agitant les bras
et les jambes, à la stupéfaction du public venu savourer
du Valéry et non du Boulevard.
C’est dommage, mais ces dérapages sont heureusement assez rares, et surtout assez brefs pour ne point
dénaturer le spectacle, qui veut être une fête de l’esprit,
et l’est en effet.
n
L’Idée fixe, de Pierre Fresnais et Pierre Franck, d’après Valéry, avec Pierre
Arditi et Bernard Murat, dans une mise en scène du second, au Théâtre
Édouard VII, 10, place Édouard VII, 75009 Paris. Tél. : 01.47.42.59.92.
Discographie
Jean Salmona (56)
Divertissement
All the world is a stage
The stage is a world
of entertainment.
À
(adapté de W. SHAKESPEARE
et chanté par FRED ASTAIRE dans The Bandwagon).
– passants, joggers, voyageurs
de l’autobus et du métro, écoliers dans toutes
les situations – à qui des écouteurs et un boîtier
permettent de s’absenter tout en étant présents, on peut
penser que la musique a acquis le statut de produit de
consommation courante, voire de drogue (douce). Et il
est vrai que dans le grand marché du temps 1, la part de
la musique ne cesse de croître (même si, avec les piratages, le commerce de la musique enregistrée payante
s’effondre). Dans un monde où chacun est de plus en
plus voué à la solitude, il en faudrait peu pour que la
musique – et pourquoi pas la musique dite classique –
devienne, non pour quelques happy few mais pour tous,
une raison de vivre.
VOIR TOUS CEUX
Claviers
Claude Balbastre, qui a traversé le siècle des Lumières,
de Louis XV au Directoire, fut pendant cinquante ans le
plus célèbre des clavecinistes-organistes de Paris. Ce musicien incontournable, dès 1760 organiste à Notre-Dame,
mondain mais adaptable au point de jouer en 1792 sur les
orgues de Notre-Dame désormais désaffectées la Marche
des Marseillais et le Ça ira, a laissé quantité d’œuvres dont
l’excellent claveciniste Jean-Patrice Brosse nous donne un
aperçu avec vingt pièces découvertes dans un manuscrit
de la Bibliothèque Nationale 2 Romances, Pastorales, Chasse
et Canonnade : musique agréable, divertissante, bien écrite,
et qui en dit plus sur l’insouciance de la classe dirigeante
de l’époque que bien des analyses.
Fazil Say est un pianiste rare, universel, aussi à l’aise
dans Mozart que dans Gershwin ou Stravinsky, improvisateur,
compositeur, jazzman, interprète profondément humain,
et dont la technique d’acier, jointe à une exigence de rigueur,
fait de chaque concert, de chaque disque, un événement.
On pense à la fois à Glenn Gould et à Horowitz, tout particulièrement dans Cinq Sonates de Haydn enregistrées l’été
dernier 3. Les Sonates de Haydn sont moins connues que
celles de Mozart ou de Scarlatti et elles sont précisément à
mi-chemin des unes et des autres, mélodiques comme celles
de Mozart, enlevées comme celles de Scarlatti, mais tout à
fait originales. On a de la peine à croire que Haydn n’était
le cadet de Balbastre que de huit ans tant cette musique
tourne le dos au style ancien. Et le toucher subtil de Fazil
Say fait merveille dans cette musique moderne à bien des
égards, et que l’on peut avouer, sans honte, préférer aux
Sonates de Beethoven. Un superbe disque.
Liberté : trois premiers Concertos
Lise de la Salle est, elle aussi, une pianiste hors du
commun, dans la grande tradition française à l’instar d’un
Casadesus : la clarté et l’honnêteté par rapport au texte
priment sur la recherche de l’effet, et sur une technique
parfaite qu’elle parvient à faire oublier. Elle en donne une
belle démonstration dans trois concertos qui exigent tous
trois une grande virtuosité : le Concerto n°1 pour piano, trompette et cordes de Chostakovitch, le Concerto n°1 de Liszt,
et le Concerto n°1 de Prokofiev, joués avec l’Orchestre de
la Fondation Gulbenkian dirigé par Lawrence Foster 4. Il
y a une conjonction inespérée entre ces trois premiers
concertos – dont deux œuvres de jeunesse brillantes mais
marquées par la spontanéité et le jaillissement, non par le
désir de plaire à tout prix – et une pianiste jeune et qui
possède les mêmes qualités que les œuvres qu’elle joue.
Le Concerto de Liszt, propre à toutes les démonstrations,
est joué sans aucun excès, avec autant de clarté qu’un
concerto de Mozart. Celui de Prokofiev, écrit alors que
Prokofiev avait 21 ans, soit deux ans de plus que Lise de
la Salle aujourd’hui, est assez proche de Tchaïkovski et
Rachmaninoff, mais il porte en germe, avec ses harmonies faussement classiques et ses alternances sombrelyrique, l’esprit du 3e Concerto. Quant au Concerto de
Chostakovitch, c’est une petite merveille d’invention libre,
tonale, drôle, mélodique, bourrée de citations, et qui relève
à la fois de Stravinsky et de… Poulenc.
Le disque du mois : Charpentier-Lesne
Vous n’imaginez vraisemblablement pas qu’une
musique du XVIIe siècle puisse vous émouvoir aux larmes.
Courez alors écouter toutes affaires cessantes le disque
de Marc Antoine Charpentier que vient d’enregistrer
Gérard Lesne avec Il Seminario Musicale 5 sous le titre
Tristes déserts et qui rassemble une dizaine d’airs, la cantate Orphée descendant aux enfers, et l’Epitaphum Carpentarii.
Il y a d’abord la voix ineffable de haute-contre de Gérard
Lesne, d’excellents musiciens dont un remarquable joueur
de théorbe, et une prise de son hors pair. Il y a aussi des
textes superbes dont celui des stances du Cid de Corneille,
d’autres étonnants comme cet épitaphe musical que
Charpentier s’est dédié, d’autres enfin délicieux comme
celui des airs Tristes déserts ou Rendez-moi mes plaisirs.
Mais il y a surtout la musique de Charpentier, rien moins
que classique ni convenue, qui fait pâlir par comparaison celle de Monteverdi. Aucun académisme, une liberté
harmonique et mélodique inhabituelles, une symbiose
avec le texte – servi par l’impeccable diction de Lesne –
tout cela concourt à faire de cet enregistrement, y compris pour ceux que la musique baroque ennuie parfois,
la source d’un bonheur rare.
n
1. Voir J. ATTALI, Une brève histoire de l’avenir.
2. 1 CD PIERRE VERANY PV 707021.
3. 1 CD NAÏVE V 5070.
4. 1 CD NAÏVE V 5053.
5. 1 CD ZIG ZAG ZZT070302.
Musique
en Image
Marc Darmon (83)
Opera night
Concert de Gala pour la fondation allemande
contre le sida, Cologne 2005 1
11 chanteurs dont T. Quasthoff, E. Moser,
N. Schicoff, V. Genaux, C. Alvarez
Pourquoi commenter ici la publication d’un concert de
gala comme on pourrait croire qu’il s’en joue des dizaines
chaque année? Parce que justement ce concert n’a rien
de routinier, et qu’il est même exceptionnel à plusieurs
points de vue.
Il est rare de voir un programme aussi éclectique, ce
qui permet une attention continue et soutenue sans aucun
LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007
67
effort. En effet, réunir dans le même programme le trio final
du Chevalier à la rose (R. Strauss), l’air de la comtesse des
Noces de Figaro (Mozart), le chœur introductif du second
acte de Tannhäuser (Wagner), avec une chanson napolitaine, des extraits de zarzuela espagnole et de comédie
musicale américaine était ambitieux.
Ajoutons qu’entre ces deux extrêmes, on trouve des
airs célèbres de Tosca (Puccini), Cenerentola (Rossini) et
Donizetti. Mais on y trouve aussi un air bien plus rare de
La Rondine (l’Hirondelle), un des derniers opéras de Puccini,
relatant une histoire proche à la fois de La Traviata et de
La Bohème, à redécouvrir absolument (version conseillée
en CD : Maazel, Domingo, Te Kanawa, chez Sony).
Le final du concert, extrait de West Side Story, chanté
par l’ensemble des chanteurs, est bien sûr plus proche de
l’ambiance du concert des trois ténors que de celle d’un
récital musicologique. Mais ne boudons pas notre plaisir
de pouvoir accéder à la reproduction d’un très beau et
passionnant concert, dans des conditions d’image et de
son remarquables.
n
1. DVD Arthaus 101105.
1 ) Solutions des récréations scientifiques
L’équation donnée s’écrit
2) L’ex-voto japonais (Sangaku)
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AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Post-scriptum au problème 1 de janvier 2007