les différences culturelles
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les différences culturelles
AVRIL 2007 • N o 624 • 8 € LES DIFFÉRENCES CULTURELLES REVUE MENSUELLE DE LA SOCIÉTÉ AMICALE DES ANCIENS ÉLÈVES DE L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE P O R T R A I T D E DAV I D R I CA R D O Détail d’un tableau de Mondrian. © 2006 TOPFOTO La Jaune et la Rouge, revue mensuelle de la Société amicale des anciens élèves de l’École polytechnique Directeur de la publication : Daniel DEWAVRIN (58) Rédacteur en chef : Jean DUQUESNE (52) Secrétaire de rédaction : Michèle LACROIX Éditeur : SOCIÉTÉ AMICALE DES ANCIENS ÉLÈVES DE L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE 5, rue Descartes, 75005 Paris Tél. : 01.56.81.11.00 Mél : [email protected] Fax : 01.56.81.11.01 Abonnements, Annuaire, Cotisations : 01.56.81.11.05 ou 01.56.81.11.15 Annonces immobilières : 01.56.81.11.11 Fax : 01.56.81.11.01 Bureau des Carrières : 01.56.81.11.14 Fax : 01.56.81.11.03 Rédaction : 5, rue Descartes, 75005 Paris Tél. : 01.56.81.11.13 Mél : [email protected] Fax : 01.56.81.11.02 Tarif 2007 Prix du numéro : 8 € Abonnements : 10 numéros par an : 35 € Promos 1997 à 2000 : 27 € Promos 2001 à 2003 : 18 € Publicité : FFE, 18, AVENUE PARMENTIER BP 169, 75523 PARIS CEDEX 11 TÉLÉPHONE : 01.53.36.20.40 Impression : EURO CONSEIL ÉDITION LOIRE OFFSET PLUS Commission paritaire n° 0109 G 84221 ISSN n° 0021-5554 Tirage : 11 400 exemplaires N° 624 • AVRIL 2007 5 L E S D I F F É R E N C E S C U LT U R E L L E S 4 5 Éditorial de Philippe d’IRIBARNE (55) 8 Entreprise internationale et diversités culturelles par Bertrand COLLOMB (60) 12 Les entreprises d’origine française à l’épreuve du développement international par Jean-Pierre SEGAL 16 Quelle bonne gouvernance dans les pays en développement (PED)? par Alain HENRY (73) 20 Le pouvoir en Chine Entretien avec François JULLIEN par Geneviève FELTEN et Philippe d’IRIBARNE (55) 23 Pour une anthropologie comparée des «lieux du politique» par Marcel DETIENNE 26 Qu’est-ce qu’être égal? Le contraste entre les États-Unis et le Brésil par Livia BARBOSA 30 L’Inde démocratique dans un imaginaire de caste par Jean-Claude GALEY 33 La construction européenne prise entre visions antinomiques du citoyen par Philippe d’IRIBARNE (55) 36 C O L L È G E D E P O LY T E C H N I Q U E 36 Nos prochains séminaires de formation LIBRES PROPOS 37 Vers un véritable aggiornamento de l’X 37 par Henri MARTRE (47) 40 ParisTech... Quel pari? par Maurice BERNARD (48) 45 Courrier des lecteurs 50 c à Paris par Jean Louis BOBIN (54), James LEQUEUX et Nicolas TREPS (94) FORUM SOCIAL 55 55 Vivre une société pluriethnique dans un collège en ZEP à Paris par Jacques DENANTES (49) 57 V I E D E L’ É C O L E 57 10e Trophée Voile X-HEC les 26 et 27 mai 2007, Deux bicornes autour du monde! par Blandine ANTOINE (2001) et Élodie RENAUD (2001) IN MEMORIAM 59 François TEISSIER DU CROS (24), 1905-2006 59 par Jérôme PELLISSIER-TANON (54) 61 ARTS, LETTRES ET SCIENCES 61 Les livres 65 Récréations scientifiques par Jean MOREAU DE SAINT-MARTIN (56), Allons au théâtre par Philippe OBLIN (46) 66 Discographie par Jean SALMONA (56) 67 Musique en image par Marc DARMON (83) 68 Solutions des récréations scientifiques 70 V I E D E L’ A S S O C I AT I O N 70 Procès-verbal de la réunion du Conseil d’administration de l’AX du 14 décembre 2006 72 Reçus Fiscaux, Vie des promotions, Groupes X 73 Carnet professionnel, Votre école chez vous 74 Carnet polytechnicien 75 15e Salon des ingénieurs 76 GPX ANNONCES 77 XMP-Entrepreneur 78 Bureau des carrières 80 Autres annonces 77 Comité éditorial de La Jaune et la Rouge : Pierre LASZLO • Gérard PILÉ (41) • Maurice BERNARD (48) • Michel HENRY (53) • Michel GÉRARD (55) • Alain MATHIEU (57) • Jean-Marc CHABANAS (58) • Jacques-Charles FLANDIN (59) • Jacques PARENT (61) • Gérard BLANC (68) • Jacques DUQUESNE (69) • Nicolas CURIEN (70) • Alexandre MOATTI (78) • Hélène TONCHIA (83) • Jean-Philippe PAPILLON (90) • Bruno BENSASSON (92). © BERNARD SHEPPARD Portrait de David Ricardo (1772-1823) Le léger retard avec lequel nous avons reçu ce portrait de Ricardo, encore détenu par l’un de ses descendants, ne nous a pas permis de l’insérer dans le numéro de mars. Nos lecteurs pourront ainsi admirer ci-dessus l’un des fondateurs de l’école classique anglaise d’économie politique, avec Adam Smith et Thomas Malthus, défenseur du libre-échange et de l’abrogation des Corn Laws, et auteur de plusieurs ouvrages dont Essai sur le haut prix des lingots (1811), Essai sur l’influence des bas prix du blé sur les profits du capital (1815), Des principes de l’économie politique et de l’impôt (1817). Qu’il nous soit permis de remercier chaleureusement M. Christopher Ricardo et M. Bernard Sheppard qui ont bien voulu nous communiquer ce document. Il est envisagé que ce portrait d’un des pères fondateurs de l’économie politique moderne soit exposé à la National Gallery of Portraits de Londres. 4 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE LES DIFFÉRENCES CULTURELLES AVANT-PROPOS Philippe d’Iribarne (55)*, directeur de recherche au CNRS Q U’ENTEND-ON quand on parle de différences culturelles? Comment les cerner? Et qu’en faire? En quoi précisément concernent-elles l’homme d’action, responsable politique ou manager ? Comment celui-ci peut-il s’y prendre pour les intégrer dans sa vision du monde et, dans la mesure où elles font partie de ce qu’il ne peut changer, pour s’y adapter de manière constructive ? Ce bref dossier ne prétend évidemment pas donner des réponses circonstanciées à toutes ces questions. Mais il cherche à donner un aperçu des connaissances, encore limitées, les concernant. Dans ce domaine, bien des idées circulent, bien des images, des stéréotypes (les Allemands disciplinés, les Français arrogants, les Libanais retors, etc.), des préjugés. Il est bon de s’en affranchir si l’on veut percevoir avec acuité comment va notre planète La deuxième moitié du XXe siècle a cru en l’avènement d’une humanité unifiée. Les différences de toutes sortes entre les humains, et en particulier les différences de cultures, allaient, pensait-on, perdre progressivement tout relief. Divers facteurs allaient entraîner une telle évolution : la mondialisation de l’économie, entraînant la multiplication des échanges entre les hommes; l’élévation générale du niveau d’instruction, conduisant à faire reculer l’infinie diversité des préjugés hérités du passé ; l’action des organisations internationales. La conscience des horreurs du nazisme ne pouvait que rendre universelle l’adhésion à des droits de l’homme transcendant les temps et les lieux. Mais, peu à peu, le regard sur le monde a changé. On s’est mis à parler de choc des civilisations. Les États-Unis paraissent plus que jamais singuliers avec la place que tient, dans leur grand rêve messianique, la conviction qu’ils ont reçu de Dieu la mission de répandre la liberté de par le monde, jointe à leur art incomparable de combiner leurs idéaux et leurs intérêts. La conception française de la laïcité paraît étrange hors de nos frontières. La Turquie se met à paraître trop différente pour entrer dans l’Europe. L’Afrique noire, le Moyen-Orient, la Chine sont ressentis comme d’autres mondes, obéissant à d’autres logiques. Des différences qui s’accentuent « Nous savons maintenant, écrit par exemple le New York Times, que les forces globales de l’économie et de la technologie ne font pas progressivement disparaître les cultures et les valeurs locales. Au contraire, les cultures et les valeurs donnent forme au développement économique. Bien plus, au fur et à mesure que la richesse et l’éducation se développent, les différences culturelles ne s’effacent pas mais s’accentuent ; les divers groupes s’attachent à des visions différentes d’une vie bonne et réagissent agressivement à ce qu’ils perçoivent comme des atteintes à leur dignité culturelle1. » Des conceptions très diverses de la vie en société et du gouvernement des hommes Plusieurs réalités bien distinctes, et souvent peu liées entre elles, se cachent derrière le terme de différences culturelles. On peut en distinguer au moins trois. • Un premier aspect a trait à la diversité des langues, des musiques, des costumes, des architectures, des mœurs, qui distinguaient traditionnellement les habitants de telle vallée, les membres de telle tribu ou de telle province, éléments que les ethnologues tentent de recueillir pieusement, et parfois de mettre dans des musées, avant qu’il ne soit trop tard. • Un deuxième aspect a trait à l’existence d’identités partagées par des groupes dont les membres se considèrent comme différents des « autres », parce que porteurs d’une autre histoire, héritiers d’autres ancêtres, réels ou mythiques, identités associées à un nom, brandi comme un drapeau ; Hutus et Tutsis, Flamands et Wallons, Serbes et Albanais. Loin de disparaître, ces différences sont actuellement le moteur de multiples conflits sanglants. • Un troisième aspect, enfin, beaucoup moins immédiatement visible, concerne l’existence, largement inconsciente, de cadres de pensée qui orientent les manières LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 5 de regarder les êtres et les choses, de donner sens à l’existence, de distinguer dans le flux de l’expérience quotidienne ce que l’on remarque et ce qui indiffère, d’interpréter les réussites et les échecs, la richesse et la pauvreté, la maladie et la mort. Ces manières ne se révèlent, dans leurs dissemblances, que quand ceux qui en sont porteurs rentrent en contact, et se rendent ainsi compte que ce qui paraît aux uns évidence fondatrice ne va nullement de soi pour d’autres. Appartiennent à ce registre les conceptions de ce que sont une société, un conflit, un accord, l’exercice d’une responsabilité, et plus largement tout ce qui oriente la manière dont les hommes s’organisent pour vivre et œuvrer ensemble. La mondialisation est un grand révélateur de ces différences. Demandant tout un travail d’investigation et d’analyse pour être mises à jour, elles sont largement ignorées. Il est d’autant plus nécessaire de distinguer ces diverses dimensions qu’il n’existe entre elles aucun lien nécessaire. Ainsi des groupes qui s’opposent vivement dans leur identité peuvent être remarquablement proches dans leur vision d’une bonne société 2. Dans le présent dossier nous nous concentrerons sur cette vision. qui a été décidé en commun, à un point qui peut choquer des Anglo-Saxons ou des Français. On pourrait faire les mêmes distinctions à propos d’autres traits psychologiques, tels par exemple le désir de s’affirmer, ou la capacité à faire confiance, réputés être plus ou moins présents selon les cultures. Différences de valeur Assimiler les différences culturelles à des différences de valeurs constitue également un moyen sûr de ne pas comprendre ce qui est en jeu. On peut très bien partager les mêmes valeurs (par exemple de liberté, d’égalité, de respect de la dignité des hommes, de paix, etc.) et avoir des conceptions très divergentes des réalités susceptibles de les incarner. Nous verrons ce qu’il en est à propos de la façon dont l’attachement à la liberté a pris corps dans les univers anglo-saxons, germanique et français. Par ailleurs, la culture ne relève pas seulement des valeurs, du bien, des idéaux, de ce qui assure la cohésion d’une société. Elle oriente les formes que prennent la haine, le désir de détruire, celui de dominer, autant que celles que prennent l’amitié, la bienveillance, le désir de bien s’entendre. L’honneur incite Rodrigue à tuer don Gormas et il existe des « crimes d’honneur ». Traits psychologiques Honneur et consensus Un moyen sûr de se fourvoyer quand on tente d’appréhender les différences entre cultures est de les assimiler à des traits psychologiques. Il est courant, par exemple, de qualifier les membres de telle société d’individualistes et ceux de telle autre de communautaires. Or, une telle opposition n’a guère de sens. On trouve partout des formes d’individualisme et des formes d’esprit communautaire, qui n’affectent pas les mêmes aspects de l’existence et ne se manifestent pas de la même façon. Ainsi, l’individualisme américain, tant célébré, donne une place centrale au droit d’entreprendre, de faire sans entraves tout ce que la loi n’interdit pas, de décider par soi-même du contenu des contrats où l’on s’engage. Il conduit à mal supporter l’intrusion de l’État dans ce qu’il regarde comme des affaires privées. Par contre, il n’est guère gêné de se soumettre à une certaine dictature de l’opinion et, dans l’entreprise, à un contrôle moral très étendu. L’individualisme français prend une autre forme. Attaché à une forme de «bon plaisir », refusant ce qui « abaisse », il ne se soumet à la loi qu’avec réticence. Il incite à bien montrer que si l’on fait quelque chose pour autrui, c’est qu’on le veut bien, qu’on est prêt à « rendre service » mais non à être « au service ». Par contre il n’interdit pas de faire allégeance à une forme d’autorité qui incarne quelque chose de suffisamment noble, et au premier chef l’intérêt général, dont il confie volontiers la défense à l’État. L’individualisme allemand est encore autre. Il relève plus d’une édification de soi-même (Bildung), d’une culture de soi-même, d’une volonté de considérer comme inviolable ce que l’on pense, de ne pas s’asservir aux caprices de la mode – ce dont les Français sont volontiers accusés –, ni à la toute puissance de l’argent – ce dont les Anglo-Saxons sont volontiers accusés. Mais il admet de se soumettre à ce Comment donc caractériser quelque chose qui paraît à première vue insaisissable? On a affaire à des sortes d’univers mythiques où des images idéales de relations paisibles, d’autorité juste et bienveillante, côtoient d’autres images d’hostilité, de division, d’oppression, d’arbitraire. Ces univers sont riches d’un ensemble d’images (la famille de frères, le prince éclairé), de récits, historiques ou fabuleux (la prise de la Bastille, la bataille de Gettysburg). Pour les évoquer on peut faire appel à un mot ou à quelques mots, parler par exemple de consensus à propos des Pays-Bas ou d’honneur à propos de la France. De tels mots sont loin de suffire à rendre compte de la richesse des univers en question. Tout en procurant une première idée de ce dont on parle, ils sont également susceptibles d’égarer, dans la mesure où ils n’ont pas eux-mêmes un sens universel et peuvent, selon les contextes, renvoyer à des réalités bien différentes. Ainsi on parle couramment de consensus aussi bien à propos du Japon que des Pays-Bas ou de la Suède, et certes cela n’est pas dépourvu de signification. Mais le consensus japonais est bien différent du consensus néerlandais, qui lui-même est autre chose que le consensus suédois : les processus qui conduisent à ce que l’on qualifie ainsi, les formes de pression qui s’exercent sur les individus et les formes d’autonomie dont ils disposent au cours du déroulement de ces processus sont très loin d’être identiques. De même il n’est pas dépourvu de signification de parler d’honneur à propos de la France, de l’Espagne ou du Liban. Mais ce qu’implique ce que l’on qualifie ainsi dans chacune de ces sociétés, les manières de concevoir les devoirs et les droits de chacun, et donc les façons de vivre ensemble, qui lui sont associées sont bien différentes. Quand on veut comprendre une culture 6 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE étrangère, il est essentiel de prêter attention à ce en quoi elle contredit ce que l’on tend à avoir en tête quand on l’évoque avec des mots familiers, prisonnier que l’on est du sens précis attaché à ces mots dans sa propre culture. Les cultures et l’action Comme on le verra, au long de ce dossier, la prise en compte de ces différences culturelles est un élément important d’une action qui se déroule à l’échelle du monde, ou du moins d’une part notable de celui-ci. Cela concerne, et c’est elles qui en ont actuellement le plus conscience, la vie des entreprises multinationales. Et cela concerne aussi les tentatives de construire un ordre mondial, ou même, à une échelle plus réduite, des ensembles supranationaux tels que l’Union européenne. Nous avons cherché à montrer en quoi les questions culturelles interviennent dans ces deux domaines, tout en donnant une première idée de la diversité des conceptions de la vie en société et du gouvernement des hommes que l’on trouve sur la planète, de la Chine et de l’Inde à l’Amérique latine, en passant par l’Afrique et les ÉtatsUnis, sans oublier l’Europe. S’adapter aux réalités C’est sans doute au sein des entreprises multinationales qu’on a le plus cru, il y a une ou deux décennies, à un « dépassement des cultures ». La mise en place de pratiques de gestion réputées universelles, en fait d’inspiration largement américaine, jointe au développement de cultures d’entreprises supposées capables de se substituer aux cultures nationales, devait, pensait-on, conduire à un tel résultat. La pression de la concurrence internationale était supposée imposer, aux quatre coins de la planète, des « best practices » indifférentes aux singularités d’une contrée. Ces idées ont de moins en moins cours. Il est bien apparu à l’expérience que ce qui avait parfaitement réussi ici pouvait se révéler là tristement inefficace. L’expérience asiatique a souvent constitué une source de remises en cause. Dès lors reste à savoir, et on en est pour le moment au stade de démarches largement tâtonnantes, comment s’adapter, tout en en tirant le meilleur parti, aux réalités d’un monde pluriculturel. Comment, sans se laisser piéger par une vision de la culture qui l’assimilerait à des habitudes, bonnes ou mauvaises, que l’on ne peut que subir ou combattre, y voir une manière locale de donner sens, manière sur laquelle il faut d’autant plus s’appuyer que l’on veut innover? Comment, en particulier, concevoir et mettre en place des pratiques de gestion «modernes» adaptées aux cultures des pays les moins avancés économiquement, élément sans doute essentiel de la lutte contre le sous-développement ? les hommes étant fondamentalement semblables, rien de significatif ne saurait les distinguer. Si l’on adopte un tel point de vue il va de soi (et peu importe ce qu’enseigne l’observation du monde) que toutes les cultures sont animées par les mêmes valeurs, ont la même vision des droits de l’homme, sont également propices à la mise en place d’institutions démocratiques, et ce dans la conception de celle-ci qui prévaut dans les sociétés européennes, etc. À une échelle plus restreinte, la construction européenne a voulu résolument ignorer tout ce qui sépare, par exemple, le regard que les cultures qui prévalent en Grande-Bretagne, en Allemagne ou en France conduisent à porter sur l’économie de marché. Si une telle attitude relève de bonnes (on pourrait dire de pieuses) intentions, il n’est pas sûr que les résultats soient à la hauteur de celles-ci. Pour arriver à s’accorder, là comme ailleurs, mieux vaut être conscient de ce par quoi on diffère. Nous verrons combien, en la matière, la confusion entre valeurs et culture est particulièrement dommageable : bien des malentendus peuvent prospérer derrière ce qui paraît un attachement commun aux valeurs réputées les plus universelles. h h h Ce dossier rassemble des textes qui abordent les différences culturelles sous des angles très divers. Trois articles, qui adoptent le point de vue de l’entreprise, font tout d’abord se succéder des regards de dirigeant de groupe international, de chercheur en management et de responsable d’une banque de développement. Les deux articles suivants prennent du recul par rapport à l’action, dans des analyses portant d’une part sur la Chine et d’autre part sur la voie à suivre pour construire une anthropologie comparée à l’échelle du monde. Les trois derniers articles se situent sur un terrain plus politique, en montrant, à propos de l’Inde, combien l’héritage culturel marque les formes politiques « modernes », et en abordant la diversité des visions de la liberté et de l’égalité avec ce qu’il en résulte dans les difficultés que rencontre la construction européenne. n * Auteur de la Logique de l’honneur, Cultures et mondialisation, L’étrangeté française. 1. David Brooks, « Question of Culture », New York Times, 4 mars 2006. 2. Nous avons eu pour notre part l’occasion de l’observer à plusieurs reprises, ainsi à propos des Flamands et des Wallons, ou à propos des Bosno-Croates et des Bosno-musulmans. Être conscient des différences De leur côté, ceux qui gèrent les affaires du monde ont souvent peur d’alimenter un « choc des cultures » s’ils acceptent de reconnaître combien le monde est divers ; ils tendent alors à s’en tenir à l’affirmation selon laquelle, tous LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 7 LES DIFFÉRENCES CULTURELLES Entreprise internationale et diversités culturelles Bertrand Collomb (60), président de Lafarge, membre de l’Institut Le développement international des entreprises les met en contact avec des pays et des sociétés de cultures très différentes. L'expérience de Lafarge éclaire les difficultés, mais aussi les opportunités que présentent les différences culturelles dans notre monde apparemment globalisé. Elles peuvent être gérées dans le respect des différences, mais avec l’affirmation des valeurs et méthodes communes nécessaires au succès de l’entreprise. Beaucoup de progrès sont possibles dans une analyse plus consciente et plus systématique de ces problèmes. E NTREPRISE fondée en 1833 dans la vallée du Rhône, Lafarge fabrique des matériaux de construction, notamment du ciment, des granulats, du béton et des plaques de plâtre, dont le prix à la tonne est faible et ne permet donc pas, sauf exception, de grandes distances de transport. Ils sont vendus localement et utilisés dans un secteur, celui de la construction, où les habitudes sont fortement ancrées et différentes selon les pays et les marchés. Lafarge, dans le premier siècle de son existence, est devenu le leader français de son secteur, tout en développant une forte culture, fondée à la fois sur les qualités reconnues aux ingénieurs français : sérieux, souci du long terme, croyance au progrès technique, et sur un humanisme chrétien correspondant aux convictions de ses fondateurs. 8 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE Le développement international L’entreprise eut très tôt une certaine activité internationale, avec une présence en Angleterre, en Afrique du Nord, et la fourniture de produits pour les travaux du canal de Suez ou la construction de l’immeuble de la Bourse de New York. Mais la vraie confrontation avec les réalités internationales commença en 1955, lorsque Marcel Demonque lança Lafarge, en même temps, au Canada de l’Ouest et au Brésil. Ce développement fut conduit essentiellement par des équipes françaises, d’ailleurs largement composées de «pieds-noirs». Elles furent confrontées aux différences entre les marchés, les types de produits utilisés, les circuits de distribution et les attitudes concurrentielles. Les débuts furent difficiles, mais la croissance des marchés et la ténacité de l’entreprise permirent de surmonter les difficultés. L’aventure de Lafarge au Canada illustre les différentes étapes de l’implantation de l’entreprise dans un pays et une culture différente. Des débuts à Vancouver avec une équipe d’expatriés français dans un style quasi «colonial» mais au cours desquels l’association de personnalités canadiennes fortes fut d’emblée recherchée et obtenue; puis la construction d’une seconde usine à Montréal ; enfin en 1970 la prise de contrôle du premier cimentier canadien, géant un peu assoupi dont les actionnaires canadiens préférèrent le dynamisme de Lafarge. Dix ans pour vaincre les réticences Cette opération fut possible grâce au talent d’Olivier Lecerf, futur président du groupe, qui sut nouer des relations de confiance avec ses interlocuteurs canadiens. Elle donna à Lafarge le contrôle d’une grande organisation, au style canadien anglais très traditionnel. Respectueuse des différences, Lafarge géra cette fusion d’une façon très consensuelle et sans chercher à imposer une véritable intégration. Il fallut près de dix ans pour que celleci se réalise et que s’estompent les résistances de la filiale vis-à-vis de la société mère. Pendant ce temps-là cependant, les influences culturelles s’exerçaient dans les deux sens. C’est au Canada que Lafarge découvrit les techniques de management venues des États-Unis et encore peu présentes en Europe : budget, plan, classification des postes... Revenu en France pour prendre la tête du groupe en 1975, Olivier Lecerf introduira ces techniques dans le groupe, tout en les «francisant», c’està-dire en les rendant moins formelles et plus souples. L’histoire se répéta lorsque Lafarge fit l’acquisition d’un grand cimentier américain : respect des structures, des habitudes et des équipes en place et intégration très progressive. La société acquise était une de ces vieilles sociétés industrielles américaines des années soixante-dix, dont les pratiques de management étaient restées très autoritaires, où le pouvoir des syndicats était fort et bloquait les évolutions technologiques et où les relations étaient conflictuelles. Elle était aussi très peu internationale – le patron de la société n’avait pas de passeport! – et accep- tait assez mal que des Français puissent apporter quelque chose dans le domaine industriel. À l’inverse du Canada, les résultats économiques ne furent pas au rendez-vous, ce qui imposa après quelques années un changement d’attitude, une prise de contrôle plus ferme et une meilleure utilisation du savoir-faire du groupe pour venir à bout des difficultés. Une approche des différences culturelles À partir des années quatre-vingt, le groupe développa considérablement sa présence internationale qui concerne maintenant près de 80 pays. Il fut confronté à des situations très différentes et à des contextes très variés. Ceci l’a amené à réfléchir davantage au problème des différences culturelles et à formuler une approche plus systématique, qui, sans résoudre toutes les difficultés, sert de guide à son action. Nous avons ainsi distingué dans le fonctionnement de l’entreprise ce qui relève des valeurs, ce qui concerne les méthodes de travail et ce qui s’inscrit dans le cadre des cultures nationales. Nous considérons que Lafarge s’est construit sur un certain nombre de valeurs, dont j’ai rappelé plus haut l’origine, et que l’on peut résumer dans le sérieux, l’honnêteté, le sens du long terme, la croyance au progrès et le respect des personnes. Elles correspondent aux choix personnels des dirigeants du groupe qui les ont perpétuées, génération après génération, grâce à une autosélection qui a attiré et fait réussir chez Lafarge ceux qui se sentaient en harmonie avec ces valeurs. Mais elles correspondent aussi aux facteurs de succès d’un groupe très éclaté sur le terrain, où la réussite dépend de l’action locale de nombreux collaborateurs et où la relation avec les partenaires est très importante. Développées dans un cadre français, ces valeurs sont plus ou moins bien adaptées aux cultures de différents pays. Aux États-Unis par exemple, la rapidité de réaction est valorisée bien davantage que le respect des collaborateurs et la « pink slip » par laquelle on peut être prévenu un vendredi de son licenciement à compter du lundi suivant est une pratique qui ne choque personne. Dans d’autres pays, c’est le respect de l’autorité ou l’équilibre entre groupes qui peuvent être les valeurs dominantes. Nous avons cependant décidé que nos valeurs devaient être intégralement maintenues, quelle que soit la culture du pays considéré. Nous avons observé qu’elles correspondent bien aux réalités de notre métier, mais aussi sont bien accueillies par les collaborateurs même lorsqu’elles ne correspondent pas à la culture dominante. Ainsi une approche plus participative du management sera bien accueillie et efficace, même dans une société de culture très hiérarchique. Respecter les cultures locales En même temps, la réalité très locale de nos métiers nous impose un enracinement dans les cultures locales. Vis-à-vis de ses clients ou de son environnement administratif, notre groupe doit être perçu comme appartenant au milieu local. Nos collaborateurs, s’ils doivent partager des valeurs communes, doivent rester profondément ancrés dans leur culture, sans que nous souhaitions qu’ils deviennent un «homo lafargensis» formé sur un moule commun. Ce respect des cultures locales se traduit par exemple au niveau de la langue. La langue locale est bien évidemment la langue de travail de chacune de nos sociétés. Et les expatriés, dont la présence est nécessaire pour mettre en œuvre le savoir-faire international du groupe, doivent faire des efforts pour apprendre la langue locale, même lorsqu’elle est difficile ou que son utilisation ne paraît pas très utile à leur carrière ultérieure. Au niveau intermédiaire entre valeurs communes et réalités locales, il est nécessaire que les collaborateurs du groupe puissent communiquer et travailler ensemble, pour que se LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 9 construise et se partage l’expérience, technique et managériale, qui représente l’avantage compétitif d’un groupe international. Ces méthodes de travail en commun que j’appelle, un peu abusivement, une «culture de travail», ont dû être élaborées et précisées avec le temps. Formaliser les méthodes de travail en commun Dans les premières années du développement international, ce sont les équipes françaises qui étaient les dépositaires de ces méthodes et qui les diffusaient dans le groupe. Ce processus, largement informel, était progressif, fondé sur les contacts interpersonnels et l’expérience accumulée. L’accélération du développement, l’augmentation de la taille et l’implication de cadres de différentes nationalités ont imposé une approche beaucoup plus systématique. Des politiques, des «meilleures pratiques», des guides d’intégration ont été élaborés pour que de nouveaux arrivants puissent comprendre rapidement ce qui est attendu d’eux. Parallèlement se sont développés les outils de communication modernes, qui permettent à la fois des échanges plus rapides, la consultation de bases de données et l’organisation du travail en commun. Mais ils nécessitent aussi un important travail de standardisation. Et ils se heurtent encore parfois à la préférence française pour l’informel, ou le flexible, qui a caractérisé historiquement la culture du groupe. Un programme d’action : « Leader for tomorrow » Mais il a paru important en 2002, après une période de croissance très rapide de Lafarge qui avait entraîné de profonds changements et l’arrivée de nouvelles équipes dans de nouveaux pays, d’aller plus loin et de reformuler notre vision du groupe et de son style de management. Ce projet, que nous avons appelé «Leader for Tomorrow», était une façon d’intégrer des collaborateurs de cultures 10 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE Le problème des langues L’un des aspects de la culture de travail est l’utilisation des langues. Il a été nécessaire de développer l’utilisation de l’anglais pour les échanges et la formulation du patrimoine commun. Le français est resté, avec l’anglais, une des deux langues officielles du groupe. Mais sa place est limitée par l’impossibilité pratique de demander systématiquement aux collaborateurs de nouveaux pays de le parler. Par contre, nous continuons à aider ceux qui veulent parvenir à des postes dirigeants, ou qui sont responsables de réseaux, à apprendre le français, surtout pour qu’ils comprennent mieux la part de la culture du groupe qui est due à ses origines françaises. La mise en œuvre de ces principes, dégagés de l’expérience, a conduit à une approche plus systématique et à des processus d’intégration à la fois plus énergiques et mieux maîtrisés. Dans l’ensemble, nos expériences des années quatre-vingt-dix ont été plus faciles que les précédentes. Même en Chine, après des débuts difficiles, nous avons réussi à construire des équipes chinoises qui savent tirer le meilleur parti des atouts spécifiquement chinois et de l’expérience de Lafarge. différentes, en même temps que d’adapter le groupe à un environnement qui avait beaucoup changé et de préparer le passage à une nouvelle génération de dirigeants. Les principes d’action du groupe, qui existent depuis 1975, avec des mises à jour périodiques, ont été remis sur le chantier. Des groupes de travail ont débattu les points les plus importants. Et, par étapes successives, l’ensemble des 75000 collaborateurs du groupe ont participé à des réunions où le programme « Leader For Tomorrow » a été présenté et discuté. Au terme de cette importante opération, une enquête a été lancée, avec la participation d’un consultant exté- rieur qui assurait l’anonymat des réponses, pour apprécier les réactions et l’opinion de tous les collaborateurs. Le taux de réponse a été de 70%, ce qui est excellent pour ce genre d’enquête. Mais surtout on a pu constater une assez grande homogénéité des réponses sans qu’il soit possible d’y trouver des lignes de clivage selon les pays ou les cultures. Il a été notamment intéressant de constater que les collaborateurs américains qui dix ans plus tôt affichaient un particularisme prononcé et un sentiment d’appartenance au groupe relativement limité, ne se distinguaient plus dans leurs réactions des Européens ou de collaborateurs d’autres pays. Ceux qui manifestaient l’esprit le plus critique étaient finalement les collaborateurs du siège et des fonctions centrales! Comprendre les caractéristiques culturelles Bien entendu, ce résultat, et les efforts déployés pour tenir compte des différences culturelles tout en recherchant une meilleure intégration, ne signifient pas que nous ayons résolu tous les problèmes qui naissent des différences culturelles dans le groupe. Alors que nous comprenions – ou pensions comprendre – assez facilement les caractéristiques culturelles des pays d’Amérique du Nord ou du Sud ou des pays européens, c’est beaucoup plus difficile en Afrique ou en Asie. Or cette compréhension est nécessaire si nous voulons non seulement éviter les difficultés culturelles mais, mieux encore, prendre appui sur les caractéristiques des différentes cultures pour être plus efficaces. Afin de progresser dans cette direction, nous avons fait conduire, notamment par les équipes de Philippe d’Iribarne, des études dans plusieurs pays d’Afrique, du Moyen-Orient ou d’Asie Les résultats de ces études sont intéressants car ils confirment à la fois le décalage qui peut exister entre le discours managérial du groupe et les cultures de ces pays, et en même temps l’importance d’affirmer les principes du groupe, qui correspondent sou- vent à une attente des collaborateurs, même s’ils heurtent les pratiques culturellement acceptées. Dans plusieurs de ces pays les relations de travail sont vécues comme des relations interpersonnelles, marquées par des appartenances familiales ou tribales, ou des préférences supposées, plutôt que déterminées par une rationalité d’objectifs ou de performances. Un entretien d’évaluation est alors difficile à réaliser sans réactions émotionnelles. Et pour celui qui doit prendre une décision, il devient nécessaire de se référer à des règles objectives aussi détaillées que possible afin de ne pas être soupçonné de favoritisme ou d’arbitraire. Ainsi, dans certains cas, nous pouvons être poussés beaucoup plus loin dans le sens d’un formalisme qui serait considéré ailleurs comme bureaucratique. Mais en même temps, le plus souvent, les principes proposés par Lafarge sont intellectuellement acceptés comme un idéal souhaitable et une sorte de leadership moral est attendu de l’entreprise plus que cela ne serait le cas dans un pays occidental. Dans un tel contexte, les managers expatriés qui seraient tentés de composer avec les réalités culturelles locales, doivent au contraire assumer leur rôle de porteur des méthodes du groupe, en comprenant les déterminants culturels sans pour autant accepter de s’y soumettre. Équilibre difficile pour lequel il est sans doute nécessaire de mieux préparer nos collaborateurs. Des traductions différentes Un autre effet intéressant des différences culturelles a été repéré par les chercheurs dans la comparaison des différentes traductions des principes d’action. Ceux-ci ont été originellement rédigés à la fois en français et en anglais, puis traduit en 29 langues. Les versions française et anglaise – ou plutôt américaine – bien qu’elles aient été rédigées par les mêmes personnes, comportent déjà des différences liées aux nuances de la langue et donc au contexte culturel dans lequel celle-ci a été utilisée. Mais des différences plus frappantes ont été constatées dans les traductions réalisées par les équipes locales. Les chercheurs ont ainsi noté que, dans la première version arabe – corrigée depuis – le rôle positif du conflit avait été gommé, car ne correspondant pas à une idée «acceptable» dans le pays où elle avait été faite. Ces études se poursuivent et toutes les conclusions n’en ont pas encore été tirées. Vers de nouveaux défis Comme on a pu le constater à la lecture de ces lignes, Lafarge est loin d’avoir complètement maîtrisé les difficultés, mais aussi les opportunités que présentent les différences culturelles dans notre monde apparemment globalisé. Notre expérience montre cependant qu’elles peuvent être gérées, à la fois, dans le respect des différences et avec l’affirmation des valeurs et méthodes communes nécessaires au succès de l’entreprise. Mais nous pouvons encore faire beaucoup de progrès dans une analyse plus consciente et plus systématique de ces problèmes. Car nous devons être conscients que les vingt ou trente prochaines années, avec l’importance que vont prendre les pays émergents et notamment les pays asiatiques, nous confronterons avec de nouveaux défis. n Tenir compte du passé Dans plusieurs pays aussi différents que l’Allemagne de l’Est, la Grèce, la Jordanie, ou la Chine, Lafarge a acquis des sociétés appartenant à l’État. Nous nous sommes trouvés confrontés, non seulement avec une culture nationale différente, mais aussi avec un passé de l’entreprise marqué souvent par l’absence de contraintes économiques, l’inefficacité et les interférences politiques. Il est alors important de distinguer entre ces différents éléments. Dans l’exemple chinois, la première tâche de l’équipe d’expatriés fut d’établir une exigence de travail et de performance dans une usine où un effectif pléthorique, avec plus de vingt niveaux hiérarchiques, avaient créé des habitudes de léthargie. Sortir des bureaux les « lits de repos » fut un des symboles de cette action « disciplinaire ». Plus tard, en voulant organiser objectifs et entretiens d’appréciation, nos expatriés furent confrontés avec un problème plus profondément culturel : comment faire accepter la perte de face liée à une appréciation négative? Et le débat sur le rôle des expatriés, et leur remplacement par des cadres chinois, a été particulièrement vif. Un cadre chinois notait que, si les étrangers avaient parfois du mal à comprendre les réalités chinoises, du moins la communication avec eux était moins compliquée et plus efficace ! LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 11 LES DIFFÉRENCES CULTURELLES Les entreprises d’origine française à l’épreuve du développement international Jean-Pierre Segal (CNRS-LISE), professeur à l’École nationale des ponts et chaussées et membre de Gestion et Société Le développement international des entreprises implique un double processus d’intégration transversale et transnationale des compétences de leurs collaborateurs. Les disparités culturelles ont un impact beaucoup plus large qu’imaginé au départ. Il ne s’agit plus seulement de tenir compte des us et des coutumes des consommateurs locaux ou de préparer les expatriés et leurs familles à leur futur contexte de vie. Il s’agit aussi de mobiliser de nouveaux partenaires qu’il convient d’apprendre à connaître et à comprendre si l’on entend établir avec eux une coopération durable et fructueuse. La capacité à tisser des rapports de confiance et à mobiliser localement les énergies influence directement la performance globale obtenue par l’entreprise. O N SE PROPOSE ici d’attirer l’at- tention sur l’importance de ces articulations entre faits de culture et faits de gestion dans l’entreprise. On empruntera à un ensemble de travaux menés au sein d’entreprises françaises pour montrer le caractère généralisé des phénomènes en cause, la profondeur de leur ancrage mais aussi la capacité de «faire avec», dès lors qu’au lieu de chercher à faire marcher tout le monde au même pas et sur la même musique, on aura su prendre la mesure du phénomène. Le développement de nouvelles compétences de décodage interculturel 1 sera requis à l’avenir pour permettre aux acteurs impliqués dans le développement international de leur entreprise de s’adapter à cette nouvelle donne. 12 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE Trois coopérations ordinaires à l’international Le débordement aux interfaces « La notion de débordement aux interfaces n’est pas intégrée dans le contexte malais ». Ce n’est pas un entraîneur de rugby qui parle mais bien le responsable pays d’un grand groupe industriel français implanté en Malaisie! Ces propos ne sont pas une boutade lancée à la fin d’un repas bien arrosé; ils sont consignés noir sur blanc dans le commentaire détaillé d’un rapport d’étude qui lui a été remis, analysant les modes de fonctionnement des usines relevant du périmètre géographique sur lequel s’exerce son autorité. Ils prennent, on l’imagine, racine dans une éthique professionnelle prête à ériger en «notion» non pas un éclair isolé de bravoure mais une exigence continue rattachée à un exercice vraiment professionnel de ses responsabilités. Faire réellement (tout) son travail inclut donc pour ce dirigeant confirmé de ne pas hésiter à «monter au créneau», «remuer la fourmilière » et faire fi d’une conception purement défensive du découpage des frontières de ses responsabilités. Cet idéal est très largement partagé en France par tous ceux qui disposent d’un statut suffisamment bien ancré pour être en mesure de le mettre en pratique. Il conduit ceux qui, dans des contextes culturels éloignés s’y réfèrent, à dénoncer un manque d’esprit d’initiative des salariés locaux. Ceux-là sont regardés comme acceptant, avec une forme coupable de complaisance, une dépendance excessive vis-à-vis des consignes reçues de leur hiérarchie et des frontières de compétences définissant leur périmètre de responsabilité. Bien d’autres enquêtes, menées dans les cinq continents au sein des filiales étrangères de groupes français, ont alimenté les mêmes remarques émanant d’expatriés français autour de la question de l’autonomie attendue (en vain) de la part des locaux. Nos compatriotes 1. Sylvie CHEVRIER, Le management des équipes interculturelles, PUF, 2000. éprouvent bien des difficultés à saisir que l’autonomie qu’ils recherchent n’est en réalité qu’un produit culturel issu du terroir dont eux-mêmes sont issus. Cette autonomie-là a peu de chance de pousser spontanément sous d’autres cieux et il n’est même pas sûr qu’on puisse l’y cultiver. Il existe, en revanche, des formes locales d’initiative qui pour se développer ont besoin de réunir un ensemble de conditions qu’il serait bien utile à ces managers français de connaître. Il leur faudra d’abord, pour les découvrir, commencer par se départir des lunettes françaises chaussées sur leur nez. Maintenant, ils sont au courant! Prenons un second exemple. Celuici se passe à un tout autre niveau de la hiérarchie et sur un autre continent. Nous voilà dans une usine nord américaine. Un technicien français de maintenance nous fait faire le tour de l’usine. Parvenu dans un coin reculé de celleci, son attention est attirée par le bruit anormal d’un broyeur dont il estime aussitôt l’intégrité sérieusement menacée. Avisant alors un employé local de fabrication travaillant dans la zone, il l’interpelle pour savoir ce qu’il entend faire à ce propos. Ce dernier lui répond qu’il a bien averti le département de maintenance concerné et même réitéré le jour même sa demande devant l’absence de réaction de celui-ci. Il estime ce faisant avoir fait ce qu’il avait à faire, la responsabilité étant à ses yeux transférée au service compétent. Notre technicien prend alors l’initiative de débrancher l’appareil, sachant que cette interruption ne manquera pas, en interrompant l’alimentation aval du process, d’alerter le poste central qui pilote la fabrication, l’obligeant à prendre des mesures correctives en urgence. « Maintenant, ils sont au courant ! », lance-t-il à son interlocuteur local médusé, en s’éloignant sans même se retourner. Une logique de fidélité Revenons sur ces deux exemples en nous interrogeant du point de vue des locaux, confrontés à cette étrangeté française 3. La dépendance dans laquelle s’installent les personnels malais visà-vis des instructions reçues de la part de leur supérieur n’est pas seulement, comme le croient les expatriés français, liée à leur inexpérience industrielle. Elle s’inscrit dans une logique de fidélité et de protection dont il serait très insécurisant de sortir. Leur initiative risque de rester sans lendemain, aussi longtemps en tout cas qu’elle n’aura pas été relayée par le chef luimême. Il serait, aux yeux des employés malais, beaucoup plus grave de causer tort par une initiative malvenue à l’honneur de son groupe et à la réputation de son chef que de ne répondre qu’imparfaitement aux incitations émanant d’un expatrié français. L’employé local nord américain n’est pas non plus, on le sait bien, dénué d’esprit d’initiative. Mais celle-ci sera nécessairement mobilisée dans le cadre de la représentation qu’il se fait de sa responsabilité. Celle-ci est structurée par l’engagement pris avec son supérieur direct de l’aider à accomplir les objectifs que ce dernier a lui-même reçu du niveau au-dessus. Tenir cet engagement, dans lequel il voit la raison d’être du job qui lui a été confié, est essentiel. Disposé à alerter la maintenance, comme le prévoit d’ailleurs sa fiche de poste, il n’entend pas pour autant faire du zèle au-delà. Il l’entend d’autant moins qu’en agissant ainsi il pénaliserait ses propres objectifs de production. Sans doute serait-il disposé à le faire pour un autre motif, par exemple la mise en danger d’un de ses camarades de travail, mais il ne le fera pas pour la mise en danger d’un équipement relevant d’un autre département. La construction de l’identité professionnelle du technicien français donne au contraire à son geste une valeur noble d’assistance à un broyeur en difficulté. Ne rien faire, à l’inverse, serait assimilé à une forme de lâcheté coupable, quand bien même personne dans l’usine ne pourrait avoir à en connaître. On comprend mieux ainsi pourquoi l’un s’enflamme et l’autre pas. Convaincre en débattant Quittons maintenant les rudesses de l’univers industriel et transportonsnous dans celui plus douillet d’une conference call tenue entre les représentants locaux de plusieurs pays associés à la mise en œuvre d’un contrat de fourniture de services de télécommunications. Tous travaillent de concert pour gérer l’ensemble des consommations d’un gros client professionnel lui aussi déployé internationalement. Le responsable français de ce Convaincre ou agir Au-delà des oppositions classiques entre le niveau local et le siège, une vraie différence culturelle se manifeste ici. En revenant de façon récurrente sur la logique interne des actions qu’il demande à ses troupes de mettre en œuvre, le responsable est, dans un contexte français, parfaitement dans le rôle attendu par ses équipes qui demandent à être rationnellement convaincues avant de s’engager. Les Français font part de leur étonnement à voir leurs collègues américains discuter aussi peu souvent les consignes qu’ils reçoivent de leur chef ou les demandes exprimées par leurs clients. Leurs compatriotes sont habitués au minimum à demander aux uns et aux autres des explications en sorte d’être pleinement convaincus avant d’agir. Ils n’hésitent pas non plus à avancer leurs arguments visant à « éduquer » le client ou à « convaincre le chef ». Cette mise en perspective est, en revanche, mal comprise hors de France. Elle pourra même passer pour de l’arrogance ou pour le résidu indécrottable d’une ancienne culture de monopole public. Les deux parties qui dialoguent à distance de part et d’autre de l’Atlantique mesurent mal à quel point chacune peut, sans s’en rendre compte, frustrer l’autre partie. Les Français, toujours à l’affût d’éléments nouveaux, propres disent-ils à « lever un lièvre » et donc à les rendre « plus intelligents » restent désespérément sur leur faim. Les Américains aspirent simplement à voir leur coordinateur lever les obstacles qui limitent leur action immédiate. Ils se sentent entravés dans leur capacité à « gérer eux-mêmes » les affaires qui les concernent. LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 13 programme sollicite chaque semaine ses partenaires locaux et leur demande de bien vouloir remonter et partager les problèmes du moment. Il en profite pour rappeler à nouveau l’esprit du programme, insistant sur les vertus d’un partage aussi large que possible des difficultés rencontrées localement dans les relations avec les filiales locales du client. Silence radio. Gérés selon une logique qui les incite à concentrer leurs efforts sur la partie de leur activité générant des revenus (dont dépendent aussi bien une partie de leur rémunération que la suite de leur parcours dans l’organisation), les partenaires anglo-saxons du projet ont probablement moins de temps et surtout moins de goût pour la mise en perspective et le débat visant à améliorer la compréhension par chacun des enjeux communs. Dans leur vision du monde, c’est le rôle du manager ou du leader de définir le chemin à suivre et de formaliser ses attentes en une succession d’étapes et d’objectifs précis. Plutôt que de l’entendre disserter sur l’esprit du programme et les leçons pouvant être tirées de ses débuts, ils aimeraient l’entendre répondre aux questions prosaïques qu’ils posent à leur état-major. Mieux comprendre et se faire mieux comprendre Que nous apprennent ces anecdotes et quel parti peut-on en tirer ? On peut admettre que notre responsable pays de Malaisie, notre technicien expatrié aux États-Unis et notre chef de projet basé en France s’efforcent chacun d’exercer leur métier du mieux qu’ils peuvent. Il est clair également qu’ils fondent leurs pratiques sur des convictions profondes avec lesquelles ils ne sont pas prêts à transiger. Il n’en reste pas moins qu’ils éprouvent chacun bien des difficultés à se faire comprendre et, plus préoccupant pour leur entreprise, que leur comportement s’expose à être regardé localement au mieux comme « étrange » et au pire comme scandaleux. Que manque-t-il donc aux Français de nos trois histoires pour mieux comprendre leurs partenaires étrangers et, surtout, se faire mieux 14 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE comprendre d’eux ? Quels sont les risques attenants à cette méconnaissance de leur singularité culturelle et quels moyens faudrait-il mettre en œuvre pour les contenir ? Des spécificités très étendues Ces singularités françaises s’observent dans bien d’autres facettes du fonctionnement des entreprises. Un manager français, pour qui la référence au métier est centrale, aimera à considérer que ses subordonnés sont de « grands garçons » qui n’ont pas besoin d’être «pris par la main». Si tel est bien le cas, il entourera ses pratiques de délégation et de contrôle d’un caractère beaucoup plus informel (mais non moins exigeant) que ne le prescrit l’orthodoxie managériale. La prise de décision 4, qui sous d’autres cieux constitue un processus très fortement ritualisé en sorte de pouvoir s’appuyer ensuite dans sa mise en œuvre sur un consensus officialisé en réunion, est construite dans la tradition française comme l’aboutissement d’un processus de débat contradictoire au cours duquel la «vérité» émerge progressivement grâce à la prise en compte des objections successivement apportées par des protagonistes pugnaces. L’arbitrage finalement arrêté par une autorité tranchant «au-dessus de la mêlée» pourra être facilement révisé, toujours au nom d’une rationalité argumentée, contrairement à d’autres contextes où sa remise en cause serait interprétée comme un abus de pouvoir et un camouflet infligé à tous ceux ayant su sagement se ranger à la décision commune. Le rapport au client est pensé davantage en termes de partenariat, encourageant le fournisseur à travailler la demande du client pour l’améliorer si possible et ce faisant mieux le servir, qu’en termes de diligence et d’efficacité dans la livraison de ce qui a été spontanément demandé. L’exigence d’être convaincu pour bien agir et la satisfaction d’avoir pu faire valoir ses compétences pour enrichir la demande adressée s’expriment de la même manière à l’égard du supérieur hiérarchique ou du client. Une performance nuancée Ces exigences que les Français se fixent à eux-mêmes sont-elles vraiment les garantes d’une performance supérieure? Beaucoup chez nos partenaires étrangers en doutent, qui ne font que mesurer l’écart entre ces pratiques et convictions originales et une orthodoxie anglosaxonne posée en dogme. La réponse à la question semble à tout le moins mériter nuances. S’agissant des décisions, notre manière de faire est sans doute plus fructueuse pour les «grandes décisions» que pour les petites où notre goût de la discussion peut engendrer des délais ou des raffinements inutiles. De même, notre souci de « conseiller le client » est mieux reçu et plus légitime quand il s’agit de biens ou de services particulièrement élaborés tandis que sur des produits standardisés ce zèle peut s’avérer inutile et malvenu. Une conscience limitée de notre singularité Les salariés français n’ont en général qu’une conscience limitée de l’originalité de leur façon d’agir et de son impact sur le déroulement des coopérations internationales. L’imbrication évidente des facteurs organisationnels et culturels ouvre, en effet, bien d’autres pistes, toutes valides, pour rendre compte de ces difficultés. L’universalisme français est plus à l’aise dans l’application à ces nouvelles situations de travail de grilles de lecture «classiques» et «éprouvées» que dans leur interprétation en termes d’habitus culturel ancré dans une longue histoire que notre modernité n’a manifestement pas effacée. Il serait excessif d’affirmer que les différences culturelles nationales sont ignorées mais elles tendent à être fortement relativisées. Il arrive fréquemment qu’elles soient hâtivement assimilées à d’autres différences, telles celles qui séparent les différents métiers ou les différentes filiales d’un groupe, dont les effets, déjà expérimentés par ailleurs, sont regardés comme maîtrisables. La différence culturelle est d’abord assimilée à sa dimension identitaire (se représenter soi-même comme Français et être perçu par les autres comme tel), susceptible d’évoluer au contact des autres, et, secondairement, à des manières de faire, elles aussi susceptibles d’être transformées. Cette représentation tendra à accorder un statut résiduel aux explications proprement «culturelles» des difficultés rencontrées dans les coopérations internationales. Des managers sceptiques à l’égard du poids des cultures nationales préféreront concentrer leurs efforts sur ce qu’ils regardent comme les données «objectives» de la situation. Former les acteurs au bon usage des langues, établir des glossaires, clarifier les organigrammes et actualiser les bases de données permettant aux équipes internationales d’identifier plus vite les contextes de travail de leurs collègues étrangers, deviennent alors des priorités regardées comme plus urgentes que s’engager dans une sensibilisation des membres de ces équipes internationales de travail à une dimension culturelle perçue comme difficile à cerner. Bien des cadres internationaux, qui déclarent se sentir plus «proches» de leurs homologues étrangers que de leurs compatriotes exerçant un autre métier dans une autre filiale, font bon marché des repères communs qu’ils mobilisent, de concert avec ces compatriotes dont ils se déclarent éloignés, pour «gérer» leurs différences, dissiper leurs malentendus et réguler leurs conflits. L’exposition à de nouveaux risques Le développement international des entreprises mobilise aujourd’hui une fraction de plus en plus importante des salariés aussi bien parmi la maison mère qu’au sein des filiales. C’est l’ensemble de l’entreprise qui est concerné par un double processus d’intégration transversale et transnationale des compétences de ses agents. La séparation usuelle entre la dimension «technique et organisationnelle» (comment coordonner les efforts des parties prenantes) et la dimension «gestion des ressources humaines» (comment les inciter à coopérer ensemble) ne peut être conservée plus longtemps. À ne pas le faire, les entreprises internationales s’exposent à des risques d’autant plus pernicieux qu’il existe généralement peu de signaux avant-coureurs des ruptures de confiance qui se manifestent entre la culture dominante, héritée généralement de la maison mère, et les autres cultures auxquelles continuent à se référer les collaborateurs recrutés sur d’autres continents. L’écueil le plus redoutable qui menace désormais ces coopérations ordinaires n’est pas, comme on pourrait l’imaginer, le conflit (qui aurait au moins le mérite d’alerter les responsables) mais bien le retrait. La plupart des acteurs impliqués dans ces coopérations hésitent à se plaindre ouvertement, craignant qu’une telle attitude (dont ils ignorent comment elle serait comprise et accueillie) n’empire la situation. Dans le même temps, l’éloignement géographique accorde une étonnante impunité à tous ceux qui ne souhaitent pas s’impliquer dans ces fonctionnements transversaux audelà de ce qu’ils souhaitent. Les démissions surprises de certains collaborateurs ne sont pas seulement dues, comme certains voudraient le croire, à l’attraction exercée par quelques dollars de plus mais bien souvent au sentiment de ceux qui s’en vont de ne pas avoir pu exercer leur responsabilité en accord avec leurs convictions. Pour une sensibilisation renforcée La tentation est grande pour les entreprises d’origine française d’afficher leur stature internationale en accordant l’ensemble de leurs faits et gestes aux standards «internationaux». Bien des données objectives de leur situation les y engagent, à commencer par les analystes financiers ou les fabricants de progiciel de gestion. Elles sont, dans une telle perspective, faiblement incitées à s’interroger sur ce qui, dans les attitudes et les comportements de leurs collaborateurs, est susceptible de déconcerter ou parfois de scandaliser leurs partenaires étrangers. Pourquoi, au fond, ne pas faire sienne l’idée, qu’à l’image de l’anglais qui sert aujourd’hui de langue de communication entre les équipes de travail du monde entier, les règles, les mœurs et les usages anglosaxons pourraient demain tenir lieu de mode de coordination et de système d’incitation qui s’étendraient à la planète entière? Ne voit-on pas déjà les nouvelles élites du continent asiatique se former massivement au management à l’anglo-saxonne et emboîter le pas aux élites européennes déjà largement converties? À supposer qu’elle parvienne à pénétrer les esprits et les cœurs, cette convergence en devenir aurait tôt fait d’aligner les repères. Les exemples qu’on a fournis montrent qu’il y a encore loin de la coupe aux lèvres. La distance qui sépare la réalité des apparences n’est pas moindre aux quatre coins du globe où partout les spécificités culturelles doivent être prises en compte pour réellement saisir les leviers et les contraintes pesant sur la mobilisation des énergies locales et leur coordination. Est-on bien sûr que ces nouveaux managers des pays émergents, parlant anglais et utilisant un vocabulaire managérial standardisé, aient fondamentalement modifié leurs manières de gérer leurs propres équipes 5 ? Afficher sa volonté de respecter l’identité culturelle de ses partenaires locaux est une noble posture. Encore convient-il de s’en donner réellement les moyens. Un effort considérable de recherche et de développement est requis, à l’image de celui engagé il y a bien longtemps pour développer des connaissances sur les comportements étranges des consommateurs des pays où les entreprises internationales ont cherché à s’implanter. Certaines grandes entreprises françaises l’ont bien compris qui se sont engagées de façon pionnière dans une telle voie. n 3. Philippe d’IRIBARNE, L’étrangeté française, Seuil, 2006. 4. Philippe d’IRIBARNE, « Comment s’accorder : une rencontre franco-suédoise » in Philippe d’IRIBARNE, Alain HENRY, Jean-Pierre SEGAL, Sylvie CHEVRIER, Tatjana GLOBOKAR, Cultures et Mondialisation, Points Seuil, 2002. 5. Jean-Pierre SEGAL, « Cultures et management : la nouvelle donne de la mondialisation » in Revue Économique et Sociale, Lausanne, septembre 2005. LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 15 LES DIFFÉRENCES CULTURELLES Quelle bonne gouvernance dans les pays en voie de développement (PED) ? L’EXEMPLE DE L’AFRIQUE Alain Henry (73), directeur à l’Agence française de développement, chercheur associé à Gestion et Société (CNRS) Les pays en développement peuvent se caractériser par leur gestion peu performante. Le poids des traditions semble s’y opposer durablement aux logiques d’efficacité économique. Cette difficulté se manifeste aussi bien dans la gestion archaïque des entreprises que dans la défaillance des services administratifs. Elle a conduit à s’interroger sur l’hypothèse d’un déterminisme culturel s’opposant aux performances économiques. Mais les démonstrations s’avèrent erronées. Si un lien existe c’est celui d’une cohérence éventuelle entre les logiques culturelles et les formes d’organisation économique. Il existe ainsi en Afrique subsaharienne des entreprises performantes. Elles appliquent naturellement des principes universels de « bonne gouvernance ”, mais elles le font selon des manières qui leur sont propres, parfois inattendues pour un regard étranger. La prise en compte des spécificités culturelles dans la construction institutionnelle reste largement absente des propositions des organismes internationaux. L’abandon d’une démonstration erronée La question d’un lien entre la culture et les performances économiques a été initialement ramenée à celle d’un déterminisme culturel. La culture y était considérée comme un système de «valeurs» qui orientent les comportements. Dans cette perspective, on s’est interrogé sur l’absence de certaines «valeurs», tour à tour, l’esprit d’entreprise, le sens de la 16 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE prévision ou de l’épargne, voire le respect des règles, l’assiduité au travail, etc. En même temps, on a voulu voir des « valeurs » spécifiques aux pays en développement, à l’image de la notion mal définie de «solidarité africaine». Dans les années 1970, certains auteurs ont cru ainsi démontrer que l’échec des pays asiatiques était dû aux «valeurs» du confucianisme et du bouddhisme. Puis, quelques années plus tard, d’autres chercheurs ont cru expliquer le décollage impressionnant de ces mêmes pays à partir… des mêmes «valeurs». Un simple rapprochement entre ces travaux a mis fin à toute velléité de démonstration. En réalité ce sont les postulats initiaux qui s’avèrent faux. Pas de fatalité culturelle D’une part, la notion de «valeurs» spécifiques conduit à une impasse. Cette conception de la culture, héritée des fondateurs de la sociologie, a été contredite par leurs successeurs. Les grandes « valeurs » – de solidarité, de dignité, d’équité, etc. – sont uni- verselles; et la «solidarité» n’est pas en soi une valeur africaine! Pas plus que le clientélisme ou la corruption n’y sont spécifiques. Ce sont plutôt des dérives universelles de la nature humaine. D’autre part, l’hypothèse des comportements découlant automatiquement des valeurs ne tient pas. Dans toutes les sociétés, une règle peut être considérée comme sacrée ou au contraire comme peu respectable : cela dépend du contexte. En France, le respect de l’heure est inégalement respecté. Toutefois il n’est guère imaginable d’être en retard pour une réunion présidée par un supérieur de rang élevé. En Afrique, il est inacceptable d’arriver en retard à une réunion de tontine 1. En fin de compte, il existe assez d’évidences pour indiquer qu’il n’y a pas de fatalité culturelle, qui mènerait certains pays à l’échec et d’autres au succès. Le danger des bonnes pratiques Faute de savoir éclairer l’impact des cultures, les leçons de gestion qui sont répandues aujourd’hui autour de la planète ne parlent plus que de recopier les « bonnes pratiques » universelles (résumées en quelques principes de « gouvernance »). Cependant chacun continue d’apercevoir dans les pays en développement des comportements qui font obstacle à une économie moderne. Ici, on repère un management hiérarchique, aux antipodes des discours sur l’empowerment et l’initiative. Là, on voit un respect approximatif des contrats, reposant sur une forte part d’informel et de facteurs relationnels. Devant de tels constats, des anthropologues de la Banque mondiale vont jusqu’à considérer que la réduction de la pauvreté passe par la suppression de certaines traditions, par exemple « par la destruction » au Népal du système de castes. Il faut donc reprendre à la base la question ancienne du lien entre les «cultures» et le «développement». Pour cela il faut revoir ce que l’on entend par culture et mieux comprendre la manière dont elle interfère avec la vie économique. L’idée trompeuse de « solidarité africaine » À la suite de l’anthropologie moderne, il s’agit de concevoir les cultures comme des manières de donner sens à un ordre social. Chaque société a des logiques d’interprétation qui structurent les liens entre l’individu et le groupe. La manière de faire valoir telle ou telle valeur universelle y est spécifique. D’une culture à l’autre, une même situation revêt des significations différentes, voire inverses. En France, le fait «d’élever la voix» signifie que l’on veut parler au nom de l’intérêt général ; en Afrique, c’est au contraire risquer de n’être pas pris au sérieux, en donnant un signe de colère ou de malveillance. L’idée, très répandue, d’une «solidarité africaine » paraît justifiée, si c’est pour indiquer qu’il existe des formes singulières de solidarité (la famille «élargie», la force des devoirs d’amitié, etc.). Au-delà, elle est peu éclairante et même trompeuse. D’une part, cette solidarité est dénoncée par les intéressés comme un « impôt communautaire » vécu comme un «calvaire». On est loin d’une «valeur» positive. D’autre part, on ne voit pas ce qui en limite l’application, sauf à laisser croire qu’il s’agit d’une merveilleuse générosité illimitée ! Or les sociétés africaines donnent aussi une large part aux intérêts individuels. Il est paradoxal que ceux qui dénoncent cette solidarité continuent d’en pratiquer des formes particulièrement poussées (par exemple, en favorisant l’avancement d’un proche). On ne voit pas comment perdure un système d’entraide tant décrié. Pour l’expliquer, il faut saisir la signification que peut prendre un refus d’entraide et les soupçons qu’il suscite. Dans un livre autobiogra- Un refus d’entraide Une attachée commerciale refuse – avec maintes précautions – d’accorder un passe-droit à une personnalité politique qui ne paye pas ses factures d’eau. L’attitude de la commerciale est ressentie immédiatement par son interlocuteur comme un refus inquiétant, comme un signe de mauvaise volonté, voire de malveillance. Son refus déclenche en retour des «menaces» du client (si la commerciale n’obtempère pas, elle risque de perdre son emploi). Mais celle-ci, avec force manifestations de bienveillance (respect ostentatoire, flatteries, prompte soumission), arrive à faire comprendre, non pas qu’elle ne veut pas, mais qu’elle ne peut pas du fait notamment des contrôles informatiques. Elle calme les sentiments de son interlocuteur, au point que celui-ci finit par payer sur le champ et fait à son tour assaut d’amabilités et de gentillesses. Ce récit est significatif des logiques locales d’interprétation. phique 2, le président de la société ivoirienne des eaux en donne plusieurs illustrations (voir encadré). L’importance de la bonne entente et des intérêts Au-delà des différences entre pays africains 3, on y observe des conceptions à bien des égards semblables de la vie en société. On y retrouve une grande importance donnée à la qualité des relations, ainsi qu’à une expression assez crue des intérêts individuels. Une bonne relation y est une condition de coopération professionnelle (contrairement à un univers occidental où elle n’est qu’un « plus », les rapports étant fondés d’abord sur des règles professionnelles). Le fait de «bien s’entendre» permet de traiter les problèmes en « amis » (le mot a ici une acception plus large qu’ailleurs). Inversement le fait de ne pas bénéficier d’un lien autorise une méfiance, qui se ressent à la moindre difficulté. LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 17 On voit alors surgir le soupçon de «méchanceté», «d’appétits cachés», voire d’une «volonté gratuite de nuire». tifs de gestion, dans la mesure où ils prennent sens dans leur propre contexte. cès 4. Certes elles appliquent des règles de gestion universelles, mais selon des modalités plutôt singulières. Les sociétés africaines accordent également une grande place à l’expression des intérêts, qu’il est préférable de mettre en lumière. Un proverbe camerounais rappelle que «la chèvre broute autour du piquet » (c’est-àdire son appétit s’étend autour d’elle, limité seulement par ce qui l’entrave). On rencontre une grande méfiance à l’encontre de ce qui se trame par-derrière (notamment ce que les individus ont derrière la tête). Chacun est supposé agir en défendant ses intérêts; et inversement on ne peut guère s’attendre à du zèle de la part de ceux qui n’ont pas d’intérêt à une affaire. Le fait d’avoir de bonnes relations n’est pas incompatible avec une logique d’intérêts, au contraire. L’entraide ne résulte pas de l’effet englobant d’une «valeur» africaine, mais de la crainte des volontés néfastes. Les dispositifs d’organisation jouent alors un rôle essentiel. Le fait pour notre attachée commerciale de prouver sa volonté docile (prouver qu’elle ne peut pas à cause des contrôles informatiques) permet d’aboutir au résultat de gestion escompté. Ces entreprises suivent naturellement des principes de bonne gestion : fiabilité des procédures, niveau des salaires, motivation des personnels, principes de reporting, etc. En même temps, en regardant de près la manière dont elles s’y prennent, on y trouve des dispositifs particuliers, dont la portée est considérable pour responsabiliser les personnes et faciliter leur collaboration. L’étude de plusieurs cas nous a montré que l’on y trouve une utilisation intensive des manuels de procédures, du contrôle interne et de la formation continue. Pour ou contre Les décisions de gestion sont lues comme ayant été prises « pour » quelqu’un ou « contre » lui. L’amitié est vue comme « la première des richesses », source de collaborations fructueuses. On oscille cependant entre des confiances personnelles fortes et une critique âpre des intérêts cachés qui stérilisent tout, source de méfiance. Les logiques d’interprétation opposent le fait de se comporter en « ami » ou en « malveillant ». Dans son livre, le président ivoirien oppose, dès la première page, les «véritables amis de l’Afrique» qui, au-delà des échecs, veulent encore y croire ; et ses «irréductibles ennemis [qui] profitent de toutes les occasions pour réduire à néant le vieux continent ». C’est à partir de ces logiques qu’un grand nombre de situations prennent sens. L’effet déterminant des dispositifs de gestion Une telle conception de la vie en société ne prédétermine pas les comportements. Elle organise la manière de leur donner sens. Les comportements peuvent être incités par les disposi18 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE Dans chaque culture, certaines situations restent plus difficiles à gérer. Par exemple l’introduction en Afrique des systèmes d’évaluation des performances reste une source de difficultés. Dans un univers américain, l’évaluation est vue comme l’issue normale d’une collaboration – la meilleure façon d’être quitte et une occasion de progrès personnel. En France, elle comporte le risque d’un sentiment d’intrusion du supérieur dans la conscience du subordonné, avec ce que cela implique d’impression infantilisante ; elle reste toutefois menée par référence à des normes professionnelles. En Afrique, l’évaluation est vite interprétée en fonction de la relation qu’entretiennent l’évalué et l’évaluateur. La mauvaise gestion dans les PED ne tient pas tant à l’obstacle de «valeurs» peu propices au développement. Elle résulte plutôt d’une organisation inadaptée à la manière dont les situations prennent sens. Les méthodes de gestion doivent protéger des interprétations négatives, notamment lorsque les personnes doivent agir à l’encontre d’autrui. Elles doivent aussi aider à faire valoir les manifestations de responsabilité dont ces logiques sont porteuses (agir avec bonne volonté). Des entreprises performantes en Afrique subsaharienne La cohérence des systèmes de gestion avec les logiques culturelles est en effet déterminante. On trouve dans les pays en développement – notamment en Afrique – des entreprises à suc- La formalisation écrite des procédures est recommandée par les standards internationaux (normes ISO). Toutefois les entreprises africaines performantes en font un usage particulier. Les documents comportent un luxe de détails impressionnant, précisant le rôle des individus, les moindres contrôles à effectuer, les bons comportements, etc. 5 La nécessité de tels manuels est perçue comme évidente. La différence est frappante avec les entreprises françaises où cet outil a une image souvent peu opérationnelle et où l’on se vante volontiers de les ignorer. Il ne s’agit pas de penser que les procédures sont mieux respectées en Afrique. Comme ailleurs, cela dépend des circonstances. Mais l’intérêt qu’on leur porte est différent. La précision des documents, le contenu des explications, le fait de les respecter n’ont pas la même signification. Le sens des responsabilités invite à s’y plier volontiers. Enfin à condition de veiller à une application systématique, ils servent à justifier les contrôles (qui ne sont plus alors le fait d’une mauvaise intention). Les manuels de procédures sont une forme d’organisation moderne. Mais leur contenu est ici cohérent avec ce qui est socialement attendu. Ils ne sont pas sans rappeler les règlements minutieux des tontines camerounaises 6. Ils font aussi écho à la vie très ritualisée des sociétés africaines. La place accordée à l’audit interne est également cohérente avec cette conception. Elle encadre la valeur systématique des procédures. L’auditeur apparaît comme un tiers extérieur, chargé de déceler les mauvais comportements et les menées invisibles. Selon cette logique, le président de la société ivoirienne n’hésite pas à ériger le principe de « séparation des fonctions » en «règle d’or du management». Le morcellement des tâches, ressenti ailleurs comme démotivant, devient ici un élément de motivation. Elle protège chacun des pressions. La formation joue également dans les entreprises africaines un grand rôle, au-delà de son contenu technique, pour favoriser les liens d’amitié et expliquer les bons comportements. Tandis que certains outils de gestion peinent à s’appliquer, comme l’évaluation des performances, d’autres trouvent de singuliers développements. Ils bénéficient de la force des loyautés personnelles. En même temps leur contenu normatif protège du risque de voir cette rationalité relationnelle l’emporter sur les logiques économiques. Une démarche de construction institutionnelle qui n’en est qu’à ses débuts Il n’est donc pas question d’un déterminisme culturel sur les comportements économiques. Il faut lui substituer l’idée d’une cohérence possible entre la culture et les institutions, susceptible d’orienter les comportements. Une étude de prospective africaine 7 considère comme élément critique des scénarios positifs d’une part la capacité du continent à mettre la richesse relationnelle au service des rationalités économiques tout en évitant ses excès, d’autre part la capacité à établir un cadre favorable à la compétitivité des entreprises. Il y a en réalité un lien entre ces deux conditions. C’est au cadre institu- tionnel de faire en sorte que les logiques relationnelles soient favorables aux logiques économiques. Cela suppose qu’il soit conçu par rapport aux logiques culturelles. Au-delà de l’Afrique, des constats similaires peuvent être faits dans d’autres pays en développement 8. L’application de la démarche n’en est qu’à ses débuts. Il est plus aisé de l’appréhender au niveau concret des entreprises, plus facile à observer. Cependant elle peut être étendue au niveau global de ce que l’on nomme la « construction institutionnelle ». Le renforcement des « capacités institutionnelles» est un aspect central de l’aide au développement. Mais selon la définition qu’en donnent les experts, en particulier la Banque mondiale, cette capacité est implicitement réduite à deux aspects : d’une part, mettre en place des structures institutionnelles conformes aux principes de gouvernance, d’autre part, former les individus qui doivent en occuper les nœuds. Cependant on semble ignorer totalement la question de la forme de ces institutions, comme élément critique de l’efficacité institutionnelle. Il existe dans les PED de nombreuses entités qui disposent de personnels bien formés. Pourtant ceux-ci semblent pris dans des logiques collectives contraires aux logiques économiques. Il faut en effet s’intéresser à la forme des institutions et à leur capacité à faire sens dans leur contexte culturel. les faits sociaux avérés, qui sont actuellement traités comme des détails atypiques ou secondaires. La culture n’est pas un paysage devant lequel on dresserait une organisation économique (plus ou moins universelle). Elle est le matériau avec lequel celle-ci doit se construire. En servant à organiser le lien social, elle peut accroître l’efficacité économique. n 1. A. HENRY, G. H. TCHENTÉ, P. GUILLERME, Tontines et banques au Cameroun, Éd. Karthala. 2. M. Zadi KESSY, Culture africaine et management de l’entreprise moderne, Éd. Ceda. 3. Voir pour le Tchad et le Sénégal, P. d’IRIBARNE, « L’AFD et ses partenaires, la dimension culturelle », Document de travail de l’AFD ; pour le Cameroun, A. HENRY, « La révolution des procédures au Cameroun », in P. d’IRIBARNE, Le Tiers-monde qui réussit, nouveaux modèles, Odile Jacob; pour la Côte-d’Ivoire, A. HENRY, «Chronique d’un management africain», Gérer et comprendre, juin 1999 ; pour le Mali, A. HENRY, « La générosité ne suffit pas : Nioro du Sahel, les raisons d’une discorde », in S. MICHAILOFF (dir.), À quoi sert d’aider le Sud ? 4. P. d’IRIBARNE, Le tiers-monde qui réussit, op. cité. 5. A. HENRY in P. d’IRIBARNE, Le tiers-monde qui réussit, op. cité. 6. A. HENRY et alii, Tontines et banques au Cameroun, op. cité. 7. Afrique 2025, Quels futurs possibles pour l’Afrique au sud du Sahara ? Alioune SALL (dir.), Futurs africains, Karthala 2003. 8. P. d’IRIBARNE, op. cité. Tant que les explications sur la construction institutionnelle en restent au niveau des généralités, on ne perçoit pas les malentendus : on s’en tient alors à ce que les lois économiques reflètent d’une nature humaine universelle. Mais lorsque l’on regarde de plus près les détails concrets et la compréhension que les acteurs en ont, les questions n’ont plus de réponse universelle. Elles doivent s’énoncer au sein d’une vision locale de la vie en société. La méthode pourrait consister à faire preuve de réalisme sociologique, en prenant en considération LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 19 LES DIFFÉRENCES CULTURELLES Le pouvoir en Chine Entretien avec François Jullien, professeur à l’université Paris Diderot, et directeur de l’Institut de la pensée contemporaine par Geneviève Felten et Philippe d’Iribarne La grande alternative de la pensée chinoise dans le politique, c’est « ordre » ou « désordre ». Cette notion d’ordre en induit une autre, qu'on traduit par « rites », autrement dit la régulation, façon de maintenir l’ordre à travers la durée et au sein du changement. Les Occidentaux séparent le religieux, le politique, la morale. La Chine, elle, offre une forme de pensée cohérente qui n’a pas fait ces séparations, et dont la cohérence même vient du fait qu’elle n’a pas séparé. Dans cette sorte de globalité qui s’appelle « raison par conformation », la liberté, au sens d’émancipation, a du mal à venir. La grande force de l’Occident, c’est l’idée de modélisation. Du côté chinois, c'est celle de régulation. Beaucoup d’idées circulent sur la société chinoise. Certains la voient comme très communautaire, d’autres comme très individualiste. Pour votre part, quels liens faites-vous avec les formes proprement politiques ? Ce rôle du pouvoir chinois, ce mélange… ou ce qui donne l’impression, de l’extérieur, d’un mélange de force de la structure et de vigueur de l’individualisme… comment appréhendezvous cela? J’évite de passer d’emblée par ces catégories générales qui seraient individualiste, holiste. J’ai souvent entendu dire, souvent par les Chinois eux-mêmes : « Les Grecs, les Européens, sont du côté de l’individuel, les Chinois du côté du collectif.» C’est faux, rien n’est plus collectif que la Cité de Platon et la catégorie de l’individuel existe en chinois classique. Donc, j’éviterais de passer par ce genre de catégories, toutes européennes. François Jullien : 20 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE Dépayser la pensée La Chine n’est pas l’inverse ou l’opposé de la pensée européenne. Car, si on la pense ainsi, on en fait toujours l’autre du même, c’est-à-dire le même renversé, donc on reste chez soi. Il y a cette difficulté que j’ai appelée «dépayser la pensée», décatégoriser, au fond, redéplier ce que nous avons plié, nous, intellectuellement, pour avoir un plan de travail commun avec la pensée chinoise. Sur la question du politique, l’écart essentiel est que la Chine n’a jamais constitué des formes du politique, comme dans la position grecque, déjà présentes chez Hérodote, puis chez Platon, Aristote, puis chez nous, chez Montesquieu… il y a des formes du politique dans «penser l’affaire politique», au sens de la politeïa, du «vivre ensemble », à partir de formes plurielles strictement politiques, comme «monarchie», «oligarchie», «démocratie», «les bons régimes», «les mau- vais régimes» et la comparaison entre eux. En Chine, et c’est là, la difficulté, il n’y a pas des formes du politique, il n’y a qu’une conception du politique et qui, étant seule, ne s’est pas abstraite à titre de forme. C’est ce qu’on appellera «la voie royale», la «monarchie» ou plutôt, en chinois, wangdao, la voie royale : le pouvoir d’un seul, avec tout un appareil, bien sûr… Il faut en tenir compte pour comprendre la Chine d’aujourd’hui et son parti communiste dans un régime hypercapitaliste. Ce qui fait barrage à l’avènement de ce qu’on appelle, nous, la démocratie est qu’il n’y a qu’une forme de politique, pas une forme, un régime, non seulement centralisé, mais monopolisé. Le parti, alors qu’il n’y a plus du tout d’idéologie socialiste en Chine, garde cette fonction de monopolisation du politique, qui a en vue une chose essentielle encore aujourd’hui : assurer l’ordre. La grande alternative de la pensée chinoise dans le politique… c’est «ordre» ou «désordre», zhi ou luan, le bon prince, le mauvais prince. Tout se conçoit à partir de cette notion d’ordre, qui en induit une autre, intraduisible, mais, dont on sait bien, dont Montesquieu dit bien, qu’elle est la chose chinoise et qu’on traduit par «rites» – terme évidemment très inadéquat. Dans l’Esprit des lois, chapitre XVII, livre XIX il dit : «Propriété particulière au gouvernement de la Chine» (vous voyez, la question nous tient depuis trois siècles…) : «Ils confondirent la religion, les lois, les mœurs, et les manières; tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu. Les préceptes qui regardaient ces quatre points furent ce qu’on appela les rites.» Donc, du religieux au moral en passant par le politique, toutes nos catégories de base se trouvent déplacées, retravaillées, décatégorisées par quelque chose qu’on désigne unitairement en Chine par rites. Un mode de régulation Ce qu’on entend par là, c’est procédures, terme qui évoque processus, sous lequel j’entends le tao chinois, la viabilité des choses. Je crois que la Chine a pensé la viabilité, non pas la voie qui mène à une vérité, une révélation, un absolu, mais la voie par où ça passe, par où c’est viable. La voie de la régulation : cette façon de maintenir l’ordre à travers la durée et au sein du changement. Pour moi, régulation s’oppose à règle. Lisez certains processus : il n’y a pas de règle, mais il y a cet art d’indiquer comment réguler, comment maintenir l’équilibre au travers du changement. La Chine n’a pas pensé l’éternité, n’a pas pensé à l’idéalité…, mais elle a pensé qu’il fallait maintenir l’équilibre, pour que ce qui est en jeu : organismes, mécanismes…, se renouvelle. Ce qui nous renvoie à la figure du Ciel ; le Ciel, cette régulation qui, parce qu’elle est continue, parce qu’elle ne dévie pas, se renouvelle : la régulation du froid et du chaud, du jour et de la nuit, etc. Et, dans ce renouvellement continu, inépuisable, il y a cette notion de rites, si mal traduite en français. Je dirais mode de régulation du social, politique, religieux, de tous ces termes mis ensemble, puisque effectivement c’est un rapport du ciel et de la terre, pour nous, donc, dans le cadre du religieux, c’est un rapport au social, c’est ce qui donne forme à l’organisation politique, et c’est aussi le comportement individuel. Donc, pour nous, c’est la morale au sens propre. C’est cette exigence régulatrice par conformation : il faut se conformer. J’opposerai cette exigence de conformation à la pensée de la formalisation des Grecs, du côté du logos. Formalisation, puisque aussi bien chez Platon, chez Aristote, logos signifie aussi bien forme, articulation des choses que discours, définition. La Chine, elle, pense ce que nous traduisons par rites comme, disons, des modes de conformation permettant la régulation du social. Certes, la Chine d’aujourd’hui ne se veut pas dans cette tradition-là. La révolution culturelle était aussi une grande entreprise contre ça. Néanmoins, cette raison par conformation, ce que j’appellerais le conformisme à bon escient – pas le conformisme négatif tel qu’il est vu chez nous mais plutôt une sorte d’attitude à se conformer à des modes de régulations sociaux –, reste marquante encore aujourd’hui. La Chine n’y a pas renoncé. Et ça reste notamment encore visible dans les entreprises, en Chine comme au Japon d’ailleurs. nir la figure de la liberté. C’est là, évidemment, le problème de la Chine : dans cette sorte de globalité qui s’appelle « raison par conformation », la liberté, au sens d’émancipation, a du mal à venir. Tout se tient si bien qu’il n’y a pas d’espace pour cette figure là. Le grand écart entre la pensée chinoise et la pensée européenne, c’est que dans l’Europe – la Grèce d’abord, et déjà chez Platon –, on a séparé un plan de l’idéalité d’un plan des rapports de force. On l’appelle la loi, la justice, le Bien au sens platonicien. Bref, un plan des idées, qui transcende les rapports de force, transcende les processus. En Chine, il n’y a d’autres plans que celui des processus. Et le Ciel, figure emblématique de ce qui serait le religieux chinois, et l’Empereur comme fils du Ciel, qu’est-ce? C’est le procès du monde dans sa globalité et dans son caractère absolu. C’est la totalisation ou l’absolutisation du grand procès du monde. Une forme de pensée cohérente Pas de modélisation Ce qui veut dire que l’image occidentale selon laquelle il faut bien distinguer pouvoir temporel, pouvoir spirituel, rôle du politique et rôle du moral, et donc que le responsable d’une forme de pouvoir ne doit surtout pas interférer avec celui de l’autre pouvoir, ne correspond pas vraiment à la Chine… En effet, et je ne suis pas sûr que, dans le principe, les choses ne sont pas plus conjointes qu’on le dit. La figure de la séparation, le chorismos était déjà présente chez Héraclite, chez tous les Grecs. Ils ont pensé la séparation, et on a effectivement séparé le religieux, le politique, la morale, etc. Je vois que la Chine, elle, offre une forme de pensée cohérente qui n’a pas fait ces séparations, et dont la cohérence même vient du fait qu’elle n’a pas séparé. La notion de rites fait apparaître les connivences qu’il y a entre ces différents ordres que nous avons tout fait, nous, pour séparer, parce que, dans la séparation, on a vu la liberté. C’est la liberté qui est en jeu. C’est elle qui a conduit à cette séparation pour laisser un espace possible où faire adveF. J. : Il n’y a donc pas d’intermédiaire entre la soumission absolue à l’ordre et la révolte absolue? En effet. J’ai travaillé sur la dissidence. Il y a les grands effondrements des dynasties : la légitimité de la résistance fait partie de la réflexion chinoise. Quand le Prince est déloyal, qu’il dévie, il y a la remontrance, ritualisée, d’ailleurs. On a le « fonctionnaire» de la remontrance et tout un rite sur la manière dont il quitte la cour, la lenteur qu’il y met pour que le prince puisse le rappeler… La première conception de l’image poétique est politique : elle permet d’en dire assez pour faire entendre le sens au Prince mais pas trop pour ne pas risquer sa tête. Il y a donc une pensée de la dissidence; le problème est qu’elle n’a pas pu s’adosser à un autre plan que celui des rapports de force. Et le grand poids dans l’histoire, c’est qu’elle n’a jamais causé la révolution. La révolution, les Chinois en ont emprunté le modèle à l’Europe, à la fin du XIXe siècle. Les mots sont chinois ge ming «coupure du mandat», mais cela n’a jamais signifié révolution en Chine. F. J. : LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 21 Cela signifiait que la dynastie régnante avait démérité, dévié. Il fallait la remplacer par une autre, mais toujours selon le même ordre. Il y a transmission, déploiement, consolidation, mais pas d’ordre nouveau comme chez Platon pour tracer la forme d’une politeïa nouvelle, idéale… Le grand écart entre les pensées chinoise et européenne, c’est que la pensée européenne tire sa force, sa fécondité, de l’idée de modélisation, notamment dans la science, la mathématisation, pas la chinoise. Il y a bien des mathématiques chinoises, mais elles sont locales, transformationnelles, elles sont opératoires à la chinoise, algorithmiques, avec le développement de l’algèbre, etc. Mais il n’y pas une pensée des formes modèles, avec le développement de la géométrie, et surtout il n’y a pas l’idée que les mathématiques soient un langage. Or la grande force de l’Occident, c’est l’idée de modélisation, de mathématisation. Enfin, l’idée que Dieu a créé le monde en forme géométrique – Galilée – la Chine ne l’a jamais eue. Et donc, en face de la modélisation européenne, je mettrais la régulation du côté chinois. Pas de distinction entre morale et politique Revenons un instant sur les conséquences très pratiques de ce que vous disiez. Au fond, quand les responsables occidentaux qui vont en Chine sont dans une vision dans laquelle l’autorité du leader, du leadership, dans l’organisation, ne doit pas être morale, ils se trompent… Qu’on aille en Chine ou au Japon, en effet, cela ne convient pas. Cette distinction du moral et du politique est une chose non chinoise; n’importe quel confucéen le dit. D’ailleurs, en chinois, pays se dit Guojia, Guo : pays, Jia : famille. L’idée chinoise, c’est que le bon prince c’est celui qui régule sa conduite : cela influence sa femme, ses enfants, ses voisins et ce, de proche en proche, jusqu’au bout du monde. Du côté confucéen, on ne pense pas que le politique soit séparable de la morale ; du côté inverse, celui des légistes, la dictature autoritariste chiF. J. : 22 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE noise, on considère qu’il n’y a pas de morale : il n’y a que la machine du pouvoir. Donc, l’exigence morale liée à la personne et l’exigence politique liée à la forme de la communauté ne sont pas en position de rivalité. Ils ont considéré soit le politique, dans le seul prolongement de la morale – et le prolongement, c’est les rites, justement. Soit, dans l’hypothèse adverse, très combattue par l’idéologie chinoise, il n’y a que l’effectivité du pouvoir, donc «la machine à obéissance». Pensons au cas d’une entreprise chinoise dans laquelle un responsable s’était servi de principes d’action très moraux pour trancher un problème concret, ce qui, vu de France est choquant. En Chine, non seulement ce n’est pas choquant, mais c’est comme ça que ça se fait, que ça doit se faire. Voyons la cohérence de part et d’autre : du côté européen, la séparation est liée à la liberté, donc, si je moralise le politique, j’empiète sur la liberté de l’individu, notamment sur sa liberté personnelle, puisque, en tant que sujet, il serait aliéné par un discours de morale. En revanche, en terme non plus de résistance ou de choix démocratique mais de cohésion, la modalité où le gestionnaire et le moral sont liés a ses effets. Aliénation, cohésion, c’est là que le choix se pose. F. J. : Le profit, c’est l’ordre Comment se fait cette légitimité du profit avec l’idée de l’ordre collectif, du pouvoir qui doit assurer cette unité, cet ordre à la fois légal, moral? Le profit n’est pas une notion condamnable. C’est la notion de li. Dans la perspective du changement à l’échelle de la collectivité, le profit est une notion juste. À l’échelle du particulier ou d’une minorité, c’est l’acte du Stratège. Ce n’est pas une notion négative, sauf quand c’est le profit individuel face au collectif. Sinon, à l’échelle globale, c’est l’ordre, justement. Ce qui est intéressant, en Chine, c’est de voir comment peuvent être tenues pour inséparables des choses F. J. : Devenir fiable On entend souvent dire dans les entreprises implantées en Chine : « Un Chinois va rester tant que vous lui apprenez quelque chose ; si vous ne lui apprenez plus rien, il s’en va. » F. J. : C’est vrai et c’est faux. C’est vrai parce que, pour les Chinois, il faut utiliser l’Occidental ; Mao l’a dit, tout le monde l’a dit. Après le traumatisme de la Chine occupée par l’Europe, agressée, colonisée, il y a une revanche à prendre : « Rattraper et dépasser l’Occident » est un grand mot d’ordre de l’époque chinoise antérieure. Donc c’est l’idée du profit. Et d’autre part, il y a ce que j’appelle moi, «la viabilité» ou « la fiabilité » c’est-à-dire le bon usage des rapports de l’amitié en Chine. Je crois qu’il y a le fiable qui ne tient pas à la parole; il ne suffit pas d’avoir dit la chose, il faut qu’il y ait du processus. Si vous voulez faire des affaires en Chine, il faut arriver à nouer des liens, montrer qu’on tient ce qu’on dit, et puis laisser venir et devenir fiable. Au bout d’un certain temps que vous serez fiable, ça marchera. Donc, je crois que la fiabilité, pas la sincérité, mais quelque chose qui se tient dans la durée, fait que la confiance advient ; elle est un capital de confiance. qu’en Europe on a mis tant d’énergie à séparer. On a séparé le vital et l’idéal : «nourrir sa vie» en Chine, c’est aussi bien nourrir sa vitalité que sa moralité. On a séparé le politique du moral. Cette séparation des plans est une des grandes tensions, des grandes forces de l’Occident, et une de ses grandes génialités. La Chine nous apprend ce que peut être le fait que ces plans ne soient pas séparables, ou même qu’on ne pense pas leur séparation. La Chine, au fond, nous apprend à voir comment des séparations qui ont été le moteur de l’inventivité européenne peuvent apparaître, non seulement, comme, à ne pas faire, mais – je ne juge pas – comme n’étant pas tenables ou pensables… n LES DIFFÉRENCES CULTURELLES Pour une anthropologie comparée des « lieux du politique » Marcel Detienne 1 La vocation de l’anthropologie moderne et contemporaine est de s’interroger sur la variabilité culturelle, en prenant en considération égale toutes les sociétés, tous les groupes humains disséminés dans le temps et dans l’espace. L’Histoire, en tant que « Science », ainsi qu’elle s’énonce à la fin du XIXe siècle, s’établit dans le cadre tout neuf de la Nation et se réserve aussitôt le passé des sociétés dotées de l’écrit. Un comparatisme entre historiens et anthropologues, travaillant de concert, doit contribuer au devenir d’une anthropologie comparée sur des problèmes majeurs 2. L A FORMULE en est à la fois simple et difficile. Ne suffit-il pas, en effet, de se sentir libre envers les «disciplines», les partages établis en «départements», et de se montrer indifférent aux voies rapides, aux «bonnes ornières» de la carrière académique ? Historiens et anthropologues ne sont pas interdits de communication, ni de commensalité. Aucun décret ne les empêche de concevoir des projets communs ni même de se donner des formes de collaboration aussi étroite qu’ils le souhaitent. J’ai largement usé de cette liberté depuis une vingtaine d’années. Certes, de part et d’autre, il y a place pour les préjugés, mais ne suffit-il pas de s’en dégager en reconnaissant combien ils sont « utiles », sans plus ? D’emblée, les historiens et les ethnologues qui renoncent à rouler «dans les bonnes ornières» peuvent décou- vrir qu’ils sont riches, les uns avec les autres, de centaines de cultures différentes dans le temps et dans l’espace, bonnes à expérimenter et porteuses de combien de questions et perspectives nouvelles. Réfléchir à plusieurs Pour une anthropologie comparée entre historiens et ethnologues, le premier exercice décisif c’est de réfléchir à plusieurs. Je m’explique : sur ce terrain, le comparatiste doit être singulier et pluriel; en d’autres termes, il peut participer de la curiosité intellectuelle et de la compétence d’un ou de plusieurs autres, tout en étant le connaisseur actif d’un domaine spécifique, celui qu’il a choisi au départ, que ce soit le Japon de la période Edo, une série de villages du Burkina Faso, les sociétés cosaques d’hier, des commu- nes italiennes du Moyen-Âge ou une poignée de cités grecques de naguère. Travailler à plusieurs, à deux, trois ou quatre, c’est pour chacun être convaincu qu’il est important aussi d’être l’analyste en profondeur du terrain ou de la société dont chacun, à sa place initiale, a choisi d’être l’interprète professionnel. Le comparatisme que peuvent cultiver anthropologues et historiens devrait être à la fois expérimental et constructif. Si notre tâche commune, celle des historiens comme celle des ethnologues, est bien d’analyser les sociétés humaines et de comprendre le plus grand nombre possible de leurs productions culturelles, pourquoi ne pas expérimenter, quand cela est possible, à partir « d’expériences déjà faites»? Ce sont, en effet, des «possibles», des orientations presque toujours différentes des nôtres, et, donc, pertinentes pour nous aider à réfléchir sur les choix qui ont influé sur nos propres savoirs qu’ils soient d’historiens ou d’anthropologues. 1. Marcel DETIENNE est Gildersleeve Professor, Johns Hopkins University (e-mail : [email protected]). 2. J’ai plaidé en ce sens dans plusieurs travaux : Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 2000 (2e éd., 2007); Qui veut prendre la parole? avec un avantpropos de Pierre ROSANVALLON, Paris, Seuil, 2003; Les Grecs et nous. Une anthropologie comparée de la Grèce ancienne, Paris, Perrin, 2005. LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 23 Prêter attention à l’incomparable Il est essentiel d’expérimenter afin de construire la comparaison en découvrant des «comparables»; la voie la plus sûre pour s’y exercer passe par une attention vive à de «l’incomparable». Je n’entends pas incomparable dans le sens trivial et louangeur de ce qui est « hors du commun » ou « magnifique ». Il y a « incomparable » quand il y a «dissonance», quand, par exemple, une société, une culture ne semble faire aucune place à une institution, une configuration que le sens commun tient pour naturelle et normale. Ou bien quand un système de pensée, une culture croisée au passage, une société dite « étrangère » semble ne pas offrir une catégorie «obvie», l’obvie de notre sens commun. Expérimenter avec des expériences déjà faites, c’est aller de culture en culture, de village en village, de nation en nation et d’un continent à l’autre. Au plaisir du nomade. Mais un comparatisme expérimental où l’homme entend expérimenter sur l’homme, en l’occurrence sur ses productions culturelles, se doit d’être également constructif. Car ce qui est à comparer, ce ne sont pas des institutions perçues a priori comme semblables, que ce soit un notaire, un historien, la Nation, le Peuple ou l’État, mais des configurations singulières, des ensembles discrets d’éléments agencés tels qu’une critique interne de microanalyse permet de référer, de distinguer, de suivre en leurs articulations, à charge pour les anatomistesenquêteurs de vérifier activement la pertinence de leurs observations, qu’ils soient ethnologues ou historiens. Prendre le temps d’analyser On l’a compris mais il faut le répéter tant les préjugés sont puissants : il ne s’agit pas d’établir une ou des typologies de la Nation ou la «cité», non plus que de dessiner la morphologie de telle institution, répertoriée dans un de nos dictionnaires des 24 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE sciences sociales. Pratiquer un comparatisme constructif et expérimental entre historiens et ethnologues, c’est d’abord prendre le temps de s’asseoir et d’analyser de façon critique des notions et des catégories qui souvent ont beaucoup cheminé, sans jamais connaître une sorte de microanalyse conceptuelle. Pour s’essayer à construire des «comparables», il n’est pas déconseillé de choisir un point de départ, une « entrée » qui pourrait être une catégorie ou une notion. Elle ne devrait être, de préférence, ni trop locale, ni trop générale. Un exemple pourrait éclairer une telle approche. Naguère, il m’avait semblé prometteur d’interroger la notion de « fondation », entre historiens de Rome, africanistes, japonisants, indianistes ou hellénistes, tous curieux de savoir, sans le dire à voix haute, «qu’est-ce donc qu’un site, un lieu?» Question tournée vers quelque chose d’à la fois concret et général. Certaines dissonances, apparues dans la réflexion commune, nous ont conduit, plus ou moins vite, à nous demander ce que nous mettions dans «fondationfonder» qui pourrait être une façon spécifique d’être dans un « lieu », d’habiter un «site», ou, plus largement, d’être dans l’espace. Il est alors apparu que la notion de «fondation» semblait impliquer la singularité d’un espace, marqué par un nom, des traits particuliers, une limite assignée dans un espace plus vaste. Ensuite qu’elle se référait à un commencement dans le temps, dans une histoire, dans une chronologie ; avec quelque chose comme un événement initial, isolé, saillant sinon solennel. La « fondation » de notre sens commun interrogé semblait exiger un début significatif en attente d’un procès historique. Quand nous pensons à «fonder», ne faisons-nous pas référence à un acte, à des gestes, voire à un rituel, à un cérémonial inséparable d’un individu (qu’il se nomme Romulus ou Clovis) qui serait à l’origine du lien avec ce lieu, voire de l’enracinement dans ce lieu-là, déjà devenu unique? Pour mettre au jour les présupposés du verbe « fonder », il fallait percevoir les dissonances produites par certaines sociétés, comme, par exemple, que l’Inde védique refuse étrangement de donner forme à un site, tandis qu’elle valorise les vertus nomades d’une aire sacrificielle qui apparaît comme un authentique nonlieu. Ou encore le Japon insulaire qui cultive une primordialité sans rupture à travers une espèce de « création continuée» de ce que nous semble dire « fonder ». Deux sociétés, sans doute parmi d’autres, qui provoquaient le choc d’un «incomparable» en même temps qu’elles ouvraient la voie au questionnement de nos catégories les plus familières, celles dont l’évidence n’en finit pas de nous aveugler. L’étape suivante, pour le dire brièvement, a conduit à découvrir que « fonder » devait être une manière spécifique de quelque chose comme «territorialiser » ou « faire du territoire ». Le temps était venu de se déplacer entre une série de sociétés qui semblaient toutes « faire du territoire», tantôt en se servant de «fonder » (avec certaines de ses composantes), tantôt en en faisant purement et simplement l’économie ce qui obligeait anthropologues et historiens, réfléchissant de concert, à se demander le plus honnêtement du monde ce que voulait dire «faire son trou», ou encore « comment être autochtone? comment être national?». Une manière peut-être insolite de mettre à la question la configuration de «l’historicité-historialité », de confronter les différentes espèces du genre «histoire nationale », ou encore de s’approcher hardiment du « mystère de l’identité nationale » dans l’Europe contemporaine. Un pareil comparatisme n’est pas en quête de théorie. Sa méthode est de pratique, il se veut pédestre, marche à l’aventure, s’amuse à débusquer le national dans le bonheur de faire son trou, et pourquoi pas, d’une «fondation» à l’autre, d’une cité au village suivant, il se plaît à découvrir des lieux que l’on pourrait appeler «du politique ». Encore un mot imposé par nos occupants de toujours. Donc excellent pour expérimenter, comme nous l’avons indiqué, et, d’abord, bon à monnayer pour entrevoir une part de ce qui est condensé dans une notion assez extensible de nos sociétés : la «démocratie». Les débuts de la démocratie Le sens commun n’en démord pas. Le ou la « politique » est tombé du ciel, un beau jour très précisément dans le jardin de Périclès, et sous la forme miraculeuse et authentifiée de la démocratie. On l’apprend à l’école et dans les familles : des Grecs à nous, «nous» au cœur de l’Occident, c’est une histoire linéaire, elle commence avec les authentiques citoyens d’Athènes, elle passe par la révolution américaine, puis par la révolution française jusqu’à nos sociétés occidentales, si fortement convaincues qu’elles ont reçu la mission universelle de convertir les autres à la vraie religion de la «démocratie». La gent helléniste avec ses académiciennes et ses historiens à rosette n’avait aucun intérêt à faire savoir qu’il y a eu dans la Grèce entre le VIIIe et le IVe siècles des centaines de cités autonomes qui ont expérimenté de très nombreuses manières « d’être ensemble », de penser les «affaires communes » et d’instituer des «lieux du politique». La même gent helléniste n’a pas souvent montré une grande curiosité pour l’enquête comparative qui pouvait mettre en question le privilège de la Grèce originelle et les valeurs de la civilisation dont ils étaient les garants et sont toujours les gardiens exemplaires. Depuis deux siècles, les débuts de la «démocratie» occupent une place importante dans la mémoire des Américains et des Européens. Le plus souvent sous la forme étriquée d’un dialogue entre Athènes et nous. Or nous savons, nous historiens, politistes et anthropologues qu’il y a de par le monde et dans son histoire de multiples commencements de quelque chose comme «du politique» avec, dirions-nous, une sorte de vocation «démocratique». Il suffit d’évoquer le mouvement des Communes italiennes entre le XIe et le XIIIe siècles; les communautés cosaques entre le XIVe et le XVIIe siècles; celles des chanoines séculiers de l’Occident chrétien; l’Éthiopie du Sud, au pays des Ochollo, ou, en Afrique encore, des sociétés Sénoufos de Côte-d’Ivoire, aussi bien que les moines bouddhistes dans le Japon médiéval. Les comparatistes de bonne volonté disposent d’un immense chantier, à peine entrepris ces dernières années. Privilégier le concret Au moins peut-on indiquer comment faire une anthropologie comparée des «lieux du politique». D’abord, privilégier des manières concrètes et partir de formes simples : des manières concrètes, par exemple, de s’assembler. Dans une série de sociétés, il est possible d’observer comment des représentations des affaires communes se façonnent à travers les pratiques d’un vouloir s’assembler. Partir de formes simples, observer des pratiques de commencements, travailler sur des microconfigurations, c’est assurément mieux pour se donner des «comparables» que de s’attaquer à des états complexes ou semi-complexes. Entre les Constituants français, les mutants de 1789, les Pisans révolutionnaires de la commune marine en 1080 ou quelques cités-colonies toutes neuves dans la Grèce du début du VIIe siècle avant notre ère, il y a comme une vertu des commencements qui permettent d’entrevoir comment s’ébauchent des configurations spécifiques, quels éléments s’agencent pour donner forme à l’idée d’une communauté, aux modalités d’une sorte de souveraineté sur soi, ainsi qu’à l’architecture mentale d’un espace public ou à l’esquisse d’un type de citoyenneté. Le comparatisme se nourrit de questions relatives à des pratiques concrètes, comme «qui met en branle le procès de s’assembler? Où se tient l’assemblée? Dans un emplacement fixe ? Un lieu ritualisé ? Qui ouvre ? Qui ferme l’assemblée ? Y a-t-il un ordre du jour ? Comment se fait la prise de parole?». Questions à multiplier à mesure que l’exploration à plusieurs découvre les plus pertinentes, celles qui vont servir à faire réagir d’autres sociétés. L’étrangeté d’un vouloir s’assembler pour parler, pour débattre des «affaires communes», des affaires de tous invite à se demander quelles sont les différences entre l’universitas des clercs séculiers, la communauté circulaire des guerriers zaporogues, les jugements des moines bouddhistes en leurs réunions, sous le regard des dieux, où chacun s’oblige à faire connaître à l’ensemble de la communauté ce qui concerne «chacun et les autres». Quelles sont les vertus et les vices des formes choisies comme « lieux d’assemblée»? Un cercle, un hémicycle figurent-ils l’égalité de la même manière qu’une salle rectangulaire où seule une estrade surélevée domine l’entassement des participants? Quelles relations pensent s’inventer entre d’une part des pratiques de publicité (communiquer à voix haute les décisions, «faire parler la loi» comme on dit à Rome, ou bien l’écrire, soit pour l’offrir à la libre discussion, soit pour la faire connaître à qui veut sur l’agora dite, en Crète ancienne, des citoyens assemblés) et d’autre part des procédures qui visent, consciemment ou non, à faire naître comme une idée de la souveraineté du groupe sur luimême. S’ouvre ici le champ des symboles choisis pour l’affirmer : une masse d’armes, un encrier, une touffe d’herbes, voire un autel de la Patrie ou celui du Foyer commun. Le champ d’investigation apparaît sans limites : entre les inventions sans doute quotidiennes d’un politique nouveau dans le Parlement européen de Strasbourg, les traditions démocratiques des cantons suisses et les collectifs sans nombre qui sont autant de lieux d’un autre politique au Mexique, en Irak, en Afghanistan ou dans le Moyen-Orient d’hier et de demain. n LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 25 LES DIFFÉRENCES CULTURELLES Qu’est-ce qu’être égal ? Le contraste entre les États-Unis et le Brésil Livia Barbosa 1 La liberté et l’égalité constituent les valeurs centrales de la modernité. Mais, comment arbitrer entre elles quand elles entrent en conflit ? Et qu’est-ce qu’être libre ? Qu’est-ce qu’être égal ? Les réponses diffèrent grandement selon les sociétés, en fonction des conceptions de l’individu et des rapports entre l’individu et la société qui marquent les diverses cultures. Cela apparaît bien quand on compare les États-Unis et le Brésil. Égalité d’opportunités : le cas des États-Unis La société américaine valorise la liberté (freedom) par-dessus tout. Elle la conçoit comme autonomie individuelle, comme droit de faire tout ce que l’on désire et que les lois n’interdisent pas, sous la protection des dites lois. L’accent est mis sur les droits civils, sur la défense de la jouissance de ces droits, à l’abri des abus d’autorité : avoir des biens, pouvoir exprimer, à l’abri de toute censure, des croyances opposées à la position des gouvernants, poursuivre ses propres objectifs sans être soumis à des normes imposées, à des contrôles extérieurs. C’est la liberté de ne pas être contraint, de ne pas être emprisonné, ni terrorisé, et principalement de n’être pas soumis à l’intervention de l’État 2. Toute idée d’égalité est subordonnée à cette vision de la liberté et ne peut prospérer que dans la mesure où elle est compatible avec celle-ci. 26 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE L’égalité n’est légitime que quand elle n’entrave pas l’indépendance et l’autonomie des personnes. Des conceptions redistributives de l’égalité ou des politiques de nivellement sont perçues comme porteuses d’une interférence directe de l’État ou de la communauté dans la sphère de l’autonomie individuelle et comme une mise en cause du droit des individus à jouir des fruits – bons ou mauvais – de leurs actions. Dans la société américaine, l’égalité est vue comme une égalité d’opportunités (appelée aussi égalité naturelle). On retrouve la notion fondatrice de la nation américaine, « lieu des opportunités, noyau du rêve américain et de l’American Creed » 3. Est définie comme juste toute distribution des situations venue d’un état de nature, ou encore d’une économie de marché où règne une égalité formelle d’opportunités. Toute position ou ressource disponible dans la société doit être accessible à tous ceux qui disposent des talents et capa- cités nécessaires pour les obtenir et en profiter au terme d’une compétition ouverte. Du point de vue de la justice, tous doivent avoir les mêmes droits et bénéficier des mêmes opportunités, sans nécessairement obtenir les mêmes résultats. Une égalité légale Cette notion d’égalité d’opportunités va de pair avec celle d’égalité formelle ou légale : égalité devant la loi, absence de restrictions dans la protection juridique dont chacun bénéficie dans la poursuite de ses objectifs. L’égalité formelle est l’instrument de la réalisation d’une égalité d’opportunités. Elle n’est pas pour autant une garantie de succès, et l’égalité d’opportunité, dans le sens américain, ne 1. L'auteur est professeur à l'université Fédérale Fluminense, Rio de Janeiro. Le présent texte résume des analyses présentées de manière plus détaillées dans : Igualdade e Meritocracia. À ética do desempenho nas sociedades modernas. Rio de Janeiro, Editora da Fundação Getúlio Vargas, 1999. O Jeitinho Brasileiro ou a Arte de Ser Mais igual que os outros. Rio de Janeiro, Editora Campus, 1992. “ Os Direitos da Natureza numa sociedade relacional : reflexões sobre uma nova ética ambiental ” Estudos Históricos. Rio de Janeiro, vol. 7, n° 14, 1994 (avec J. A. DRUMMOND). 2. Isaiah BERLIN. “Deux conceptions de la liberté”, in Éloge de la liberté, Paris, Calmann-Levy, 1988. 3. S. HUNTINGTON. American Politics : The Promisse of Disharmony. Harvard University Press, 1981. signifie pas l’égalité économique. Elle n’est pas promesse de distribution équitable des ressources économiques, des privilèges sociaux ou d’une reconnaissance morale. Au contraire, à partir d’une situation «égalitaire» initiale, elle est porteuse d’une situation d’inégalité finale dans presque toutes les dimensions de la vie humaine. Le rôle du gouvernement est d’assurer le respect des lois et non de s’engager dans une promotion d’une égalité concrète entre tous les citoyens. Tous les types de nivellement et les politiques qui y conduisent doivent être combattus. Les êtres humains ne sont pas égaux mais sont nés avec des droits égaux. On a une forte préférence pour des doctrines et des visions non-égalitaires et un rejet des concepts d’égalité distributive ou d’égalité de consommation. Un individu abstrait et universel Cette conception de l’égalité est ancrée dans une représentation de l’individu qui est centrale dans la société américaine. Si cette conception a de multiples sources (le christianisme, la « common law » anglaise et le libéralisme de Locke) elle offre quelques traits singuliers. Le plus important peut-être est l’idée d’un individu abstrait et universel, antérieur à l’existence de la société, ontologiquement supérieur à elle et lié à d´autres individus par un contrat social qui a comme objectif central de brider l’intérêt de chacun de façon que la vie en société soit possible. La présence de l’État ou de n’importe quelle institution ayant le pouvoir de réprimer l’autonomie et les libertés individuelles doit être aussi réduite que possible. Le contrat social est déjà un instrument suffisant pour brider l’intérêt individuel et la liberté personnelle, et fournit un contexte permettant que la justice se produise naturellement. « Society is produced by our wants and government by our wickedness; the former promotes our happiness positively by uniting our affections, the latter negatively by restraining our vices. 4 » Égal mais différent La self-reliance est un autre aspect de cette vision de l’individu. Chaque individu a, ou devrait avoir, la capacité d’affronter la vie à partir de ses propres ressources intérieures. Tout ce dont nous avons besoin pour réaliser nos rêves et nos désirs se trouve en nous-mêmes. C’est notre tâche d’agrandir nos potentialités, de nous auto-enrichir et de nous perfectionner. Chacun mérite tout ce qu’il peut obtenir par son talent et sa détermination. Les différences entre les personnes sont vues comme le résultat des différences de capacités et de talents propres à chacun, elles-mêmes produit de la loterie de la nature. Bien qu’elles soient arbitraires elles sont profondément valorisées, car elles expriment l’essence de chacun, ses particularités idiosyncrasiques. Elles sont plus soulignées que les ressemblances, parce qu´elles sont la base des identités individuelles 5. Ce sont elles qui nous donnent notre originalité, nous humanisent et nous particularisent. Plus encore, elles sont considérées comme socialement et politiquement utiles au progrès humain. Être humain c’est être formellement égal, mais réellement différent. Ce qui doit être évité (et en ce sens il est légitime de parler d’égalité) c’est toute tentative d’utiliser les différences de capacités, de talents et d’efforts pour établir des distinctions légales et des privilèges sociaux faussant la compétition. L’éventuelle supériorité d’une personne dans un certain domaine d’action n’empêche pas sa subordination à la loi générale. La justice sociale est beaucoup plus proche d’une proportionnalité que d’une égalité, dans le sens que lui donne l’idéologie égalitariste qui prêche l’égalité absolue des conditions pour tous les membres de la société. Cette proportionnalité a trait à la participation de chacun au processus productif et aux résultats qui en découlent. Chacun est vu comme recevant en proportion directe de ses talents et de ses efforts. La mesure de la performance individuelle devient ainsi le mécanisme social par excellence, qui permet à la société d’établir des différences légitimes, d’évaluer et de construire des hiérarchies de mérite et de sanctionner ceux qui présentent un mauvais résultat. L’individu est un sujet proactif, qui perçoit la réalité comme quelque chose d’objectif et d’extérieur à soi, où il peut intervenir, qu’il peut changer et formater selon ses envies, ses ambitions et sa volonté de s’affirmer. Ses actions sont perçues comme déterminées de l’intérieur et rarement comme contraintes par des facteurs historiques et sociaux. Les contraintes font partie de la réalité et ce que l’on attend de chacun est de les dépasser. Des justifications et des excuses concernant ses propres performances ont du mal à être reçues, dans la mesure où elles situent l’origine des réalisations, bonnes ou mauvaises, à l’extérieur de l’individu ; dans des facteurs historiques et sociaux qui, si on les regarde comme dotés d’un pouvoir déterminant, finissent par faire disparaître ce qui est au cœur de tout ce système d’idées – l’individu – et par miner sa supériorité ontologique par rapport à la société. La personne mérite tout ce qu’elle réussit à obtenir, elle le doit à son talent et à sa détermination. Égalité réelle le cas brésilien Au Brésil, la conception de liberté qui prédomine (liberty) privilégie la dimension politique et non la dimension civique, chère aux Anglo-Saxons. Il s’agit essentiellement d’un désir d’autogouvernement, qui n’hésite pas à limiter l’autonomie personnelle, et accepte que l’individu soit soumis à des totalités qui transcendent ses désirs et son vouloir. La société est imprégnée par une idéologie et une rhétorique égalitaires. Celles-ci incitent à se méfier de tout processus impli4. Thomas PAINE, cité par John David SKRENTNY, The ironies of Affirmative Action. Politics, culture ad Justice in America. Chicago, The Chicago University press, 1996. 5. On a un individualisme des différences. Georg SIMMEL, “ Individual and Society in eighteenth and nineteenth century views of life ”. In The Sociology of Georg Simmel. Glencoe, Free Press, 1950. LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 27 quant de l’autonomie, de l’individualisation, la valorisation des différences individuelles à titre de critère de distinction entrer les personnes. Si la société brésilienne s’attache à deux types d’égalité – l’égalité formelle de tous devant la loi et l’égalité réelle, ou substantive – c’est la seconde qui compte avant tout. L’égalité formelle L’égalité formelle est constitutive du Brésil indépendant. Établie dès la Constitution de 1824, elle est présente dans toutes les constitutions qui ont suivi. Sa portée a évolué au fil du temps. Elle a concerné progressivement des groupes sociaux jusqu’alors exclus du droit de vote, tels que les nonpropriétaires, les Noirs (en tant qu’esclaves), les femmes et les analphabètes. Mais cette inclusion croissante n’a pas mis fin à la vision hiérarchique qui marque la législation civile et pénale, laquelle distingue différents types d’individus. Quelquesuns bénéficient de privilèges spécifiques, tels un emprisonnement spécial pour ceux qui ont un diplôme universitaire ou des instances de jugement privilégiées en cas de crimes de droit commun pour les juges, les sénateurs et les députés. L’égalité formelle concerne plus les droits politiques que les droits civils. Selon un dicton populaire : «La loi est égale pour tous, mais quelques-uns sont plus égaux que les autres. » La notion principale d’égalité qui traverse la société brésilienne est l’égalité réelle, ou substantive. Tous membres d’une même espèce, nous partageons les mêmes caractéristiques physiques et biologiques et un même destin final. L’humanité se trouve présente en chaque personne. Par conséquent, tous les individus sont substantivement et radicalement égaux. Ce que l’on valorise dans cette conception de l’égalité est ce que nous avons en commun, ce qui nous unit en tant qu’espèce biologique, beaucoup plus que ce qui nous rend différent des autres, nous distingue en tant qu’individualités. 28 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE Cette conception de l’égalité est ancrée dans une philosophie héritière de Rousseau plutôt que du libéralisme anglo-saxon de Hobbes et Locke. L’individu n’est pas considéré comme préexistant à son entrée en société. Au contraire, c’est sa participation à un univers social qui lui confère son humanité. On suppose qu’une totalité préexiste à l’individu et que l’universalité de celui-ci, en tant que membre de l’espèce humaine, passe par son appartenance à un groupe social. Une partie de ce que je suis et de ce que je réalise n’est pas perçue comme la conséquence de mes envies et de mes décisions, mais plutôt de mon appartenance à certains groupes sociaux. On ne s’attend pas à ce que l’individu trouve en lui-même toutes les ressources nécessaires pour affronter la vie. Au contraire, les amis, la famille, les relations, bref le capital social de chacun est vu comme la variable la plus importante dans la manière dont il conduit celle-ci. À la self-reliance nord-américaine nous pourrions opposer la social capital-reliance brésilienne. L’individu ainsi conçu ne veut pas seulement être reconnu en raison de ses talents et ses capacités mais aussi de son insertion particulière dans la société : classe sociale, rapports personnels, etc. C’est un sujet qui voit dans son environnement social, et non en son propre sein, le lieu central où se trouvent les outils dont il a besoin pour la réalisation de ses rêves, de ses désirs et de ses projets. Il est un sujet qui réagit aux conditions où il se trouve, plus qu’il ne fait des plans, différent du type proactif des ÉtatsUnis, qui regarde le monde social comme un ensemble de facteurs et de situations qui devront être dominées et apprivoisées à partir de son envie, de son rêve et de sa volonté. L’individu n’est pas maître de ses capacités Cette conception conduit à nier que les différences individuelles soient directement responsables des bons ou des mauvais résultats de chacun. L’individu n’est pas le maître, dans un sens métaphorique, de ses capacités et de ses talents, ni des résultats qui en découlent. Les résultats individuels, bons ou mauvais, sont presque toujours relativisés, dévalués ou simplement ignorés. Étant des conséquences, en grande partie, des facteurs historiques et sociaux, les différences de résultats entre individus sont vues comme évitables, à la limite indésirables. La performance de chacun est vue comme le fruit de conditions spécifiques qui rendent impossible toute comparaison. Les inégalités sont vues comme étant le fruit des conditions sociales où les individus sont nés et se sont développés. Un rejet de la compétition La compétition devient un mécanisme socialement négatif, parce que les résultats de ceux qui sont en compétition ne sont pas comparables entre eux. L’excellence des uns et la médiocrité des autres perdent leur sens du fait des différences de conditions qui affectent leurs performances. Des sanctions, des prix, des privilèges et des statuts découlant de l’évaluation des performances sont vus comme suspects et en grande partie injustes. La mesure des résultats ou l’établissement de stratégies visant à privilégier ceux qui présentent une meilleure performance apparaissent alors comme un mécanisme dont l’objectif est d’établir des hiérarchies de mérite illégitimes, parce qu’elles méconnaissent les contextes singuliers de chacune des personnes concernées. Dans ces conditions, l’idée de justice sociale est beaucoup plus proche d’une vision véhiculée par les idéologies égalitaires, qui prônent l’égalité absolue de conditions et de résultats, que d’une vision de proportionnalité entre ce que chacun réalise et ce qu’il reçoit. Elle ne conduit pas seulement à réclamer l’égalité économique, mais tous les types possibles d’égalité : ce qui est donné à l’un doit être étendu à tous, de façon indépendante de ses fonctions et de ses résultats. Il s’agit de promouvoir des situations égalitaires – c’est-à-dire indépendantes des résultats et de la contribution de chacun à la production. L’État est regardé comme devant être l’outil central dans la promotion de cette égalité substantive. Réclamer des mesures de nivellement des salaires, de réservation de marchés à certains groupes et de promotion à l’ancienneté occupe une place centrale dans la rhétorique politique brésilienne. Cette vision selon laquelle quelquesuns sont en position supérieure aux autres quand ils entrent en compétition correspond à une conception de l’individu qui y voit un sujet faible. Il serait dépourvu des ressources intérieures lui permettant de dominer les situations où il se trouve, donc incapable d’entrer en compétition et de triompher de plus puissants au sein des vicissitudes de la vie réelle. L’individu doit être protégé ou garanti contre la compétition. On ne cherche pas la reconnaissance des performances différentielles des individus, mais un état égalitaire dans lequel ce qui est donné à l’un doit être donné à tous, indépendamment des performances individuelles et des «inégalités naturelles», dans la mesure où cellesci ne sont que le déguisement de variables historiques et sociales. Autonomie contre communauté Les États-Unis, nés modernes, ont construit une notion d’individu a-historique, ontologiquement supérieur à la société, celle-ci étant constituée par la réunion libre et volontaire de ses membres. Les individus sont des entités autonomes et moralement égales. L’égalité devant la loi, qui garantit une égale possibilité d’agir, ne neutralise pas la reconnaissance du fait que tous diffèrent entre eux quant aux capacités et aux talents. La responsabilité de ma position à l’intérieur de la hiérarchie sociale me revient exclusivement. Toutes les ressources dont je dépends pour réussir dans la vie reposent au-dedans de moi. La tâche de chacun est de surmonter les obstacles de la vie sociale, à sa manière et selon ses propres ressources. Toute idéologie égalitaire s’attaquant à l’auto- nomie individuelle et cherchant à neutraliser les différences serait incompatible, en toute logique, avec cette conception de l’individu. Les individus doivent avoir une autonomie maximale pour s’exprimer et poursuivre leurs objectifs. Au contraire, le type d’individu que suppose la conception de l’égalité que l’on trouve au Brésil ressemble à la personne telle qu’elle est vue dans les sociétés holistes et hiérarchiques 6. C’est un sujet déterminé de l’extérieur, par des variables historiques et sociales, sur lesquelles il n’a aucun contrôle, un sujet qui entre dans le monde des relations sociales en grande partie prédéterminé par une totalité qui lui préexiste. Le fait d’attribuer l’origine des différences au contexte social (et non pas à la loterie de la Nature) rend inacceptable la conception américaine de l’égalité. À partir du moment où, tout en conservant une vision holiste et hiérarchique des rapports entre l’individu et la société, on adhère à la valeur moderne d’égalité, on ne peut se contenter d’une égalité formelle, mais on est amené à exiger une égalité réelle (substantive). La référence devient une communauté d’égaux fonctionnant comme une totalité du type holiste, fondée à borner sévèrement l´autonomie de ses membres. Au sein de celle-ci, chacun dispose d’un pouvoir de revendication sur les actions des autres membres du groupe auquel il appartient et sur les résultats que ceux-ci atteignent. Au-delà du Brésil, une telle vision des choses marque largement, sur l’essentiel de la planète, les sociétés qui, tout en adhérant aux valeurs modernes, restent marquées par une vision traditionnelle d’un monde commun. n 6. Louis DUMONT, Homo hierarchicus, Gallimard, 1979. LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 29 LES DIFFÉRENCES CULTURELLES L’Inde démocratique dans un imaginaire de caste Jean-Claude Galey 1 Démocratie « de l’Inde », « à l’indienne », démocratie « des castes » ou « par la caste », démocratie « de marché », « positive », « libérale » ou « dirigée », les désignations ne manquent pas pour reconnaître la réalité et les résultats d’un modèle et souligner la gêne d’en qualifier précisément l’exercice. Difficile d’y voir, au-delà du programme affiché, l’engagement des passions françaises pour l’égalité ou la mobilisation américaine en faveur des libertés. Le régime a su par contre procurer aux Indiens la vision d’une double citoyenneté, les faisant vivre en politique comme étant membres d’une société composée de communautés de langues, de statuts et de confessions distinctes tout en se concevant comme des individus dotés de droits et d’intérêts particuliers. J’en tirerai ici deux leçons. La première tient au caractère exceptionnel et presque irréductible de la démocratie indienne. La seconde, en contraste et comme par retour, relève de la complexité qu’elle nous fait entrevoir, nous obligeant à considérer d’un regard désormais différent, et sans doute plus critique, les institutions et l’idéologie d’un régime, la démocratie, dont la fréquentation trop familière nous aveugle et dont les réalisations ne sont nulle part homogènes. Premiers contrastes, premières interactions En France, depuis la Révolution, l’État est organisateur d’une complète refondation sociale, refondateur d’une sociabilité qui ne pouvait désormais plus passer par les corps intermédiaires, les ordres et les dignités de l’Ancien Régime. Il a fallu de fait reconstruire, restructurer le lien social, réagencer une société à partir d’individus-citoyens. La société s’est identifiée ainsi à un pur produit politique. En Inde au contraire l’État, souverain mais advenu dans un contexte de domination, se surajoute, se superpose à un corps social qui continue d’exister, de vivre et de se penser indépendamment de lui. L’État est régulateur et comme additionnel. Quant à la démocratie qui l’accompagne, elle est sans précédent. 30 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE Le citoyen existe déjà mais ailleurs, pris dans un tissu où un maillage de castes lui fournit son état – de spécialité, de savoir-faire, de devoir, de protection ou d’obligation. Il est ainsi inscrit dans une morphologie de groupe où son appartenance première n’existe que par relation à une échelle des êtres, hiérarchique et moralement partagée, où chacun participe, depuis sa place et à sa mesure, à la réalisation d’une ontologie commune. Initialement, la démocratie ne s’installe, ne se greffe et ne se déploie ici que comme une démocratie de promotion sociale où la politique inaugure les jeux de seules aspirations au pouvoir. Introduite depuis le haut, portée par un mouvement de masses mobilisé contre une domination étrangère, la démocratie en Inde c’est d’abord l’élan d’une victoire. Elle pose le cadre d’une nation libérée du joug colonial et lui emprunte une forme, pour elle très extérieure, du politique. Pour les élites militantes, elle est un espace de conquête. Elle mobilise une volonté constructiviste et une logique de pouvoir. Elle se double d’aspirations à la croissance, à l’égalisation des conditions, la réduction des pauvretés, la fin des exclusions. L’entreprise coloniale, que l’historien Robert Darnton qualifiait d’impérialisme libéral, a engagé elle-même la transition dans un dialogue et dans une coopération exemplaires. De simples sujets colonisés, les Indiens de l’Empire sont devenus les partenaires d’une transition qui les mènera de la soumission jusqu’à l’autonomie. La Constitution de 1949, largement inspirée du modèle de Westminster finira de sceller le destin d’une souveraineté sans précédent. Si le fédéralisme apparaît bien rétrospectivement comme le seul modèle viable d’un exercice démocratique au vu de l’immense diversité d’histoires, de langues et d’usages, la démocratie parlementaire qui l’accompagne va progressivement brouiller jusqu’à la rendre problématique l’identité entre gouvernants et gouvernés. Il faut en outre rappeler la place effective que continue d’occuper, aux niveaux locaux des petites régions, l’autorité que symbolise et représente encore la fonction royale. Elle ne la 1. Indianiste, Jean-Claude Galey est directeur d’études à l’EHESS. À écrit notamment : L’Inde des quotas ou les égalités distribuées d’une société introuvable, Droit et Cultures, 2007. doit qu’accidentellement aux élections, mais la retire au contraire des obligations mutuelles de protection et de service commandés par des relations intercastes qu’elle mobilise, travaille et réactualise. Et tous n’attribuent pas la responsabilité des inégalités au régime des castes lui-même et ne voient pas l’urgence qu’il y aurait à le réformer. L’histoire devant les pensées héritées Et pourtant, ils votent… Avec plus d’un milliard d’âmes l’Inde dispose aujourd’hui de 600 millions d’électeurs dont 60% de populations rurales. Avec un taux de participation d’environ 60 %, une forte mobilisation des femmes et des minorités religieuses et tribales, les élections s’y opèrent dans un climat d’effervescence festive. Les échéances régulières, la présence d’un multipartisme, les formes d’alternances majoritaires, les gouvernements de coalition et la présence de législatures menées jusqu’à leur terme y sont considérés comme les preuves de son accession à la maturité démocratique. De ce point de vue, l’Inde serait donc admise dans le cercle restreint des démocraties qui peuvent renverser leurs gouvernements de manière pacifique. Le jeu des votes y demeure cependant rarement le résultat de décisions personnelles. Les choix se prennent sous l’égide de décisions villageoises et de considérations collectives de castes, de factions et de clientèles dont l’influence déborde largement le message officiel et le discours des partis. Cinquante années d’exercice d’une démocratie constitutionnelle et parlementaire sont encore très loin d’avoir réduit l’influence et le poids de loyautés presque extérieures au jeu public qu’elles présentent. Ces loyautés continuent d’habiter la matière et le devant d’une scène où les acteurs n’ont pas toujours la présence attendue de leur emploi. L’électorat lui-même n’est pas aussi stabilisé que la plupart des politologues le laissent entendre. Volatile, contextuel, corporatiste ou catégoriel, il exprime ses déceptions et ses désaveux en de grands mouvements pendulaires qui, d’une élection à l’autre et dans une même circonscription, changent les majorités et recomposent les alignements. Le rôle des notabilités, leurs intimidations et leurs manœuvres, la corruption qui les accompagne parfois, l’intersubjectivité populaire et populiste de choix médiatiques pour des figures charismatiques ou des vedettes de cinéma, qui semblent peser infiniment plus que le simple bourrage des urnes, débordent largement les agendas politiques des partis en présence. Au plan national, la démocratie indienne réalise cependant d’indéniables conquêtes. Ainsi, le décollage économique, l’amélioration des conditions de vie, les redistributions internes de ressources entre les États, les premières industrialisations s’effectuent dans les premières décennies sous l’emprise du Parti du congrès. L’indépendance de la justice, l’autorité de la Cour suprême, une présence respectée de l’Élection Commission qui garantit la régularité des scrutins et en surveille le déroulement, la liberté des opinions et de la presse complètent le dispositif d’un État de Droit où toutes les oppositions politiques sont reconnues jusqu’à tenir le gouvernement d’États régionaux, comme c’est le cas des majorités communistes du Bengale et du Kérala. Ayant su dominer ou négocier plusieurs crises intérieures, éviter la dérive des coups d’État et l’instauration de régimes militaires comme son voisin pakistanais, la démocratie indienne préparait sans trop de heurts l’alternance qui allait succéder aux décennies incontestées du Congrès. Il faut noter en outre la place incontestée qu’occupe l’Union indienne dans une géopolitique complexe, que son autorité de puissance nucléaire et sa présence habile dans la politique régionale ne cessent de confirmer. Une plus récente décentralisation des États, de nouvelles formes de libéralisation économique, l’entrée de capitaux étrangers et les investissements qu’y effectue une diaspora prospère, l’autonomisation relative des économies régionales avec les développements très significatifs d’un secteur privé, l’excellence de ses écoles d’ingénieurs, de ses entreprises de service et d’un tourisme en pleine expansion permettent désormais au pays d’espérer une forte croissance. Mais l’émergence de nouveaux partis de basses castes et les tensions engendrées par la politique de discrimination positive et de quotas dans les emplois publics signalent encore toute la fragilité de cette démocratie. La montée des revivalismes religieux, les crispations croissantes entre communautés musulmanes et hindoues, attestent aussi la grande vulnérabilité de la laïcité républicaine tant espérée. D’autres signes d’inquiétude se repèrent et affleurent avec les années quatrevingt-dix et ne cesseront de s’amplifier. Les replis sur la famille et sur la caste d’origine s’ajoutent à l’égoïsme des intérêts privés. Ils entraînent la désaffection croissante et très significative de toute une population pour les motivations citoyennes. Beaucoup au sein des classes moyennes se désintéressent en effet progressivement de la politique, désertent les élections à moins d’aller porter leurs suffrages vers des formations extrémistes qui exaltent le communautarisme d’une hindouité d’autant plus sollicitée qu’elle est idéologiquement reconstruite. Plus soucieux d’évasion fiscale, de consommation, de films bollywoodiens, de « Reality Shows » et de politique spectacle que de solidarité participative, le « Shining India » avec son ostentation de nouveaux riches touche fort à l’artificialisme. L’éloignement matériel des plus aisés ne les protège cependant en rien de la proximité spatiale qu’ils partagent avec les couches les plus défavorisées. Pendant que les « Gated Communities » des beaux quartiers urbains côtoient au quotidien les « servants quarters » et les « slums » sans se donner la moindre reconnaissance d’un voisinage partagé, la séparation villecampagne semble n’avoir jamais été aussi forte. Pareille juxtaposition d’existences aussi contrastées d’altérités qui s’ignorent rend désormais impossible la moindre velléité de solidarité, remettant même en cause tout sentiment concret d’appartenance à un projet commun. L’autonomisation relative des États, avec la libéralisation de l’économie qui l’accompagne, favorise pour sa part de LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 31 nouvelles politiques de développement économique. Elles aussi mettent à mal la réalisation démocratique politiquement tant attendue. Sous les auspices de la Banque mondiale, du FMI, et les conseils de consultants privés, les gouvernements régionaux, en particulier ceux du Maharasthra et de l’Andhra Pradesh, lancent leurs paysanneries dans de grandes transformations agraires les contraignant à s’endetter pour investir vers d’autres types d’agriculture espérés plus rémunérateurs. Elles réduiront les aides concédées jusqu’ici en matière de soutien des prix, de subventions pour les semences et les engrais, leur facturant désormais des sources d’énergies autrefois gratuites. Les échéances surviennent sans que les profits soient au rendez-vous. Incapables alors de faire face à la dette, les paysans se suicident par milliers. Très largement sous-estimées, ces tragédies témoignent de l’abandon général et du manque d’intérêt d’une classe politique pour un monde rural qui continue néanmoins, bon an mal an, à nourrir le pays. Elles pèseront lourd dans l’avenir proche de cette démocratie. Mais elles révèlent aussi la présence de nouveaux types de mobilisation et des formes de dérives que ni l’idéologie ni la logique institutionnelle n’avaient su jusqu’ici clairement envisager. Qu’est-ce que la démocratie ? Ainsi les mouvements de l’histoire, souvent rapportés comme constitutifs d’ordres nouveaux, ne représentent en réalité que les étapes d’un cheminement complexe et contourné fortement attaché à tout un précédent de manières de voir et de manières de faire. Les notions impliquées sont ellesmêmes le résultat de longs processus de reformulations et d’ajustements. Exposé en effet depuis des siècles à la présence de formes de domination ou d’influence musulmanes, chrétiennes, européennes et modernes, le souscontinent indien s’est à la fois gardé d’en jamais rejeter les apports, sans pour autant renoncer aux valeurs spécifiques défendues par sa culture. Son accueil répété d’influences extérieures l’entraînait au contraire à réviser sans 32 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE cesse, sans en trahir l’esprit, mais pour au contraire en mieux vérifier les prémisses, un univers de valeurs, chaque fois renouvelé, toujours immuable. L’inclusivisme réactif, l’accommodation, la traduction, l’appropriation devenaient ainsi les modalités instrumentales que l’Inde n’allait cesser de mobiliser pour interpréter l’incursion du nouveau – parfois jusqu’à en contredire les implications – en vue de mieux persévérer dans son être. Adaptation et reformulation, ouverture et dynamisme, dans l’unité de sa diversité l’Inde réverbère sur ellemême le hasard de l’histoire. Elle l’appréhende par le biais de normes et de significations qu’elle prétend reconduire tout en les jouant avec de nouvelles donnes qui ne manquent pas de les transformer. Pareilles ouvertures au changement interdisent alors qu’on puisse encore parler à son endroit de «tradition» avec le sens d’immutabilité déclassée que l’on attribue à ce terme. Interactions, réponses et surenchères semblent donc jusqu’à récemment avoir habité la plasticité pluraliste d’un univers socioculturel au demeurant toujours peu préparé à se concevoir comme l’État-nation que ses dirigeants veulent lui imposer. Sa réalité d’aujourd’hui s’établit selon trois développements : celui d’une logique régionale avec son patrimoine d’histoire, de langues, de configuration de castes; celui de logiques catégorielles pliées par les corporatismes de classes – organisés autour des nouveaux partis de basses castes et des étiquettes de la discrimination positive (Scheduled Castes and Tribes, Backward Classes, Other Backward Classes) – et les solidarités juxtaposées du communautarisme identitaire ou du confessionnalisme religieux; celui enfin de logiques contextuelles, formant et reformant alliances et fidélités au gré de situations. Composites à n’en pas douter, ces développements habitent encore une ontologie très étrangère à celle de nos modes de pensée. À l’heure des idéalisations ou du discrédit qu’il est parfois de bon ton d’adresser aujourd’hui à la démocratie pour n’en retenir que sa version idéale et universelle, artificiellement abstraite et idéologiquement uniforme, il n’est pas négligeable de retenir la leçon différente qu’en retire la pragmatique indienne. Elle a su en effet engranger les gains de justice sociale attachés à l’établissement démocratique en en tirant tout le parti électoral mais en en réduisant les finalités comme s’il s’agissait là de points de vue, ou d’épisodes, à insérer dans une série presque indéfinie d’expériences. Pour autant, la démocratie des réformes n’a pas évité les malheurs de la démocratie formelle. Les nouvelles modalités bureaucratiques, les égoïsmes d’aventure, les amendements répétés de la Constitution condamnent cette démocratie, soit à utiliser ses moyens et contredire ses principes, soit à les abandonner tous deux aux partis et aux particularismes jusqu’à risquer de ruiner les fondements de l’État de droit. Dans la fidélité qu’elle conserve néanmoins à son inclusivisme, à son appréhension contextualisée des événements, à son orthopraxie, l’Inde se plaît à maîtriser l’importance spécifique des situations sans se priver d’y apporter une pensée critique. Les réponses qu’elle provoque, tour à tour réactives et créatrices, ont l’ordonnance d’une partition chorale. Celle-ci opère sur un fond de basse continue où s’ordonne et se réordonne un continuel théâtre de recompositions, véritable décalque de ce que nous ont enseigné ses plus grandes épopées. Avec sa démocratie, l’Inde nous apporte un témoignage. Elle nous enseigne en effet qu’il est possible d’aménager et de tenir ensemble les possibilités d’avènement d’une société de citoyens individuels à dignités égales et aux aspirations partagées avec la présence totalisante d’unités de castes à la fois solidaires et dépendantes d’une hiérarchie constitutive d’inégalités. Holisme collectiviste et holisme structural s’y trouvent ainsi mêlés dans un alliage de solidarités que nous aurions trop vite tendance à écarter comme des antagonismes ou des paradoxes relevant de l’aporie. Inscrit ici dans un tissu social profondément renouvelé, le politique, dans sa variante moderne de la politique, y fait à la fois l’épreuve du greffon et les réponses n de l’hybride. LES DIFFÉRENCES CULTURELLES La construction européenne prise entre visions antinomiques du citoyen Philippe d’Iribarne (55), directeur de recherche au CNRS Après l’échec du référendum sur le projet de Constitution européenne, l’Europe paraît dans l’impasse. Au-delà de tel ou tel élément circonstanciel, tel l’effet produit par la fameuse « directive Bolkenstein », des divergences plus profondes paraissent séparer les Européens sur ce que doit être l’Europe. Quelle forme de vie en société doit-elle y prévaloir ? Jusqu’où le marché doit-il régner en maître ? Ces divergences ne doivent rien au hasard. Si tous les pays européens se référent aux mêmes grandes valeurs, la liberté, l’égalité, ils sont loin de s’accorder sur ce que celles-ci signifient en pratique, et donc sur ce à quoi une société de citoyens doit ressembler concrètement. Une source fondamentale de divergences concerne les visions de la liberté, et donc la vision d’une société ordonnée, qui prévalent dans les pays concernés. On le voit bien en comparant les univers anglo-saxons, germanique et français 1. Le monde anglo-saxon et la figure du propriétaire En Angleterre (comme aux ÉtatsUnis), il existe un lien intime entre l’image du citoyen libre d’une société démocratique et l’idée de propriété. Ce n’est pas seulement que la propriété, au sens où on l’entend en français, comme propriété des biens, soit défendue plus qu’ailleurs au nom de la liberté. C’est que, plus généralement, la liberté dans toutes ses dimensions, qu’il s’agisse de rapport aux autres ou au pouvoir, est une liberté de propriétaire, maître chez lui, protégé par la loi contre tout empiétement auquel il n’aurait pas personnellement consenti. Ce propriétaire peut à son gré garder l’usage de son bien, le confier ou l’aliéner dans les limites qu’il lui appartient de fixer souverainement. Il est en relation avec d’autres propriétaires, détenteurs des mêmes droits et susceptibles de consentir dans les mêmes conditions à aliéner leur propriété. Locke, bien sûr, est un témoin privilégié d’une telle vision 2. Pour lui, la liberté est incluse dans la propriété. «Chacun a, par la nature, le pouvoir (…) de conserver ses biens propres (his Property), c’est-à-dire, sa vie, sa liberté et ses richesses, contre toutes les entreprises, toutes les injures et tous les attentats des autres» (§ 87). Quand les hommes forment une société, «pour la conservation mutuelle de leurs vies, de leurs libertés et de leurs biens» (§123), ils consentent à transférer à un «corps politique» ceux des droits attachés à leur propriété dont l’exercice permet d’assurer la protection de celle-ci (§ 88, 129), mais conservent rigoureusement ceux qu’ils n’ont pas transférés (§ 248). Les déten- teurs d’un pouvoir se voient, en quelque sorte, confier, en bons trustees, la tâche d’administrer au mieux les biens de leurs mandants, conformément aux intérêts de ces derniers. Propriétaire de ses droits La conception qu’a Locke de ce que veut dire être libre, le lien qu’il fait entre liberté et propriété, ne lui sont pas personnels. Ils traduisent une vision qui marque profondément l’Angleterre et que l’on retrouve associée aux positions politiques les plus diverses, plus radicales ou plus conservatrices (comme chez Burke). Cette conception de la liberté, et du citoyen libre, se retrouve de l’autre côté de l’Atlantique. Au cours de l’histoire des États-Unis, de nombreux débats, souvent passionnés, ont porté sur la manière de traduire en actes l’attachement proclamé à la liberté. Ils se sont tous situés à l’intérieur d’une conception de la liberté la regardant comme une forme de propriété. «Un homme», déclarait ainsi Madison à la Convention constitutionnelle de 1787, « a la propriété de ses opinions et peut les communiquer librement, il a la propriété […] de la sûreté et de la liberté de sa personne. » Quelques années plus tard il parlera de « la propriété qu’un citoyen a de ses droits » 3. LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 33 Le monde germanique : avoir voix au chapitre dans une communauté Dans la conception germanique, l’homme libre, et donc le citoyen, est celui qui, au sein d’une communauté, a voix au chapitre dans des décisions collectives auxquelles il est prêt à se soumettre : «La liberté de l’Allemand est discipline voulue, avancement et développement du moi propre dans un tout et pour un tout» 4. Kant est un bon témoin de cette façon de voir. Pour lui, ce n’est qu’à travers une forme de soumission à la société que l’on peut devenir un homme accompli. Dans l’ordre politique, «l’homme (…) a besoin d’un maître qui brise sa volonté particulière et le force d’obéir à une volonté universellement valable» 5. C’est ainsi qu’il accédera à la plénitude de son humanité : «Ainsi, dans une forêt, les arbres, justement parce que chacun essaie de ravir à l’autre l’air et le soleil, se contraignent réciproquement à chercher l’un et l’autre au-dessus d’eux, et par suite ils poussent beaux et droits, tandis que ceux qui lancent à leur gré leurs branches en liberté et à l’écart des autres poussent rabougris, tordus et courbés»6. Il s’agit, par un tel processus de civilisation, de «former un peuple» de ce qui n’était qu’une «horde de sauvages» 7. La volonté du peuple Quand Kant évoque l’accord que chacun a donné aux lois qui le régissent, il ne s’agit pas d’une série d’accords d’individus confiant à l’ensemble qu’ils forment la défense de ce qu’il a en propre. Il s’agit d’un accord d’un tout uni, du souverain collectif formé par un ensemble d’individus transformés, civilisés, par cette intégration dans un tout, et dont chacun agit dès lors en tant qu’élément de ce tout. “ Il n’y a que la volonté concordante et unifiée de tous, pour autant que chacun pour tous et tous pour chacun décident la même chose, il n’y a par conséquent que la volonté du peuple universellement unifiée qui puisse être législatrice ” 8. 34 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE Une telle vision de la liberté, et donc du citoyen, est certes compatible avec des conceptions fort diverses de ce que peut être concrètement la communauté au sein de laquelle l’individu est appelé à être libre. Cette communauté peut être une principauté restreinte, ou s’étendre à l’humanité dans son ensemble. Ce qui est, avec constance, une caractéristique de la pensée allemande, est la place qu’y occupe la référence à une forme de communauté. Ainsi, on trouve cette place aussi bien chez ceux qui, tel Fichte, ont le culte de la singularité allemande, de l’identité allemande, que chez ceux qui, tel Habermas, verraient volontiers les Allemands comme des humains en général que rien ne distingue de leurs congénères. Le désir français de noblesse Il existe certes en France une tradition libérale qui, de Benjamin Constant aux thuriféraires contemporains de la liberté d’entreprendre, a largement puisé ses sources d’inspiration dans le monde anglo-saxon. Mais, si la conversion de la France à un libéralisme authentique est toujours matière à projet, c’est qu’elle ne s’est jamais accomplie. « On aurait donc bien tort de croire, écrit Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution, que l’Ancien Régime fût un temps de servilité et de dépendance. Il y régnait beaucoup plus de liberté que de nos jours; mais c’était une espèce de liberté irrégulière et intermittente [...], toujours liée à l’idée d’exception et de privilège. 9 ” Officiellement rejetée par la France révolutionnaire, une telle liberté ne fonde en apparence aucune vision moderne de l’organisation politique et sociale. Sa place n’en est pas moins essentielle, dans la France révolutionnaire comme dans celle d’aujourd’hui. Le brûlot de Sieyès, Qu’est-ce que le tiers état ?, dont le succès a été immense en 1789, témoigne bien de cette continuité 10. Qu’il dénonce, la servitude où, estime-t-il, le tiers se trouve réduit, ou qu’il dépeigne ce que doit être son état futur, Sieyès est animé par une même vision : un homme pleinement libre possède les traits qui étaient jusqu’alors l’apanage L’attachement au statut Une telle vision se rencontre jusque chez ceux qui, tels Tocqueville ou Constant, se proclament les plus « libéraux ». Il nourrit l’attachement au « statut » qui marque la France d’aujourd’hui. Si le statut de chacun, si modeste soit-il, est pleinement respecté on obtient une sorte d’égalité relative de dignité au sein même d’une société de rangs. Cette condition est réalisée, en particulier, dans l’univers du travail, si chacun se sent pleinement considéré dans sa conscience professionnelle et dans son apport à l’œuvre commune, n’est pas contraint d’accomplir des tâches indignes de son rang, bénéficie d’une position claire dont il ne peut être délogé sans son consentement. Cette égalité symbolique est analogue à celle que l’on trouvait dans l’ancienne France, au sein d’une noblesse dont les membres étaient pourtant aussi différents par leur richesse et leur pouvoir que par l’éclat et l’ancienneté de leur titre. de la noblesse; traité avec les égards dus à son rang, jamais contraint de s’abaisser devant quiconque, il n’est pas prêt à le faire pour satisfaire quelque bas intérêt. Si le tiers «languit dans les mœurs tristes et lâches de l’ancienne servitude» (p. 78), c’est que ses membres sont traités par les privilégiés comme s’ils relevaient d’une espèce inférieure. « On a prononcé au tiers l’exclusion la plus déshonorante de tous les postes, de toutes les places un peu distinguées» (p. 97). De plus, victime de la nécessité, il est poussé à adopter un comportement de valet : «Cette malheureuse partie de la nation en est venue à former comme une grande antichambre, où sans cesse occupée à ce que disent ou font ses maîtres, elle est toujours prête à tout sacrifier aux fruits qu’elle se promet du bonheur de plaire» (p. 56). Pour échapper enfin à la servitude, une voie serait certes de ramener la noblesse au niveau du commun. Mais mieux vaut encore anoblir le tiers, lui permettre d’endosser l’habit des anciens maîtres et de prendre leur place. Le tiers est «aussi sensible à son honneur» que les privilégiés (p. 100). Il «redeviendra noble en étant conquérant à son tour» (p. 44). Et un jour viendra peutêtre où les privilégiés solliciteront « leur réhabilitation » dans son ordre (p. 45). Un impossible accord sur la place à donner au marché Ces différences de conception de ce qu’est d’accéder à une condition d’homme libre, et donc vivre ensemble dans une société de citoyens, influencent tous les aspects du fonctionnement des sociétés : la vie des entreprises, l’organisation de l’enseignement, la place donnée aux immigrés, la conception des services publics, la forme que prend le débat politique, etc. 11. Un point particulièrement sensible dans la construction européenne est la place qu’il convient de donner au marché. Dans le traité de Rome, la «concurrence est libre et non faussée» constitue un sacré fondateur. Innombrables sont les situations où les instances européennes, Commission et Cour européenne de justice, font d’un tel idéal l’ultima ratio de leurs actions, et condamnent, ou menacent de leurs foudres, les États récalcitrants, sans trop se préoccuper des raisons, tenant au premier chef à l’équilibre social, qu’ils peuvent avoir à «transgresser» quelque chose d’aussi saint. Les réactions des divers pays européens face à cet imperium du marché sont loin de converger, les Britanniques et les Français paraissant les plus extrêmes, d’un côté dans l’adhésion et de l’autre dans le rejet. Ces divergences s’expliquent par les visions de la société qui prévalent dans les divers pays. Dans le monde anglo-saxon, la place qu’il paraît bon de donner au marché est en harmonie avec la vision spécifique de la vie sociale qui prévaut. Quand chacun est conçu à l’image du propriétaire libre de négocier sa participation à des œuvres communes, la vie économique fait la part belle à une succession de rapports contractuels plus ou moins transitoires. Le marché est largement perçu comme une sorte de juge de paix permettant à chacun de montrer, en toute impartialité, de quoi il est capable dans une compétition loyale, à l’abri du favoritisme, du népotisme et de l’intrigue. Les imperfections du marché sont regardées comme associées à ce qui sépare les marchés réels d’un marché théorique où la concurrence serait parfaite, et c’est celle-ci qu’il faut s’employer à organiser. En France, au contraire, il faut, pour être « quelqu’un », avoir une place bien établie dans la société, un statut, et être traité avec les égards correspondants. Un emploi « précaire», qui ne fournit pas une «situation » stable, n’est pas considéré comme un véritable emploi. Être «à vendre» est regardé comme la pire des conditions. Pendant longtemps la réticence à voir les hommes traités comme des marchandises a paru compatible avec une acceptation sans restriction du règne du marché pour ce qui relève des biens et services. On a cru en effet qu’une politique sociale appropriée (et en particulier un strict contrôle des licenciements), était de nature à permettre d’offrir une certaine stabilité aux salariés au sein d’une économie hautement turbulente. La plupart des Français ne le croient plus. Ils voient bien que la pression de la concurrence conduit les entreprises à développer la place d’une logique marchande dans leurs rapports à leur personnel : à se montrer de plus en plus sélectives dans leurs embauches, de plus en plus réticentes à offrir un emploi autre que précaire, de plus en plus prêtes à se débarrasser de ceux qui ne font pas l’affaire. Ils aimeraient compter sur l’Europe pour les protéger d’un tel destin, mais celle-ci leur paraît n’en avoir cure. On a là une source sans doute essentielle de la place, surprenante pour beaucoup, que continuent à tenir en France des forces politiques résolument hostiles à l’économie de marché. Et on peut comprendre dans cette perspective le vote français au référendum sur le projet de Constitution européenne. Construire une forme de vie commune Comment, dès lors, sortir de l’impasse européenne? Il serait illusoire de croire que les uns ou les autres vont se convertir à des conceptions qui lui sont fondamentalement étrangères et que, du coup, les choses s’arrangeront d’elles-mêmes. Jusqu’ici l’Europe n’a pas voulu s’intéresser à ce type de questions et a préféré faire l’autruche. Il paraît temps de se demander clairement quelle forme de vie commune peuvent construire ensemble, dans la durée, des peuples qui ne partagent pas la même vision de ce qu’est une vie commune. On voit mal, en tout cas, comment y aboutir sans faire un usage plus large du fameux principe de subsidiarité qui actuellement ne concerne pas la gestion de l’économie. Moduler quelque peu la place donnée au marché ne pourrait-il devenir matière à option pour les pays membres, au même titre que l’organisation des politiques sociales ? Chaque pays serait alors plus libre de trouver une cohérence propre entre sa gestion de l’économie et sa politique sociale, en accord avec la conception de la vie en société qui y prévaut. n 1. Ces différences entre conceptions de la liberté sont analysées plus en détail dans : Philippe d’IRIBARNE, «Trois figures de la liberté», Annales, septembre-octobre 2003. 2. LOCKE Two treatises of Government (1690), edited by Peter Laslett, Cambridge university press, 1960; traduction française, limitée au deuxième traité, Traité du gouvernement civil (1728), GarnierFlammarion, 1992. 3. Éric FONNER, The story of American freedom, Norton, 1998, p. 17. 4. Ernst TROELTSCH, “ Die deutsche Idee der Freiheit” (1916), Traduit par Louis DUMONT dans L’idéologie allemande, Gallimard, 1991, p. 61. 5. E. KANT, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784), in Œuvres philosophiques, t. II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, p. 195. 6. Ibid., p. 194. 7. E. KANT, Projet de paix perpétuelle, (1795), in Œuvres philosophiques, op. cit., t. III, p. 366. 8. Métaphysique des mœurs (1796), in Œuvres philosophiques, op. cit. t. III, p. 578. 9. Alexis de TOCQUEVILLE, L’Ancien Régime et la Révolution (1856), Gallimard, 1952, p 176-177. 10. Emmanuel SIEYÈS, Qu’est-ce que le tiers état ? (1789), Champs Flammarion, 1988. 11. J’ai développé ces divers points dans L’étrangeté française, Seuil, 2006. LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 35 LIBRES PROPOS ParisTech, un chantier à l’ordre du jour de l’AX Le projet ParisTech, association de onze grandes écoles d’ingénieurs de la Région parisienne, créé au début des années quatre-vingt-dix et rejointe par l’École polytechnique en 2000, prend une nouvelle dynamique avec sa reconnaissance récente comme Pôle de recherche et d’enseignement supérieur (PRES). Il a pour ambition affichée de permettre à ces écoles, en mutualisant certains de leurs moyens, tout en préservant leur identité propre, d’être mieux armées dans la compétition mondiale où leurs spécificités françaises et leurs tailles peuvent apparaître comme des handicaps. Le Conseil d’administration de l’AX a tout naturellement largement débattu de l’évolution du projet lors de sa réunion du 14 décembre 2006. Le compte rendu du Conseil, retranscrit dans ce numéro, montre une grande implication dans le débat et aussi une certaine diversité des points de vue. La Jaune et la Rouge ouvre ses colonnes à ceux de nos camarades qui voudraient s’exprimer sur ce sujet qui interpelle toute la communauté polytechnicienne. Daniel Dewavrin (58), président de l’AX Vers un véritable aggiornamento de l’X Henri Martre (47), président d’honneur de l’AX La réflexion est maintenant ouverte sur l’avenir de l’École polytechnique et, comme il est souhaitable en pareil cas, diverses écoles de pensée s’expriment et le débat va son train, notre Président ayant conclu un précédent débat au sein de notre Conseil par l’idée directrice : « l’ X ne peut rester isolée ». Cependant, comme dans toute démarche prospective, il convient de revenir aux fondamentaux et aux réalités en se gardant des fictions et des rêves. Essayons donc de dresser le décor. L’environnement économique Malgré ses débordements, la campagne électorale est révélatrice de la situation de la France dans le monde et des préoccupations de nos concitoyens : la croissance est insuffisante pour dynamiser l’emploi et l’augmentation du niveau de vie; le défi- cit commercial et le niveau de la dette sont inquiétants; la construction européenne porteuse de nos espoirs, mais aussi de nos préoccupations, est en panne; la mondialisation se poursuit malgré ses distorsions de concurrence. On en conclut que pour nous, puissance industrialisée, la clé de l’avenir c’est l’innovation qui nous permet de rester en avance par rapport aux puissances émergentes et ainsi d’échapper aux contraintes d’une compétition biaisée. C’est le jeu des États-Unis et du Japon et ce doit être aussi celui de la France. Et on est ainsi amené à analyser notre cycle vertueux : formationrecherche-innovation-compétitivitécroissance et à constater ses lacunes : formation insuffisamment orientée vers les besoins réels de l’économie, recherche trop publique et déconnectée de ses applications, innovation manquant de prospective et de vigueur, le court terme ayant tendance à envahir nos gouvernances. LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 37 Et c’est ainsi que l’on voit fleurir dans les programmes de nos candidats les idées d’augmenter les efforts en matière de formation et de recherche et de promouvoir des réformes pour en accroître l’efficacité. Une fois les nouvelles autorités mises en place, le système des grandes écoles sera mis sur la sellette et âprement discuté. Les besoins des entreprises Les administrations ayant leur propre système de recrutement et de formation adapté à leurs besoins, c’est surtout aux entreprises que l’on doit penser quand on réfléchit aux finalités de notre enseignement supérieur. Il en existe de toutes natures, petites, moyennes, grandes et géantes, et elles ont des activités qui, suivant leur spécificité, peuvent être de proximité, régionales ou mondiales, mais elles exercent toutes un «métier». Et on constate une tendance générale à se concentrer sur le «cœur de métier» en se consacrant à une spécialité et en déléguant tout ce qui n’est pas la conception du produit, son élaboration finale et sa vente. Cette spécialisation à outrance s’explique par l’expansion rapide et la complexité croissante de leur environnement et l’ampleur des investissements matériels et humains nécessaires pour y faire face. Qu’il s’agisse des bases scientifiques, des technologies, des procédés de production, des clients, des concurrents, des caractéristiques économiques et politiques des différents marchés..., le volume des connaissances à acquérir et de l’expérience à accumuler devient de plus en plus gigantesque. La direction d’une affaire est donc un travail d’équipe où chacun doit être au sommet de sa spécialité. On comprend donc que les entreprises soient particulièrement exigeantes pour l’embauche de leurs collaborateurs et qu’elles prêtent une attention particulière à leur formation de base qui préfigure leur capacité à assimiler la connaissance du «métier». À cet égard on conçoit facilement qu’un diplôme «ParisTech» ne donne aucune indication en ce qui 38 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE concerne la durée des études et leur contenu et ne constitue en rien une référence exploitable. S’agissant d’ingénieurs, on exigera évidemment que les bases scientifiques et techniques de l’enseignement suivi correspondent à la spécialité de l’entreprise et le CV sera déterminant. Il ne faut pas se faire d’illusions : il s’agit là d’une tendance lourde car on a trop négligé dans notre pays le facteur «compétences» pour l’attribution de responsabilités de haut niveau et il en est résulté des déboires de grande ampleur. La prise de conscience de ce phénomène se développe rapidement et il faut s’attendre à un changement de culture à cet égard. Notre enseignement supérieur et son rayonnement international Il y a déjà longtemps que nos établissements d’enseignement supérieur, en particulier nos grandes écoles, se sont préoccupés d’attirer les élèves étrangers et par conséquent d’affirmer leur réputation et leur rayonnement dans le monde. C’est ainsi que les promotions de l’X comportent une centaine d’étrangers parmi quatre cents Français. Il est certain en effet que la reconnaissance de la qualité de notre formation, tant en ce qui concerne les Français que les étrangers dispersés dans le monde, est un élément essentiel de notre compétitivité. La mauvaise place de la France dans le classement de Shanghai de 2003 a donc créé un traumatisme profond et on a cherché à en déterminer les raisons et à en promouvoir les remèdes. On a alors pensé que l’effet de taille était déterminant, que le nombre d’étudiants était le facteur essentiel de la réputation et que par rapport à de grandes institutions anglosaxonnes, nos écoles supérieures ne faisaient pas le poids. Le gouvernement a alors décidé de repenser une organisation trop éclatée avec des établissements trop petits et a créé les «pôles de recherche et d’enseignement supérieur» (PRES) et dans le même état d’esprit les «réseaux thématiques de recherche avancée» (RTRA). Ceci est d’ailleurs à rapprocher des initiatives qui ont été prises pour rassembler des entreprises au sein des «pôles de compétitivité». Les écoles avaient elles-mêmes pris des initiatives dans le même sens et c’est ainsi qu’a été créé ParisTech, association à laquelle l’X a adhéré et qui a obtenu le label PRES. Ce mouvement a incontestablement un certain succès car on assiste à une floraison d’associations d’écoles dont l’objectif premier est d’asseoir leur image à l’étranger, mais aussi d’exploiter leurs synergies de façon en accroître l’efficacité. C’est ainsi qu’on a décerné 9 PRES pour des associations concernant 49 établissements. On a pu s’interroger sur la nature réelle de ces associations car on a vu circuler, notamment pour ParisTech, les termes d’intégration, de fédération, de gouvernance si bien qu’on pouvait penser qu’il s’agissait de fusions d’écoles. Il s’agit en réalité de «clubs» qui ont pour mission de promouvoir et éventuellement de gérer des activités communes, et qui n’attentent en rien à l’indépendance de leurs membres. C’est ainsi qu’on peut naturellement adhérer à plusieurs clubs. Pour ne citer que certains membres de ParisTech et sans être exhaustif, les Mines appartiennent aussi au GEM, les Télécoms au GET, les Ponts à l’École d’économie de Paris et tous se retrouvent dans la Conférence des grandes écoles. Il est évident que si l’on voulait aller à de véritables fusions, ou même fédérations, comportant une gouvernance commune, ce serait une autre affaire car il faudrait impliquer leurs propriétaires et surmonter de nombreux obstacles culturels et administratifs. Le revers de la médaille, c’est que la facilité qu’offre la constitution de clubs va à l’encontre de l’objectif poursuivi. Si l’image de notre enseignement supérieur était perturbée par le nombre des acteurs, elle devient franchement floue et confuse avec la prolifération des clubs, dont certains sont hétéroclites parce que basés sur la géographie plutôt que sur la notion de «métier». Si l’on ajoute que beaucoup de nos écoles ont des dénominations historiques tout à fait respectables, mais qui ne correspondent plus à ce qu’elles sont devenues au XXIe siècle, on imagine facilement que l’image que nous donnons à l’étranger, et même en France, est celle d’un certain désordre, certes générateur de créativité, mais néanmoins dissuasif. L’ X en perspective En France et même à l’étranger l’X a une image prestigieuse mais quelque peu désuète. Son statut militaire et l’uniforme de ses élèves y sont pour quelque chose, mais surtout on la situe mal dans les cursus universitaires. Des efforts méritoires ont été faits pour la rendre cohérente avec les usages internationaux mais sa singularité reste un obstacle pour l’attractivité des étrangers. La définition actuelle de sa mission est pourtant sans ambiguïté : «L’École polytechnique a pour mission de former des hommes et des femmes capables de concevoir et de mener des activités complexes et innovantes au plus haut niveau mondial, en s’appuyant sur une culture à dominante scientifique d’une étendue, d’une profondeur et d’un niveau exceptionnels, ainsi que sur une forte capacité de travail et d’animation.» Ainsi tout est dit : l’X serait parfaitement adapté à la conduite des affaires dans une perspective mondiale. On constate cependant que sur les 400 élèves d’une promotion sortant de l’X, 250, dont 100 fonctionnaires, entrent dans des écoles dites d’application et les 150 autres vont poursuivre leurs études à l’étranger. Ainsi la définition de la mission de l’École reste valable, mais à condition de comprendre que son enseignement doit être complété par une spécialisation à acquérir dans d’autres institutions. Ce sont les écoles d’application que l’État a créées pour la formation de ses fonctionnaires, dispositif avantageusement complété par d’autres formations, notamment étrangères. Ainsi l’X n’est en réalité qu’un élément d’un ensemble de formation d’ingénieurs caractérisé par une sélec- tion rigoureuse, une culture scientifique de haut niveau et un éventail de spécialisations de hautes technologies. Cet ensemble cohérent reste souple en ce sens qu’il comporte des formations longues, de type Bac + 7 impliquant un passage par l’X, et des formations plus courtes de type Bac + 5. Il permet également de poursuivre ailleurs la spécialisation nécessaire. Bien que datant de plus de deux cents ans, et moyennant les adaptations nécessaires, ce dispositif a fait ses preuves et largement contribué à placer la France dans le peloton de tête des hautes technologies. Il ne faut pas oublier que dans ses visions d’avenir, le général de Gaulle a placé très haut les objectifs à atteindre dans les domaines nucléaire, aéronautique et spatial. Rien de tout cela n’aurait été possible si notre pays n’avait pas disposé de corps d’ingénieurs dont la culture scientifique et technique et les capacités de conduite des projets permettaient de relever de pareils défis. Quarante ans plus tard, les positions de la France ont été consolidées mais les défis de la mondialisation ne nous laissent aucun répit et l’ensemble que nous pourrions appeler «Université Polytechnique » est de plus en plus nécessaire au développement de notre économie nationale. Il reste cependant fragmenté et dispersé, ce qui porte préjudice à son identité, à son image et à son efficacité. Le regroupement des forces Le regroupement juridique sous forme de fédération de la dizaine d’écoles ainsi définie a un sens car il correspond à la réalité que constitue l’ensemble des filières d’enseignement qui ont fait leurs preuves. Il a un sens également car il contribue à la concentration réelle de notre enseignement supérieur, à l’encontre de la confusion et en faveur de l’identité et de l’image. Il a un sens enfin car ces écoles appartiennent au même propriétaire, l’État, qui a le devoir de consolider, rationaliser et développer cet ensemble dans un souci d’efficacité et d’économie. La décision correspondante n’est donc pas à prendre au niveau des écoles qui seront certainement réticentes car elles sont attachées à leur indépendance, ni au niveau des administrations pour la même raison, mais au plus haut niveau de l’État dans l’intérêt supérieur de la nation. La dispersion géographique des écoles correspondantes est néanmoins un inconvénient qui devra être surmonté. Elle ne peut être un argument pour ne rien faire car elle conduirait à exclure Supaéro et l’ENAC, comme on l’a fait dans ParisTech, alors que ces deux écoles contribuent largement à l’image « hautes technologies » de notre pays. Les technologies de l’information sont là pour abolir les distances : ce que les entreprises savent faire au plan mondial, les écoles le feront au plan national. Il est certain que ce regroupement structurel va dans le sens de l’histoire. Il correspond à un vaste mouvement de concentration à l’échelle mondiale, qu’il s’agisse des nations ou des entreprises. Faut-il pour cela condamner les clubs qui sont d’une toute autre nature? Certainement pas : s’il existe des affinités qui se traduisent par des initiatives heureuses, il n’y a pas lieu d’y faire obstacle, pour peu qu’on reste conscient de leurs limites. Il apparaît cependant de plus en plus un nouveau mode d’exploitation de synergies : le «Campus», c’est-à-dire le regroupement physique de moyens d’enseignement, de recherche et d’industrie relevant des mêmes disciplines, de façon à favoriser le fonctionnement du cycle vertueux défini cidessus. À cet égard l’Aerospace Campus de Toulouse, situé au cœur de l’Aerospace Valley, constitue certainement un exemple, en ce sens qu’il réalise bien la symbiose recherchée et qu’il jouit d’une très forte image à l’étranger. Certes le Campus de Palaiseau existe déjà : l’X et ses laboratoires en constituent le cœur, l’arrivée de Thales lui donne une forte image industrielle, la proximité de Supelec constitue une opportunité, le projet d’implantation de l’ENSTA le renforce. Compte tenu de la forte densité des implantations relevant des technologies de l’inforLA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 39 mation et de la communication dans la région parisienne, il paraît opportun d’établir à Palaiseau un «Infocom Campus» de notoriété internationale. Encore faudrait-il que l’ENST se déplace à Palaiseau ce qui ne paraît pas insurmontable compte tenu de la vétusté de la rue Barrault. Une ambition pour la France Il est vital pour notre pays de gagner la bataille de l’innovation et il doit s’en donner les moyens. Il faut pour cela qu’il développe les « avantages comparatifs » dont il dispose et on constate à cet égard que ses traditions scientifiques lui ont donné une place importante dans les hautes technologies. Dans ce domaine nous disposons d’entreprises remarquables qui ont su s’internationaliser et ainsi faire face à la compétition mondiale. Nos succès sont dus pour une large part au potentiel humain formé dans les filières X + écoles d’application et ce dispositif doit être préservé, amélioré et développé. Pour faire face aux immenses défis qui se présentent à nous, il est donc proposé d’une part de fédérer les dix écoles qui organisent ces filières pour leur donner la pleine efficacité nécessaire et d’autre part de renforcer le campus de Palaiseau en y créant un «Infocom campus». Il n’échappera à personne que ces initiatives ne peuvent pas se développer à partir d’un consensus général. Trop de cultures différentes et d’intérêts corporatistes se heurtent sur un tel sujet. L’État a donc à intervenir à un double titre : comme mandataire des citoyens pour promouvoir les intérêts de la collectivité nationale et ceux-là sont fondamentaux, et aussi comme propriétaire de ces institutions. n ParisTech… quel pari ? Maurice Bernard (48) * La Jaune et la Rouge a consacré le thème de son numéro de février à L’École polytechnique. Nombreux auront été, je pense, les lecteurs à s’en réjouir, tant il est vrai qu’une institution d’enseignement et de recherche vit, pour une bonne part, à travers la communauté des Anciens. Les historiens ont depuis longtemps porté une attention soutenue à l’École, notamment, à sa fondation par la Convention en 1794, à ses débuts prestigieux, à son évolution au cours du XIXe siècle. Son histoire récente a été moins étudiée, alors pourtant que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’École s’est profondément transformée, notamment depuis une trentaine d’années. Le tableau que vient de brosser La Jaune et la Rouge était donc particulièrement bienvenu. Le présent article est une réflexion personnelle, limitée à la seule question de ParisTech, vue essentiellement du point de vue de la communauté polytechnicienne. En effet l’avenir de l’École polytechnique peut être affecté profondément par un projet qui, de fait, constitue un pari considérable. La création de ParisTech À l’origine de ParisTech se trouve la création en 1991 du Groupement des écoles d’ingénieurs de Paris dont l’X, qui n’était plus parisienne depuis 1975, ne faisait pas partie. Cette mise à l’écart résultait moins de cette circonstance géographique que de la 40 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE motivation, plus ou moins explicite, des premières écoles de pouvoir peser davantage face à Polytechnique. La concurrence internationale n’était pas encore ce qu’elle est devenue aujourd’hui, mais se concerter pour y faire face, était déjà la principale raison d’être de ce partenariat. Peu à peu d’autres écoles se joignent aux pre- mières. L’ensemble qui prend le nom de ParisTech est aujourd’hui une association de onze écoles d’ingénieurs, toutes situées dans la région parisienne 1. L’École polytechnique en fait partie depuis août 2001. Bertrand Collomb (60), l’un des patrons français les plus respectés, est président du Comité d’orientation stratégique de ParisTech. Dans le numéro de La Jaune et la Rouge de février dernier il défend ardemment cette construction. Gabriel de Nomazy, directeur général de l’École, de 1998 à 2005, vice-président exécutif de ParisTech en est, lui aussi, un ardent défenseur. Que des voix aussi autorisées appuient vigoureusement ce projet mérite considération. Ces voix doivent-elles, cependant, nous dissuader d’analyser attentivement la stratégie sous-jacente? * Maurice BERNARD, président d’honneur de la Société des Amis de la Bibliothèque de l’École polytechnique, a dirigé l’enseignement et la recherche à l’X de 1984 à 1990. Le nouveau marché international de la connaissance Les réflexions des premiers protagonistes de ParisTech ont très vite tourné autour de l’émergence de la compétition internationale, de plus en plus évidente dans le domaine de la connaissance et de l’innovation et sur la meilleure manière pour les grandes écoles françaises d’y faire face. Sans entrer dans le détail d’une situation internationale complexe et qui diffère selon les disciplines scientifiques ou techniques considérées, notons que pour les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche que sont en France les universités et les grandes écoles, ce marché d’un type nouveau où se rencontrent la demande de compétences et l’offre de connaissances se traduit par une concurrence internationale croissante. Chaque institution doit attirer les enseignants et les chercheurs les plus brillants, les meilleurs étudiants et à obtenir les financements les plus considérables. Les grandes écoles françaises d’ingénieurs ont pris conscience de cet aspect de la mondialisation. En témoigne l’excellent colloque 2 organisé par les anciens élèves des Mines, des Ponts, des Télécoms et des Techniques avancées, qui s’est tenu au Conseil économique et social, le 11 mars 2005. Cette concurrence trouve son expression médiatique dans les classements internationaux qui se sont multipliés depuis quelques années et qui s’efforcent de comparer entre elles les universités du monde entier. Les principales caractéristiques des institutions sont évaluées selon des critères qui se veulent aussi objectifs que possible : nombre de prix Nobel parmi les professeurs et les anciens élèves, notoriété des chercheurs mesurée par les taux de citation des publications scientifiques, taux d’encadrement, etc. Parmi ces classements publiés régulièrement, le plus connu d’entre eux a été créé, il y a quelques années, par le professeur Liu 3, chimiste de l’université Jiao Tong de Shanghai. Son projet a été soutenu par les pouvoirs publics chinois qui souhaitaient iden- tifier les universités chinoises qui avaient le plus de capacités pour progresser et se hisser au niveau mondial. Ce classement, conçu d’abord dans le cadre d’une politique nationale ambitieuse de la Chine, est très vite devenu d’usage international, avec un retentissement d’autant plus grand en France que les meilleures de nos universités et les plus prestigieuses de nos écoles y figurent à des places déshonorantes. Qu’on en juge, au dernier classement de l’université de Shanghai on trouve parmi les 500 meilleures : 45e, Paris VI (Pierre et Marie Curie), 62e, Paris XI (ParisSud), 99e, l’École normale de la rue d’Ulm. L’École polytechnique est audelà du 200e rang. Ces mauvais classements s’expliquent en partie, mais en partie seulement, par certains biais. Par exemple, ne pas prendre en compte les médailles Fields désavantage l’École normale. Le système favorise les grosses institutions, donne une trop grande priorité à la recherche scientifique, ne prend pas bien en compte certains facteurs de réussite des anciens élèves, etc. Inversement d’autres classements internationaux qui donnent parfois aux institutions françaises des rangs plus flatteurs ne sont pas plus objectifs. Ainsi dans un récent classement du Times Higher Education Supplement, l’X doit son rang très favorable à ce qui est une des faiblesses de l’École, à savoir la trop grande proportion de ses professeurs qui enseignent à temps partiel! Ramener une évaluation complexe à un classement linéaire est simpliste, tout le monde en convient. En revanche ce qui est essentiel peut se résumer ainsi : 1) ces classements existent; ils traduisent la présence d’un marché où se rencontrent une offre et une demande; ils impliquent une évaluation permanente, 2) les meilleures institutions françaises sont, sans contestation possible, assez loin des meilleures mondiales. La plupart des observateurs sont aujourd’hui d’accord sur ce constat. Pourtant il est intéressant de noter les réactions de la majorité des responsables français lorsqu’ils ont, il y a quelques années, découvert cette réalité. On aurait pu s’attendre à ce que nombre d’entre eux se posent la question : pourquoi aussi peu de prix Nobel en France depuis quelques décennies ? Pourquoi aucun Polytechnicien n’a obtenu la moindre médaille Fields ? Etc. La réaction la plus fréquente a consisté à dire, il faut plus de moyens et, à moyens constants, il faut être plus gros pour être plus visible. On a même pu entendre récemment des responsables d’institutions d’enseignement supérieur français dénier tout intérêt à ces classements internationaux. La bonne preuve, disaient-ils, réunissons par la pensée la moitié seulement des étudiants de la Région parisienne avec leurs professeurs, nous aurons un géant qui, d’après les critères du bon professeur Liu, sera dans les trois premiers mondiaux, faisant quasiment jeu égal avec Harvard, Stanford ou Cambridge! Sans aller aussi loin mais dans une logique voisine, nombre de responsables ont mis à la mode les rapprochements entre institutions. Avant d’examiner plus avant cette stratégie d’alliances regardons de plus près la réalité dont sont faits ces champions qui nous font peur. Un modèle international, universel peut-être Pour des raisons bien connues du lecteur, les institutions françaises d’enseignement supérieur, universités et grandes écoles, sont très différentes des universités étrangères. Ces dernières, aujourd’hui, sont en fait proches du modèle américain. Bien que chacune, pour des raisons nationales, historiques et culturelles, ait ses caractéristiques propres, elles ont en commun quatre facteurs essentiels. 1) Toutes jouissent d’une autonomie, aussi bien stratégique que tactique, dont les responsables français ont peine à rêver. Cela est vrai non seulement, par exemple, des grandes universités privées américaines, comme Harvard ou Stanford, mais aussi des institutions relevant des États, l’université de Californie par exemple ou Cambridge en Grande-Bretagne. Cette liberté a pour seules limites celles qui LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 41 découlent du droit ou qui résultent de contraintes financières. 2) Toutes sont soumises à une émulation permanente qui conduit chacune d’entre elles à s’efforcer de : – recruter les professeurs les plus prometteurs en recherche et développement, – attirer les meilleurs étudiants, – obtenir les financements les plus importants. 3) Les professeurs habitent souvent à proximité du campus de l’université où se trouvent leurs laboratoires et où réside la quasi-totalité des étudiants. Entre les uns et les autres les échanges sont fréquents. 4) Professeurs, chercheurs, étudiants entretiennent des rapports étroits avec les entreprises que l’université encourage à se développer près du campus. De là résultent plusieurs conséquences importantes. La concurrence entre institutions est omniprésente. Elle se traduit de mille manières. Les différentes «schools », medical, law, electrical engineering, sont analysées, comparées, classées. Ces évaluations, en général produites par la société civile, c’est-à-dire les sociétés savantes et les associations professionnelles, ont une incidence directe sur les droits d’inscription et les frais de scolarité que chaque université se croit en mesure de demander. Plus une institution est réputée, plus l’enseignement y est coûteux. À noter qu’il existe de nombreuses bourses permettant d’attirer les élèves les plus prometteurs des classes défavorisées, qu’ils soient américains ou étrangers. Classements et évaluations influent sur les rémunérations des enseignants, sur les chances de décrocher des contrats, etc. La notoriété des différentes institutions est constamment en débat. Elle n’est en rien garantie. Cette culture de la compétition permanente est évidemment en harmonie avec l’air du temps, avec la mondialisation accélérée. Le gouvernement de chaque institution est l’objet de toutes les attentions : le départ de Larry Summers comme président de Harvard a conduit cette prestigieuse université à dépenser beaucoup d’argent pour recher42 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE cher un nouveau président. Récemment Caltech, le California Institute of Technology, a fait de grands efforts pour attirer un président jeune et dynamique, Jean-Lou Chameau, un Français, diplômé de l’École des arts et métiers dont la réussite à Georgia Tech avait été remarquée. La liberté d’action dont dispose une université américaine lui permet de s’adapter aux opportunités, de modifier rapidement l’affectation de ses ressources. L’adaptabilité est une vertu cardinale. Chaque université entretient des relations de partenariat avec de nombreuses entreprises, avec des agences régionales ou fédérales, participe au développement de start-up en liaison avec les points d’excellence de ses propres laboratoires. Dans les limites des lois locales et fédérales, l’institution exerce une pleine responsabilité, en matière de salaires des enseignants, par exemple. Les étudiants sont d’une grande diversité sociale, géographique et culturelle. Des jeunes de milieux fortunés voisinent avec ceux issus des classes défavorisées. Durant leur cursus les étudiants sont très suivis par leurs professeurs dont ils se sentent souvent assez proches. Ils sont encouragés et souvent bien préparés à créer leur propre entreprise dès la fin de leurs études. Quant aux anciens élèves ils sont l’objet de toutes les sollicitations de la part de l’institution qui compte massivement sur le mécénat, notamment sur celui des Alumni qui ont le mieux réussi. Naturellement l’ensemble du système universitaire Nord-américain présente des lacunes, des dysfonctionnements. Certaines universités sont médiocres, d’autres manquent de ressources. Cependant la structure de l’ensemble se nourrit de la recherche permanente du progrès. Toute université américaine, même la plus modeste, vise la réussite, au moins dans un domaine. Et, conséquence logique de la recherche obstinée de l’excellence, les meilleures d’entre elles sont bonnes au point de dominer la scène mondiale. Nos grandes écoles (je n’évoque pas ici les universités françaises), ne ressemblent en rien à ce schéma : non seulement parce que leurs dimensions sont limitées mais surtout parce qu’elles sont plongées depuis toujours dans un environnement et une culture toutes différentes, que je ne peux développer ici mais qui sont familières au lecteur. Elles ont leurs mérites, leurs gloires passées, une certaine cohérence avec les structures traditionnelles de la société française, mais elles sont dépourvues de la plupart des caractéristiques des grandes universités étrangères dont la taille n’est qu’un aspect. La perception des grandes écoles françaises Les plus lucides des dirigeants des grandes écoles d’ingénieur ont identifié depuis longtemps les forces et les faiblesses de notre système. Au niveau des premières se trouve une sélection rigoureuse, très liée au rôle majeur des mathématiques. Du côté positif aussi une formation professionnelle solide. Mais le système globalement conduit aujourd’hui à surreprésenter dans les élites les classes sociales culturellement les plus favorisées. En outre les écoles françaises, de petite taille, occupent souvent une spécialité très étroite. Elles sont surtout organisées autour des singularités de la société française : rôle des corps de la fonction publique, importance de l’État, poids du centralisme et de l’égalitarisme, etc. Malgré des progrès considérables accomplis depuis quelques années, elles restent souvent trop éloignées du monde professionnel et trop peu ouvertes sur le plan international. Les classes préparatoires aux grandes écoles n’ont pas d’analogues à l’étranger et la visibilité internationale de l’ensemble du système, sauf auprès de cercles très spécialisés, reste très faible. Comme l’absorption pure et simple d’une école par une autre n’est guère concevable dans le paysage administratif français, la démarche la plus naturelle des grandes écoles d’ingénieur a été de rechercher la croissance, soit par rapprochement entre égaux, soit par alliance. C’est ainsi que vers la fin des années quatrevingt-dix, les deux grandes écoles françaises les plus anciennes, l’École des ponts et chaussées et l’École des mines de Paris, envisagèrent de fusionner. L’échec était prévisible. L’opération posait aux deux plus grands corps techniques de la nation un problème douloureux, mais surtout laquelle de ces institutions prestigieuses pouvait accepter de voir disparaître au profit de sa rivale, une culture ayant plus de deux siècles d’existence et de réussite ? Aux yeux de nombre de dirigeants, être visible de l’étranger, suppose donc de devenir assez gros, au moyen d’alliances, type ParisTech. L’objectif de la taille l’emporte sur l’obsession de l’excellence. Taille, excellence et visibilité La taille d’une institution est évidemment un paramètre à prendre en considération. Il est vrai que certaines actions exigent un seuil minimum en deçà duquel celles-ci ne sont pas envisageables. Mais il faut aussi noter que, dans un grand nombre de circonstances, les forces à mettre en jeu, pour un résultat donné, croissent comme les masses à mouvoir. Par ailleurs Il faut veiller à comparer ce qui est comparable. Mettre l’X en face de Harvard ou de Cambridge c’est comparer un acteur dans un champ disciplinaire limité, avec des institutions qui couvrent tous les domaines. À Harvard, par exemple, le medical, le law, le business administration, les social sciences, pèsent très lourd. En revanche le California Institute of Technology, qui évolue approximativement dans les mêmes disciplines que l’École polytechnique, est à peine plus gros : 2 200 étudiants, 290 enseignants. Et Caltech est régulièrement classé dans les 6 ou 10 meilleures universités mondiales. Caltech n’est pas une université aussi ancienne que Harvard aux États-Unis ou Cambridge en Grande-Bretagne, mais elle poursuit avec acharnement, surtout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, une politique d’excellence. En France, au lieu de croire que les grandes universités américaines sont excellentes parce que riches, on devrait comprendre qu’elles sont devenues riches parce qu’elles ont réussi à être excellentes. La nature exacte de ParisTech Le regroupement dans ParisTech de quelques écoles a pu apparaître au cours des premières années comme une association d’entraide mutuelle, un sous-ensemble de la Conférence des grandes écoles, visant à mutualiser les efforts de ses adhérents dans certains domaines, notamment à l’international. Plus précisément dans les domaines où, de façon évidente, les écoles participantes ont un intérêt commun et ne sont pas en concurrence. Une telle construction ne soulève aucune réserve, aucune question existentielle. Pour la valider il suffit de s’assurer que le coût de la «mutualisation » reste faible en regard des avantages qu’elle procure. Aujourd’hui l’ambition de ParisTech semble toute différente. Le président Bertrand Collomb est très clair. Dans le numéro de février de La Jaune et la Rouge il écrit : ParisTech a fait le choix de construire cette coopération renforcée autour : – d’une politique de marque commune et d’une promotion collective, notamment à l’international; – d’une mutualisation de moyens propres, rendue possible par le regroupement progressif sur trois campus : Paris-Quartier latin, Marne-la-Vallée, Palaiseau; – de formations d’ingénieur construites sur plusieurs écoles; – de mise en place de masters interétablissements; – de la promotion d’un doctorat labellisé ParisTech, fortement lié au monde de l’entreprise et des services. À ce niveau d’intégration il faut se poser au moins deux types de questions : 1) Quelle valeur ajoutée peut résulter d’un rassemblement aussi divers en termes de disciplines? Quelle serait la logique d’enseignements aussi dispersés géographiquement et culturellement? Comment la perspective de suivre des cours éclatés entre plusieurs sites aussi étrangers l’un à l’autre éveillerait-elle l’intérêt des meilleurs candidats indien, chinois ou brésilien que l’on cherche à attirer? De plus si cette logique d’intégration devait réussir, elle rendrait invisibles les diplômes propres à chaque école. Combien de temps faudrait-t-il alors pour que la thèse ParisTech fasse sens dans les milieux scientifiques internationaux? 2) Le Bien commun à une telle communauté pourrait-il être assez fort pour l’emporter sur les inévitables divergences d’intérêts des diverses parties? Quelle âme finalement habiterait-elle un jour une telle structure? Cette construction recèle d’ailleurs une contradiction fondamentale. Si aujourd’hui les grandes écoles françaises d’ingénieurs forment des jeunes très appréciés sur le marché national et international, c’est en partie grâce à la concurrence qui a toujours existé entre elles pour attirer, par le concours d’entrée traditionnel, les meilleurs taupins. Le développement du marché de la connaissance ne peut que renforcer cette concurrence bénéfique entre les grandes écoles françaises. Un certain scepticisme Réaliser une telle fédération, c’està-dire mettre en œuvre des synergies capables de l’emporter sur les forces centrifuges, suscite un certain scepticisme. À ma connaissance aucune construction analogue n’a jamais vu le jour qui serait un exemple à méditer. En France plusieurs institutions d’enseignement supérieur ont des caractéristiques qui auraient pu les encourager à se rapprocher : tutelles communes, complémentarités, images voisines. Ces institutions n’ont pas réussi à aller au-delà d’une simple coopération, celle par exemple relatives aux banques de notes alimentant les concours d’entrée. Un rapport récent a montré que la coopération entre les cinq écoles relevant du ministère de la Défense n’avait fait aucun progrès au cours des dernières années. Les écoles normales supérieures, les écoles des mines, les écoles centrales sont trois exemples de réseaux qui n’ont pas réellement pris consistance. Une préoccupation d’une autre nature se fait jour en matière de relation avec les entreprises. ParisTech, LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 43 comme ses défenseurs le soulignent à juste titre, ne peut réussir sans solliciter un effort massif de financement de la part des entreprises, notamment des grandes entreprises françaises. Une puissante Fondation ParisTech est nécessaire et d’ailleurs envisagée. Comment réagiraient les entreprises devant cette nouvelle fondation alors que celle de l’École polytechnique, qui vient de fêter ses vingt ans, a fort bien réussi ? Celle-ci commence à bénéficier, encore timidement, de legs de personnes privées, essentiellement des anciens élèves. Cette démarche, liée à un sentiment fort d’attachement à l’X, n’a aucune chance de se produire au profit d’une nébuleuse incertaine. La marque et le rêve Ce qui décide un étudiant brillant, un professeur déjà connu, un chercheur renommé à postuler pour venir dans une institution française, à l’X par exemple, est la superposition d’éléments objectifs et de considérations subjectives. Les premiers sont incontournables : coût, rémunération, logement, perspectives, etc., mais leur analyse par le postulant ne précède pas le rêve, elle le suit. C’est parce qu’un jeune se sent des ailes et de l’ambition, c’est parce qu’un professeur ou un chercheur souhaite renouveler son sujet ou le poursuivre dans un autre contexte qu’il envisage un tel projet. La naissance du désir est préalable à l’évaluation objective des opportunités. Si un jeune Japonais rêve de devenir un Carlos Ghosn à quelle école peut-t-il penser sinon l’X ? Et si tel génie mathématique en herbe, admirateur d’Augustin Cauchy et d’Henri Poincaré, éventuel futur médaille Fields, est tenté par l’école mathématique française, sera-t-il séduit par ParisTech? Le département de mathématiques de Palaiseau étant devenu invisible, c’est rue d’Ulm qu’il ira! Le projet d’un jeune de venir faire ses études dans une institution prestigieuse, en France par exemple, résulte de la superposition d’un rêve et d’un choix rationnel. Cette attirance se rapproche de celle qu’inspire un produit de luxe et amène à 44 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE la logique de la marque. Veut-on au lieu de développer l’image incontestablement positive fondée sur le passé et le présent de l’X l’abandonner au profit d’une autre, encore incertaine? Il n’y a pas de place pour deux rêves. Miser sur ParisTech c’est mettre en avant l’image de Paris, certes prestigieuse, mais d’une autre nature… le Louvre… la tour Eiffel. Peut-être serait-il avisé de demander conseil aux grands du luxe, souvent français, qui gèrent avec une extrême habileté des marques anciennes devenues légendaires. Le seul nom de ParisTech, dit-on, est déjà attractif à Singapour ou à Shanghai. J’aimerai être sûr que nos postulants ne sont pas ceux qui n’ont pas trouvé de place dans les universités américaines! k k k L’ambition qui anime les porteurs du projet ParisTech est légitime. Elle montre l’envie de nombreux dirigeants de ne pas se résigner à gérer une situation héritée du passé et que secoue durement la mondialisation. On ne peut que se réjouir de les voir réagir avec détermination et rechercher des solutions. Les écoles de commerce et de gestion françaises ont affronté l’ouverture internationale et la concurrence des modèles d’enseignement anglosaxons, bien avant les écoles d’ingénieurs. Elles y ont remarquablement répondu. Aujourd’hui, dans le classement européen des meilleures écoles de commerce, sept sur dix sont françaises et HEC tient la tête en Europe depuis plusieurs années. Leur stratégie devrait être analysée soigneusement. Cet article avait pour objectif de montrer que ParisTech qui constitue un enjeu de taille est, en fait, un pari qui comporte des risques considérables. Non seulement pour les onze écoles qui le portent mais encore pour l’avenir même de l’École polytechnique. Mon propos n’est pas de susciter une polémique mais de mettre en avant des éléments de réflexion et d’encourager un débat essentiel pour la communauté polytechnicienne et important pour la nation. n 1. Les écoles de ParisTech sont, en dehors de l’École polytechnique, l’École nationale du génie rural et des eaux et forêts, l’École nationale des ponts et chaussées, l’École nationale supérieure des arts et métiers, l’École nationale supérieure de chimie de Paris, l’École nationale supérieure des mines de Paris, l’École nationale supérieure des Télécommunications, l’École nationale supérieure des techniques avancées, l’École supérieure de physique et de chimie de la Ville de Paris, l’Institut national agronomique ParisGrignon et l’École nationale de la statistique et de l’administration économique. 2. Les actes des intéressants débats qui ont marqué cette journée ont été publiés dans Techniques avancées, la revue de l’Amicale du génie maritime et des ingénieurs de l’ENSTA, n° 71, juin 2005. 3. Le professeur LIU a exposé les détails du système de classement de l’université de Shanghai, lors d’une présentation faite à Paris en 2005 par l’ANRT et l’IFRI. LIBRES PROPOS Courrier des lecteurs Comment le problème de la dette publique française va être résolu par les nouvelles monnaies? par André CABANNES (72) La dette publique française, de l’ordre de 1200 milliards d’euros, va être transmise aux générations futures. Le problème se pose de savoir comment elles la rembourseront. Il est d’autant plus préoccupant que cette dette ne corresponde pas à des investissements qui bénéficieront aux générations futures, mais corresponde au comblement de déficits budgétaires récurrents pour faciliter l’action politique des pouvoirs publics depuis 1980. Dans le passé, le problème était résolu par l’inflation. Les exemples abondent dans l’Histoire, les hyperinflations comme en Allemagne en 1923 ou en Hongrie en 1945, ou les inflations douces de long terme qui bouleversent l’ordre social comme la Révolution des prix en Europe au XVIe et dans la première moitié du XVIIe siècle, qui a posé certaines des fondations de la Révolution française. Nous pensons que le déséquilibre monétaire sévère actuel que constitue la dette publique française va être résolu par des nouvelles monnaies. Cette évolution s’observera dans tous les grands pays occidentaux endettés, et participera au mouvement plus général de perte de pouvoirs des États-nations et de leurs devises souveraines. Ce phénomène est dû à la diffusion de la puissance des moyens informatiques. L’informatique bouleverse nos modes de vies – ce n’est pas une révélation. Les aspects les plus spectaculaires pour le public sont la productivité personnelle rendue possible par les micro-ordinateurs, l’e-mail, le Web, mais aussi les téléphones mobiles, la télévision numérique, l’accès instantané aux connaissances, etc. L’informatique a, néanmoins, déjà à son actif des modifications importantes dans le domaine financier moins connu du grand public. La profonde transformation de l’industrie bancaire et des marchés financiers, au cours des vingt-cinq dernières années, ce qu’on a appelé les 3D – la déréglementation, le décloisonnement et la désintermédiation –, est le résultat de l’application de la puissance de l’informatique au secteur bancaire et aux marchés financiers. La conséquence en a été une beaucoup plus grande liberté pour choisir comment emprunter, pour effectuer des transactions financières et pour créer de nouveaux produits financiers. Une autre illustration est la multiplication par un facteur cent des échanges de valeurs de portefeuille dans la balance des paiements française au cours de ces mêmes vingtcinq années. Cependant, l’informatique va aller beaucoup plus loin encore. Et les différents nouveaux services, qu’on n’imaginait pas il y a seulement quelques années, et qu’on a appelés faute de terme plus parlant « le Web 2», eBay, Google, Wikipédia, etc., ne sont qu’un avant-goût. L’informatique va faciliter l’apparition de nouvelles monnaies qui rendront obsolètes les monnaies souveraines que nous connaissons depuis 2500 ans. Ces nouvelles monnaies seront combattues par les pouvoirs publics, officiellement car elles échappent à la fiscalisation, comme l’ont toujours été les SEL (systèmes d’échange locaux) qui ne sont tolérés qu’à la condition qu’ils restent marginaux. Mais, à l’inverse des SEL, les nouvelles monnaies bénéficieront de la puissance de l’informatique et des télécommunications pour bousculer et sans doute à terme balayer les monnaies officielles. À vrai dire, le phénomène est déjà à l’œuvre. Et les pouvoirs publics ont commencé la guerre qui s’achèvera vraisemblablement par leur défaite, et aussi par la solution du problème de la dette publique que les responsables politiques actuels prévoient de laisser à nos enfants. Quand eBay a racheté le service bancaire Paypal qui échappait au contrôle par les puissances publiques, les autorités ont imposé à eBay des réglementations qui ont ramené Paypal au simple statut de banque électronique. Néanmoins les forces poussant à l’émergence des nouvelles monnaies, les moyens à leur disposition, et les problèmes qu’elles résoudront, sont tels que leur avènement est inéluctable. Second Life offre une nouvelle illustration. On peut considérer ce récent produit du Web 2 comme un gadget; après tout, les grandes entreprises d’informatiques, dans les années 1970, considéraient les micro-ordinateurs comme des gadgets; pourtant, sans eux, Internet ne serait jamais devenu ce qu’il est et n’aurait pas autant fait évoluer la civilisation mondiale, dans le sens de ce que Jacques Attali a décrit dans son dernier livre Une brève histoire de l’avenir comme le trend multimillénaire de la conquête par l’individu de sa liberté. Sur Second Life on trouve déjà des «succursales» d’IBM ou Dell ; l’ambassade de Suède vient « d’établir » une antenne. On y trouve aussi une monnaie, le Linden. Pour l’instant, il est spécifié que le Linden ne doit pas être utilisé en dehors de Second Life (voir par exemple http://www.associatedcontent.com/article/119328/second_life_ and_the_virtual_buck.html). Mais comme toute réglementation ne pouvant pas être appliquée, elle est vouée à l’échec. Qu’est-ce qui empêchera deux personnes d’effectuer une transaction payée en Linden? S’il s’agit d’échanges LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 45 par le Net, c’est impossible. Et même s’il s’agit d’acheter un canapé contre des droits sur Second Life c’est très difficile. La diffusion des moyens informatiques dans le grand public permettra de mettre en place des nouveaux systèmes d’enregistrement et de gestion de crédits. Le crédit (dont la forme ultime est la monnaie souveraine à cours légal d’un État) n’est qu’un ensemble de signes. Or l’informatique est par nature l’outil parfait pour noter et gérer des signes. On a mentionné eBay, une des premières entreprises pouvant être classées dans le Web 2. Sur eBay, les acheteurs et les vendeurs accumulent des points mesurant leur fiabilité en tant qu’acheteur ou vendeur. Il s’agit, par définition, de crédits. Rien n’empêchera, sauf une sévère tutelle sur eBay, le transfert d’une manière ou d’une autre de ces points : nouvelle monnaie là encore. Ce qui caractérise donc les nouvelles monnaies en cours d’apparition dans de nombreux secteurs du Web, c’est qu’elles échappent au contrôle de la puissance publique souveraine. C’est l’informatique qui rend cela possible. Et la gestion «sardanapalesque» de la dette publique française, que l’on prévoit de transmettre à nos enfants pour qu’ils se débrouillent avec, ne fera qu’accélérer la perte d’importance des monnaies classiques et l’émergence des nouvelles monnaies. n À propos du thème Le sursaut, n° 619, novembre 2006 La Jaune et la Rouge , – prêter judicieusement aux entreprises pour mener à bien leurs grands projets. • Pour les entreprises : – innover dans leur domaine en protégeant leur savoirfaire et accroître l’emploi en diversifiant leurs activités; – effectuer les choix en matière de faire ou faire faire en finançant les laboratoires publics ou universitaires ainsi que les PME qui ont des projets les intéressant directement; – donner l’exemple du bon emploi des ressources en s’interdisant les rémunérations abusives versées à certains dirigeants. • Pour l’État : – financer les recherches et les développements à long terme ou à grand risque en s’appuyant au maximum sur des besoins à satisfaire comme la Défense nationale, le logement social, l’éducation, les télécommunications, les transports, l’énergie…; – élaborer les règles de bonne gouvernance des entreprises et de dialogue social; – pratiquer une fiscalité favorisant l’emploi et les entreprises dans les secteurs à haute valeur ajoutée et plus généralement dans ceux qui sont considérés comme stratégiques; – pratiquer la bonne gouvernance en ce qui le concerne en éliminant les dépenses inutiles et en réformant ses structures chaque fois que des économies sont possibles mais pas de façon aveugle comme le préconisent ceux qui ne visent que son affaiblissement. Dans la conjoncture actuelle cela suppose que l’État et les entreprises puissent emprunter au meilleur taux pour financer tous les projets présentant un bon retour sur par Daniel PICHOUD (60) investissement ce qui devrait permettre de mettre au travail une grande partie des 35% de la population susceptible de travailler et actuellement non utilisée (cf. le livre NON à X-Sursaut, OUI à X-Plein-emploi Le plein-emploi ou le chaos publié chez Économica 2006). Il ne faut pas avoir peur du déficit quand le crédit de l’ÉPour la Patrie et non pour la Finance tat est bon et la monnaie forte et même trop forte. Pour les Sciences et non seulement pour l’Industrie Pour la Gloire et non pour la Rente Je suis en total désaccord avec les analyses et les orientations proposées par X-Sursaut. Au lieu de dire c’est à l’autre de faire l’effort (c’est-à-dire pour MM. Pébereau, Camdessus, Lévy-Lambert grands financiers devant l’Éternel que c’est à l’État de payer sans discuter en réduisant le nombre de ses fonctionnaires ce qui dégagera les marges de manœuvre aujourd’hui insuffisantes) il est plus judicieux et acceptable de dire que chacun fasse l’effort qui est de son domaine non pour réduire immédiatement l’endettement public et provoquer la récession mais pour investir et atteindre rapidement le quasi-plein-emploi. Cela veut dire : • Pour les financiers : – investir une partie de leurs avoirs en venture-capital dans l’innovation créatrice d’emploi; 46 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE On ne peut donc que rejeter la plupart des postulats de X-Sursaut (article de Lévy-Lambert et de Jean-Marc Daniel dans La Jaune et la Rouge de novembre) : Non! le chômage n’est pas purement structurel et indépendant de la demande. Non! la croissance de la consommation n’a pas que des effets négatifs. Non! le déficit public n’a pas forcément d’effet négatif sur la croissance. Non! le déficit budgétaire ne crée pas obligatoirement un déficit commercial Non! l’épargne n’est pas prioritaire sur la consommation Non! la réglementation du travail en France n’est pas un frein. Ces postulats ne reposent sur rien d’objectif si ce n’est l’intérêt des rentiers aux dépens de la majorité des entrepreneurs et de leurs salariés. Voici quelques éléments démonstratifs : Il a été prouvé économétriquement (cf. Charles Plosser un grand économiste américain) qu’aux États-Unis c’est la consommation des ménages et de l’État qui a été le facteur déterminant de la croissance : – la demande induit de l’emploi, l’insuffisance de la demande est facteur de chômage; – le marché du travail en France est le moins rigide d’Europe; la France est le pays d’Europe où la baisse du salaire réel résultant de la même augmentation du chômage est la plus forte; –le déficit budgétaire et le déficit des ménages augmentent le profit des entreprises ce qui réduit ou supprime leur déficit éventuel. Ceci vaut bien sûr pour la France. Épargne = investissement, dans une économie qui n’est plus agricole mais monétaire, est une identité qui ne peut absolument pas s’interpréter en disant que l’épargne est la cause de l’investissement c’est au contraire l’inverse qui est vrai. La monnaie est la condition d’existence de la production. C’est aujourd’hui l’ajustement de la masse monétaire aux besoins de financement des projets utiles et pour lesquels il existe une main-d’œuvre disponible qui est le moteur de la croissance. Cet ajustement est actuellement largement utilisé par les États-Unis qui, pour combler un déficit bien plus conséquent que le nôtre, empruntent dans leur propre monnaie et payent les intérêts de même façon. Tous les pays dont le crédit est bon peuvent faire la même chose, pourquoi pas les pays de l’euro? Enfin doit-on avoir peur de la dette de l’État? (articles de Pébereau et Camdessus). Tout d’abord compter dans l’évaluation de la dette les retraites des fonctionnaires et autres «hors bilan» est de la pure idéologie. Si les acteurs de l’économie devaient provisionner toutes leurs dettes il n’y aurait plus d’économie. Dans la vie réelle seule compte la capacité de pouvoir faire face à ses échéances en utilisant toute sa surface financière (trésorerie disponible comprenant les emprunts que l’on a obtenus). Un État ou un groupe d’États à monnaie forte n’ont rien à craindre. Pour la Patrie, elle est toujours plus ou moins en danger. Aujourd’hui il faut qu’elle mobilise toutes ses forces vives pour tenir son rang et éviter le chaos. Pour les Sciences et non seulement pour l’Industrie. Pour la Gloire si nous la méritons. n Nota : cette contribution a été rédigée en collaboration étroite avec mon ami Alain PARGUEZ professeur d’économie à l’université de Franche-Comté coauteur avec Jean-Gabriel BLIEK du livre Le plein-emploi ou le chaos publié en 2006 par Économica. À propos du thème Le sursaut par Jean de LA SALLE (37) Pour un vrai sursaut, sachons voir plus loin ! C’est certainement une excellente initiative que d’avoir déclenché une réflexion collective sur les causes de notre relatif marasme économique. Cela étant dit, et après avoir chaudement remercié ses initiateurs, ceux-ci ne seront sans doute pas surpris que l’on pense que tout n’a pas encore été dit. En me limitant pour aujourd’hui à deux aspects internes de nos économies, je voudrais apporter ici deux remarques, qui me semblent importantes. • Au niveau des objectifs, d’abord : avant de parler de croissance et d’innovation, qui peuvent nous apporter aussi bien de l’indispensable que du désirable, voire parfois de l’inutile, il faut commencer par constater que nous ne savons pas aujourd’hui satisfaire certains besoins essentiels, se demander pourquoi, et comment y porter remède. La génération qui s’est trouvée placée dans la vie active aussitôt après-guerre a sur ce point une expérience à apporter au débat. Quand elle s’est lancée à fond dans l’aventure du développement technologique, sans en laisser tout le soin à l’État, elle ne pensait ni si bien réussir En conclusion dans ces domaines, ni que le résultat se solderait néanOui pour le sursaut mais pas à la façon de X-Sursaut. moins par un échec collectif, ne fut-ce que parce que L’État est plus que jamais nécessaire il ne faut pas nous n’avons pas su donner à chacun un logement satisl’affaiblir. faisant dans des villes bien aménagées, les unes et les autres nécessaires pour répondre aux besoins des familles. Il faut élargir le champ de réflexion; ce pourrait être XPlein-emploi : À tel point qu’on en vient – ailleurs que chez nous – à donner en exemple de croissance des pays où la nata– quels grands projets pour l’Europe et la France? lité s’effondre (l’Allemagne, entre autres); ou encore, des – quels efforts doivent faire les financiers? – quels efforts doivent faire les entrepreneurs et les salariés? pays où la condition des enfants est jugée particulièrement insatisfaisante (l’Angleterre). – quels efforts doit faire l’État? – quelle politique économique et monétaire pour les pays Nous devons d’abord nous demander comment vaincre de l’euro? – quelle politique fiscale et douanière en support du plein- ces paradoxes absurdes. Comment y parvenir? Il y a sans doute un problème d’organisation de l’autorité collective emploi en Europe? dans les très grandes agglomérations, où le problème se Alors « Marchons !» chacun dans son domaine pro- montre le plus aigu. Les communes y gèrent bien la vie de quartier; mais au niveau où devrait se réaliser un équiposons des réponses. LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 47 libre nécessaire entre la population et l’emploi, niveau qui ne peut guère dépasser cinq cent mille habitants, soit la taille d’un arrondissement de sous-préfecture urbaine, il n’existe ni représentation collective, ni projet d’ensemble. À titre d’exemple dans les Hauts-de-Seine, département qui est dépourvu de toute unité géographique, l’arrondissement de Nanterre héberge à lui seul une population deux fois supérieure à celle de la région de Corse. Mais elle ne possède pas d’assemblée propre : la représentation s’y fait comme ailleurs au niveau du Conseil général, par des élus de cantons, qui ne se prêtent pas à la formation de grands projets. Et il y a un problème de financement. La dette publique devrait servir à cela; car il serait normal de faire supporter aux générations suivantes une part des dépenses qui ont servi à les équiper. Mais il faudrait pour cela que la durée du remboursement soit compatible avec la très longue durée de service de ces équipements, et qu’il n’en résulte pas des intérêts totaux insupportables; ce qui ne sera possible que si on autorise la Banque centrale à faciliter ces investissements, en levant l’interdiction qu’en a faite l’article 104 du traité de Maastricht. Le marché pourrait, de son côté, récupérer une grande partie de l’épargne aujourd’hui pompée par l’État en toute inutilité, car les intérêts absorbent les ressources en quasi-totalité. • Au niveau des politiques monétaires et financières, pour atteindre cet objectif On pense avec raison que la libre circulation mondiale des capitaux et des produits est une évolution irréversible, sauf à contrôler ses emballements par quelques freins modérateurs. Et beaucoup pensent, de ce fait, que les pays perdent une part de leur liberté à décider de l’affectation de leurs ressources financières à ce qu’ils considèrent comme des priorités. Mais il faut remarquer que la circulation des capitaux ne concerne que l’épargne détenue par les agents économiques privés, qu’ils soient financiers ou non. Car la création monétaire reste aujourd’hui du ressort d’institutions centrales attachées au territoire. Et beaucoup se demandent aujourd’hui, sur ce point, s’il ne serait pas opportun de rendre à notre banque centrale prétendue libre, le pouvoir qui lui a été refusé par l’article 104 du traité de Maastricht, de financer dans des conditions appropriées certains investissements d’intérêt collectif, qui sont les soutiens indispensables de l’économie. Notons bien qu’une telle interdiction ne figure pas dans la constitution des USA, qui n’a pas créé la FED; celle-ci a été créée par le Congrès qui, en définissant son rôle en 1913, a prévu une disposition assez proche, en stipulant que le moyen principal de sa politique monétaire serait l’achat et la vente de titres du trésor sur le marché ; mais cela semble un peu moins vrai dans les récents rapports annuels que le FED a remis au Congrès sur sa politique, où elle parle 48 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE surtout de la gestion de ses taux. Et, sur le point qui nous intéresse, on peut noter que la FED ne s’est jamais privée d’acquérir des titres émis par des agences fédérales autres que le Trésor, et qu’elle a même accordé au début des années quatre-vingt-dix des versements directs à la FFB (Federal Financing Bank, établissement analogue à notre banque européenne d’investissements); ce fut apparemment dans le cadre de l’opération de sauvetage des Savings and Loans, mission qui fut confiée à cette époque à la FFB : c’est un cas exceptionnel, et ce n’est pas un excellent exemple; mais il prouve que la chose est possible. À titre de seconde illustration de la méconnaissance de ce besoin, il est pour le moins surprenant que le rapport Camdessus ait pu écrire : (page 44) «Nous ne recommandons cependant pas, si ce n’est au plan européen (NDLR : tout de même!), un effort immédiat de relance par un programme supplémentaire d’investissements de l’État. Il n’en a pas aujourd’hui les moyens budgétaires, alors que notre pays est très convenablement équipé.» On peut faire à ce jugement trois critiques : – même si M. Camdessus était un financier plus qu’un économiste, il devrait avoir constaté ce que tout citoyen perçoit dans sa vie quotidienne : l’ampleur de ce qui manque, non seulement au logement et à nos villes, mais à d’autres équipements du centre du pays; – il ne s’agit pas là d’un besoin de «relancer l’économie», selon un vocable qui a surtout servi à déguiser la pensée initiale de Keynes, alors que celui-ci avait soutenu avantguerre, dans sa Théorie générale, que l’argent ne manquait pas, mais qu’il était peu probable que le seul jeu du marché oriente l’épargne vers toutes nos priorités. Plus que de relance, l’économie a d’abord besoin de supports, et il faut se rappeler que le marché ne les crée pas tous spontanément; – si le marché sait mal financer des investissements de très longue durée de service qui devraient être amortis en une cinquantaine d’années, ce n’est pas seulement parce qu’il privilégie aujourd’hui les rendements rapides à court terme; mais il est mécaniquement sûr que, tant que nous serons incapables d’éviter une dépréciation monétaire aussi faible que 2 % l’an, admise par nos banques centrales, les taux du marché, qui doivent bien entendu en tenir compte, resteront incompatibles avec les longues durées de remboursement qui seraient souhaitables pour des investissements fondamentaux à très longue durée de service. À titre de troisième illustration de l’existence de cet obstacle caché, rappelons que Patrick Artus, qui faisait partie du groupe de travail Camdessus, écrivait cet été dans les bonnes feuilles du Monde, que nos gouvernements n’avaient rien fait pour préparer l’avenir depuis plusieurs dizaines d’années; c’était assurément trop sévère, et il n’en donnait pas les raisons; mais il y avait un peu de vrai. Nous devons en premier lieu lever les obstacles que n nous nous sommes créés. À la recherche d’une stratégie industrielle perdue par Michel HENRY (53)* Après Pechiney, assez! Mais après Arcelor, trop fort! Les présentes réflexions sont inspirées d’une conversation tenue lors du vingtième anniversaire de la «Fondation de l’X», en février 2007, avec Claude Ink, pionnier, dès 1952, de Sollac. Pechiney, par Alcan, Arcelor, par Mittal, Corus, par Tata, ces trois méga-absorptions en trois ans n’auraient peut-être pas attiré, dans l’indifférence générale des opinions publiques, l’intérêt d’un certain nombre d’entre nous, si ces trois Groupes de la métallurgie lourde, déjà largement internationaux, n’avaient eu, comme derniers responsables exécutifs, des camarades X : pure coïncidence car chaque cas a sa propre histoire entremêlée aux autres. Tous ces dirigeants sont, certes, talentueux, et pourtant, jusqu’au bout, leurs efforts courageux à la tête de leur entreprise, n’ont rien pu opposer à leur prédateur, sauf à retarder les échéances, et enrichir, ce qui n’est déjà pas si mal, leurs actionnaires, salariés ou non, à la surprise générale et, surtout, de ceux-là qui n’en espéraient pas tant. Quant à l’État français, après avoir introduit Usinor-Sacilor en Bourse puis vendu ses dernières parts dès 1998, en mettant fin à vingt ans de contrôle, marqués par des restructurations douloureuses pour tous les personnels et les contribuables, il n’a pu que constater les faits. Un économiste a-t-il établi le bilan, au moins financier, des opérations survenues dans la sidérurgie, ces trente dernières années? En ce qui concerne le fer, mais on pourrait transposer la même suite d’enchaînements à l’aluminium, depuis l’ancêtre PUK, les anciens de Sollac ou de ses «Adhérents», se souviennent encore, certainement, des efforts coûteux mais méritoires, permettant de prolonger pendant près de vingt ans, grâce au procédé Kaldo, l’utilisation de la minette lorraine phosphoreuse, pour des aciers de haute qualité, efforts finalement restés sans suite pour le maintien de ce minerai. D’où la conclusion, généralement admise, que l’avenir de la métallurgie francaise se trouvait sur les côtes, pour éviter des frais d’approche supplémentaires rédhibitoires, dans le transport des minerais des pays producteurs outre-mer vers les usines de l’intérieur, et la réussite des usines «littorales» de Dunkerque et de Fos, suivant l’exemple de l’Arbed à Sidmar. Mais, on pouvait encore croire que les minerais abondants et répartis dans le monde entier, resteraient durablement disponibles dans des conditions économiques supportables pour les sidérurgies non intégrées en amont : les événements récents (est-ce «l’éveil de la Chine» relançant la demande des matières premières ? est-ce le seuil de concentration atteint par ces marchés ?) ont montré la vanité de tels espoirs. Rien ne garantit pourtant le maintien de la conjoncture actuelle à son haut niveau, alors que le cycle longtemps classique de cette industrie, était d’une année de profit tous les cinq ans. Sommes-nous, en France, sans choix clairs et volontaires, assis entre deux chaises? : celle des Allemands attachés à leurs traditions de l’industrie lourde de la Ruhr (la seule sidérurgie intégrée, encore indépendante, de l’Europe des 27, Thyssen Krupp, très impliquée dans l’absorption d’Arcelor par sa compétition sur Dofasco, prévoit encore d’investir aux États-Unis, dans une nouvelle usine), et celle des Britanniques qui ont manifestement renoncé, dans ce domaine, à toute ambition, au profit des multiples activités tertiaires où ils excellent. Que diraient Robert Schuman et Jean Monnet, les créateurs, en 1951, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, de l’ultime «avatar» de leur enfant, qui n’est plus considéré comme «stratégique»? les tôles pour les tuyaux, les cuves, les blindages ou même l’automobile, ne le seraient-elles plus? Que se serait-il passé si la composition du portefeuille de produits finis avait été différente…? et si l’avantage compétitif de l’intégration amont dans les mines de fer avait été obtenu plus tôt…? les regrets ne sont pas de mise, car, pour l’instant, la situation n’est pas catastrophique en France – de grands hommes d’affaires français sont au Conseil d’Arcelor Mittal, l’action ne se porte pas mal, le personnel reste en place –, mais la vigilance s’impose, car on discerne déjà des menaces de délocalisation au nom de la protection de l’environnement. Peut-on, alors, espérer que dans le domaine de l’énergie, cette fois indiscutablement plus stratégique encore, les responsables politiques et les industriels, chacun dans sa spécialité, en tireront des enseignements et réussiront mieux que dans la sidérurgie, à préserver les intérêts de la France dans un cadre national ou européen (une politique énergétique commune? une haute autorité européenne de l’énergie?). Il est permis d’en douter si l’on considère : – les grandes manoeuvres des groupes énergétiques européens d’une part, et des fournisseurs de gaz et de pétrole d’autre part, – les contraintes européennes sur les énergies renouvelables, – les revirements successifs des programmes nucléaires nationaux, dus aux alternances politiques propices aux «remises à plat» et aux moratoires, – les influences sur les États membres, des industriels européens, les uns plus avancés dans le nucléaire, les autres plus avancés dans les énergies renouvelables, – les incertitudes économiques de l’éolien, à prix de rachat garanti de l’électricité produite. Enfin, la récente photo, Suez, GDF et les Ministres, qui mélange à nouveau les genres, en rappelle une autre entre Renault, Volvo et le Ministre de l’époque, qui ne fut pas suivie du succès escompté. Le « sursaut », là aussi, serait sans doute bienvenu. n * L’auteur est « ferblantier » depuis quarante-cinq ans, dont vingt, en charge de la première usine « côtière » de la métallurgie française, les Forges de Basse-Indre qui furent absorbées en 1902, par leur client, les Ets J. J. Carnaud, qui les avait mises en faillite, et fut absorbé, à son tour, en 1996, par Crown Cork & Seal. LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 49 LIBRES PROPOS c à Paris Jean Louis Bobin (54) , James Lequeux et Nicolas Treps (94) 1 2 1 Mesurer la vitesse de la lumière est une aventure scientifique étalée sur plusieurs siècles. Ce fut d’abord l’affaire des astronomes. Au milieu du XIXe siècle, la mesure est devenue possible le long d’une base terrestre grâce aux progrès de l’instrumentation et à l’ingéniosité des expérimentateurs. Pendant l’année mondiale de la Physique, la première des expériences réalisées alors, celle de Fizeau, a été reconstituée avec les moyens du XXIe siècle. L A VITESSE de la lumière dans le vide est une constante universelle dont la valeur est fixée depuis 1983 à 299 792458 m/s, au plus près des dernières mesures qui ont conclu une longue aventure scientifique : trois siècles d’observations et d’expériences qui valaient bien une célébration dans le cadre de l’année mondiale de la Physique. Telle était l’origine du projet «c à Paris» combinant une exposition à l’Observatoire et une reconstitution, avec les techniques d’aujourd’hui, de la méthode de Fizeau. Support de cette expérience réalisée à l’automne 2005, un faisceau laser de couleur verte était tendu, pour le spectacle, entre deux sites remarquables de Paris : l’Observatoire et la butte Montmartre. Un peu d’histoire De Galilée à Arago De l’Antiquité au XVIIe siècle, la majorité des penseurs admettait que la lumière se propage instantanément. Mettant en doute cette opinion, Galilée a essayé de mesurer la 50 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE vitesse de la lumière. Deux opérateurs munis chacun d’une lanterne étaient placés à une assez grande distance l’un de l’autre et faisaient de nuit l’expérience suivante : le premier découvre sa lanterne en déclenchant une horloge, le second découvre la sienne dès qu’il aperçoit le signal lumineux et le premier arrête son horloge dès qu’il voit le signal. Il est ainsi théoriquement possible d’apprécier le temps d’aller et retour de la lumière. En pratique ce fut un fiasco. Les temps mesurés, indépendants de la distance entre les hommes, étaient leurs temps de réaction. Le mérite d’avoir prouvé que la vitesse de la lumière n’est pas infinie revient à Jean-Dominique Cassini (1625-1712), le responsable de l’Observatoire de Paris, et à Olaüs Roemer (1644-1710), un Danois qui travaillait à l’Observatoire. Ayant établi des éphémérides moyennes des satellites de Jupiter, ils constatèrent 1. Université Pierre et Marie Curie (Paris VI). 2. Observatoire de Paris. que les occultations par la planète du premier satellite, Io, paraissaient en retard par rapport à leurs tables lorsque la Terre était très éloignée de Jupiter, et en avance lorsqu’elle en était proche. Ils comprirent que la lumière mettait plus longtemps à nous parvenir dans le premier cas. Cette explication capitale, qui date de 1676, fut acceptée par Huygens, Newton et d’autres. Cassini et Roemer ne donnèrent pas de valeur numérique. Mais Christiaan Huygens (1629-1695), qui à l’époque, se trouvait aussi à l’Observatoire de Paris, fit un calcul reproduit dans son Traité de la lumière de 1690. Il affirma ainsi que « la vitesse Figure 1 a ) de l’expérience de Fizeau (1849) de la lumière est plus de 600 000 fois plus grande que celle du son » (en fait 660000 fois avec ses données). Évidemment la précision était médiocre, le résultat étant trop faible de plus de 20%. Une autre évaluation vint de la découverte de l’aberration : toutes les étoiles effectuent un mouvement apparent annuel, observé dès le XVIIe siècle par plusieurs astronomes, notamment sur l’étoile Polaire. Ne comprenant pas la cause de cet effet, Cassini le qualifia d’aberrant. Le nom est resté. En 1727, l’Anglais James Bradley (1693-1762) a expliqué pour la première fois ce phénomène qu’il avait suivi avec beaucoup de soin sur plusieurs étoiles : la vitesse de la lumière se compose avec celle de la Terre sur son orbite, comme la vitesse de chute de la pluie se compose avec celle d’un véhicule. Si l’on connaît la vitesse de la Terre (environ 30 km/s), la vitesse de la lumière se déduit de la mesure de la déviation maximale d’une étoile par rapport à sa position moyenne. La valeur calculée ainsi par Bradley était meilleure que celle de Roemer et Huygens. Récapitulant les résultats obtenus jusqu’au début du XIXe siècle, François Arago (1803) (1786-1853) annonça dans son Astronomie populaire une vitesse de 308 300 kilomètres par seconde. Cet ouvrage posthume étant basé sur des cours donnés de 1813 à 1846, il est difficile de savoir à quelle date il a estimé cette vitesse. b ) de sa reconstitution en 2005 Le temps des physiciens C’est en France, sous l’impulsion d’Arago, que les premières expériences furent conçues et réalisées par Hippolyte-Louis Fizeau (18191896) et Léon Foucault (1819-1868), deux physiciens plus ou moins autodidactes. Ayant en tête une valeur approchée de la vitesse de la lumière dans l’espace interplanétaire et la méthode préconisée par Galilée, ils ne partaient pas de zéro. Pour son expérience de juillet 1849, Fizeau adapta l’idée de Galilée. L’aller et retour le long d’une base de longueur connue se faisait entre une station d’émission-réception implantée à Suresnes et un miroir de renvoi disposé à Montmartre au foyer d’une lunette collimatrice (figure 1). La distance était de 8 633 m, déterminée par triangulation. La source était un morceau de craie chauffé à blanc par la flamme d’un chalumeau oxhydrique (lumière de Drummond ou « limelight »). Avec l’aide du célèbre constructeur d’instruments de précision Gustave Froment (1835), Fizeau avait mis au point un système de roue dentée en rotation rapide (figure 2) qui provoquait, à l’émission, des occultations périodiques du faisceau lumineux. Une porte s’ouvre et se ferme ainsi périodiquement. Pour une période quelconque, la lumière trouve au retour une porte entrouverte et un observateur, en raison de la persistance des images sur la rétine, voit une lueur continue. Si le temps d’ouverture, et d’occultation, correspond exactement à la durée du trajet aller et retour, l’observateur ne voit rien. Le résultat, 315 000 km/s, était assez éloigné de la valeur déduite des observations de Bradley sur l’aberration des étoiles fixes. La plus grande source d’erreur venait de la difficulté de connaître la vitesse de rotation de la roue. Alors que Fizeau n’avait pas poursuivi sa tentative au-delà de quelques essais, Alfred Cornu (1860) (18411902) répéta un quart de siècle plus tard la même expérience en se proposant de faire des mesures précises. Entre-temps Foucault avait utilisé la méthode du miroir tournant qui permet de réduire la base à quelques mètres. D’abord, chez lui en 1850, il avait montré que la lumière va plus LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 51 Kerr. De nouvelles réalisations de l’expérience de Fizeau ont été ainsi menées à bien de 1925 à 1950. La détection des signaux ne se faisait plus à l’œil dont la réponse est trop lente mais avec des cellules photoélectriques. La précision était très supérieure à celle de la roue dentée. En 1950, le Suédois E. Bergstrand annonçait 299796,1 ± 0,3 km/s. © J.L. BOBIN Figure 2 L’exposition Figure 3 Station d’émission-réception installée par Cornu sur la terrasse de l’Observatoire d’où il visait la tour de Montlhéry. vite dans l’air que dans l’eau ce qui tranchait en faveur d’une nature ondulatoire et non corpusculaire. Ensuite, en 1862 à l’Observatoire de Paris, il avait trouvé 298000 km/s à 1000 km/s près. Cornu critiquait ce résultat, trop éloigné à son gré des valeurs annoncées par Arago et par Fizeau. Au surplus, Foucault n’avait pas tenu compte d’éventuels effets d’entraînement de la lumière par le mouvement du miroir. Cornu apporta diverses améliorations au montage de Fizeau. Un mécanisme d’horlogerie servait à contrôler une vitesse angulaire bien connue grâce à un compte-tours électrique. Ses mesures effectuées en 1872 sur une distance de 10310 m entre l’École polytechnique et le mont Valérien 52 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE (toujours Suresnes !), puis en 1874 sur 23 km entre l’Observatoire de Paris et la tour de Montlhéry (figure 3) ont donné pour valeurs de c : 298500 et 300030 km/s (± 1000 km/s.) respectivement, après correction de l’effet ralentisseur de l’indice de réfraction de l’air. Ce résultat confirmait celui de Foucault. Une dernière mise en œuvre de la roue dentée eut lieu en 1902 sous la direction d’Henri Perrotin (18451904) le long de diverses bases dont une de 46 kilomètres entre l’observatoire de Nice et le mont Vinaigre dans l’Estérel. La valeur trouvée est de 299880 ± 84 km/s. La méthode des occultations eut une seconde vie grâce à l’invention des obturateurs ultrarapides à effet Figure 4 © OBSERVATOIRE DE PARIS Détail de la roue dentée de Fizeau : copie d’époque, conservée à l’École polytechnique. La roue dentée originelle de Fizeau et son mécanisme ont été perdus. La roue dentée, de 12 cm de diamètre, porte une couronne de 720 dents, chacune occupant 0,26 mm de la circonférence : de l’usinage au centième de mm ! Les collections de l’Observatoire de Paris sont riches de pièces historiques. La reconstitution de l’expérience de Fizeau était l’occasion de mettre en valeur des documents et des instruments qui se rapportent aux observations et aux expériences conduites autrefois en ce haut lieu de la mesure de la vitesse de la lumière. L’exposition faisait ainsi la part belle aux astronomes Cassini et Roemer, ainsi qu’aux physiciens Foucault et Cornu. Des vitrines incorporées à de grands panneaux explicatifs étaient consacrées à leurs appareils : lentilles taillées à Rome au XVIIe siècle, miroir tournant de Foucault avec sa turbine (figure 4), roues dentées de Cornu, régulateur de vitesse fabriqué par les établissements Breguet. Contrairement à la roue dentée originelle, les notes et les manuscrits de Fizeau ont été conservés. La ville de Suresnes avait prêté les feuilles sur En vitrine, les instruments utilisés par Foucault pour sa mesure de la vitesse de la lumière : héliostat, horloge, monture du miroir tournant avec sa turbine, miroirs. lesquelles Fizeau avait consigné ses résultats et effectué quelques calculs (entièrement à la main, sans même une table de logarithmes!). L’exposition comportait des démonstrations qualitatives des expériences de Fizeau et de Foucault. Celle de Fizeau avait été miniaturisée en 2004 par des lycéens de la banlieue de Caen pour concourir aux Olympiades de Physique. C’était en réduction, l’expérience déployée audessus de Paris. Le faisceau laser revenait près de sa source après un trajet dans les hauteurs de la salle Cassini. L’expérience de Foucault, modernisée par des physiciens de l’université Denis Diderot (Paris 7), avait auparavant fonctionné à l’Espace des Sciences de l’École de Physique et Chimie (ESPCI). La partie nord de la salle Cassini, de forme octogonale, était réservée à l’histoire des mesures des distances terrestres : de la triangulation au GPS et au télémètre laser. La triangulation, aujourd’hui complètement dépassée, a joué un rôle capital dans la détermination de la figure de la Terre et dans le calcul précis des distances dont, de Fizeau à Michelson, on eut besoin pour déterminer la vitesse de la lumière. Des panneaux présentaient les cartes des deux triangulations de la France : la première ayant servi, dans les années 1790, à la définition du mètre, la seconde, effectuée jusqu’au milieu du XIXe siècle, pour dresser la carte d’état-major au 1/80000. Dans les deux cas, la base avait été mesurée en utilisant les «règles de Borda». Celles-ci au nombre de quatre, conservées à l’Observatoire, étaient montrées pour la première fois au public. La reconstitution Elle a été réalisée dans le cadre d’une collaboration entre l’Observatoire de Paris et l’université Pierre et Marie Curie (laboratoire Kastler-Brossel, commun avec l’École normale supérieure). Des étudiants de la licence de physique et des élèves ingénieurs (Polytechnique et Institut polytechnique de Paris VI), tous volontaires, y ont participé activement. L’Observatoire avait mis à disposition un local situé sur les toits et ouvrant vers le Nord. À Montmartre, le réflecteur, un simple coin de cube, avait été installé sur une terrasse. Le faisceau laser suivait un trajet assez voisin du méridien de Paris, matérialisé au sol de la capitale par les médaillons Arago. La distance entre les deux stations est de 5560 m (à moins d’un mètre près), résultat d’une triangulation effectuée par des élèves de l’École nationale des sciences géographiques et contrôlée par des points GPS. Dispositif expérimental Le schéma général de l’expérience est présenté sur la figure 1b. Le laser YAG pompé par diode et doublé en fréquence, émet un faisceau continu d’une puissance de 5 watts. Le long de son trajet optique, le faisceau est focalisé pour passer par l’orifice d’un modulateur acousto-optique, dispositif largement répandu de nos jours dans les laboratoires de physique. Basé sur la diffraction de la lumière par des ondes stationnaires ultrasonores dans un quartz piézoélectrique, il permet de commander dans de bonnes conditions l’occultation du faisceau qui retrouve ensuite sa divergence naturelle (inférieure au milliradian) et traverse tel quel, par des trous percés suivant leur axe, deux lentilles qui précèdent le miroir de sortie orientable. Le diamètre du faisceau, de l’ordre du millimètre au départ, dépasse 3 mètres à Montmartre où le coin de cube présente la section efficace d’un triangle équilatéral de 7,5 cm de côté. Il renvoie vers la source moins du dix millième de la puissance incidente. Au retour à l’Observatoire, le diamètre est d’environ 30 cm. La lentille collectrice a un diamètre de 50 millimètres. On perd ainsi beaucoup de lumière. Mais la divergence du faisceau a été imposée par des impératifs de sécurité. Lancer un faisceau laser audessus de Paris est soumis à l’autorisation de la Préfecture de Police, accordée à condition de respecter un certain nombre de contraintes. La divergence garantissait l’innocuité du rayonne- ment sur la plus grande partie du trajet. Heureuse compensation, la divergence rendait la visée plus facile. Mieux vaut un faisceau large pour atteindre une cible de taille réduite, le coin de cube, située à plus de 5 mètres audessus d’un petit pan de mur blanc repéré au moyen d’une lunette, authentiquement historique, empruntée aux collections de l’Observatoire. Lors des essais, le coin de cube fut atteint presque du premier coup. La détection du signal de retour était effectuée par une photodiode suffisamment sensible au niveau escompté de 10 microwatts. En faisant varier la fréquence d’occultation appliquée au modulateur acoustooptique, l’opérateur détectait l’apparition et la disparition du signal de retour superposé à un signal témoin du créneau de tension délivré par le générateur. Le temps de montée du modulateur étant de l’ordre de 100 ns., il s’est avéré difficile de déterminer à mieux que 10 hertz près la fréquence correspondant à l’extinction pour un aller et retour et dont la valeur théorique était de 13476 hertz. Résultats Pendant les mois d’octobre et novembre 2005, à part quelques jours de brume ou de pluie, le temps était raisonnablement clair en début de soirée. Un certain nombre de mesures ont pu être effectuées dont les résultats sont groupés autour de 299 750 km/s. La principale cause d’incertitude vient de l’ajustement de la fréquence d’occultation, l’extinction totale étant délicate à apprécier avec des signaux de retour «herbeux». La moyenne des différentes mesures, pondérée par les marges d’erreur, fournit 299 760 ± 30 km/s pour la vitesse de la lumière dans l’air de Paris. Faute d’une sensibilité et d’une reproductibilité suffisante, il n’a pas été possible de mettre en évidence des variations dues à la modification de la composition ou de la température de l’atmosphère. En corrigeant de l’indice de l’air (1,000275), on arriverait, pour la vitesse de la lumière dans le vide, à LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 53 299 840 km/s ± 30 km/s (1,6 écart probable par rapport à la valeur canonique). Le résultat de ce petit calcul n’a d’autre intérêt que de situer, visà-vis des expériences anciennes, la performance réalisée dans le cadre de cette reconstitution (tableau I). Conclusion Pour autant que ses promoteurs puissent en juger, «c à Paris» a été une réussite auprès d’un public sensibilisé à la culture scientifique, venu en nombre visiter l’exposition et, pour les plus chanceux, assister au spectacle du faisceau laser lancé au- © N. TREPS Figure 5 Tableau 1 Erreur annoncée km/s Année Porte périodique Mesure km/s H. FIZEAU 1849 Roue dentée 315 300 A. CORNU 1872 Roue dentée 298 500 ± 1 000 A. CORNU 1874 Roue dentée 300 030 ± 1 000 H. PERROTIN 1902 Roue dentée 299 880 ± 84 E. BERGSTRAND 1950 Cellule de Kerr 299 796 ± 0.3 RECONSTITUTION 2005 Modulateur acousto-optique 299 840 ± 30 dessus de Paris depuis la terrasse de l’Observatoire, sur fond de lumières de la ville (figure 5). L’impact sur un public plus vaste est difficile à évaluer. Les médias ont bien relayé l’opéra- tion. Le «rayon vert» a intrigué les noctambules parcourant Montmartre ou d’autres lieux stratégiques. Mais dans l’opinion, la physique a mauvaise presse. Elle est jugée inaccessible au profane, peu attrayante pour la plupart de ceux qui subissent son enseignement, et dangereuse dans ses applications. La mise en valeur d’une expérience historique, dans un autre contexte que tristement scolaire, était une des nombreuses manifestations de l’Année mondiale de la Physique. Aura-t-elle contribué à redresser une fâcheuse image de marque et à donner de nouveau de l’attrait aux sciences réputées dures? n 1. Université Pierre et Marie Curie (Paris VI). 2. Observatoire de Paris. Bibliographie n J. L. BOBIN, Quelle est la vraie vitesse de la lumière ? Le pommier, (2004). n J. L. BOBIN, La mesure de la vitesse de la lumière, les physiciens à l’ouvrage, L’astronomie, vol. 119, septembre 2005. n Collectif, Roemer et la vitesse de la lumière, Table ronde du CNRS, 16 et 17 juin 1976, Vrin, « Histoire des sciences » (1978). n Collectif, Comment a-t-on réussi à mesurer la vitesse de la lumière? Cahiers de Science et Vie, n° 25 (1995). n F. X. DULAC, La vitesse de la lumière, une recherche millénaire, http://www.polytechnique.fr/eleves/binet/ xpassion/article.php?id≈2 n J. LEQUEUX, Nature et vitesse de la lumière, de Roemer à Fresnel, L’astronomie, vol. 119, septembre 2005. n Pour plus de détails sur l’expérience et l’exposition consulter les sites : http://vo.obspm.fr/exposition/lumiere2005/ tir.html http://www2.upmc.fr/AMP2005/index.htm http://seraphin.levain.free.fr/ http://sabthiery.free.fr/lumière Le rayon vert sur Paris. 54 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE FORUM SOCIAL L’envers du décor Vivre une société pluriethnique dans un collège en ZEP à Paris Sous le couvert de l’association AGIR, nous sommes sept retraités qui passons chaque semaine une ou deux heures dans un collège du XIXe arrondissement, pour accompagner des élèves en difficulté. En liaison avec les enseignants, nous les aidons en français, en maths et parfois en anglais. Sur un effectif de l’ordre de 500 élèves, plus de 85 % sont issus de familles immigrées en provenance d’Afrique, du Maghreb, d’Asie ou des pays de l’Est. Compte tenu des incidents en milieu scolaire dont les médias se font souvent l’écho, il m’a paru intéressant de rendre compte du fonctionnement de ce collège à la vie duquel nous sommes associés. Le collège et son projet Comme tous les collèges de l’Éducation nationale, celui-ci a élaboré un projet d’établissement où il se donne pour objectifs la réussite de tous les élèves et leur acheminement vers les filières du second cycle. Un certain nombre arrive en 6e qui ne maîtrisent pas les connaissances de base dispensées dans l’école primaire, aussi la direction a-t-elle mis en place un Programme personnalisé de réussite éducative (PPRE) pour mettre à niveau les élèves en difficulté, et un Atelier français-mathématiques (AFM6) pour renforcer les élèves moyens. De notre côté, avec les membres d’autres associations, nous assurons l’accompagnement individuel d’élèves en grande difficulté que nous désignent leurs professeurs. Mais au-delà de ces aides à l’enseignement, le collège s’est donné les moyens de maintenir une ambiance favorable aux études. À cause de la diversité des ethnies et des cultures, et aussi du déracinement que pro- voque l’immigration, les méthodes d’éducation varient suivant les familles. Les différences portent sur la relation à autrui et notamment sur ce que nous appelons la civilité. Dans ces domaines, le collège a défini des règles qui, s’appliquant à tous, couvrent tous les aspects de la vie en commun dans l’établissement. Ces règles ont été largement affichées et diffusées, tant auprès des élèves et que de leurs parents. Le collège étant classé en ZEP, trois conseillers principaux d’éducation (CPE) lui sont affectés et il a directement recruté dix assistants, dont sept avec le statut d’assistants d’éducation (AED) et trois titulaires de contrats d’aide à l’emploi. L’application des règles de la vie scolaire Aux CPE aidés par les assistants revient la responsabilité d’assurer la fonction vie scolaire, dont les objectifs sont la gestion, la sécurité et la prise en charge éducative des élèves quand, présents dans l’établissement, ils ne sont pas en classe. Cela comporte le contrôle des arrivées et la gestion des retards. La règle impose à chaque élève d’avoir sur lui le carnet de liaison avec sa famille, qui tient lieu de passeport dans l’établissement et qu’il doit présenter à l’entrée comme à la sortie. Les retardataires passent dans le bureau de la CPE qui est situé dans le hall d’entrée. Celle-ci mentionne le retard sur leur carnet; ceux qui arrivent plus de dix minutes après l’heure sont envoyés en permanence jusqu’à la fin de la première classe. Dans le courant de la journée, toutes les péripéties de la vie scolaire, problèmes ou incidents, aboutissent aux bureaux des CPE : après les retardataires, ce sont les élèves exclus d’un cours, ceux que les assistants ont surpris traînant dans les couloirs, ceux qui ont des comportements violents pendant la récréation, et tous ceux qui ont besoin d’une aide, d’une autorisation, d’une dérogation, d’un certificat… Chaque affaire est instruite en liaison avec les professeurs, les parents et parfois l’infirmière ou l’assistante sociale. Il arrive en effet qu’un incident révèle un problème qui ne relève pas seulement d’une atteinte au règlement. Les assistants sont partout présents dans les espaces communs, le hall d’entrée, les couloirs et la cour de récréation ; ils sont les gardiens des règles de la vie commune. La porte des bureaux des CPE est ouverte; leur relation avec les élèves est «une prise en charge éducative » 1, une formation au vivre ensemble. LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 55 Un des ressorts de leur action est le contact avec les parents. Beaucoup n’osent pas aborder les enseignants et la fédération des parents d’élèves rencontre de grandes difficultés pour les mobiliser. Dans le courant de la journée, les CPE les appellent, pour une absence, un incident ou une démarche. Ils connaissent les élèves depuis leur arrivée au collège et parfois ils ont aussi connu le grand frère ou la grande sœur qui sont passés par le collège. Cela leur permet d’entretenir une relation avec les parents, lesquels à leur tour n’hésitent pas à appeler ou à venir voir les CPE au collège. Les sanctions qui pénalisent les atteintes aux règles de la vie scolaire Comme dans tous les collèges, les sanctions s’échelonnent de la retenue jusqu’au passage en conseil de discipline. La réunion du conseil de discipline s’entoure d’une grande solennité : l’élève comparaît en présence de ses parents et de représentants des élèves. La décision peut aller jusqu’à l’exclusion définitive. Dans le cas du collège, il y a eu trois réunions depuis le début de l’année, au cours desquelles deux exclusions ont été prononcées. Il revient au rectorat de proposer un autre établissement à ceux d’âge scolaire. L’un d’eux, qui avait insulté la CPE, a été affecté dans un collège du Ve arrondissement où, semble-t-il isolé de ses compagnons d’indiscipline, il se comporte normalement. L’autre, dont la comparution est plus récente, attend la désignation par le rectorat d’un collège qui l’accueille. Un collège de relégation ou un collège qui anticipe l’avenir ? Tous ceux qui vivent en région parisienne savent à quel point ses habitants sont confrontés à la diversité des ethnies et des cultures, aussi m’a-t-il paru intéressant de regarder comment s’y prenait ce collège pour 56 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE scolariser ensemble des adolescents issus de cette diversité. La qualité de la direction et le professionnalisme des enseignants sont évidemment des conditions nécessaires sur lesquelles il faudrait écrire un autre article. J’ai ici fait le choix de souligner le rôle que jouent les CPE et leurs assistants en assurant l’encadrement de la vie scolaire tout en entretenant les contacts avec les familles. Comme tous les collèges, celui-ci rencontre des difficultés et affronte des problèmes. En tant qu’accompagnants, nous rencontrons des élèves qui ont de gros retards en français, en maths ou en anglais, et dont certains manifestent une grande réticence à l’apprentissage scolaire. Cependant le collège maintient une exigence d’excellence qui lui permet d’envoyer chaque année une proportion notable d’élèves dans les filières les plus sélectives des lycées. La faible proportion d’élèves d’origine hexagonale permet de penser que beaucoup de parents ont craint une contagion de l’échec pour leurs enfants. Je témoigne du fait que le collège maîtrise cette contagion et je ne peux m’empêcher de penser que, dans l’exercice de sa fonction éducative, il apporte en plus aux élèves une ouverture sur le monde qu’on ne trouve pas dans d’autres établissements. n Jacques Denantes (49) 1. J’emprunte cette expression à François DUBET qui, dans « L’école des chances » (La république des idées, Seuil, 2004) a réfléchi sur l’importance de cette prise en charge dans laquelle il voit justement une éducation à la citoyenneté. VIE DE L’ÉCOLE 10e Trophée Voile X-HEC les 26 et 27 mai 2007 A PRÈS LE FRANC SUCCÈS rencon- tré par le 9e Trophée Voile X-HEC l’an passé, nous vous attendons nombreux pour sa dixième édition sur les pontons de Bénodet (Finistère) pour défendre les couleurs de notre École face à celles d’HEC! Ouvert à l’ensemble des diplômés et étudiants de l’École polytechnique et d’HEC, le Trophée est l’occasion de retrouver ou de rencontrer une communauté de passionnés de voile, et bien sûr de faire la connaissance des étudiants en cours de scolarité. Il aura lieu le temps d’un weekend de régates amicales, ouvertes aux navigateurs novices aussi bien qu’aux confirmés, sur une flotte de Grand Surprise. La régate est placée sous le haut patronage du Yacht-Club de France, et sera soutenue par le YachtClub de l’Odet et de nombreuses entreprises partenaires, représentées par leurs cadres. Parmi les temps forts annoncés de cette dixième édition figure le très apprécié dîner «les pieds dans l’eau», le samedi soir sur le port de Bénodet, en plus bien sûr, des sorties en mer et de la remise des prix aux équipages vainqueurs. Réservez déjà votre week-end des 26 et 27 mai 2007 pour le 10e Trophée Voiles X-HEC! Pour tout renseignement et inscription : www.xhec.org Deux bicornes autour du monde ! Une question d’intérêt général, un défi, des rencontres, un partage citoyen : les mots clés du Tour des Énergies de Prométhée. Pallier la rareté croissante des énergies fossiles et lutter contre le réchauffement climatique sont les grands défis du secteur de l’énergie. Deux Xettes 2001, Blandine Antoine et Élodie Renaud, partent sept mois à la rencontre des acteurs d’innovations technologiques, sociétales, politiques ou financières mises en œuvre dans ce secteur. Par la présentation de ces initiatives, elles espèrent participer à une meilleure diffusion des connaissances scientifiques sur cette problématique et répandre l’idée que beaucoup peut être fait pour répondre à ces défis. C en 2005 de la Charte pour l’environnement, pacte écologique de la Fondation Hulot, publication du quatrième rapport du premier groupe de travail du GIEC début février 2007, débat pour la mise en place d’une organisation mondiale pour l’environnement… l’attention à donner à l’environnement fait aujourd’hui consensus. ONSTITUTIONNALISATION LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 57 Au cœur de la question environnementale, le secteur de l’énergie. Alors que la disponibilité et l’exploitation des ressources énergétiques ont permis le développement de nos civilisations, sociétés, et niveaux de vie, le réchauffement climatique et la rareté croissante des énergies fossiles nous mettent face aux limites de l’usage que nous en avons fait et nous interpellent pour modifier à temps notre trajectoire technologique et comportementale. Que des pays comme le Japon trouvent dans ces contraintes des motivations à un développement technologique accru 1 leur ouvrant la course vers les marchés technologiques de demain, ou que d’autres comme la Suède décident de relever le défi menant à une économie complètement indépendante des énergies fossiles, devrait inciter nos concitoyens à ne pas rater ce train, à l’heure où brevets et standards se déposent à tour de bras chez les concurrents de l’Union européenne. La progression du secteur énergétique et de notre société vers le développement durable, ainsi que le changement de modes de vie qu’elle nécessitera, passent par la compréhension individuelle des conséquences et solutions en jeu, l’acceptation de la nécessité du changement et enfin, l’appropriation de mesures décidées en commun. La compréhension scientifique des enjeux qui dépasse les clichés sommaires voire idéologiques (l’éolien fait du bruit, le solaire est trop cher, l’hydrogène ne marche pas, il n’y a plus de pétrole…) et l’exemple de réalisations prouvées sont deux catalyseurs qui permettraient d’accélérer la multiplication d’initiatives en France. C’est autour de ces convictions qu’un groupe de jeunes ingénieurs a créé en juin 2006 l’Association loi 1901 Prométhée. Un nom de Titan pour une ambition humaine? Nous croyons en effet que tous sont avant tout de nombreux «chacuns», aptes à porter le flambeau d’un Prométhée refusant l’ombre dans laquelle il pourrait être plus aisé de se réfugier. 58 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE Le tour des énergies en bref Budget : 63 000 €. Sept mois de voyage : février-août 2007. Site Internet : www.promethee-energie.org Prix et concours • Bourse tremplin 2006 (McKinsey & cie). • Premier prix ex aequo « Initiatives pour le Développement durable» section culture et communication (Fondation BMW). • Programme européen jeunesse (Commission européenne). • Défi jeunes (Dispositif national du ministère de la Jeunesse et des Sports). Partenaires Total, l’Association «Reporters d’espoirs», le magazine Énergie et Développement durable, l’Agence française de développement, la ville de Rueil-Malmaison, l’École des pétroles et moteurs, l’IGN, l’AX, l’Association des anciens élèves de l’École Sainte-Geneviève, le Lions Club International… « Le Tour des Énergies », notre premier projet, se veut un recensement d’innovations (technologiques certes, mais aussi financières ou politiques) et de bonnes pratiques énergétiques à travers le monde, embrassant autant les différents modes de production de l’énergie (sans se restreindre aux énergies renouvelables), que les améliorations qui peuvent être apportées aux moyens d’en faire usage. Suite à nos rencontres avec ces acteurs, nous proposons des comptes rendus de nos entretiens sous forme d’articles. Ceux-ci sont publiés régulièrement sur notre site Internet. Prométhée a par ailleurs obtenu le label de l’Association reporters d’espoirs (www.reportersdespoirs.org) dans l’objectif de contribuer à son agence de presse, et collabore ponctuellement avec la presse régionale et nationale. Enfin, un ouvrage d’analyse-témoignage sera édité au retour des voyageuses. Le deuxième pilier du «Tour des Énergies» est un partenariat pédagogique monté avec une association d’entraide scolaire et 7 classes de CM1CM2, choisies pour leur diversité sociogéographique (région parisienne, école identifiée comme alimentant un collège de ZEP, zone rurale, DOM). Avec l’aide de jeunes ingénieurs et des professeurs des écoles qui l’utiliseront, un livret scientifique sur les technologies énergétiques d’environ 45 pages a été rédigé. Regroupées en sept thèmes introduits par de courtes bandes dessinées (réalisées par Matthieu Warnier, X2001 et dessinateur talentueux), des fiches à contenu scientifique et technique présentent aux enfants quelques caractéristiques importantes du monde de l’énergie et de la science du climat, et leur proposent des expériences intuitives à réaliser en classe. L’objectif est d’améliorer ces fiches après la période d’évaluation du semestre février-juillet 2007. Cette version améliorée serait proposée à l’Éducation nationale afin de rentrer dans le cadre de l’introduction récente (2004) d’une « Éducation à l’environnement et au développement durable» dans le programme du cycle 3 du primaire. Notre partenariat avec les écoles comprend aussi le suivi du voyage et un grand jeu virtuel intitulé «la chasse au gaspi» qui met en relation les différentes classes, et fond le difficile contenu scientifique dans un dépaysement géographique attrayant. L’AX s’est associée à leur projet de communication – une sélection des projets rencontrés au fil des aventures d’Élodie et Blandine sera donc présentée dans les numéros de La Jaune et la Rouge. n 1. Top Runner Program, au nom duquel deux entreprises japonaises visent pour 2010 la production de semi-conducteurs 100 000 fois plus efficaces. IN MEMORIAM François Teissier du Cros (24), 1905-2006 F RANÇOIS TEISSIER DU CROS s’est éteint dans sa cent deuxième année, parmi ses proches au pays de ses ancêtres et il repose aujourd’hui dans le cimetière familial à Mandiargues (Saint-Hippolyte-duFort, dans le Gard). Pour ses enfants et ses amis, il est inséparable de son épouse Janet, à laquelle il a survécu seize ans : elle, musicienne, lui, scientifique ; elle, s’enthousiasmant, lui, atteignant difficilement des convictions : une complémentarité idéale existait entre eux. À vrai dire, François a été très tôt habité par une vocation de chercheur scientifique, longtemps contrariée par les circonstances auxquelles il s’est plié avec un sens du devoir tout polytechnicien. Il était un Européen convaincu, lisait et écrivait indifféremment en français, en anglais et en allemand; ses belles-sœurs et beaux-frères venaient de tous les horizons. En amitié, il accordait moins d’importance aux traditions et aux mérites qu’aux ingrédients fondateurs de liens, ceux du cœur comme ceux de l’esprit, au risque de passer pour peu sociable. François Teissier du Cros est né le 22 octobre 1905. Son père Henri faisait partie de la promotion 1899 et un de ses grands oncles, Jacques, de la deuxième promotion de notre École. Les Teissier du Cros furent des filateurs pendant plusieurs générations, à Valleraugue au cœur des Cévennes, à l’apogée de l’industrie de la soie. François fit ses études au lycée Janson de Sailly à Paris jusqu’à son admission à l’X en 1924. Sorti dans le corps des Ponts et Chaussées, il fit son service militaire en Rhénanie occupée. Il s’y passionna pour l’avenir de l’Europe mais il était, hélas, en avance sur son époque. Son premier poste comme ingénieur des Ponts fut Thionville, entre 1929 et 1934. Il épousa en 1930 Jeannette Grierson, fille d’un professeur de littérature anglaise, doyen de l’université d’Édimbourg. Il dirigea les travaux neufs au port de Marseille entre 1934 et 1938. En dehors de son métier, François était passionné par la physique quantique et avait, encore élève aux Ponts et Chaussées, produit un article dans les Annales des Ponts et Chaussées. Il devint correspondant de Max Born, cofondateur de la mécanique quantique et spécialiste de la physique des solides. En 1938, François se mit en disponibilité de son Corps (la botte Recherche n’existait pas alors !) et, accueilli par sa belle-famille, il passa une année auprès de Max Born, fraîchement échappé d’Allemagne nazie et professeur à Édimbourg. L’équipe de celui-ci entamait des recherches qui constituaient le germe du futur projet Manhattan, lequel allait aboutir en 1945 à l’arme et l’énergie nucléaires (unclear energy commentaient-ils entre eux). En 1939 François a été interrompu par la déclaration de guerre. Il fut mobilisé dans une unité du Génie qui se retrouva au complet à Toulouse à l’issue de la débâcle… à l’exception du lieutenant Teissier du Cros, attardé dans la tentative de convoyage de six péniches chargées d’essence, et qui fut ainsi fait prisonnier au bord de la Loire. Avec l’armistice, les Allemands le renvoyèrent en France où ils l’assignèrent au Secrétariat des Communications, en charge des études pour la reconstruction des quatre mille ponts détruits… En 1943, libéré des obligations et des contrôles que lui imposait la Wehrmacht, il proposa ses services au BCRA, qui le mit en attente. Il put toutefois faire deux missions ponctuelles pour la Résistance, dans la région de Meaux. Pendant ce temps, son épouse, qu’il croyait avoir mis à l’abri avec leurs trois premiers enfants dans les Cévennes, faisait un travail efficace et dangereux dans les réseaux de cette région. Entre 1943 et 1947, François fut chargé des études d’avant-projet d’une autoroute Paris-Lille. En 1947, détaché de son Corps, il devint maître de conférence d’analyse à l’X. Mais ce n’est qu’en 1957 qu’il put mettre en accord son activité professionnelle et sa vocation pour la recherche, en entrant, à l’X, au Laboratoire de physique de Léauté LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 59 (1902) à qui Vignal (1916) succéda. Son premier travail fut sur la «photoconductibilité du sulfure de cadmium ». Par la suite, il dirigea une équipe vouée à des recherches sur les lasers sous contrat de la DRME. De bonnes thèses sortirent de ce labo. Ainsi, Orszag (53) mesura-t-il à 30 cm près la distance de la Terre à la Lune, grâce à un miroir mis en place par la Nasa. À la veille de sa retraite, François publia dans les Annals of Physics un article sur les ondes gravitationnelles, qui concluait que leur production, rendue possible par des vibrateurs électromagnétiques, aurait un rendement si faible qu’elles ne seraient pas exploitables. (Aujourd’hui, des moyens énormes sont mis en œuvre à l’échelle internationale pour seulement les détecter). Cet article lui valut d’être coopté comme membre de l’Académie des sciences de New York. En 1973, François prit sa retraite et alors commença pour lui une grande aventure intellectuelle. Maintenant une relation amicale avec le Laboratoire d’optique appliquée de l’X (LOA), dirigé successivement par Orszag (53), Antonetti, Madame Hulin et aujour- 60 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE d’hui Mourou, il fréquenta assidûment la Bibliothèque et les autres ressources scientifiques de l’École polytechnique. Il était fasciné par le développement des lasers à impulsions ultracourtes (le femtoseconde!) grâce auxquels on peut observer des réactions ultrarapides en biologie. Cela l’amena à s’intéresser particulièrement, dans les cinq dernières années, aux rapports entre la physique des particules élémentaires et les cellules vivantes. À l’occasion d’une fête organisée par le professeur Mourou et son équipe pour fêter ses cent ans, il fit une allocution dont le titre était : «Les leptons dans la cellule vivante». Les scrupules qu’il eut à rédiger le texte de son allocution, conscient qu’il transgressait des frontières bien gardées, (mais cent ans ne sont-ils pas l’âge de la liberté absolue ?) l’entraînèrent, dans les douze mois qui suivirent, à un surcroît d’activité pour approfondir sa réflexion. À ce jeu, il ouvrit des pistes en nombre toujours croissant, et son émerveillement était si grand, que dans une dernière lettre adressée à son frère cadet Rémi, ancien ambassadeur, peu de temps avant sa mort, il lui écrivit ceci : «Je suis dans un trouble intellectuel dont voici la cause. Depuis cinq ans j’ai étudié la biologie moléculaire dans plusieurs ouvrages d’université (qui ne se contredisent pas). Il apparaît que l’ADN est de même nature dans tous les êtres vivants : végétaux, animaux, bactéries… Le nombre des «perles » varie entre quelques millions (bactéries) à quelques milliards (vertébrés, humains). Largeur du ruban : 0,2 milliardième de mètre. Que cette œuvre équilibrée, organisée pour survivre, soit la marque de Dieu, ne fait plus de doute pour moi. Il est créateur puisqu’il est prouvé que n’importe quelle cellule est créatrice. Une grande puissance se révèle dans l’infiniment petit. Et si l’on additionne les infiniment petits dans le monde vivant, cela nous mène loin. Qu’en penses-tu?» Il laisse derrière lui, sur ses ultimes travaux, des dossiers impeccablement classés par son fils Nicolas, qui attendent l’analyse attentive de ceux qui souhaiteraient en tirer la quintessence. Il nous laisse surtout le souvenir émerveillé d’un esprit pénétrant, jamais amoindri par l’âge. n Jérôme Pellissier-Tanon (54) ARTS, LETTRES ET SCIENCES Livres La publication d’une recension n’implique en aucune façon que La Jaune et la Rouge soit d’accord avec les idées développées dans l’ouvrage en cause ni avec celles de l’auteur de la recension. Mémoires Du Vél’ d’Hiv à la bombe H Robert Dautray (49) Paris – Odile Jacob 1 – 2007 Enfin on en sait un peu plus sur R. Dautray. Son nom est connu, son visage l’est moins : même au sein du Corps des Mines, je crois ne l’avoir vu qu’une fois, et son nom, pourtant prestigieux, est rarement mis en avant. Pour cause : autant il a pris plaisir à l’enseignement scientifique de l’X, autant il s’est senti « étranger aux mœurs des cénacles » du Corps. Et Dautray – vous le savez ou vous vous en doutez – n’est pas un homme de dîners et « l’art de la conversation » ne fait pas partie des arts qu’il maîtrise. Ce qu’il a chevillé au corps en revanche, et qu’il nous fait passer avec force et sérénité tout au long de ce remarquable témoignage, c’est l’amour de la science et le sens aigu de l’intérêt général. Mais revenons aux origines. Né Kouchelevitz à Paris en 1928, il échappe à la rafle du Vél’ d’Hiv le 16 juillet 1942 grâce à la fille de son concierge ; passant le reste de la guerre avec sa mère en pays gardois, il entre premier à l’École des Arts et Métiers en 1945. Son père, pelletier vendant à des fourreurs, ne reviendra pas d’Auschwitz pour connaître ce premier succès de son fils, déjà bien au-delà de ses espérances. Dautray fait sa scolarité de «gadz’arts», puis est mis en contact par le directeur des Arts avec le directeur des études de l’X, l’ingénieur général Lamothe : sur les conseils de ce dernier, il fait une taupe à Louis-le-Grand, entre second à l’X (on sent une nuance de regret) et en sort major. « L’apprenti scientifique » participe alors à la formidable aventure de la physique nucléaire au CEA, celle qui a remis l’X dans la course du développement scientifique qui n’était plus son point fort depuis 1870. On revit, avec Dautray, la formidable épopée de ses maîtres A. Messiah (40), J. Horowitz (41), C. Bloch (42, disparu prématurément en 1971) et de ses collègues scientifiques ou ingénieurs C. Fréjacques (43), G. Besse (46), O. Billous (48), P. Nelson (51). Sans oublier l’influence de ses fidèles amis Ullmo (24) et Lesourne (48). À partir de 1955 date de son entrée au CEA, les réalisations s’enchaînent pour Dautray : la maîtrise de la réaction en chaîne dans la chaudière du premier sous-marin nucléaire français, la construction du réacteur de Cadarache, l’Institut Laue-Langevin de Grenoble… enfin le succès de la bombe H, qui se fait avec une implication forte du Général de Gaulle, un petit coup de pouce scientifique britannique (je vous laisse découvrir lequel), et la prise en mains par R. Dautray du projet, qui à partir de ce moment-là avance de manière déterminante. Les études finales sont terminées en février 1968, et la campagne d’essais positive a lieu à Mururoa pendant l’été 1968… on appréciera les facéties rétrospectives du calendrier. C’est aussi, par la suite, le laser Phébus, la rédaction avec J.-L. Lions d’un manuel de référence sur la physique mathématique, le poste de Haut-Commissaire à l’Énergie atomique, où Dautray nous décrit avec philosophie et lucidité les «guerres de chefs» qu’il subit… À la fois savant et ingénieur, amoureux de la science et de la technique, d’une grande modestie mais fier de ses succès, R. Dautray nous livre là un témoignage palpitant (on appréciera aussi les notes de fin de texte à caractère scientifique). De fait une contribution à l’histoire de la science et de la technique qui nous eût manqué s’il ne s’y était attelé. Paraphrasant le titre du livre de Laurent Schwartz (2000), avec un caractère fort différent mais un niveau scientifique équivalent chez Dautray, voyons-le et lisonsle comme «Un physicien aux prises avec le siècle». Alexandre MOATTI (78) 1. 15, rue Soufflot, 75005 Paris. Tél. : 01.44.41.64.84. www.odilejacob.fr Vous, les candidats… Francis Mer (58), ancien ministre de l’Économie et des Finances Paris – Albin Michel 2 – février 2007 Voilà un ouvrage politique, au sens noble du mot, sans le moindre copeau de langue de bois. Un vent d’air frais qui fait du bien! LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 61 Francis Mer est d’abord un pédagogue. Il déteste que l’on se borne aux constats, aux objectifs teintés d’utopie. Il aime les évaluations chiffrées, les ordres de grandeur comparés et les stratégies. Dans notre univers aux frontières évanescentes, désormais fortement contraint par des forces qui dépassent notre pays, face aux questions qui se posent depuis vingt-cinq à trente ans sans que la France ait tellement changé ses comportements, il se demande comment le pays pourra maintenir ses performances et, mieux, car il est ambitieux pour son pays, les améliorer au profit de tous et de chacun. À la suite de raisonnements toujours bien charpentés, les priorités à choisir, selon lui, sont l’éducation (l’éducation, l’éducation, l’éducation… ainsi que l’avait dit Tony Blair à ses débuts), l’université, la recherche. Il aborde sans fard la question démographique et ses incidences inéluctables : immigration sélective, continuation résolue de la réforme des retraites, à peine entamée, réforme de la politique de santé. Il montre avec une concision éblouissante que seules les entreprises et des administrations plus efficaces (il n’oppose jamais les unes aux autres) peuvent être à la base du redressement. L’auteur, de grande culture économique ne se rattache pourtant à aucun choix théorique, encore moins dogmatique. La mondialisation de l’économie et la mobilité des élites s’opposent à toute théorisation. Il est résolument pragmatique et va aux solutions avec un langage clair, compréhensible de tous. De ses constats il tire des conclusions optimistes : les pays qui, dans ce monde, sauront jouer leur partie, fondée sur leurs qualités, propres ou acquises, en tireront avantage collectivement. Pour autant, Francis Mer comprend avec cœur et intelligence les soucis et les drames des exclus d’un développement collectif mondial aux fruits de plus en plus inégalement répartis. Il ne se limite pas non plus sur ces sujets à des propos lénifiants mais il montre très clairement comment la défense des postes et non des personnes (les syndicats sont visés sur ce point à plusieurs reprises), les résistances patronales à la formation continue et à l’apprentissage, la politique scolaire et universitaire actuelle, mènent plus sûrement à l’aggravation de la situation que les prises de risques fondées sur des analyses industrielles, des prévisions raisonnées au niveau mondial et des positions éthiques fermes des gouvernements, tant au niveau national qu’aux niveaux européen et mondial. (L’Europe et les pays en développement, notamment d’Afrique subsaharienne sont très présents dans les raisonnements de l’auteur.) Il a la langue particulièrement dure pour tous ceux, hauts fonctionnaires et patrons, qui placés à de hauts postes de responsabilité manquent de courage ou font preuve de cynisme. Ses flèches contre les stock-options qui jouent contre la formation continue et la recherche privée, contre certains de ses anciens collègues ministres, parfois nommément désignés, qui sachant que de mauvaises décisions se préparent ici ou là, au lieu de les bloquer, ne font que les encourager (le projet Lyon-Turin par exemple), les politiques absurdes que personne n’ose plus contester 62 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE (on notera sa flèche contre la politique du logement social, qui sera, à n’en pas douter, jugée malséante à l’époque du «droit au logement opposable» et de la mort de l’Abbé Pierre. Pourtant elle est justifiée, précisément en regard de l’équité sociale : car voilà une politique qui coûte 7 milliards d’euros aux contribuables, qui atteint un ménage sur quatre, proportion excessive, et qui pourtant ne va pas aux plus pauvres!). Bref Francis Mer n’est pas classable. Ni à droite, ni à gauche, ni même au centre. Il réfléchit par lui-même, à la lumière de sa riche expérience et de ses lectures, comme doivent le faire, du moins l’espère-t-on, tous ceux qui prétendent présider aux destinées du pays. J’ajoute volontiers comme doit le faire toute l’élite française, notamment la communauté polytechnicienne. Michel GÉRARD (55) 2. 22, rue Huyghens, 75014 Paris. www.albin-michel.fr Idées Tome I Claude Riveline (56) Avant-propos de Michel Berry (63) Paris – Éd. Les amis de l’École de Paris du management 3 – 2006 Quel ancien élève de l’École des Mines – corpsard ou non –, aujourd’hui manager, ne témoigne pour Claude Riveline une profonde et affectueuse reconnaissance? On peut le constater à toute remise de décoration à l’un de ses anciens élèves, où le récipiendaire ne manque pas de mentionner son cher professeur parmi les premiers de ceux auxquels il doit d’être ce qu’il est. Mais au-delà de cet enseignement de la gestion, Claude Riveline est aussi un observateur attentif et aigu des comportements des hommes et des sociétés de notre temps. Et la qualité de cette observation, assise sur une culture vaste et éclectique, et nourrie par la rigueur du raisonnement scientifique, le conduit naturellement sur le chemin de la mise en relation et de la conceptualisation. Osons le mot : Riveline est un philosophe et un sociologue, un des plus perspicaces de notre époque. Mais comme Claude Riveline est aussi un spécialiste de la communication, il sait que l’art d’exprimer brièvement, clairement, et avec brio, une idée, est au moins aussi important que l’idée elle-même. Or, contrairement à la grande majorité des experts, qui ne peuvent communiquer qu’en jargon et à l’intérieur d’un cercle d’initiés, cet art, il le maîtrise, pour notre plus grand plaisir. Et c’est bien du plaisir que nous procure la lecture de son opuscule Idées, qui réunit ses chroniques succinctes et incisives publiées depuis dix ans dans le Journal de l’École de Paris. À l’opposé de ces collections d’aphorismes précieux et vains destinés à briller dans les salons, que l’on rencontre sous la plume de pédants académistes, les Idées de Riveline – comme on dit les Caractères de La Bruyère ou les Propos d’Alain ou encore ceux de O. L. Barenton – dissimulent leur profondeur sous un style de bon aloi toujours teinté d’humour. Quelques titres, parmi d’autres : «Les vertus de la confusion», «Je suis, donc je pense», «Tu aimeras ton lointain comme toi-même». Un exemple de remarque judicieuse (tiré de Qui est «je») : «Je soutiens qu’au contraire c’est l’observance des rites qui est le moteur essentiel. C’est par là que l’on manifeste son appartenance à la tribu et son adhésion aux idées qu’elle soutient. Les gestes induisent les pensées au moins autant que l’inverse.» Et Riveline d’illustrer son propos par un quatrain de Georges Brassens dans «La foi du charbonnier». Un superbe petit livre de chevet, percutant, plaisant, et qui fait du bien. Jean SALMONA (56) 3. 94, bd du Montparnasse, 75014 Paris. Tél. : 01.42.79.40.85. Des Règles administratives et techniques à Mari Contribution à la mise au jour multidisciplinaire de modes opératoires Paul Bry (42) Barcelone – Éd. Éditorial AUSA 4 – 2005 Il y a cinquante ans, l’assyriologue américain Samuel Noah Kramer publiait L’histoire commence à Sumer. Il avait pris une part importante dans le déchiffrement et l’étude des tablettes d’argile d’origine mésopotamienne, écrites en caractères cunéiformes aux IIIe et IIe millénaires avant Jésus-Christ; et son ouvrage présentait une remarquable vulgarisation des résultats obtenus tant par lui-même que par un grand nombre d’autres chercheurs. Depuis lors, les découvertes de nombreuses autres tablettes, dont plus de 20000 dans le palais royal de Mari, ont permis, notamment grâce aux études de J.-M. Durand, professeur au Collège de France, une reconstitution de l’histoire des royaumes amorrites du début du IIe millénaire, particulièrement de celui de Mari au XVIIIe siècle. L’objet de l’ouvrage de Paul Bry, issu d’une thèse de doctorat en assyriologie soutenue sous la direction de J.-M. Durand, est la mise au jour de règles nombreuses et précises, administratives et techniques, qui structuraient l’exercice du pouvoir royal à Mari. Les règles administratives sont déduites principalement de l’abondante correspondance retrouvée à Mari. Elles concernent : le pouvoir royal lui-même, dans un environnement de fragilité politique et économique; les rôles joués par la famille royale, par les fonctionnaires attachés au roi par divers liens de fidélisation ; par les règles de communication, d’écriture et d’acheminement des messages à l’intérieur du royaume et vers les royaumes voisins. Les tablettes permettent aussi de préciser les règles qualitatives se rapportant aux éléments essentiels à la vie du palais : aliments, orge, huile, vin; étoffes et habits de variétés nombreuses ; matières premières : laine, bois, cuir, métaux, pierres précieuses; vaisselle d’or et d’argent du palais caractérisée par une centaine de types différents de vases. À côté de ces règles qualitatives étonnantes par leur minutie et le souci d’efficacité qu’elles manifestent, les règles techniques concernant : les poids et les pesées, les méthodes d’élaboration du bronze, les modes de fabrication des bijoux par voie mécanique ou de fonderie, le titrage de métaux, ou encore mettant en œuvre l’usage de coefficients de « calcul rapide », sont révélatrices d’une rigueur extraordinaire, où s’imbriquent connaissances expérimentales en mathématiques et en physique. Mais ces règles ou ces modes opératoires ne sont jamais mentionnés sur les tablettes, ce silence résultant vraisemblablement de traditions sociologiques ou corporatistes. C’est à partir de quelque 800 tablettes de comptabilité de métaux fournissant plusieurs milliers de chiffres sans commentaire, et aussi de textes de nature mathématique, que Paul Bry a mis au jour de telles règles; il a utilisé une approche nouvelle, multidisciplinaire, faisant appel non seulement à l’histoire et à la linguistique, mais aussi aux mathématiques (géométrie, analyse statistique, astronomie), aux données et aux règles de la physique, à la mécanique, à la thermodynamique, à la métallurgie des métaux, etc. Il faut en outre souligner la grande rigueur de ces études, où toute déduction est solidement étayée par des références précises. Ces recherches de règles techniques, qui constituent la majeure partie de l’ouvrage, permettent aussi de révéler à différentes reprises des observations, soit déjà faites antérieurement, soit nouvelles, caractérisant le niveau élevé des Mésopotamiens en connaissances expérimentales de nature mathématique et physique : applications des théorèmes «dits» de Pythagore et de Thalès, concept de densité, respect de l’homogénéité dimensionnelle de chaque terme d’une équation, etc. L’interprétation nouvelle de la signification de certains coefficients de «calcul rapide» montre comment de tels coefficients pouvaient intégrer des normes sous-jacentes, révélatrices, chez les Mésopotamiens, de qualités remarquables de généralisation et d’abstraction; ainsi le calcul du cubage d’un arbre à partir de la mesure de la circonférence. L’ouvrage se termine par des réflexions sur la «philosophie des sciences» des Mésopotamiens et sur l’évolution qui conduira au Ier millénaire à la mise en œuvre en astronomie de véritables modèles mathématiques. La clarté du langage et la présentation de l’ouvrage de 400 pages facilitent la tâche du lecteur : introduction avec rappel historique, problématique et plan précis; conclusion apportant une synthèse complète; table des matières très détaillée; bibliographie abondante. Ainsi le lecteur non-spécialiste pourra aisément se reporter au besoin au corps de l’étude pour connaître les sources utilisées et la démarche suivie par l’auteur. LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 63 Au total, ce livre est un magnifique travail à la fois savant et de vulgarisation. Je l’ai personnellement lu intégralement et il m’a passionné; je souhaite que beaucoup puissent partager ce plaisir. Roger AUBRUN (43) 4. [email protected] L’épopée de l’énergie nucléaire Une histoire scientifique et industrielle Paul Reuss (60) Les Ulis – EDP Sciences 5 – 2007 Paul Reuss publie chez EDP Sciences un ouvrage de la collection du Génie atomique, L’épopée de l’énergie nucléaire – une histoire scientifique et industrielle. Un ouvrage à la fois concis et complet, mais pour paraphraser Tchekhov la concision est bien ici la sœur du talent. Le plan adopté est résolument pédagogique, démarrant des prémices c’està-dire les laboratoires de recherche du début du XXe siècle, plaçant en charnière le tournant que représente le dernier conflit mondial avec la genèse de ce qui allait devenir le «complexe militaro-industriel», s’achevant sur la maturité et les perspectives de l’énergie nucléaire, devenue une industrie «presque comme les autres», désormais source de bien-être tout autant que de controverses. Cet ouvrage fait la part belle à la simplicité, simplicité de l’écriture, fluidité du propos, sobriété de l’illustration. Il repose cependant sur une documentation quasi encyclopédique, et ne laisse aucune zone d’ombre. Sa lecture attentive procure une vision équilibrée de cette épopée devenue industrielle, mais, pour qui veut bien s’en donner la peine, ouvre vers une réflexion d’une grande profondeur. Tout d’abord, Paul Reuss nous rappelle que ce domaine du nucléaire industriel conserve à jamais un lien consubstantiel avec une connaissance scientifique de haut niveau. En d’autres termes, que les prémices du nucléaire, construites par certains des plus grands noms de la physique, sont toujours présentes et qu’elles doivent le rester. Cette connaissance de l’intimité de la matière doit, de plus, faire l’objet d’une synthèse au sein des objets complexes que sont les réacteurs : synthèse de la neutronique, de la mécanique, de la science des matériaux, de la simulation numérique. Conçus à partir d’approximations et de paramétrages géniaux, les premiers réacteurs ont ainsi évolué, grâce notamment aux moyens de calcul et à la simulation, vers une conception de plus en plus rigoureuse ; mais il n’empêche, comprendre un tant soit peu les concepts prioritaires du forum Génération IV passe par sinon une compréhension, du moins une connaissance préalable, des travaux de Fermi ou de Joliot. Cette richesse scientifique du nucléaire, toujours sousjacente aux réalisations industrielles, ou encore aux ana64 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE lyses de sûreté, motive certes la passion de certains, mais aussi l’inquiétude d’autres. Les concepts physiques à l’œuvre, les sciences de l’ingénieur utilisées dans la conception et la construction des centrales, et même au delà dans les industries du cycle, restent ésotériques pour le grand public, même à l’issue d’études secondaires scientifiques, voire supérieures, aux cours desquelles ces concepts ne sont presque jamais abordés. Dans son ouvrage, Paul Reuss s’applique à les rendre accessibles au plus grand nombre, certes au prix d’un effort, mais avec sincérité et simplicité. Il ne passe rien sous silence, et notamment les liens possibles entre les activités civiles et militaires : quelle illustration des grands titres de l’actualité d’aujourd’hui! Sans autre fin apparente que d’être didactique, L’épopée de l’énergie nucléaire de Paul Reuss ouvre une fenêtre humaniste sur le monde qui nous entoure, nous expliquant simplement comment cette épopée était inévitable, comment elle porterait sa charge de passions et parfois de craintes, de tensions et d’affrontements, et comment elle allait contribuer à dessiner durablement le monde contemporain. Laurent TURPIN, directeur de l’Institut national des Sciences et Techniques nucléaires, CEA-Saclay. 5. 17, avenue du Hoggar, Parc d’activités de Courtabœuf, BP 112, 91944 Les Ulis cedex A. ww.edpsciences.org Le pouvoir de l’or Peter L. Bernstein* Traduit par André Cabannes (72) Paris – Éditions Fayard-Mazarine 6 – 2007 Depuis la nuit des temps, l’or a suscité la passion des hommes : c’est cette passion, des origines jusqu’à nos jours, ainsi que le rôle joué par l’or en tant que monnaie dans le développement de la civilisation que nous conte ici Peter L. Bernstein. Sont ici abordés des thèmes comme l’importance de l’or de l’époque de Midas et de Crésus à l’époque carolingienne, la dématérialisation de la monnaie d’abord avec le papier-monnaie des Chinois puis avec les lettres de change des marchands italiens; le rôle peu connu d’Isaac Newton dans la fixation de la valeur de l’or; la mise en place de l’étalon-or; la fin agitée du bimétallisme aux États-Unis; les tentatives faites pour rétablir l’étalon-or après la Première Guerre mondiale et leurs conséquences catastrophiques; la stabilisation du système monétaire et financier international, reposant sur la puissance du dollar, après la Seconde Guerre mondiale; l’effondrement du système de Bretton Woods, puis la mondialisation, la fantastique accélération des échanges financiers et le retour à un libéralisme implacable durant les trente dernières années; le rôle possible de l’or dans l’avenir. Des sujets plus que jamais d’actualité avec les grands déséquilibres financiers et monétaires internationaux du début du XXIe siècle, le financement de la consommation effrénée du pays le plus riche du monde par le reste de la planète et les risques d’effondrement du système monétaire international qui en résultent. J.R. Peter L. Bernstein a longtemps enseigné l’économie à la New School for Social Research à New York. Il est l’auteur d’ouvrages d’histoire, d’économie et de finance. 6. 13, rue du Montparnasse, 75006 Paris. Tél. : 01.45.49.82.00. * À la conquête du nanomonde Nanotechnologies et microsystèmes Dominique Luzeaux (84) et Thierry Puig Préface de Jean-Jacques Gagnepain Paris – Éditions du Félin 7 – 2007 Les nanotechnologies et les microsystèmes seront-ils la rupture technologique majeure des années à venir? Cette révolution de l’infiniment petit passionne les scientifiques, mobilise les industriels et les responsables politiques... et engendre à la fois crainte et engouement de la part du grand public! Les microsystèmes (à l’échelle du millionième de mètre) et les nanotechnologies (à l’échelle du 1/30000e d’épaisseur de cheveu!) offrent de nouveaux horizons dans de nombreux domaines. Déjà, les nanotechnologies sont appliquées à des produits de grande distribution : cosmétiques, textiles «intelligents», etc. Elles devraient permettre des économies d’énergie et des avancées extraordinaires dans les domaines de la santé (traitement de cancers, etc.) et des technologies de l’information. Les perspectives d’applications suscitent des milliards de dollars d’investissements publics aux États-Unis, au Japon et en Europe. Le secteur privé, des multinationales aux PME, s’est emparé du domaine. Mais cette course aux «nano» risque de creuser toujours plus le fossé technologique entre les pays riches et les autres, et pose de nombreuses questions médicales, sociales, éthiques et de propriété intellectuelle. L’impact sur l’environnement et la santé n’est pas établi. Les applications militaires, elles, risquent de relancer la course aux armements et leur prolifération. J.R. 7. 7, rue du Faubourg Poissonnière, 75009 Paris. www.editionsdufelin.com Dictionnaire des coachings Pierre Angel, Patrick Amar, Émilie Devienne et Jacques Tencé (73) Paris – Éditions Dunod – 2007 Ce Dictionnaire des coachings dresse un panorama des concepts incontournables et novateurs du coaching et de l’accompagnement professionnel. 80 articles présentent les notions clés, les approches théoriques et les outils pratiques d’accompagnement de la personne. Ils explicitent les enjeux économiques, sociologiques, managériaux et éthiques associés au métier de coach. Dans ces pages sont réunies les plus grandes signatures reconnues du coaching qui témoignent de la diversité et de la richesse de ce champ. Ce guide de référence s’adresse aux coachs, aux professionnels des ressources humaines, aux managers, aux consultants et formateurs, ainsi qu’aux étudiants en sciences humaines et en management. J.R. Récréations scientifiques Jean Moreau de Saint-Martin (56) [email protected] 1) Soit x la racine dans l’intervalle (0,1) de l’équation (où n est un entier donné) n n 2n √1+ x – √1– x = √1– x2 Montrer que (√5 + x) / (√5 – x) est rationnel. 2) L’ex-voto japonais (Sangaku) Les Japonais donnent volontiers à leurs ex-voto des formes géométriques à base de cercles. Par exemple, on trace une droite D où sont marqués des points A1, A2..., (dans cet ordre) tels que les cercles inscrits dans les triangles OAi Ai +1 ont même rayon (O étant un point donné extérieur à D) quel que soit i. Montrer que le rayon du cercle inscrit dans le triangle OAi Ai+ m dépend de m mais non de i. Solutions page 68 Allons au théâtre B Philippe Oblin (46) demeurent de glace devant Ce toit tranquille où marchent les colombes et tiennent Paul Valéry EAUCOUP pour un poète abscons doublé, quand il joue au penseur, d’un dévideur de truismes bien ciselés. Ils ont tort, du moins en partie, et leur vision est un peu simplette. Dans Valéry, on trouve en effet plus que cela, quand bien même LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 65 on serait surtout tenté de voir en lui un énigmatique charmeur, guère facile à percer. D’ailleurs, on ne perce pas un mystère, on peut tout au plus le creuser. Essayons. Il semble hors de doute que, derrière ses vérités premières, ses « jeux de mots » cousus de fil blanc, ses paradoxes futiles de penseur mondain, se cachent une grande intelligence et surtout une rare lucidité sur soi. Si, d’abord, elles n’entraînent pas toujours l’adhésion du lecteur, elles le laissent au moins perplexe, ce qui est déjà quelque chose. Valéry le savait bien : il partageait cette perplexité. Témoin cette phrase, extraite de ses Mauvaises Pensées : «Toute philosophie pourrait se réduire à chercher laborieusement cela même qu’on sait naturellement.» Un moyen d’aller plus avant dans le « mystère du charme Valéry» consiste à se rendre au Théâtre Édouard VII voir MM. Pierre Arditi et Bernard Murat jouer L’Idée fixe. De quoi s’agit-il en effet? D’une adaptation pour la scène, naguère écrite par Pierre Fresnay et Pierre Franck, d’un texteméditation de Valéry (1932) sur les rapports entre les activités de l’intellectuel et celles du médecin. Cette réflexion fut d’ailleurs commandée en son temps à l’écrivain par le corps médical. Il prenait plaisir à ce genre de travail, car il aimait à écrire sous contrainte. Savez-vous, par exemple, que les phrases inscrites sous sa signature aux frontons du Palais de Chaillot ne sont pas des citations de lui, mais furent conçues «sur mesure» : le sujet était imposé par la destination du bâtiment, la taille des lettres par la nécessité de pouvoir être facilement lues d’en bas, et de là leur nombre par les dimensions du fronton. Et s’il fut un poète respectueux des strictes règles de la versification et de la métrique, c’est, en partie, parce qu’il lui fallait une telle contrainte pour s’exprimer à son aise. Ce qui ne veut pas dire clairement, songeront les méchants. Mais revenons à cette adaptation scénique de L’Idée fixe, toute imbibée de la pensée valérienne. On n’y trouve certes pas d’action dramatique à proprement parler, mais un simple dialogue, genre littéraire un peu oublié depuis les Grecs : Platon ou, en plus humoristique, Lucien. Une conversation à bâtons rompus entre un intellectuel, Moi, et une relation de plage, Le Médecin, tous deux en vacances et se rencontrant au hasard d’une promenade au milieu des enrochements d’un avant-port (celui de Sète ?). Le premier, joué par M. Arditi, pourrait bien être le versant «penseur» de Valéry, le second, joué par M. Murat, son versant « homme de sens pratique », que l’on pourrait même qualifier de «praticien» en se laissant tenter par un de ces rapprochements de mots chers à l’auteur! À dire vrai, la pièce (?) commence par un long monologue de Moi, évoquant la crise existentielle grave qu’il traverse. Il sait que dans quelques années, il aura oublié tout cela et voudrait s’y trouver déjà. Mais comment produire du temps? se demande-t-il en une question toute valérienne. Survient Le Médecin qui, pour sa part, ne sait justement trop que faire de son temps en cette période de vacuité estivale, lui toujours si occupé. Il est d’abord plutôt perçu comme un gêneur par Moi, puis la conversation s’engage et bien des sujets sont abordés, sur le ton d’un badinage philosophique entre deux hommes de culture. 66 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE Il a fallu toute l’expérience scénique des deux adaptateurs pour que ce simple entretien décousu tienne le spectateur attentif pendant l’heure et demie que dure le spectacle. Et, croyez-moi, le spectateur écoute. Il y faut aussi le métier très sûr des deux comédiens, leur sens aigu du texte, des intonations justes qu’appelle chaque phrase. M. Bernard Murat s’y montre sans cesse admirable. Un petit bémol hélas pour M. Pierre Arditi, qui pouvait trouver en ce texte paisible et réfléchi l’occasion de s’épanouir dans sa finesse naturelle, trop souvent gâtée, la notoriété venue, par d’intempestives gesticulations. Certes, il se contient le plus souvent mais ne semble pouvoir s’empêcher de basculer par moments dans des pitreries inattendues, comme de se mettre sur le dos en agitant les bras et les jambes, à la stupéfaction du public venu savourer du Valéry et non du Boulevard. C’est dommage, mais ces dérapages sont heureusement assez rares, et surtout assez brefs pour ne point dénaturer le spectacle, qui veut être une fête de l’esprit, et l’est en effet. n L’Idée fixe, de Pierre Fresnais et Pierre Franck, d’après Valéry, avec Pierre Arditi et Bernard Murat, dans une mise en scène du second, au Théâtre Édouard VII, 10, place Édouard VII, 75009 Paris. Tél. : 01.47.42.59.92. Discographie Jean Salmona (56) Divertissement All the world is a stage The stage is a world of entertainment. À (adapté de W. SHAKESPEARE et chanté par FRED ASTAIRE dans The Bandwagon). – passants, joggers, voyageurs de l’autobus et du métro, écoliers dans toutes les situations – à qui des écouteurs et un boîtier permettent de s’absenter tout en étant présents, on peut penser que la musique a acquis le statut de produit de consommation courante, voire de drogue (douce). Et il est vrai que dans le grand marché du temps 1, la part de la musique ne cesse de croître (même si, avec les piratages, le commerce de la musique enregistrée payante s’effondre). Dans un monde où chacun est de plus en plus voué à la solitude, il en faudrait peu pour que la musique – et pourquoi pas la musique dite classique – devienne, non pour quelques happy few mais pour tous, une raison de vivre. VOIR TOUS CEUX Claviers Claude Balbastre, qui a traversé le siècle des Lumières, de Louis XV au Directoire, fut pendant cinquante ans le plus célèbre des clavecinistes-organistes de Paris. Ce musicien incontournable, dès 1760 organiste à Notre-Dame, mondain mais adaptable au point de jouer en 1792 sur les orgues de Notre-Dame désormais désaffectées la Marche des Marseillais et le Ça ira, a laissé quantité d’œuvres dont l’excellent claveciniste Jean-Patrice Brosse nous donne un aperçu avec vingt pièces découvertes dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale 2 Romances, Pastorales, Chasse et Canonnade : musique agréable, divertissante, bien écrite, et qui en dit plus sur l’insouciance de la classe dirigeante de l’époque que bien des analyses. Fazil Say est un pianiste rare, universel, aussi à l’aise dans Mozart que dans Gershwin ou Stravinsky, improvisateur, compositeur, jazzman, interprète profondément humain, et dont la technique d’acier, jointe à une exigence de rigueur, fait de chaque concert, de chaque disque, un événement. On pense à la fois à Glenn Gould et à Horowitz, tout particulièrement dans Cinq Sonates de Haydn enregistrées l’été dernier 3. Les Sonates de Haydn sont moins connues que celles de Mozart ou de Scarlatti et elles sont précisément à mi-chemin des unes et des autres, mélodiques comme celles de Mozart, enlevées comme celles de Scarlatti, mais tout à fait originales. On a de la peine à croire que Haydn n’était le cadet de Balbastre que de huit ans tant cette musique tourne le dos au style ancien. Et le toucher subtil de Fazil Say fait merveille dans cette musique moderne à bien des égards, et que l’on peut avouer, sans honte, préférer aux Sonates de Beethoven. Un superbe disque. Liberté : trois premiers Concertos Lise de la Salle est, elle aussi, une pianiste hors du commun, dans la grande tradition française à l’instar d’un Casadesus : la clarté et l’honnêteté par rapport au texte priment sur la recherche de l’effet, et sur une technique parfaite qu’elle parvient à faire oublier. Elle en donne une belle démonstration dans trois concertos qui exigent tous trois une grande virtuosité : le Concerto n°1 pour piano, trompette et cordes de Chostakovitch, le Concerto n°1 de Liszt, et le Concerto n°1 de Prokofiev, joués avec l’Orchestre de la Fondation Gulbenkian dirigé par Lawrence Foster 4. Il y a une conjonction inespérée entre ces trois premiers concertos – dont deux œuvres de jeunesse brillantes mais marquées par la spontanéité et le jaillissement, non par le désir de plaire à tout prix – et une pianiste jeune et qui possède les mêmes qualités que les œuvres qu’elle joue. Le Concerto de Liszt, propre à toutes les démonstrations, est joué sans aucun excès, avec autant de clarté qu’un concerto de Mozart. Celui de Prokofiev, écrit alors que Prokofiev avait 21 ans, soit deux ans de plus que Lise de la Salle aujourd’hui, est assez proche de Tchaïkovski et Rachmaninoff, mais il porte en germe, avec ses harmonies faussement classiques et ses alternances sombrelyrique, l’esprit du 3e Concerto. Quant au Concerto de Chostakovitch, c’est une petite merveille d’invention libre, tonale, drôle, mélodique, bourrée de citations, et qui relève à la fois de Stravinsky et de… Poulenc. Le disque du mois : Charpentier-Lesne Vous n’imaginez vraisemblablement pas qu’une musique du XVIIe siècle puisse vous émouvoir aux larmes. Courez alors écouter toutes affaires cessantes le disque de Marc Antoine Charpentier que vient d’enregistrer Gérard Lesne avec Il Seminario Musicale 5 sous le titre Tristes déserts et qui rassemble une dizaine d’airs, la cantate Orphée descendant aux enfers, et l’Epitaphum Carpentarii. Il y a d’abord la voix ineffable de haute-contre de Gérard Lesne, d’excellents musiciens dont un remarquable joueur de théorbe, et une prise de son hors pair. Il y a aussi des textes superbes dont celui des stances du Cid de Corneille, d’autres étonnants comme cet épitaphe musical que Charpentier s’est dédié, d’autres enfin délicieux comme celui des airs Tristes déserts ou Rendez-moi mes plaisirs. Mais il y a surtout la musique de Charpentier, rien moins que classique ni convenue, qui fait pâlir par comparaison celle de Monteverdi. Aucun académisme, une liberté harmonique et mélodique inhabituelles, une symbiose avec le texte – servi par l’impeccable diction de Lesne – tout cela concourt à faire de cet enregistrement, y compris pour ceux que la musique baroque ennuie parfois, la source d’un bonheur rare. n 1. Voir J. ATTALI, Une brève histoire de l’avenir. 2. 1 CD PIERRE VERANY PV 707021. 3. 1 CD NAÏVE V 5070. 4. 1 CD NAÏVE V 5053. 5. 1 CD ZIG ZAG ZZT070302. Musique en Image Marc Darmon (83) Opera night Concert de Gala pour la fondation allemande contre le sida, Cologne 2005 1 11 chanteurs dont T. Quasthoff, E. Moser, N. Schicoff, V. Genaux, C. Alvarez Pourquoi commenter ici la publication d’un concert de gala comme on pourrait croire qu’il s’en joue des dizaines chaque année? Parce que justement ce concert n’a rien de routinier, et qu’il est même exceptionnel à plusieurs points de vue. Il est rare de voir un programme aussi éclectique, ce qui permet une attention continue et soutenue sans aucun LA JAUNE ET LA ROUGE • AVRIL 2007 67 effort. En effet, réunir dans le même programme le trio final du Chevalier à la rose (R. Strauss), l’air de la comtesse des Noces de Figaro (Mozart), le chœur introductif du second acte de Tannhäuser (Wagner), avec une chanson napolitaine, des extraits de zarzuela espagnole et de comédie musicale américaine était ambitieux. Ajoutons qu’entre ces deux extrêmes, on trouve des airs célèbres de Tosca (Puccini), Cenerentola (Rossini) et Donizetti. Mais on y trouve aussi un air bien plus rare de La Rondine (l’Hirondelle), un des derniers opéras de Puccini, relatant une histoire proche à la fois de La Traviata et de La Bohème, à redécouvrir absolument (version conseillée en CD : Maazel, Domingo, Te Kanawa, chez Sony). Le final du concert, extrait de West Side Story, chanté par l’ensemble des chanteurs, est bien sûr plus proche de l’ambiance du concert des trois ténors que de celle d’un récital musicologique. Mais ne boudons pas notre plaisir de pouvoir accéder à la reproduction d’un très beau et passionnant concert, dans des conditions d’image et de son remarquables. n 1. DVD Arthaus 101105. 1 ) Solutions des récréations scientifiques L’équation donnée s’écrit 2) L’ex-voto japonais (Sangaku) 68 AVRIL 2007 • LA JAUNE ET LA ROUGE Post-scriptum au problème 1 de janvier 2007