La souffrance : Dieu en procès

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La souffrance : Dieu en procès
Chartres, journée de formation du 17 novembre 2011
PREMIÈRE partie de l'intervention du Père Jean-Yves Baziou
La souffrance : Dieu en procès
1 La souffrance : une expression du mal
Comprise comme une expression du mal, c’est-à-dire comme une force négative subjectivement
ou objectivement destructrice, la souffrance peut être définie comme le « fruit d’une situation individuelle
ou sociale qui opprime l’homme dans son corps, dans son cœur ou dans sa dignité, et qui est ressentie, à
un premier niveau d’analyse comme extérieure à sa volonté »1. Elle a donc un caractère subi dans la
mesure où elle nous affecte sans que nous voulions la faire advenir. Elle peut avoir de multiples causes et
revêtir plusieurs formes dont nous retiendrons ici plus particulièrement deux car elles nourrissent une
tradition critique vis-à-vis de la foi en Dieu. Il y a d’abord la souffrance qui relève du malheur : telles sont
d’une part les souffrances de diminution comme les maladies ou le dépérissement physique et psychique
qui représentent une certaine actualisation de notre mort un jour à venir2, et d’autre part les événements
qui frappent de façon aveugle ou hasardeuse comme les catastrophes naturelles et les accidents. Il y a
ensuite la souffrance qui relève de l’horreur, c’est-à-dire celle qui est délibérément conçue par des êtres
humains pour détruire d’autres êtres humains : les génocides, l’extermination rationalisée des juifs par les
nazis, les tortures, les crimes, le terrorisme, sont de cet ordre.
Ces expériences de la souffrance comme un mal ont poussé et poussent à l’extrême la capacité de
la raison humaine tant à affirmer Dieu ou à y recourir qu’à se révolter vis-à-vis de lui et à nier son
existence. Elles peuvent ainsi nourrir autant la quête religieuse que l’athéisme le plus dur. Dans l’épreuve,
on peut donc osciller entre deux options : ou bien ne pas dissocier la dénonciation de la souffrance et la
lutte contre elle de la foi en Dieu pour sauver de l’absurde une vie abîmée, ou bien considérer que la
souffrance est le signe d’un monde cassé où l’existence de Dieu ne peut plus être envisagée. Tout un
humanisme contemporain occidental s’est porté vers cette seconde alternative et fait refluer vers les
représentations religieuses, notamment la représentation chrétienne de Dieu, la souffrance humaine
comme l’une de leurs critiques les plus radicales. Le Dieu vers lequel beaucoup se sont tournés pour y
chercher l’apaisement, la consolation ou un recours dans les situations de souffrance et de crise est mis en
procès par l’être aux prises avec le mal. La critique n’est pas neuve. Nous y reviendrons. Elle a atteint
cependant aujourd’hui une telle radicalité qu’elle représente un motif souvent avancé, et ce par des
masses considérables de gens, pour exprimer la difficulté ou l’impossibilité de croire en Dieu. L’une des
raisons de cette radicalité est, depuis le XXème siècle, l’expérience de la destruction massive d’êtres
humains, expérience qui aboutit à la fin d’un théisme tranquille. C’est en conséquence la notion même
d’un salut donné aux hommes par Dieu qui est non seulement interrogée mais qui est susceptible de
laisser indifférent à la question religieuse.
2 La contradiction entre la bonté du Créateur et la souffrance de la créature
1
2
- P. J. Labarrière, « Dieu aujourd’hui », Paris, Desclée, 1977, p. 231
- ibidem
1
La critique porte d’abord sur la contradiction entre la bonté de Dieu et la souffrance de l’homme.
Comment un Dieu bon peut-il laisser sa créature exposée à la maladie, à la faim, à la douleur, au chagrin ?
Pour répondre à cette question, on a tenté de dédouaner Dieu du mal. Ce n’est pas parce que Dieu le veut
qu’il y a du mal : le mal est à mettre au compte de la liberté et de la responsabilité des hommes. Mais
cette réponse est trop courte : il y a de l’injustice et du malheur qui frappent les hommes sans que ces
derniers y soient pour quelque chose. Le débat entre Leibniz et Voltaire à ce propos a fait date. Pour
Leibniz, le monde tel qu’il va est le meilleur des mondes possibles. Considéré selon une logique
calculatrice et statistique (Leibniz est autant mathématicien que métaphysicien), le monde contient des
biens et des maux dans des proportions optimales : au final, la somme du bien excède celle du mal. Et au
regard de l’échelle historique et cosmique, les souffrances qu’endure l’individu singulier représentent des
« presque-rien » en comparaison de l’ensemble des biens offerts. Le monde est donc globalement bon.
Certes, Dieu aurait pu créer un monde sans mal, mais un tel monde aurait été un monde sans humain,
sans créature libre. Il aurait donc été moins parfait que le monde présent où l’homme est libre de vouloir
le bien et le mal. L’optimisme de Leibniz laissait cependant de côté le scandale de la souffrance sans
raison. Suite au tremblement de terre de Lisbonne en 1755, Voltaire réplique à Leibniz : «Tout est bien
aujourd’hui, voilà l’illusion »… C’est l’acceptation de la souffrance au nom d’un ordre globalement
positif que Voltaire refuse : « Cent mille infortunés que la terre dévore… aux cris demi-formés de leurs
voix expirantes, au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes, direz-vous : « C’est l’effet des
éternelles lois qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix ? ». Direz-vous en voyant cet amas de
victimes : « Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes ? »3. On ne peut pas faire de la
souffrance un moindre mal, un dysfonctionnement nécessaire ou à un élément indispensable du système
du monde.
Un accent particulier est mis sur le contraste entre la perception du monde comme globalement
harmonieux et la souffrance actuelle des innocents. Telle est l’obsession d’un personnage de l’œuvre de
Dostoïevski. Pour Ivan Karamazov on ne peut pas justifier la souffrance des enfants qui par définition
sont des innocents. Si Dieu tolère la souffrance des enfants, il faut alors “lui rendre notre billet” et se
révolter contre lui.
3 La critique de la souffrance comme une pédagogie
Une autre façon de dédouaner Dieu est de faire de la souffrance une pédagogie ou un capital de
future rétribution : « Nous savons par expérience que Dieu est capable de faire du bien à partir du mal.
Les souffrances physiques en effet, chez ceux qui en sont affectés, font gagner le bonheur futur, pour
d’autres, elles fournissent des occasions de pratiquer des vertus variées »4. Dieu permettrait donc le mal
pour le bien et il se sert même du mal pour montrer sa grandeur et sa vertu : « Les maux physiques des
hommes portent à pratiquer la vertu de patience, et il en va de même pour les péchés : sans la cruauté du
tyran, l’on n’aurait pas eu la patience des martyrs… Quant aux péchés, en tant qu’ils sont remis, ils
manifestent la miséricorde de Dieu ; en tant que châtiés, ils manifestent sa justice »5. De l’idée que Dieu
permet la souffrance à celle que Dieu nous soumet à la souffrance pour notre bien, il n’y a qu’un pas que
certains vont franchir et cela va conduire à une apologie de la souffrance. Une telle justification de la
souffrance conduit à considérer Dieu comme immoral et à réduire l’homme souffrant à être l’instrument
de la volonté d’un Dieu pervers. Comment penser que Dieu nous éduquerait par la souffrance : cette idée
est inconciliable avec celle d’un d’un Dieu rédempteur et sauveur. C’est de cette tentation que
Marguerite-Marie Teilhard de Chardin, grande malade, cherchait à prévenir l’un de ses interlocuteurs,
malade lui aussi, en tenant que l’affirmation de Dieu devait s’accompagner de la quête de santé :
3
- Voltaire, « Tout est bien »
-, S. Reinstadler, « Elementa philosophiae scholasticae »(1923), trad. L.Jerphagnon, « Le mal et
l’existence », Paris, Editions ouvrières, 1966, p. 58
5
- J. Gredt, « Elementa philosophiae aristotelico thomisticae » (1946), ibidem . Ces deux ouvrages
étaient des manuels de philosophie.
4
2
-
« Peut-être est-ce de sa volonté que je redemande la maladie (…) La Passion… La
Croix !.. Que pouvons-nous avoir de meilleur puisque Notre-Seigneur a voulu tout cela
pour Lui.
- Halte-là, mon petit ! Notre-Seigneur a travaillé jusqu’à trente ans. Il a consacré trois
années aux labeurs de la vie publique et n’a permis à la souffrance de le paralyser en
apparence aux yeux des hommes que l’espace de 24 heures. Ne tirez donc pas de
l’Evangile la conclusion que le plus parfait est de demander la maladie. Le Christ
guérissait les malades et pleurait sur eux.
- Pourtant combien d’âmes se sont sanctifiées par la maladie.
- Et combien d’autres en ont été aigries et diminuées ! Réfléchissez : où vous conduit votre
raisonnement ? S’il est plus beau d’être malade que bien portant, nous devrions tous
désirer la maladie. Le bel univers que cela nous procurerait ! Et quelles armes nous
fournissons aux adversaires de la religion par une pareille bêtise.
- Alors, vous ne convenez pas que la souffrance soit belle ?
- Elle était fort laide quand elle est entrée dans le monde à la suite du péché. Le Christ l’a
transfigurée à notre profit, mais il ne la béatifie qu’en raison des dédommagements qu’elle
nous vaudra. En fait elle n’acquiert sa beauté que quand nous commençons à lutter contre
elle. (…) je vous affirme qu’un malade négligeant des moyens de guérison par inertie ou
dévotion mal entendue n’est plus dans la bonne voie. Son devoir est de lutter pour
reconquérir la santé » 6 .
A ce titre, la foi chrétienne appelle la médecine et fait alliance avec la science pour la cause commune de
la guérison humaine, pour la reconquête de la force et de la puissance physiques.
4 La souffrance de Dieu ne justifie pas la souffrance des hommes
L’une des raisons qui peut conduire à faire de la souffrance une pédagogie est l’idée que Dieu luimême éprouve le négatif, c’est-à-dire la souffrance et la mort. Telle est la lecture chrétienne du Vendredi
Saint : avec Jésus, Fils de de Dieu, c’est Dieu lui-même qui souffre et meurt sur la Croix. On peut en
arriver à dire que l’homme doit asumer sa Croix comme Dieu l’a lui-même assumée : « Parce que Dieu
souffre et de la manière dont Dieu souffre, l’homme doit aussi à son tour souffrir. La religion chrétienne
est la religion de la souffrance »7. Ne risque-t-on pas encore une religion qui insiste plus sur la souffrance
que sur la joie : « Ce qu’aime le christianisme… ce sont les larmes. Le Christ ne rit pas… Le Bouddha
sourit, le Christ ne sourit pas… En revanche ce que fait le christianisme… c’est le don des larmes …
Faut-il vraiment souhaiter souffrir ? 8». Or il demeure une distance entre Dieu et l’homme quant à la
traversée de la souffrance. Du côté de Dieu, le Vendredi Saint est certes assumé mais il est renversé
finalement en son contraire, la résurrection. Le fils de Dieu finit par être vainqueur de la mort et du mal.
Du côté de l’individu cette victoire définitive sur la mort n’est pas possible dans le court moment de son
existence. De plus il ne faudrait pas envisager que la souffrance et la mort ne soient qu’un mauvais
moment à passer.
Simone Weil s’est affrontée à cette interrogation. Pour elle la résurrection n’abolit pas la Croix :
même ressuscité le Christ continue à porter les stigmates. Y a-t-il un sens à la souffrance ? Pour Simone
Weil on se heurte en fait au silence de Dieu sur la Croix. Dieu superpose son visage au visage du Christ
en Croix. Pour la foi chrétienne, Dieu est présent dans le silence de Jésus qui meurt. Croire à la
résurrection, à la victoire de Dieu sur le mal ne nous délivre pas de la souffrance et de la mort. Cependant,
il demeure un choix possible : ou conclure que la souffrance et la mort n’ont pas de sens, que la vie est
absurde, ou, à l’image du Christ qui continue à en appeler à Dieu dans un dernier cri, croire en la
6
- Marguerite-Marie Teilhard de Chardin, « L’énergie spirituelle de la souffrance », Paris, Seuil, 1951, p.
150 – 152
7
- L. Feuerbach, « L’essence du christianisme » (1841), Paris, Gallimard (Tel), 1992, p.455
8
- J. d’Ormesson, « La souffrance a-t-elle un sens ? », in « La religion, les maux, les vices », op. cit., p.
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3
miséricorde divine au coeur même de la souffrance et la mort. Mais en cette dernière possibilité il s’agit
d’un croire sans voir, ou d’un croire dans une justice à venir malgré la vue et le vécu de l’injustice
présente. C’est alors un croire sans voir et sans savoir.
Le christianisme serait en cela, pour S. Weil, la religion des gens qui souffrent, qui sont marqués
par le malheur car elle conduit à dire oui à la vie malgré tout et en dépit des souffrances et des injustices
présentes. Mais on pourrait reprocher à cette position qu’elle préfère accepter le malheur plutôt que de
lutter contre lui. Il ne suffit pas en effet d’espérer en une résolution future de nos problèmes : il faut
transformer la situation injuste pour que la vie soit meilleure sur terre. Il y a deux choses qui deviennent
insupportables : l’acceptation du silence de Dieu s’il est synonyme d’indifférence ou d’impuissance et le
fait de situer le salut dans un au-delà pour éviter d’agir de façon responsable et efficace contre les causes
de la souffrance dès ici-bas.
5 La critique du silence indigne
Il y a d’abord l’inacceptable et insupportable silence. Le silence est compris comme l’abandon du
souffrant par Dieu. Albert Camus a poussé cette critique très loin. En 1932, avec un ami, il est témoin
d’un accident en Algérie. Un enfant musulman heurté par un bus reste dans le coma. Un doigt pointé vers
le ciel, Camus dit à son ami : « Tu vois, il se tait ». Le silence de Dieu est le signe de son indifférence : il
n’y a rien à en attendre et à en espérer. Donc pour Camus, plutôt que de regarder vers le ciel, plutôt que
de croire, mieux vaut agir, comme le suggère le docteur Rieux dans « La Peste » : « Puisque l’ordre du
monde est réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu’on ne croie pas en lui et qu’on lutte de
toutes ses forces contre la mort, sans lever les yeux vers le ciel où il se tait »9.
Sartre sera plus radical, estimant que le silence de Dieu équivaut à son inexistence. Pourquoi
vouloir répondre sur le mode de la foi à un silence qui n’est au fond celui de personne : « Le drame
suprême de l’homme est d’avoir à donner une réponse, alors que personne n’appelle »10. Si la question
du silence indifférent de Dieu est si vive c’est en partie parce que l’évolution de l’histoire est venue buter
au XXe siècle sur l’horreur. On ne peut plus penser comme avant après les camps d’extermination, la
bombe atomique ou les terrorismes aveugles : si Dieu existe et demeure muet devant tant de souffrances,
il est complice d’un monde insensé et fou. La dignité de l’homme consiste dès lors à interroger l’indignité
de Dieu. Marcel Conche va jusqu’à parler du devoir d’incroyance « d’un point de vue moral, je n’ai pas
le droit de croire, je ne puis croire en Dieu. Il est donc moralement nécessaire de nier l’existence de
Dieu »11. Une rupture considérable est ici opérée : Dieu n’est plus associé au bien. L’expérience récente
des massacres au Rwanda12, un pays très majoritairement catholique, comme celle des terrorismes ou des
contre-terrorismes justifiés au nom de Dieu, ne peuvent qu’attiser une telle possibilité13. En tout cas, une
foi en Dieu paraît de peu de poids face à la barbarie et à la somme des souffrances produites par les
hommes eux-mêmes. Qui peut arrêter le bras de l’homme sinon l’homme lui-même ? Mais à quelles
sources puiser la force de résister à la possibilité de faire et de laisser souffrir ?
6 Le refus du report sur un au-delà : l’urgence du soin ici et maintenant
L’autre grief porte sur le refus de reporter de la solution à la souffrance dans un ailleurs. Si le
christianisme en est arrivé à justifier des souffrances c’est peut-être parce qu’il les a intégrées dans une
vision optimiste de l’histoire humaine. Il développe un grand récit de salut qui promet que les malheurs
présents trouveront leur solution et leur sens dans un autre monde. C’est ce que dénonce encore Camus :
« Le christianisme historique n’a répondu à cette protestation contre le mal que par l’annonce du
9
- A. Camus, « Théâtre, Récits, Nouvelles », Paris, Gallimard (La Pléiade), 1974, p. 1323
- J.P. Sartre, cité dans « Carnets du Val », n°5/20, p. 6
11
- M. Conche, « Orientations philosophiques », Paris, PUF, 1990, p. 55
12
- Parmi de nombreux documents, on pourra se reporter au dossier « Tragédie rwandaise », Le Monde 2,
18 – 19 mars 2004
13
- A. Glucksmann, « La troisième mort de Dieu », Paris, Nil, 2000
4
10
royaume, puis de la vie éternelle, qui demande la foi. (…) Le christianisme historique reporte au delà de
l’histoire la guérison du mal et du meurtre qui sont pourtant soufferts dans l’histoire »14. Mais peut-on
quand on souffre se contenter d’attendre la venue d’un Royaume messianique ? La question de l’être qui
souffre c’est celle de l’urgence vitale. L’attente se mue en une attention au présent.
Cependant le christianisme n’est pas le seul à opérer ce report. D’autres grands récits prometteurs,
eux aussi, d’une émancipation finale des hommes et des peuples se sont proposés comme des alternatives
à la vision chrétienne de l’histoire. Ce sont les grandes idéologies séculières qui ont eu en commun
d’annoncer le futur prometteur d’une société accomplie et réconciliée grâce aux efforts ou aux sacrifices
du présent. Elles aussi, mais au nom d’une humanité idéale et accomplie, finirent par dissoudre l’homme
réel avec ses souffrances. La foi en l’homme est elle-même interrogée : « Depuis vingt siècles, la somme
totale du mal n’a pas diminué dans le monde. Aucune parousie, ni divine ni révolutionnaire, ne s’est
accomplie »15.
Puisque ce n’est pas de Dieu qu’il faut attendre quelque chose c’est encore pourtant de la capacité
de l’homme à s’insurger contre la souffrance que viendra quelque chose de bon. Camus va poser comme
une alternative la religion ou la médecine quand il s’agit de faire face à la souffrance. Il faut soigner,
guérir plutôt que de se résoudre à la maladie. En 1944, dans ses Cahiers il parle de : « Médecine et
religion : ce sont deux métiers et ils semblent se concilier. Mais aujourd’hui où tout est clair, on
comprend qu’ils sont inconciliables et qu’il faut choisir entre le relatif et l’absolu. Si je croyais à Dieu, je
ne soignerais pas l’homme. Si j’avais l’idée qu’on pût guérir l’homme, je ne croirais pas à Dieu »16. Il
faudrait relire “La Peste” qui met en scène la confrontation entre le docteur Rieux et le Jésuite Tarrou. La
santé passe avant toute spéculation sur le salut ultime de l’homme. Le corps singulier et intime représente
alors la proximité la plus grande pour celui qui souffre et pour le soignant.
L’irréductibilité de la souffrance : entre acceptation et refus
Cette rapide traversée de quelques critiques adressées à la foi en Dieu à partir de l’expérience de
l’homme souffrant aboutit à reconnaître qu’il y a deux réalités indépassables. La première est la
souffrance elle-même : elle n’est jamais totalement surmontée. Aucune pensée de l’éternité, d’un ciel ou
d’une société idéale ne saurait donc exclure l’action urgente pour limiter le plus possible les souffrances
humaines. Il ne faut donc pas détourner les yeux en cherchant une solution dans un monde transcendant
ou un futur imaginaire. En ce sens, la souffrance n’exerce-t-elle pas une fonction critique vis-à-vis des
idéologies ou des visions totalisantes ? N’a-t-elle pas la capacité de mettre l’esprit en état de vigilance
par rapport à des dogmatismes de toutes natures ?
Le seconde réalité indépassable a justement pour racine cette permanence de la souffrance et du
mal : c’est l’aspiration à un tout autre, à la fin de ces souffrances, des méchancetés, des horreurs. Une
telle aspiration relève d’un espoir partagé par diverses familles de convictions même si à ce tout autre
chacune peut donner une forme différente. Il ne faut donc pas fermer les yeux : la vision lucide du mal est
nécessaire car c’est elle qui provoque l’insurrection de la conscience contre un état des choses donné.
C’est elle aussi qui pousse à la recherche du mieux, de ce qui va être efficace et réussir à emporter
quelques lambeaux de mal.
Il y a donc une circularité, sans doute infinie, entre l’expérience de la souffrance et le désir
d’autre. Cette circularité est critique : l’aspiration à un tout autre met en question la souffrance, la fait
venir à la conscience comme une douleur insupportable et retourne cette conscience en une protestation et
une action contre la souffrance. Mais la souffrance met aussi en question une vision idéaliste de ce tout
autre qui conduirait à nouveau à ignorer la réalité du mal.
Jean-Yves Baziou
14
- A . Camus, « L’homme révolté », Paris, Gallimard, 1951, p. 374 - 375
- A. Camus, « L’homme révolté », op. cit., p. 375
16
- A. Camus, Carnets janvier 1942 – mars 1951, Paris, Gallimard, 1964, p. 121
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