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PIERRE TERRASSON
I PIERRE MIKAÏLOFF
ÇA (C’EST VRAIMENT EUX)
DIRECTION ARTISTIQUE : FRANÇOIS PLASSAT
© Hugo & Cie, 2013
38, rue La Condamine, 75017 Paris
www.hugoetcie.fr
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ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles
L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Dépôt légal : septembre 2013. ISBN : 9782755613247
Imprimé en France chez Jean Lamour
JEAN-LOUIS AUBERT
CORINE MARIENNEAU
LOUIS BERTIGNAC
SOMMAIRE
RICHARD KOLINKA
ÇA (C’EST VRAIMENT EUX)
1. LE CUIR TANNÉ DE JEAN-LOUIS AUBERT 4
2. ELLE ET LOUIS : DE LA RUE SECOUANTE À L’INVENTION DU TÉLÉPHONE 8
3. « ! » 12
4. FRANÇOIS RAVARD : SECRETS DE FABRICATION 14
5. À LA CONQUÊTE DE LA BANLIEUE PARISIENNE (ET DE L’UNIVERS) 20
6. ILS SONT SUR LA ROUTE ET N’EN ONT RIEN À FOUTRE 24
7. LA FIN DU CLUB DES CINQ 30
8. CRACHE, CRACHE ! 34
9. DURE EST LA NUIT 46
10. LOST IN TRANSLATION 52
11. DERNIERS RAPPELS 66
12. CORINE MARIENNEAU : « NOTRE PLACE, C’ÉTAIT SUR SCÈNE » 106
13. LE VISITEUR 112
14. C’EST PAS C’QUE J’AI LAISSÉ, J’SAIS PAS C’QUE J’VAIS TROUVER… 128
DISCOGRAPHIE ET BIBLIOGRAPHIE 148
V
ous n’y couperez pas. Difficile d’évoquer Téléphone sans
mentionner trois souvenirs personnels. 1978, j’écoute
en boucle le premier album d’un nouveau groupe sur
mon magnéto K7, avec une idée fixe, repiquer les solos de
Bertignac ; jeudi 7 juin 1979, un concert sauvage au Palais
des Sports de la porte de Versailles (reportez-vous au film de
Jean-Marie Périer, Téléphone public, si vous n’y étiez pas) ;
enfin, à l’hiver 1980, un guitariste à la recherche d’une « pédale
synthé pour guitare », croisé dans un magasin de la rue de
Douai, à Pigalle…
1. LE CUIR
TANNÉ DE
JEAN-LOUIS
AUBERT
Il se tient de dos, accroupi, une Gibson posée sur la cuisse.
Ce que je remarque d’entrée, c’est son cuir. Un blouson en
cuir noir, tanné, ajusté comme dans un rêve de biker. Il tourne
légèrement la tête en s’adressant au vendeur. Son profil, sa
voix me rappellent quelqu’un, mais je ne suis pas encore sûr.
D’autant que le voilà qui se met à plaquer des accords savants,
filtrés par les circuits électroniques d’une pédale Roland. Il fait
une pause, explique que « c’est pour faire un cadeau à un
ami ». Cette précision me rassure, car je l’ai maintenant formellement identifié, il s’agit bien de Jean-Louis Aubert et ce
foutu gadget électronique n’est pas destiné au prochain album
de Téléphone !
Le prochain album de Téléphone… Une Arlésienne que des
centaines de milliers de kids désespèrent d’entendre un jour.
Dans ma maladresse de fan, je poursuis Aubert sur le trottoir.
Il faut que je lui adresse la parole. Lui poser une question.
N’importe laquelle. Vite, il s’éloigne. Le seul truc qui me vient
à l’esprit, c’est : « Est-ce que vous allez ajouter de la guitare
acoustique sur votre prochain disque, comme les Stones sur
Beggars Banquet ? » Ouf, j’ai réussi à articuler une phrase à
haute et intelligible voix, dans un français correct : verbe, sujet,
adjectif. J’attends la réponse, tout ému d’avoir retenu l’attention
de ce mec dont les chansons m’accompagnent depuis deux
ans, ce qui m’a valu mille moqueries au collège, puis au lycée,
de la part de ceux qui écoutent de la « vraie » musique, jouée
par de « vrais » musiciens. Jean-Louis s’arrête un instant, semble
réfléchir, répond sans conviction, « Oui, on en mettra sûrement… », puis disparaît au cœur de la nuit. Avec le recul, cette
histoire me fait penser (toutes proportions gardées) à la rencontre de Mick Jones, futur Clash, avec son idole de toujours,
Ian Hunter. Mick aperçoit le chanteur de Mott The Hoople en
train d’essayer un synthétiseur dans un magasin de musique
londonien et ne résiste pas à l’envie d’entamer la conversation.
Mais, comme il le racontera plus tard : « La communication était
impossible, il y avait ce putain de Moog entre nous ! » C’était
donc ça, j’aurais dû m’en souvenir : ne jamais tenter d’approcher
un de ses héros pendant qu’il essaie un synthétiseur.
Remontons un peu plus loin dans le temps. Lorsque JeanLouis Aubert, bien avant l’invention de Téléphone, inventa…
Jean-Louis Aubert. Sa culture musicale s’est abreuvée à deux
sources : la chanson française, qui fait partie intégrante de son
environnement familial, et le rock anglais, quelques années
plus tard : « Pour moi, explique-t-il dans Rock & Folk en 1979,
ça se résume à une grande lutte entre un courant anglo-saxon
qui m’est arrivé vers quatorze ans, et puis en même temps, il
y avait ce que j’entendais à la radio, le dimanche, dans la
bagnole de mon vieux (qui est alors sous-préfet - NdA). C’est
la collision entre le rock, quoi, et puis les grands chanteurs,
Hallyday, Jacques Brel, Bécaud et Enrico Macias aussi. C’est
ça l’amalgame1. »
L’événement musical qui marque le teenager Jean-Louis, c’est
le fameux concert des Who au théâtre des Champs-Élysées,
en 1970, qui présentent leur opéra Tommy. (On sait aussi
qu’Aubert ne s’est pas privé d’écouter les Rolling Stones durant
son adolescence.) C’est avec celui qu’il appellera affectueusement son alter ego, Olive, rencontré au lycée Pasteur de
Neuilly – dont il est vite renvoyé –, que Jean-Louis découvre la
liberté et l’amitié, dans la seconde moitié des sixties. Olive et
Jean-Louis se piquent de jouer de la guitare, ensemble, ils
monteront l’éphémère Masturbation. Plus tard, l’alter ego formera
son propre groupe, Lili Drop.
Au cours de l’année scolaire 1973-74, une autre figure surgit
dans la vie de Jean-Louis, un guitariste précédé d’une réputation
flatteuse, prénommé Louis. Les deux adolescents se sentiront
obligés de se mesurer. La confrontation se concrétisera par
un long dialogue de guitares, dans la chambre de bonne de
Jean-Louis, qui scellera à jamais une amitié.
Dès lors, les deux apprentis-musiciens ne se quittent plus,
jouant sans relâche, parfois au sein de groupes éphémères,
mais le plus souvent dans la 4L fourgonnette de Bertignac.
Un soir, Louis échoue dans un hôtel particulier du 16e arrondissement où Vince Taylor, du moins ce qu’il en reste, donne
un concert. Il est accompagné par une jeune et fougueuse
section rythmique composée de Daniel Roux et Richard Kolinka.
Après leur prestation, Louis entame la conversation et apprend
qu’ils font partie d’un groupe s’appelant Semolina. Pour ceux
qui s’interrogeraient sur l’origine de ce nom ésotérique, il est
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1
Rock & Folk n° 147, avril 1979, propos recueillis par Philippe Manœuvre.
CHAPITRE 1 • 5
Louis Bertignac + Richard Kolinka + Corine Marienneau + Jean-Louis Aubert = Téléphone. Paris, 1984.
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tiré d’une phrase de la chanson des Beatles, « I’m the Walrus» :
«Semolina pilchard climbing up the Eiffel Tower ». Quelque
temps plus tard, lorsque Daniel et Richard sont en panne de
guitariste, ils proposent à Bertignac et à son inséparable partenaire, Jean-Louis, de les rejoindre. C’est finalement ce dernier
qui intègre Semolina, Louis trouve le jeu de Kolinka trop « jazzrock ». À force d’obstination, le trio enregistre un 45 tours
produit par Jacqueline Herrenschmidt, ancienne productrice
des Poppys, qui donnera plus tard une seconde chance à un
chanteur cabossé, sur le point de raccrocher, nommé Alain
Bashung. Le 45 tours passera inaperçu, mais on retiendra sa
6 • TÉLÉPHONE ÇA (C’EST VRAIMENT EUX)
face B, « Plastic rocker », ne serait-ce que parce qu’elle est
chantée et écrite par la future voix de Téléphone. Peu de temps
après, Roux quitte le groupe, laissant Jean-Louis et Richard
momentanément désœuvrés.
Quant à Louis, il ne reste pas longtemps inactif. Au cours d’une
soirée au château d’Hérouville, où Michel Magne a installé
un studio d’enregistrement, il fait la connaissance de Valérie
Lagrange, une jolie hippie qui a joué dans La vallée de
Barbet Schroeder, avec laquelle il vivra une courte aventure.
Elle compte de nombreux amis parmi la scène musicale et
bohême d’alors et, quelque temps plus tard, l’invite à assister
POUR DE L’INTENSIF,
IL FAUDRA ATTENDRE
CE MOMENT OÙ RICHARD
ET JEAN-LOUIS PROPOSERONT
À LOUIS ET CORINE
DE SE RÉUNIR LE TEMPS
D’UN CONCERT.
à la répétition de l’un d’eux. Il s’agit de Jacques Higelin, qui
s’apprête à jouer à l’Olympia, en première partie des Sparks.
Son caractère parfois emporté complique ses rapports avec
ses musiciens, comme Louis va le constater en direct. Après
un reproche de trop du grand Jacques, l’un des guitaristes
débranche son instrument, le range dans son étui et disparaît.
Higelin remarque alors le jeune homme efflanqué en train
de gratouiller une guitare et lui demande si le job l’intéresse.
La réponse est oui. Quelques jours plus tard, Louis monte
sur la scène de l’Olympia en compagnie de l’interprète de
BBH 75. Leur collaboration, plus ou moins harmonieuse,
durera deux ans, jusqu’à l’enregistrement de l’album Irradié.
Jean-Louis aussi fréquentera Valérie Lagrange. Leur flirt, à la fois
sentimental et musical, les mènera à créer le trio acoustique
Cool rock, qui se produira à l’occasion à la Pizza du Marais.
Rien de très intensif, toutefois. Pour de l’intensif, il faudra
attendre ce moment où Richard et Jean-Louis proposeront à
Louis et Corine de se réunir le temps d’un concert. Eux aussi
aiment les Who et les Rolling Stones. Eux aussi sont persuadés
qu’une formation rock chantant en français finira par s’imposer.
Eux aussi sentent qu’il est temps de passer à l’action. Eux
aussi, après ce concert, n’auront qu’une envie : recommencer.
CHAPITRE 1 • 7
2. ELLE ET LOUIS:
DE LA RUE
SECOUANTE À
L’INVENTION
DU TÉLÉPHONE
F
abienne Shine, chanteuse et fondatrice du groupe Shakin’
Street, rencontre Corine Marienneau et Louis Bertignac
au milieu des années 1970, à Paris. Les artistes underground de la génération précédente, Valérie Lagrange, Jacques
Higelin, Jean-Pierre Kalfon et d’autres, croisent les jeunes
pousses qui s’apprêtent à dynamiter le rock français. En ces
temps anciens, le rock attire et rassemble les créatifs, les
bohèmes, les marginaux, tous ceux qui aspirent à une vie
différente, loin du conformisme pompidolo-giscardien. Ce sont
aussi des temps de prospérité où il est possible de louer pour
un prix dérisoire un appartement au cœur de Paris, une villa
en proche banlieue, d’y vivre en
communauté, d’organiser des fêtes
sans fin, d’improviser des concerts,
d’héberger des amis en provenance
d’Ibiza ou d’Afghanistan, de se
défoncer, de faire l’amour sans se
soucier du lendemain. Pour l’argent
(loyer, nourriture, dope…), on trouvera toujours une solution, un ami,
un plan. Corine et Louis passeront
directement du milieu protégé dont
ils sont issus, la « classe moyenne
supérieure », pour employer un jargon de sociologue, à une bohème
revue et corrigée par Mai 1968, la
poudre et le rock’n’roll.
Clémenti qui faisait partie d’une bande d’artistes, peintres, écrivains, musiciens et acteurs. J’avais moi-même joué dans
quelques films en Italie. J’ai aussi rencontré Tina Aumont, chez
Castel. Nous avions la même trajectoire, ainsi que Valérie,
Pierre, Jean-Pierre Kalfon, Bernadette Lafont… Le même itinéraire. On fumait du haschisch du matin au soir et on prenait
beaucoup d’acide. En 1975, je pars en Jamaïque avec mon
mari, nous nous fâchons et nous rompons. Je rencontre un
Américain qui me demande de l’accompagner aux States où
il doit rejoindre un groupe anglais. Ce voyage a changé ma
vie. Le groupe anglais, c’était Led Zeppelin, et je me suis liée
romantiquement à leur guitariste, Jimmy Page. Ce détail est
très important puisque c’est Jimmy Page et Robert Plant qui
m’ont poussée à monter un groupe de rock. Ils disaient que je
devais former un groupe pour jouer mes chansons. Sur lesquelles ils jouaient d’ailleurs ! Robert chantait et jouait de l’harmonica, Jimmy prenait les solos. Je croyais rêver, mais c’était
la réalité ! Je commençais à envisager de devenir lead vocalist
dans un groupe. Pourquoi pas ? Je suis rentrée avec Jimmy à
Londres et j’ai continué à composer, mais sans réelle motivation.
Lorsque je suis rentrée à Paris, j’ai retrouvé mes copains, Louis
Bertignac et Valérie Lagrange, et fait la connaissance d’un guitariste, Jean-Louis Aubert. Il était avec Valérie et nous passions
nos nuits dans un appartement, à Bastille, à faire de la musique
et à écouter les Stones. Je n’osais pas sortir ma guitare car je
m’éclatais surtout à écouter Valérie chanter. Jean-Louis Aubert
et Louis Bertignac à la guitare, Simon Boissezon à la basse. »
Fabienne Shine : « Je connaissais
surtout Louis Bertignac, à l’époque,
qui jouait avec Jacques Higelin.
Pendant plusieurs années on s’est
côtoyés sans avoir de projet musical.
Je voyageais et écrivais mes chansons sur ma guitare Martin que je
trimbalais partout, dans les trains,
dans les avions. Je ne pensais pas
avoir de talent, mais ce qui m’importait était de jouer et de chanter
comme un troubadour. Je voyais souvent Valérie Lagrange qui, elle, était
très douée et avait sorti quelques
disques qu’on entendait à la radio. Ça me plaisait bien, mais
ce n’était pas mon style de musique. Ce que j’aimais était plus
hard, plus agressif. J’allais souvent la voir en concert dans les
clubs parisiens. Nous étions amies et menions le même style
de vie, très romanesque, bohémien. Je voyais beaucoup Pierre
L’appartement où ces beautiful people se retrouvent est celui
de Patrick Giani, qui est alors le batteur de Jacques Higelin.
On y échoue en sortant de la Coupole, on s’y défonce, on y tape
le bœuf, on y reste quelques nuits, le temps de trouver un autre
point de chute.
Fabienne : « Je jouais de temps en temps de l’harmonica avec
eux, mais je dois dire que chanter en français ne me séduisait
pas. Je revenais d’une tournée de Led Zeppelin à travers les
États-Unis, c’était plus mon truc. Eux étaient “accros” aux
Rolling Stones. D’une façon obsessionnelle! Ce que je comprenais complètement, j’aimais beaucoup aussi. Un jour, je suis
dans l’appartement de Bastille et Jean-Pierre Kalfon me dit
qu’ils partent faire un concert dans un club parisien. Nous y
allons tous ensemble, je les vois se préparer pour monter sur
scène et Valérie me demande si je veux jouer de l’harmonica
et faire des backing vocals. Dans la salle, il y avait Éric Lewy
qui m’a demandé d’emblée de monter un groupe avec lui !
Je lui ai répondu : “Oui, mais je ne veux pas chanter en français.”
CHAPITRE 2 • 9
Fabienne Shine, 1980.
..............................
PEU DE TEMPS APRÈS,
ON LISAIT SUR TOUS LES MURS
DE PARIS LE MOT “TÉLÉPHONE”
ÉCRIT À LA BOMBE ROUGE.
Puis nous retournons tous à l’appartement, Éric aussi. Nous
ne dormions jamais à l’époque, certaines substances nous en
empêchaient. Ce soir-là, j’ai entamé une relation avec Éric.
Le matin, Louis et Éric jouaient sur des acoustiques. Ça m’a
donné envie de chanter. En anglais, façon Led Zep’. Louis adorait
Led Zep’ et aimait que je lui raconte mes histoires avec Jimmy
Page. Ensuite, je suis rentrée à l’hôtel où je vivais, rue Jacob.
Éric se faisait très pressant, il voulait vraiment monter ce groupe !
Louis jouait à la fois avec Valérie et avec Jacques Higelin,
il venait souvent faire le bœuf avec Éric et moi. Je ne pensais
pas du tout que ça allait aboutir à quoi que ce soit. On jouait
pour le pied. Louis a commencé à voir des amis qui habitaient
Saint-Cloud et à nous parler d’une petite “nana” qu’il aimait
bien là-bas. En plus, elle apprenait la basse. Allons, bon ! Ça
dure plusieurs semaines avant qu’il ne nous la présente. Nous
avons commencé à jouer ensemble, tout doucement. Deux
ou trois fois par semaine. Souvent, je dormais avec Éric, chez
ses parents, dans le 15e arrondissement. Louis et Corine dormaient chez les parents de Louis, dans le 17e, ou alors ils
allaient à Saint-Cloud. Ils s’aimaient beaucoup, ils avaient une
belle relation qui grandissait chaque jour, avec de l’humour,
de la tendresse. Louis était adorable avec mon fils Benjamin
qui devait avoir quatre ou cinq ans. Il imitait le cri des baleines
et celui d’autres animaux avec sa guitare. C’était une personnalité, Louis! Il jouait comme un petit dieu. Corine, elle, était très
modeste, elle apprenait la basse. Je les appréciais beaucoup
tous les deux. J’aimais leur couple. On s’amusait bien. On buvait
pas mal, on sniffait des lignes, on mangeait ensemble… Enfin,
comme tout groupe de rock qui s’entend bien. Et puis, il a fallu
qu’on trouve un batteur. Jusque-là, on jouait sans vraiment
penser à faire un groupe sérieux. Éric composait les musiques
et j’écrivais les paroles. On avait un son proche des Stones,
de Led Zeppelin… J’apportais mon inspiration folk-rock, avec
l’harmonica et mon passé à la guitare acoustique. »
C’est à ce moment qu’un nouveau personnage surgit dans
le tableau, Jean-Lou Kalinowski : « Je devais avoir 15 ans et je
suis tombé sur une annonce dans Rock & Folk qui disait :
“Guitariste cherche batteur pour faire le plus grand groupe du
monde.” C’était Louis Bertignac. J’ai répondu et on s’est
rencontrés. On n’a pas fait ce “plus grand groupe du monde”
finalement, mais il m’a rappelé un peu plus tard pour rejoindre
sa nouvelle formation, Speedball. Il y avait Louis, Corine,
Fabienne et Éric Levisalles, connu aussi sous le nom d’Éric
Lewy. Ce line-up a duré 6 mois. »
Le groupe commence à répéter dans un lieu plutôt inhabituel.
Il est vrai qu’à l’époque, à Paris, les endroits pouvant accueillir
10 • TÉLÉPHONE ÇA (C’EST VRAIMENT EUX)
les répétitions bruyantes de cinq énergumènes ne sont pas
légion, comme le rappelle Fabienne : « On avait un plan à l’université de Jussieu. Le père d’Éric était professeur de sciences
et de chimie et avait un laboratoire vide où l’on pouvait s’enfermer,
au risque de respirer l’amiante. Je me souviens d’une horrible
odeur de produit chimique qui me rendait malade. On s’éclatait
à faire de la musique. Corine s’améliorait chaque jour. JeanLou aussi progressait. Et moi, j’apprenais à crier dans un micro.
Ça n’avait rien à voir avec s’accompagner au doux son d’une
guitare Martin. Louis et Éric étaient de bons coaches. De nous
tous, ils étaient les meilleurs musiciens. La dope était présente,
mais ça ne posait aucun problème. On se sentait bien. C’était
l’époque. Tout le monde en prenait. Nous sortions souvent
nous aérer, c’était durant la canicule de 1976. La pire sécheresse que la France ait connue. On passait nos journées au
café, en face du métro Jussieu, le Nemrod, où on consommait
des litres de bière fraîche. Peu à peu, nous nous sommes professionnalisés. On parlait de nous, les gens avaient envie de
venir nous écouter. Il y avait un petit buzz, notamment parce
que nous étions trois garçons et deux filles. »
Au milieu du ciel uniformément bleu de l’été 1976 apparaissent
pourtant les premiers nuages : « Jusque-là, j’étais la lead singer
et Corine la bassiste. Elle a eu envie de chanter avec moi. Je
n’y voyais aucun inconvénient. Et puis, elle a voulu chanter de
plus en plus. Je continuais à répondre : “Pourquoi pas.” Mais
Éric était d’un autre avis : “On va pas faire un groupe avec deux
chanteuses ! Ça va pas, non ? Fabienne ! Ça fait hippie quand
tout le monde chante.” On a dit gentiment à Corine qu’elle ne
chanterait que les backing vocals. Éric voulait sonner comme
les Rolling Stones, pas comme Fleetwood Mac. On était loin
d’être modestes, tu sais… Bref, il commençait à y avoir de
l’eau dans le gaz. C’est à ce moment que Marc Zermati nous
donne l’opportunité de jouer au festival de Mont-de-Marsan.
On fait des photos pour la presse. Je pose pour le magazine
20 ans, on me demande de répondre à des interviews car je
suis censée être la chanteuse du groupe, mais je ne me prends
pas la tête. S’il n’y avait pas eu Éric Lewy pour faire la loi
dans le groupe, j’aurais accepté tout ce que Corine proposait.
I’m easy going ! (Je suis accommodante - NdA.) Je trouvais
l’idée de deux filles dans un groupe très intéressante, j’étais
sûre que ça pouvait apporter quelque chose de très original
en France. »
Corine Marienneau est déjà consciente d’une évidence qui
fera le succès de Téléphone, à un moment où les groupes
français pensent surtout à copier leurs homologues anglosaxons : « Quand on parlait avec Corine, je lui disais que je
souhaitais aller aux États-Unis et au Japon. Et à Londres, bien
sûr. Et elle répondait : “Il faut commencer par la France,
Fabienne !” Mais je préférais chanter en anglais. On avait aussi
des conversations plus intimes. Elle me racontait son enfance
avec ses sœurs. Ça n’avait pas toujours été simple pour elle,
à ce que j’ai compris. C’est à ce moment que Trust s’est installé
près de notre local, dans les sous-sols de Jussieu. C’était ça,
le jeune rock’n’roll parisien : Téléphone, Shakin’ Street, Trust…
Nous donnions des concerts, enregistrions des démos. Nous
partagions l’affiche avec Valérie Lagrange, Jacques Higelin,
Television, Eddie and the Hot Rods, The Damned… »
Mais Corine s’apprête à soulever une question autrement délicate que le partage des lead vocals. Dans un groupe de rock,
la musique n’est pas couchée sur papier, un morceau ne trouve
sa forme définitive qu’après avoir été longuement malaxé et
modifié en répétition. Dès lors, à qui attribuer les droits d’auteur ?
Au chanteur arrivé un soir avec un bout de refrain et trois
accords, ou aux musiciens qui ont mis en forme la chanson,
ajoutant parfois un pont musical, un couplet, un arrangement ?
C’est ce problème complexe, que chacun a toujours tendance
à repousser à plus tard, que Corine va soulever. Fabienne :
« Un soir, lors d’un concert au théâtre Dejazet, avant de monter
sur scène, Corine me demande : “Et l’édition ? Qui va signer
les morceaux ?” Je ne trouvais pas le moment très approprié.
Je ne voulais pas la blesser, en même temps, j’avais souvent
écrit mes textes seule à la guitare. Je ne me voyais pas donner
ma part d’auteur. Je lui ai répondu que je ne savais pas et qu’il
Fabienne Shine, chanteuse et fondatrice du groupe Shakin’ Street, 1980.
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valait mieux attendre d’avoir une proposition d’enregistrement
pour parler de ça. Elle a insisté : “Il faut déclarer les titres
avant de les jouer sur scène. On va les signer tous ensemble.”
Je crois, si je me souviens bien, qu’à partir de là, je n’avais plus
envie de faire de musique avec elle. Je la trouvais trop agressive.
Qui aurait pu se douter que les jeux étaient déjà faits et qu’elle
allait révolutionner le rock français avec son groupe ? De bons
musiciens, un chanteur sexy, une fille à la basse, un excellent
batteur, Louis, avec toute son expérience, son talent et des
idées… Peu de temps après, on lisait sur tous les murs de
Paris le mot “Téléphone” écrit à la bombe rouge. Je trouvais
ça super. C’était tellement mieux que les affiches. »
Les bombes de peinture rouge avaient été volées par Olive,
qui monterait plus tard son propre groupe, Lili Drop. Le reste
est de l’histoire, avec un grand « H » ou un grand point d’exclamation.
CHAPITRE 2 • 11
Quatre mérous vivaient coincés dans un aquarium,
Comme ils s’y sentaient à l’étroit,
Ils brisèrent le plexiglass
Et s’en allèrent visiter le vaste monde…
!
3. « »
C
ENTRE AMÉRICAIN, 261, BOULEVARD RASPAIL, VENDREDI
12 NOVEMBRE 1976 – 21 HEURES. Tout commence par
un drôle de tract. En haut, le mot « rock » maladroitement
tracé. Au centre, un point d’exclamation. Autour, comme pris
dans le halo d’un projecteur, quatre visages à peine sortis de
l’adolescence. Une fille et trois mecs, la face barrée d’un large
sourire, sauf l’un des garçons, qui semble sur la défensive.
Rétrospectivement, on comprend l’air circonspect de Louis
(car c’est de lui qu’il s’agit) : en compagnie de ses trois amis, il
s’apprête à affronter une décennie mouvementée, peuplée
d’aventures qu’aucun musicien français avant lui n’a vécues,
ni de près ni de loin. Sauf en rêve, peut-être…
Contrairement à Louis, Corine, Jean-Louis et Richard semblent
avoir deviné qu’ils vont s’offrir une bonne tranche de rigolade.
Le grand guitariste timide aussi prendra sa part de fun, après
sa métamorphose en guitar hero. Mais n’anticipons pas.
Ce concert, c’est Richard Kolinka qui l’a trouvé. Et si le nom
inscrit sur le tract est si bizarre, c’est que personne n’a vraiment
eu le temps d’y réfléchir. C’est Semolina qui devait se produire
au Centre américain, ce soir-là. Une formation qui a enregistré
un 45 tours, dans laquelle officiait jusqu’à récemment, Richard,
Jean-Louis et Daniel Roux, qui vient de leur annoncer qu’il raccrochait sa basse. Plutôt que de laisser passer une occasion
de jouer en public, Richard a rameuté Jean-Louis, qui a rameuté
Louis, qui a rameuté Corine.
Dix petits jours pour mettre au point un répertoire et une bande
de copains qui ne demandent qu’à se rendre utiles assureront
la réussite de l’entreprise. À l’époque, Jean-Louis Aubert et Olive
sont hébergés par un ami de ce dernier, François Ravard, qui
dispose d’un appartement appartenant à sa famille, avenue
Frémiet, dans le 16e. Son père est publicitaire et c’est avec le
matériel de sa société que les tracts du concert seront imprimés.
Il se verra bientôt bombardé manager, un rôle dont il s’acquittera
avec une rare efficacité.
Pendant que François s’occupe des tracts, Olive, docteur ès
fauche en supermarché, rassemble un arsenal de bombes de
peinture rouge. En parallèle aux répétitions commencent des
séances de tractage et de bombage intensives. Difficile d’ignorer,
s’il on habite la capitale, qu’un « concert rock » se tiendra prochainement au Centre américain.
De fait, ce vendredi 12 novembre, la salle est bourrée à craquer.
Cinq cents personnes se sont déplacées pour écouter un
groupe inconnu au nom improbable. Une des premières –
et avisées – décisions de ces jeunes rockers sera d’ailleurs
d’en changer, de nom. Car, oui, après ce premier gig prévu pour
être sans lendemain, il n’est plus question d’arrêter. Pourtant,
jusqu’ici, Louis n’appréciait guère le jeu de Richard, qu’il jugeait
trop technique, et Jean-Louis avait déclaré qu’il était hors de
question de jouer avec une « gonzesse » !
Un petit miracle s’est produit, ce soir-là, dans cette vieille
bâtisse du boulevard Raspail, aujourd’hui détruite et remplacée
par la Fondation Cartier. Le répertoire n’était pas des plus
originaux, avec ces reprises des Stones, de Chuck Berry, de
Led Zeppelin et des Who, et les compositions originales («Métro
(c’est trop) », « Ma guitare est une femme », « Hygiaphone »)
manquaient encore de polissage. Mais la réunion de ces quatre
musiciens produisait une certaine chimie, au-delà de la technique
instrumentale, du jeu de scène et du look. Comme l’ébauche
d’une formule, d’un son, d’un genre… Cela, les cinq cents
personnes entassées dans la petite salle avaient dû le sentir.
Le lendemain, la réalité reprend ses droits quand le quatuor
découvre que ses guitares ont été volées durant la nuit. Le
temps de s’en procurer d’autres, de griffonner sur un coin de
table, « Je suis sur la route et j’en ai rien à foutre! », et l’incident
est oublié.
CE DONT LE ROCK FRANÇAIS
A BESOIN, C’EST D’UNE BANDE
DE GOSSES DÉLURÉS, PRÊTS
À FONCER DANS LA NUIT…
Plus délicat que le remplacement des guitares : celui du nom.
Le fait que des natifs du Michigan n’hésitèrent pas à baptiser
leur groupe Question Mark & the Mysterians (Point d’interrogation et les Mysterians), dans les années 1960, n’est en effet
pas une raison suffisante pour conserver Point d’exclamation.
On couche donc sur le papier les idées qui viennent : Télévision
(déjà utilisé par une formation new-yorkaise), Extraballe (une
idée intéressante qui sera reprise deux ans plus tard par d’autres
Parisiens), Beau-lead (le jeu de mots n’aura échappé à personne),
Captain Béton (peut mieux faire) et… Téléphone (un genre
d’évidence, songe-t-on après coup).
Après toutes ces années passées à échouer, ce dont le rock
français a besoin, c’est d’une bande de gosses délurés, prêts
à foncer dans la nuit, à abattre des montagnes d’indifférence et
à dynamiter les idées reçues, la plus tenace étant : « Du rock
en français ? Ça ne marchera jamais ! »
Parce qu’ils n’avaient rien de mieux à faire au cours des dix
prochaines années, Jean-Louis, Louis, Corine, Richard et François
allaient prouver le contraire et, accessoirement, construire cet
autre monde dont ils avaient rêvé.
CHAPITRE 3 • 13

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