LE PARACHUTAGE POLITIQUE
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LE PARACHUTAGE POLITIQUE
LE PARACHUTAGE POLITIQUE Collection Logiques Politiques dirigée par Yves Surel Dernières parutions Hélène REIGNER, Les DDE et le politique. Quelle co-administration des territoires?, 2002. Stéphanie MOREL, Ecole, territoires et identités, 2002. Virginie MARTIN, Toulon sous le Front National: entretiens nondirectifs, 2002. Eric AGRIKOLIANSKY, La Ligue française des droits de l'homme et du citoyen depuis 1945, 2002. Olivier FAVRY, L'ami public américain: les nouvelles relations industrie-Etat aux Etats- Unis de 1979-1991, 2002. François CONSTANTIN, Les biens publics mondiaux, 2002. Jean-Louis MARIE, Philippe DUJARDIN et Richard BALME (sous la direction de), L'ordinaire, 2002. Diane MASSON, L'utilisation de la guerre dans la construction des systèmes politiques en Serbie et en Croatie, 1989-1995, 2002. Laurent FROLICH, Les catholiques intransigeants en France, 2002 Emmanuelle MUHLENOVER, L'environnement en politique étrangère: raisons et illusions, 2002. M. BASLE, J. DUPUIS, S. LE GUYADER, éd, Evaluation, action publique territoriale et collective, Tome 1, 2002. M. BASLE, J. DUPUIS, S. LE GUYADER, éd, Evaluation, action publique territoriale et collective, Tome 2, 2002. C. SPANOU, Citoyens et administration, 2003. Patricia LONCLE, L'action publique malgré les jeunes, 2003. Claire VISIER, L'Etat et la coopération: Lafin d'un monopole ?, 2003. Yannick RUMPALA, Régulation publique et environnement, 2003. Bernard JOUVE (dir.), Les politiques de déplacements urbains en Europe,2003. Sabine SAURUGGER(dir.), Les modes de représentation dans l'union européenne, 2003. Eve FOUILLEUX, La politique agricole commune et ses réformes. Une politique européenne à l'épreuve de la globalisation, 2003. Brigitte de La Gorce-Fouilland, Les politiques d'aménagement des villes portuaires, Le cas du Havre et Southampton, 2003. Nathalie SCHIFFINO, Crises politiques et démocratie en Belgique, 2003. C. BARRIL, M.CARREL, J-C. GUERRERO, A. MARQUEZ, Le public en action, 2003. Sous la direction de Bernard DOLEZ Michel HASTINGS LE PARACHUTAGE POLITIQUE L'Harmattan 5-7, nIe de l'École-Polyteclmique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE (QL'Harmattan, 2003 ISBN: 2-7475-4937-2 LISTE DES AUTEURS André BIais, professeur de science politique, Université de Montréal. François Borella, professeur émérite de science politique, Université de Nancy II, GREP. Etienne Criqui, professeur de science politique, doyen de la Faculté de droit, Université de Nancy II, GREP. Bernard Dolez, maître de conférences de droit public, Université de Paris I, CRDC-CRAPS. Elise Féron, chargée de recherches, CIR-CEPEN. Julien Frétel, PRCE, Institut d'Etudes Politiques de Lille, CRPS. André-Paul Frognier, professeur de science politique, Université de Louvain-la-Neuve, Jean-Marc Guislin, maître de conférences d'histoire contemporaine, Université d'Artois. Michel Hastings, professeur de science politique, Institut d'Etudes politiques de Lille, CEPEN. Christian Le Bart, maître de conférences de SCIence politique, Université de Rennes II, CRAPE. Rémi Lefebvre, maître de conférences Université de Lille II, CRAPS. de science politique, Pierre Martin, chercheur CNRS-CIDSP, Institut d'Etudes Politiques de Grenoble. Mercédes Matéo-Diaz, Louvain-la-Neuve. Louis Massicotte, Montréal. chargée de recherches, Université de professeur de SCIence politique, Université de Jean Petaux, docteur habilité de science politique, chercheur associé, CERVL, Bordeaux. François Rangeon, professeur de SCIence politique, Université de Picardie, CURAPP. Samir Taïeb, assistant de droit public, Université de Tunis. SOMMAIRE Introduction: Un parachutage qu'un parachutage... Michel Hastings. politique, c'est tout de même plus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il LE MOT ET LA CHOSE Parachutages politiques démocratie représentative Michel Hastings. et construction symbolique de la . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .25 Eligibilité et parachutage François Borella. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .45 La métaphore et le processus. Genèse et réalité contemporaine parachutage électoral Jean Petaux du 53 Rhétoriques de parachutés Christian Le Bart. . . . .. . . .. . . . . . . . . . . .. . .. . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . . ...79 SE PARACHUTER SOUS LA CINQUIEME REPUBLIQUE Parachutage, territoire et décentralisation François Rangeon. Le parachutage République . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..99 aux élections législatives en France sous la Ve Etienne Criqui. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .123 Le décalogue du parachuté Bernard Dolez. Les parachutages Pierre . . . . .. . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . .137 aux élections municipales en France Martin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 159 LE PARACHUTAGE VU D'EN BAS La méfiance vis-à-vis des horsains (1871-1940) ? Réalités et limites du parachutage Jean-Marc Guislin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...1 73 Le socialisme pris au jeu du territoire. L'ancrage de Jules Guesde à Roubaix Rémi Lefebvre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .197 Popularité médiatique et pouvoir local. Bernard Kouchner dans la 20èmecirconscription du Nord en 1988 Elise F éron. Le parachutage Julien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .215 comme facteur de changement local Frétel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .231 EXPERIENCES ETRANGERES « Me voilà. Trouvez-moi un comté ». Expériences canadiennes en matière de parachutage politique Louis Massicotte et André Blais ..253 La parachutage politique en Belgique André-Paul Frognier et Mercédes Matéo-Diaz 271 Le parachutage politique en Tunisie Samir Taïeb .287 10 Introduction UN PARACHUTAGE POLITIQUE, C'EST TOUT DE MÊME PLUS QU'UN PARACHUTAGE... Michel Hastings Jean Touchard concluait sa thèse de doctorat d'Etat consacrée à La gloire de Béranger en estimant qu'il avait le devoir de se demander s'il était justifié de consacrer ainsi à l'auteur du Roi d' Yvetot, certes qualifié en son temps de « poète national », une aussi longue et sérieuse étude. Et de reconnaître in fine que «Béranger, c'est tout de même plus que Béranger. .. »1. L'entreprise de justification heuristique demeure un exercice intellectuel bien codé qui repose sur une double présomption: celle tout d'abord d'une niche scientifique en jachères, îlot injustement négligé au sein d'une recherche pourtant féconde; celle ensuite d'un objet dont la richesse profonde serait à découvrir derrière la banalité des apparences. Nous ne ferons pas ici autrement en reconnaissant au parachutage politique le droit d'avoir des charmes cachés et en nous étonnant allegro di molto qu'il ait fallu tant de temps pour les dévoiler. Le parachutage politique n'existe pas Même si chaque contributeur de cet ouvrage a parfois cru le rencontrer! Le parachutage politique présente en effet la curiosité de se dérober facilement à toute véritable connaissance scientifique. En se dissimulant notamment derrière un terme fortement imagé, trivialisé par l'usage complaisant des métaphores faciles. Le mot a, semble-t-il, entièrement phagocyté la chose, multipliant les occasions de glisser sur le sens, de susciter calembours et formules amusées, et de filer l'analogie le plus loin possible, au risque bien sûr d'évider la pratique politique au seul bénéfice d'un jeu de langage. D'origine mal 1 Jean Touchard, La gloire de Béranger, Paris, A.Colin, Presses de la FNSP, 2 volumes, 1968. connue, l'image du parachutage a donc d'une certaine façon relégué le phénomène au rayon non seulement des lexiques mais aussi des savoirs marginaux. C'est ainsi que le parachutage politique n'a jamais cessé de faire les délices de la presse régionale ou des commentaires spontanés sur le mode le plus souvent sarcastique. Avant d'être tardivement un sujet d'étude, le parachutage politique aura donc longtemps été un objet de plaisanterie. L'expérience politique des parachutages semble en etfet se dissoudre dans la chronique des faits divers et des rumeurs, phénomènes souvent jugés mineurs mais rompant suffisamment avec l'ordinaire des choses pour se montrer porteurs de sens et sources de discours. Le parachutage politique consacre l'éternel retour de l'événement au cœur des relations de pouvoir, la puissance exemplaire de l'anecdote et du récit, le rappel que la politique se noue aussi dans des expériences minimales qui concentrent des significations éparses, immédiates et lointaines. Ainsi, le tenne même de parachutage a-t-il probablement contribué à sa résistance à toute véritable saisie scientifique. L'usage trop commun du mot rendant le fait dès lors invisible, démonétisé voire illégitime pour toutes les manipulations savantes. Il est vrai que la littérature scientifique demeure curieusement peu loquace sur le parachutage politique. En France bien sûr mais aussi à l'étranger. Une Internationale du silence et de l'oubli. En 1969, dans un important colloque à Bordeaux consacré aux facteurs locaux de la vie politique nationale, un débat s'était pourtant engagé sur le sujet. Un échange bref mais fondateur qui offrit alors aux divers intervenants l'occasion de montrer leur accord sur «l'intérêt que pourrait présenter une étude générale sur I'histoire du parachutage dans la vie politique française depuis le début du dix-neuvième siècle I ». Depuis, les travaux se sont certes multipliés sur les fonnes localisées, particulières et diversifiées, de phénomènes politiques généraux (campagnes électorales, implantations partisanes, professionnalisation des élus, apprentissage du suffrage, etc.). Il Y est parfois question de parachutages politiques, ici pour illustrer les modalités historiques du processus de politisation des terroirs et les vicissitudes de la nationalisation2 ; là pour étudier les articulations du « local» et du « national », les interactions entre responsables 1 Jean Touchard dans Albert Mabileau (dir), Les facteurs locaux de la vie politique nationale, Paris, Pédone, 1972, p.40 1. 2 Eugen Weber, La fin des terroirs. La fllodernisation de la France rurale, 1870-1914, Paris, Fayard, 1983; Michel Vovelle, La découverte de la politique. Géopolitique de la révolution française, Paris, La Découverte, 1992 ; Christine Guionnet, L'apprentissage de la politique moderne, Paris, L'Harmattan, 1997. 12 politiques et militants locaux, ou l'importance stratégique des réseaux l ; plus explicitement enfin pour mettre en lumière à travers « l'extraordinaire prégnance en France des valeurs de territorialité2 » l'impérieuse nécessité pour tout candidat à un scrutin local d'activer les solidarités déjà constituées. Mais à chaque fois le parachutage politique n'est abordé que de manière secondaire et quelque peu décorative, en appoint d'une démonstration qui porte sur autre chose. Les expériences de parachutages en tant que telles n'ont jusqu'à ce jour intéressé ni les historiens, ni les politistes. A notre connaissance, aucune monographie ne s'est plongée dans le suivi anthropologique du phénomène. Aucune étude n'a jamais cherché à construire des critères de classemene, à consigner des données sûres. Il serait intéressant à partir de cet exemple de s'interroger sur la manière dont une communauté scientifique construit ses manques d'intérêt, cultive ses trous noirs et ses «voiles d'ignorance» dans le sillage de ses propres effets de mode. Il est donc probable que l'indignité universitaire du parachutage politique est à rechercher en partie du côté de l'usage trivial d'un mot jugé insuffisamment sérieux, d'une notion difficile à construire en théorie tant sont lourdes les concrétions sémantiques qui s'y sont cristallisées. En ce sens, et en ce sens seulement, le parachutage politique n'existe pas. Mais insaisissable en raison d'un terme dévoyé, il tend également à se disperser en situations plurielles, renvoyant chacune d'entre elles à des idiosyncrasies irréductibles à tout véritable effort théorique. A cette dilution dans le particulier, le parachutage politique ajoute un autre défaut, celui de déranger plus ou moins consciemment une certaine représentation éthique de la politique. Il vient en effet brutalement rappeler qu'un lien politique n'est jamais naturel, mais toujours à construire dans l'artifice des croyances et des discours de légitimation. Il illustre a contrario les pudeurs du jeu politique qui déteste qu'on lui récite les origines cynégétiques de tout pouvoir, fût-il démocratique. Il rôde autour du parachutage politique un halo de 1 Jacques Lagroye, Société et politique: Chaban-Delmas à Bordeaux, Paris, Pédone, 1973 ; Frédéric Sawicki, Les réseaux du parti socialiste. Sociologie d'un ",i/ieu partisan, Paris, Belin, 1997. 2 Marc Abélès, Jours tranquilles en 89. Ethnologie politique d'un département français, Paris, Odile jacob, 1989, p.235. Eric Phélippeau, L'invention de l 'homme politique moderne, Paris, Belin, 2002. 3 A l'exception notable de Jean Petaux dont on regrettera la non publication de son mémoire d'HDR, La recherche du mandat manquant et la question du parachutage, Bordeaux, 1996; voir également Gaëtan Djaguidi, «La technique du parachutage: les législatives de 1993», Revue Politique et Parlementaire, n0969, janvier-février 1994, pp.45-55. 13 scrupule. A la manière du parachuté, bien souvent contraint de présenter ses brevets de localisme, le chercheur devrait-ils' excuser d'aller ainsi à la rencontre d'un Objet Politique Non Identifié? Il n'est pas certain d'ailleurs que la catégorie proposée par Denis-Constant Martin s'adapte parfaitement au parachutage politique 1, néanmoins elle nous invite à situer le phénomène dans le cadre des pratiques qui font sens dans la multidimensionalité, au croisement du culturel et du politique, du fait et du symbole, de l'événement et de l'imaginaire. C'est donc paradoxalement parce qu'il n'existe pas que le parachutage politique a peut-être tant de choses à nous dire. Le parachutage et le mythe de la Rencontre Ouvrons tout d'abord le grand angle et oublions momentanément la dimension localisée du parachutage. Formulons I'hypothèse que la portée du phénomène ne se réduit pas à une microsociologie des pratiques politiques mais concerne également, ce que l'on appellera ici avec beaucoup de prudence, les structures élémentaires du politique. Le parachutage politique présente en effet l'originalité d'être à la fois un événement fortement marqué par les effets de contexte et de contingence, d'être discuté et commenté dans le moment, mais aussi l'interprétation sans cesse renouvelée d'une pièce pour ainsi dire universelle. Le parachutage politique désigne la candidature à une élection d'un acteur politique dans une circonscription où il fait figure d'étranger. Les définitions du parachutage s'accordent toutes sur cette idée d'une extériorité géographique, réelle ou perçue, du candidat. Le parachuté sera donc celui qui vient de loin et sollicite le droit de devenir le porte-parole d'une communauté territoriale à laquelle il n'appartient pas ou dont il n'est pas originaire. L'opération ainsi présentée s'avère dès lors riche de sens. Au-delà de sa dimension purement politique, à laquelle on le réduit trop systématiquement, le parachutage peut aussi, semble-t-il, se lire comme une variation, certes singulière et quelque peu marginale, d'une expérience socialement fondamentale: la Rencontre. C'est-à-dire le contact avec l'Autre2. Le parachutage se définirait alors comme la rencontre politiquement organisée entre une société humaine spatialement définie et un individu allogène. Il pose donc de manière très claire la question du 1 Denis-Constant Martin (dir), Sur la piste des OP NI (Objets politiques non identifiés), Paris, Karthala, 2002. 2 Marc Augé, Le sens des autres. Actualité de l'anthropologie, Paris, Fayard, 1994. 14 rapport à la différence. En effet, intrus ou sauveur, rejeté ou attendu, le parachuté n'en demeure pas moins toujours une figure de l'altérité. Il est socialement construit comme le porteur d'une étrangeté qui, selon les configurations locales, pourra certes se transformer en valeur ajoutée ou au contraire en stigmate insurmontable, mais qui jamais ne s'effacera totalement. La différence est la marque de fabrique du parachutage, l'ADN du parachuté. La différence est le ressort même du parachutage dont le succès ou l'échec résulteront d'une capacité ou non du candidat à la travailler soit pour l'effacer, la corriger, ou l'excuser, mais aussi la revendiquer, l'exploiter voire la brandir. Qu'elle soit ressource ou fardeau, qualité ou faute, la différence détermine entièrement la relation de parachutage. Elle en traverse le récit, en influence les pratiques et en fixe les usages. Le parachutage politique signifie donc la rencontre avec la différence, c'est dire qu'il pose à chaque fois la question complexe des relations entre les identités et l'altérité. Il joue de façon ritualisée le dialogue difficile de la norme et de la déviance, du proche et du lointain. Le parachutage politique se présente comme une cérémonie de reconnaissance où le vertige de la clôture affronte l'imaginaire de l'errance. Tout parachutage met en scène deux figures immémoriales de la socialité : le sédentaire et le migrant, le laboureur et le chasseur. Deux paradigmes du rapport initial à l'espace, deux archétypes de l'assignation aux lieux, le résident et le nomade, et pourquoi pas deux gestes primordiaux, le sillon et le voyage. Entre celui qui revendique le bonheur d'être né ici, et celui qui reconnaît venir d'ailleurs, s'installe toute l'ambiguïté de la rencontre avec son lot d'inquiétudes et de fascinations. On dit souvent du parachutage qu'il est une sorte de greffe, comme pour mieux insister sur le caractère organique de ce contact. Ce sont en effet deux corps qui se rencontrent, deux unités substantifiées et figées dans leurs identités fantasmées. D'un côté, la Circonscription érigée par les entrepreneurs politiques indigènes en « lieu du chez soi» ; de l'autre côté, l'Etranger, voyageur sans papier ni bagage qui, non content de s'installe, revendique également un pOUVOIr. Mais la rencontre au cœur de l'expérience du parachutage est cependant d'un type particulier puisque la sollicitation des suffrages la transforme en simulacre de conquête. Celui qui vient ne vient pas seulement en ami mais en quémandeur de voix. En prétendant. La démocratie politique masque avec un certain bonheur la violence d'une opération par laquelle s'instaure une relation de pouvoir, donc de domination. Le parachuté est la forme moderne, légale-rationnelle de l'aventurier qui partait jadis aux Indes et cherchait à convaincre les tribus de le choisir comme chef. Il est le dernier avatar du mythe si 15 souvent évoqué par les récits de voyage, de I'Homme qui voulait être Roi. Parabole de la communauté séduite par un Inconnu. « Ils vinrent vers moi, nus, et portant des colliers de fleurs. Je lus dans leur regard qu'ils voyaient en moi une de leur divinité... Je sus alors que je pourrais les commander» l. Le rêve du parachuté semble ainsi rejoindre celui du Conquistador! Mais le discours de la différence est un discours difficile, et il suffit d'un rien pour que les rêves partagés ne se transforment en cauchemars identiques. «Moctezuma fit promulguer une loi d'après laquelle tout étranger surpris à se présenter comme roi devait être traîné dans les rues jusqu'à ce qu'il eût rendu le dernier soupir »2. Comprendre le parachutage politique comme une version électorale donc pacifiée de la conquête de l'autre peut légitimement surprendre, sauf à considérer avec Georges Balandier que «le politique et le pouvoir s'accommodent de la nouveauté en espérant faire rej ouer des anciennes structures de pensée», et que « pour l'intelligence de l'actuelle détour est la ligne la plus droite »3. Le parachutage et la fabrication du lien politique Le parachutage politique doit également s'interpréter comme une sorte de drame ritualisée au cours duquel s'exprimeraient toutes les contradictions historiques du processus de politisation. Dans chaque expérience de parachutage, au-delà de la diversité même des configurations et des résultats, semble se jouer et se rejouer I'histoire inachevée de la modernisation politique de la Nation. A travers les réactions qu'il suscite, les commentaires qu'il engendre et les pratiques qu'il suggère, le parachutage politique offre l'occasion de répéter et de mimer les tensions qui n'ont jamais cessé de traverser la marche lente de la familiarisation avec la politique moderne. Il condense en effet en lui un certain nombre d'équivoques fondatrices de la démocratie moderne avec son cortège d'espoirs et de déceptions. Le parachutage politique rappelle tout d'abord la fragilité du fonctionnement de la démocratie représentative et la résistance des imaginaires sociaux concernant les modes traditionnels de solidarité. Il interroge en effet l'économie même de la médiation, et l'irruption du tiers représentant, que d'une certaine manière la figure du parachuté semble exacerber, ouvre indéfiniment le débat originel entre I Cité dans Nathan Wachtel, La vision des vaincus, Paris, GaIIimard, 1983, p.102. 2 Cité dans Tzvetan Todorov, La conquête de l'Amérique. La question de l'autre, Paris, 1982, p.103. 3 Georges Balandier, Le détour. Pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985, p.26. 16 les impératifs de la distinction et de l'identification. Le parachutage politique rend ainsi plus difficile l'affirmation substantialiste de soi qui tend à se nouer autour du candidat sachant mobiliser le répertoire des ressources identitaires. Il porte en lui l'écho d'un phénomène déjà ancien mais jamais complètement soldé, à savoir le conflit que la représentation politique entretient avec les représentations sociales1. Un conflit lié à l'introduction de l'élection au suffrage universel et de ses dynamiques individualisatrices, à la grande déchirure qui s'installera désormais au cœur des mécanismes de construction politique des identités. Le parachutage politique invite donc à revisiter les schémas classiques de l'archaïsme et de la modernité politiques en mettant l'accent sur l'ensemble des sédimentations qui se cristallisent dans le suffrage. Voter ou non pour un candidat parachuté consisterait ainsi à reformuler plus ou moins consciemment les grands enjeux de la construction historique de la participation politique. Une socio-histoire des parachutages politiques pourrait ainsi nous apporter des connaissances utiles sur la façon dont les candidats ont dû apprendre à composer et recomposer les modalités de leur légitimation, à négocier leurs ressources entre exigences locales et aspirations nationales, sur la manière également dont ces procédures ont été reçues, validées ou contestées par les électeurs. Le parachutage politique rappelle crûment que l'élection demeure une transaction, le moment où s'échangent non seulement des biens publics indivisibles mais aussi toute une petite monnaie de signes et de traces qui facilitera ensuite la réalisation d'un commerce de confiance entre la société locale et ceux qui sollicitent ses voix2. Chaque parachutage politique consigne également une partie de I'histoire de la professionnalisation du métier politique, des processus qui ont contribué à l'invention historique d'un métier suffisamment autonomisé, et surtout dont l'origine est à rechercher dans un mouvement dialectique entre des effets de politisation par le haut (politique des partis, nationalisation des enjeux, idéologisation des programmes, etc.) et d'importantes marges d'interprétations sociales conduites par de puissantes grammaires locales. Un parachutage politique est toujours une « entrée en politique3 » fût-elle l'œuvre d'un cacique qui se cherche un nouveau territoire. Se parachuter exige une humilité de débutant et 1 Sur ces questions, voir Claude Lefort, L'invention démocratique, Paris, Fayard, 1985 ; Jacques Rancière, La mésentente, Paris, Galilée, 1995 ; Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998. 2 Mark Rogin Anspach, A charge de revanche. Figures élémentaires de la réciprocité, Paris, Seuil, 2002. 3« Entréesen politique», Politix,n035, 1996. 17 contraint à réviser ses gammes. C'est aussi l'occasion de naturaliser l'engagement, de fabriquer les trajectoires qui conduisent en ce nouveau lieu, de réciter les paroles qui formeront le mode d'emploi des prédispositions à être socialement, historiquement et culturellement «des vôtres». Rarement aussi bien que dans le parachutage politique ne s'exprime en effet la nécessité d'ajuster les propriétés individuelles de l'acteur aux contraintes structurelles et croisées du lieu et du métier politique I. L'expérience contrastée des parachutages rappelle également le rôle des formations partisanes dans la persistance d'un horizon localisé des pratiques politiques, à rebours de certains propos exagérant souvent la portée du phénomène de nationalisation. Le candidat parachuté s'expose ainsi toujours à une «revanche du local », c'est-à-dire à une candidature dissidente ou sauvage, réponse indigène aux manœuvres des responsables nationaux. Le parachutage apparaît donc comme un site d'observation privilégié de l'arsenal des ressources (mais aussi des contraintes) dont disposent les acteurs locaux dans l'élaboration des investitures partisanes. Il donne à voir la prégnance des configurations autochtones et toutes les singularités historiquement construites qui en résultent. Il montre aussi le rapport de forces qui s'établit régulièrement entre les instances nationales et les représentants d'une politique de proximité, entre les défenseurs d'un intérêt national du parti et les dépositaires d'une authenticité locale2. Le parachutage politique offre enfin l'occasion d'étudier in situ ce que Philippe Braud appelait « les exigences fantasmatiques de l'électeur» 3. En effet, tout parachutage constitue une sorte de moment d'émotion au cours duquel vont se concentrer un certain nombre de passions fortes. Amertumes, exaspérations mais aussi attentes, espoirs alimentent des flux affectifs qui irrigueront les discours et les pratiques. Les représentations du parachuté vont ainsi se structurer autour de cristallisations imaginaires, symboliquement riches et émotionnellement lourdes de sens. Reconnu comme un sauveur venu résoudre un insoluble conflit local, ou présenté comme l'agent perturbateur de la communauté, le parachuté déclenche fatalement une parole traversée de puissants désirs: sentiments inquiets ou euphorisants d'appartenir au groupe menacé, satisfaction du désir de I Bruno Dumons, Gilles Pollet, Pierre-Yves Saunier, Les élites municipales sous la Ille République. Paris, CNRS éditions, 1997. 2 Ronald Aminzade, Ballots and Barricades. Class Formation and Republican Politics in France 1830-1871, Princeton, Princeton University press, 1993. 3 Philippe Braud, Le suffrage universel contre la démocratie, Paris, PUF, 1980, p.123 et s. 18 voir le conflit apaisé, impact des entreprises de séduction et de valorisation, stratégies visant à conforter l'estime de soi et à réaffirmer les attributs d'une distinction socio-locale. Instant de production de messages émouvants, d'appels à mobilisateurs à fortes charges affectives, le parachutage politique met en scène parfois de manière volontairement exagérée et bruyante l'affirmation des sentiments d'appartenance (local et/ou partisan), les demandes victimaires de considération et de reconnaissance, ainsi que les formules souvent convenues d'ostracisme ou de réparation 1.Les éventuelles scissions et exclusions intensifient davantage encore la charge passionnelle du parachutage, et l'on voit bien souvent chaque camp s'engager dans une escalade de manifestations visant à confisquer le monopole des loyautés. C'est en effet toute la « fonction de lieu-tenance »2 et par conséquent les mythologies du gouvernement représentatif qui se trouvent ainsi constamment réactivées dans l'expérience des parachutages. Cette surcharge symbolique du parachutage politique tient beaucoup au fait que l'opération ressortit en grande partie de l'ordre des discours qui contribuent aussi à le faire exister. Il est ainsi très tentant, donc un peu dangereux, de vouloir considérer le parachutage politique comme une sorte de moment liturgique reproduisant dans des lieux à chaque fois différents les mystères de la Représentation. Véritable exemplum politique, le parachutage dresserait ainsi ses tréteaux pour jouer en province la scène fondatrice de la démocratie moderne, en réaffirmant avec force une dimension anthropologique du politique que Tip O'Neill formulait plus simplement: « Toute politique est locale »3. Les premières petites pierres d'un grand chantier Cet ouvrage rend compte d'un colloque organisé à Lille en janvier 2001 sur les sites de l'Institut d'Etudes Politiques et de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales, sous le patronage de l'Association Française de Science Politique. Il rassemble des communications qui ont été regroupées autour de quatre thématiques principales: le balisage théorique et sémantique de la notion, le parachutage politique dans le cadre à la fois politique et I Claudine Haroche et Jean-Claude Vatin (dir.), La considération, Paris, Oesclée de Brouwer, 1998. 2 Philippe Braud, Le jardin des délices dénzocratiques, Paris, Presses de la FNSP, 1991, p.219. 3 Tip O'Neill, All Politics is Local and Other Rules of the Game, New York, p.XII. Voir également Albert Mabileau (dir.), A la recherche du local, Paris, L'Harmattan, 1993. 19 institutionnel de la Cinquième république, le parachutage dans la diversité de ses expressions locales et enfin une ouverture aux formes étrangères de parachutages politiques. Nous n'avons jamais eu la prétention d'épuiser le thème, ni même d'en parcourir tous les questionnements. Cet ouvrage collectif doit plutôt se lire comme la mise en chantier d'un objet de recherche curieusement délaissé. Son ambition consiste donc à susciter et provoquer de nouvelles études qui viendront conforter ou démentir certaines des conclusions que nous proposons aujourd'hui. Les auteurs de ce livre ont un peu l'impression d'avoir été des éclaireurs et d'être partis à l'assaut d'une terra incognita. Cependant aucun d'entre eux ne développe le syndrome de Tartarin, au contraire, le cheminement intellectuel vers cette notion imprécise s'est faite avec prudence, et le bricolage méthodologique est ici ouvertement revendiqué comme une étape nécessaire et première à la construction d'un objet scientifiquement en devenir. Au fil des contributions, par petites touches, le parachutage politique prend forme et quitte, nous l'espérons, sa peau de vocable de sens commun pour se doter d'une conduite heuristique plus probante. Michel Hastings cherche ainsi à mettre en perspective l'expérience du parachutage et les enseignements historiques de la construction de la démocratie représentative. François Borella confronte quant à lui le parachutage politique et les textes juridiques qui, précis ou flous, dessinent le cadre normatif de l'expérience. Jean Petaux, qui fut l'un des tous premiers chercheurs à s'intéresser aux parachutages, revient sur le mot et la chose en s'efforçant de construire un certain nombre de classements opératoires. Christian Le Bart n'oublie pas que le parachutage politique est un moment extrêmement bavard et que l'analyse des rhétoriques de parachutés intéresse le répertoire des procédures de légitimation. François Rangeon rapporte la pratique du parachutage aux principales logiques de la Cinquième République (dynamiques de décentralisation, territorialisation des élections, etc.) et en étudie les évolutions essentielles. Etienne Criqui a recensé une très grande partie des candidats parachutés de la Cinquième République afin d'en dessiner les profils sociologiques. Bernard Dolez nous offre le vade-mecum du parfait parachuté en rappelant que les coûts et les avantages du parachutage peuvent trouver aussi des instruments de mesure. Pierre Martin s'intéresse aux cas particuliers des parachutages lors des élections municipales afin d'en dégager les principales contraintes. Jean-Marc Guislin étudie en historien les caractéristiques socio-biographiques d'un large corpus de parachutés de la Troisième République et Rémi Lefebvre revient sur le cas singulier de Jules Guesde dont le parachutage à Roubaix à la fin du XIXème siècle transgressa les règles non écrites de l'identification 20 localiste. Elise Féron s'interroge sur l'échec cruel de Bernard Kouchner aux élections législatives de 1988 en confrontant l'extraordinaire dissonance entre l'image du candidat et les réalités sociologiques de la circonscription. Julien Frétel s'intéresse de manière comparative à deux greffes réussies (Jean-Louis Borloo à Valenciennes et Philippe Douste-Blasy à Toulouse) et aux effets locaux de cette nouvelle donne politique. Louis Massicotte et André BIais nous transportent au Canada à la découverte de pratiques territorialisées déjà anciennes dont les subtiles enjeux nous donnent à voir d'autres manières de penser le lien politique. Samir Taïeb démontre dans le cadre tunisien que le parachutage politique peut également s'adapter à un système politique autoritaire et à un régime de parti hégémonique, moyennant des formes inédites de manipulations. Enfin, André-Paul Frognier et Mercedes Mateo-Diaz font de la Belgique un exemple de culture politique localiste mais qui développerait une conception de la représentation décourageant la pratique des parachutages. Ambitions modestes puisque dans l'état actuel des connaissances sur le parachutage politique, cet ouvrage ne pouvait que poser des problèmes, formuler des hypothèses et éprouver quelques approches. Ambitions réelles cependant puisque chaque auteur a résolument choisi d'ajouter sa pierre à la construction de l'objet. Il se dégage, nous semble-t-il, de l'édifice ainsi constitué une double leçon: tout d'abord, l'extrême plasticité du parachutage politique capable de se décliner en formes différentes, et donc de résister à toute entreprise de théorisation stricte. Ce qui ne signifie pas qu'il faille s'abandonner aux délices de l'empirisme mais que l'ambition théorique doit intégrer cette dimension plurielle et non chercher à la réduire par la quête improbable d'une quelconque essence du parachutage; ensuite, la remarquable épaisseur anthropologique du parachutage politique qui doit également se comprendre comme une expérience où se rencontrent un certain nombre d'éléments fondateurs du lien politique, en amont même de toute forme historique moderne. Le parachutage politique raconte donc différentes histoires dont les dix-sept auteurs de cet ouvrage se sont faits les premiers interprètes. 21