LE PARACHUTAGE POLITIQUE

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LE PARACHUTAGE POLITIQUE
LE PARACHUTAGE
POLITIQUE
Collection Logiques Politiques
dirigée par Yves Surel
Dernières parutions
Hélène REIGNER, Les DDE et le politique. Quelle co-administration des
territoires?, 2002.
Stéphanie MOREL, Ecole, territoires et identités, 2002.
Virginie MARTIN, Toulon sous le Front National: entretiens nondirectifs, 2002.
Eric AGRIKOLIANSKY, La Ligue française des droits de l'homme et du
citoyen depuis 1945, 2002.
Olivier FAVRY, L'ami public américain: les nouvelles relations
industrie-Etat aux Etats- Unis de 1979-1991, 2002.
François CONSTANTIN, Les biens publics mondiaux, 2002.
Jean-Louis MARIE, Philippe DUJARDIN et Richard BALME (sous la
direction de), L'ordinaire, 2002.
Diane MASSON, L'utilisation de la guerre dans la construction des
systèmes politiques en Serbie et en Croatie, 1989-1995, 2002.
Laurent FROLICH, Les catholiques intransigeants en France, 2002
Emmanuelle MUHLENOVER, L'environnement en politique étrangère:
raisons et illusions, 2002.
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publique territoriale et collective, Tome 1, 2002.
M. BASLE, J. DUPUIS, S. LE GUYADER, éd, Evaluation, action
publique territoriale et collective, Tome 2, 2002.
C. SPANOU, Citoyens et administration, 2003.
Patricia LONCLE, L'action publique malgré les jeunes, 2003.
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Yannick RUMPALA, Régulation publique et environnement, 2003.
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Europe,2003.
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européenne, 2003.
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politique européenne à l'épreuve de la globalisation, 2003.
Brigitte de La Gorce-Fouilland, Les politiques d'aménagement des villes
portuaires, Le cas du Havre et Southampton, 2003.
Nathalie SCHIFFINO, Crises politiques et démocratie en Belgique, 2003.
C. BARRIL, M.CARREL, J-C. GUERRERO, A. MARQUEZ, Le public
en action, 2003.
Sous la direction de
Bernard DOLEZ
Michel HASTINGS
LE PARACHUTAGE
POLITIQUE
L'Harmattan
5-7, nIe de l'École-Polyteclmique
75005 Paris
FRANCE
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Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALIE
(QL'Harmattan,
2003
ISBN: 2-7475-4937-2
LISTE DES AUTEURS
André BIais, professeur de science politique, Université de Montréal.
François Borella, professeur émérite de science politique, Université
de Nancy II, GREP.
Etienne Criqui, professeur de science politique, doyen de la Faculté
de droit, Université de Nancy II, GREP.
Bernard Dolez, maître de conférences de droit public, Université de
Paris I, CRDC-CRAPS.
Elise Féron, chargée de recherches, CIR-CEPEN.
Julien Frétel, PRCE, Institut d'Etudes Politiques de Lille, CRPS.
André-Paul Frognier, professeur de science politique, Université de
Louvain-la-Neuve,
Jean-Marc Guislin, maître de conférences d'histoire contemporaine,
Université d'Artois.
Michel Hastings, professeur de science politique, Institut d'Etudes
politiques de Lille, CEPEN.
Christian Le Bart, maître de conférences de SCIence politique,
Université de Rennes II, CRAPE.
Rémi Lefebvre, maître de conférences
Université de Lille II, CRAPS.
de science politique,
Pierre Martin, chercheur CNRS-CIDSP, Institut d'Etudes Politiques
de Grenoble.
Mercédes Matéo-Diaz,
Louvain-la-Neuve.
Louis Massicotte,
Montréal.
chargée
de recherches,
Université
de
professeur de SCIence politique, Université de
Jean Petaux, docteur habilité de science politique, chercheur associé,
CERVL, Bordeaux.
François Rangeon, professeur de SCIence politique, Université de
Picardie, CURAPP.
Samir Taïeb, assistant de droit public, Université de Tunis.
SOMMAIRE
Introduction: Un parachutage
qu'un parachutage...
Michel
Hastings.
politique, c'est tout de même plus
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il
LE MOT ET LA CHOSE
Parachutages
politiques
démocratie représentative
Michel
Hastings.
et
construction
symbolique
de
la
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .25
Eligibilité et parachutage
François
Borella.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .45
La métaphore et le processus. Genèse et réalité contemporaine
parachutage électoral
Jean Petaux
du
53
Rhétoriques de parachutés
Christian
Le
Bart.
. . . .. . . .. . . . . . . . . . . .. . .. . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . . ...79
SE PARACHUTER SOUS LA CINQUIEME
REPUBLIQUE
Parachutage,
territoire et décentralisation
François
Rangeon.
Le parachutage
République
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..99
aux élections législatives en France sous la Ve
Etienne
Criqui.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .123
Le décalogue du parachuté
Bernard
Dolez.
Les parachutages
Pierre
. . . . .. . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . .137
aux élections municipales en France
Martin.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 159
LE PARACHUTAGE VU D'EN BAS
La méfiance vis-à-vis des horsains (1871-1940) ? Réalités et limites
du parachutage
Jean-Marc
Guislin.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...1 73
Le socialisme pris au jeu du territoire. L'ancrage de Jules Guesde
à Roubaix
Rémi
Lefebvre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .197
Popularité médiatique et pouvoir local. Bernard Kouchner dans la
20èmecirconscription du Nord en 1988
Elise
F éron.
Le parachutage
Julien
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .215
comme facteur de changement local
Frétel.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .231
EXPERIENCES ETRANGERES
« Me voilà. Trouvez-moi un comté ». Expériences canadiennes en
matière de parachutage politique
Louis Massicotte et André Blais
..253
La parachutage politique en Belgique
André-Paul Frognier et Mercédes Matéo-Diaz
271
Le parachutage politique en Tunisie
Samir Taïeb
.287
10
Introduction
UN PARACHUTAGE POLITIQUE, C'EST
TOUT DE MÊME PLUS QU'UN
PARACHUTAGE...
Michel Hastings
Jean Touchard concluait sa thèse de doctorat d'Etat consacrée
à La gloire de Béranger en estimant qu'il avait le devoir de se
demander s'il était justifié de consacrer ainsi à l'auteur du Roi
d' Yvetot, certes qualifié en son temps de « poète national », une aussi
longue et sérieuse étude. Et de reconnaître in fine que «Béranger,
c'est tout de même plus que Béranger. .. »1. L'entreprise de
justification heuristique demeure un exercice intellectuel bien codé qui
repose sur une double présomption: celle tout d'abord d'une niche
scientifique en jachères, îlot injustement négligé au sein d'une
recherche pourtant féconde; celle ensuite d'un objet dont la richesse
profonde serait à découvrir derrière la banalité des apparences. Nous
ne ferons pas ici autrement en reconnaissant au parachutage politique
le droit d'avoir des charmes cachés et en nous étonnant allegro di
molto qu'il ait fallu tant de temps pour les dévoiler.
Le parachutage
politique n'existe pas
Même si chaque contributeur de cet ouvrage a parfois cru le
rencontrer! Le parachutage politique présente en effet la curiosité de
se dérober facilement à toute véritable connaissance scientifique. En
se dissimulant notamment derrière un terme fortement imagé,
trivialisé par l'usage complaisant des métaphores faciles. Le mot a,
semble-t-il, entièrement phagocyté la chose, multipliant les occasions
de glisser sur le sens, de susciter calembours et formules amusées, et
de filer l'analogie le plus loin possible, au risque bien sûr d'évider la
pratique politique au seul bénéfice d'un jeu de langage. D'origine mal
1
Jean Touchard, La gloire de Béranger, Paris, A.Colin, Presses de la FNSP, 2
volumes,
1968.
connue, l'image du parachutage a donc d'une certaine façon relégué
le phénomène au rayon non seulement des lexiques mais aussi des
savoirs marginaux. C'est ainsi que le parachutage politique n'a jamais
cessé de faire les délices de la presse régionale ou des commentaires
spontanés sur le mode le plus souvent sarcastique. Avant d'être
tardivement un sujet d'étude, le parachutage politique aura donc
longtemps été un objet de plaisanterie. L'expérience politique des
parachutages semble en etfet se dissoudre dans la chronique des faits
divers et des rumeurs, phénomènes souvent jugés mineurs mais
rompant suffisamment avec l'ordinaire des choses pour se montrer
porteurs de sens et sources de discours. Le parachutage politique
consacre l'éternel retour de l'événement au cœur des relations de
pouvoir, la puissance exemplaire de l'anecdote et du récit, le rappel
que la politique se noue aussi dans des expériences minimales qui
concentrent des significations éparses, immédiates et lointaines. Ainsi,
le tenne même de parachutage a-t-il probablement contribué à sa
résistance à toute véritable saisie scientifique. L'usage trop commun
du mot rendant le fait dès lors invisible, démonétisé voire illégitime
pour toutes les manipulations savantes.
Il est vrai que la littérature scientifique demeure curieusement
peu loquace sur le parachutage politique. En France bien sûr mais
aussi à l'étranger. Une Internationale du silence et de l'oubli. En 1969,
dans un important colloque à Bordeaux consacré aux facteurs locaux
de la vie politique nationale, un débat s'était pourtant engagé sur le
sujet. Un échange bref mais fondateur qui offrit alors aux divers
intervenants l'occasion de montrer leur accord sur «l'intérêt que
pourrait présenter une étude générale sur I'histoire du parachutage
dans la vie politique française depuis le début du dix-neuvième
siècle I ». Depuis, les travaux se sont certes multipliés sur les fonnes
localisées, particulières et diversifiées, de phénomènes politiques
généraux
(campagnes
électorales,
implantations
partisanes,
professionnalisation des élus, apprentissage du suffrage, etc.). Il Y est
parfois question de parachutages politiques, ici pour illustrer les
modalités historiques du processus de politisation des terroirs et les
vicissitudes de la nationalisation2 ; là pour étudier les articulations du
« local» et du « national », les interactions entre responsables
1
Jean Touchard dans Albert Mabileau (dir), Les facteurs locaux de la vie
politique nationale, Paris, Pédone, 1972, p.40 1.
2 Eugen Weber, La fin des terroirs. La fllodernisation de la France rurale,
1870-1914, Paris, Fayard, 1983; Michel Vovelle, La découverte de la
politique. Géopolitique de la révolution française, Paris, La Découverte,
1992 ; Christine Guionnet, L'apprentissage de la politique moderne, Paris,
L'Harmattan, 1997.
12
politiques et militants locaux, ou l'importance stratégique des
réseaux l ; plus explicitement enfin pour mettre en lumière à travers
« l'extraordinaire prégnance en France des valeurs de territorialité2 »
l'impérieuse nécessité pour tout candidat à un scrutin local d'activer
les solidarités déjà constituées. Mais à chaque fois le parachutage
politique n'est abordé que de manière secondaire et quelque peu
décorative, en appoint d'une démonstration qui porte sur autre chose.
Les expériences de parachutages en tant que telles n'ont jusqu'à ce
jour intéressé ni les historiens, ni les politistes. A notre connaissance,
aucune monographie ne s'est plongée dans le suivi anthropologique
du phénomène. Aucune étude n'a jamais cherché à construire des
critères de classemene, à consigner des données sûres. Il serait
intéressant à partir de cet exemple de s'interroger sur la manière dont
une communauté scientifique construit ses manques d'intérêt, cultive
ses trous noirs et ses «voiles d'ignorance» dans le sillage de ses
propres effets de mode. Il est donc probable que l'indignité
universitaire du parachutage politique est à rechercher en partie du
côté de l'usage trivial d'un mot jugé insuffisamment sérieux, d'une
notion difficile à construire en théorie tant sont lourdes les concrétions
sémantiques qui s'y sont cristallisées. En ce sens, et en ce sens
seulement, le parachutage politique n'existe pas.
Mais insaisissable en raison d'un terme dévoyé, il tend
également à se disperser en situations plurielles, renvoyant chacune
d'entre elles à des idiosyncrasies irréductibles à tout véritable effort
théorique. A cette dilution dans le particulier, le parachutage politique
ajoute un autre défaut, celui de déranger plus ou moins consciemment
une certaine représentation éthique de la politique. Il vient en effet
brutalement rappeler qu'un lien politique n'est jamais naturel, mais
toujours à construire dans l'artifice des croyances et des discours de
légitimation. Il illustre a contrario les pudeurs du jeu politique qui
déteste qu'on lui récite les origines cynégétiques de tout pouvoir, fût-il
démocratique. Il rôde autour du parachutage politique un halo de
1 Jacques Lagroye, Société et politique: Chaban-Delmas à Bordeaux, Paris,
Pédone, 1973 ; Frédéric Sawicki, Les réseaux du parti socialiste. Sociologie
d'un ",i/ieu partisan, Paris, Belin, 1997.
2 Marc Abélès, Jours tranquilles en 89. Ethnologie politique d'un
département français, Paris, Odile jacob, 1989, p.235. Eric Phélippeau,
L'invention de l 'homme politique moderne, Paris, Belin, 2002.
3 A l'exception notable de Jean Petaux dont on regrettera la non publication de
son mémoire d'HDR, La recherche du mandat manquant et la question du
parachutage, Bordeaux, 1996; voir également Gaëtan Djaguidi, «La
technique du parachutage: les législatives de 1993», Revue Politique et
Parlementaire, n0969, janvier-février 1994, pp.45-55.
13
scrupule. A la manière du parachuté, bien souvent contraint de
présenter ses brevets de localisme, le chercheur devrait-ils' excuser
d'aller ainsi à la rencontre d'un Objet Politique Non Identifié? Il n'est
pas certain d'ailleurs que la catégorie proposée par Denis-Constant
Martin s'adapte parfaitement au parachutage politique 1, néanmoins
elle nous invite à situer le phénomène dans le cadre des pratiques qui
font sens dans la multidimensionalité, au croisement du culturel et du
politique, du fait et du symbole, de l'événement et de l'imaginaire.
C'est donc paradoxalement parce qu'il n'existe pas que le parachutage
politique a peut-être tant de choses à nous dire.
Le parachutage
et le mythe de la Rencontre
Ouvrons tout d'abord le grand angle et oublions
momentanément la dimension localisée du parachutage. Formulons
I'hypothèse que la portée du phénomène ne se réduit pas à une microsociologie des pratiques politiques mais concerne également, ce que
l'on appellera ici avec beaucoup de prudence, les structures
élémentaires du politique. Le parachutage politique présente en effet
l'originalité d'être à la fois un événement fortement marqué par les
effets de contexte et de contingence, d'être discuté et commenté dans
le moment, mais aussi l'interprétation sans cesse renouvelée d'une
pièce pour ainsi dire universelle.
Le parachutage politique désigne la candidature à une
élection d'un acteur politique dans une circonscription où il fait figure
d'étranger. Les définitions du parachutage s'accordent toutes sur cette
idée d'une extériorité géographique, réelle ou perçue, du candidat. Le
parachuté sera donc celui qui vient de loin et sollicite le droit de
devenir le porte-parole d'une communauté territoriale à laquelle il
n'appartient pas ou dont il n'est pas originaire. L'opération ainsi
présentée s'avère dès lors riche de sens. Au-delà de sa dimension
purement politique, à laquelle on le réduit trop systématiquement, le
parachutage peut aussi, semble-t-il, se lire comme une variation, certes
singulière et quelque peu marginale, d'une expérience socialement
fondamentale: la Rencontre. C'est-à-dire le contact avec l'Autre2. Le
parachutage se définirait alors comme la rencontre politiquement
organisée entre une société humaine spatialement définie et un
individu allogène. Il pose donc de manière très claire la question du
1
Denis-Constant
Martin (dir), Sur la piste des OP NI (Objets politiques
non
identifiés), Paris, Karthala, 2002.
2 Marc Augé, Le sens des autres. Actualité de l'anthropologie, Paris, Fayard,
1994.
14
rapport à la différence. En effet, intrus ou sauveur, rejeté ou attendu, le
parachuté n'en demeure pas moins toujours une figure de l'altérité. Il
est socialement construit comme le porteur d'une étrangeté qui, selon
les configurations locales, pourra certes se transformer en valeur
ajoutée ou au contraire en stigmate insurmontable, mais qui jamais ne
s'effacera totalement. La différence est la marque de fabrique du
parachutage, l'ADN du parachuté. La différence est le ressort même
du parachutage dont le succès ou l'échec résulteront d'une capacité ou
non du candidat à la travailler soit pour l'effacer, la corriger, ou
l'excuser, mais aussi la revendiquer, l'exploiter voire la brandir.
Qu'elle soit ressource ou fardeau, qualité ou faute, la différence
détermine entièrement la relation de parachutage. Elle en traverse le
récit, en influence les pratiques et en fixe les usages.
Le parachutage politique signifie donc la rencontre avec la
différence, c'est dire qu'il pose à chaque fois la question complexe des
relations entre les identités et l'altérité. Il joue de façon ritualisée le
dialogue difficile de la norme et de la déviance, du proche et du
lointain. Le parachutage politique se présente comme une cérémonie
de reconnaissance où le vertige de la clôture affronte l'imaginaire de
l'errance. Tout parachutage met en scène deux figures immémoriales
de la socialité : le sédentaire et le migrant, le laboureur et le chasseur.
Deux paradigmes du rapport initial à l'espace, deux archétypes de
l'assignation aux lieux, le résident et le nomade, et pourquoi pas deux
gestes primordiaux, le sillon et le voyage. Entre celui qui revendique
le bonheur d'être né ici, et celui qui reconnaît venir d'ailleurs,
s'installe toute l'ambiguïté de la rencontre avec son lot d'inquiétudes
et de fascinations. On dit souvent du parachutage qu'il est une sorte de
greffe, comme pour mieux insister sur le caractère organique de ce
contact. Ce sont en effet deux corps qui se rencontrent, deux unités
substantifiées et figées dans leurs identités fantasmées. D'un côté, la
Circonscription érigée par les entrepreneurs politiques indigènes en
« lieu du chez soi» ; de l'autre côté, l'Etranger, voyageur sans papier
ni bagage qui, non content de s'installe, revendique également un
pOUVOIr.
Mais la rencontre au cœur de l'expérience du parachutage est
cependant d'un type particulier puisque la sollicitation des suffrages la
transforme en simulacre de conquête. Celui qui vient ne vient pas
seulement en ami mais en quémandeur de voix. En prétendant. La
démocratie politique masque avec un certain bonheur la violence
d'une opération par laquelle s'instaure une relation de pouvoir, donc
de domination. Le parachuté est la forme moderne, légale-rationnelle
de l'aventurier qui partait jadis aux Indes et cherchait à convaincre les
tribus de le choisir comme chef. Il est le dernier avatar du mythe si
15
souvent évoqué par les récits de voyage, de I'Homme qui voulait être
Roi. Parabole de la communauté séduite par un Inconnu. « Ils vinrent
vers moi, nus, et portant des colliers de fleurs. Je lus dans leur regard
qu'ils voyaient en moi une de leur divinité... Je sus alors que je
pourrais les commander» l. Le rêve du parachuté semble ainsi
rejoindre celui du Conquistador! Mais le discours de la différence est
un discours difficile, et il suffit d'un rien pour que les rêves partagés
ne se transforment en cauchemars identiques. «Moctezuma fit
promulguer une loi d'après laquelle tout étranger surpris à se présenter
comme roi devait être traîné dans les rues jusqu'à ce qu'il eût rendu le
dernier soupir »2. Comprendre le parachutage politique comme une
version électorale donc pacifiée de la conquête de l'autre peut
légitimement surprendre, sauf à considérer avec Georges Balandier
que «le politique et le pouvoir s'accommodent de la nouveauté en
espérant faire rej ouer des anciennes structures de pensée», et que
« pour l'intelligence de l'actuelle détour est la ligne la plus droite »3.
Le parachutage
et la fabrication du lien politique
Le parachutage politique doit également s'interpréter comme
une sorte de drame ritualisée au cours duquel s'exprimeraient toutes
les contradictions historiques du processus de politisation. Dans
chaque expérience de parachutage, au-delà de la diversité même des
configurations et des résultats, semble se jouer et se rejouer I'histoire
inachevée de la modernisation politique de la Nation. A travers les
réactions qu'il suscite, les commentaires qu'il engendre et les
pratiques qu'il suggère, le parachutage politique offre l'occasion de
répéter et de mimer les tensions qui n'ont jamais cessé de traverser la
marche lente de la familiarisation avec la politique moderne. Il
condense en effet en lui un certain nombre d'équivoques fondatrices
de la démocratie moderne avec son cortège d'espoirs et de déceptions.
Le parachutage politique rappelle tout d'abord la fragilité du
fonctionnement de la démocratie représentative et la résistance des
imaginaires sociaux concernant les modes traditionnels de solidarité.
Il interroge en effet l'économie même de la médiation, et l'irruption
du tiers représentant, que d'une certaine manière la figure du
parachuté semble exacerber, ouvre indéfiniment le débat originel entre
I
Cité dans Nathan Wachtel, La vision des vaincus, Paris, GaIIimard, 1983,
p.102.
2 Cité dans Tzvetan Todorov, La conquête de l'Amérique. La question de
l'autre, Paris, 1982, p.103.
3 Georges Balandier, Le détour. Pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985,
p.26.
16
les impératifs de la distinction et de l'identification. Le parachutage
politique rend ainsi plus difficile l'affirmation substantialiste de soi
qui tend à se nouer autour du candidat sachant mobiliser le répertoire
des ressources identitaires. Il porte en lui l'écho d'un phénomène déjà
ancien mais jamais complètement soldé, à savoir le conflit que la
représentation politique entretient avec les représentations sociales1.
Un conflit lié à l'introduction de l'élection au suffrage universel et de
ses dynamiques individualisatrices, à la grande déchirure qui
s'installera désormais au cœur des mécanismes de construction
politique des identités. Le parachutage politique invite donc à revisiter
les schémas classiques de l'archaïsme et de la modernité politiques en
mettant l'accent sur l'ensemble des sédimentations qui se cristallisent
dans le suffrage. Voter ou non pour un candidat parachuté consisterait
ainsi à reformuler plus ou moins consciemment les grands enjeux de
la construction historique de la participation politique.
Une socio-histoire des parachutages politiques pourrait ainsi
nous apporter des connaissances utiles sur la façon dont les candidats
ont dû apprendre à composer et recomposer les modalités de leur
légitimation, à négocier leurs ressources entre exigences locales et
aspirations nationales, sur la manière également dont ces procédures
ont été reçues, validées ou contestées par les électeurs. Le parachutage
politique rappelle crûment que l'élection demeure une transaction, le
moment où s'échangent non seulement des biens publics indivisibles
mais aussi toute une petite monnaie de signes et de traces qui facilitera
ensuite la réalisation d'un commerce de confiance entre la société
locale et ceux qui sollicitent ses voix2. Chaque parachutage politique
consigne également une partie de I'histoire de la professionnalisation
du métier politique, des processus qui ont contribué à l'invention
historique d'un métier suffisamment autonomisé, et surtout dont
l'origine est à rechercher dans un mouvement dialectique entre des
effets de politisation par le haut (politique des partis, nationalisation
des enjeux, idéologisation des programmes, etc.) et d'importantes
marges d'interprétations sociales conduites par de puissantes
grammaires locales. Un parachutage politique est toujours une
« entrée en politique3 » fût-elle l'œuvre d'un cacique qui se cherche
un nouveau territoire. Se parachuter exige une humilité de débutant et
1
Sur ces questions, voir Claude Lefort, L'invention démocratique, Paris,
Fayard, 1985 ; Jacques Rancière, La mésentente, Paris, Galilée, 1995 ; Pierre
Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation
démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998.
2 Mark Rogin Anspach, A charge de revanche. Figures élémentaires de la
réciprocité, Paris, Seuil, 2002.
3«
Entréesen politique», Politix,n035, 1996.
17
contraint à réviser ses gammes. C'est aussi l'occasion de naturaliser
l'engagement, de fabriquer les trajectoires qui conduisent en ce
nouveau lieu, de réciter les paroles qui formeront le mode d'emploi
des prédispositions
à être socialement, historiquement
et
culturellement «des vôtres». Rarement aussi bien que dans le
parachutage politique ne s'exprime en effet la nécessité d'ajuster les
propriétés individuelles de l'acteur aux contraintes structurelles et
croisées du lieu et du métier politique I.
L'expérience contrastée des parachutages rappelle également
le rôle des formations partisanes dans la persistance d'un horizon
localisé des pratiques politiques, à rebours de certains propos
exagérant souvent la portée du phénomène de nationalisation. Le
candidat parachuté s'expose ainsi toujours à une «revanche du
local », c'est-à-dire à une candidature dissidente ou sauvage, réponse
indigène aux manœuvres des responsables nationaux. Le parachutage
apparaît donc comme un site d'observation privilégié de l'arsenal des
ressources (mais aussi des contraintes) dont disposent les acteurs
locaux dans l'élaboration des investitures partisanes. Il donne à voir la
prégnance des configurations autochtones et toutes les singularités
historiquement construites qui en résultent. Il montre aussi le rapport
de forces qui s'établit régulièrement entre les instances nationales et
les représentants d'une politique de proximité, entre les défenseurs
d'un intérêt national du parti et les dépositaires d'une authenticité
locale2.
Le parachutage politique offre enfin l'occasion d'étudier in
situ ce que Philippe Braud appelait « les exigences fantasmatiques de
l'électeur» 3. En effet, tout parachutage constitue une sorte de moment
d'émotion au cours duquel vont se concentrer un certain nombre de
passions fortes. Amertumes, exaspérations mais aussi attentes, espoirs
alimentent des flux affectifs qui irrigueront les discours et les
pratiques. Les représentations du parachuté vont ainsi se structurer
autour de cristallisations imaginaires, symboliquement riches et
émotionnellement lourdes de sens. Reconnu comme un sauveur venu
résoudre un insoluble conflit local, ou présenté comme l'agent
perturbateur de la communauté, le parachuté déclenche fatalement une
parole traversée de puissants désirs: sentiments inquiets ou
euphorisants d'appartenir au groupe menacé, satisfaction du désir de
I
Bruno Dumons, Gilles Pollet, Pierre-Yves Saunier, Les élites municipales
sous la Ille République. Paris, CNRS éditions, 1997.
2 Ronald Aminzade, Ballots and Barricades. Class Formation and Republican
Politics in France 1830-1871, Princeton, Princeton University press, 1993.
3 Philippe Braud, Le suffrage universel contre la démocratie, Paris, PUF,
1980, p.123 et s.
18
voir le conflit apaisé, impact des entreprises de séduction et de
valorisation, stratégies visant à conforter l'estime de soi et à réaffirmer
les attributs d'une distinction socio-locale. Instant de production de
messages émouvants, d'appels à mobilisateurs à fortes charges
affectives, le parachutage politique met en scène parfois de manière
volontairement exagérée et bruyante l'affirmation des sentiments
d'appartenance (local et/ou partisan), les demandes victimaires de
considération et de reconnaissance, ainsi que les formules souvent
convenues d'ostracisme ou de réparation 1.Les éventuelles scissions et
exclusions intensifient davantage encore la charge passionnelle du
parachutage, et l'on voit bien souvent chaque camp s'engager dans
une escalade de manifestations visant à confisquer le monopole des
loyautés. C'est en effet toute la « fonction de lieu-tenance »2 et par
conséquent les mythologies du gouvernement représentatif qui se
trouvent ainsi constamment réactivées dans l'expérience des
parachutages. Cette surcharge symbolique du parachutage politique
tient beaucoup au fait que l'opération ressortit en grande partie de
l'ordre des discours qui contribuent aussi à le faire exister.
Il est ainsi très tentant, donc un peu dangereux, de vouloir
considérer le parachutage politique comme une sorte de moment
liturgique reproduisant dans des lieux à chaque fois différents les
mystères de la Représentation. Véritable exemplum politique, le
parachutage dresserait ainsi ses tréteaux pour jouer en province la
scène fondatrice de la démocratie moderne, en réaffirmant avec force
une dimension anthropologique du politique que Tip O'Neill formulait
plus simplement: « Toute politique est locale »3.
Les premières petites pierres d'un grand chantier
Cet ouvrage rend compte d'un colloque organisé à Lille en
janvier 2001 sur les sites de l'Institut d'Etudes Politiques et de la
Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales, sous le
patronage de l'Association Française de Science Politique. Il
rassemble des communications qui ont été regroupées autour de quatre
thématiques principales: le balisage théorique et sémantique de la
notion, le parachutage politique dans le cadre à la fois politique et
I Claudine Haroche et Jean-Claude Vatin (dir.), La considération, Paris,
Oesclée de Brouwer, 1998.
2 Philippe Braud, Le jardin des délices dénzocratiques, Paris, Presses de la
FNSP, 1991, p.219.
3 Tip O'Neill, All Politics is Local and Other Rules of the Game, New York,
p.XII. Voir également Albert Mabileau (dir.), A la recherche du local, Paris,
L'Harmattan, 1993.
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institutionnel de la Cinquième république, le parachutage dans la
diversité de ses expressions locales et enfin une ouverture aux formes
étrangères de parachutages politiques. Nous n'avons jamais eu la
prétention d'épuiser le thème, ni même d'en parcourir tous les
questionnements. Cet ouvrage collectif doit plutôt se lire comme la
mise en chantier d'un objet de recherche curieusement délaissé. Son
ambition consiste donc à susciter et provoquer de nouvelles études qui
viendront conforter ou démentir certaines des conclusions que nous
proposons aujourd'hui. Les auteurs de ce livre ont un peu l'impression
d'avoir été des éclaireurs et d'être partis à l'assaut d'une terra
incognita. Cependant aucun d'entre eux ne développe le syndrome de
Tartarin, au contraire, le cheminement intellectuel vers cette notion
imprécise s'est faite avec prudence, et le bricolage méthodologique est
ici ouvertement revendiqué comme une étape nécessaire et première à
la construction d'un objet scientifiquement en devenir. Au fil des
contributions, par petites touches, le parachutage politique prend
forme et quitte, nous l'espérons, sa peau de vocable de sens commun
pour se doter d'une conduite heuristique plus probante. Michel
Hastings cherche ainsi à mettre en perspective l'expérience du
parachutage et les enseignements historiques de la construction de la
démocratie représentative. François Borella confronte quant à lui le
parachutage politique et les textes juridiques qui, précis ou flous,
dessinent le cadre normatif de l'expérience. Jean Petaux, qui fut l'un
des tous premiers chercheurs à s'intéresser aux parachutages, revient
sur le mot et la chose en s'efforçant de construire un certain nombre
de classements opératoires. Christian Le Bart n'oublie pas que le
parachutage politique est un moment extrêmement bavard et que
l'analyse des rhétoriques de parachutés intéresse le répertoire des
procédures de légitimation. François Rangeon rapporte la pratique du
parachutage aux principales logiques de la Cinquième République
(dynamiques de décentralisation, territorialisation des élections, etc.)
et en étudie les évolutions essentielles. Etienne Criqui a recensé une
très grande partie des candidats parachutés de la Cinquième
République afin d'en dessiner les profils sociologiques. Bernard Dolez
nous offre le vade-mecum du parfait parachuté en rappelant que les
coûts et les avantages du parachutage peuvent trouver aussi des
instruments de mesure. Pierre Martin s'intéresse aux cas particuliers
des parachutages lors des élections municipales afin d'en dégager les
principales contraintes. Jean-Marc Guislin étudie en historien les
caractéristiques socio-biographiques d'un large corpus de parachutés
de la Troisième République et Rémi Lefebvre revient sur le cas
singulier de Jules Guesde dont le parachutage à Roubaix à la fin du
XIXème siècle transgressa les règles non écrites de l'identification
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localiste. Elise Féron s'interroge sur l'échec cruel de Bernard
Kouchner aux élections législatives de 1988 en confrontant
l'extraordinaire dissonance entre l'image du candidat et les réalités
sociologiques de la circonscription. Julien Frétel s'intéresse de
manière comparative à deux greffes réussies (Jean-Louis Borloo à
Valenciennes et Philippe Douste-Blasy à Toulouse) et aux effets
locaux de cette nouvelle donne politique. Louis Massicotte et André
BIais nous transportent au Canada à la découverte de pratiques
territorialisées déjà anciennes dont les subtiles enjeux nous donnent à
voir d'autres manières de penser le lien politique. Samir Taïeb
démontre dans le cadre tunisien que le parachutage politique peut
également s'adapter à un système politique autoritaire et à un régime
de parti hégémonique, moyennant des formes inédites de
manipulations. Enfin, André-Paul Frognier et Mercedes Mateo-Diaz
font de la Belgique un exemple de culture politique localiste mais qui
développerait une conception de la représentation décourageant la
pratique des parachutages.
Ambitions modestes puisque dans l'état actuel des
connaissances sur le parachutage politique, cet ouvrage ne pouvait que
poser des problèmes, formuler des hypothèses et éprouver quelques
approches. Ambitions réelles cependant puisque chaque auteur a
résolument choisi d'ajouter sa pierre à la construction de l'objet. Il se
dégage, nous semble-t-il, de l'édifice ainsi constitué une double
leçon: tout d'abord, l'extrême plasticité du parachutage politique
capable de se décliner en formes différentes, et donc de résister à toute
entreprise de théorisation stricte. Ce qui ne signifie pas qu'il faille
s'abandonner aux délices de l'empirisme mais que l'ambition
théorique doit intégrer cette dimension plurielle et non chercher à la
réduire par la quête improbable d'une quelconque essence du
parachutage; ensuite, la remarquable épaisseur anthropologique du
parachutage politique qui doit également se comprendre comme une
expérience où se rencontrent un certain nombre d'éléments fondateurs
du lien politique, en amont même de toute forme historique moderne.
Le parachutage politique raconte donc différentes histoires dont les
dix-sept auteurs de cet ouvrage se sont faits les premiers interprètes.
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