Sport et genre
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Sport et genre Volume 3 APPRENTISSAGE DU GENRE ET INSTITUTIONS EDUCATIVES Collection "Espaces et Temps du Sport" dirigée par Jean Saint-Martin et Thierry Terret Le phénomène sportif a envahi la planète. Il participe de tous les problèmes de société, qu'ils soient politiques, éducatifs, sociaux, culturels, juridiques ou démographiques. Mais l'unité apparente du sport cache mal une diversité aussi réelle que troublante: si le sport s'est diffusé dans le temps et dans l'espace, s'il est devenu un instrument d'acculturation des peuples, il est aussi marqué par des singularités locales, régionales, nationales. Le sport n'est pas éternel ni d'une essence transhistorique; il porte la marque des temps et des lieux de sa pratique. C'est bien ce que suggèrent les nombreuses analyses dont il est l'objet dans cette collection créée par Pierre Arnaud qui ouvre un nouveau terrain d'aventures pour les sciences sociales. Dernières publications: Michaël Attali, Le syndicalisme des enseignants d'éducation physique, 1945-1981, 2004. Julie Gaucher, L'écriture de la sportive. Identité du personnage littéraire chez Paul Morand et Henry de Montherlant, 2004. Photographie de la couverture: L'escrime et le tir - Grande revue internationale illustrée, http://www.Jibrairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] @ L'Harmattan, 2005 ISBN: 2-7475-9565-X EAN : 9782747595650 n042, juillet 1924. Jean SAINT -MARTIN et Thierry TERRET Sport et genre Volume 3 APPRENTISSAGE DU GENRE ET INSTITUTIONS EDUCATIVES L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polyteclmique ; 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie KonyvesboIt Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest Espace L'Harmattan Kinshasa Fac..des Sc. Sociales, Pol. et Adm. ; BP243, KIN XI Université de Kinshasa - RDC L'Harmattan Italla Via Degli Artisti, 15 L'Harmattan Burkina Faso 1200 logements villa 96 10124 Torino 12B2260 Ouagadougou 12 ITALIE Jean SAINT-MARTIN, Maître de conférences en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives, Centre de Recherche et d'Innovation sur le Sport (Université Lyon 1). Derniers ouvrages publiés: - L'éducation physique de 1945 à nos jours. Les étapes d'une démocratisation, Paris, Armand, Colin, 2004 (avec Michaël Attali). - Le Sport et ses valeurs, Paris, La Dispute, 2004 (avec Michaël Attali, Tony Chapron et Philippe Liotard) - L'éducation physique à l'épreuve de la nation. 1918-1939, Paris, Vuibert, 2005. Thierry TERRET, Professeur en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives, Centre de Recherche et d'Innovation sur le Sport (Université Lyon 1). Derniers ouvrages publiés: - Histoire du sport en Europe, Paris, L'Harmattan, 2004 (avec Arnd Krüger et Jim Riordan). - Pratiques sportives et identités locales, Paris, L'Harmattan, 2004 (avec Bernard Michon) - Sport and Education Sankt Augustin, Academia Verlag, 2005 (avec Gigliola Gori). Jean SAINT-MARTIN et Thierry TERRET ont publié ensemble: - Le sport français dans l' entre-deux-guerres. Regards croisés sur les influences étrangères, Paris, L'Harmattan, 2000. - Le sport et les Français pendant l'Occupation, Paris, L'Harmattan, 2002, 2 volumes (avec Pierre Arnaud et Pierre Gros). Cet ouvrage est publié avec l'aide du Fond Social Européen et de la Région Rhône-Alpes. Tous les textes du volume 3 de «Sport et Genre» ont été expertisés par un comité scientifique constitué de Rebecca Rogers, Jean Saint-Martin, Anne-Marie Sohn, Thierry Terret et Michelle Zancarini -Fournel. Introduction Quand le genre s'apprend... Jean Saint-Martin & Thierry Terret CRIS, EA-647, Université de Lyon l Le genrel, cet ensemble de rapports qui définissent les relations entre les individus de manière au moins aussi puissante que les rapports de classe ou de race, n'est pas une donnée inscrite une fois pour toute dans un contexte particulier et qui s'imposerait mécaniquement à chacun et chacune. A l'échelle d'une société comme à celle des personnes, le genre est en perpétuelle reconstruction. Il est redéfini et fait l'objet d'ajustements au moment même où il façonne ses normes. Pourtant, ces reconstructions se produisent bien en référence à des modèles dominants qui permettent de stabiliser les hiérarchies. Le genre est en effet un puissant acteur dans le processus de socialisation auquel l'ensemble des membres d'une société est soumis. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les institutions éducatives sont très largement productrices des définitions les plus légitimes des identités sexuelles et des rapports sociaux de sexe. Celles qui font de l'éducation corporelle l'un de leurs projets majeurs échappent d'autant moins à ce rôle que le corps est le lieu par excellence où se joue l'intériorisation des modèles2. L'Ecole, à travers 1 Le genre est défini ici comme l'ensemble des formes d'expressions sociales de la féminité et de la masculinité, et l'ensemble des signes, pratiques et symboles qui dénotent une appartenance identitaire et fondent un type de relation (pouvoir, hiérarchie. ..) entre les sexes ou au sein de chacun des sexes. Sur les définitions et les usages du genre, Cf. en particulier Scott, Joan, Genre: une catégorie utile d'analyse historique. Le genre de l'histoire, in Les cahiers du CRIF, 37-38, 1988, pp. 125-153; Fougeyrollas-Schwebel, Dominique, Planté, Christine, Riot-Sarcey, Michèle & Zaidman, Claude, Le genre comme catégorie d'analyse. Sociologie, Histoire, Littérature, Paris, L'Harmattan, 2003. 2 Impossible, ici, de ne pas évoquer les perspectives ouvertes depuis longtemps par Michel Foucault et redécouvertes par les historiens et sociologues du sport. Cf. Rail, Geneviève, et Harvey, Jean, Body at work: Michel Foucault and the Sociology of Sport, in Sociology of Sport Journal, n012, 1995, pp. 164-179. l'éducation physique, mais aussi les fédérations sportives dites « affinitaires »1 qui font du sport un outil au service d'ambitions éducatives sont évidemment directement concernées. Ce sont elles qui sont l'objet de cet ouvrage. Si le genre s'apprend, il convient en effet d'explorer les institutions qui contribuent à en assurer la diffusion. Plus précisément, par quels processus l'apprentissage du genre se produit-il? D'abord à travers les politiques et les pratiques mises en œuvre, aussi bien, d'ailleurs, celles que l'on trouve dans les programmes scolaires et fédéraux que celles, plus diffuses, qui se développent en dehors de toute organisation planifiée à l'avance. Ensuite à travers l'organisation même de ces structures qui, selon les cas, peuvent être par exemple mixtes ou divisées. Enfin, à travers les modèles que donnent à voir ceux et celles qui, instituteurs/trices, éducateurs/trices ou entraîneur/es, sont en charge de l'éducation corporelle des filles et des garçons. Toutes ces pistes ne sont ici qu'esquissées; toutes ne sont pas abordées systématiquement. Il resterait par exemple à travailler sur l'histoire des comportements et des attitudes des élèves eux-mêmes dans le gymnase, le stade, la cour de récréation ou le vestiaire. Une telle histoire toucherait à celle du harcèlement, celle des ajustements et régulations dans la classe, ou celle, toujours taboue, de la sexualité. D'autre part, les travaux présentés s'inscrivent dans une histoire genrée des institutions éducatives qui a fait l'objet de nombreux travaux, en particulier pour l'Ecole, depuis près de trente ans2. Qu'il s'agisse par exemple des effets de la scolarisation séparée des garçons3 et des filles4, de la coéducationl et de la mixité2, le corpus de 1 Sur I'histoire de ces mouvements, voir Lebecq, Pierre-Alban (dir.), Sport, éducation physique et mouvements affinitaires, Paris, L'Harmattan, 2 tomes, 2004. 2 Par exemple avec Mayeur, Françoise, L'éducation des filles en France au X/Xe siècle, Paris, Hachette, 1979 ; Bricard, Isabelle, Saintes ou pouliches: l'éducation des jeunes filles au X/XC siècle, Paris, A. Michel, 1985 3 Prost, Antoine, L'enseignement en France, 1800-1967, Paris, A. Colin, 1968; Prost, Antoine, Education, société et politiques, une histoire de l'enseignement en France de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 1992. 4 Duru-Bellat, Marie, L'Ecole des filles. Quelle formation pour quels rôles sociaux ?, Paris, L'Harmattan, 1990 ; Lelièvre, Françoise et Claude, Histoire de la scolarisation des filles, Paris, Nathan, 1991 ; Baudelot, Christian & Establet, Roger, Allez lesfilles, Paris, Seuil, 1992. 10 connaissances sur le rôle de l'institution scolaire dans l'apprentissage du genre est désormais solide3. Pour paraphraser Thomas Laqueur, si le genre « se fabrique »4, alors l'Ecole est sans aucun doute l'une des entreprises les plus efficaces. Les études présentées dans ce volume sont diverses. Certaines mettent l'accent sur la différenciation hiérarchisée des rôles masculins et féminins, les tentatives de formatage des comportements des garçons et des filles et le poids des justifications politiques et sociales. D'autres illustrent et confirment les limites de ces contraintes et les conséquences sans doute plus durable d'autres processus. Toutes mentionnent les résistances et les obstacles surmontés par les pionniers pour promouvoir une construction plus égalitaire des identités sexuelles et des rapports entre les sexes. Toutes témoignent aussi d'une histoire particulière qui ne suit pas toujours fidèlement celle des féminismes ou de la « Libération» des femmes5. L'apprentissage du genre et la construction des frontières des sexes en - et par - l'éducation corporelle, possède sa propre temporalité et confirme que le système éducatif n'est pas toujours le reflet exact des 1 Breuse, E, La co-éducation dans les écoles mixtes, Paris, PUF, 1970 ; ZancariniFournel, Michelle, Coéducation, gémination, co-instruction, mixité: débats dans l'Education nationale (1882-1976), in Rogers, Rebecca (dir.), La mixité dans l'éducation. Enjeux passés et présents, Lyon, ENS éditions, 2004, pp. 25-32. 2 Se reporter pour l'essentiel aux travaux de Mosconi, Nicole, La mixité dans l'enseignement secondaire: un faux semblant?, Paris, PUF, 1989; Mosconi, Nicole (dir.), Egalité des sexes en éducation et formation, Paris, PUF, 1998 ; Ernst, Sophie, Femmes et école. Une mixité inaccomplie, Paris, INRP, 2003 ; Rogers, Rebecca (dir.), La mixité dans l'éducation. Enjeux passés et présents, Lyon, ENS éditions, 2004. 3 La question particulière de la mixité en éducation physique fera l' objet d'une prochaine publication: Terret, Thierry, Cogérino, Geneviève et Rogowski, Isabelle, La mixité en EPS. Pratiques et représentations, Paris, co-éd. AFRAPS-revue EPS, à paraître en 2006. 4 Laqueur, Thomas, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992. 5 Sur 1'histoire du féminisme, cf. notamment Bard, Christine, Les Filles de Marianne. Histoire des féminismes, 1914-1940, Paris, Fayard, 1995 ; Gubin, Eliane, Jacques, Catherine, Rochefort, Florence, Studer, Brigitte, Thébaud, Françoise, Zancarini-Fournel, Michelle, Le siècle des féminismes, Paris, Ed. de l'Atelier, 2004 ; Klejman, Laurence et Rochefort, Florence, L'égalité en marche. Le féminisme sous la Troisième République, Paris, Presse de la FNSP/Editions Des Femmes, 1980. Il transformations sociales. En revanche, il privilégie bien un système de valeurs marqué par la domination masculine qui ne commence guère à être ébranlé que dans la seconde partie du XXème siècle. Encore fautil ici peut-être distinguer les institutions elles-mêmes. Si le respect des normes et des usages de la puissante doxa scolaire explique pour partie l'existence des conceptions inégalitaires entre les sexes, les institutions para publiques et privées ont souvent fait preuve d'audace en ce domaine, quitte, pour les plus avant-gardistes d'entre-elles, à bousculer l'ordre des identités sexuées et affronter le puissant héritage patriarcal pourtant transmis par le système éducatif officiel. Sous l'action de quelques pionniers dont il conviendrait de mesurer plus finement les convictions, d'ambitieux projets éducatifs sortent progressivement de l'anonymat en se confrontant d'abord aux regards critiques avant de générer des perceptions de moins en moins hostiles. L'histoire de l'apprentissage du genre en éducation physique révèle donc aussi l'existence de modèles sexués différents dont la cohabitation fluctue en fonction des conjonctures. Qu'il s'agisse de l'institution scolaire ou des institutions extra scolaires, les imaginaires restent partagés entre des héritages culturels et le désir de croire en un monde plus juste. Or les pratiques corporelles constituent d'excellents révélateurs de ces mécanismes d'intériorisation, d'acceptation et de rejet des formes légitimes de rapports entre les sexes. Le premier regard porte sur les pratiques et les institutions qualifiées aujourd'hui de « gymnastique volontaire ». Il insiste sur les multiples enjeux soulevés par la conservation de l'altérité féminine mise en œuvre depuis plus d'un siècle dans des activités originales et singulières où les hommes semblent curieusement absents. Cette spécificité prend encore plus d'acuité au moment de confronter ces différentes innovations avec d'autres initiatives privées qui sont ici présentées dans une seconde partie. Qu'il s'agisse des projets naturistes ou des propositions fortement marquées par l'idéologie catholique, la question de l'émancipation des femmes demeure là encore sous tutelle des hommes et enrichit la thèse de plusieurs féminismes «en action» qui se télescopent depuis l' entre- 12 deux -guerres. Comme le montre la troisième partie, ces initiatives laissent pourtant de moins en moins insensibles les acteurs du système éducatif après la Seconde Guerre mondiale. La mixité s'impose alors progressivement dans l'Ecole. Pourtant l'éducation physique, en tant que discipline scolaire cette fois, semble ne pas suivre exactement le rythme des autres matières. Dans ses innovations comme dans ses crispations, l'EPS n'émancipe-t-elle pas autant qu'elle produit des concessions au genre? La réponse suppose d'aller au-delà de l'organisation des groupes et de la constitution des programmes en interrogeant l'action des acteurs, enseignantes et enseignants d'EPS, souvent nourris d'un double héritage sportif et universitaire qui ne les prédestine pas nécessairement à bousculer les représentations traditionnelles. C'est le sens de la quatrième partie, précisément centré sur la formation des « profs de gym » et leur production professionnelle. Chaque institution s'inscrit évidemment dans un contexte national qui l'oriente. Reste à savoir, néanmoins, si des mécanismes plus larges ne sont pas à l' œuvre qui dépasseraient les frontières politiques pour mieux enraciner les bornes du genre. La cinquième partie, en proposant quelques ouvertures sur d'autres nations que la France, fournit ainsi des pistes pour d'éventuelles comparaisons. Les textes du présent volume constituent une partie de la centaine de communications présentées au 11ème carrefour d'histoire du sport qui s'est déroulé à Lyon sur le thème « Sport et genre, 19ème 20ème siècle» du 28-30 octobre 2004. Organisé par le CRIS (Centre de Recherche et d'Innovation sur le Sport) de l'Université Claude Bernard dix ans après les journées internationales sur I'histoire du sport féminin dont le Centre avait été à l'initiative en 1994, ce congrès souhaitait à la fois prendre acte de la transformation et de l'extension des regards sur la question du sport et du genre, faire le point sur les travaux en cours et impulser de nouvelles orientations historiographiques. Les textes finalement sélectionnés après expertise sont regroupés dans un ensemble de quatre volumes consacrés aux 13 relations historiques entre le sport et le genre. Le premier (<<La conquête d'une citadelle masculine ») présente la manière différenciée dont les femmes ont progressivement conquis l'institution sportive et ont su s'arranger des résistances masculines. Le second (<<Excellence féminine et masculinité hégémonique ») explore les définitions idéales de l'athlète homme et interroge la manière dont certaines sportives ont su s'engager dans d'autres voies pour, à leur tour, présenter des modèles de réussite. Le troisième (<<Apprentissage du genre et institutions éducatives ») entreprend de questionner la construction des identités sexuelles et l'apprentissage des rapports sociaux de sexe au sein des organisations qui utilisent les pratiques sportives à d'autres fins que la compétition: institution scolaire et fédérations affinitaires. Le dernier (<<Objets, arts et médias ») s'intéresse enfin aux multiples relais, véhicules et détails qui, dans le monde du sport ou s'en inspirant, contribuent à renforcer ou perpétuer les normes du genre. 14 Corps des femmes et genre des corps (XIXème-XXème siècles) Michelle Zancarini-Fournel IUFM Lyon «L'Animal humain n'est ni homme ni femme, à le bien prendre: les sexes étant faits non simplement, ni pour constituer une différence d'espèces, mais pour la seule propagation (...) L 'homme et la femme sont tellement uns que si l'homme est plus que la femme, la femme est plus que l 'homme. L 'Homme fut créé mâle et femelle, ce dit l'Ecriture: ne comptant ces deux que pour un : et Jésus Christ est appelé Fils de l 'Homme bien qu'il ne soit que de lafemme, perfection entière et consommée de cette unité des deux sexes ». Marie de Gournay, L 'Egalité des hommes et des femmes (1622) Introduire mon propos par cette citation de 1622 de I'humaniste et lettrée, Marie de Gournay, vise à montrer que I'histoire du corps des femmes et du genre des corps ne se limite pas aux XIXème-XXème siècles, objet de cette publication, mais qu'elle est une histoire de plus longue durée. Pour les contemporains de Marie de Gournay, le masculin et le féminin s'ordonnaient alors selon une position strictement hiérarchique: le masculin était la version réussie d'un genre unique. La différenciation entre masculin et féminin est une invention du siècle des Lumières, qui rompt avec une tradition bimillénaire en Europe. Le corps des femmes devient alors le lieu de la redéfinition de la relation entre hommes et femmes et du modèle des deux sexesl. Les philosophes inventent la "nature féminine". La distinction entre sexe biologique et sexe social avancée par Simone de Beauvoir en 1949 dans Le Deuxième sexe, a permis de déconstruire l'idée de "nature féminine" et de forger le concept de genre en usage dans les sciences sociales à partir de 1968, même si cette distinction a 1 Laqueur, Thomas, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992. pu conforter un temps l'idée d'un invariant naturel. Les théories constructivistes, comme une histoire féministe des sciences1, amènent cependant à se départir d'une forme d'essentialisme, de l'invariant de la naturalité des corps. Comment les historiennes et les historiens ont-ils envisagé cette histoire du corps des femmes et du genre des corps? Au-delà du discours historique, comment ce corps des femmes a-t-il été pris en charge par les actrices et les acteurs sociaux? Quelles ont été les mutations et les recompositions aux XIXème et XXème siècles? Quels angles d'approche aujourd'hui, dans nos sociétés du très contemporain, dans la restructuration entre espace public et sphère privée, entre sujets et pouvoirs, au moment où se multiplient depuis une dizaine d'années les postures queer qui mettent en cause l'existence même du genre? Resituer la problématique dans un propos plus général sur la question de la «nature féminine », de sa construction et de sa recomposition, pourra permettre de voir dans quel cadre historique s'insèrent les réflexions menées ici sur sport et genre. Il ne s'agit pas de décliner un récit continu sur 1'histoire du corps des femmes pendant deux siècles, mais de se focaliser sur des moments spécifiques et des configurations, en tentant de dénouer les liens complexes qu'entretiennent certains savoirs scientifiques avec la définition du masculin et du féminin. 1- Brève historiographie: Histoire du corps, Histoire des femmes et du genre Le corps est devenu objet d'étude à part entière pour les historiens dans les années 1970, quand sur la scène publique se jouait la question de la libération des corps posée par le mouvement féministe2. L'article historien liminaire porte de façon significative le titre suivant: «Le corps, 1'homme malade et son histoire »3. L'histoire fait silence sur le corps des femmes, alors même que son 1 Gardey, Delphine & L6wy, llana, Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Editions des archives contemporaines, 2000. 2 Zancarini-Foumel, Michelle, Notre corps nous-mêmes, in Le siècle des féminismes, Paris, Editions de l'Atelier, 2004, pp. 209-220. 3 Revel, Jacques & Peter, Jean-Pierre, Le corps, 1'homme malade et son histoire, in Faire de I 'histoire, Paris, Gallimard, 1974, tome 3, pp. 169-199. 16 évocation est surabondante dans les discours et les images de toutes sortes. Les gestes du travail, l'alimentation, la sexualité, la famille, la maladie, le vêtement - ces territoires de la Nouvelle Histoire déclinés à partir de 1974 - ont cependant à voir avec celle du corps des femmes. Sociologues, philosophes et anthropologues ont inspiré les historiens. Deux voies et manières de faire ont été suivies: soit privilégier l'étude des discours en mettant l'accent sur les normes et les représentations savantes ou esthétiques des corps; soit choisir une histoire des pratiques, donc de l'usage du corps que font les hommes et les femmes, de la circulation des modèles culturels et de l'accommodation ou de la résistance à la diffusion de ces modèles 1. Dans le sillage de la démographie historique consacrée dans un premier temps plus à la famille qu'aux femmes elles-mêmes, l'Histoire du corps a-t-elle été un "détour obligé" de l'histoire des femmes2? Leur rôle dans la perpétuation de l'espèce rend I'histoire de l'accouchement et de la maternité incontournables: jusqu'au XVlllème siècle, c'est une affaire de femmes, acte considéré comme naturel, œuvre des matrones, «ces femmes qui aident» selon l'expression recueillie par Yvonne Verdier3. Yvonne Knibiehler s'interroge sur une chronologie qui se préoccuperait des événements spécifiques propres au féminin - les naissances, les mariages et les décès - et elle propose de considérer comme fondamentale la date des progrès de l'obstétrique ou celle de la limitation volontaire des naissances, ou encore celle de l'allongement de la vie4. Mais prendre en compte ces événements remarquables pour les femmes ne risquerait-il pas d'enfermer leur histoire dans une sorte de fatalité biologique? Jusqu'au XVillème siècle, si l'on suit Thomas Laqueur, le corps féminin était considéré non comme un corps avec des attributs spécifiques, mais comme une version inférieure du corps masculin. Au 1 Langages et images du corps, in Ethnologiefrançaise, 1976, n03-4. 2 Fouquet, Catherine, Le détour obligé ou l'Histoire des femmes passe t-elle par celle de leur corps, in Perrot, Michelle (dir.), Une Histoire des femmes est-elle possible ?, Marseille, Rivages, 1984, pp. 71- 84. 3 Verdier, Yvonne, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard, 1979. 4 Knibiehler, Yvonne, Chronologie et histoire des femmes, in Perrot, Michelle (dir.), Une Histoire des femmes est-elle possible?, Marseille, Rivages, 1984, pp. 50-57. 17 siècle des Lumières, le discours médical commence à conceptualiser le corps féminin comme Autre. Dès 1976, Yvonne Knibiehler interroge la notion de "nature féminine" vue par les médecins au temps du Code civil1. La Révolution française est un moment clé dans la production de discours sur l'inaptitude mentale et physique des femmes à assurer une présence dans la sphère politique, toutes occupées qu'elles devaient être dans la sphère privée comme «mères des futurs citoyens ». Le contrat social (Rousseau) est une affaire d'hommes et l'individu, «sujet rationnel et sans genre engendra paradoxalement des sexes opposés et fortement gen rés»2. Ce déplacement du regard qui construit une hiérarchie des sexes, le genre, a fait au XIXème siècle du corps féminin, le Sexe, objet de l'investissement de tous les discours littéraires et médicaux. 2- Biologisation, moralisation et classification du corps des femmes Romanciers, médecins, biologistes, anthropologues et aliénistes, tous cherchent, au XIXème siècle, à décrire, à cataloguer, à classifier le corps féminin. Leur discours est le reflet des conceptions majoritaires de leur temps. La féminité ne se conçoit que dans la retenue, la discrétion, la douceur, la passivité et la pudeur et l'éducation doit contribuer à inculquer ces vertus féminines aux filles de la bonne société comme aux filles du peuple, même si l'instruction de ces dernières est négligée dans le premier XIXème siècle. Dans l'espace public, le corps des femmes doit rester caché et les convenances, variables selon les moments, exigent de dissimuler la poitrine, les jambes, les chevilles, les cheveux surtout. La chevelure doit être disciplinée, couverte et jusqu'à une époque récente -les années 1970 en province pour les femmes les plus âgées-, aucune femme convenable ne sortait dans la rue "en cheveux", mais chapeautée ou avec un foulard. Le "voile" ou "foulard islamique" contemporain s'inscrit dans une histoire plus longue qu'il n'y paraît: prôné par l'Eglise catholique, marque de la pudeur féminine, le voile est imposé aux religieuses en signe de virginité. Il est un signe de la 1 Knibiehler, Yvonne, Les médecins et la nature féminine au temps du Code civil, Annales ESC, juillet-août 1976, n04, pp. 824-845. 2 Laqueur, Thomas, 1992, op. cil., p. 225. 18 volonté de contrôle, de soumission et d'appropriation du corps des femmes. C'est la raison pour laquelle, il sera intéressant d'étudier un cas limite, archétype de la femme fantasmée, celle du traitement de la «femme indigène» par la production iconographique coloniale, paradigme des types et classifications en usage dans les représentations du corps féminin. Une double morale structure tant les pratiques sociales que le droit. Il n'est qu'à voir la différence de traitement d'une femme et d'un homme adultères dans le Code civil de 1804. Dans tous les milieux sociaux, les désirs sexuels des hommes sont acceptés et les romanciers en font leur miel. Les femmes des catégories inférieures doivent les assouvir: servantes et filles de l'assistance publique pour les paysans; lorettes et grisettes pour les étudiants bourgeois; domestiques, prostituées ou courtisanes pour les autres urbains. Mais les filles "honnêtes", avant de se marier pour procréer, ont le devoir d'être innocentes et vierges et de rester ensuite pudiques et fidèles. La prostitution, au même titre que la masturbation, sont considérées comme des pathologies sociales menaçant la société. Pour comprendre l'origine et le sens de ces représentations, il faut faire un détour par la physiognomonie (née au XVIIIème siècle) qui démontre le lien entre les propriétés anatomiques et les comportements, les caractères et les conditions sociales. Elle est à l'origine de nombreux types de la littérature et des arts (peinture, sculpture ou photographie). La catégorie "jeune fille" s'est imposée au XIXème siècle et témoigne de l'importance que prend le corps à un moment précis de son développement. Différentes disciplines, de la médecine à la psychologie, de l'éducation physique à la morale et à 1'hygiène participent à la construction de cette catégorie «jeune fille ». L'art est supposé traduire les études scientifiques sur les différences anatomiques - raciales, sociales ou sexuelles - comme le fait Degas avec «La petite danseuse» qui fait scandale, lors de l'exposition de 1881. Considérée comme «une petite Nana de quinze ans» (en référence au personnage du roman de Zola), l'aspect bestial de la petite danseuse - souligné par les critiques qui fustigent «Le museau vicieux de cette fillette à peine pubère» ou encore « ce rat d'opéra qui tient du singe» - a été voulu par Degasl qui s'est inspiré directement 1 Le corps et l'âme, catalogue d'exposition. 19 de l'anthropologie criminelle du professeur lyonnais Alexandre Lacassagne (1843-1924) et du savant turinois Cesare Lombroso (1836-1909) : forte mâchoire et pommettes prononcées, angle frontal «tel qu'on le rencontre chez les sauvages et les singes », caractéristiques selon Lombroso des prostituées devenues criminelles. Sous l'égide de ces deux savants émerge la figure d'une criminalité proprement féminine. Ils passent ainsi de criminelles, jugées et condamnées dans des affaires spécifiques (pour infanticide le plus souvent), à une mise en cause de l'ensemble des femmes du fait de leur "nature". En 1896, Lacassagne publie une étude qui met l'accent sur une délinquance féminine ordinaire (Le vol à l'étalage et dans les grands magasins) et voit dans l'exercice de certaines professions, dont la domesticité, un facteur aggravant. Nourrie par une série d'affaires popularisées par le développement de la presse, cette thèse vise à mettre en évidence le caractère criminogène des femmes. En 1895, Lombroso avec la publication de La Femme criminelle et la prostituée, affirme que les deux ont une sexualité exacerbée et des caractères masculins particulièrement marqués. Ces anomalies qui témoignent selon ces médecins de la dégénérescence biologique de la femme les rapprochent de la femme primitive, la femme "sauvage". Les savants de cette fin de siècle donnent donc des arguments biologiques aux normes culturelles dominantesl. 3- Femmes indigènes et fantasmes de dévoilement Les premiers témoignages, les récits fascinés de voyageurs en Orient, décrivent le choc culturel causé par la présence d'un étranger, homme de surcroît qui veut prendre des personnes (et particulièrement des femmes) pour modèles, ce qui est contraire à l'interdit de la représentation de la figure humaine dans la civilisation musulmane. Les peintres orientalistes ont usé de subterfuges pour accomplir leur œuvre. Delacroix, par exemple, a contourné l'interdiction en prenant pour modèles des femmes juives d'Alger dans leur appartement. Les images du corps des femmes indigènes constituent des documents anthropologiques, autant sur les femmes et la société coloniale que sur les regards et les désirs des contemporains. 1 Artières Philippe, (dir.), Alexandre Lacassagne, Lyon, Catalogue d'exposition, Bibliothèque de la Part-Dieu, 2004. 20 L'utilisation de la photographie avait été conseillée par François Arago en 1839, dès l'invention du daguerréotype, pour servir à l'étude des races humaines et aux classifications des groupes. L'anthropologie physique, que Broca organise officiellement, en 1859, avec la fondation de la Société d'anthropologie de Paris, s'appuie sur la statistique et sur la classification des groupes humains servie par la photographie. La taxinomie des populations coloniales passe par la mise en valeur de leurs différences physiques qui sont déclinées en "races" ou en "types". Dans le dernier tiers du XIXème siècle, les premières représentations sont centrées sur la hiérarchie des races. A cette époque des séries de cartes postales: Scènes et types largement diffusées, sont le vecteur iconique de ces différences et hiérarchies. Ces images représentent une forte violence symbolique à l'égard de l'Autre-colonisé. Grâce à une découverte technique - la phototypie qui permet l'industrialisation de la carte postale dans les dernières décennies du XIXème siècle- la carte postale- a servi de vecteur de la diffusion de ces photographies, jusqu'en 1914 et même au-delà. Les cartes postales coloniales, coquines ou érotiques, qui circulent en masse au début du XXème siècle, si elles ne sont pas les seules parmi cette catégorie- Thierry Terret a étudié les cartes postales coquines ou érotiques de sportivesl - impliquent cependant la domination visuelle de I'homme sur la femme. Un décret du Il juin 1887 interdit que la carte soit contraire à l'usage des bonnes mœurs. Déjà sous le Second Empire, et malgré l'interdiction, circulaient des photographies licencieuses où l'on voyait des femmes dans des décors de travail (ferme ou domesticité) mais qui offraient aux regards leurs seins nus2. On a donc déjà là une figure de style pas forcément orientale ou coloniale. A travers «les types de Mauresques », les cartes postales coquines ou érotiques coloniales donnent à voir pour une clientèle de voyageurs et de militaires, des femmes partiellement dénudées qui contrastent avec la tenue des femmes dans la ville, voilées de la tête 1 Terret, Thierry, Sports and erotica; Erotic Postcards of Sportwomen during France' s Années folles, Journal of Sport History, vol. 29, n02, 2002, pp. 271-287. 2 Cliché Moulin, Etudes photographiques, BN, 1853, in Rouillé, André, Les images photographiques du monde du travail sous le Second empire, Actes de la Recherche en sciences sociales, septembre 1984, n054, pp. 31-43 (reproduction n° 14, p. 35). 21 aux pieds et toujours représentées en groupe. Il y a tout un jeu dans ces cartes postales sur l'intérieur/l' extérieur (au seuil de la porte) et le couvert/découvert (la nudité à demi cachée et à demi exposée) qui montre la violence symbolique des clichés. Ces femmes sont dans une pose lascive qui apparaît comme une promesse, une invitation. Les femmes représentées sont sans doute, des prostituées, des modèles ou des danseuses, consentantes, mais dont les regards ne disent pas toujours le consentement à la prise de vue. Dans son étude sur la prostitution coloniale, Christelle Taraud souligne que la colonisation sexuelle des femmes, réelle ou symbolique, est un élément fondamental de contrôle et d'assujettissement du corps de ces femmes 1. Il Y a sur l'interprétation de ces images un vif débat entre les spécialistes de 1'histoire anthropologique du corps, les spécialistes de l'imagerie coloniale et d'autres analystes qui insistent sur la formation d'un imaginaire érotique colonial2. Il faut sans doute analyser en même temps que l'image, le texte présent sur les cartes postales pour comprendre les rapports d'intertextualité et l'usage même de ces clichés. Le titre, la légende de la carte postale semblent donner une caution ethnique et scientifique, alors même que l'ethnologie avait, au début du XXème siècle, abandonné par exemple la classification de «Mauresque », catégorie purement imaginaire (forgée à partir de celle de Maures, c'est à dire les habitants descendants des Andalous). Ces 1 Taraud, Christelle, La prostitution coloniale, Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962), Payot, 2003. 2 L'interprétation d'Alloula Malek, Le Harem colonial. Images d'un sous-érotisme, 1981. selon laquelle la carte postale serait une apologie en images de l'esprit colon, qui propagerait le fantasme du harem et érotiserait le corps de la femme, est vivement controversée par Jean Noël Ferrié et Gilles Boëtsch, Contre Alloula : le «harem colonial revisité », in L'image dans le monde arabe, CNRS Editions, 1995, pp. 299-304 et Boëtsch, Gilles, La Mauresque aux seins nus: l'imaginaire érotique colonial dans la carte postale, in Images et colonies, Syros, 1993, pp. 93-96. Enfin, Boëtsch, Gilles et Chevé, Dominique (dir.), Le corps dans tous ses états. Regards anthropologiques, CNRS Editions, 2000. Plus nuancés sont Bancel, Nicolas, Le sens des mots dans les usages de la photographie anthropologique (1860-1900), Hommes et migrations, novembre-décembre 2004, n01252, pp. 82-88 et Savarese, Eric, Montrer la féminité, figurer l'altérité. Le corps des femmes indigènes dans l'imaginaire colonial français à partir de L'Illustration (1900-1940), in Le corps dans tous ses états. Regards anthropologiques, 2000, pp. 39-52. 22