Sport et genre

Transcription

Sport et genre
Sport et genre
Volume 3
APPRENTISSAGE
DU GENRE
ET INSTITUTIONS
EDUCATIVES
Collection "Espaces et Temps du Sport"
dirigée par Jean Saint-Martin et Thierry Terret
Le phénomène sportif a envahi la planète. Il participe de tous
les problèmes de société, qu'ils soient politiques, éducatifs, sociaux,
culturels, juridiques ou démographiques. Mais l'unité apparente du
sport cache mal une diversité aussi réelle que troublante: si le sport
s'est diffusé dans le temps et dans l'espace, s'il est devenu un
instrument d'acculturation des peuples, il est aussi marqué par des
singularités locales, régionales, nationales. Le sport n'est pas éternel ni
d'une essence transhistorique; il porte la marque des temps et des
lieux de sa pratique. C'est bien ce que suggèrent les nombreuses
analyses dont il est l'objet dans cette collection créée par Pierre
Arnaud qui ouvre un nouveau terrain d'aventures pour les sciences
sociales.
Dernières publications:
Michaël Attali, Le syndicalisme des enseignants
d'éducation physique, 1945-1981, 2004.
Julie Gaucher, L'écriture de la sportive. Identité du
personnage littéraire chez Paul Morand et Henry de
Montherlant, 2004.
Photographie
de la couverture:
L'escrime et le tir - Grande revue internationale
illustrée,
http://www.Jibrairieharmattan.com
[email protected]
harmattan [email protected]
@ L'Harmattan,
2005
ISBN: 2-7475-9565-X
EAN : 9782747595650
n042, juillet 1924.
Jean SAINT -MARTIN
et
Thierry TERRET
Sport et genre
Volume 3
APPRENTISSAGE DU
GENRE
ET INSTITUTIONS
EDUCATIVES
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polyteclmique ; 75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan
Hongrie
KonyvesboIt
Kossuth
L. u. 14-16
1053 Budapest
Espace L'Harmattan Kinshasa
Fac..des Sc. Sociales, Pol. et Adm. ;
BP243, KIN XI
Université
de Kinshasa
- RDC
L'Harmattan Italla
Via Degli Artisti, 15
L'Harmattan Burkina Faso
1200 logements villa 96
10124 Torino
12B2260
Ouagadougou 12
ITALIE
Jean SAINT-MARTIN, Maître de conférences en Sciences et
Techniques des Activités Physiques et Sportives, Centre de Recherche
et d'Innovation sur le Sport (Université Lyon 1).
Derniers ouvrages publiés:
- L'éducation physique de 1945 à nos jours. Les étapes d'une
démocratisation, Paris, Armand, Colin, 2004 (avec Michaël Attali).
- Le Sport et ses valeurs, Paris, La Dispute, 2004 (avec Michaël
Attali, Tony Chapron et Philippe Liotard)
- L'éducation physique à l'épreuve de la nation. 1918-1939,
Paris, Vuibert, 2005.
Thierry TERRET, Professeur en Sciences et Techniques des
Activités Physiques et Sportives, Centre de Recherche et d'Innovation
sur le Sport (Université Lyon 1).
Derniers ouvrages publiés:
- Histoire du sport en Europe, Paris, L'Harmattan, 2004 (avec
Arnd Krüger et Jim Riordan).
- Pratiques sportives et identités locales, Paris, L'Harmattan,
2004 (avec Bernard Michon)
- Sport and Education Sankt Augustin, Academia Verlag, 2005
(avec Gigliola Gori).
Jean SAINT-MARTIN et Thierry TERRET ont publié ensemble:
- Le sport français dans l' entre-deux-guerres.
Regards croisés
sur les influences étrangères, Paris, L'Harmattan, 2000.
- Le sport et les Français pendant l'Occupation, Paris,
L'Harmattan, 2002, 2 volumes (avec Pierre Arnaud et Pierre Gros).
Cet ouvrage est publié avec l'aide du Fond Social Européen et
de la Région Rhône-Alpes.
Tous les textes du volume 3 de «Sport et Genre» ont été
expertisés par un comité scientifique constitué de Rebecca Rogers,
Jean Saint-Martin, Anne-Marie Sohn, Thierry Terret et Michelle
Zancarini -Fournel.
Introduction
Quand le genre s'apprend...
Jean Saint-Martin & Thierry Terret
CRIS, EA-647, Université de Lyon l
Le genrel, cet ensemble de rapports qui définissent les relations
entre les individus de manière au moins aussi puissante que les
rapports de classe ou de race, n'est pas une donnée inscrite une fois
pour toute dans un contexte particulier et qui s'imposerait
mécaniquement à chacun et chacune. A l'échelle d'une société comme
à celle des personnes, le genre est en perpétuelle reconstruction. Il est
redéfini et fait l'objet d'ajustements au moment même où il façonne
ses normes. Pourtant, ces reconstructions se produisent bien en
référence à des modèles dominants qui permettent de stabiliser les
hiérarchies. Le genre est en effet un puissant acteur dans le processus
de socialisation auquel l'ensemble des membres d'une société est
soumis. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les institutions
éducatives sont très largement productrices des définitions les plus
légitimes des identités sexuelles et des rapports sociaux de sexe.
Celles qui font de l'éducation corporelle l'un de leurs projets majeurs
échappent d'autant moins à ce rôle que le corps est le lieu par
excellence où se joue l'intériorisation des modèles2. L'Ecole, à travers
1 Le genre est défini ici comme l'ensemble des formes d'expressions sociales de la
féminité et de la masculinité, et l'ensemble des signes, pratiques et symboles qui
dénotent une appartenance identitaire et fondent un type de relation (pouvoir,
hiérarchie. ..) entre les sexes ou au sein de chacun des sexes. Sur les définitions et
les usages du genre, Cf. en particulier Scott, Joan, Genre: une catégorie utile
d'analyse historique. Le genre de l'histoire, in Les cahiers du CRIF, 37-38, 1988,
pp. 125-153; Fougeyrollas-Schwebel, Dominique, Planté, Christine, Riot-Sarcey,
Michèle & Zaidman, Claude, Le genre comme catégorie d'analyse. Sociologie,
Histoire, Littérature, Paris, L'Harmattan, 2003.
2 Impossible, ici, de ne pas évoquer les perspectives ouvertes depuis longtemps par
Michel Foucault et redécouvertes par les historiens et sociologues du sport. Cf. Rail,
Geneviève, et Harvey, Jean, Body at work: Michel Foucault and the Sociology of
Sport, in Sociology of Sport Journal, n012, 1995, pp. 164-179.
l'éducation physique, mais aussi les fédérations sportives
dites « affinitaires »1 qui font du sport un outil au service d'ambitions
éducatives sont évidemment directement concernées. Ce sont elles qui
sont l'objet de cet ouvrage. Si le genre s'apprend, il convient en effet
d'explorer les institutions qui contribuent à en assurer la diffusion.
Plus précisément, par quels processus l'apprentissage du genre se
produit-il? D'abord à travers les politiques et les pratiques mises en
œuvre, aussi bien, d'ailleurs, celles que l'on trouve dans les
programmes scolaires et fédéraux que celles, plus diffuses, qui se
développent en dehors de toute organisation planifiée à l'avance.
Ensuite à travers l'organisation même de ces structures qui, selon les
cas, peuvent être par exemple mixtes ou divisées. Enfin, à travers les
modèles que donnent à voir ceux et celles qui, instituteurs/trices,
éducateurs/trices ou entraîneur/es, sont en charge de l'éducation
corporelle des filles et des garçons.
Toutes ces pistes ne sont ici qu'esquissées; toutes ne sont pas
abordées systématiquement. Il resterait par exemple à travailler sur
l'histoire des comportements et des attitudes des élèves eux-mêmes
dans le gymnase, le stade, la cour de récréation ou le vestiaire. Une
telle histoire toucherait à celle du harcèlement, celle des ajustements
et régulations dans la classe, ou celle, toujours taboue, de la sexualité.
D'autre part, les travaux présentés s'inscrivent dans une histoire
genrée des institutions éducatives qui a fait l'objet de nombreux
travaux, en particulier pour l'Ecole, depuis près de trente ans2. Qu'il
s'agisse par exemple des effets de la scolarisation séparée des
garçons3 et des filles4, de la coéducationl et de la mixité2, le corpus de
1 Sur I'histoire de ces mouvements, voir Lebecq, Pierre-Alban (dir.), Sport,
éducation physique et mouvements affinitaires, Paris, L'Harmattan, 2 tomes, 2004.
2 Par exemple avec Mayeur, Françoise, L'éducation des filles en France au X/Xe
siècle, Paris, Hachette, 1979 ; Bricard, Isabelle, Saintes ou pouliches: l'éducation
des jeunes filles au X/XC siècle, Paris, A. Michel, 1985
3 Prost, Antoine, L'enseignement en France, 1800-1967, Paris, A. Colin, 1968;
Prost, Antoine, Education, société et politiques, une histoire de l'enseignement en
France de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 1992.
4 Duru-Bellat, Marie, L'Ecole des filles. Quelle formation pour quels rôles
sociaux ?, Paris, L'Harmattan, 1990 ; Lelièvre, Françoise et Claude, Histoire de la
scolarisation des filles, Paris, Nathan, 1991 ; Baudelot, Christian & Establet, Roger,
Allez lesfilles, Paris, Seuil, 1992.
10
connaissances sur le rôle de l'institution scolaire dans l'apprentissage
du genre est désormais solide3. Pour paraphraser Thomas Laqueur, si
le genre « se fabrique »4, alors l'Ecole est sans aucun doute l'une des
entreprises les plus efficaces.
Les études présentées dans ce volume sont diverses. Certaines
mettent l'accent sur la différenciation hiérarchisée des rôles masculins
et féminins, les tentatives de formatage des comportements des
garçons et des filles et le poids des justifications politiques et sociales.
D'autres illustrent et confirment les limites de ces contraintes et les
conséquences sans doute plus durable d'autres processus. Toutes
mentionnent les résistances et les obstacles surmontés par les
pionniers pour promouvoir une construction plus égalitaire des
identités sexuelles et des rapports entre les sexes. Toutes témoignent
aussi d'une histoire particulière qui ne suit pas toujours fidèlement
celle des féminismes ou de la « Libération» des femmes5.
L'apprentissage du genre et la construction des frontières des sexes en
- et par - l'éducation corporelle, possède sa propre temporalité et
confirme que le système éducatif n'est pas toujours le reflet exact des
1 Breuse, E, La co-éducation dans les écoles mixtes, Paris, PUF, 1970 ; ZancariniFournel, Michelle, Coéducation, gémination, co-instruction, mixité: débats dans
l'Education nationale (1882-1976), in Rogers, Rebecca (dir.), La mixité dans
l'éducation. Enjeux passés et présents, Lyon, ENS éditions, 2004, pp. 25-32.
2 Se reporter pour l'essentiel aux travaux de Mosconi, Nicole, La mixité dans
l'enseignement secondaire: un faux semblant?, Paris, PUF, 1989; Mosconi,
Nicole (dir.), Egalité des sexes en éducation et formation, Paris, PUF, 1998 ; Ernst,
Sophie, Femmes et école. Une mixité inaccomplie, Paris, INRP, 2003 ; Rogers,
Rebecca (dir.), La mixité dans l'éducation. Enjeux passés et présents, Lyon, ENS
éditions, 2004.
3 La question particulière de la mixité en éducation physique fera l' objet d'une
prochaine publication: Terret, Thierry, Cogérino, Geneviève et Rogowski, Isabelle,
La mixité en EPS. Pratiques et représentations, Paris, co-éd. AFRAPS-revue EPS, à
paraître en 2006.
4 Laqueur, Thomas, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident,
Paris, Gallimard, 1992.
5 Sur 1'histoire du féminisme, cf. notamment Bard, Christine, Les Filles de
Marianne. Histoire des féminismes, 1914-1940, Paris, Fayard, 1995 ; Gubin, Eliane,
Jacques, Catherine, Rochefort, Florence, Studer, Brigitte, Thébaud, Françoise,
Zancarini-Fournel, Michelle, Le siècle des féminismes, Paris, Ed. de l'Atelier, 2004 ;
Klejman, Laurence et Rochefort, Florence, L'égalité en marche. Le féminisme sous
la Troisième République, Paris, Presse de la FNSP/Editions Des Femmes, 1980.
Il
transformations sociales. En revanche, il privilégie bien un système de
valeurs marqué par la domination masculine qui ne commence guère à
être ébranlé que dans la seconde partie du XXème siècle. Encore fautil ici peut-être distinguer les institutions elles-mêmes. Si le respect des
normes et des usages de la puissante doxa scolaire explique pour
partie l'existence des conceptions inégalitaires entre les sexes, les
institutions para publiques et privées ont souvent fait preuve d'audace
en ce domaine, quitte, pour les plus avant-gardistes d'entre-elles, à
bousculer l'ordre des identités sexuées et affronter le puissant héritage
patriarcal pourtant transmis par le système éducatif officiel. Sous
l'action de quelques pionniers dont il conviendrait de mesurer plus
finement les convictions, d'ambitieux projets éducatifs sortent
progressivement de l'anonymat en se confrontant d'abord aux regards
critiques avant de générer des perceptions de moins en moins hostiles.
L'histoire de l'apprentissage du genre en éducation physique
révèle donc aussi l'existence de modèles sexués différents dont la
cohabitation fluctue en fonction des conjonctures. Qu'il s'agisse de
l'institution scolaire ou des institutions extra scolaires, les imaginaires
restent partagés entre des héritages culturels et le désir de croire en un
monde plus juste. Or les pratiques corporelles constituent d'excellents
révélateurs de ces mécanismes d'intériorisation, d'acceptation et de
rejet des formes légitimes de rapports entre les sexes.
Le premier regard porte sur les pratiques et les institutions
qualifiées aujourd'hui de « gymnastique volontaire ». Il insiste sur les
multiples enjeux soulevés par la conservation de l'altérité féminine
mise en œuvre depuis plus d'un siècle dans des activités originales et
singulières où les hommes semblent curieusement absents.
Cette spécificité prend encore plus d'acuité au moment de
confronter ces différentes innovations avec d'autres initiatives privées
qui sont ici présentées dans une seconde partie. Qu'il s'agisse des
projets naturistes ou des propositions fortement marquées par
l'idéologie catholique, la question de l'émancipation des femmes
demeure là encore sous tutelle des hommes et enrichit la thèse de
plusieurs féminismes «en action» qui se télescopent depuis l' entre-
12
deux -guerres.
Comme le montre la troisième partie, ces initiatives laissent
pourtant de moins en moins insensibles les acteurs du système
éducatif après la Seconde Guerre mondiale. La mixité s'impose alors
progressivement dans l'Ecole. Pourtant l'éducation physique, en tant
que discipline scolaire cette fois, semble ne pas suivre exactement le
rythme des autres matières. Dans ses innovations comme dans ses
crispations, l'EPS n'émancipe-t-elle pas autant qu'elle produit des
concessions au genre?
La réponse suppose d'aller au-delà de l'organisation des groupes
et de la constitution des programmes en interrogeant l'action des
acteurs, enseignantes et enseignants d'EPS, souvent nourris d'un
double héritage sportif et universitaire qui ne les prédestine pas
nécessairement à bousculer les représentations traditionnelles. C'est le
sens de la quatrième partie, précisément centré sur la formation des
« profs de gym » et leur production professionnelle.
Chaque institution s'inscrit évidemment dans un contexte
national qui l'oriente. Reste à savoir, néanmoins, si des mécanismes
plus larges ne sont pas à l' œuvre qui dépasseraient les frontières
politiques pour mieux enraciner les bornes du genre. La cinquième
partie, en proposant quelques ouvertures sur d'autres nations que la
France, fournit ainsi des pistes pour d'éventuelles comparaisons.
Les textes du présent volume constituent une partie de la
centaine de communications présentées au 11ème carrefour d'histoire
du sport qui s'est déroulé à Lyon sur le thème « Sport et genre, 19ème
20ème siècle» du 28-30 octobre 2004. Organisé par le CRIS (Centre
de Recherche et d'Innovation sur le Sport) de l'Université Claude
Bernard dix ans après les journées internationales sur I'histoire du
sport féminin dont le Centre avait été à l'initiative en 1994, ce congrès
souhaitait à la fois prendre acte de la transformation et de l'extension
des regards sur la question du sport et du genre, faire le point sur les
travaux en cours et impulser de nouvelles orientations
historiographiques. Les textes finalement sélectionnés après expertise
sont regroupés dans un ensemble de quatre volumes consacrés aux
13
relations historiques entre le sport et le genre. Le premier (<<La
conquête d'une citadelle masculine ») présente la manière différenciée
dont les femmes ont progressivement conquis l'institution sportive et
ont su s'arranger des résistances masculines. Le second (<<Excellence
féminine et masculinité hégémonique ») explore les définitions idéales
de l'athlète homme et interroge la manière dont certaines sportives ont
su s'engager dans d'autres voies pour, à leur tour, présenter des
modèles de réussite. Le troisième (<<Apprentissage du genre et
institutions éducatives ») entreprend de questionner la construction
des identités sexuelles et l'apprentissage des rapports sociaux de sexe
au sein des organisations qui utilisent les pratiques sportives à
d'autres fins que la compétition: institution scolaire et fédérations
affinitaires. Le dernier (<<Objets, arts et médias ») s'intéresse enfin
aux multiples relais, véhicules et détails qui, dans le monde du sport
ou s'en inspirant, contribuent à renforcer ou perpétuer les normes du
genre.
14
Corps des femmes et genre des corps
(XIXème-XXème siècles)
Michelle Zancarini-Fournel
IUFM Lyon
«L'Animal humain n'est ni homme ni femme, à le bien
prendre: les sexes étant faits non simplement, ni pour constituer
une différence d'espèces, mais pour la seule propagation (...)
L 'homme et la femme sont tellement uns que si l'homme est plus
que la femme, la femme est plus que l 'homme. L 'Homme fut créé
mâle et femelle, ce dit l'Ecriture: ne comptant ces deux que pour
un : et Jésus Christ est appelé Fils de l 'Homme bien qu'il ne soit
que de lafemme, perfection entière et consommée de cette unité des
deux sexes ».
Marie de Gournay, L 'Egalité des hommes et des
femmes (1622)
Introduire mon propos par cette citation de 1622 de I'humaniste
et lettrée, Marie de Gournay, vise à montrer que I'histoire du corps des
femmes et du genre des corps ne se limite pas aux XIXème-XXème
siècles, objet de cette publication, mais qu'elle est une histoire de plus
longue durée. Pour les contemporains de Marie de Gournay, le
masculin et le féminin s'ordonnaient alors selon une position
strictement hiérarchique: le masculin était la version réussie d'un
genre unique. La différenciation entre masculin et féminin est une
invention du siècle des Lumières, qui rompt avec une tradition
bimillénaire en Europe. Le corps des femmes devient alors le lieu de la
redéfinition de la relation entre hommes et femmes et du modèle des
deux sexesl. Les philosophes inventent la "nature féminine". La
distinction entre sexe biologique et sexe social avancée par Simone de
Beauvoir en 1949 dans Le Deuxième sexe, a permis de déconstruire
l'idée de "nature féminine" et de forger le concept de genre en usage
dans les sciences sociales à partir de 1968, même si cette distinction a
1 Laqueur, Thomas, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident,
Paris, Gallimard, 1992.
pu conforter un temps l'idée d'un invariant naturel. Les théories
constructivistes, comme une histoire féministe des sciences1, amènent
cependant à se départir d'une forme d'essentialisme, de l'invariant de
la naturalité des corps.
Comment les historiennes et les historiens ont-ils envisagé cette
histoire du corps des femmes et du genre des corps? Au-delà du
discours historique, comment ce corps des femmes a-t-il été pris en
charge par les actrices et les acteurs sociaux? Quelles ont été les
mutations et les recompositions aux XIXème et XXème siècles? Quels
angles d'approche aujourd'hui, dans nos sociétés du très
contemporain, dans la restructuration entre espace public et sphère
privée, entre sujets et pouvoirs, au moment où se multiplient depuis
une dizaine d'années les postures queer qui mettent en cause
l'existence même du genre? Resituer la problématique dans un propos
plus général sur la question de la «nature féminine », de sa
construction et de sa recomposition, pourra permettre de voir dans
quel cadre historique s'insèrent les réflexions menées ici sur sport et
genre. Il ne s'agit pas de décliner un récit continu sur 1'histoire du
corps des femmes pendant deux siècles, mais de se focaliser sur des
moments spécifiques et des configurations, en tentant de dénouer les
liens complexes qu'entretiennent certains savoirs scientifiques avec la
définition du masculin et du féminin.
1- Brève historiographie: Histoire du corps, Histoire des femmes
et du genre
Le corps est devenu objet d'étude à part entière pour les
historiens dans les années 1970, quand sur la scène publique se jouait
la question de la libération des corps posée par le mouvement
féministe2. L'article historien liminaire porte de façon significative le
titre suivant: «Le corps, 1'homme malade et son histoire »3.
L'histoire fait silence sur le corps des femmes, alors même que son
1 Gardey, Delphine & L6wy, llana, Les sciences et la fabrication du féminin et du
masculin, Paris, Editions des archives contemporaines, 2000.
2 Zancarini-Foumel, Michelle, Notre corps nous-mêmes, in Le siècle des féminismes,
Paris, Editions de l'Atelier, 2004, pp. 209-220.
3 Revel, Jacques & Peter, Jean-Pierre, Le corps, 1'homme malade et son histoire, in
Faire de I 'histoire, Paris, Gallimard, 1974, tome 3, pp. 169-199.
16
évocation est surabondante dans les discours et les images de toutes
sortes. Les gestes du travail, l'alimentation, la sexualité, la famille, la
maladie, le vêtement - ces territoires de la Nouvelle Histoire déclinés
à partir de 1974 - ont cependant à voir avec celle du corps des
femmes. Sociologues, philosophes et anthropologues ont inspiré les
historiens. Deux voies et manières de faire ont été suivies: soit
privilégier l'étude des discours en mettant l'accent sur les normes et
les représentations savantes ou esthétiques des corps; soit choisir une
histoire des pratiques, donc de l'usage du corps que font les hommes
et les femmes, de la circulation des modèles culturels et de
l'accommodation ou de la résistance à la diffusion de ces modèles 1.
Dans le sillage de la démographie historique consacrée dans un
premier temps plus à la famille qu'aux femmes elles-mêmes,
l'Histoire du corps a-t-elle été un "détour obligé" de l'histoire des
femmes2? Leur rôle dans la perpétuation de l'espèce rend I'histoire de
l'accouchement et de la maternité incontournables:
jusqu'au
XVlllème siècle, c'est une affaire de femmes, acte considéré comme
naturel, œuvre des matrones, «ces femmes qui aident» selon
l'expression recueillie par Yvonne Verdier3. Yvonne Knibiehler
s'interroge sur une chronologie qui se préoccuperait des événements
spécifiques
propres au féminin
- les
naissances,
les mariages et les
décès - et elle propose de considérer comme fondamentale la date des
progrès de l'obstétrique ou celle de la limitation volontaire des
naissances, ou encore celle de l'allongement de la vie4. Mais prendre
en compte ces événements remarquables pour les femmes ne
risquerait-il pas d'enfermer leur histoire dans une sorte de fatalité
biologique?
Jusqu'au XVillème siècle, si l'on suit Thomas Laqueur, le corps
féminin était considéré non comme un corps avec des attributs
spécifiques, mais comme une version inférieure du corps masculin. Au
1 Langages et images du corps, in Ethnologiefrançaise, 1976, n03-4.
2 Fouquet, Catherine, Le détour obligé ou l'Histoire des femmes passe t-elle par
celle de leur corps, in Perrot, Michelle (dir.), Une Histoire des femmes est-elle
possible ?, Marseille, Rivages, 1984, pp. 71- 84.
3 Verdier, Yvonne, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la
cuisinière, Paris, Gallimard, 1979.
4 Knibiehler, Yvonne, Chronologie et histoire des femmes, in Perrot, Michelle (dir.),
Une Histoire des femmes est-elle possible?, Marseille, Rivages, 1984, pp. 50-57.
17
siècle des Lumières, le discours médical commence à conceptualiser le
corps féminin comme Autre. Dès 1976, Yvonne Knibiehler interroge
la notion de "nature féminine" vue par les médecins au temps du Code
civil1. La Révolution française est un moment clé dans la production
de discours sur l'inaptitude mentale et physique des femmes à assurer
une présence dans la sphère politique, toutes occupées qu'elles
devaient être dans la sphère privée comme «mères des futurs
citoyens ». Le contrat social (Rousseau) est une affaire d'hommes et
l'individu, «sujet rationnel et sans genre engendra paradoxalement
des sexes opposés et fortement gen rés»2. Ce déplacement du regard
qui construit une hiérarchie des sexes, le genre, a fait au XIXème
siècle du corps féminin, le Sexe, objet de l'investissement de tous les
discours littéraires et médicaux.
2- Biologisation, moralisation
et classification du corps des
femmes
Romanciers, médecins, biologistes, anthropologues et aliénistes,
tous cherchent, au XIXème siècle, à décrire, à cataloguer, à classifier
le corps féminin. Leur discours est le reflet des conceptions
majoritaires de leur temps. La féminité ne se conçoit que dans la
retenue, la discrétion, la douceur, la passivité et la pudeur et
l'éducation doit contribuer à inculquer ces vertus féminines aux filles
de la bonne société comme aux filles du peuple, même si l'instruction
de ces dernières est négligée dans le premier XIXème siècle. Dans
l'espace public, le corps des femmes doit rester caché et les
convenances, variables selon les moments, exigent de dissimuler la
poitrine, les jambes, les chevilles, les cheveux surtout. La chevelure
doit être disciplinée, couverte et jusqu'à une époque récente -les
années 1970 en province pour les femmes les plus âgées-, aucune
femme convenable ne sortait dans la rue "en cheveux", mais
chapeautée ou avec un foulard. Le "voile" ou "foulard islamique"
contemporain s'inscrit dans une histoire plus longue qu'il n'y paraît:
prôné par l'Eglise catholique, marque de la pudeur féminine, le voile
est imposé aux religieuses en signe de virginité. Il est un signe de la
1 Knibiehler, Yvonne, Les médecins et la nature féminine au temps du Code civil,
Annales ESC, juillet-août 1976, n04, pp. 824-845.
2 Laqueur, Thomas, 1992, op. cil., p. 225.
18
volonté de contrôle, de soumission et d'appropriation du corps des
femmes. C'est la raison pour laquelle, il sera intéressant d'étudier un
cas limite, archétype de la femme fantasmée, celle du traitement de
la «femme indigène» par la production iconographique coloniale,
paradigme des types et classifications en usage dans les
représentations du corps féminin. Une double morale structure tant les
pratiques sociales que le droit. Il n'est qu'à voir la différence de
traitement d'une femme et d'un homme adultères dans le Code civil
de 1804. Dans tous les milieux sociaux, les désirs sexuels des hommes
sont acceptés et les romanciers en font leur miel. Les femmes des
catégories inférieures doivent les assouvir: servantes et filles de
l'assistance publique pour les paysans; lorettes et grisettes pour les
étudiants bourgeois; domestiques, prostituées ou courtisanes pour les
autres urbains. Mais les filles "honnêtes", avant de se marier pour
procréer, ont le devoir d'être innocentes et vierges et de rester ensuite
pudiques et fidèles. La prostitution, au même titre que la masturbation,
sont considérées comme des pathologies sociales menaçant la société.
Pour comprendre l'origine et le sens de ces représentations, il
faut faire un détour par la physiognomonie (née au XVIIIème siècle)
qui démontre le lien entre les propriétés anatomiques et les
comportements, les caractères et les conditions sociales. Elle est à
l'origine de nombreux types de la littérature et des arts (peinture,
sculpture ou photographie). La catégorie "jeune fille" s'est imposée au
XIXème siècle et témoigne de l'importance que prend le corps à un
moment précis de son développement. Différentes disciplines, de la
médecine à la psychologie, de l'éducation physique à la morale et à
1'hygiène participent à la construction de cette catégorie «jeune fille ».
L'art est supposé traduire les études scientifiques sur les différences
anatomiques - raciales, sociales ou sexuelles - comme le fait Degas
avec «La petite danseuse» qui fait scandale, lors de l'exposition de
1881. Considérée comme «une petite Nana de quinze ans» (en
référence au personnage du roman de Zola), l'aspect bestial de la
petite danseuse - souligné par les critiques qui fustigent «Le museau
vicieux de cette fillette à peine pubère» ou encore « ce rat d'opéra qui
tient du singe» - a été voulu par Degasl qui s'est inspiré directement
1 Le corps et l'âme, catalogue d'exposition.
19
de l'anthropologie criminelle du professeur lyonnais Alexandre
Lacassagne (1843-1924) et du savant turinois Cesare Lombroso
(1836-1909) : forte mâchoire et pommettes prononcées, angle frontal
«tel qu'on le rencontre chez les sauvages et les singes »,
caractéristiques selon Lombroso des prostituées devenues criminelles.
Sous l'égide de ces deux savants émerge la figure d'une criminalité
proprement féminine. Ils passent ainsi de criminelles, jugées et
condamnées dans des affaires spécifiques (pour infanticide le plus
souvent), à une mise en cause de l'ensemble des femmes du fait de
leur "nature". En 1896, Lacassagne publie une étude qui met l'accent
sur une délinquance féminine ordinaire (Le vol à l'étalage et dans les
grands magasins) et voit dans l'exercice de certaines professions, dont
la domesticité, un facteur aggravant. Nourrie par une série d'affaires
popularisées par le développement de la presse, cette thèse vise à
mettre en évidence le caractère criminogène des femmes. En 1895,
Lombroso avec la publication de La Femme criminelle et la
prostituée, affirme que les deux ont une sexualité exacerbée et des
caractères masculins particulièrement marqués. Ces anomalies qui
témoignent selon ces médecins de la dégénérescence biologique de la
femme les rapprochent de la femme primitive, la femme "sauvage".
Les savants de cette fin de siècle donnent donc des arguments
biologiques aux normes culturelles dominantesl.
3- Femmes indigènes et fantasmes de dévoilement
Les premiers témoignages, les récits fascinés de voyageurs en
Orient, décrivent le choc culturel causé par la présence d'un étranger,
homme de surcroît qui veut prendre des personnes (et particulièrement
des femmes) pour modèles, ce qui est contraire à l'interdit de la
représentation de la figure humaine dans la civilisation musulmane.
Les peintres orientalistes ont usé de subterfuges pour accomplir leur
œuvre. Delacroix, par exemple, a contourné l'interdiction en prenant
pour modèles des femmes juives d'Alger dans leur appartement. Les
images du corps des femmes indigènes constituent des documents
anthropologiques, autant sur les femmes et la société coloniale que sur
les regards et les désirs des contemporains.
1 Artières Philippe, (dir.), Alexandre Lacassagne, Lyon, Catalogue d'exposition,
Bibliothèque de la Part-Dieu, 2004.
20
L'utilisation de la photographie avait été conseillée par François
Arago en 1839, dès l'invention du daguerréotype, pour servir à l'étude
des races humaines et aux classifications des groupes. L'anthropologie
physique, que Broca organise officiellement, en 1859, avec la
fondation de la Société d'anthropologie de Paris, s'appuie sur la
statistique et sur la classification des groupes humains servie par la
photographie. La taxinomie des populations coloniales passe par la
mise en valeur de leurs différences physiques qui sont déclinées en
"races" ou en "types". Dans le dernier tiers du XIXème siècle, les
premières représentations sont centrées sur la hiérarchie des races. A
cette époque des séries de cartes postales: Scènes et types largement
diffusées, sont le vecteur iconique de ces différences et hiérarchies.
Ces images représentent une forte violence symbolique à l'égard de
l'Autre-colonisé.
Grâce à une découverte technique
- la phototypie
qui
permet l'industrialisation de la carte postale dans les dernières
décennies du XIXème siècle- la carte postale- a servi de vecteur de la
diffusion de ces photographies, jusqu'en 1914 et même au-delà.
Les cartes postales coloniales, coquines ou érotiques, qui
circulent en masse au début du XXème siècle, si elles ne sont pas les
seules parmi cette catégorie- Thierry Terret a étudié les cartes
postales coquines ou érotiques de sportivesl - impliquent cependant la
domination visuelle de I'homme sur la femme. Un décret du Il juin
1887 interdit que la carte soit contraire à l'usage des bonnes mœurs.
Déjà sous le Second Empire, et malgré l'interdiction, circulaient des
photographies licencieuses où l'on voyait des femmes dans des décors
de travail (ferme ou domesticité) mais qui offraient aux regards leurs
seins nus2. On a donc déjà là une figure de style pas forcément
orientale ou coloniale.
A travers «les types de Mauresques », les cartes postales
coquines ou érotiques coloniales donnent à voir pour une clientèle de
voyageurs et de militaires, des femmes partiellement dénudées qui
contrastent avec la tenue des femmes dans la ville, voilées de la tête
1 Terret, Thierry, Sports and erotica; Erotic Postcards of Sportwomen during
France' s Années folles, Journal of Sport History, vol. 29, n02, 2002, pp. 271-287.
2 Cliché Moulin, Etudes photographiques, BN, 1853, in Rouillé, André, Les images
photographiques du monde du travail sous le Second empire, Actes de la Recherche
en sciences sociales, septembre 1984, n054, pp. 31-43 (reproduction n° 14, p. 35).
21
aux pieds et toujours représentées en groupe. Il y a tout un jeu dans
ces cartes postales sur l'intérieur/l' extérieur (au seuil de la porte) et le
couvert/découvert (la nudité à demi cachée et à demi exposée) qui
montre la violence symbolique des clichés. Ces femmes sont dans une
pose lascive qui apparaît comme une promesse, une invitation. Les
femmes représentées sont sans doute, des prostituées, des modèles ou
des danseuses, consentantes, mais dont les regards ne disent pas
toujours le consentement à la prise de vue. Dans son étude sur la
prostitution coloniale, Christelle Taraud souligne que la colonisation
sexuelle des femmes, réelle ou symbolique, est un élément
fondamental de contrôle et d'assujettissement du corps de ces
femmes 1.
Il Y a sur l'interprétation de ces images un vif débat entre les
spécialistes de 1'histoire anthropologique du corps, les spécialistes de
l'imagerie coloniale et d'autres analystes qui insistent sur la formation
d'un imaginaire érotique colonial2. Il faut sans doute analyser en
même temps que l'image, le texte présent sur les cartes postales pour
comprendre les rapports d'intertextualité et l'usage même de ces
clichés. Le titre, la légende de la carte postale semblent donner une
caution ethnique et scientifique, alors même que l'ethnologie avait, au
début du XXème siècle, abandonné par exemple la classification de
«Mauresque », catégorie purement imaginaire (forgée à partir de celle
de Maures, c'est à dire les habitants descendants des Andalous). Ces
1 Taraud, Christelle, La prostitution coloniale, Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962),
Payot, 2003.
2 L'interprétation d'Alloula Malek, Le Harem colonial. Images d'un sous-érotisme,
1981. selon laquelle la carte postale serait une apologie en images de l'esprit colon,
qui propagerait le fantasme du harem et érotiserait le corps de la femme, est
vivement controversée par Jean Noël Ferrié et Gilles Boëtsch, Contre Alloula : le
«harem colonial revisité », in L'image dans le monde arabe, CNRS Editions, 1995,
pp. 299-304 et Boëtsch, Gilles, La Mauresque aux seins nus: l'imaginaire érotique
colonial dans la carte postale, in Images et colonies, Syros, 1993, pp. 93-96. Enfin,
Boëtsch, Gilles et Chevé, Dominique (dir.), Le corps dans tous ses états. Regards
anthropologiques, CNRS Editions, 2000. Plus nuancés sont Bancel, Nicolas, Le sens
des mots dans les usages de la photographie anthropologique (1860-1900), Hommes
et migrations, novembre-décembre 2004, n01252, pp. 82-88 et Savarese, Eric,
Montrer la féminité, figurer l'altérité. Le corps des femmes indigènes dans
l'imaginaire colonial français à partir de L'Illustration (1900-1940), in Le corps
dans tous ses états. Regards anthropologiques, 2000, pp. 39-52.
22

Documents pareils