Sur le vif. Le Carpe Diem comme mouvement social

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Sur le vif. Le Carpe Diem comme mouvement social
Sur le vif. Le Carpe Diem
comme mouvement social
Carpe Diem. Vous rappelez-vous de cette époque, il y a
quelques années, où un certain nombre de jeunes de notre âge
voulaient se faire tatouer ces deux mots sur la peau ? Gravés
à jamais comme un motif de vie, celui de toute une jeunesse
s’y reconnaissant. « Cueille le jour présent sans te soucier
du lendemain » nous dit la formule d’Horace, ambitieuse mais
poétique, dont est tiré ce « Carpe Diem » devenu désormais
slogan commercial, réduit au tournant fashion d’une jeunesse
insouciante.
Bien que ce phénomène de mode ait pris une certaine dimension
ridicule portée à l’extrême du stéréotype On est jeunes et on
profite de la vie, cette identification d’un très grand nombre
au Carpe Diem d’Horace reste tout aussi absurde que
fascinante. Mettant de côté une nostalgie et une mélancolie
d’un temps passé (alias avant, c’était mieux), le « Carpe
Diem » fait mouvement social et devient une attitude
universelle et revendiquée comme telle. Tous se tournent
désormais vers ce jour présent sans se préoccuper de ce qu’ils
voudront demain, de ce qui viendra demain (… c’est, du moins,
l’intention qui compte, non ?). Vivre le jour présent pour ce
qu’il est et rien d’autre !, affirment-ils tous avec cohésion.
Nous pouvons nous moquer, mais au-delà du simple tatouage et
de l’identification collective à un symbole devenu artificiel
(et perdant aussi tout son sens), c’est véritablement toute
une attitude adolescente et sociale qui vient se calquer sur
ces considérations autour du présent et du motif vivre au jour
le jour. Cette volonté de rentrer dans l’instant présent,
reste quoi que l’on en dise (qui suis-je après tout pour y
apporter un jugement ?), pleinement ancrée dans notre vie
sociale et psychologique comme un enjeu déterminant et cela,
bien avant que ce phénomène de mode autour du « Carpe Diem »
fasse son apparition.
Humainement, nous mettons effectivement tous nos efforts à
vouloir rentrer dans l’instant, à l’image précisément de ce
« Carpe Diem » universel et redondant. Chacun s’obstine à
vouloir rentrer dans l’instant, certains le nient quand
d’autres le revendiquent jusqu’à l’inscrire en police 34 sur
leur peau (histoire de ne pas oublier l’objectif de la vie).
Mais aujourd’hui, rentrer dans l’instant, ce n’est plus
simplement profiter de la vie sans se soucier du lendemain ou
en rêver, c’est aussi plus sérieusement (au vu des attentes de
l’époque actuelle !) : devenir quelqu’un, prendre sa vie en
main. Rentrer dans l’instant devient presque une triste
nécessité. Rentrer dans l’instant, concrètement, c’est devenir
important pour soi-même, c’est faire quelque chose de sa vie
présentement. Rentrer dans l’instant, c’est saisir l’instant
présent, ne pas louper sa chance, être du côté du kaïros
antique (traduit par le moment opportun) et faire en sorte
qu’il soit déterminant pour demain.
Yves Klein, Saut dans le vide, 1960
Mais dans cette course contre l’instant, nous nous essoufflons
bien souvent. L’instant est effectivement destiné à nous
échapper, il reste insaisissable. Plutôt que la formule du
Carpe Diem idéale et devenue artificielle, et quitte à se
revendiquer de cette instantanéité, c’est l’œuvre de l’artiste
Yves Klein sautant dans le vide (photographie ci-dessus) qui
reste, selon moi, la plus belle métaphore possible de l’entrée
dans l’instant présent, quête de l’individu et de l’artiste.
Bien sûr, il aurait été tout à fait absurde que jeunes après
jeunes se tatouent l’image de Klein arpentant le vide sur
l’épaule gauche. Mais cette photographie reste un moyen de
repenser à un niveau peut-être réflexif et artistique la
symbolique de l’instant et du présent. Le saut dans le
présent, la saisie de l’instant, c’est bien ce dont rend
compte la photographie de l’artiste. Mais cet acte est
pleinement médité, orchestré et donc aussi artificiel puisque
c’est au photographe de saisir l’instant par une image.
L’artiste rentre dans l’instant métaphoriquement et
physiquement : il joue sa liberté d’artiste en sautant dans le
vide, véritable action instantanée. Mais par ce saut, il
symbolise aussi l’entrée d’un grand artiste dans l’art des
années 60, capable de saisir l’instant justement. Toutefois
l’instant reste traduit par le biais de techniques
photographiques. La photographie saisit un instant qui s’est
déroulé dans le temps mais elle ne peut le faire qu’au travers
de la représentation du bon moment.
Capturer l’instant sur le vif, et ce au-delà du médium
photographique, devient donc aussi une spéculation, une
construction mentale, une quête idéale. La saisie de l’instant
est un mythe extraordinaire, un fait rassurant que l’on
imagine être déterminant et qui motive nos intentions face à
la fuite du temps. Mais cette volonté de saisir l’instant
devient peut-être aussi un moyen, tout simplement, de jouer
notre liberté en vivant notre présent. Saisir l’instant,
vouloir rentrer dans l’instant, nous permet peut-être si ce
n’est de vivre mieux, du moins de revendiquer notre liberté et
de croire en cette envolée libre et instantanée, à l’image de
l’artiste arpentant le vide ou du Carpe Diem comme formule
universelle. Le tatouage « Carpe Diem », aussi artificiel
soit-il parfois, reste peut-être finalement un moyen parmi
d’autres de proclamer haut et fort (et chacun à sa façon) une
certaine liberté, celle de l’instantanéité ?