La lutte contre les « fantômes »

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La lutte contre les « fantômes »
La lutte contre les « fantômes » - Entre science
et art
Dr. Osamu Kitayama
Avec les « fantômes »
« J'avais 3 ans quand nous passâmes par sa gare [Breslau] en allant de Freiberg à Leipzig et les
flammes du gaz que j'y vis pour la première fois me firent penser aux âmes brûlant en enfer. » (3
décembre 1897) (Freud, 1956)
Dans la version originale de cette lettre de Freud, le terme en allemand correspondant à « âmes » est
Geister, ce qui lui rappelait peut-être le fantôme de son plus jeune frère, mort en bas âge, qu'il laissait
derrière lui dans leur ville natale de Freiberg, qui porte aujourd'hui le nom de Píbor. En outre, à
propos de sa peur des voyages, Freud décrit son expérience d'un voyage de nuit de Leipzig à Vienne
dans une lettre à Wilhem Fliess, datée du 3 octobre, 1897 :
« Tout me fait croire aussi que la naissance d'un frère d'un an plus jeune que moi avait suscité en
moi de méchants souhaits et une véritable jalousie enfantine et que sa mort… avait laissé en moi le
germe d'un remords. »
Je dirais que l'un des fantômes le pourchassant durant son voyage était Julius, ce frère plus jeune,
qu'il avait « tué » par jalousie et par lequel il s'était senti menacé plus tard.
Dans La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Ernest Jones décrit sa phobie des voyages en chemin de
fer :
« Elle s'avéra être liée à la peur de perdre sa maison (et le sein de sa mère, en définitive) – une
terreur de l'inanition, qui a dû être à son tour une réaction à une forme d'avidité infantile. » (Jones,
1955)
Il semble que le « fantôme » de son jeune frère avec lequel Freud s'était disputé l'amour de leur
mère, l'avait chassé, emplissant son voyage de peur et d'angoisse. Il existe un épisode bien connu,
où Freud, qui avait soi-disant surmonté sa peur des voyages, s'étant rendu à Munich en 1922,
critiqua les Suisses pour leur ignorance de ses travaux, voire même de son nom, et s'évanouit en
présence de Carl Jung. Un incident similaire avait également eu lieu précédemment, en 1909, alors
que Freud s'apprêtait à partir en Amérique.
« On pouvait retracer les origines de toutes ses attaques à l'effet qu'avait exercé sur lui la mort de
son jeune frère à l'âge d'un an et sept mois... »
Avec les doubles
Il s'agit ici encore d'un voyage en train, mais des années plus tard, un « double étrangement
inquiétant » fait son apparition tel un fantôme :
« Je peux faire état d'une aventure analogue: j'étais assis tout dans un compartiment de wagon-lit,
lorsque sous l'effet d'un cahot un peu plus rude que les autres, la porte qui menait aux toilettes
attenantes s'ouvrit, et un monsieur d'un certain âge en robe de chambre, le bonnet de voyage sur la
tête, entra chez moi. Je supposai qu'il s'était trompé de direction en quittant le cabinet qui se trouvait
entre deux compartiments et qu'il était entré dans mon compartiment par erreur ; je me levai
précipitamment pour le détromper, mais m'aperçus bientôt, abasourdi, que l'intrus était ma propre
image renvoyée par le miroir de la porte intermédiaire». (Freud, 1919)
Bien sûr, l'on ne peut lutter véritablement contre un fantôme ou un double. Cependant, Freud
convoque fréquemment des artistes dont il est jaloux et avec lesquels il rivalise. Dans les années
quatre-vingt, les rivaux en amour du jeune Freud, qui tentent de lui ravir sa fiancée, sont des artistes.
Max, un de ses rivaux, le cousin de Martha, était un musicien. Freud fut bouleversé d'apprendre que
Max avait composé une chanson qu'il avait chantée à Martha. Fritz Wahle, un ami de Freud, mais
aussi son rival, était également musicien.
« Je crois qu'il existe généralement une inimitié entre les artistes et ceux qui sont engagés dans un
travail scientifique. Nous savons qu'ils possèdent grâce à leur art un passe-partout qui leur ouvre
facilement tous les cœurs des femmes, tandis que nous sommes désemparés devant la facture
étrange de la serrure... » (Jones, 1953)
L'extrait suivant illustre clairement combien Freud jalousait la créativité et la renommée des artistes
hommes qui conquièrent le cœur des femmes.
« L'artiste est... animé d'impulsions et de tendances extrêmement fortes, il voudrait conquérir
honneurs, puissance, richesses, gloire et amour des femmes. Mais les moyens lui manquent de se
procurer ces satisfactions. C'est pourquoi, comme tout homme insatisfait, il se détourne de la réalité
et concentre tout son intérêt, et aussi sa libido, sur les désirs créés par sa vie imaginative ce qui peut
le conduire facilement à la névrose. » (Freud, 1916-17)
On peut retrouver ce type d'individus un peu partout, en particulier et fréquemment parmi les artistes.
Il semble que Freud ait reconnu l'effet puissant qu'exerçaient sur lui les œuvres d'art, mais il sentait
qu'il ne pouvait se laisser émouvoir par elles sans savoir pourquoi il était affecté de cette façon. Il
écrit à ce propos :
« … par exemple pour la musique, je suis presque inapte à la jouissance. » (Freud, 1914)
Selon le biographe Peter Gay (1991), Freud n'avait pas le sens musical. Le fait que sa mère, selon
Jones, ait eu le « sens musical », a pu contribuer à ce « triangle amoureux » au sujet de la musique.
Il se trouve que la technique de la libre association lui fut inspirée par un article intitulé « L'art de
devenir un écrivain original en trois jours » (Börne, L.), qui se révéla être pour Freud une
cryptomnésie ou souvenir caché.
« Il raconta qu'à quatorze ans il avait reçu en cadeau les œuvres de Börne et qu'aujourd'hui,
cinquante ans plus tard, il possédait toujours ce livre, le seul datant de sa jeunesse. » (Freud, 1920)
Ceci montre que Freud aurait voulu devenir un artiste et, qu'en même temps, il avait déplacé sur eux
les sentiments qu'il nourrissait à l'égard de son frère cadet, Julius, ce qui l'avait rendu extrêmement
jaloux des artistes. Il travailla à sublimer ces sentiments et finit par développer une méthode
permettant de tisser l'histoire de ses patients en utilisant les mots. Ainsi, il devint lui-même un
écrivain : bien qu'il ne pût prétendre au prix Nobel pour son travail scientifique, il reçut le prix Goethe,
une récompense culturelle allemande prestigieuse, en reconnaissance de sa créativité.
Afin de comprendre comment Freud en vint à reconnaître sa propre jalousie et ses conflits à l'égard
des artistes, il peut être utile de lire la lettre qu'il adressa en 1906 à Arthur Schnitzler, un écrivain de
six ans son cadet. Freud considérait cet écrivain, qui était à la fois artiste et médecin, comme son
alter ego. Toutefois, dans sa lettre, Freud lui avoue son envie :
« … et j'en suis finalement venu à envier l'auteur que j'avais admiré jusqu'ici .» (Freud, 1975)
Quinze ans plus tard, dans une lettre à Arthur Schnitzler à l'occasion de son soixantième
anniversaire, Freud évoque la dichotomie entre la science et l'art qui l'a poussé à devenir analyste
plutôt qu'écrivain.
« Une question me tourmente : pourquoi en vérité durant toutes ces années n’ai-je jamais cherché à
vous fréquenter et à avoir avec vous une conversation ? … Je pense que je vous ai évité par une
sorte de crainte de rencontrer mon double...
Je suis enclin à donner ma préférence à l'explorateur. »
Les écrivains comme les psychanalystes partagent le même centre d'intérêt puisqu'ils visent à
analyser les êtres humains. Cependant, tandis qu'un écrivain de renom fait part de sa compréhension
des choses à la multitude, nous les psychanalystes ne nous adressons qu'à un seul patient. C'est
cette différence majeure qui nourrissait la jalousie de Freud. En effet, même dans ses dernières
années, il manifeste son ambivalence envers Romain Rolland, un écrivain qui a dix ans de moins que
lui. Dans ses échanges avec celui-ci, où le « sentiment océanique » lui est renvoyé par l'artiste
comme dans un miroir, Freud dénie et rejette ce sentiment (Freud, 1930). Je pense pour ma part
qu'en cherchant ainsi à se débarrasser des émotions réveillées par les artistes, Freud se sentait
poursuivi par un « artiste fantôme ». Il le chassa et choisit la science plutôt que l'art, du moins
consciemment.
Ce que je vois là n'est pas réel
Ayant surmonté sa phobie des voyages, Freud invita son frère cadet Alexandre, avec lequel il avait
établi une relation paisible, à partir avec lui en Grèce. Il semble que ce voyage ait été une tentative
de renouer les liens avec les « fantômes » qui le persécutaient.
« J'avais depuis longtemps démêlé qu'une bonne part de mon envie de voyager tenait à ce désir
d'une vie libre, autrement dit à mon mécontentement au sein de ma famille. » (Freud, 1936)
Dans une lettre « ouverte » à Romain Rolland, datée de 1906, Freud évoque le sentiment passager « ce que je vois là n'est pas réel » - et imagine une conversation avec son frère, qui a le même âge
que Rolland :
« … et maintenant nous sommes à Athènes, nous voilà sur l'Acropole ! Comme nous avons fait du
chemin ! »
Ce sentiment de satisfaction d' « avoir fait du chemin », teinté de sentiments de culpabilité, remonte à
ce voyage qu'il fit à l'âge de 48 ans. Cependant, alors qu'il relate tout ceci à « ses jeunes frères » Alexandre, Rolland, et à nous, ses lecteurs, - il dit :
« … je suis vieux moi-même... j'ai besoin d'indulgence... je ne puis plus voyager. »
Comme nous le savons tous, son dernier voyage de Vienne à Paris sur l'Orient Express eut lieu en
juin 1938. Sa destination finale était Londres, où le voyageur devait achever son périple le 23
septembre 1939.
Dichotomie
Je dirais pour conclure que Julius, le frère de Freud qui l'avait dépossédé de l'attention et de l'amour
de leur mère a été le point d'origine, telle une « force d'attraction créatrice », du fantôme artistique qui
a nourri la jalousie de Freud. On trouve une preuve évidente du talent littéraire et artistique de Freud
dans ses écrits. Cependant, il se positionna comme scientifique et toléra les qualités et la célébrité
d'autres artistes, tout en éprouvant un sentiment de jalousie envers eux.
Durant le voyage au long cours que constitue la vie, il surmonta ces difficultés et devint un « artiste
scientifique ». Autrement dit, il s'affronta au fantôme en « tuant » son jeune frère Julius à coup de
« méchants souhaits » et d'une « véritable jalousie enfantine » et, en dépit de sa phobie des voyages,
de ses syncopes, de sa jalousie et de son envie à l'égard des autres artistes, il reconnut les qualités
de ces derniers, mit au jour l'origine de leur souffrance et créa la psychanalyse comme science
artistique.
La dichotomie entre art et science posait problème. Freud y apporta une solution créatrice en
inventant la psychanalyse qui était à la fois art et science.
La dichotomie est toujours un problème extrêmement épineux. Hamlet, qui était tourmenté par le
fantôme de son père défunt, était incapable de résoudre le problème « être ou ne pas être ». ŒdipeRoi, déchiré par la question d'être un époux ou un fils, était incapable de résoudre la dichotomie de
Jocaste entre le fait d'être une épouse ou une mère. Le fait est qu'elle était les deux à la fois.
Il est vrai qu'en tant que Wissenschaft (terme allemand dont la traduction en français est « science »,
mais qui pourrait correspondre plus exactement à « corpus de connaissances »), l'art comme la
psychanalyse sont des méthodes qui partagent toutes deux la capacité de tendre vers la vérité des
êtres humains. Dans la mesure où la psychanalyse fait tout particulièrement usage des mots, nous
avons beaucoup à apprendre de la littérature. Cependant, si la psychanalyse devait être mise en
rivalité avec les « fantômes artistiques » pour voir qui des deux l'emporterait, on effacerait ce faisant
la différence cruciale entre la psychanalyse en tant que forme de communication personnelle ayant
trait à un seul analysant, et l'art en tant que forme de communication massive ayant trait à un
auditoire de masse. Ceux à qui nous avons affaire, en tant qu'artistes scientifiques, sont surtout et
avant tout des personnes, et non quelque tiers anonyme. La psychanalyse n'est pas seulement une
science ou un art, mais les deux à la fois.
Il nous faut donc faire de multiples allers et retours entre deux extrêmes dans notre pratique comme
dans la vie, et chemin faisant, des fantômes peuvent apparaître ou disparaître dans cette région
intermédiaire où nous devons affronter les dilemmes et composer avec eux. La plus grande difficulté
réside dans l'intégration de la dichotomie entre la vie et la mort et pour nous ce voyage à travers la
vie est jusqu'au bout une dichotomie.
Références
Freud S. (1887-1904) La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956.
Freud S. (1914). « Le Moïse de Michel-Ange », in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris,
Gallimard, 1985 (OCP, Tome XII).
Freud S. (1915-1917). Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, (OCP, Tome XIV).
Freud S. (1919). « L'inquiétante étrangeté », ibid. (OCP, Tome XV).
Freud S. (1920) « Sur la préhistoire de la technique analytique », in Résultats, idées, problèmes, I,
Paris, PUF, 1984 (OCP, Tome XV).
Freud S. (1930) « Le malaise dans la culture », in OCP, Tome XVIII.
Freud S. (1936) « Un trouble de mémoire sur l'Acropole », in Résultats, idées, problèmes, II, Paris,
PUF, 1985 (OCP, Tome XIX).
Freud S. (1975) Letters of Sigmund Freud, ed. Freud EL, New York : Basic Books.
Gay P. (1988) Freud. Une vie, Paris, Hachette, 1991.
Jones E. (1953-1957) La Vie et l'Œuvre de Sigmund Freud, Vol. 1 et 2, Paris, PUF, 1958- 1963.
Osamu Kitayama, M.D., Ph.D.
Psychanalyste en pratique privée ; membre formateur de la Société japonaise de psychanalyse ;
professeur émérite de l'Université de Kyushu.
Né en 1946 sur l'île d'Awaji, près de Kobe.
1972 : Diplômé de la Faculté de médecine de l'Université préfectorale de Kyoto.
1993-2010 : Professeur de psychanalyse et de psychologie clinique, puis simultanément, professeur
de médecine à l'Université de Kyushu.
2006-2009 : Président de la Société japonaise de psychanalyse.
A partir de 2009 : Vice-président de la Société japonaise de psychanalyse.
A partir de 2014 : Vice-Président de l'Université de Hakuoh.