Octogénaires et dialyse - Société de Néphrologie

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Octogénaires et dialyse - Société de Néphrologie
OCTOGÉNAIRES ET DIALYSE
par
D. JOLY, D. ANGLICHEAU, B. GUÉRY et P. JUNGERS*
Toutes les données démographiques récentes soulignent le vieillissement de la
population au sein des pays industrialisés [1]. Cette évolution est liée à la baisse
de la fécondité et à l’augmentation constante de l’espérance de vie ; alors que celleci était de 50 ans à la naissance au début du XXe siècle, elle est à présent supérieure
à 80 ans (82 ans chez la femme, 74 ans chez l’homme). Parallèlement, le nombre
de patients âgés traités pour insuffisance rénale chronique terminale (IRCT) augmente régulièrement dans l’ensemble des pays industrialisés. Les données du
registre américain USRDS indiquent que depuis le début des années 1990, l’incidence de l’IRCT est stable chez les plus jeunes, alors qu’elle augmente de façon
importante chez les plus âgés [2]. Dans le groupe des sujets de plus de 75 ans,
l’incidence de l’IRCT a progressé d’un facteur 2,4 aux États-Unis au cours des
dix dernières années [3, 4]. En 1991, une enquête nationale révelait que les plus
de 80 ans représentaient 5,5 p. 100 de l’ensemble des dialysés en France [5].
Depuis, plusieurs données régionales ont été publiées : dans la région RhôneAlpes, alors que l’augmentation du taux de prévalence de l’IRCT entre 1993 et
1999 était de + 5 p. 100 par an globalement, elle était de + 13,7 p. 100 pour les
patients âgés de 75 à 84 ans et de + 11,4 p. 100 pour les patients âgés de 85 ans
et plus [6] ; en Île de France, une enquête effectuée en 1998 a permis d’estimer
l’incidence annuelle des nouveaux cas d’IRCT à 100 par million d’habitants tous
âges confondus, et à 259 par million d’habitants de plus de 75 ans ; les octogénaires représentaient 7,2 p. 100 des dialysés hommes et 12,1 p. 100 des dialysées femmes [7] . Dans une récente étude incluant 7 123 hémodialysés français (soit
environ un tiers de l’ensemble des hémodialysés de notre pays), 16,5 p. 100 des
patients avaient plus de 75 ans [8].
Au cours des 20 dernières années, l’accès des sujets très âgés à l’épuration extrarénale chronique a soulevé de nombreuses interrogations d’ordre médical, éthique,
et socio-économique. Beaucoup de non-spécialistes et quelques néphrologues
* Service de Néphrologie, Hôpital Necker, Paris.
FLAMMARION MÉDECINE-SCIENCES
— ACTUALITÉS NÉPHROLOGIQUES 2005
(www.medecine.flammarion.com)
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étaient réticents à débuter un traitement lourd et coûteux chez les patients âgés de
plus de 80 ans du fait de leur forte comordidité et d’une espérance de vie réputée
faible. Les études spécifiquement dédiées aux octogénaires en IRCT sont encore
rares, et de nombreuses incertitudes subsistent. Malgré tout, les résultats globaux
sont encourageants et nous commençons à entrevoir, outre les particularités épidémiologiques et cliniques de cette population, les éléments du pronostic vital et
fonctionnel qui déterminent les choix médicaux.
OCTOGÉNAIRES EN INSUFFISANCE RÉNALE
PRÉ-TERMINALE
Les patients très âgés atteignant le stade terminal de l’IRC ont un profil de
comorbidité et de prise en charge néphrologique particuliers, suggérant qu’il pourrait s’agir d’une population sélectionnée.
Leur comorbidité vasculaire est forte, favorisée par l’âge, les facteurs de risque
vasculaire classiques, et l’athéromatose accélérée lièe à l’insuffisance rénale chronique. Sur 146 octogénaires atteignant le stade termial de l’IRC examinés à Necker
entre 1989 et 2000, 44 p. 100 avaient une cardiopathie ischémique, 43 p. 100 une
insuffisance cardiaque, 25 p. 100 un trouble du rythme cardiaque, 21 p. 100 une
artérite périphérique, 19 p. 100 un antécédent d’accident cérébral. En revanche, la
prévalence du diabète était assez faible (9 p. 100 des patients seulement), ainsi que
celle des troubles cognitifs sévères (6,5 p. 100 des patients, versus 14 p. 100 dans
la population générale du même âge) [9]. D’autres équipes ont signalé une prévalence réduite de certaines comorbidités chez les octogénaires débutant la dialyse :
seulement 8,4 p. 100 de troubles cognitifs sévères aux États-Unis (données de
l’USRDS 2001), et une réduction nette de la prévalence du diabète (– 56 p. 100),
de l’insuffisance respiratoire (– 25 p. 100), du tabagisme (– 66 p. 100), de l’artérite
(– 21 p. 100) dans le registre australien et néo-zélandais, comparativement à des
patients moins âgés (65-79 ans) [10]. Ces profils de comorbidité particuliers peuvent s’expliquer de plusieurs façons : a) un manque d’acuité diagnostique, en particulier à l’égard des troubles cognitifs, régulièrement méconnus ou sous-estimés ;
b) un désavantage de survie lié à certaines comorbidités, telles que le diabète ;
c) une sélection des patients en amont de la consultation de néphrologie. Il est
probable en effet que de nombreux octogénaires atteignent le stade terminal de
l’IRC et décèdent sans avoir bénéficié d’une prise en charge néphrologique.
Aucune donnée épidémiologique fiable ne nous permet de mesurer l’ampleur de
ce phénomène. Deux enquêtes, effectuées auprès de médecins généralistes britanniques [11] et canadiens [12] ont montré que les patients étaient d’autant moins
volontiers adressés au néphrologue que leur âge était avancé et/ou leur comorbidité
forte. Dans leurs trois dernières années d’exercice, 13 à 19 p. 100 des généralistes
et 44 p. 100 des internistes nord américains interrogés avaient décidé de ne pas
solliciter un néphrologue devant une IRC terminale [12, 13]. Selon les enquêtes
et les pays, 12 à 63 p. 100 des généralistes pensent que l’on peut être « trop âgé
pour la dialyse » [12, 13]. La courte espérance de vie et la lourdeur des soins en
dialyse sont régulièrement évoqués.
Lorsqu’elle a lieu, la prise en charge néphrologique des octogénaires est-elle trop
tardive ? La proportion d’octogénaires en IRCT vus tardivement par le néphrologue
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(moins de 4 mois avant le début de la dialyse) est élevée dans notre expérience
(34 p. 100 des patients). L’influence de l’âge sur la prise en charge néphrologique
tardive n’est cependant pas clairement établie [14], et l’on ignore en particulier si
le grand âge est un facteur de risque indépendant de prise en charge spécialisée
tardive. On ne sait pas non plus si le grand âge est associé une moins bonne prise
en charge spécialisée diagnostique ou thérapeutique de l’IRC avancée. On peut
simplement remarquer que le diagnostic de la néphropathie causale – largement
dominé par deux items, les néphropathies vasculaires (59 p. 100) et les néphropathies interstitielles/obstructives (17 p. 100) – était dans notre série presque toujours présomptif, sans recours à la biopsie rénale.
DIALYSE OU TRAITEMENT CONSERVATEUR ?
Dans l’étude de Pollini et al. publiée en 1990 [15], 1,5 p. 100 des 185 néphrologues interrogés se disaient prêts à récuser les patients de 80 à 85 ans, ce pourcentage augmentant à 11 p. 100 pour les patients âgés de 85 à 90 ans et à 26 p. 100
au-delà de 90 ans. Les intentions sont-elles les mêmes 15 ans plus tard ? A priori,
la majorité des experts s’accordent à dire que l’âge ne peut pas constituer à lui
seul un critère éthiquement acceptable d’accès à la dialyse. En France, dès 1996,
le rapport de l’agence nationale pour le développement de l’évaluation médicale
(ANDEM) ne mentionnait pas l’âge et soulignait qu’en dehors de certaines affections très évoluées avec cachexie majeure ou de certaines démences, il était difficile de retenir des situations de véritable contre-indication et de refuser le
bénéfice de l’EER sans un avis néphrologique. Les meilleurs experts indiquent
que l’existence d’une démence, d’une dénutrition massive, d’une néoplasie évolutive ou d’une perte d’autonomie peuvent inciter à ne pas débuter l’épuration
extrarénale [16]. Plusieurs enquêtes d’intention ont révélé que les troubles cognitifs étaient au premier rang des éléments amenant à discuter l’abstention des
dialyses [15, 17], devant la perte d’autonomie physique et la lourdeur de la comorbidité.
Ces caractéristiques cliniques, unanimement citées par les experts et par les
néphrologues lors d’enquêtes d’intention, jouent-elles un rôle dans les propositions médicales faites aux octogénaires arrivant au stade terminal de l’IRC ? Au
sein de la cohorte de Necker, de façon inattentue, la démence avérée était statistiquement aussi fréquente dans le groupe «proposition de traitement conservateur » et dans le groupe « proposition de dialyse » (8,2 p. 100 vs 5,6 p. 100,
p = 0,6), de même qu’il n’y avait pas de différences entre les deux groupes en
termes d’état nutritionnel, de score de Karnofsky, de score de comorbidité, ou
de proportion de néoplasies évolutives. En revanche, deux caractéristiques cliniques étaient fortement associées au choix par l’équipe médicale d’un traitement conservateur : l’isolement social (43 p. 100 vs 14 p. 100, p = 0,003) et la
prise en charge néphrologique tardive (< 4 mois ; 51 p. 100 vs 29 p. 100,
p = 0,01). Ces résultats suggèrent qu’au-delà du poids de la polypathologie et
des infirmités, la qualité de l’entourage est déterminante pour la décision de mise
en dialyse d’un vieillard. Les 6 patients (sur 101) ayant débuté la dialyse malgré
une démence avérée avaient un entourage familial et étaient suivis de longue
date dans le service.
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Une étude rétrospective japonaise a récemment rapporté qu’au sein d’une
cohorte de 152 patients relativement âgés (76 ± 7 ans) atteignant l’IRC terminale,
les deux principaux facteurs prédictifs du choix du traitement conservateur
(n = 31 patients /152) étaient l’âge > 80 ans et l’existence de troubles cognitifs,
tandis que l’isolement social, la dénutrition et le dépendance physique jouaient
un rôle moindre [18].
TRAITEMENT CONSERVATEUR :
CHOIX, MODALITÉS ET RÉSULTATS
L’instauration d’un traitement purement conservateur de l’IRC terminale peut
résulter d’une décision médicale ou d’un refus du patient. Dans notre expérience,
43 octogénaires en IRC terminale (29,8 p. 100 des 144 patients de notre cohorte)
ont bénéficié d’un traitement conservateur. La décision de ne pas débuter la dialyse
a parfois été prise unilatéralement par le patient (6 patients/43, 14 p. 100), malgré
une information objective et renouvelée. Dans la majorité des cas, la décision a
été prise par l’équipe médicale (37/43 cas, 86 p. 100), exposée au patient et/ou à
sa famille, et acceptée.
Le traitement conservateur proposé était une prise en charge symptomatique de
l’IRC terminale, visant à traiter au mieux l’anémie, la surcharge hydrosodée, les
troubles hydro-électrolytiques, la dénutrition, la douleur. Une surveillance mensuelle en hôpital de jour a été organisée dans la majorité des cas, et a permis de
prendre en charge parallèlement les problèmes psychosociaux.
La survie médiane fut de 8,9 mois (IC 95 p. 100, 4 à 10) dans ce groupe. La
proportion relativement importante de décès précoces par urémie (34,2 p. 100) ou
par œdème pulmonaire (23,7 p. 100) suggère que la survie aurait pu être significativement prolongée par la dialyse. À l’inverse, les survies relativement prolongées ont été observées (29 p. 100 des patients à 12 mois et 15 p. 100 à 24 mois).
Dans ce groupe, les survivants au long cours étaient essentiellement des femmes
ayant une fonction rénale très altérée d’après la formule de Gault-Cockcroft, mais
remarquablement stable au cours du temps.
DIALYSE : MODALITÉS ET RÉSULTATS
Choix du mode de traitement
Chez les octogénaires, l’hémodialyse se fait habituellement dans un centre lourd,
tandis que la dialyse péritonéale peut être intégralement déployée à domicile. Le
choix entre les deux techniques est souvent fonction des possibilités, des compétences locales, et des choix du patient. En cas de prise en charge tardive, l’hémodialyse est initialement le seule option possible. Aucune des deux méthodes de
dialyse n’a démontré sa supériorité en terme de survie chez les octogénaires, et les
études publiées sur des populations d’octogénaires traités par dialyse péritonéale
ou par hémodialyse rapportent des survies à 1 an relativemement proches, allant
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de 68 à 80 p. 100. Deux études (dont une incluant plus de 400 000 dialysés) suggèrent cependant que la survie des patients âgés de plus de 65 ou 67 ans pourrait
être meilleure en hémodialyse, en particulier en cas de diabète et de comorbidité
associée [19, 20]. Concernant la satisfaction des patients et la qualité de vie, les
enquêtes comparant dialyse péritonéale et hémodialyse souffrent de nombreux
biais, et il n’y a pas d’informations concernant spécifiquement les sujets très âgés.
L’une des deux techniques est-elle plus appropriée chez les sujets très âgés atteints
de troubles cognitifs ? La question reste posée, même si plusieurs études ont montré que l’hémodialyse est associée à d’importantes fluctuations des performances
psychométriques (notamment mnésiques) au cours et au décours de la séance de
dialyse, alors que ces mêmes paramètres sont remarquablement stables en cas de
dialyse péritonéale [21].
Globalement, l’hémodialyse est la technique de dialyse la plus utilisée chez les
octogénaires, mais la dialyse péritonéale est proportionnellement plus développée
dans ce groupe d’âge. En 1991, la DP représentait en France 20 p. 100 du mode
de prise en charge dialytique chez les sujets de plus de 80 ans [5].
Durée de survie
Dans une série française du début des années 1990, la mortalité précoce (lors
des 90 premiers jours de dialyse) était de 15 p. 100 dans la tranche d’âge 65-75 ans,
20 p. 100 entre 79 et 84 ans et 30 p. 100 chez les patients de plus de 84 ans [22].
Les registres américains retiennent les chiffres de 18 p. 100 de mortalité avant le
90e jour pour les malades de 75 à 85 ans et 25 p. 100 pour les malades de plus de
85 ans. Dans notre expérience, la mortalité initiale des octogénaires en dialyse était
forte, de l’ordre de 20 p. 100 à 3 mois. Chez les octogénaires ayant débuté un programme de dialyse chronique, la survie médiane était de 28,9 mois (IC 95 p. 100 :
24-38), c’est-à-dire comparable aux résultats rapportés dans plusieurs séries de
patients âgés de plus de 75 ou 80 ans en hémodialyse [23-26] ou en dialyse péritonéale [27-29]. Globalement, l’espérance de vie des octogénaires dialysés rapportée dans notre étude représente un quart à un tiers de l’espérance de vie de la
population générale dans cette tranche d’âge [27-29]. Ces résultats sont nettement
plus encourageants que ceux publiés par d’autres auteurs [2, 30-32]. Les différences entre études optimistes et études pessimistes peuvent tenir à un « effet centre »
sur la sélection des patients, puis sur la survie en dialyse [33] ; il faut aussi tenir
compte du fait que les populations anglo-saxonnes et sud-européennes ne sont probablement pas comparables en termes de mortalité cardiovasculaire, y compris
chez les octogénaires.
Facteurs prédictifs de survie
Selon les recommandations établies conjointement par deux sociétés nordaméricaines de néphrologie (RPA/ASN), les patients atteignant le stade pré-terminal de l’IRC (et/ou leur famille) devraient recevoir des informations détaillées sur
leur pronostic vital avant de discuter de l’opportunité de débuter la dialyse et de
prendre un décision « partagée » avec le médecin [34]. Malheureusement, les deux
principaux protocoles de catégorisation du risque vital chez les dialysés n’ont pas
été conçus pour répondre au problème spécifique des octogénaires [30, 35, 36].
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L’utilisation des célèbres critères de Khan par exemple, mènerait à l’inclusion de
tous les octogénaires dans le groupe à haut risque, avec une survie prévisible de
seulement 35 p. 100 à 2 ans [35].
Dans notre cohorte d’octogénaires dialysés, nous avons observé que le l’impact
pronostique négatif de l’âge croissant (+ 13 p. 100 de mortalité à 1 an par année d’âge
supplémentaire après 80 ans) n’avait qu’un poids modeste comparativement aux
autres facteurs de risque identifiés en analyse univariée, ainsi que dans différents
modèles multivariables. Nous avons par ailleurs observé que les facteurs de risque
utilisés pour stratifier les courbes de survie en analyse univariée n’étaient pas proprotionnels au cours du temps, suggérant que les éléments qui influencent la survie
précoce et la survie tardive ne sont pas les mêmes dans cette population. Nous avons
donc effectué une analyse de Cox spécifique afin d’identifier les facteurs prédictifs
de la survie avant et après la première année de dialyse. Notre modèle multivariable
s’est finalement réduit à 4 prédicteurs indépendants de survie dans cette population.
Le statut nutritionnel préservé était un élément protecteur au cours de la première
année de dialyse, avec un hazard ratio de 0,83, suggérant une réduction du risque
de décès de 17 p. 100 par point d’index de masse corporelle supplémentaire ; durant
le première année, la mortalité était augmentée de 128 p. 100 en cas de prise en
charge néphrologique tardive (< 4 mois), et de 134 p. 100 en cas de dépendance
fonctionnelle (score de Karnovsky ≤ 40). Au-delà de la première année de dialyse,
l’artérite des membres inférieurs était le principal élément prédictif des décès
(HR = 5,67) [9]. Nous avons utilisé ces résultats pour construire une équation prédictive du taux de survie à 1 an des octogénaires en dialyse ; cette équation permet
de définir à partir de trois covariables (index de masse corporelle, ancienneté de la
prise en charge néphrologique, score de Karnosfsky) huit groupes de risque, allant
d’un haut risque (83 p. 100) à un faible risque (15 p. 100) de décès à 1 an. Les informations pronostiques sont utilisables pour aider le patient, son entourage et le médecin à prendre une décision « partagée » quant à la dialyse. Mais au-delà de la
prolongation de la vie, la majorité des patients très âgés, ainsi que leurs proches
souhaitent prendre en compte la qualité de vie prévisible en dialyse.
Qualité de vie
Plusieurs études rétrospectives ont grossièrement évalué la qualité de vie en utilisant des marqueurs indirects tels que le nombre de séjours hospitaliers, les durées
d’hospitalisation, ou le score fonctionnel de Karnofsky ; sans surprise, les résultats
sont moins bons que ceux observés dans la population générale. Or, Kimmel et al.
ont montré que chez les hémodialysés certains paramètres de qualité de vie
(comme la satisfaction de vie) n’étaient pas corrélés au score fonctionnel de Karnofsky [37], confirmant qu’aucun marqueur indirect simple ne peut rendre compte
du vécu du traitement. Lorsque des indices de satisfaction de vie sont utilisés, la
perception de la dialyse par les sujets âgés est positive. Plus de deux tiers d’entre
eux ont un indice de satisfaction élevé et estiment leur état de santé amélioré par
rapport à ce qu’il était avant l’instauration de l’épuration extrarénale [38]. Au sein
d’une vaste cohorte de dialysés de plus de 70 ans, Lamping et al. ont rapporté que
la perception de la qualité de vie « physique » restait inférieure à celle de la population générale de même âge ; en revanche, le score de qualité de vie « mentale »
était comparable chez les dialysés et chez les sujets contrôles, que ce soit à court
terme (3 mois) ou après plusieurs années [39]. Steuer montrait en 1997 que
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80 p. 100 des patients hémodialysés de plus de 80 ans recommanderaient la dialyse
à des malades de leur âge alors que seulement 12,5 p. 100 leur recommanderaient
de refuser ce traitement [40].
Troubles cognitifs
La dialyse, si elle est décidée, peut-elle faire régresser les troubles cognitifs d’un
octogénaire ? Une discussion approfondie avec l’entourage du patient est indispensable, car en retraçant l’évolution récente des troubles physiques et psychiques,
on peu parfois mieux faire la part entre encéphalopathie urémique et troubles
cognitifs dégénératifs irréversibles. Mais cette distinction est délicate, et beaucoup
d’équipes proposent en pratique de débuter les dialyses à titre d’essai, pour une
période de 1 à 3 mois : outre une épuration extrarénale de bonne qualité, l’équipe
soignante essaie de corriger aussi complètement que possible les anomalies biologiques et somatiques, et propose une prise en charge de l’ensemble des handicaps
du patient. Malheureusement, cette pratique n’a jamais été ni formalisée ni évaluée,
de sorte qu’au début de la dialyse, établir le pronostic des troubles cognitifs reste
souvent hasardeux.
Enfin, chez un patient dialysé initialement indemne de tout trouble cognitif,
l’apparition et la progression d’une démence est un événement fréquent, et parfois
précoce. D’après les données de l’USRDS 2003, l’incidence des troubles cognitifs
sévères en dialyse est de 6,4 p. 100 au cours de la première année, et de 6,5 p. 100
au cours de la 2e année de dialyse ; pour la population des octogénaires, les chiffres
sont de 9,1 p. 100 et de 9,2 p. 100 respectivement. Les facteurs de risque d’apparition d’une démence au cours des 2 premières années de dialyse sont l’âge > à
80 ans (+ 145 p. 100), le sexe féminin (+ 12 p. 100), la race (noirs + 36 p. 100,
asiatiques – 21 p. 100), et la comorbitidé somatique (selon les organes atteints, + 9
à + 54 p. 100).
Arrêt des dialyses
L’arrêt des dialyses est, au sein d’une population de dialysés adultes – tous
âges confondus, – une cause majeure de décès : avec 22 p. 100 des décès, la
deuxième cause derrière les accidents vasculaires dans deux études nordaméricaines [41, 42], et avec 20,5 p. 100 des décès, la première cause au sein
d’une vaste cohorte française [43]. Nelson et al. ont rapporté que le risque relatif
d’arrêt de dialyse était de 7,9 pour les patients de plus de 80 ans par rapport à
ceux de 20 à 35 ans [44] ; dans l’étude de Port, l’arrêt des dialyses était 17 fois
plus fréquent dans la tranche d’âge supérieure à 75 ans que chez les malades
âgés de 18 à 50 ans [42], mais a contrario, l’étude de Birmelé et al. montrait
que les décès par arrêt des dialyses n’étaient pas l’apanage d’un groupe de
patients plus âgés. Au sein de la cohorte d’octogénaires de l’hôpital Necker, les
arrêts de dialyse ne représentaient que la troisième cause de décès (16,5 p. 100),
derrière les accidents vasculaires (33 p. 100) et les cancers (20 p. 100). Dans
notre expérience, les décès par arrêt des dialyses sont principalement survenus
chez des patients atteints de troubles cognitifs et/ou d’une perte d’autonomie
physique importante, et la discussion d’un arrêt du traitement a presque toujours
été initiée par l’équipe médicale, à l’occasion d’une complication somatique
intercurrente. L’interruption des dialyses par décision unilatérale d’un patient
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« compétent », en l’absence de complication somatique récente, est une forme
de suicide ; ce cas de figure était assez fréquent (39 p. 100) dans l’étude de Neu
[41], mais reste exceptionnel dans notre expérience, y compris chez les octogénaires.
INSUFFISANCE RÉNALE TERMINALE DES OCTOGÉNAIRES :
UN DÉFI ÉCONOMIQUE ET MÉDICAL
L’augmentation de l’incidence de l’insuffisance rénale terminale chez les octogénaires et le vieillissement de la population rendent compte du poids important
et croissant du coût du traitement par dialyse dans cette tranche d’âge. La maîtrise
des coûts de santé étant devenue le maître mot de la politique sanitaire de bien des
pays, on pourrait craindre que la dialyse des patients très âgés ne devienne l’objet
de restrictions. Non pas de restrictions explicites – ce dont la totalité des pays développés se défendent – mais de restrictions implicites ; les médecins qui assument
la gestion de budget globaux et d’offres de soins limitées admettent que l’âge intervient dans le choix du traitement [45], et que les implications financières de la
dialyse ne sont discutées qu’au sujet des patients les plus âgés.
Aucun médecin ne peut aujourd’hui, sous le poids de cette pression économique,
dire que la dialyse des octogénaires est un exercice futile : les résultats sont très
encourageants aussi bien en terme de survie qu’en terme de qualité de vie [46].
On peut même s’interroger sur le bénéfice qu’il y aurait à identifier un groupe de
patients à très haut risque de décès en dialyse. Comme l’ont montré Chandna et
al., à partir d’une cohorte de 282 patients, ne pas débuter la dialyse dans un groupe
de 26 patients ayant un très haut risque théorique de décès à un an (81 p. 100),
amènerait à faire une économie de seulement 3,2 p. 100 sur le budget de la dialyse,
sachant qu’en contrepartie cette attitude aurait pour effet de sacrifier cinq survivants au long cours [30].
Au niveau individuel, seuls des critères médicaux irréfutables devraient être
utilisés pour conseiller de ne pas débuter un programme de dialyse chronique.
Ces critères existent (démence sévère, cancer terminal…), mais dans notre expérience, les éléments le plus souvent associés à la décision de ne pas dialyser
étaient l’isolement social et la prise en charge néphrologique tardive. On ne peut
pas exclure que ces deux caractéristiques soient le reflet d’un rationnement implicite des soins dans cette tranche d’âge. Elle ne sont en tout cas pas invariables.
Professionnels de santé et travailleurs sociaux disposent de nombreux moyens
pour lutter contre l’isolement social ; leur mise en œuvre ne peut être optimisée
que par une analyse individuelle approfondie du contexte social de chaque patient.
Les bons résultats de la dialyse chez les octogénaires, mieux appréciés par les
médecins généralistes et par le public, encourageront peut être la prise en charge
spécialisée d’un certain nombre de patients qui ne sont à l’heure actuelle soit pas
adressés au néphrologue, soit adressés tardivement ; on peut espérer qu’une prise
en charge néphrologique précoce des octogénaires urémiques permettra non seulement de limiter le recours au traitement conservateur, mais aussi d’améliorer
leur survie en dialyse.
Enfin, en rendant la dialyse accessible aux patients les plus âgés, les néphrologues ont ouvert de nombreux champs d’investigation clinique (mesure de la
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qualité de vie, prise en charge des troubles cognitifs, soins palliatifs et questions
d’éthique,…) qui ne pourront être défrichés qu’en allant au devant d’autres spécialistes, dans le cadre de réseaux multidisciplinaires de néphrogériatrie.
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