Introduction - Presses Universitaires de Rennes
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Introduction « Photographier la Grande Guerre », Joëlle Beurier ISBN 978-2-7535-4361-4 Presses universitaires de Rennes, 2016, www.pur-editions.fr Horizons d’attente 1er décembre 1918. À la Une de l’Illustrierte Blatt, le magazine illustré de Francfort, des soldats allemands défilent triomphalement sous la porte de Brandebourg. Ils sont acclamés par une foule qui les reconnaît comme des héros, malgré l’armistice signé et la défaite consommée. De l’autre côté du Rhin, la France, victorieuse mais meurtrie, panse ses plaies. Ce hiatus entre la réalité et les perceptions mentales est lourd de conséquences. De ces regards divergents sur une histoire commune, de cette matrice dolorosa que fut le grand conflit inaugurant le xxe siècle, l’Europe sort déjà porteuse du germe de la discorde qui l’enflammera trente ans plus tard. Comprendre comment s’est mis en place ce temps long de l’espace européen exige d’opérer un retour sur les regards qui furent portés, durant la guerre elle-même, sur cette histoire commune. Quelles représentations furent véhiculées auprès des civils, elles qui façonnèrent pour longtemps les mentalités ? Comment l’arrière français, comment les civils allemands, vécurent-ils un conflit aux dimensions meurtrières inédites ? Comment surtout l’imaginèrent-ils, eux qui furent physiquement maintenus loin du front et de son immense violence ? Horizons d’attente visuels En août 1914, dans les deux pays, l’arrière est sous le choc des premiers bouleversements. Mais, en plus de la mobilisation qui sépare des millions d’hommes de leur foyer, il découvre que la presse est incapable de le tenir informé des événements. En France, on croyait l’ennemi aux frontières du pays, on le retrouve aux portes de Paris 1 ; le territoire est envahi, occupé même, dans ce qui ressemble à une redite du traumatisant conflit de 1870. Ce décalage entre le « bourrage de crâne » des premiers mois et l’absence de victoire pourtant si haut annoncée, installe une crise de confiance dans les mots 2. Il faut dire que la presse ne dispose d’aucune information : une partie de son personnel est mobilisée, les journalistes ne sont pas admis au front et quand ils peuvent s’y rendre, à l’été 1917, ils sont surveillés par les instances militaires 3. De plus, la censure est rapidement instaurée afin d’éliminer tout propos qui pourrait profiter à l’ennemi, nuire 1. Bainville Jacques, La guerre démocratique. Journal 1914-1915, Paris, Bartillat, 2000, p. 79-80. 2. Bertrand Adrien, La victoire de Lorraine, Carnet d’un officier de dragons, Paris/Nancy, Berger-Levrault, 1917, p. 180, cité par Latouche Régis, Léopold Poiré. Itinéraire d’un artiste dans la Grande Guerre, Harouée, PLI Gérard Louis, p. 42. 3. Delporte Christian, Histoire du journalisme et des journalistes en France, Paris, PUF, 1995, p. 42. 13 « Photographier la Grande Guerre », Joëlle Beurier ISBN 978-2-7535-4361-4 Presses universitaires de Rennes, 2016, www.pur-editions.fr PHOTOGRAPHIER LA GRANDE GUERRE au moral des populations ou entraver le déroulement des opérations militaires 4. Les civils reçoivent bien des informations par courrier, mais celles-ci restent exceptionnelles et lacunaires 5, censurées à partir de 1916 6, et de toute façon enrobées dans un ensemble de petits faits quotidiens qui en allègent la violence 7. Enfin, les permissionnaires qui reviennent à partir de juillet 1915, bien que témoins vivants de l’hécatombe, se sentent souvent incapables de transmettre l’intensité de leur vécu devant le fossé qui sépare les deux mondes 8. Autant dire que les conditions de production des informations sur la guerre sont aux antipodes des attentes angoissées du public, qui ne possède que des bribes éclatées d’expériences dispersées : civils déplacés, prisonniers 9, blessés en transit ou au repos 10 ; et Paul Morand de « noter la nouvelle influence d’un tas de petits journaux, Carnet de la semaine, Tranchée républicaine, Canard enchaîné… inconnus hier 11 ». Car l’arrière, tenu éloigné du front, veut savoir. Sa soif de savoir devient brûlant désir de voir, devant la durée et la violence inattendues de l’événement. Eduard David, le député social-démocrate allemand, l’exprime dans son journal, le dimanche 24 octobre 1914 : « Je vis en guerre mais n’en vois fondamentalement rien. Il faudrait que je me fasse rapidement une idée des événements extérieurs. Sans cela, il est impossible de se faire une opinion vraie malgré toutes les lectures de témoignages 12. » Roland de Marès, dans Le Temps, évoque la supériorité de l’image sur le texte : « Elle, ne trompe pas car le trait livre le sentiment entier 13. » C’est en effet le sentiment que sont allés chercher les vingt millions de Britanniques qui visionnèrent le film The Battle of the Somme, après sa sortie le 21 août 1916. Dans le défilé des images mécaniques, ils sont venus trouver le réalisme des feux roulant, les assauts sur le parapet 14, les blessés, les corps, l’essence de la guerre enfin 15. Et voir leur 4. Voir chapitre xii. 5. Les soldats prennent la précaution de ne pas inquiéter leur famille avec des détails trop crus. Voir Jacobzone Alain, Sang d’encre, Vauchrétien, Ivan Davy éditeurs, 1998, p. 85. Sur l’importance du lien épistolaire, voir VidalNaquet Clémentine, Correspondances conjugales, 1914-1918. Dans l’intimité de la Grande Guerre, Paris, Robert Laffont, 2014. Sur le rôle du courrier pour les soldats, voir Audoin-Rouzeau Stéphane, 14-18. Les combattants des tranchées, Paris Armand Colin, 1986, p. 156-166. Sur les significations que recouvrent les cartes postales dans l’économie relationnelle à distance, voir Huss Marie-Monique, Cartes postales et culture de guerre. Histoires de famille. 1914/1918, Paris, Noêsis, 2000, et plus précisément le chapitre iv « Pour réunir le front et l’arrière », p. 91-113, où l’auteur reconstitue minutieusement les diverses fonctions de la carte postale (pensée, présence, visite), que l’on peut parfaitement étendre à la photographie amateur envoyée à l’arrière. 6. Annick Cochet a étudié le moral des Français en guerre à partir de ces lettres confisquées, L’opinion et le moral des soldats en 1916 d’après les archives du contrôle postal, Paris X-Nanterre, thèse soutenue en 1986. 7. Apollinaire Guillaume, Lettres à Madeleine. Tendre comme le souvenir, Paris, Gallimard, 2005, p. 341-342. 8. Cronier Emmannuelle, L’échappée belle : permissions et permissionnaires du front à Paris pendant la Première Guerre mondiale, Paris, Armand Colin, 2005. 9. Sur les prisonniers de guerre, Becker Annette, Oubliés de la Grande Guerre. Humanitaire et culture de guerre. Populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Paris, Noêsis, 1998, p. 89-145, 179-228, 273-276. Voir également Cochet François, Soldats sans armes. La captivité de guerre : une approche culturelle, Bruxelles, Bruylant, 1998 ; Jones Heather, Violence against Prisoners of War in the First World War. Britain, France and Germany, 1914-1920, Cambridge, Cambridge University Press, 2013. 10. Sur la constitution d’un hôpital à l’arrière et les relations avec les civils, Laouenan Roger, Le moral de l’arrière. Le Trégor dans la Grande Guerre, Spézet, Coop Breizh, 2002, p. 33-44. 11. Morand Paul, Journal d’un attaché d’ambassade, 1916-1917, Paris, Stock, 1947 [6 juillet 1917], p. 306. 12. Miller Susanne (dir.), Das Kriegstagebuch des Reichstagsabgeordneten Eduard David 1914 bis 1918, Düsseldorf, Droste Verlag, 1996, p. 54. 13. Marès Roland de, Le Temps, 19 mars 1915, cité par Latouche Régis, op. cit., p. 42. 14. La scène du franchissement du parapet (« Over the top »), devenue ensuite un topos de la guerre pour les Britanniques, est sans doute tournée hors des combats, voir Carruthers Susan L., Media at War, New York, Palgrave Macmillan, p. 70. 15. Reeves Nicholas, The Power of Film Propaganda. Myth or Reality, Londres/New York, Continuum, 1999, p. 26. 14 INTRODUCTION permet d’entrer en empathie avec les proches dans l’épreuve, devient une dimension presque eschatologique de l’expérience de guerre, à l’arrière. Car ce n’est pas l’actualité la plus récente que diffusent, avec un décalage de quinze jours, les clichés des illustrés. Les nouvelles, les lecteurs les connaissent déjà, par la presse écrite et les communiqués de guerre qu’ils consultent quotidiennement. Les photographies sont avant tout un complément visuel aux discours, essentiel car il restitue les ambiances, les détails inédits, inaccessibles ou oubliés, des mots. L’effet de réel dont sont créditées les images mécaniques, la certitude ultime que ce qui est photographié a existé 16, donne aux lecteurs la sensation de voir la guerre en chair et en os. Le public croit les photographies ; elles lui permettent d’enfin imaginer les contours d’une guerre inconnue et rapidement hors normes. Cette croyance a deux conséquences. La première est d’authentifier l’inimaginable, et l’image donne forme, et donc réalité, aux hécatombes quand elle les révèle. La seconde est de créer l’illusion du hic et nunc. En diminuant la distance physique avec le front, le cliché fait du lecteur un spectateur 17. Ce dernier croit assister au spectacle de la guerre, imagine même de vivre le quotidien de ses proches, voire de les accompagner dans leurs souffrances 18. En entrant dans cette guerre invisible et interdite qu’il comprend enfin, l’arrière apaise alors ses propres angoisses 19. « Photographier la Grande Guerre », Joëlle Beurier ISBN 978-2-7535-4361-4 Presses universitaires de Rennes, 2016, www.pur-editions.fr Violence, photographies et culture visuelle Mais la « vraie » guerre qu’attendent les lecteurs est-elle montrable ? Aucun support, ni la peinture 20 ni le verbe 21, ne peut communiquer l’expérience de l’extrême, d’autant que le « réel » est par nature subjectif 22. L’hybris photographique qui accorderait au cliché un pouvoir de transmission du réel 23 n’est pas de mise ici, et l’historien a conscience des limites du medium : l’absence de la couleur vide les images de leur violence 24, les cadrages sont nécessairement réduits, la proximité temporelle et spatiale avec l’événement est difficile. Mais même s’il est impossible de faire vivre à l’arrière la violence endurée par les soldats, les lecteurs croient tout de même ce qu’ils voient. Surtout, l’imagination pallie la limite des mots 25. Ainsi, les photographies de 1914-1918, à défaut de transmettre l’expérience de la souffrance, proposent un cadre à l’imagination 26. Elles lui permettent de concevoir enfin l’inconnu et d’y accumuler toutes les informations qui s’offrent à elle par ailleurs. Enfin, les illustrés 16. Barthes Roland, La chambre claire. Notes sur la photographie Paris, Gallimard/Le Seuil, 1980, p. 120-124, 135. 17. Ibid., p. 22-24. 18. Cette dimension est encore plus vraie pour un film réaliste comme Battle of the Somme. Voir The Times, 2 septembre 1916, cité par Reeves Nicholas, The Power of Film Propaganda, op. cit., p. 35. 19. Taylor Alain John P. (dir.), Lloyd George: A Diary by Frances Stevenson, Londres, Harper and Row, 1971, p. 112, in ibid., p. 35. 20. Dagen Philippe, « Personne ne veut voir le Muselmann », in Philippe Buton (dir.), La guerre imaginée, Paris, Seli Arslan, 2002, p. 225-234. 21. Antelme Robert, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957, p. 9. 22. Morin Edgar, La méthode. 1. La nature de la nature, Paris, Le Seuil, 1977, p. 139-141. 23. Benjamin Walter, « Petite histoire de la photographie », in Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 299. 24. « Entretien. David Douglas Duncan », in Thérèse Blondet-Bisch, Robert Frank, Laurent Gervereau et André Gunthert (dir.), Voir ne pas voir la guerre. Histoire des représentations photographiques de la guerre, Paris, Somogy, 2001, p. 129. Pour des images colorées, voir les autochromes, posés, in Couleurs de guerre. Autochromes 1914-1918, Paris, Monum éditions du patrimoine, 2006. 25. Levi Primo, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987 [1947]. 26. Chauvel Patrick, Rapporteur de guerre. Récit, Paris, J’ai lu, 2003. 15 « Photographier la Grande Guerre », Joëlle Beurier ISBN 978-2-7535-4361-4 Presses universitaires de Rennes, 2016, www.pur-editions.fr PHOTOGRAPHIER LA GRANDE GUERRE et leurs clichés offrent le fugitif et l’émotion 27. Ils ne rendent pas la vérité de la vie en guerre, mais son essence. In fine, tel est le projet ultime des magazines : produire un choc équivalent à celui vécu par les combattants, pour faire toucher du doigt l’intensité de ce conflit moderne. Pour cela, il faut transgresser les règles imposées par l’armée, par les traditions médiatiques et, plus douloureusement encore, transgresser les tabous culturels. Quelle est la culture visuelle de la violence avant 1914 ? Que connaissent les publics des cadavres de guerre ? Si la photographie a incontestablement couvert les conflits de la deuxième moitié du xixe siècle 28, plusieurs obstacles ont toutefois limité la diffusion des images. Le matériel des professionnels est lourd et fragile ; à cela s’ajoute un long temps de pose. La technique empêche les photographes d’approcher de l’action. De plus, les clichés subissent la censure de leurs commanditaires, à l’instar de Roger Fenton qui couvrit la guerre de Crimée (1853-1855) pour la Reine d’Angleterre, mais dont les vues furent ensuite passées au crible. Les clichés de la guerre des Boers comme du conflit russo-japonais connurent les mêmes destinées 29. Enfin, il a fallu attendre les années 1880 pour que le procédé de l’héliogravure permette d’insérer des photographies dans un texte de presse et accorde aux clichés la possibilité d’une diffusion massive. En l’occurrence, à l’aube de la Grande Guerre, seules les guerres des Balkans ont donné lieu à la diffusion de cadavres dans la presse européenne – parmi laquelle L’Illustration et la Berliner Illustrierte Zeitung 30 –, exhibant des corps avachis parfois vus de près et de nombreux cadavres gisant sur le champ de bataille 31. Enfin, l’horreur de la fosse commune a été révélée sans grandes précautions par L’Illustration, lors de la peste en Mandchourie, en 1911 32. Les habitudes visuelles des lectorats français et allemands sont donc très protégées, et seules les gravures en couleurs de faits divers parfois terrifiants véhiculent une dimension d’horreur 33. Les magazines illustrés Néanmoins, depuis la fin du xixe siècle, les magazines ont largement augmenté leur couverture photographique au détriment des images colorées. En 1914, deux grands hebdomadaires tiennent le haut du pavé en France. La célèbre Illustration, créée en 1843, vise un public bourgeois grâce à des numéros particulièrement esthétiques 34 (1,25 franc). Le Miroir, héritier du Supplément littéraire illustré du Petit Quotidien, devenu entièrement photographique en 1912 35, est moins cher (25 centimes), mais d’excellente qualité 27. Ibid., p. 301. 28. Lewinski Jorge, The Camera at War. À History of War Photography from 1848 to the Present Day, New York, Simon and Schuster, 1978. 29. Ibid., p. 56-59. 30. Ferber Christian (dir.), Berliner Illustrierte Zeitung. Zeitbild, Chronik, Moritat für Jedermann, 1892-1945, Berlin, Ullstein Verlag, 1982. 31. Voir les numéros de L’Illustration du 8 mars 1913, du 29 avril 1913, du 10 mai 1913, du 12 juillet 1913, du 2 août 1913. Pour plus d’information, voir Pitsos Nicolas, Marianne face aux Balkans en feu : perceptions des guerres balkaniques de 1912-1913 dans l’espace médiatique français, INALCO, thèse soutenue en novembre 2014. 32. L’Illustration, 11 novembre 1911. 33. Kalifa Dominique, Crime et culture au xixe siècle, Paris, Perrin, 2005. 34. Marchandiau Jean-Noël, L’Illustration 1843-1944. Vie et mort d’un journal, Toulouse, Privat, 1987. 35. Crubellier Maurice, « Un intermédiaire culturel : le Supplément littéraire illustré du Petit Parisien, (1902-1905) », in Les intermédiaires culturels, actes du colloque du Centre méridional d’histoire sociale, des mentalités et des cultures, Aix-en-Provence, Publications université de Provence, 1978, p. 357-367. 16 « Photographier la Grande Guerre », Joëlle Beurier ISBN 978-2-7535-4361-4 Presses universitaires de Rennes, 2016, www.pur-editions.fr INTRODUCTION graphique, il vise tous les publics. Les magazines secondaires comme Le Pays de France ou Le Monde illustré, reparaissent à l’automne 1914. Enfin, face à la forte demande en images, de nouveaux illustrés tels que J’ai vu…, Le Flambeau, Sur le vif se mettent sur les rangs. Leur qualité de papier et d’image est moyenne, mais leur prix oscille entre 15 et 25 centimes. Si les deux plus illustres seront analysés de manière exhaustive et quantitative, tous auront été dépouillés pour confirmer les résultats. En Allemagne, la presse illustrée est régionale. La Leipziger illustrirte Zeitung est l’un des magazines les plus célèbres 36. Elle naît en 1843, en même temps que L’Illustration, également inspirée du modèle de l’Illustrated London News. De facture très soignée, elle attire un public bourgeois et tire à 30 000 exemplaires à l’orée du conflit. Das Illustrierte Blatt est un jeune hebdomadaire de Francfort, iconographiquement équivalent du Miroir. Né en 1912, il est entièrement photographique et se destine lui aussi à un large public (20 pfennig). Son tirage n’est pas connu 37 et son influence est encore locale en 1914, sans doute limitée à une ou deux dizaines de milliers d’exemplaires. Le plus célèbre de tous les magazines allemands est la Berliner Illustrierte Zeitung. Publiée par la grande maison de presse Ullstein-Verlag, elle est née en 1892, mais compte déjà un million de lecteurs en 1914. Bien que très populaire et très bon marché, elle est également lue par la moyenne bourgeoisie (15 pfennig 38), associant des images sur le vif à des textes moins denses que son homologue de Leipzig. Le lectorat de ces hebdomadaires témoigne du succès des images durant la guerre. En France, les numéros de L’Illustration d’août 1914 se vendent à 25 000 exemplaires, celui du 29 août tire à 160 000, puis l’impression grimpe à 195 000 numéros fin septembre, 250 000 en novembre et 300 000 en décembre 1914 39. Malgré des pics jusqu’à 400 000 exemplaires, la moyenne des années de guerre oscille entre 200 000 et 300 000 exemplaires 40. Le succès du Miroir est plus phénoménal encore. Les 300 000 exemplaires d’avant-guerre sont doublés durant le conflit, et le tirage s’établit entre 500 000 et un million d’exemplaires chaque semaine, en 1917 41. Sachant que la lecture d’un numéro concerne au moins quatre personnes – le noyau familial et les amis 42 –, cela signifie que deux à quatre millions de Français lisaient Le Miroir, un million lui préfèrent L’Illustration. Ces deux lectorats cumulés constituent donc un public de 3 à 5 millions de lecteurs hebdomadaires, soit entre 8,5 % et 15 % de la population française 43. En Allemagne, la Leipziger Illustrirte Zeitung ne dépasse pas les 40 000 lecteurs, et Das Illustrierte Blatt, environ 20 000 personnes. Bien que ces 36. L’orthographe du terme « illustrierte » peut s’écrire avec ou sans « e » ; à l’époque, chaque magazine choisit son option. Sur ce magazine, voir Weber Wolfgang et Weber Johann Jakob, Der Begründer der illustrierten Presse in Deutschland, Leipzig, Lehmstedt, 2003. 37. Il n’a pas encore l’audience qu’il connaîtra après la Seconde Guerre mondiale, quand il deviendra le Frankfurter Illustrierte, en 1948. 38. Fischer Ernst et Füssel Stephan (dir.), Geschichte des Buchhandels im 19. und 20. Jahrhundert, Das Kaserreich 1871-1918, Berlin, De Gruyter, 2002, p. 474. 39. Marchandiau Jean-Noël, L’Illustration, op. cit., p. 214. Les tirages redescendront à 250 000 en 1917. 40. Watelet Jean, La presse illustrée en France. 1814-1914, t. 2, thèse soutenue à l’université de Paris 2 en 1999, p. 31. 41. Pour le premier chiffre, voir Bellanger Claude (dir.), Histoire générale de la presse française, t. 3, Paris, PUF, 1972, p. 303. Le second chiffre est cité dans Le Miroir, 4 juillet 1920, p. 3. 42. Les illustrés sont conservés dans des reliures dont les magazines font la publicité (Le Miroir, 21 février 1915) et peuvent ainsi être consultés durant des mois voire des années, par de nouveaux lecteurs. 43. La population française s’élève à 40,5 millions en 1915, 38,5 millions en 1918 [http://www.populationdemographie.org/pdf/Population_France_depuis_1801.pdf ]. De ce chiffre, il faut retirer les 3,5 millions d’hommes mobilisés chaque année (Rauch André, L’identité masculine à l’ombre des femmes, de la Grande Guerre à la Gay Pride, Paris, Hachette, 2004, p. 7), ainsi que les 2 millions d’individus des territoires occupés (Nivet Philippe, 17 « Photographier la Grande Guerre », Joëlle Beurier ISBN 978-2-7535-4361-4 Presses universitaires de Rennes, 2016, www.pur-editions.fr PHOTOGRAPHIER LA GRANDE GUERRE deux magazines n’impliquent pas la majorité des Allemands (70 millions), la comparaison avec les deux célèbres illustrés français a été maintenue dans la mesure où leurs projets éditoriaux sont identiques. Les résultats ont ensuite été confirmés par le dépouillement d’autres revues allemandes, parmi lesquelles la Berliner Illustrierte Zeitung et Zeit im Bild, garantissant la représentativité du corpus et la validité de l’analyse 44. Ces presses illustrées française et allemande en guerre sont encore peu connues. On sait plutôt les silences d’autres sources visuelles de l’Allemagne étudiés par George Mosse, qui a démontré combien le mythe de l’expérience de guerre mettait en place une image édulcorée et idéalisatrice du conflit 45. Thilo Eisermann a confirmé ce point pour deux illustrés importants, la Leipziger Illustrirte Zeitung et le supplément illustré de la Vossiche Zeitung, mais sa recherche s’est d’emblée appuyée sur la notion de propagande sans qu’en soient interrogés les fondements. Surtout, elle ne s’élargit pas aux magazines secondaires, ce qui ne permet pas d’envisager les nuances régionales qui existent en Allemagne 46. En France, les magazines illustrés de 1914-1918 n’ont jamais été étudiés scientifiquement 47. Pourtant, depuis cent ans règne le consensus sur les pouvoirs illimités de la censure et de la propagande en matière de représentations visuelles 48 : « On put “voir” la guerre et trouver dans leurs images, dont la censure était particulièrement sévère, le spectacle rassurant d’une guerre sans cadavres français et où les ruines matérielles étaient surtout présentées pour dénoncer la barbarie allemande 49. » Les rares études se focalisent sur les cadavres échoppés à la Une d’Excelsior, sur les images falsifiées ou reconstruites 50, soulignant le rôle de l’État dans la mise en place d’une propagande visuelle construite et maturée 51, en même temps que l’autocensure des amateurs qui masquent la guerre « par pudeur 52 ». Cette vulgate est héritée du pacifisme de l’Entredeux-guerres ainsi que de la difficulté, pour les recherches contemporaines, à s’extraire du cadre de pensée forgé par la matrice totalitaire du xxe siècle. La France occupée, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2011). Vivent donc en France 35,5 millions d’individus en 1915, 33,5 millions en 1918. 44. Voir en bibliographie la liste complète des hebdomadaires étudiés. 45. Mosse George, De la Grande Guerre au Totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999 [1990]. 46. Eisermann Thilo, Pressephotographie und Informationskontrolle im Ersten Weltkrieg, Hamburg, Ingrid Kämpfer Verlag, 2000. Pour une synthèse détaillée de son travail, voir Gerard Paul, Bilder des Krieges. Krieg der Bilder. Die Visualisierung des modernen Krieges, Paderborn, Ferdinand Schöningh Verlag, 2004, p. 103-172. 47. Voir par exemple, Gilles Benjamin, « Montrer et diffuser, la presse illustrée européenne dans la Grande Guerre », in Vu du front…, Paris, Somogy, 2014, p. 129-130. 48. « Images secrètes de la guerre. 200 photographies censurées en France recueillies et commentées par Paul Allard », Témoignages, no 1, mai 1933, p. 3. Voir aussi « Images secrètes allemandes de la guerre. 200 photographies censurées en Allemagne recueillies et commentées par Frédéric Drach », Témoignages, no 3, octobre 1933 ; Ce qu’ils ont vu. 221 photographies des combattants de premières lignes puisées dans les archives des Armées française et allemande, Paris, Flammarion, 1930 ; Allard Paul et Berger Marcel, Les secrets de la censure pendant la guerre, Paris, éditions des Portiques, 1932. Pour des études contemporaines, voir Prochasson Christophe et Rasmussen Anne, « Introduction. La guerre incertaine », in Christophe Prochasson et Anne Rasmussen (dir.), Vrai et faux dans la Grande Guerre, Paris, La Découverte, 2004, p. 9-32. Sur les manipulations iconographiques, voir Véray Laurent, « Les faux qui font l’histoire », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 63, juillet-septembre 1999, p. 147-150 ; Prochasson Christophe, 14-18. Retours d’expériences, Paris, Texto, 2004, p. 78-79 ; Brouland Pierre et Doizy Guillaume, La Grande Guerre des cartes postales, Paris, Hugo Images, p. 231. 49. Bellanger Claude, Histoire générale de la presse française, op. cit., t. 3, p. 444. 50. Linsolas Jean-Marie, « La photographie, un miroir du vrai ? », in Christophe Prochasson et Anne Rasmussen (dir.), Vrai et faux dans la Grande Guerre, op. cit., p. 96-111. 51. Becker Annette, Voir la Grande Guerre. Un autre récit, Paris, Armand Colin, 2014, p. 11-63 ; Gilles Benjamin et Weinrich Arndt, 1914/1918, une guerre des images. France Allemagne, Paris, La Martinière, 2014 ; Guillot Hélène, Images censurées de la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014. 52. Becker Annette, Voir la Grande Guerre, op. cit., p. 24. 18 INTRODUCTION « Photographier la Grande Guerre », Joëlle Beurier ISBN 978-2-7535-4361-4 Presses universitaires de Rennes, 2016, www.pur-editions.fr Il convient donc d’ouvrir à nouveau le dossier. En contextualisant le paysage iconographique de la violence dans les deux pays, en interrogeant la diffusion et la réception des images violentes, il sera possible de statuer définitivement sur ce que savait réellement les civils français et allemands de la brutalité de ce conflit moderne. Avec la marge de liberté dont ils disposaient, avec leur culture spécifique, les magazines illustrés ont pris à bras-le-corps le défi de l’information sur la violence de la Grande Guerre. Comment ont-ils restitué visuellement ses avatars toujours plus terrifiants ? Ont-ils retrouvé, sous le déluge d’acier, l’humanité des hommes à la chair fragile et aux sens en alerte ? Ont-ils dit la vérité ? Quelle vérité ? 19