La communauté gay ciblée à Orlando, où 49 personnes ont été

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La communauté gay ciblée à Orlando, où 49 personnes ont été
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La communauté gay ciblée à Orlando, où 49 personnes ont été abattues
dans une boîte de nuit, des policiers assassinés en région parisienne:
le terrorisme islamiste, en moins de 48 heures, a une nouvelle fois frappé
les Etats-Unis et la France. Reportage à Orlando (lire ci-contre), analyse
de l’impact sur la campagne américaine (p. 36), interview de Gilles Kepel
sur la stratégie de Daech (p. 38), récit du traumatisme chez les forces
de l’ordre françaises (p. 41), décryptage d’une nouvelle étape franchie
dans la terreur. Et retour sur le parcours mystérieux de Salah Abdeslam,
seul auteur encore vivant des tueries du 13 novembre à Paris (p. 44)
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L a migraine lui a sauvé la « C’était un endroit où les homosexuels pouvie. Samedi dernier, vaient vivre comme ils l’entendaient »,
lorsqu’un de ses amis lui raconte une jeune activiste originaire de la
propose de le rejoindre région dans son tee-shirt arborant le sloau Pulse, l’une de leurs gan « Black lives matter » (mouvement
boîtes gay préférées à antiraciste américain), les cheveux rasés
Orlando, Galen Hent- d’un côté, longs de l’autre. Orlando était
zell préfère décliner. Le perçu comme un refuge dans la conservachauffeur a trop mal de trice Floride, réputée pour ses animés Gay
tête. Tant pis pour la soi- Days et classée parmi les villes américaines
rée latino. Et tant pis pour Kenya les plus gay friendly par le magazine homo
Michaels, la célèbre drag-queen, ex-star « Advocate ».
de l’émission « RuPaul’s Drag Race », qui
Accoudées au comptoir du café Hamest annoncée ce soir en tête d’affiche, et mered Lamb, Dixie et ses copines lesque tout le monde attend avec excitation. biennes racontent comment Orlando leur
Sans le savoir, le grand gaillard chauve a permis de vivre. Il y a une dizaine d’ande 44 ans vient d’éviter un carnage. nées, poussées par le rejet de leur Eglise
Quelques heures plus tard, dans le club pentecôtiste et celui de leurs parents, elles
bondé, Omar Mateen, citoyen américain ont quitté la petite ville où elles avaient
de 29 ans d’origine afghane, fait irruption grandi, un bastion conservateur à une cinavec un fusil d’assaut et un pistolet. Il tire quantaine de kilomètres. « Là-bas, nous ne
sur la foule, prend des clients en otage dans pouvions pas faire notre coming out, raconte
les toilettes. Aux policiers, il affirme avoir Dixie, une militaire de 34 ans. Ici, nous
fait allégeance à l’Etat islamique. Trois sommes libres. »
heures plus tard, il est abattu par les unités
LES BÉNÉVOLES MOBILISÉS
spéciales. Dans la boîte, cinquante blessés
et 49 cadavres. Parmi eux, quatre des amis Le night-club Pulse, ouvert en 2004, était
que Galen devait retrouver. « Ils avaient 20, le symbole de cette liberté. Le « bar le plus
30 ans…, dit-il d’une voix étranglée. D’habi- chaud d’Orlando », à quelques encablures
tude, je suis celui qui réconforte. Mais là, j’ai du centre, n’était peut-être pas le plus
grand mais il était
arrêté de regarder la
l’un des plus populiste des morts. J’ai
peur d’en découvrir
laires, jeunes et
de nouveaux. »
conviviaux, avec
Dimanche matin,
son patio et ses
célèbres tini Marles grands networks
ont assommé les
tini à 2 dollars. « Le
Américains à leur
Pulse, c’était surréveil: jamais un
tout une boîte où
mass shooting
tout le monde était
n’avait fait autant
le
bienvenu,
de victimes aux
raconte une habiEtats-Unis. Jamais
tuée. Les vieux, les
un crime de haine
jeunes, les gays, les
aussi terrible n’y
hétéros, les Blancs,
avait été commis
les latinos… les coucontre des homoleurs de l’arc-ensexuels.
ciel. » Difficile à
Depuis, Orlando
i m a g i n e r
n’est plus vraiment
aujourd’hui, alors
la même, plus tout Galen Hentzell, un habitué du Pulse
que le quartier est
entièrement bouà fait cette cité
agréable truffée de
clé par d’impolacs et d’arbres centenaires, connue pour santes forces de l’ordre et filmé de loin par
ses immenses parcs d’attraction Disney et les caméras du monde entier.
Universal qui séduisent chaque année des
Au Centre, le QG associatif de la commumillions de touristes. La communauté nauté LGBT, la porte d’entrée est désorLGBT (lesbienne, gay, bi, trans), qui y a fait mais gardée par un vigile qui fouille les
son nid depuis des années, est abasourdie. sacs. Après avoir passé le week-end
“ J’ai arrêté de
regarder la liste
des morts. J’ai peur
d’en découvrir de
nouveaux ”
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DAVID GOLDMAN-AP-SIPA/BRIAN BECNEL POUR « L’OBS »
Orlando, au lendemain
de la tuerie du Pulse,
la fusillade la plus
meurtrière de l’histoire
des Etats-Unis.
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Omar Mateen, l’auteur du massacre, un Américain
d’origine afghane. Il a été abattu par les forces d’élite.
La police d’Orlando, la nuit du drame, sécurise le périmètre autour du Pulse,
alors que le tireur est toujours à l’intérieur.
suspendus au téléphone pour tenter de
contacter des proches restés injoignables,
les bénévoles s’activent jusqu’à l’épuisement, comme pour ne pas penser. « Je ne
sais plus trop quel jour on est », raconte
entre deux coups de fil Roxy Santiago, militante d’origine portoricaine, « lesbienne et
fière de l’être », connue de tous. « Je passe
en cinq secondes des larmes de tristesse aux
larmes de joie, face à toute la solidarité dont
nous bénéficions. » Derrière elle, les sandwichs et les bouteilles d’eau arrivent par
dizaines – ils sont distribués aux volontaires et aux milliers d’habitants d’Orlando
qui font la queue sous le cagnard pour donner leur sang. Dans la salle du fond, des
thérapeutes bénévoles écoutent les
proches de victimes. Une cagnotte a été
mise en place pour aider les familles
endeuillées – en deux jours, elle a dépassé
les deux millions de dollars.
miné. « Nous savons désormais que cela
peut arriver n’importe où, n’importe
quand », dit-il. Juste après le massacre, un
homme a été arrêté en possession d’un
arsenal alors qu’il se rendait à la Gay Pride
de Los Angeles. Comme la confirmation
d’une menace qui plane… Dans une petite
maison en face du Centre, une cellule
d’écoutes a été ouverte par la Zebra Coalition, une association de soutien aux jeunes
gays. Depuis plusieurs jours, 350 personnes s’y relaient pour calmer les
angoisses. Le téléphone n’arrête pas de
sonner. « Un climat de peur s’est installé
parmi les jeunes, explique la coordinatrice
Heather Wilkie. Certains nous disent: nous
sommes une cible. »
La jeune femme n’aime pas trop parler
de politique: ses fonctions de communicante l’en empêchent. Elle évoque tout de
même la « polarisation totale » du débat
public, qui attise les haines. Les progrès
pour l’égalité entraînent des déferlements
homophobes. L’an dernier, sous les hourras de la communauté LGBT, la Cour
suprême a autorisé le mariage entre
couples de même sexe sur tout le territoire.
Mais les Etats conservateurs du Sud ont
déclenché une nouvelle guerre, cette fois
pour empêcher les personnes trans d’utiliser les toilettes de leur choix. Bénévole au
Centre, Thalia Ainsley, cheveux peroxydés
jaunes, a entamé il y a un an une transition
pour devenir la femme qu’elle a toujours
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“UN CLIMAT DE PEUR
S’EST INSTALLÉ”
Dans la salle de réunion envahie par les
dons, Terry DeCarlo, le directeur exécutif,
look de rocker et aigle tatoué sur le bras,
énumère les appels de soutien reçus de
Paris, de Londres, de Berlin, d’Australie.
Après ce « cauchemar dont [il] aimerai[t] se
réveiller », l’afflux de solidarité fait du bien.
Mais les blessures mettront du temps à
guérir. Le temps de l’insouciance est ter-
été. La vétéran du Vietnam de 67 ans
dénonce « la course à la haine et au fanatisme », dit qu’elle n’arrive pas à pleurer
depuis le massacre. Alors elle vient aider.
Dans le centre-ville, en face de la mairie,
des fleurs, des inscriptions en hommage
aux victimes forment un petit mémorial
improvisé. Une dizaine de personnes profitent de leur pause déjeuner pour déposer
un bouquet. Maria Carillo, une habituée
du Pulse, ignore encore si deux de ses amis
ont survécu. Ses immenses lunettes noires
ne sont pas assez grandes pour dissimuler
ses larmes. Dévastée. « Jusqu’à mes 25 ans,
j’ai dû cacher le fait que j’étais lesbienne.
Combien de temps faudra-t-il avant qu’on
soit libres et égaux? » murmure-t-elle.
“LES GENS COMPTENT
SUR NOUS”
Ici, la communauté LGBT vote majoritairement démocrate. La tuerie fera-t-elle
évoluer son vote? Après l’attaque, la candidate démocrate à la présidentielle, Hillary Clinton, a promis aux LGBT de
« continuer à se battre pour [leur] droit à
vivre libres, en plein jour, et sans peur ».
Comme beaucoup de ses amis, le responsable du Centre, Terry DeCarlo, applaudit
la promesse de la candidate de limiter la
vente des armes les plus dangereuses:
« Personne ne devrait pouvoir se procurer
des armes comme celles utilisés par le
HANDOUT-AFP/PHELAN M. EBENHACK-AP-SIPA
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tueur. » Une mesure de Barack Obama
annoncée après chaque mass shooting,
mais toujours torpillée par son opposition
républicaine. Les tentatives de récupération du drame par Donald Trump, qui
s’est posé en « vrai ami » de la communauté LGBT, tout en liant immigration et
homophobie, énerve manifestement Tim
Evanicki. « Ceux qui utilisent la peur n’en
profiteront pas. » Ce jeune homme joufflu
est un des responsables du Parliament
House, une institution d’Orlando. Un lieu
unique, à la fois théâtre, hôtel et boîte de
nuit, installé dans un ancien motel décati,
un peu à l’écart du centre. Le soir du
drame, certains de ses amis, performeurs
ou drag-queens, ont été tués. Mais l’immense panneau fifties devant l’établissement proclame sa fierté d’appartenir à la
communauté LGBT: « Unbreakable ».
Littéralement: « Incassable ». Une ode à
la résilience. « Dimanche, juste après la
tuerie, nous avons tenu à maintenir les
shows prévus, raconte-t-il. Près de
1400personnes sont venues! Nous allons
continuer encore plus fort. Les gens
comptent sur nous. »
Pendant deux jours, la police, débordée,
a interdit les rassemblements. Lundi soir,
les habitants pouvaient enfin se recueillir
sur la grande place du théâtre et célébrer
leurs morts, une chandelle à la main. Plusieurs milliers de personnes, devant les
caméras. Les yeux sont rouges. Des gens
s’étreignent. Certains ont écrit en grand
le nom des victimes sur des pancartes. Sur
l’estrade, un activiste LGBT énumère les
personnes décédées au micro, une à une.
La plupart sont latino-américaines, leur
nom résonne dans toute la place. Il n’y a
pas un bruit. « C’était un crime de haine
contre les latinos, contre la communauté
LGBT, contre toute l’humanité », lance-t-il
en colère. « Nous ne laisserons pas la haine
nous diviser! » ajoute au micro une jeune
femme porte-parole d’une association de
musulmans américains.
“LÀ POUR RESTER”
Un peu à l’écart, une petite troupe attire
les photographes: il s’agit du « couvent »
local des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence. Célèbre pour ses tenues de nonnes
extravagantes, ce groupe international
d’activistes gays est en tête de tous les
combats depuis les années noires du sida.
Sister Holly Cost, l’une des plus âgées,
porte de magnifiques faux cils bleus. Un
grand voile noir parsemé de strass couvre
son épaule. « Par le passé, nous luttions
contre un gouvernement qui nous oppressait. Désormais, ce sont certains de nos
propres concitoyens, nos voisins parfois, qui
nient nos droits et notre existence », dit-elle
d’une voix douce. Elle dit qu’elle n’est « pas
vraiment étonnée que certains passent à
l’acte. On entend tant de discours de haine
dans ce pays… Les mots ont un sens et nous
payons le prix de l’avoir oublié ».
Lundi soir, les habitants
d’Orlando pouvaient
enfin se recueillir,
une chandelle à la main.
Plusieurs milliers
de personnes, devant
les caméras.
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L’équipe du Pulse monte sur scène.
Tous les employés, une vingtaine. A la
foule recueillie, ils annoncent que le club
va réouvrir. « On sera plus grand et meilleurs que jamais! On ne se laissera pas
vaincre! Nous sommes là pour rester! »
« We are here to stay », répète la foule en
chœur.
DE NOS ENVOYÉS SPÉCIAUX JUAN
MARTIN ET MARIE DESROSIERS
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BRIAN BECNEL POUR « L’OBS »/BRENDMAN SMIALOWSKI-AFP
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ORLANDO ENFLAMME
LE DUEL TRUMP/CLINTON
Après la tragédie
du Pulse, les outrances
du candidat populiste
ont choqué jusque dans
son camp. Accentuant
du même coup le profil
très présidentiable de
la chef de file démocrate
DE NOTRE CORRESPONDANT
AUX ÉTATS-UNIS PHILIPPE
BOULET-GERCOURT
La cible de Trump après l’attaque du night-club gay : l’immigration en provenance du monde musulman..
ce qui est de la capacité à lutter contre le
terrorisme, et il lui suffisait d’accentuer l’aspect « radicalisme islamique » pour s’allier
les 60% d’Américains qui ont une opinion
négative de l’islam. Au lieu de quoi, il est
parti en vrille dans l’autosatisfaction, ramenant tout à l’immigration en provenance du
monde musulman alors qu’Omar Mateen
est né dans la même ville que Trump, New
York, en… 1986 ! Autrement dit, il a
confondu une nouvelle fois la campagne
des primaires, où ce genre de propos
enflammait les troupes, avec la campagne
générale, où le manque de retenue, dans un
TIMOTHY A. CLARY/AFP
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L e ton a été donné avant
même que les corps n’aient
été enterrés. A droite, un
candidat s’autofélicitant et
se vantant d’avoir « eu raison », qui met la tuerie
d’Orlando sur le dos de
l’immigration incontrôlée
et va même jusqu’à insinuer que Barack
Obama est impliqué dans le massacre : « Soit il [Obama] ne comprend pas,
soit il comprend mieux que tout le monde. »
Et de répéter : « Il y a un loup. Il y a un
loup. » A gauche, une Hillary Clinton bien
plus classique face à une tragédie de ce
genre, appelant à l’union nationale et proposant des mesures visant spécifiquement les terroristes isolés, ces lone wolves
(« loups solitaires ») qui font désormais
trembler l’Amérique… Le pays a beau avoir
consommé du Trump depuis un an, la tournure prise par la campagne depuis
dimanche est proprement stupéfiante. Sur
le papier, cette tragédie avait pourtant tout
pour bénéficier à Donald Trump, si l’on
peut oser ce mot obscène en pareille circonstance, sans qu’il soit obligé d’abandonner une retenue élémentaire. Les sondages
lui donnent régulièrement une avance de
plus de 10 points sur Hillary Clinton pour
“ Ovides equate
volectum accatur
sum volorio blatur,
soles. ” Signature
ANGELO MERENDINO/GETTY IMAGES/AFP
De son côté, Hillary Clinton a fait part de son hostilité à la National Rifle Association (NRA).
contexte aussi grave, peut être perçu
comme une incapacité à faire preuve des
qualités requises pour un homme d’Etat.
« Quelqu’un qui cherche une validation aussi
désespérément, au point d’éprouver le besoin
de s’autoféliciter après une attaque terroriste,
a des problèmes psychologiques qu’il doit
résoudre », a lancé Tim Miller, un exconseiller de Bush, résumant le sentiment
de beaucoup. Le long discours prononcé
par Trump au lendemain d’Orlando mérite
qu’on s’y attarde. Il ne parle pas du contrôle
des armes, encore moins d’aller combattre
Daech sur son terrain – au contraire, Trump
affirme que l’aventure américaine au
Moyen-Orient a été « un désastre complet
et total », ce qui va encore lui valoir des amis
dans l’establishment républicain. Au lieu de
tout cela, il est revenu de façon obsessionnelle à son discours anti-immigration qui
résume de plus en plus sa campagne. Face
à la menace terroriste, Trump veut bannir
non seulement les réfugiés de Syrie ou d’Afghanistan, mais les ressortissants « de parties du monde où il y a un passé avéré de terrorisme contre les Etats-Unis, l’Europe ou
nos alliés ». Mieux : ce n’est pas seulement
l’immigration en provenance de pays problématiques qui le préoccupe mais l’immigration tout court, alors que celle-ci est au
cœur de l’ADN américain : « Les Etats-Unis
ont déjà immigré [sic] quatre fois plus d’immigrants que n’importe quel autre pays au
monde. Et nous continuons à en admettre des
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millions en plus, sans vrai contrôle. Il n’est
pas surprenant que les salaires de nos travailleurs n’aient pas bougé depuis bientôt vingt
ans. » Il était trop tôt, en début de semaine,
pour mesurer l’impact politique d’Orlando.
Il n’est pas impossible que, malgré ses
outrances, la popularité de Trump remonte.
La réaction d’Hillary Clinton a donné
l’image d’une candidate qui est loin d’être
sur la défensive. Elle a décidé de faire de
l’hostilité à la National Rifle Association
(NRA) un élément clé de sa campagne. Ses
alliés au Congrès ont d’ailleurs immédiatement relancé une proposition de loi interdisant à quelqu’un figurant sur la liste des
personnes suspectes de terrorisme d’acquérir une arme. « Entre février 2004 et
décembre 2015, à 2 265 reprises, des terroristes connus ou suspectés ont acheté une
arme », a rappelé Dianne Feinstein, sénatrice de Californie. Hillary Clinton a même
suggéré de bannir la vente d’armes d’assaut,
comme ce fut le cas entre 1994 et 2004.
Une mesure que réclame, entre autres, la
mère de Dylan Klebold, l’un des deux adolescents tueurs de Columbine, il y a dix-sept
ans : « Je ne peux pas m’empêcher de penser
que Dylan et Eric auraient été incapables de
prendre autant de vies s’ils n’avaient pas eu
un accès aussi facile aux armes », écrivaitelle récemment. L’idée d’interdire les armes
d’assaut sera peut-être fraîchement accueillie par les sénateurs démocrates d’Etats
conservateurs cherchant à être réélus en
2018, mais il est clair que, dans l’émotion de
l’après-Orlando, ce sont les républicains du
Congrès qui sont sur la défensive.
Le ton de la campagne présidentielle,
en tout cas, est donné jusqu’en novembre :
d’un côté, le pyromane brûlant toutes les
conventions du « politiquement correct »
et qui refuse obstinément l’habit de respectabilité que les républicains cherchent
désespérément à lui faire endosser ; de
l’autre, la « femme d’Etat » posée, mesurée, en un mot, présidentiable. Le
contraste, déjà saisissant, ne fera que s’accentuer jusqu’en novembre, surtout si le
pays connaît une nouvelle fusillade de
masse, comme c’est statistiquement le
plus probable. Cela n’a pas empêché Hillary Clinton de lancer des attaques mordantes et de jouer la carte de l’humour
pour ridiculiser Trump sur Twitter. Mais
dans un contexte de tragédie, son sérieux
fait ressortir, par contraste, le côté clown
et « télé-réalité » de Trump. Même dans
les heures suivant la pire fusillade de toute
l’histoire des Etats-Unis.
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Un entretien avec Gilles Kepel
Policiers à Magnanville,
homosexuels à Orlando :
les terroristes ont frappé
les populations ciblées
dans leurs vidéos
de propagande, explique
ce spécialiste de l’islam*
Qui est Larossi Abballa ? Y a-t-il des
points communs entre le meurtre
des deux policiers de Magnanville et
la fusillade d’Orlando ?
La revendication de l’assassinat des deux
policiers de Magnanville et celle de l’attentat d’Orlando sont issues de la même agence
de presse de l’Etat islamique : A’maq alIkhbaria, qui veut dire en arabe « au plus
profond de l’information ». Elle fait référence au web noir, qui échappe à Google.
Mais Larossi Abballa, le meurtrier des deux
policiers, était, contrairement à Omar
PROPOS
RECUEILLIS
PAR CHRISTOPHE
BOLTANSKI
ET SARA DANIEL
Mateen, en contact avec les mouvements
djihadistes. Il avait été emprisonné pour
association de malfaiteurs et avait le projet
de partir au Pakistan et en Syrie. Il est bien
le produit de ce terrorisme réticulaire (en
réseau), théorisé par Abou Moussab alSouri qui, en 2005, dans « Appel à la résistance islamique mondiale », incite les djihadistes à tuer dans un espace de proximité.
Une consigne qui sera reprise par le porteparole de l’EI, Abou Mohammed al-Adnani.
L’assassinat du couple de policiers est une
mise en œuvre exacte de ces consignes.
JEAN-LUC BERTINI/PASCO
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“LE TERRORISME,
À TERME,
AFFAIBLIRA DAECH”
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“Ce n’est plus un mouvement
pyramidal transmettant des
ordres du sommet à la base.”
Quant à Larossi Abballa, c’est tout sauf un
« loup solitaire ».
Donc sans pour autant la piloter,
Daech serait bien aussi à l’origine de
la fusillade d’Orlando ?
C’est ce que j’appelle dans mon livre le
« djihadisme troisième génération ». Ce
djihadisme, postérieur à Al-Qaida, repose
sur une économie de moyen extraordinaire. L’exemplarité du modèle, diffusée
sur les réseaux sociaux par un certain
nombre de personnes, que j’appelle des
« pairs », est telle qu’elle permet à ceux qui
commettent ce type d’actes de les offrir
d’une certaine manière à Daech. L’Etat islamique en tire une immense force. Avec la
tuerie d’Orlando, il s’invite brutalement
dans la campagne électorale américaine et
devient ainsi, non plus seulement un enjeu
de politique étrangère, sans grande portée
dans un pays où la plupart des habitants
n’ont pas de passeport, mais un véritable
enjeu de politique intérieure. La preuve : la
façon dont Donald Trump, au mépris de
tous les usages théoriquement policés de
la vie politique américaine, en profite pour
accuser Obama et réclamer sa démission.
Ces attentats provocateurs visent à susciter
en réaction des pogroms anti-islamiques,
des désacralisations de mosquées dans le
but ultime de déclencher une guerre civile
et l’implosion de l’Occident. Donc, les gens
de Daech, à leur façon, votent Trump.
Ces attentats en France et aux EtatsUnis diffèrent-ils de ceux de Paris, le
13 novembre, et de Bruxelles, le
22 mars ?
Les attentats de Paris et de Bruxelles ont
été, à mon sens, des opérations politiquement ratées. Car il s’agit dans les deux cas
d’attaques indiscriminées qui, de ce fait,
ont tué un grand nombre de jeunes musulmans. Une population que Daech cherche
justement à recruter. Des détenus musulmans avec qui j’ai pu récemment m’entretenir en prison m’expliquaient qu’ils
avaient des frères, des cousins au Stade de
France, le soir du 13 novembre, et qu’un
tel acte ne pouvait donc avoir été commis
que par des « barjos ». Suivant la logique
complotiste qui prévaut dans ces milieux,
les mêmes allaient jusqu’à accuser le Mossad d’avoir voulu provoquer l’extermination des musulmans d’Europe. Contrairement à ces deux attentats, le massacre
d’Orlando et les meurtres de Magnanville
frappent une population spécifique systématiquement ciblée dans les vidéos diffusées par Daech.
Comment explique-t-on l’obsession
homophobe de Daech ?
Nous sommes en présence d’un paradoxe.
Dans le monde arabe, les difficultés pour
avoir des liens avec l’autre sexe, hors union
ritualisée, pour constituer une dot et se
marier ont favorisé les rapports entre
même sexe. Alors que l’homosexualité est
très présente dans ces sociétés, c’est
devenu pour Daech le symbole, le point
paroxysmique de la décadence occidentale, comme s’il s’agissait d’un cancer qu’il
faudrait extirper à tout prix, pour retrouver la pureté originelle de l’univers salafiste. L’Etat islamique a diffusé de nombreuses vidéos montrant des homosexuels,
ou supposés tels, lapidés à mort ou jetés du
haut d’un immeuble. Sur la bande déroulante accompagnant ces films, figure un
hadith, un propos attribué au Prophète,
qui dit à peu près ceci : si vous découvrez
des gens qui commettent l’« acte de Loth »,
alors tuez l’actif et le passif. Ce texte systématiquement convoqué par Daech pour
fournir une justification sacrée aux exécutions d’homosexuels ne fait pourtant pas
l’unanimité parmi les théologiens. Dans
les recueils de hadiths, il est considéré
comme faiblement attesté par la tradition
islamique. Mais les salafistes qui prennent
l’ensemble des hadiths du Prophète de
manière acritique, bien sûr, l’utilisent.
C’est leur lecture qui inspire un Omar
Mateen, dont la culture salafiste a, semblet-il, été construite essentiellement à
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Mais avec cet attentat, la France a franchi
un stade supplémentaire dans la menace.
Après des cibles indiscriminées (Bataclan),
on est revenu à des cibles particulières,
comme en janvier : policiers, intellectuels,
journalistes. Le but est toujours le même
pour Daech : cliver encore davantage la
société française.
L’opération d’Orlando, elle, n’a pas été
commanditée depuis Raqqa, à ce qu’on
sait. L’idéologie du « djihad de troisième
génération » a imprégné un individu américain d’ascendance afghane et dont le
père semblait soutenir les Talibans. Ce qui
est remarquable, c’est cette fusion entre la
culture du serial killer américain et la focalisation contre les homosexuels, déjà présente dans la culture de la Bible Belt américaine, mais dont la traduction en termes
« daechiens » a conduit au passage à l’acte.
Car l’Etat islamique cherche à créer des
situations de rupture et de provocation.
Or, en tuant des gens dans un club homosexuel, on est certain des répercussions
gigantesques.
Vous ne croyez pas à l’existence de
« loups solitaires » chez les terroristes et vous récusez l’expression à
propos de l’auteur de l’attentat
d’Orlando ? Pourquoi ?
Cette expression, traduite de l’américain
« lone wolf », se réfère à une tout autre
culture, celle du serial killer qui, animé par
des pulsions spécifiques, passe à l’acte.
Cette figure du tueur en série a d’ailleurs
redonné toute une fécondité aux films
noirs américains. Dans le cas d’Omar
Mateen, le meurtrier d’Orlando, on a effectivement des éléments qui font penser à un
dérèglement psychique et à une haine
compulsive des gays, mais cet homme
cesse d’être solitaire dès lors qu’il rencontre, religieusement et culturellement,
l’univers de Daech. Même si son action n’a
pas été planifiée de longue date, il se
réclame de l’EI à la dernière minute, par un
coup de fil passé depuis les toilettes de la
boîte de nuit. Nous ne sommes plus face à
un mouvement pyramidal transmettant
des ordres du sommet à la base, comme
c’était le cas lors des attentats du 11 septembre 2001. On a commis la même erreur
avec Mohamed Merah. A l’époque, certains
commentateurs, par ignorance du phénomène, avaient fait de lui un « loup solitaire ». Mais ce qui justifie et détermine le
passage à l’acte dans le cas de Merah,
comme dans d’autres, c’est l’idéologie salafiste djihadiste, dans laquelle il baignait.
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En janvier 2016, en Irak, l’Etat islamique a condamné cet homme, accusé d’homosexualité, à être jeté depuis un toit.
L’OBS/N°2693-16/06/2016
“Quand Mossoul et Raqqa
vont tomber, le mythe du
califat tombera avec elles.”
partir des réseaux sociaux. Alors que
les autres religieux ne passent par leur vie
devant leur écran, les salafistes, notamment en France, s’adonnent constamment
au prosélytisme en ligne. Il y a une prévalence de leur idéologie sur la Toile. Ils
peuvent ainsi court-circuiter les tenants
de la tradition islamique qui autrefois faisaient, comme les prêtres, le lien entre les
textes et la réalité.
Daech ne compte pas beaucoup
d’Américains dans ses rangs en Syrie.
Comment l’expliquez-vous ?
On trouve quelques Américains convertis,
mais le phénomène a pris moins d’ampleur
que chez nous car, fondamentalement, le
djihadisme 3G, depuis 2005, vise surtout
l’Europe, considérée comme le ventre mou
de l’Occident. L’Amérique est trop loin,
trop puissante. Le Vieux Continent, selon
les textes de Suri, abriterait des millions de
recrues potentielles. Tous ces jeunes
musulmans qui n’arriveraient pas à s’intégrer pour des raisons socio-économiques,
victimes du racisme et de la xénophobie.
Un parfait terreau, selon lui, pour l’idéologie salafiste. En Amérique, contrairement
à l’Europe, il s’agit rarement d’individus
partis en Syrie pour y être entraînés et
endoctrinés, avant de revenir chez eux
commettre des attentats.
Obama a-t-il contribué à familiariser
les Etats-Unis avec l’islam ?
Pas vraiment. En revanche, son rapprochement avec les Frères musulmans a été critiqué. Une de ses principales conseillères,
Dalia Mogahed, était d’origine égyptienne
et proche de la confrérie. Et au moment où
Moubarak a été renversé, les sympathies
d’Obama pour les Frères ont été fermement dénoncées par leurs opposants et le
général Al-Sissi. Le président américain a
aussi exprimé son désaccord avec la loi
française contre les signes religieux ostentatoires à l’école. Mais, paradoxalement,
cette politique de main tendue aux islamistes n’a pas changé la perception des
Etats-Unis dans la région. Il demeure la
tête de la « mécréance » pour les djihadistes et leurs sympathisants.
Peut-on redouter que Daech cherche
à compenser sa perte de territoire
en multipliant les attentats en
Occident ?
C’est un risque, bien sûr. Mais le terrorisme
est une arme à double tranchant qui aliène
les populations que l’Etat islamique voudrait gagner à sa cause et qui va l’affaiblir à
terme. C’est ce qui s’est passé en Algérie, en
1997, lorsque le GIA et ses exactions ont été
rejetés par la population algérienne. Or, le
13 novembre (Bataclan) et le 22 mars
(attentats de Bruxelles) ont contribué à isoler l’Etat islamique. Et puis pour que l’organisation continue à susciter des vocations
de terroristes, encore faut-il qu’il conserve
un territoire, un « califat » référentiel. Pour
l’instant, le territoire de Daech continue à
exister car il sert encore un certain nombre
de puissances dans la région. Mais le jour
où cela changera, quand les villes de Mossoul et de Raqqa vont tomber, le mythe du
califat du Cham, utopie positive des vidéos,
tombera avec elles. Cela n’empêchera pas
l’existence virtuelle d’un cyber califat, mais
cela aura un effet délétère sur le groupe.
(*) Gilles Kepel anime le séminaire « Violence et dogme »
à l’École normale supérieure et enseigne à l’Institut
d’études politiques de Paris. Il est l’auteur avec Antoine
Jardin de « Terreur dans l’Hexagone : genèse du djihad
français » aux Editions Gallimard.
CAPTURES D’ÉCRAN VIDIBYTE HOLLYWOOD
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S. CAILLET-PANORAMIC
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Le scénario d’un
attentat pareil était
redouté. Les forces
de l’ordre se savaient
menacées, mais
l’assassinat à leur
domicile d’un policier
et de sa compagne à
Magnanville (Yvelines)
marque un tournant
dans la stratégie
terroriste
VIOLETTE LAZARD,
VINCENT MONNIER,
AVEC MATHIEU DELAHOUSSE,
JULIETTE JABKHIRO
ET CÉLINE RASTELLO
LA POLICE
AU CENTRE
DU VISEUR
P
ersonne n’imagine être
victime d’un attentat terroriste en rentrant le soir
dans son pavillon de banlieue. Pas plus un policier
que quelqu’un d’autre.
Lundi 13 juin, aux alentours de 21 heures, c’est
pourtant arrivé. Lorsque Jean-Baptiste
Salvaing, commandant de police mais
habillé en civil, est arrivé devant chez lui,
il n’a pas eu le temps de remarquer un
homme, tapi dans l’ombre, derrière son
portail. Larossi Abballa s’est jeté sur lui, et
lui a porté plusieurs coups de couteaux.
Les secours n’ont pas pu réanimer le policier. Le terroriste, un soldat auto-pro-
clamé de l’organisation Etat Islamique, est
ensuite entré dans la maison de ce fonctionnaire de 42 ans, où se trouvaient sa
compagne et son petit garçon de trois ans.
Jessica, adjointe administrative au commissariat de Mantes-la-Jolie, a été retrouvée morte quand les forces de l’ordre ont
pu pénétrer sur les lieux. Le fils du couple
était en choc, mais indemne. Avant d’être
tué lors de l’assaut du Raid, le terroriste,
lors de ses multiples échanges avec les
forces de l’ordre, a clairement revendiqué
le meurtre d’un policier, et non celui d’un
homme et de sa famille qu’il aurait trouvé
par hasard. Le terroriste était armé de plusieurs couteaux mais sans arme de poing
ni explosif. Il avait ainsi suivi à la lettre
L’OBS/N°2693-16/06/2016
Le Raid arrive sur les lieux 15 minutes après le drame.
L’OBS/N°2693-16/06/2016
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les consignes que diffuse depuis sa
création l’organisation Etat islamique :
« tuez des policiers ! ».
Devenu lieutenant en 2001, Jean-Baptiste Salvaing a fait toute sa carrière dans le
département des Yvelines, d’abord à la BAC
(brigade anti-criminalité), puis comme
chef de groupe chargé de la protection des
familles, des vols par effraction et des stups
à Mantes-la-Joie et aux Mureaux. Plusieurs
fois décoré, le policier est décrit comme
« un très bon enquêteur, qui avait d’excellents
états de services, explique Sabrina Rigolet,
secrétaire nationale du SCSI-CFDT, qui l’a
côtoyé pendant cinq ans. C’était un très bon
procédurier et un bon manager d’équipe, avec
une très bonne mentalité. Il était reconnu de
sa hiérarchie, il faisait partie des très bons
officiers du département. » A-t-il croisé la
route de son assassin au cours de ses différentes affectations ? En tout cas, lui, l’avait
repéré puisqu’il a posté une photo de sa victime en uniforme sur son Facebook. Larossi
Abballa, 25 ans, avait été condamné en 2013
pour appartenance à une filière terroriste.
Il était également connu pour des faits de
petite délinquance. Radicalisé depuis au
moins 2011, considéré comme agitateur et
prosélyte lors de ses passages en prison, il
semble avoir agi seul, avec peu d’armes et
une extrême violence.
La police visée dans un acte isolé et peu
préparé ? Tout indique le contraire. Larossi
Abballa semble avoir voulu suivre avec une
précision terrifiante les consignes du Syrien
Abou Mohammed Al-Adnani, porte-parole
de l’Etat Islamique et considéré par les services de renseignements occidentaux
comme « le ministre des attentats ». Dans
un message diffusé le 21 mai dernier, cet
homme que les groupes djihadistes
appellent le « Cheikh Adnani » avait
demandé aux fidèles de commettre de nouveaux attentats pendant le mois du ramadan. Ce vétéran de la lutte djihadiste devenue une figure de Daech avait déjà exhorté
en septembre 2014 dans un message d’une
quarantaine de minutes tous ses partisans
à attaquer les membres des forces de l’ordre
des pays de la coalition : « Attaquez, tuez les
soldats des tyrans, leurs forces de police et de
sécurité, leurs services de renseignements et
leurs collaborateurs. » Il avait même donné
aux terroristes un mode d’emploi très précis… « Si vous ne pouvez pas faire sauter une
bombe ou tirer une balle, leur dit-il, débrouillez-vous pour vous retrouver seul avec un
infidèle français ou américain et fracassez-lui
le crâne avec une pierre, tuez-le à coups de
POLICE NATIONALE/T. CAMUS-AP-SIPA/CAPTURE D’ÉCRAN FACEBOOK
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Forces
de l’ordre :
un lourd bilan
L’adjudant Imad Ibn
Ziaten, sous-officier du 1er
régiment du train
parachutiste de Francazal,
tué le 11 mars 2012 par
Mohammed Merah.
Le caporal-chef Abel
Chennouf, parachutiste à
Montauban, tué le 15 mars
2012 par Merah.
Le caporal Mohamed
Legouad, parachutiste à
Montauban, tué le 15
mars 2012 par Merah.
Franck Brinsolaro,
49 ans, brigadier affecté à
la protection du
dessinateur Charb, tué le
mercredi 7 janvier 2015 à
« Charlie Hebdo ».
Ahmed Merabet, 40 ans,
brigadier en poste à la
brigade VTT du
commissariat du
11e arrondissement de
Paris, tué par les frères
Kouachi à proximité de
« Charlie Hebdo. »
Clarissa Jean-Philippe,
27 ans, policière
municipale à Montrouge,
abattue le 8 janvier 2015
par Amédy Coulibaly.
Jean-Baptiste Salvaing,
42 ans, commandant de
police aux Mureaux, tué
le 13 juin 2016 par Larossi
Abballa.
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couteau, renversez-le avec votre voiture,
jetez-le d’une falaise, étranglez-le, empoisonnez-le ».
Cet appel explicite à mener le djihad
contre les forces de l’ordre sur le sol européen avait déjà été suivi d’effet. Deux mois
après l’ordre de « Cheikh Adnani », en
décembre 2014, un jeune homme d’origine
burundaise, récemment converti à l’islam,
agresse au couteau trois policiers devant
l’entrée du commissariat de Joué-lès-Tours
(Indre-et-Loire) en criant « Allah akbar ».
Il est abattu. On pense l’incident isolé mais
les policiers et les militaires sont effectivement devenus une cible privilégiée de ces
« loups solitaires » aux comportements
imprévisibles. "Cette tragédie vient nous
rappeler toute la complexité du risque terroriste qui peut se traduire par des tueries
de masse, mais aussi par des passages à
l’acte d’une extrême violence, visant des
cibles désignées par Daesh en raison
notamment de leur profession dans des
appels au meurtre qui sont régulièrement
diffusés par l’organisation terroriste", rappelle le procureur de Paris François Molins.
La liste continue tragiquement. En février
2015, Moussa Coulibaly, originaire de la
région parisienne, agresse au couteau des
soldats en faction devant la synagogue de
Nice. En garde-à-vue, il exprimera sa haine
de la France, de la police, des militaires et
des juifs. Fin octobre 2015, un individu est
arrêté à Toulon. Il projetait une attaque des
militaires de la base navale de la ville. Le
7 janvier 2016, un Tunisien tente d’attaquer
le commissariat du XVIIIe arrondissement
avec un hachoir de boucher et muni d’une
fausse ceinture d’explosifs. Lui-aussi sera
abattu devant l’entrée. En janvier 2016,
Tarik Jadaoun, un djihadiste belge proche
quant. Tous ces soldats de Daech qui ont
d’abord été mis en cause dans des affaires
de droit commun, ont croisé un jour les
forces de police de leur quartier, de leur
ville. Le discours de haine à l’égard des
forces de l’ordre véhiculé par l’EI entreraitil en résonnance avec de vieilles rancœurs ?
Comme une vieille haine remis au goût du
jour ?
Du côté des policiers, ce double meurtre
a provoqué un traumatisme profond. « Pour
la première fois, le terrorisme a choisi une
cible à son domicile, souligne Céline Berthon, du syndicat des Commissaires de la
Police nationale. Personne n’avait jamais été
ciblé chez lui. Pour la première fois, cela
arrive et c’est un policier qui en est victime. »
Jusque-là, explique-t-elle, toutes les victimes étaient tombées dans le cadre de
l’exercice de leur fonctions. Désormais, la
peur s’est invitée au seuil même de leurs
maisons. « Vous n’imaginez pas le nombre
de collègues que j’ai rencontré ce matin qui
ont expliqué l’inquiétude extrêmement présente de leur femme ou de leur compagne »,
témoigne Céline Berthon.
L’onde de choc politique
Comment faire face à la menace et
lutter contre le terrorisme ? En
quarante-huit heures, les attentats
dans une boîte gay d’Orlando aux
Etats-Unis, puis l’assassinat du
couple de fonctionnaires de police à
Magnanville ont remis à l’agenda
politique cette question devenue
centrale à l’entame de la prochaine
campagne présidentielle. A gauche,
Manuel Valls et Bernard Cazeneuve
campent sur leur ligne : tenter
d’incarner l’autorité, défendre leur
action depuis 2012 : « Trois lois
antiterroristes, une loi
renseignement, 9 000 postes
supplémentaires dans la police et la
gendarmerie », a rappelé le ministre
de l’Intérieur à l’Assemblée. Le PS, de
son côté, tentait de prévenir les
polémiques à venir en dénonçant
l’« instrumentalisation des drames à
des fins de politique politicienne ».
Trop tard ? Sitôt l’attentat commis
dans les Yvelines connu, les
Républicains ont fait assaut de
propositions sécuritaires, manière
de dire que pour eux la réponse du
gouvernement n’avait pas été à la
hauteur. « Notre niveau de vigilance
doit être adapté sans délai », a réagi
Nicolas Sarkozy tandis que ses
proches proposaient des centres de
rétention pour les fichés S (Laurent
Wauquiez) ou la rétention de sûreté
(Eric Ciotti). Alain Juppé a préféré
lui mettre l’accent sur l’effort à faire
pour les « moyens du
renseignement », tout en rappelant
qu’il était pour l’expulsion des
imams radicaux et la fermeture des
mosquées radicales. Une mesure, en
revanche, a été peu citée dans les
premières réactions : la déchéance de
nationalité, qui avait tant divisé la
gauche comme la droite. Marine Le
Pen l’a immédiatement évoquée, elle,
appelant aussi à « appliquer sans
faiblesse » l’article 411-4 du Code
pénal visant les individus qui
entretiennent des intelligences avec
une puissance étrangère en vue de
susciter des actes d’agression contre
la France. Un sujet fait cependant
consensus dans la classe politique : la
solidarité avec les policiers.
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Larossi Abballa, l’auteur du double meurtre.
d’Abaaoud, avait clairement menacé un
policier belge sur Facebook en publiant un
commentaire sous une photo de ce dernier :
« Quand je verrais ta tête, je sortirais ma
kalachnikov ». Les deux hommes étaient
tous les deux originaires de Verviers et
avaient des amis en commun. Le policier se
retrouvera sous protection rapprochée.
Les forces de l’ordre sont également les
cibles de réseaux plus organisés. Démantelée en janvier 2015 par les forces spéciales
de la police belge, la cellule de Verviers projetait l’enlèvement d’un magistrat ou d’un
policier ainsi que l’attaque d’un commissariat. De fausses tenues de policiers avaient
été retrouvées dans l’appartement conspiratif. Malgré cet échec, le cerveau de la cellule, le belge Abdelhamid Abaaoud, gardera
son objectif en tête. Selon le témoignage
d’une amie d’Hasna Ait Boulahcen, sa cousine, Abaaoud, lors d’une rencontre alors
qu’il s’était réfugié dans un buisson en bordure de périphérique, aurait confié vouloir
s’attaquer à un commissariat de la Défense.
Comme beaucoup d’autres terroristes,
Abaaoud affichait un passé de petit délin-
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EN COUVERTURE | L E S N O U V E L L E S C I B L E S D E D A E C H
Salah Abdeslam
LES DERNIERS
SECRETS
D’UN “SOLDAT
DU CALIFAT”
L’OBS/N°2693-16/06/2016
EXCLUSIF L’homme-clé des attentats du 13 novembre,
désormais en prison en France, n’a pas livré tous
les mystères de son parcours. Nous avons longuement
enquêté pour le reconstituer, année après année
L
VIOLETTE LAZARD ET VINCENT MONNIER
a cage d’escalier est défraîchie, mal éclairée. L’air
y est presque vicié. Aucune fenêtre ne vient ventiler ce long tunnel vertical. C’est là, au 9e étage
de cette tour de la cité Vauban, un immeuble
grisâtre d’une avenue sans âme de Châtillon
(Hauts-de-Seine), sur l’une des marches jonchées de mégots, que Salah Abdeslam a passé
une partie de la nuit du 13 novembre. Avec pour
seuls compagnons une bande de lycéens rencontrés entre deux
étages, et un menu McDo. « On mangeait le nôtre avec deux copains
quand on l’a vu arriver vers 1 heure du matin, explique Tom (1), l’un
des jeunes qui squattaient ce soir-là la cage d’escalier et que “l’Obs”
a pu retrouver. Il avait l’air d’un mec normal. On a commencé à discuter, il était sympa, alors il est resté avec nous. » Au même moment,
des sirènes de pompiers déchirent l’air de la nuit parisienne, et des
hôpitaux de fortune s’improvisent dans les bars pour tenter de sauver les blessés. Salah raconte qu’il est allé voir des cousins à Barbès
et que sa voiture a été immobilisée par la police. « Il voulait manger
puis dormir, je crois, alors il a demandé à un gars du McDo d’en bas
de lui indiquer un endroit calme », poursuit Tom.
A moins que le petit voyou de Molenbeek n’ait demandé un
endroit où acheter du shit. La cage d’escalier de l’immeuble est
connue dans le quartier comme un lieu de deal. Abdeslam n’a pas
très faim et propose ses frites à ses nouveaux amis. Les joints
tournent, les têtes aussi. « Il nous a beaucoup parlé de lui, il nous a
raconté qu’il travaillait dans la maintenance des trams en Belgique,
rapporte Tom, 17 ans et élève en première. Il nous a parlé de sa
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HET NIEUWSBLAD
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fiancée, il nous a dit qu’il allait bientôt se marier. » Mais, avec le recul,
Tom se souvient de sa doudoune gonflée : « Je pense qu’il portait
encore sa ceinture d’explosifs. » Au cours de la discussion, les portables des lycéens ne cessent de vibrer : des alertes sur le bilan des
victimes, qui s’alourdit tout au long de la nuit. Salah ne laisse rien
paraître, même quand il regarde derrière l’épaule d’un des jeunes
la vidéo amateur montrant les terroristes du Bataclan tirer sur les
forces de l’ordre. Ni exalté ni atterré, juste « curieux », décrit Tom.
Vers 4 heures, la petite bande lève le camp. Salah se met en boule,
dans un coin, pour dormir. Deux jours plus tard, les lycéens
découvrent, éberlués, le visage de leur étrange compagnon sur
un avis de recherche. Comment Salah Abdeslam est-il arrivé
jusqu’à la cité Vauban un peu après minuit ? Le soir des attentats,
il a d’abord déposé les trois terroristes du Stade de France avant de
garer sa voiture dans le 18e arrondissement de Paris. Ayant renoncé
– ou échoué – à déclencher sa ceinture d’explosifs, il achète une
puce de téléphone portable dans une boutique de Barbès. Vers
23 heures, il appelle le seul numéro qu’il connaît par cœur : celui
L’OBS/N°2693-16/06/2016
Un cliché
d’Abdeslam à
la prison de Bruges,
juste après
son arrestation.
de Mohammed Amri, un copain de Molenbeek. Il lui demande
de venir le chercher. Son interlocuteur refuse. Salah est en pleurs
et lui fait pitié. Amri finit par céder. Pour faire le trajet, il rameute
un autre de leurs potes de Molenbeek, Hamza Attou, un petit dealer qui vendait du shit dans le quartier le soir des attentats. La suite
n’est pas claire. Salah dit à ses amis qu’il a pris un taxi pour rejoindre
Châtillon. Sauf qu’aucun chauffeur n’a jamais été retrouvé.
Curieux terroriste islamiste que ce Salah Abdeslam, insaisissable,
versatile, si différent des autres soldats autoproclamés de Daech.
Il semble éviter la mort avec la même persévérance que ses amis et
son frère l’ont recherchée. Ce jeune un peu paumé de 26 ans,
fumeur de shit, joueur et noceur invétéré, a-t-il un jour été véritablement radicalisé ? Le djihad n’a jamais semblé accaparer ses pensées et ses journées. « Durant les trois quarts de sa vie, il sortait en
boîte. Il ne priait même pas à l’heure », confessera, atterrée, Yasmina,
sa petite amie, aux policiers belges le lendemain des attentats. Salah
Abdeslam est pourtant le principal logisticien des attentats de Paris.
Il loue les voitures, achète des détonateurs, reconnaît les lieux la
veille des attentats… Après sa défection, il est protégé et caché pendant quatre mois par les membres de la nébuleuse belge qui prépare les attentats de Bruxelles. Pourquoi cacher un déserteur, un
terroriste raté ? Etait-il au courant des tueries à venir le 22 mars ?
Devait-il y participer ? « J’en ai marre de ne rien comprendre », se
désespère Yasmina auprès d’une amie au lendemain du
13 novembre. Les enquêteurs pourraient dire la même chose.
Salah Abdeslam lui-même ne les aide pas. Il est vivant mais il est
muet. Après son arrestation le 18 mars, il a fait mine de parler aux
policiers belges, mais c’était pour raconter n’importe quoi. Il a
d’abord affirmé ne pas connaître Abaaoud, son ami d’enfance, avoir
été enrôlé par son grand frère Brahim, mort dans les attentats, et
ignorer les cibles visées le soir des attaques. Puis, au juge antiterroriste français, Christophe Tessier, il n’a même pas pris la peine
de répondre. Convoqué le 20 mai dernier, il a fait valoir son droit
au silence. Pas un mot. Pas une réaction à la lecture des noms des
130 victimes du 13 novembre. Parlera-t-il un jour ? « Dans le temps,
on verra », s’est-il contenté de répondre. « Il essaie de dealer de meilleures conditions de détention », croit savoir une source judiciaire.
Il ne supporterait pas cette caméra qui le filme vingt-quatre heures
sur vingt-quatre dans sa cellule de Fleury-Mérogis (Essonne). Il
ne supporte pas non plus ce caisson en plastique qui lui tient lieu
de fenêtre. Il déteste ce paravent de 1,20 mètre de hauteur, posé
devant les toilettes de sa cellule et seul garant de son intimité. Alors
il se tait. « Sa dernière carte, c’est sa parole », souffle une source
17 novembre 2015 : la Clio louée par Abdeslam est retrouvée dans Paris (18e).
judiciaire. Et le chantage peut durer longtemps. Salah Abdeslam
le sait, il n’a plus grand-chose à perdre. « Les seules personnes qui
continuent à venir le voir, même en France, ce sont ses parents, ses
frères et sa petite sœur, c’est tout, raconte un proche de la famille. Ils
n’approuvent pas ce qu’il a fait, mais ils ne veulent pas le laisser tomber. » Depuis les attentats, la famille Abdeslam n’a pas quitté Molenbeek, commune populaire de l’ouest de Bruxelles où ont grandi
quasiment tous les protagonistes du 13 novembre. Ses parents
passent leurs journées reclus dans l’appartement loué à la commune, où vivait encore Salah avant les attentats. Aujourd’hui, ses
deux grands frères encore vivants, Yazid, 33 ans, et Mohamed,
29 ans, se relaient dans les grandes pièces sombres pour réconforter leurs parents et les ravitailler. Leurs visages, frappants de ressemblance avec celui de Salah, se penchent au balcon du premier
étage quand on sonne à leur porte. La famille a condamné les actes
de leur frère et fils et n’a rien à ajouter.
« En se tuant, en tuant des gens, ils ont également tué leur famille »,
soupire Ahmed El Khannouss, l’adjoint au maire de Molenbeek
chargé de l’emploi, de l’économie et des sports. L’élu connaît très
bien toute la famille Abdeslam, originaire comme tant d’autres dans
le quartier du Rif, au Maroc. Le père, Abderrahmane, naît à Oran,
en Algérie, avant l’indépendance, en 1949. Les Abdeslam sont français. La famille en est plutôt fière, surtout Salah, qui le clamait haut
et fort. Mais après un court passage à Aubervilliers, c’est en Belgique
qu’ils sont venus chercher du travail dans les années 1970. Le père
conduit des trams à la Stib (Société des Transports intercommunaux de Bruxelles). Il y fera toute sa carrière. « C’était quelqu’un de
bon vivant, de sociable et d’ouvert qui allait boire des coups après le
“TOUT COMME BRAHIM,
SALAH NE PARLAIT
JAMAIS DE RELIGION.
LES FRÈRES ÉTAIENT
PLUS ATTIRÉS PAR LA
FÊTE, LA VIE, GAGNER
DE L’ARGENT…”
AP/SIPA - XAVIER DE TORRES/MAXPPP
L’OBS/N°2693-16/06/2016
Août 2014. Salah Abdeslam à Bruxelles, sur le marché de Molenbeek.
Rue Chopin, à Montrouge : c’est ici qu’Abdeslam abandonnera sa ceinture d’explosifs.
travail avec ses collègues, poursuit Ahmed El Khannouss, qui a lui
aussi travaillé à la Stib. Il a toujours été très éloigné de la religion. Je
ne sais pas s’il mangeait du porc, en tout cas c’est sûr qu’il buvait de
l’alcool… » Mais la famille reste culturellement très traditionnelle.
La mère, Mina, quitte peu le foyer.
Brahim est le premier à dévier du droit chemin. En 2003, à tout
juste 18 ans, il vole des papiers d’identité et de l’argent dans une
administration. Il n’écopera que d’une peine avec sursis. « Ce sont
les parents qui étaient venus me voir, se souvient son avocat d’alors,
Me Olivier Martins, l’un des ténors du barreau belge. Ils m’ont donné
l’impression d’être une famille soudée. Ils étaient catastrophés, dans
l’incompréhension totale. » L’avocat se souvient également que
Brahim, « poli, gentil », est presque « limité mentalement ». Une sorte
d’« Averell de la famille », l’idiot de la fratrie des Dalton. Lui faire
porter la responsabilité des attentats pour tenter de dédouaner
Salah ne lui paraît pas crédible… Le cadet des garçons trace sa route.
Glandouille, fête, shit : voilà sa sainte trinité. A cette période, on ne
peut pas encore le soupçonner de pratiquer la taqiya, technique
pour dissimuler sa foi en milieu hostile… Avec son allure de beau
mec, ses cheveux gominés plaqués en arrière et sa tchatche, il est
populaire dans les rues de Molenbeek. Il se lève tard, certes, mais
quand il s’extirpe enfin du lit, il aime rendre service. « Je me souviens d’un élève entouré de copains, très soucieux des autres, leader
dans sa classe, raconte un de ses anciens professeurs de l’athénée
royal (lycée) Serge-Creuz, à Molenbeek. Quand il y avait un
problème dans le groupe, il essayait de le résoudre. Quand il parlait,
les autres l’écoutaient. » Salah se fait aussi remarquer pour son
absentéisme récurrent. Les profs feignent de croire à ces certificats médicaux qui s’accumulent dans son dossier. Passe-t-il déjà
ses nuits à dealer du shit ? Mystère. Du haut de ses 19 ans, Salah
ignore tout de la religion… « Tout comme Brahim, que l’on croisait
très souvent au lycée, Salah ne parlait jamais de religion, poursuit
son ancien prof. Les frères étaient plus attirés par la fête, la vie,
gagner de l’argent. » Salah collectionne malgré tout les bonnes
notes et réussit l’équivalent d’un bac de génie électronique. Bien
loin d’un homme à « l’intelligence d’un cendrier vide », que décrit
son avocat belge. A la fin de sa formation, sur les douze élèves de
sa promotion, il est l’un des deux seuls à réussir l’examen d’entrée
à la Stib. Un job en or, quasi garanti à vie.
Il y restera moins de deux ans. Son meilleur pote d’alors se
nomme Abdelhamid Abaaoud. Fils d’un commerçant du quartier
dont la boutique est voisine de l’appartement des Abdeslam, c’est
une petite frappe au casier bien fourni : « Abdelhamid n’avait de
respect pour personne. Le plus clair de son temps, il le passait sur une
chaise devant la boutique de son père à jauger les passants », racontera Yasmina. Selon elle, il aurait exercé une mauvaise influence
sur Salah. En décembre 2010, les deux amis tentent de cambrioler
un garage automobile du Brabant wallon. Ce soir-là, il neige. La fine
équipe n’a pas repéré les lieux et réveille presque aussitôt le garagiste. L’expédition tourne à la débandade. Les policiers retrouveront un des larrons en hypothermie dans un ruisseau. Salah Abdeslam sera condamné à un mois de prison puis renvoyé de la Stib.
Abaaoud fera six mois de prison et continuera ensuite à étoffer son
casier judiciaire. Pour Salah Abdeslam, ce séjour derrière les barreaux marque un tournant. A sa sortie, il tente de se faire embaucher, comme son frère, à la mairie. Il prend contact avec Ahmed El
Khannouss, mais les temps ont changé. L’élu le reçoit à trois
reprises. « Il me disait qu’il voulait trouver un travail, se marier,
fonder une famille. Je crois qu’il était sincère », se souvient l’échevin.
Il l’oriente vers la mission locale. Salah le velléitaire ne s’y rendra
qu’à une seule reprise, avant de laisser tomber.
Sans emploi, le jeune homme de 22 ans vivote des allocations.
Mais il continue de fréquenter assidûment les boîtes de nuit. On le
croise notamment au Carré, une des discothèques les plus connues
du pays, située à mi-chemin d’Anvers et de Bruxelles et fréquentée
par des footballeurs et des miss Belgique. « Il se levait tard, c’était
un “sorteur” », raconte Pharred, une personnalité du quartier, un
ancien DJ de raï qui tient aujourd’hui un magasin de vêtements et
de livres islamiques situé en face de l’appartement des Abdeslam.
Salah est également un habitué des casinos. En Belgique, chaque
passage de joueur est enregistré et filmé. Selon nos informations,
l’intéressé a franchi les sas de sécurité une centaine de fois en 2012.
Le Twenty One Game, un petit casino situé chaussée de Gand à
Molenbeek, est son spot favori. Après quelques mois de pause, il
reprend la route des machines à sous en 2015. Cette année-là, il se
rend une cinquantaine de fois au Golden Palace et au Zenith, deux
salles de jeux du centre de Bruxelles. L’homme n’a rien d’un flambeur. « Il misait 10 ou 20 balles, surtout sur des machines à 50 centimes, nous confie l’un des salariés du Golden Palace. Je l’avais d’ailleurs croisé dans d’autres casinos. Il n’a jamais posé de problème et
venait parfois tout seul. » Il lui arrive aussi de venir accompagné.
On retrouvera tous ses potes de jeu dans le dossier du 13 novembre.
Mohammed Amri, Hamza Attou, Ali Oulkadi, ou encore Ahmed
Dahmani, un copain d’enfance de Salah arrêté en Turquie le
16 novembre alors qu’il tentait de gagner la Syrie. Salah traîne également avec un certain Ismaïl T., proche du grand banditisme.
L’OBS/N°2693-16/06/2016
SÉBASTIEN LEBAN POUR L’OBS -
L’escalier de l’immeuble de Châtillon où Salah Abdeslam a passé la nuit du 13 novembre.
Sa dernière virée dans un casino remonte au 8 novembre 2015
vers 22 heures, cinq jours avant les attentats. « Parfois, je le croisais
le matin, lui rentrait de fête, et moi j’allais travailler. Je faisais semblant de ne pas le voir pour ne pas le gêner », se souvient Pharred qui,
fin avril, lui a fait parvenir en prison le livre « Ne sois pas triste », un
best-seller au sein de la communauté musulmane.
D’où Salah sortait-il son argent ? Dans le cadre de l’enquête, plusieurs témoignages confirment que ce Français, résident belge, a
toujours flirté avec la petite délinquance. Zakaria, un de ses amis,
raconte par exemple qu’ils avaient prévu, lui, Salah et Ahmed
Dahmani, à l’automne 2015, de dérober des palettes de cigarettes
dans un entrepôt d’Anderlecht. « Il est venu me chercher un jour
avec une BMW bleue [une voiture de location, NDLR] pour aller
faire un repérage », confie Zakaria. Le projet aurait été finalement
L’OBS/N°2693-16/06/2016
Les mères des victimes
pour une confrontation
Il ne veut pas parler. « Je veux faire usage de mon droit
au silence », a répondu Salah Abdeslam à chacune
des questions posées par le juge le 20 mai. Même la lecture
des 130 noms des victimes ne l’a pas fait ciller. Mis en
examen pour assassinat et complicité d’assassinat à
caractère terroriste, détention et usage d’armes et
d’explosifs, et séquestration pour les faits commis au
Bataclan, Salah Abdeslam est détenu depuis le 27 avril à
l’isolement à Fleury-Mérogis. « Pour les victimes, ce silence
est insupportable, réagit Me Samia Maktouf, avocate de
17 familles de victimes. Certaines attendaient beaucoup de
son transfèrement vers la France, en pensant qu’il pourrait
apporter des réponses. » Devant le mutisme du seul
survivant des commandos terroristes, certains proches
des victimes – et notamment des mères – envisagent de
demander d’être confrontées à lui. Avec des mots de mères,
avec leurs émotions, elles pensent pouvoir réussir à le faire
parler. « Mais même s’il parle, comme il l’a déjà fait en
Belgique, dira-t-il la vérité ? » s’interroge Samia Maktouf.
Contacté, l’avocat de Salah Abdeslam, Me Frank Berton, n’a
pas donné suite. En acceptant de prendre sa défense,
l’avocat lillois avait expliqué qu’il ne resterait pas à ses côtés
si Salah Abdeslam décidait de se taire…
abandonné fin octobre. « Ils parlaient beaucoup, et rien ne s’organisait », raconte Zakaria. Du temps des Béguines, estaminet en
briques rouges repris par Brahim Abdeslam en mars 2013 et situé
dans un quartier plus calme de Molenbeek, l’argent ne manque
pas. Dans l’établissement, les consommations ne se limitent pas à
celles inscrites sur la carte. On y fume du shit, on en deale aussi.
Attou fait partie des vendeurs attitrés des lieux. Autour du café
gravite la future nébuleuse terroriste de Paris et Bruxelles. Derrière son comptoir, Brahim Abdeslam lève à peine la tête de son
ordinateur, toujours occupé à visionner des vidéos de propagande
de Daech. Pourtant, rien de ce qui se passe dans son bar n’est halal.
On fume, on boit, on drague… Une certaine Jade (1), ex-actrice
porno, fréquente les lieux. Salah ne l’aime pas. « Il disait l’avoir déjà
rencontrée dans plusieurs cafés, notamment à l’Etang noir. C’étaient
des cafés où il vendait du shit », expliquera aux policiers un proche
de Salah. Ce n’est pas son pedigree qui le dérange, mais il soupçonne la jeune femme d’être une indic. Partout où elle passe, les
flics rappliquent. Aux Béguines, les policiers finissent par débarquer en août 2015 et mettent le café sous scellés. Il est fermé définitivement début novembre car « plusieurs éléments d’enquête nous
ont amenés à penser que le propriétaire de l’établissement était partie prenante du trafic », confie une source policière de Molenbeek.
Le café avait ouvert début 2013, au moment du départ d’Abaaoud
en Syrie. Pendant deux ans, les deux frères ont-ils pratiqué la taqiya
dans les vapeurs des Béguines ? Les enquêteurs locaux ne comprennent pas que Brahim est prêt à commettre un carnage et que
Salah s’est laissé entraîner dans ses délires apocalyptiques. Les
deux frères sont proches, leurs relations quasi fusionnelles. Ils
attirent pourtant une première fois l’attention des services de renseignement en janvier 2015 après le démantèlement de la cellule
Verviers. Les enquêteurs découvrent qu’ils seraient restés en relation avec le cerveau de ce commando terroriste qui avait prévu
d’attaquer la Belgique : Abaaoud, devenu « Abou Omar al-Belgiki ».
« Via les réseaux sociaux, Abaaoud leur parlait d’argent, il leur disait
qu’on se sentait important en Syrie, leur tenait des discours sur cette
société occidentale qui ne voulait pas d’eux », raconte un policier
belge. A la même période, les policiers de Molenbeek ont également un tuyau. Salah Abdeslam s’apprêterait à partir en Syrie,
comme son frère avant lui. Le 28 février 2015, il est convoqué au
commissariat, cache évidemment son jeu. Comme son frère, il nie
être radicalisé et jure qu’il désapprouve le chemin emprunté par
Abaaoud. « Le parquet nous avait donné comme consigne de faire
une simple audition. Le PV lui a ensuite été transmis, et nous ne
DOC OBS
Les images de Salah Abdeslam en fuite et de son ami sont enregistrées par les caméras de vidéosurveillance d’une station-service, le 14 novembre 2015.
Après une longue traque, Salah Abdeslam est capturé, à Molenbeek, le 18 mars 2016.
savons pas ce qu’il est advenu », ajoute une source au commissariat
de Molenbeek. Dans son rapport, la section antiterroriste de la
police note que Salah Abdeslam ne présente « aucun signe extérieur
de radicalisme que ce soit dans sa tenue vestimentaire, son allure
physique ou ses propos ». Jamais il ne fréquente la mosquée. Même
chez ses amis du quartier, la radicalisation de Salah est parfois passée inaperçue. Deux jours avant les attentas, il dit à l’un d’eux qu’il
veut arrêter le shit et aller au casino pour prendre un nouveau
départ. Dans le magasin de Pharred, où s’alignent les livres pieux,
ce sont des bâtons de siwak pour se blanchir les dents et du musc
pour se parfumer que Salah venait chercher. Pharred ne l’a jamais
entendu prononcer le mot kouffar (« mécréant ») ni tenir de discours violent. « Avec Yasmina, sa petite amie, il s’était assagi, racontet-il. Il venait avec elle, ils demandaient des conseils, des livres de
préparation pour le mariage… » Le couple avait prévu de s’unir, dès
que Salah trouverait un travail stable. Yasmina, belle brune aux
longs cheveux bouclés, a attendu pendant neuf ans que ce jour
arrive. Comme toujours, Salah tergiverse. « On dit qu’une femme
peut changer un homme, confie-t-elle à une de ses amies après les
attentats. Tu imagines, neuf ans dans ma vie, je suis censée le connaître.
Pour moi, il n’aurait pas fait de mal à une mouche. » La jeune femme
s’est battue pour le garder, allant jusqu’à dissimuler leur liaison à sa
famille. « Il ne venait pas beaucoup chez moi parce qu’il n’était pas le
bienvenu. Mes parents ne le “sentaient” pas », confiera la jeune
femme aux policiers. En décembre 2014, Salah propose à Yasmina
de partir en Syrie « pour aider les femmes, les enfants ». Le « Califat »
a été proclamé six mois plus tôt. Outre Abaaoud, un autre de ses
très proches a rallié le « Sham », en septembre 2013 : Youssef Bazarouj, parti avec deux de ses frères, sa sœur et les deux enfants de
cette dernière. Salah veut-il partir à son tour par mimétisme ou
motivé par de réelles convictions ? Toujours amoureuse, Yasmina
se renseigne sur internet. Son verdict est sans appel : Daech, ce sont
des fous, des psychopathes, tout comme Abaaoud. Elle refuse de
suivre Salah dans ses projets. « Je suis amoureuse, je suis pas débile »,
confie-t-elle plus tard à l’une de ses amies. Salah n’évoque plus son
départ devant elle. Yasmina pense qu’il a abandonné cette idée.
Jusqu’au 10 novembre, trois jours avant les attentats. Le jeune
homme l’a invitée à déjeuner au Noumidia, un snack de poissons
des faubourgs de Bruxelles. Assis sur les banquettes en skaï noir,
Salah est en larmes. « Si on ne se marie pas dans cette vie, on se
mariera au paradis », lui aurait-il dit. « On a à peine mangé, tellement
il y avait d’émotions, raconte Yasmina à la police au lendemain des
attentats. On n’a pas beaucoup discuté. Il m’a dit qu’il avait quelque
chose à faire ce jour-là, sans m’en dire plus. Ensuite, on est montés
dans la voiture, mais lui continuait à pleurer. Il m’a assuré qu’il n’y
avait rien du tout. J’ai cru qu’il pouvait s’être finalement décidé à
partir en Syrie. » Il lui passe encore un coup de fil le lendemain. Puis
plus rien. Dans le quartier, Salah n’a dit au revoir à personne. Tout
juste, la veille de son départ pour Paris, avant de quitter le Time Out,
où il avait ses habitudes, Salah règle son ardoise: « Je vais te payer
les cafés car tu ne vas plus me voir », lâche-t-il à la serveuse Christina. A leurs parents, Brahim et Salah expliquent qu’ils vont au ski.
Ils comptent peut-être leur offrir bien mieux que des adieux : une
place au paradis. C’est ce que le Prophète – d’après des textes que
s’échangent les adeptes du djihad sur internet – promet à la famille
de ses martyrs. Mais Salah renonce. Il rompt le pacte passé avec ses
amis, et surtout avec son frère. Pris de remords, il laisse dans sa
voiture, en évidence, les papiers d’identité de Brahim pour le rendre
« aussi célèbre que Coulibaly ». Salah Abdeslam ne sait pas que c’est
lui, d’abord en cavale, puis prisonnier et bientôt seul sur le banc des
accusés, qui incarnera le visage des tueries du 13 novembre.
action
citoyenne
la nouvelle émission politique et citoyenne
(1) Le prénom a été modifié.
stéphane paoli
agora
dimanche 12:00 14:00
avec
Matthieu Croissandeau
et Sylvain Courage de
L’OBS/N°2693-16/06/2016
DOC OBS - AP/SIPA
La fausse carte d’identité du terroriste.