La communauté gay ciblée à Orlando, où 49 personnes ont été
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La communauté gay ciblée à Orlando, où 49 personnes ont été
L’OBS/N°2693-16/06/2016 32 GRANDS EN COUVERTURE FORMATS| |L EESN NCOOUUVVEELRLTEUS R CE I B L E S D E D A E C H La communauté gay ciblée à Orlando, où 49 personnes ont été abattues dans une boîte de nuit, des policiers assassinés en région parisienne: le terrorisme islamiste, en moins de 48 heures, a une nouvelle fois frappé les Etats-Unis et la France. Reportage à Orlando (lire ci-contre), analyse de l’impact sur la campagne américaine (p. 36), interview de Gilles Kepel sur la stratégie de Daech (p. 38), récit du traumatisme chez les forces de l’ordre françaises (p. 41), décryptage d’une nouvelle étape franchie dans la terreur. Et retour sur le parcours mystérieux de Salah Abdeslam, seul auteur encore vivant des tueries du 13 novembre à Paris (p. 44) | L E SFORMATS GRANDS EN COUVERTURE N O U V E L L E S |C EI BNL CE SO UDVEE DR AT EU CR HE 33 L a migraine lui a sauvé la « C’était un endroit où les homosexuels pouvie. Samedi dernier, vaient vivre comme ils l’entendaient », lorsqu’un de ses amis lui raconte une jeune activiste originaire de la propose de le rejoindre région dans son tee-shirt arborant le sloau Pulse, l’une de leurs gan « Black lives matter » (mouvement boîtes gay préférées à antiraciste américain), les cheveux rasés Orlando, Galen Hent- d’un côté, longs de l’autre. Orlando était zell préfère décliner. Le perçu comme un refuge dans la conservachauffeur a trop mal de trice Floride, réputée pour ses animés Gay tête. Tant pis pour la soi- Days et classée parmi les villes américaines rée latino. Et tant pis pour Kenya les plus gay friendly par le magazine homo Michaels, la célèbre drag-queen, ex-star « Advocate ». de l’émission « RuPaul’s Drag Race », qui Accoudées au comptoir du café Hamest annoncée ce soir en tête d’affiche, et mered Lamb, Dixie et ses copines lesque tout le monde attend avec excitation. biennes racontent comment Orlando leur Sans le savoir, le grand gaillard chauve a permis de vivre. Il y a une dizaine d’ande 44 ans vient d’éviter un carnage. nées, poussées par le rejet de leur Eglise Quelques heures plus tard, dans le club pentecôtiste et celui de leurs parents, elles bondé, Omar Mateen, citoyen américain ont quitté la petite ville où elles avaient de 29 ans d’origine afghane, fait irruption grandi, un bastion conservateur à une cinavec un fusil d’assaut et un pistolet. Il tire quantaine de kilomètres. « Là-bas, nous ne sur la foule, prend des clients en otage dans pouvions pas faire notre coming out, raconte les toilettes. Aux policiers, il affirme avoir Dixie, une militaire de 34 ans. Ici, nous fait allégeance à l’Etat islamique. Trois sommes libres. » heures plus tard, il est abattu par les unités LES BÉNÉVOLES MOBILISÉS spéciales. Dans la boîte, cinquante blessés et 49 cadavres. Parmi eux, quatre des amis Le night-club Pulse, ouvert en 2004, était que Galen devait retrouver. « Ils avaient 20, le symbole de cette liberté. Le « bar le plus 30 ans…, dit-il d’une voix étranglée. D’habi- chaud d’Orlando », à quelques encablures tude, je suis celui qui réconforte. Mais là, j’ai du centre, n’était peut-être pas le plus grand mais il était arrêté de regarder la l’un des plus populiste des morts. J’ai peur d’en découvrir laires, jeunes et de nouveaux. » conviviaux, avec Dimanche matin, son patio et ses célèbres tini Marles grands networks ont assommé les tini à 2 dollars. « Le Américains à leur Pulse, c’était surréveil: jamais un tout une boîte où mass shooting tout le monde était n’avait fait autant le bienvenu, de victimes aux raconte une habiEtats-Unis. Jamais tuée. Les vieux, les un crime de haine jeunes, les gays, les aussi terrible n’y hétéros, les Blancs, avait été commis les latinos… les coucontre des homoleurs de l’arc-ensexuels. ciel. » Difficile à Depuis, Orlando i m a g i n e r n’est plus vraiment aujourd’hui, alors la même, plus tout Galen Hentzell, un habitué du Pulse que le quartier est entièrement bouà fait cette cité agréable truffée de clé par d’impolacs et d’arbres centenaires, connue pour santes forces de l’ordre et filmé de loin par ses immenses parcs d’attraction Disney et les caméras du monde entier. Universal qui séduisent chaque année des Au Centre, le QG associatif de la commumillions de touristes. La communauté nauté LGBT, la porte d’entrée est désorLGBT (lesbienne, gay, bi, trans), qui y a fait mais gardée par un vigile qui fouille les son nid depuis des années, est abasourdie. sacs. Après avoir passé le week-end “ J’ai arrêté de regarder la liste des morts. J’ai peur d’en découvrir de nouveaux ” L’OBS/N°2693-16/06/2016 DAVID GOLDMAN-AP-SIPA/BRIAN BECNEL POUR « L’OBS » Orlando, au lendemain de la tuerie du Pulse, la fusillade la plus meurtrière de l’histoire des Etats-Unis. GRANDS EN COUVERTURE FORMATS| |L EESN NCOOUUVVEELRLTEUS R CE I B L E S D E D A E C H Omar Mateen, l’auteur du massacre, un Américain d’origine afghane. Il a été abattu par les forces d’élite. La police d’Orlando, la nuit du drame, sécurise le périmètre autour du Pulse, alors que le tireur est toujours à l’intérieur. suspendus au téléphone pour tenter de contacter des proches restés injoignables, les bénévoles s’activent jusqu’à l’épuisement, comme pour ne pas penser. « Je ne sais plus trop quel jour on est », raconte entre deux coups de fil Roxy Santiago, militante d’origine portoricaine, « lesbienne et fière de l’être », connue de tous. « Je passe en cinq secondes des larmes de tristesse aux larmes de joie, face à toute la solidarité dont nous bénéficions. » Derrière elle, les sandwichs et les bouteilles d’eau arrivent par dizaines – ils sont distribués aux volontaires et aux milliers d’habitants d’Orlando qui font la queue sous le cagnard pour donner leur sang. Dans la salle du fond, des thérapeutes bénévoles écoutent les proches de victimes. Une cagnotte a été mise en place pour aider les familles endeuillées – en deux jours, elle a dépassé les deux millions de dollars. miné. « Nous savons désormais que cela peut arriver n’importe où, n’importe quand », dit-il. Juste après le massacre, un homme a été arrêté en possession d’un arsenal alors qu’il se rendait à la Gay Pride de Los Angeles. Comme la confirmation d’une menace qui plane… Dans une petite maison en face du Centre, une cellule d’écoutes a été ouverte par la Zebra Coalition, une association de soutien aux jeunes gays. Depuis plusieurs jours, 350 personnes s’y relaient pour calmer les angoisses. Le téléphone n’arrête pas de sonner. « Un climat de peur s’est installé parmi les jeunes, explique la coordinatrice Heather Wilkie. Certains nous disent: nous sommes une cible. » La jeune femme n’aime pas trop parler de politique: ses fonctions de communicante l’en empêchent. Elle évoque tout de même la « polarisation totale » du débat public, qui attise les haines. Les progrès pour l’égalité entraînent des déferlements homophobes. L’an dernier, sous les hourras de la communauté LGBT, la Cour suprême a autorisé le mariage entre couples de même sexe sur tout le territoire. Mais les Etats conservateurs du Sud ont déclenché une nouvelle guerre, cette fois pour empêcher les personnes trans d’utiliser les toilettes de leur choix. Bénévole au Centre, Thalia Ainsley, cheveux peroxydés jaunes, a entamé il y a un an une transition pour devenir la femme qu’elle a toujours L’OBS/N°2693-16/06/2016 “UN CLIMAT DE PEUR S’EST INSTALLÉ” Dans la salle de réunion envahie par les dons, Terry DeCarlo, le directeur exécutif, look de rocker et aigle tatoué sur le bras, énumère les appels de soutien reçus de Paris, de Londres, de Berlin, d’Australie. Après ce « cauchemar dont [il] aimerai[t] se réveiller », l’afflux de solidarité fait du bien. Mais les blessures mettront du temps à guérir. Le temps de l’insouciance est ter- été. La vétéran du Vietnam de 67 ans dénonce « la course à la haine et au fanatisme », dit qu’elle n’arrive pas à pleurer depuis le massacre. Alors elle vient aider. Dans le centre-ville, en face de la mairie, des fleurs, des inscriptions en hommage aux victimes forment un petit mémorial improvisé. Une dizaine de personnes profitent de leur pause déjeuner pour déposer un bouquet. Maria Carillo, une habituée du Pulse, ignore encore si deux de ses amis ont survécu. Ses immenses lunettes noires ne sont pas assez grandes pour dissimuler ses larmes. Dévastée. « Jusqu’à mes 25 ans, j’ai dû cacher le fait que j’étais lesbienne. Combien de temps faudra-t-il avant qu’on soit libres et égaux? » murmure-t-elle. “LES GENS COMPTENT SUR NOUS” Ici, la communauté LGBT vote majoritairement démocrate. La tuerie fera-t-elle évoluer son vote? Après l’attaque, la candidate démocrate à la présidentielle, Hillary Clinton, a promis aux LGBT de « continuer à se battre pour [leur] droit à vivre libres, en plein jour, et sans peur ». Comme beaucoup de ses amis, le responsable du Centre, Terry DeCarlo, applaudit la promesse de la candidate de limiter la vente des armes les plus dangereuses: « Personne ne devrait pouvoir se procurer des armes comme celles utilisés par le HANDOUT-AFP/PHELAN M. EBENHACK-AP-SIPA 34 tueur. » Une mesure de Barack Obama annoncée après chaque mass shooting, mais toujours torpillée par son opposition républicaine. Les tentatives de récupération du drame par Donald Trump, qui s’est posé en « vrai ami » de la communauté LGBT, tout en liant immigration et homophobie, énerve manifestement Tim Evanicki. « Ceux qui utilisent la peur n’en profiteront pas. » Ce jeune homme joufflu est un des responsables du Parliament House, une institution d’Orlando. Un lieu unique, à la fois théâtre, hôtel et boîte de nuit, installé dans un ancien motel décati, un peu à l’écart du centre. Le soir du drame, certains de ses amis, performeurs ou drag-queens, ont été tués. Mais l’immense panneau fifties devant l’établissement proclame sa fierté d’appartenir à la communauté LGBT: « Unbreakable ». Littéralement: « Incassable ». Une ode à la résilience. « Dimanche, juste après la tuerie, nous avons tenu à maintenir les shows prévus, raconte-t-il. Près de 1400personnes sont venues! Nous allons continuer encore plus fort. Les gens comptent sur nous. » Pendant deux jours, la police, débordée, a interdit les rassemblements. Lundi soir, les habitants pouvaient enfin se recueillir sur la grande place du théâtre et célébrer leurs morts, une chandelle à la main. Plusieurs milliers de personnes, devant les caméras. Les yeux sont rouges. Des gens s’étreignent. Certains ont écrit en grand le nom des victimes sur des pancartes. Sur l’estrade, un activiste LGBT énumère les personnes décédées au micro, une à une. La plupart sont latino-américaines, leur nom résonne dans toute la place. Il n’y a pas un bruit. « C’était un crime de haine contre les latinos, contre la communauté LGBT, contre toute l’humanité », lance-t-il en colère. « Nous ne laisserons pas la haine nous diviser! » ajoute au micro une jeune femme porte-parole d’une association de musulmans américains. “LÀ POUR RESTER” Un peu à l’écart, une petite troupe attire les photographes: il s’agit du « couvent » local des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence. Célèbre pour ses tenues de nonnes extravagantes, ce groupe international d’activistes gays est en tête de tous les combats depuis les années noires du sida. Sister Holly Cost, l’une des plus âgées, porte de magnifiques faux cils bleus. Un grand voile noir parsemé de strass couvre son épaule. « Par le passé, nous luttions contre un gouvernement qui nous oppressait. Désormais, ce sont certains de nos propres concitoyens, nos voisins parfois, qui nient nos droits et notre existence », dit-elle d’une voix douce. Elle dit qu’elle n’est « pas vraiment étonnée que certains passent à l’acte. On entend tant de discours de haine dans ce pays… Les mots ont un sens et nous payons le prix de l’avoir oublié ». Lundi soir, les habitants d’Orlando pouvaient enfin se recueillir, une chandelle à la main. Plusieurs milliers de personnes, devant les caméras. 35 L’équipe du Pulse monte sur scène. Tous les employés, une vingtaine. A la foule recueillie, ils annoncent que le club va réouvrir. « On sera plus grand et meilleurs que jamais! On ne se laissera pas vaincre! Nous sommes là pour rester! » « We are here to stay », répète la foule en chœur. DE NOS ENVOYÉS SPÉCIAUX JUAN MARTIN ET MARIE DESROSIERS L’OBS/N°2693-16/06/2016 BRIAN BECNEL POUR « L’OBS »/BRENDMAN SMIALOWSKI-AFP | L E SFORMATS EN COUVERTURE GRANDS N O U V E L L E S |C EI BNL CE SO UDVEE DR AT EU CR HE 36 EN COUVERTURE | L E S N O U V E L L E S C I B L E S D E D A E C H ORLANDO ENFLAMME LE DUEL TRUMP/CLINTON Après la tragédie du Pulse, les outrances du candidat populiste ont choqué jusque dans son camp. Accentuant du même coup le profil très présidentiable de la chef de file démocrate DE NOTRE CORRESPONDANT AUX ÉTATS-UNIS PHILIPPE BOULET-GERCOURT La cible de Trump après l’attaque du night-club gay : l’immigration en provenance du monde musulman.. ce qui est de la capacité à lutter contre le terrorisme, et il lui suffisait d’accentuer l’aspect « radicalisme islamique » pour s’allier les 60% d’Américains qui ont une opinion négative de l’islam. Au lieu de quoi, il est parti en vrille dans l’autosatisfaction, ramenant tout à l’immigration en provenance du monde musulman alors qu’Omar Mateen est né dans la même ville que Trump, New York, en… 1986 ! Autrement dit, il a confondu une nouvelle fois la campagne des primaires, où ce genre de propos enflammait les troupes, avec la campagne générale, où le manque de retenue, dans un TIMOTHY A. CLARY/AFP L’OBS/N°2693-16/06/2016 L e ton a été donné avant même que les corps n’aient été enterrés. A droite, un candidat s’autofélicitant et se vantant d’avoir « eu raison », qui met la tuerie d’Orlando sur le dos de l’immigration incontrôlée et va même jusqu’à insinuer que Barack Obama est impliqué dans le massacre : « Soit il [Obama] ne comprend pas, soit il comprend mieux que tout le monde. » Et de répéter : « Il y a un loup. Il y a un loup. » A gauche, une Hillary Clinton bien plus classique face à une tragédie de ce genre, appelant à l’union nationale et proposant des mesures visant spécifiquement les terroristes isolés, ces lone wolves (« loups solitaires ») qui font désormais trembler l’Amérique… Le pays a beau avoir consommé du Trump depuis un an, la tournure prise par la campagne depuis dimanche est proprement stupéfiante. Sur le papier, cette tragédie avait pourtant tout pour bénéficier à Donald Trump, si l’on peut oser ce mot obscène en pareille circonstance, sans qu’il soit obligé d’abandonner une retenue élémentaire. Les sondages lui donnent régulièrement une avance de plus de 10 points sur Hillary Clinton pour “ Ovides equate volectum accatur sum volorio blatur, soles. ” Signature ANGELO MERENDINO/GETTY IMAGES/AFP De son côté, Hillary Clinton a fait part de son hostilité à la National Rifle Association (NRA). contexte aussi grave, peut être perçu comme une incapacité à faire preuve des qualités requises pour un homme d’Etat. « Quelqu’un qui cherche une validation aussi désespérément, au point d’éprouver le besoin de s’autoféliciter après une attaque terroriste, a des problèmes psychologiques qu’il doit résoudre », a lancé Tim Miller, un exconseiller de Bush, résumant le sentiment de beaucoup. Le long discours prononcé par Trump au lendemain d’Orlando mérite qu’on s’y attarde. Il ne parle pas du contrôle des armes, encore moins d’aller combattre Daech sur son terrain – au contraire, Trump affirme que l’aventure américaine au Moyen-Orient a été « un désastre complet et total », ce qui va encore lui valoir des amis dans l’establishment républicain. Au lieu de tout cela, il est revenu de façon obsessionnelle à son discours anti-immigration qui résume de plus en plus sa campagne. Face à la menace terroriste, Trump veut bannir non seulement les réfugiés de Syrie ou d’Afghanistan, mais les ressortissants « de parties du monde où il y a un passé avéré de terrorisme contre les Etats-Unis, l’Europe ou nos alliés ». Mieux : ce n’est pas seulement l’immigration en provenance de pays problématiques qui le préoccupe mais l’immigration tout court, alors que celle-ci est au cœur de l’ADN américain : « Les Etats-Unis ont déjà immigré [sic] quatre fois plus d’immigrants que n’importe quel autre pays au monde. Et nous continuons à en admettre des 37 millions en plus, sans vrai contrôle. Il n’est pas surprenant que les salaires de nos travailleurs n’aient pas bougé depuis bientôt vingt ans. » Il était trop tôt, en début de semaine, pour mesurer l’impact politique d’Orlando. Il n’est pas impossible que, malgré ses outrances, la popularité de Trump remonte. La réaction d’Hillary Clinton a donné l’image d’une candidate qui est loin d’être sur la défensive. Elle a décidé de faire de l’hostilité à la National Rifle Association (NRA) un élément clé de sa campagne. Ses alliés au Congrès ont d’ailleurs immédiatement relancé une proposition de loi interdisant à quelqu’un figurant sur la liste des personnes suspectes de terrorisme d’acquérir une arme. « Entre février 2004 et décembre 2015, à 2 265 reprises, des terroristes connus ou suspectés ont acheté une arme », a rappelé Dianne Feinstein, sénatrice de Californie. Hillary Clinton a même suggéré de bannir la vente d’armes d’assaut, comme ce fut le cas entre 1994 et 2004. Une mesure que réclame, entre autres, la mère de Dylan Klebold, l’un des deux adolescents tueurs de Columbine, il y a dix-sept ans : « Je ne peux pas m’empêcher de penser que Dylan et Eric auraient été incapables de prendre autant de vies s’ils n’avaient pas eu un accès aussi facile aux armes », écrivaitelle récemment. L’idée d’interdire les armes d’assaut sera peut-être fraîchement accueillie par les sénateurs démocrates d’Etats conservateurs cherchant à être réélus en 2018, mais il est clair que, dans l’émotion de l’après-Orlando, ce sont les républicains du Congrès qui sont sur la défensive. Le ton de la campagne présidentielle, en tout cas, est donné jusqu’en novembre : d’un côté, le pyromane brûlant toutes les conventions du « politiquement correct » et qui refuse obstinément l’habit de respectabilité que les républicains cherchent désespérément à lui faire endosser ; de l’autre, la « femme d’Etat » posée, mesurée, en un mot, présidentiable. Le contraste, déjà saisissant, ne fera que s’accentuer jusqu’en novembre, surtout si le pays connaît une nouvelle fusillade de masse, comme c’est statistiquement le plus probable. Cela n’a pas empêché Hillary Clinton de lancer des attaques mordantes et de jouer la carte de l’humour pour ridiculiser Trump sur Twitter. Mais dans un contexte de tragédie, son sérieux fait ressortir, par contraste, le côté clown et « télé-réalité » de Trump. Même dans les heures suivant la pire fusillade de toute l’histoire des Etats-Unis. L’OBS/N°2693-16/06/2016 EN COUVERTURE | L E S N O U V E L L E S C I B L E S D E D A E C H 38 GRANDS EN COUVERTURE FORMATS| |L EXSX XN XO XUXVXE L L E S C I B L E S D E D A E C H Un entretien avec Gilles Kepel Policiers à Magnanville, homosexuels à Orlando : les terroristes ont frappé les populations ciblées dans leurs vidéos de propagande, explique ce spécialiste de l’islam* Qui est Larossi Abballa ? Y a-t-il des points communs entre le meurtre des deux policiers de Magnanville et la fusillade d’Orlando ? La revendication de l’assassinat des deux policiers de Magnanville et celle de l’attentat d’Orlando sont issues de la même agence de presse de l’Etat islamique : A’maq alIkhbaria, qui veut dire en arabe « au plus profond de l’information ». Elle fait référence au web noir, qui échappe à Google. Mais Larossi Abballa, le meurtrier des deux policiers, était, contrairement à Omar PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE BOLTANSKI ET SARA DANIEL Mateen, en contact avec les mouvements djihadistes. Il avait été emprisonné pour association de malfaiteurs et avait le projet de partir au Pakistan et en Syrie. Il est bien le produit de ce terrorisme réticulaire (en réseau), théorisé par Abou Moussab alSouri qui, en 2005, dans « Appel à la résistance islamique mondiale », incite les djihadistes à tuer dans un espace de proximité. Une consigne qui sera reprise par le porteparole de l’EI, Abou Mohammed al-Adnani. L’assassinat du couple de policiers est une mise en œuvre exacte de ces consignes. JEAN-LUC BERTINI/PASCO L’OBS/N°2693-16/06/2016 “LE TERRORISME, À TERME, AFFAIBLIRA DAECH” | L E S FORMATS EN COUVERTURE GRANDS N O U V E L L E S C| I XB XL EX SX XDXEX DX AX EX CX HX “Ce n’est plus un mouvement pyramidal transmettant des ordres du sommet à la base.” Quant à Larossi Abballa, c’est tout sauf un « loup solitaire ». Donc sans pour autant la piloter, Daech serait bien aussi à l’origine de la fusillade d’Orlando ? C’est ce que j’appelle dans mon livre le « djihadisme troisième génération ». Ce djihadisme, postérieur à Al-Qaida, repose sur une économie de moyen extraordinaire. L’exemplarité du modèle, diffusée sur les réseaux sociaux par un certain nombre de personnes, que j’appelle des « pairs », est telle qu’elle permet à ceux qui commettent ce type d’actes de les offrir d’une certaine manière à Daech. L’Etat islamique en tire une immense force. Avec la tuerie d’Orlando, il s’invite brutalement dans la campagne électorale américaine et devient ainsi, non plus seulement un enjeu de politique étrangère, sans grande portée dans un pays où la plupart des habitants n’ont pas de passeport, mais un véritable enjeu de politique intérieure. La preuve : la façon dont Donald Trump, au mépris de tous les usages théoriquement policés de la vie politique américaine, en profite pour accuser Obama et réclamer sa démission. Ces attentats provocateurs visent à susciter en réaction des pogroms anti-islamiques, des désacralisations de mosquées dans le but ultime de déclencher une guerre civile et l’implosion de l’Occident. Donc, les gens de Daech, à leur façon, votent Trump. Ces attentats en France et aux EtatsUnis diffèrent-ils de ceux de Paris, le 13 novembre, et de Bruxelles, le 22 mars ? Les attentats de Paris et de Bruxelles ont été, à mon sens, des opérations politiquement ratées. Car il s’agit dans les deux cas d’attaques indiscriminées qui, de ce fait, ont tué un grand nombre de jeunes musulmans. Une population que Daech cherche justement à recruter. Des détenus musulmans avec qui j’ai pu récemment m’entretenir en prison m’expliquaient qu’ils avaient des frères, des cousins au Stade de France, le soir du 13 novembre, et qu’un tel acte ne pouvait donc avoir été commis que par des « barjos ». Suivant la logique complotiste qui prévaut dans ces milieux, les mêmes allaient jusqu’à accuser le Mossad d’avoir voulu provoquer l’extermination des musulmans d’Europe. Contrairement à ces deux attentats, le massacre d’Orlando et les meurtres de Magnanville frappent une population spécifique systématiquement ciblée dans les vidéos diffusées par Daech. Comment explique-t-on l’obsession homophobe de Daech ? Nous sommes en présence d’un paradoxe. Dans le monde arabe, les difficultés pour avoir des liens avec l’autre sexe, hors union ritualisée, pour constituer une dot et se marier ont favorisé les rapports entre même sexe. Alors que l’homosexualité est très présente dans ces sociétés, c’est devenu pour Daech le symbole, le point paroxysmique de la décadence occidentale, comme s’il s’agissait d’un cancer qu’il faudrait extirper à tout prix, pour retrouver la pureté originelle de l’univers salafiste. L’Etat islamique a diffusé de nombreuses vidéos montrant des homosexuels, ou supposés tels, lapidés à mort ou jetés du haut d’un immeuble. Sur la bande déroulante accompagnant ces films, figure un hadith, un propos attribué au Prophète, qui dit à peu près ceci : si vous découvrez des gens qui commettent l’« acte de Loth », alors tuez l’actif et le passif. Ce texte systématiquement convoqué par Daech pour fournir une justification sacrée aux exécutions d’homosexuels ne fait pourtant pas l’unanimité parmi les théologiens. Dans les recueils de hadiths, il est considéré comme faiblement attesté par la tradition islamique. Mais les salafistes qui prennent l’ensemble des hadiths du Prophète de manière acritique, bien sûr, l’utilisent. C’est leur lecture qui inspire un Omar Mateen, dont la culture salafiste a, semblet-il, été construite essentiellement à L’OBS/N°2693-16/06/2016 Mais avec cet attentat, la France a franchi un stade supplémentaire dans la menace. Après des cibles indiscriminées (Bataclan), on est revenu à des cibles particulières, comme en janvier : policiers, intellectuels, journalistes. Le but est toujours le même pour Daech : cliver encore davantage la société française. L’opération d’Orlando, elle, n’a pas été commanditée depuis Raqqa, à ce qu’on sait. L’idéologie du « djihad de troisième génération » a imprégné un individu américain d’ascendance afghane et dont le père semblait soutenir les Talibans. Ce qui est remarquable, c’est cette fusion entre la culture du serial killer américain et la focalisation contre les homosexuels, déjà présente dans la culture de la Bible Belt américaine, mais dont la traduction en termes « daechiens » a conduit au passage à l’acte. Car l’Etat islamique cherche à créer des situations de rupture et de provocation. Or, en tuant des gens dans un club homosexuel, on est certain des répercussions gigantesques. Vous ne croyez pas à l’existence de « loups solitaires » chez les terroristes et vous récusez l’expression à propos de l’auteur de l’attentat d’Orlando ? Pourquoi ? Cette expression, traduite de l’américain « lone wolf », se réfère à une tout autre culture, celle du serial killer qui, animé par des pulsions spécifiques, passe à l’acte. Cette figure du tueur en série a d’ailleurs redonné toute une fécondité aux films noirs américains. Dans le cas d’Omar Mateen, le meurtrier d’Orlando, on a effectivement des éléments qui font penser à un dérèglement psychique et à une haine compulsive des gays, mais cet homme cesse d’être solitaire dès lors qu’il rencontre, religieusement et culturellement, l’univers de Daech. Même si son action n’a pas été planifiée de longue date, il se réclame de l’EI à la dernière minute, par un coup de fil passé depuis les toilettes de la boîte de nuit. Nous ne sommes plus face à un mouvement pyramidal transmettant des ordres du sommet à la base, comme c’était le cas lors des attentats du 11 septembre 2001. On a commis la même erreur avec Mohamed Merah. A l’époque, certains commentateurs, par ignorance du phénomène, avaient fait de lui un « loup solitaire ». Mais ce qui justifie et détermine le passage à l’acte dans le cas de Merah, comme dans d’autres, c’est l’idéologie salafiste djihadiste, dans laquelle il baignait. 39 GRANDS EN COUVERTURE FORMATS| |L EXSX XN XO XUXVXE L L E S C I B L E S D E D A E C H En janvier 2016, en Irak, l’Etat islamique a condamné cet homme, accusé d’homosexualité, à être jeté depuis un toit. L’OBS/N°2693-16/06/2016 “Quand Mossoul et Raqqa vont tomber, le mythe du califat tombera avec elles.” partir des réseaux sociaux. Alors que les autres religieux ne passent par leur vie devant leur écran, les salafistes, notamment en France, s’adonnent constamment au prosélytisme en ligne. Il y a une prévalence de leur idéologie sur la Toile. Ils peuvent ainsi court-circuiter les tenants de la tradition islamique qui autrefois faisaient, comme les prêtres, le lien entre les textes et la réalité. Daech ne compte pas beaucoup d’Américains dans ses rangs en Syrie. Comment l’expliquez-vous ? On trouve quelques Américains convertis, mais le phénomène a pris moins d’ampleur que chez nous car, fondamentalement, le djihadisme 3G, depuis 2005, vise surtout l’Europe, considérée comme le ventre mou de l’Occident. L’Amérique est trop loin, trop puissante. Le Vieux Continent, selon les textes de Suri, abriterait des millions de recrues potentielles. Tous ces jeunes musulmans qui n’arriveraient pas à s’intégrer pour des raisons socio-économiques, victimes du racisme et de la xénophobie. Un parfait terreau, selon lui, pour l’idéologie salafiste. En Amérique, contrairement à l’Europe, il s’agit rarement d’individus partis en Syrie pour y être entraînés et endoctrinés, avant de revenir chez eux commettre des attentats. Obama a-t-il contribué à familiariser les Etats-Unis avec l’islam ? Pas vraiment. En revanche, son rapprochement avec les Frères musulmans a été critiqué. Une de ses principales conseillères, Dalia Mogahed, était d’origine égyptienne et proche de la confrérie. Et au moment où Moubarak a été renversé, les sympathies d’Obama pour les Frères ont été fermement dénoncées par leurs opposants et le général Al-Sissi. Le président américain a aussi exprimé son désaccord avec la loi française contre les signes religieux ostentatoires à l’école. Mais, paradoxalement, cette politique de main tendue aux islamistes n’a pas changé la perception des Etats-Unis dans la région. Il demeure la tête de la « mécréance » pour les djihadistes et leurs sympathisants. Peut-on redouter que Daech cherche à compenser sa perte de territoire en multipliant les attentats en Occident ? C’est un risque, bien sûr. Mais le terrorisme est une arme à double tranchant qui aliène les populations que l’Etat islamique voudrait gagner à sa cause et qui va l’affaiblir à terme. C’est ce qui s’est passé en Algérie, en 1997, lorsque le GIA et ses exactions ont été rejetés par la population algérienne. Or, le 13 novembre (Bataclan) et le 22 mars (attentats de Bruxelles) ont contribué à isoler l’Etat islamique. Et puis pour que l’organisation continue à susciter des vocations de terroristes, encore faut-il qu’il conserve un territoire, un « califat » référentiel. Pour l’instant, le territoire de Daech continue à exister car il sert encore un certain nombre de puissances dans la région. Mais le jour où cela changera, quand les villes de Mossoul et de Raqqa vont tomber, le mythe du califat du Cham, utopie positive des vidéos, tombera avec elles. Cela n’empêchera pas l’existence virtuelle d’un cyber califat, mais cela aura un effet délétère sur le groupe. (*) Gilles Kepel anime le séminaire « Violence et dogme » à l’École normale supérieure et enseigne à l’Institut d’études politiques de Paris. Il est l’auteur avec Antoine Jardin de « Terreur dans l’Hexagone : genèse du djihad français » aux Editions Gallimard. CAPTURES D’ÉCRAN VIDIBYTE HOLLYWOOD 40 41 S. CAILLET-PANORAMIC | L E S FORMATS EN COUVERTURE GRANDS N O U V E L L E S C| I XB XL EX SX XDXEX DX AX EX CX HX Le scénario d’un attentat pareil était redouté. Les forces de l’ordre se savaient menacées, mais l’assassinat à leur domicile d’un policier et de sa compagne à Magnanville (Yvelines) marque un tournant dans la stratégie terroriste VIOLETTE LAZARD, VINCENT MONNIER, AVEC MATHIEU DELAHOUSSE, JULIETTE JABKHIRO ET CÉLINE RASTELLO LA POLICE AU CENTRE DU VISEUR P ersonne n’imagine être victime d’un attentat terroriste en rentrant le soir dans son pavillon de banlieue. Pas plus un policier que quelqu’un d’autre. Lundi 13 juin, aux alentours de 21 heures, c’est pourtant arrivé. Lorsque Jean-Baptiste Salvaing, commandant de police mais habillé en civil, est arrivé devant chez lui, il n’a pas eu le temps de remarquer un homme, tapi dans l’ombre, derrière son portail. Larossi Abballa s’est jeté sur lui, et lui a porté plusieurs coups de couteaux. Les secours n’ont pas pu réanimer le policier. Le terroriste, un soldat auto-pro- clamé de l’organisation Etat Islamique, est ensuite entré dans la maison de ce fonctionnaire de 42 ans, où se trouvaient sa compagne et son petit garçon de trois ans. Jessica, adjointe administrative au commissariat de Mantes-la-Jolie, a été retrouvée morte quand les forces de l’ordre ont pu pénétrer sur les lieux. Le fils du couple était en choc, mais indemne. Avant d’être tué lors de l’assaut du Raid, le terroriste, lors de ses multiples échanges avec les forces de l’ordre, a clairement revendiqué le meurtre d’un policier, et non celui d’un homme et de sa famille qu’il aurait trouvé par hasard. Le terroriste était armé de plusieurs couteaux mais sans arme de poing ni explosif. Il avait ainsi suivi à la lettre L’OBS/N°2693-16/06/2016 Le Raid arrive sur les lieux 15 minutes après le drame. L’OBS/N°2693-16/06/2016 GRANDS EN COUVERTURE FORMATS| |L EXSX XN XO XUXVXE L L E S C I B L E S D E D A E C H les consignes que diffuse depuis sa création l’organisation Etat islamique : « tuez des policiers ! ». Devenu lieutenant en 2001, Jean-Baptiste Salvaing a fait toute sa carrière dans le département des Yvelines, d’abord à la BAC (brigade anti-criminalité), puis comme chef de groupe chargé de la protection des familles, des vols par effraction et des stups à Mantes-la-Joie et aux Mureaux. Plusieurs fois décoré, le policier est décrit comme « un très bon enquêteur, qui avait d’excellents états de services, explique Sabrina Rigolet, secrétaire nationale du SCSI-CFDT, qui l’a côtoyé pendant cinq ans. C’était un très bon procédurier et un bon manager d’équipe, avec une très bonne mentalité. Il était reconnu de sa hiérarchie, il faisait partie des très bons officiers du département. » A-t-il croisé la route de son assassin au cours de ses différentes affectations ? En tout cas, lui, l’avait repéré puisqu’il a posté une photo de sa victime en uniforme sur son Facebook. Larossi Abballa, 25 ans, avait été condamné en 2013 pour appartenance à une filière terroriste. Il était également connu pour des faits de petite délinquance. Radicalisé depuis au moins 2011, considéré comme agitateur et prosélyte lors de ses passages en prison, il semble avoir agi seul, avec peu d’armes et une extrême violence. La police visée dans un acte isolé et peu préparé ? Tout indique le contraire. Larossi Abballa semble avoir voulu suivre avec une précision terrifiante les consignes du Syrien Abou Mohammed Al-Adnani, porte-parole de l’Etat Islamique et considéré par les services de renseignements occidentaux comme « le ministre des attentats ». Dans un message diffusé le 21 mai dernier, cet homme que les groupes djihadistes appellent le « Cheikh Adnani » avait demandé aux fidèles de commettre de nouveaux attentats pendant le mois du ramadan. Ce vétéran de la lutte djihadiste devenue une figure de Daech avait déjà exhorté en septembre 2014 dans un message d’une quarantaine de minutes tous ses partisans à attaquer les membres des forces de l’ordre des pays de la coalition : « Attaquez, tuez les soldats des tyrans, leurs forces de police et de sécurité, leurs services de renseignements et leurs collaborateurs. » Il avait même donné aux terroristes un mode d’emploi très précis… « Si vous ne pouvez pas faire sauter une bombe ou tirer une balle, leur dit-il, débrouillez-vous pour vous retrouver seul avec un infidèle français ou américain et fracassez-lui le crâne avec une pierre, tuez-le à coups de POLICE NATIONALE/T. CAMUS-AP-SIPA/CAPTURE D’ÉCRAN FACEBOOK 42 Forces de l’ordre : un lourd bilan L’adjudant Imad Ibn Ziaten, sous-officier du 1er régiment du train parachutiste de Francazal, tué le 11 mars 2012 par Mohammed Merah. Le caporal-chef Abel Chennouf, parachutiste à Montauban, tué le 15 mars 2012 par Merah. Le caporal Mohamed Legouad, parachutiste à Montauban, tué le 15 mars 2012 par Merah. Franck Brinsolaro, 49 ans, brigadier affecté à la protection du dessinateur Charb, tué le mercredi 7 janvier 2015 à « Charlie Hebdo ». Ahmed Merabet, 40 ans, brigadier en poste à la brigade VTT du commissariat du 11e arrondissement de Paris, tué par les frères Kouachi à proximité de « Charlie Hebdo. » Clarissa Jean-Philippe, 27 ans, policière municipale à Montrouge, abattue le 8 janvier 2015 par Amédy Coulibaly. Jean-Baptiste Salvaing, 42 ans, commandant de police aux Mureaux, tué le 13 juin 2016 par Larossi Abballa. | L E S FORMATS EN COUVERTURE GRANDS N O U V E L L E S C| I XB XL EX SX XDXEX DX AX EX CX HX couteau, renversez-le avec votre voiture, jetez-le d’une falaise, étranglez-le, empoisonnez-le ». Cet appel explicite à mener le djihad contre les forces de l’ordre sur le sol européen avait déjà été suivi d’effet. Deux mois après l’ordre de « Cheikh Adnani », en décembre 2014, un jeune homme d’origine burundaise, récemment converti à l’islam, agresse au couteau trois policiers devant l’entrée du commissariat de Joué-lès-Tours (Indre-et-Loire) en criant « Allah akbar ». Il est abattu. On pense l’incident isolé mais les policiers et les militaires sont effectivement devenus une cible privilégiée de ces « loups solitaires » aux comportements imprévisibles. "Cette tragédie vient nous rappeler toute la complexité du risque terroriste qui peut se traduire par des tueries de masse, mais aussi par des passages à l’acte d’une extrême violence, visant des cibles désignées par Daesh en raison notamment de leur profession dans des appels au meurtre qui sont régulièrement diffusés par l’organisation terroriste", rappelle le procureur de Paris François Molins. La liste continue tragiquement. En février 2015, Moussa Coulibaly, originaire de la région parisienne, agresse au couteau des soldats en faction devant la synagogue de Nice. En garde-à-vue, il exprimera sa haine de la France, de la police, des militaires et des juifs. Fin octobre 2015, un individu est arrêté à Toulon. Il projetait une attaque des militaires de la base navale de la ville. Le 7 janvier 2016, un Tunisien tente d’attaquer le commissariat du XVIIIe arrondissement avec un hachoir de boucher et muni d’une fausse ceinture d’explosifs. Lui-aussi sera abattu devant l’entrée. En janvier 2016, Tarik Jadaoun, un djihadiste belge proche quant. Tous ces soldats de Daech qui ont d’abord été mis en cause dans des affaires de droit commun, ont croisé un jour les forces de police de leur quartier, de leur ville. Le discours de haine à l’égard des forces de l’ordre véhiculé par l’EI entreraitil en résonnance avec de vieilles rancœurs ? Comme une vieille haine remis au goût du jour ? Du côté des policiers, ce double meurtre a provoqué un traumatisme profond. « Pour la première fois, le terrorisme a choisi une cible à son domicile, souligne Céline Berthon, du syndicat des Commissaires de la Police nationale. Personne n’avait jamais été ciblé chez lui. Pour la première fois, cela arrive et c’est un policier qui en est victime. » Jusque-là, explique-t-elle, toutes les victimes étaient tombées dans le cadre de l’exercice de leur fonctions. Désormais, la peur s’est invitée au seuil même de leurs maisons. « Vous n’imaginez pas le nombre de collègues que j’ai rencontré ce matin qui ont expliqué l’inquiétude extrêmement présente de leur femme ou de leur compagne », témoigne Céline Berthon. L’onde de choc politique Comment faire face à la menace et lutter contre le terrorisme ? En quarante-huit heures, les attentats dans une boîte gay d’Orlando aux Etats-Unis, puis l’assassinat du couple de fonctionnaires de police à Magnanville ont remis à l’agenda politique cette question devenue centrale à l’entame de la prochaine campagne présidentielle. A gauche, Manuel Valls et Bernard Cazeneuve campent sur leur ligne : tenter d’incarner l’autorité, défendre leur action depuis 2012 : « Trois lois antiterroristes, une loi renseignement, 9 000 postes supplémentaires dans la police et la gendarmerie », a rappelé le ministre de l’Intérieur à l’Assemblée. Le PS, de son côté, tentait de prévenir les polémiques à venir en dénonçant l’« instrumentalisation des drames à des fins de politique politicienne ». Trop tard ? Sitôt l’attentat commis dans les Yvelines connu, les Républicains ont fait assaut de propositions sécuritaires, manière de dire que pour eux la réponse du gouvernement n’avait pas été à la hauteur. « Notre niveau de vigilance doit être adapté sans délai », a réagi Nicolas Sarkozy tandis que ses proches proposaient des centres de rétention pour les fichés S (Laurent Wauquiez) ou la rétention de sûreté (Eric Ciotti). Alain Juppé a préféré lui mettre l’accent sur l’effort à faire pour les « moyens du renseignement », tout en rappelant qu’il était pour l’expulsion des imams radicaux et la fermeture des mosquées radicales. Une mesure, en revanche, a été peu citée dans les premières réactions : la déchéance de nationalité, qui avait tant divisé la gauche comme la droite. Marine Le Pen l’a immédiatement évoquée, elle, appelant aussi à « appliquer sans faiblesse » l’article 411-4 du Code pénal visant les individus qui entretiennent des intelligences avec une puissance étrangère en vue de susciter des actes d’agression contre la France. Un sujet fait cependant consensus dans la classe politique : la solidarité avec les policiers. L’OBS/N°2693-16/06/2016 Larossi Abballa, l’auteur du double meurtre. d’Abaaoud, avait clairement menacé un policier belge sur Facebook en publiant un commentaire sous une photo de ce dernier : « Quand je verrais ta tête, je sortirais ma kalachnikov ». Les deux hommes étaient tous les deux originaires de Verviers et avaient des amis en commun. Le policier se retrouvera sous protection rapprochée. Les forces de l’ordre sont également les cibles de réseaux plus organisés. Démantelée en janvier 2015 par les forces spéciales de la police belge, la cellule de Verviers projetait l’enlèvement d’un magistrat ou d’un policier ainsi que l’attaque d’un commissariat. De fausses tenues de policiers avaient été retrouvées dans l’appartement conspiratif. Malgré cet échec, le cerveau de la cellule, le belge Abdelhamid Abaaoud, gardera son objectif en tête. Selon le témoignage d’une amie d’Hasna Ait Boulahcen, sa cousine, Abaaoud, lors d’une rencontre alors qu’il s’était réfugié dans un buisson en bordure de périphérique, aurait confié vouloir s’attaquer à un commissariat de la Défense. Comme beaucoup d’autres terroristes, Abaaoud affichait un passé de petit délin- 43 44 EN COUVERTURE | L E S N O U V E L L E S C I B L E S D E D A E C H Salah Abdeslam LES DERNIERS SECRETS D’UN “SOLDAT DU CALIFAT” L’OBS/N°2693-16/06/2016 EXCLUSIF L’homme-clé des attentats du 13 novembre, désormais en prison en France, n’a pas livré tous les mystères de son parcours. Nous avons longuement enquêté pour le reconstituer, année après année L VIOLETTE LAZARD ET VINCENT MONNIER a cage d’escalier est défraîchie, mal éclairée. L’air y est presque vicié. Aucune fenêtre ne vient ventiler ce long tunnel vertical. C’est là, au 9e étage de cette tour de la cité Vauban, un immeuble grisâtre d’une avenue sans âme de Châtillon (Hauts-de-Seine), sur l’une des marches jonchées de mégots, que Salah Abdeslam a passé une partie de la nuit du 13 novembre. Avec pour seuls compagnons une bande de lycéens rencontrés entre deux étages, et un menu McDo. « On mangeait le nôtre avec deux copains quand on l’a vu arriver vers 1 heure du matin, explique Tom (1), l’un des jeunes qui squattaient ce soir-là la cage d’escalier et que “l’Obs” a pu retrouver. Il avait l’air d’un mec normal. On a commencé à discuter, il était sympa, alors il est resté avec nous. » Au même moment, des sirènes de pompiers déchirent l’air de la nuit parisienne, et des hôpitaux de fortune s’improvisent dans les bars pour tenter de sauver les blessés. Salah raconte qu’il est allé voir des cousins à Barbès et que sa voiture a été immobilisée par la police. « Il voulait manger puis dormir, je crois, alors il a demandé à un gars du McDo d’en bas de lui indiquer un endroit calme », poursuit Tom. A moins que le petit voyou de Molenbeek n’ait demandé un endroit où acheter du shit. La cage d’escalier de l’immeuble est connue dans le quartier comme un lieu de deal. Abdeslam n’a pas très faim et propose ses frites à ses nouveaux amis. Les joints tournent, les têtes aussi. « Il nous a beaucoup parlé de lui, il nous a raconté qu’il travaillait dans la maintenance des trams en Belgique, rapporte Tom, 17 ans et élève en première. Il nous a parlé de sa 45 HET NIEUWSBLAD EN COUVERTURE | L E S N O U V E L L E S C I B L E S D E D A E C H fiancée, il nous a dit qu’il allait bientôt se marier. » Mais, avec le recul, Tom se souvient de sa doudoune gonflée : « Je pense qu’il portait encore sa ceinture d’explosifs. » Au cours de la discussion, les portables des lycéens ne cessent de vibrer : des alertes sur le bilan des victimes, qui s’alourdit tout au long de la nuit. Salah ne laisse rien paraître, même quand il regarde derrière l’épaule d’un des jeunes la vidéo amateur montrant les terroristes du Bataclan tirer sur les forces de l’ordre. Ni exalté ni atterré, juste « curieux », décrit Tom. Vers 4 heures, la petite bande lève le camp. Salah se met en boule, dans un coin, pour dormir. Deux jours plus tard, les lycéens découvrent, éberlués, le visage de leur étrange compagnon sur un avis de recherche. Comment Salah Abdeslam est-il arrivé jusqu’à la cité Vauban un peu après minuit ? Le soir des attentats, il a d’abord déposé les trois terroristes du Stade de France avant de garer sa voiture dans le 18e arrondissement de Paris. Ayant renoncé – ou échoué – à déclencher sa ceinture d’explosifs, il achète une puce de téléphone portable dans une boutique de Barbès. Vers 23 heures, il appelle le seul numéro qu’il connaît par cœur : celui L’OBS/N°2693-16/06/2016 Un cliché d’Abdeslam à la prison de Bruges, juste après son arrestation. de Mohammed Amri, un copain de Molenbeek. Il lui demande de venir le chercher. Son interlocuteur refuse. Salah est en pleurs et lui fait pitié. Amri finit par céder. Pour faire le trajet, il rameute un autre de leurs potes de Molenbeek, Hamza Attou, un petit dealer qui vendait du shit dans le quartier le soir des attentats. La suite n’est pas claire. Salah dit à ses amis qu’il a pris un taxi pour rejoindre Châtillon. Sauf qu’aucun chauffeur n’a jamais été retrouvé. Curieux terroriste islamiste que ce Salah Abdeslam, insaisissable, versatile, si différent des autres soldats autoproclamés de Daech. Il semble éviter la mort avec la même persévérance que ses amis et son frère l’ont recherchée. Ce jeune un peu paumé de 26 ans, fumeur de shit, joueur et noceur invétéré, a-t-il un jour été véritablement radicalisé ? Le djihad n’a jamais semblé accaparer ses pensées et ses journées. « Durant les trois quarts de sa vie, il sortait en boîte. Il ne priait même pas à l’heure », confessera, atterrée, Yasmina, sa petite amie, aux policiers belges le lendemain des attentats. Salah Abdeslam est pourtant le principal logisticien des attentats de Paris. Il loue les voitures, achète des détonateurs, reconnaît les lieux la veille des attentats… Après sa défection, il est protégé et caché pendant quatre mois par les membres de la nébuleuse belge qui prépare les attentats de Bruxelles. Pourquoi cacher un déserteur, un terroriste raté ? Etait-il au courant des tueries à venir le 22 mars ? Devait-il y participer ? « J’en ai marre de ne rien comprendre », se désespère Yasmina auprès d’une amie au lendemain du 13 novembre. Les enquêteurs pourraient dire la même chose. Salah Abdeslam lui-même ne les aide pas. Il est vivant mais il est muet. Après son arrestation le 18 mars, il a fait mine de parler aux policiers belges, mais c’était pour raconter n’importe quoi. Il a d’abord affirmé ne pas connaître Abaaoud, son ami d’enfance, avoir été enrôlé par son grand frère Brahim, mort dans les attentats, et ignorer les cibles visées le soir des attaques. Puis, au juge antiterroriste français, Christophe Tessier, il n’a même pas pris la peine de répondre. Convoqué le 20 mai dernier, il a fait valoir son droit au silence. Pas un mot. Pas une réaction à la lecture des noms des 130 victimes du 13 novembre. Parlera-t-il un jour ? « Dans le temps, on verra », s’est-il contenté de répondre. « Il essaie de dealer de meilleures conditions de détention », croit savoir une source judiciaire. Il ne supporterait pas cette caméra qui le filme vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans sa cellule de Fleury-Mérogis (Essonne). Il ne supporte pas non plus ce caisson en plastique qui lui tient lieu de fenêtre. Il déteste ce paravent de 1,20 mètre de hauteur, posé devant les toilettes de sa cellule et seul garant de son intimité. Alors il se tait. « Sa dernière carte, c’est sa parole », souffle une source 17 novembre 2015 : la Clio louée par Abdeslam est retrouvée dans Paris (18e). judiciaire. Et le chantage peut durer longtemps. Salah Abdeslam le sait, il n’a plus grand-chose à perdre. « Les seules personnes qui continuent à venir le voir, même en France, ce sont ses parents, ses frères et sa petite sœur, c’est tout, raconte un proche de la famille. Ils n’approuvent pas ce qu’il a fait, mais ils ne veulent pas le laisser tomber. » Depuis les attentats, la famille Abdeslam n’a pas quitté Molenbeek, commune populaire de l’ouest de Bruxelles où ont grandi quasiment tous les protagonistes du 13 novembre. Ses parents passent leurs journées reclus dans l’appartement loué à la commune, où vivait encore Salah avant les attentats. Aujourd’hui, ses deux grands frères encore vivants, Yazid, 33 ans, et Mohamed, 29 ans, se relaient dans les grandes pièces sombres pour réconforter leurs parents et les ravitailler. Leurs visages, frappants de ressemblance avec celui de Salah, se penchent au balcon du premier étage quand on sonne à leur porte. La famille a condamné les actes de leur frère et fils et n’a rien à ajouter. « En se tuant, en tuant des gens, ils ont également tué leur famille », soupire Ahmed El Khannouss, l’adjoint au maire de Molenbeek chargé de l’emploi, de l’économie et des sports. L’élu connaît très bien toute la famille Abdeslam, originaire comme tant d’autres dans le quartier du Rif, au Maroc. Le père, Abderrahmane, naît à Oran, en Algérie, avant l’indépendance, en 1949. Les Abdeslam sont français. La famille en est plutôt fière, surtout Salah, qui le clamait haut et fort. Mais après un court passage à Aubervilliers, c’est en Belgique qu’ils sont venus chercher du travail dans les années 1970. Le père conduit des trams à la Stib (Société des Transports intercommunaux de Bruxelles). Il y fera toute sa carrière. « C’était quelqu’un de bon vivant, de sociable et d’ouvert qui allait boire des coups après le “TOUT COMME BRAHIM, SALAH NE PARLAIT JAMAIS DE RELIGION. LES FRÈRES ÉTAIENT PLUS ATTIRÉS PAR LA FÊTE, LA VIE, GAGNER DE L’ARGENT…” AP/SIPA - XAVIER DE TORRES/MAXPPP L’OBS/N°2693-16/06/2016 Août 2014. Salah Abdeslam à Bruxelles, sur le marché de Molenbeek. Rue Chopin, à Montrouge : c’est ici qu’Abdeslam abandonnera sa ceinture d’explosifs. travail avec ses collègues, poursuit Ahmed El Khannouss, qui a lui aussi travaillé à la Stib. Il a toujours été très éloigné de la religion. Je ne sais pas s’il mangeait du porc, en tout cas c’est sûr qu’il buvait de l’alcool… » Mais la famille reste culturellement très traditionnelle. La mère, Mina, quitte peu le foyer. Brahim est le premier à dévier du droit chemin. En 2003, à tout juste 18 ans, il vole des papiers d’identité et de l’argent dans une administration. Il n’écopera que d’une peine avec sursis. « Ce sont les parents qui étaient venus me voir, se souvient son avocat d’alors, Me Olivier Martins, l’un des ténors du barreau belge. Ils m’ont donné l’impression d’être une famille soudée. Ils étaient catastrophés, dans l’incompréhension totale. » L’avocat se souvient également que Brahim, « poli, gentil », est presque « limité mentalement ». Une sorte d’« Averell de la famille », l’idiot de la fratrie des Dalton. Lui faire porter la responsabilité des attentats pour tenter de dédouaner Salah ne lui paraît pas crédible… Le cadet des garçons trace sa route. Glandouille, fête, shit : voilà sa sainte trinité. A cette période, on ne peut pas encore le soupçonner de pratiquer la taqiya, technique pour dissimuler sa foi en milieu hostile… Avec son allure de beau mec, ses cheveux gominés plaqués en arrière et sa tchatche, il est populaire dans les rues de Molenbeek. Il se lève tard, certes, mais quand il s’extirpe enfin du lit, il aime rendre service. « Je me souviens d’un élève entouré de copains, très soucieux des autres, leader dans sa classe, raconte un de ses anciens professeurs de l’athénée royal (lycée) Serge-Creuz, à Molenbeek. Quand il y avait un problème dans le groupe, il essayait de le résoudre. Quand il parlait, les autres l’écoutaient. » Salah se fait aussi remarquer pour son absentéisme récurrent. Les profs feignent de croire à ces certificats médicaux qui s’accumulent dans son dossier. Passe-t-il déjà ses nuits à dealer du shit ? Mystère. Du haut de ses 19 ans, Salah ignore tout de la religion… « Tout comme Brahim, que l’on croisait très souvent au lycée, Salah ne parlait jamais de religion, poursuit son ancien prof. Les frères étaient plus attirés par la fête, la vie, gagner de l’argent. » Salah collectionne malgré tout les bonnes notes et réussit l’équivalent d’un bac de génie électronique. Bien loin d’un homme à « l’intelligence d’un cendrier vide », que décrit son avocat belge. A la fin de sa formation, sur les douze élèves de sa promotion, il est l’un des deux seuls à réussir l’examen d’entrée à la Stib. Un job en or, quasi garanti à vie. Il y restera moins de deux ans. Son meilleur pote d’alors se nomme Abdelhamid Abaaoud. Fils d’un commerçant du quartier dont la boutique est voisine de l’appartement des Abdeslam, c’est une petite frappe au casier bien fourni : « Abdelhamid n’avait de respect pour personne. Le plus clair de son temps, il le passait sur une chaise devant la boutique de son père à jauger les passants », racontera Yasmina. Selon elle, il aurait exercé une mauvaise influence sur Salah. En décembre 2010, les deux amis tentent de cambrioler un garage automobile du Brabant wallon. Ce soir-là, il neige. La fine équipe n’a pas repéré les lieux et réveille presque aussitôt le garagiste. L’expédition tourne à la débandade. Les policiers retrouveront un des larrons en hypothermie dans un ruisseau. Salah Abdeslam sera condamné à un mois de prison puis renvoyé de la Stib. Abaaoud fera six mois de prison et continuera ensuite à étoffer son casier judiciaire. Pour Salah Abdeslam, ce séjour derrière les barreaux marque un tournant. A sa sortie, il tente de se faire embaucher, comme son frère, à la mairie. Il prend contact avec Ahmed El Khannouss, mais les temps ont changé. L’élu le reçoit à trois reprises. « Il me disait qu’il voulait trouver un travail, se marier, fonder une famille. Je crois qu’il était sincère », se souvient l’échevin. Il l’oriente vers la mission locale. Salah le velléitaire ne s’y rendra qu’à une seule reprise, avant de laisser tomber. Sans emploi, le jeune homme de 22 ans vivote des allocations. Mais il continue de fréquenter assidûment les boîtes de nuit. On le croise notamment au Carré, une des discothèques les plus connues du pays, située à mi-chemin d’Anvers et de Bruxelles et fréquentée par des footballeurs et des miss Belgique. « Il se levait tard, c’était un “sorteur” », raconte Pharred, une personnalité du quartier, un ancien DJ de raï qui tient aujourd’hui un magasin de vêtements et de livres islamiques situé en face de l’appartement des Abdeslam. Salah est également un habitué des casinos. En Belgique, chaque passage de joueur est enregistré et filmé. Selon nos informations, l’intéressé a franchi les sas de sécurité une centaine de fois en 2012. Le Twenty One Game, un petit casino situé chaussée de Gand à Molenbeek, est son spot favori. Après quelques mois de pause, il reprend la route des machines à sous en 2015. Cette année-là, il se rend une cinquantaine de fois au Golden Palace et au Zenith, deux salles de jeux du centre de Bruxelles. L’homme n’a rien d’un flambeur. « Il misait 10 ou 20 balles, surtout sur des machines à 50 centimes, nous confie l’un des salariés du Golden Palace. Je l’avais d’ailleurs croisé dans d’autres casinos. Il n’a jamais posé de problème et venait parfois tout seul. » Il lui arrive aussi de venir accompagné. On retrouvera tous ses potes de jeu dans le dossier du 13 novembre. Mohammed Amri, Hamza Attou, Ali Oulkadi, ou encore Ahmed Dahmani, un copain d’enfance de Salah arrêté en Turquie le 16 novembre alors qu’il tentait de gagner la Syrie. Salah traîne également avec un certain Ismaïl T., proche du grand banditisme. L’OBS/N°2693-16/06/2016 SÉBASTIEN LEBAN POUR L’OBS - L’escalier de l’immeuble de Châtillon où Salah Abdeslam a passé la nuit du 13 novembre. Sa dernière virée dans un casino remonte au 8 novembre 2015 vers 22 heures, cinq jours avant les attentats. « Parfois, je le croisais le matin, lui rentrait de fête, et moi j’allais travailler. Je faisais semblant de ne pas le voir pour ne pas le gêner », se souvient Pharred qui, fin avril, lui a fait parvenir en prison le livre « Ne sois pas triste », un best-seller au sein de la communauté musulmane. D’où Salah sortait-il son argent ? Dans le cadre de l’enquête, plusieurs témoignages confirment que ce Français, résident belge, a toujours flirté avec la petite délinquance. Zakaria, un de ses amis, raconte par exemple qu’ils avaient prévu, lui, Salah et Ahmed Dahmani, à l’automne 2015, de dérober des palettes de cigarettes dans un entrepôt d’Anderlecht. « Il est venu me chercher un jour avec une BMW bleue [une voiture de location, NDLR] pour aller faire un repérage », confie Zakaria. Le projet aurait été finalement L’OBS/N°2693-16/06/2016 Les mères des victimes pour une confrontation Il ne veut pas parler. « Je veux faire usage de mon droit au silence », a répondu Salah Abdeslam à chacune des questions posées par le juge le 20 mai. Même la lecture des 130 noms des victimes ne l’a pas fait ciller. Mis en examen pour assassinat et complicité d’assassinat à caractère terroriste, détention et usage d’armes et d’explosifs, et séquestration pour les faits commis au Bataclan, Salah Abdeslam est détenu depuis le 27 avril à l’isolement à Fleury-Mérogis. « Pour les victimes, ce silence est insupportable, réagit Me Samia Maktouf, avocate de 17 familles de victimes. Certaines attendaient beaucoup de son transfèrement vers la France, en pensant qu’il pourrait apporter des réponses. » Devant le mutisme du seul survivant des commandos terroristes, certains proches des victimes – et notamment des mères – envisagent de demander d’être confrontées à lui. Avec des mots de mères, avec leurs émotions, elles pensent pouvoir réussir à le faire parler. « Mais même s’il parle, comme il l’a déjà fait en Belgique, dira-t-il la vérité ? » s’interroge Samia Maktouf. Contacté, l’avocat de Salah Abdeslam, Me Frank Berton, n’a pas donné suite. En acceptant de prendre sa défense, l’avocat lillois avait expliqué qu’il ne resterait pas à ses côtés si Salah Abdeslam décidait de se taire… abandonné fin octobre. « Ils parlaient beaucoup, et rien ne s’organisait », raconte Zakaria. Du temps des Béguines, estaminet en briques rouges repris par Brahim Abdeslam en mars 2013 et situé dans un quartier plus calme de Molenbeek, l’argent ne manque pas. Dans l’établissement, les consommations ne se limitent pas à celles inscrites sur la carte. On y fume du shit, on en deale aussi. Attou fait partie des vendeurs attitrés des lieux. Autour du café gravite la future nébuleuse terroriste de Paris et Bruxelles. Derrière son comptoir, Brahim Abdeslam lève à peine la tête de son ordinateur, toujours occupé à visionner des vidéos de propagande de Daech. Pourtant, rien de ce qui se passe dans son bar n’est halal. On fume, on boit, on drague… Une certaine Jade (1), ex-actrice porno, fréquente les lieux. Salah ne l’aime pas. « Il disait l’avoir déjà rencontrée dans plusieurs cafés, notamment à l’Etang noir. C’étaient des cafés où il vendait du shit », expliquera aux policiers un proche de Salah. Ce n’est pas son pedigree qui le dérange, mais il soupçonne la jeune femme d’être une indic. Partout où elle passe, les flics rappliquent. Aux Béguines, les policiers finissent par débarquer en août 2015 et mettent le café sous scellés. Il est fermé définitivement début novembre car « plusieurs éléments d’enquête nous ont amenés à penser que le propriétaire de l’établissement était partie prenante du trafic », confie une source policière de Molenbeek. Le café avait ouvert début 2013, au moment du départ d’Abaaoud en Syrie. Pendant deux ans, les deux frères ont-ils pratiqué la taqiya dans les vapeurs des Béguines ? Les enquêteurs locaux ne comprennent pas que Brahim est prêt à commettre un carnage et que Salah s’est laissé entraîner dans ses délires apocalyptiques. Les deux frères sont proches, leurs relations quasi fusionnelles. Ils attirent pourtant une première fois l’attention des services de renseignement en janvier 2015 après le démantèlement de la cellule Verviers. Les enquêteurs découvrent qu’ils seraient restés en relation avec le cerveau de ce commando terroriste qui avait prévu d’attaquer la Belgique : Abaaoud, devenu « Abou Omar al-Belgiki ». « Via les réseaux sociaux, Abaaoud leur parlait d’argent, il leur disait qu’on se sentait important en Syrie, leur tenait des discours sur cette société occidentale qui ne voulait pas d’eux », raconte un policier belge. A la même période, les policiers de Molenbeek ont également un tuyau. Salah Abdeslam s’apprêterait à partir en Syrie, comme son frère avant lui. Le 28 février 2015, il est convoqué au commissariat, cache évidemment son jeu. Comme son frère, il nie être radicalisé et jure qu’il désapprouve le chemin emprunté par Abaaoud. « Le parquet nous avait donné comme consigne de faire une simple audition. Le PV lui a ensuite été transmis, et nous ne DOC OBS Les images de Salah Abdeslam en fuite et de son ami sont enregistrées par les caméras de vidéosurveillance d’une station-service, le 14 novembre 2015. Après une longue traque, Salah Abdeslam est capturé, à Molenbeek, le 18 mars 2016. savons pas ce qu’il est advenu », ajoute une source au commissariat de Molenbeek. Dans son rapport, la section antiterroriste de la police note que Salah Abdeslam ne présente « aucun signe extérieur de radicalisme que ce soit dans sa tenue vestimentaire, son allure physique ou ses propos ». Jamais il ne fréquente la mosquée. Même chez ses amis du quartier, la radicalisation de Salah est parfois passée inaperçue. Deux jours avant les attentas, il dit à l’un d’eux qu’il veut arrêter le shit et aller au casino pour prendre un nouveau départ. Dans le magasin de Pharred, où s’alignent les livres pieux, ce sont des bâtons de siwak pour se blanchir les dents et du musc pour se parfumer que Salah venait chercher. Pharred ne l’a jamais entendu prononcer le mot kouffar (« mécréant ») ni tenir de discours violent. « Avec Yasmina, sa petite amie, il s’était assagi, racontet-il. Il venait avec elle, ils demandaient des conseils, des livres de préparation pour le mariage… » Le couple avait prévu de s’unir, dès que Salah trouverait un travail stable. Yasmina, belle brune aux longs cheveux bouclés, a attendu pendant neuf ans que ce jour arrive. Comme toujours, Salah tergiverse. « On dit qu’une femme peut changer un homme, confie-t-elle à une de ses amies après les attentats. Tu imagines, neuf ans dans ma vie, je suis censée le connaître. Pour moi, il n’aurait pas fait de mal à une mouche. » La jeune femme s’est battue pour le garder, allant jusqu’à dissimuler leur liaison à sa famille. « Il ne venait pas beaucoup chez moi parce qu’il n’était pas le bienvenu. Mes parents ne le “sentaient” pas », confiera la jeune femme aux policiers. En décembre 2014, Salah propose à Yasmina de partir en Syrie « pour aider les femmes, les enfants ». Le « Califat » a été proclamé six mois plus tôt. Outre Abaaoud, un autre de ses très proches a rallié le « Sham », en septembre 2013 : Youssef Bazarouj, parti avec deux de ses frères, sa sœur et les deux enfants de cette dernière. Salah veut-il partir à son tour par mimétisme ou motivé par de réelles convictions ? Toujours amoureuse, Yasmina se renseigne sur internet. Son verdict est sans appel : Daech, ce sont des fous, des psychopathes, tout comme Abaaoud. Elle refuse de suivre Salah dans ses projets. « Je suis amoureuse, je suis pas débile », confie-t-elle plus tard à l’une de ses amies. Salah n’évoque plus son départ devant elle. Yasmina pense qu’il a abandonné cette idée. Jusqu’au 10 novembre, trois jours avant les attentats. Le jeune homme l’a invitée à déjeuner au Noumidia, un snack de poissons des faubourgs de Bruxelles. Assis sur les banquettes en skaï noir, Salah est en larmes. « Si on ne se marie pas dans cette vie, on se mariera au paradis », lui aurait-il dit. « On a à peine mangé, tellement il y avait d’émotions, raconte Yasmina à la police au lendemain des attentats. On n’a pas beaucoup discuté. Il m’a dit qu’il avait quelque chose à faire ce jour-là, sans m’en dire plus. Ensuite, on est montés dans la voiture, mais lui continuait à pleurer. Il m’a assuré qu’il n’y avait rien du tout. J’ai cru qu’il pouvait s’être finalement décidé à partir en Syrie. » Il lui passe encore un coup de fil le lendemain. Puis plus rien. Dans le quartier, Salah n’a dit au revoir à personne. Tout juste, la veille de son départ pour Paris, avant de quitter le Time Out, où il avait ses habitudes, Salah règle son ardoise: « Je vais te payer les cafés car tu ne vas plus me voir », lâche-t-il à la serveuse Christina. A leurs parents, Brahim et Salah expliquent qu’ils vont au ski. Ils comptent peut-être leur offrir bien mieux que des adieux : une place au paradis. C’est ce que le Prophète – d’après des textes que s’échangent les adeptes du djihad sur internet – promet à la famille de ses martyrs. Mais Salah renonce. Il rompt le pacte passé avec ses amis, et surtout avec son frère. Pris de remords, il laisse dans sa voiture, en évidence, les papiers d’identité de Brahim pour le rendre « aussi célèbre que Coulibaly ». Salah Abdeslam ne sait pas que c’est lui, d’abord en cavale, puis prisonnier et bientôt seul sur le banc des accusés, qui incarnera le visage des tueries du 13 novembre. action citoyenne la nouvelle émission politique et citoyenne (1) Le prénom a été modifié. stéphane paoli agora dimanche 12:00 14:00 avec Matthieu Croissandeau et Sylvain Courage de L’OBS/N°2693-16/06/2016 DOC OBS - AP/SIPA La fausse carte d’identité du terroriste.