Notre musée d`autrui. Réflexions sur la beauté du Musée du quai
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Notre musée d`autrui. Réflexions sur la beauté du Musée du quai
Notre musée d’autrui. Réflexions sur la beauté du Musée du quai Branly Rita Di Lorenzo * Université Paris I « Panthéon-Sorbonne » & Centre de recherche Images, cultures et cognitions (CRICC) & Université de Venise (SSAV – Ca’ Foscari) Des milliers d’articles, des émissions télévisées, des livres, des cours à l’université et de débats divers ont accueilli l’ouverture du Musée du quai Branly en juin 2006, l’entourant (l’accablant ?) de questions plus ou moins fondamentales : que contient-il véritablement ? pourquoi ce lieu, ce nom, ce moment ? à quoi sert-il ? quelle est sa destinée ? dans quel passé puise-t-il ? quelle est la justification intellectuelle de sa muséographie ? que vole-t-il à ses prédécesseurs, et pourquoi, et par qui ? est-ce qu’il est beau ? est-ce qu’il est autre ? Fatidiquement, le Musée du quai Branly se définit dès son ouverture par rapport à ce dont il est l’“autre” : non seulement le musée d’art occidental en général (le musée de “Nous”, pour ainsi dire), mais aussi les musées monoculturels des cultures non occidentales, dont il a hérité une grande partie des fonds après leur mutation ou leur mise à mort. « […] un souci d’ordre proprement poétique : ne pas se contenter de décrire les choses mais, les ayant saisies dans toute leur réalité singulière, les faire vivre sous les yeux de celui qui vous lit. » 1 Au-delà de sa raison d’être politique, indéniable mais destinée (heureusement) à s’estomper au fil du temps, le Musée du quai Branly trouve son fondement dans la réponse donnée au constat d’une nouvelle tension. Tension celle-ci douée d’une multitude de causes concourantes, mais aboutissant dans une unique urgence : l’exposition des “autres”, que l’histoire a rapprochés périlleusement de “nous”, au prix d’un métissage rarement désiré mais réel. Cette réponse est soumise, comme toute réponse, au moins à deux niveaux d’interprétation et donc de critiques possibles : d’un côté, celui * [email protected] 1 Leiris, Michel, 1969. « Regard vers Alfred Métraux ». Cinq études d’ethnologie. Paris : Denoël & Gonthier, p. 137. 229 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 de la forme qu’elle donne à ses affirmations – c’est-à-dire des choix visibles et pour ainsi dire “phénotypiques” qu’elle soumet à l’expérience du public qui les reçoit ; de l’autre, celui de la visée, ou de la “promesse”, qui porte cette forme et que cette dernière peut trahir ou exaucer sans pour autant en changer la portée théorique. Essayons de nous pencher sur les deux visages de notre Janus. 1 La beauté est dans celui qui regarde… Le premier ensemble de critiques portées au Musée du quai Branly concerne sa forme : projet architectural d’envergure, le musée abrite ses collections dans un univers visuel totalement voué à l’esthétique des objets exposés, à l’émotion et à la beauté formelle qu’ils expriment et dont il sont à la fois (comme toute œuvre d’art) sources et victimes. 2 On craint une possible parade exotique 3, où l’esthétisation serait une soumission des objets à des systèmes étrangers à leur culture d’origine et une trahison de leur vérité au nom d’un simple divertissement culturel ; nous verrons par ailleurs plus loin que cette critique ne se limite pas à l’aspect formel de la muséographie choisie. Le Musée du quai Branly a indéniablement préféré l’exposition “émotionnelle” à l’exposition pédagogique ou ethnographique au sens de ses prédécesseurs ; Claude Baudez, ex-Commissaire aux acquisitions et spécialiste des Mayas, démissionnaire, critique ainsi ce choix : « une pièce serait valorisée parce que nous l’aimons ? Ça ne tient pas ! On expose un objet aussi parce qu’on peut voir des gens derrière, parce qu’on peut sentir une culture, une civilisation ! » 4. Cette vision esthétisante pour beaucoup, ludique pour d’autres, porte en elle (outre des choix politiques précis) des préjugés anciens qui semblent résister au cœur même des tentatives d’ouverture les mieux inspirées : « Disons en deux mots que ce mépris était l’autre face de leur engouement pour ces objets. Car dans toutes ces citations on entend les mêmes propos. L’artiste africain n’est pas véritablement un artiste, comme en Occident. Il agit sous la 1 2 3 4 Dans la mythologie romaine, Saturne, chassé des cieux et recueilli par Janus, en remerciement de son hospitalité, offrit à celui-ci le don de la “double science” ; ce pouvoir permettait de maîtriser la science du passé et celle de l’avenir, d’où la représentation de Janus avec deux visages orientés dans des sens opposés : observant en même temps l’Orient et l’Occident, il est le dieu des portes et symbolise l’entrée et la sortie, le début et la fin (il donne ainsi le nom au mois de Janvier). Ceci dans le sens où l’on dit : “victime de son succès”, chaque caractère qu’elles expriment n’étant pas forcément ni voulu, ni supérieur aux autres, mais parfois prépondérant dans un regard non (ou mal) médié. Cf. Cachon, S., 2006. « Dialogue des cultures ou parade exotique ? », in Télérama nº 2 959 (27 septembre), pp. 64-65. Idem, p. 65. 230 Notre musée d’autrui. Réflexions sur la beauté du Musée du Quai Branly R. Di Lorenzo pression d’instincts obscurs, l’attrait du sexe, l’attrait du sang, le poids d’un monde irrationnel, de croyances dans les esprits, dans les forces mystérieuses de la nature, quand il ne se livre pas à des actes de cannibalisme. Bref, ces artistes témoignaient d’une réalité importante, certes, c’est-à-dire de la part obscure que chacun porte en soi, mais qu’heureusement les sociétés civilisées ont appris à soumettre et à gouverner […] à leurs yeux cet anonymat faisait entrer ces œuvres directement dans l’univers anhistorique de l’art universel et de la beauté intemporelle que les experts occidentaux sont les mieux à même de découvrir et d’apprécier ». 1 Le visiteur occidental regarde inévitablement avec tout un carcan de préjugés (positifs ou négatifs, positifs et négatifs) « […] les produits de sociétés et de cultures si différentes de lui, parce qu’ils sont issus de paramètres mentaux très éloignés de l’héritage gréco-romain et de concepts religieux qui ignorent l’idée de révélation et de rédemption, avec tout ce que cela peut comporter […]. S’il est vrai que la lecture en termes formels, presque toujours esthétisante, sauve, du moins en partie, les créations sacrées du paganisme, il est aussi indéniable que leur signification profonde n’est jamais envisagée selon leurs véritables implications conceptuelles et sociales ». 2 Le débat sur la décontextualisation n’est pas clos – et heureusement, car il est le terreau fertile d’importantes réflexions sur l’essence même de l’art et de sa réception. Effectivement le musée coupe parfois l’œuvre de son contexte (culturel, historique ou intersubjectif) pour faire en sorte qu’elle “remplace” des ensembles abstraits. 3 La décontextualisation prive les œuvres de leur histoire et expose tout au même titre, comme deux exemplaires d’une seule altérité, deux fossiles issus d’une même fouille archéologique. Pour le dire avec Marijnissen, un tel musée « a été conçu pour conserver des objets désaffectés. Ils ont été destitués de leur fonction 1 2 3 Godelier, M., préface à Price, S., (1986) 2006. Arts primitifs ; regards civilisés. Paris : Énsb-a, p. 10-11. La position de Godelier est bien plus complexe que celle qui apparaît uniquement dans cette citation, dont le but est, je crois, de pointer l’attitude ambivalente de ceux qui attribuent le statut d’artiste, pour des raisons confuses, et dans le même mouvement l’enlèvent, pour des raisons tout aussi confuses, qui puisent essentiellement dans une vision évolutionniste de l’art et des cultures. Ce qui distingue un producteur d’objets culturels d’un artiste, un locuteur d’un poète, est l’objet d’un débat infini, mais est indépendant d’une quelconque hiérarchisation des motivations personnelles. La soif de reconnaissance, de poésie ou d’expression de soi n’est pas une poussée artistique plus légitime que la soif d’action érotique ou de communication avec des esprits, car toutes donnent des résultats qui passent par toutes les variantes de l’ordinaire à l’extraordinaire. Zeri, F., postface à Price, S., op. cit., pp. 191-193. Susan Stewart donne l’exemple du masque africain, qui devient dans le musée la « métonymie ethnographique » de la culture et de la population dont il est issu, la petite partie d’un tout qui est considérée comme sa synthèse (cf. Stewart, S., On Longing, 1984, cité par Clifford, J., 1988. Malaise dans la culture, Paris : Ensb-a). 231 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 initiale et, en quelque sorte, mis à la retraite » 1. Bien sûr, le réseau complexe qui existe entre l’œuvre et son histoire (son processus créateur comme son contexte au sens large) fait partie de l’œuvre elle-même, et doit pouvoir participer à sa perception au moins au niveau de “trace”, de “sentiment” de sa présence, puis de mise en perspective non univoque mais possible et respectueuse. Mais il me semble que cette question de la contextualisation peut en cacher une autre, plus banale en apparence mais peut-être plus secrète : pourquoi la contextualisation est perçue (sauf dans des cas bien définis, comme par exemple les expositions à caractère scientifique ou technique) instinctivement et unanimement comme étant liée à l’exposition des cultures non occidentales ? Il ne s’agit pas de nier les distances entre notre univers et ceux dont les collections du Musée du quai Branly sont issues, ni d’en oublier la richesse en termes intellectuels. Bien au contraire. Mais cette conscience d’écart peut aussi devenir un alibi bien plus obscur qu’il n’en a l’air. L’œuvre d’art exposée dans le musée est avant tout un objet culturel, dont l’origine et la destination se fondent et prennent leur sens dans un ensemble bien plus vaste de rites, de réseaux, de croyances et de présences dont nous ignorons tout ou presque. C’est indéniable. Mais dans cette phrase indéniable se cachent au moins trois préjugés. Le premier niche dans cet “avant tout” qui place dans l’origine chronologique et factuelle l’essence de l’objet qui se trouve devant nous. Le deuxième transparaît dans ce “tout ou presque” que nous ignorons, et qui fait référence à un hiatus fondamental qui ne serait franchissable qu’avec un surplus de savoir, de technique, d’étude, d’analyse. Le troisième est quant à lui une sorte de “climat” qui nourrit cette vision et reprend les deux autres dans une attitude de fausse humilité : cet “autre” est tellement éloigné de nous que sa compréhension ne peut advenir par affinité (concept celui-ci très controversé), mais uniquement après une acquisition analytique, un effort intellectuel et cognitif, une entreprise de dissection. L’intégrisme de cette affirmation est à lui seul l’aveu d’une différence substantielle, profonde et insurmontable dans l’essence même, bien plus que dans la manière d’être, de cet homme “autre” dont nous regardons l’œuvre. Le choix d’une exposition esthétisante est certes une trahison, mais une trahison partielle et peut-être tout aussi grave (et donc non plus grave) que celle qui réduit les objets exposés à des témoins ethnographiques dont la beauté formelle ne serait qu’un mirage, un accident ou une coïncidence ; « […] c’est la traduction en termes personnels d’un message reçu, très souvent une trahison à partir de laquelle la véritable signification est reconstituée et 1 Marijnissen, R. H., 2000. « Londres ou Athènes. Le problème de la restitution des Marbres de lord Elgin », in Nuances, nos 24-25 (juin–novembre), p. 9. 232 Notre musée d’autrui. Réflexions sur la beauté du Musée du Quai Branly R. Di Lorenzo adaptée » 1. Après une longue histoire de primauté ethnographique, l’extrême opposé peut-être non seulement une inversion brutale (si l’on ose dire, devant les ambiances feutrées des salles du Musée du quai Branly) et immature avant l’éclosion d’un nouvel équilibre, mais également un choix autonome qui déplace le malaise fasciné non pas aux bords de l’expérience de l’autre, mais au centre. La première exposition temporaire du musée est d’ailleurs la plus belle réussite et preuve de ce regard à la fois sur l’autre et sur soi : D’un regard l’autre (titre magnifique) est, comme le dit son commissaire Yves Le Fur, une « mise en abyme d’une fécondité de regards toujours à inventer » 2. L’expérience mêlée d’envie et d’inadéquation, de préjugés et de curiosité, de répulsion et de doute sort ainsi de l’ombre de la bienséance qui voudrait l’ignorer et, dans ce « temple de la beauté venue d’ailleurs […], confronté à cette évolution de nos perceptions de l’autre, à cette histoire de l’ethnocentrisme dont notre éducation sédimente les traces, le visiteur comprend le malaise ressenti dans les collections permanentes du musée ». 3 Refusant l’autre mise sous silence imposée par la contextualisation forcée, l’exposition “sensible” risque certes de transformer l’expérience de la visite en un moment de distraction bariolé et finalement stérile, mais accepte peut-être aussi deux risques qui peuvent se révéler fertiles : d’un côté, elle fait de la confusion, du dépaysement, de la déstabilisation, de la perte des repères et de la rupture des liens connus un but et non un obstacle. L’étrangeté d’autrui n’est plus expliquée, elle est présente au moment même où on enjambe les codes de présentation classique et on l’expose, pour ainsi dire, dans la même lumière que le reste. De l’autre côté, cette présentation est également une mise en abyme de la notion même de musée : institution éminemment occidentale, répondant à des besoins de collection, de catalogation et d’exposition de soi propres à la construction identitaire occidentale 4, le musée est un dispositif tout sauf neutre et plier ouvertement ces objets étrangers à son mode de fonctionnement signifie aussi le plier, lui, à leur force expressive propre et étrangère, qui en ressort parfois d’autant plus évidente. Nous entrons dans les musées d’art et de culture reconnus comme “nôtres” en quête plus ou moins consciente de fusion avec le génie national, disposés à une immersion qui, si elle nous donne une illusion d’assurance avant la visite (car nous appartenons à cette culture tout autant qu’elle nous appartient), nous laisse surtout avec une sensation de 1 2 3 4 Zeri, F., postface à Price, S., op. cit., p. 193. Le Fur, Y., 2006. « Le monde dévisagé », in Télérama, nº hors-série (20 septembre : « L’étrange étranger. “D’un regard l’autre”, l’exposition-manifeste du Musée du quai Branly »), p. 9. Cachon, S., op. cit., p. 65. Cf. Macpherson, C. B., 1971. La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke. Paris : Gallimard, coll. « NRF » (trad. fr. par M. Fuchs). 233 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 “plein” après, d’un plus à dire, et le fétichisme avec lequel nous admirons les œuvres dont nous connaissons la valeur artistique officielle fait partie de ce sentiment d’appartenance, de ce gage identitaire. Le “Musée de Nous” nous explique, nous convainc, nous apprend, nous prouve qui nous sommes, parfois en nous humiliant avec ses œuvres d’art contemporain qui se rebellent à nos mécanismes, plus souvent en nourrissant notre ego tout autant (voire plus, voire beaucoup plus) que notre sensibilité et notre esprit. Au contraire, dans le “Musée de l’Autre” nous avouons une barrière que nous avons l’illusion de franchir, sous l’apparence d’une prise de risque, forts d’une supériorité qui fait qu’on n’ouvre qu’une parcelle de soi à l’autre, à condition que les études menées nous prouvent qu’il le mérite – qu’il mérite d’intégrer et d’améliorer celle qui est l’humanité de référence, la nôtre. Il ne s’agit pas d’une immersion, car le détachement est à l’œuvre au moment même où nous nous penchons sur un cartel pour savoir pourquoi tel objet est digne d’entrer au musée, avant même de le regarder, anesthésiant la peur de ne pas voir sa valeur (sa dignité ?) autrement. Le choix esthétisant du Musée du quai Branly, avant même d’être un choix plus (ou moins) juste, plus (ou moins) respectueux, plus (ou moins) objectif que d’autres, est le choix de la perte de ces repères savants au profit du risque de sortir de sa visite plus vides, avec bien moins à dire, peut-être plus à écouter ou, au pire, ayant vécu une expérience tout aussi agréable (ou désagréable) que dans un musée d’art occidental, mais dans une autre langue, inconnue, et donc bien plus déstabilisant sous sa beauté gantée de séduction. L’assemblée des Autres que Nous Le second ensemble de critiques portées au Musée du quai Branly que nous allons aborder concerne sa vocation, sa “promesse” : énorme conteneur aux dimensions plus qu’ambitieuses, il est voué à présenter l’art et la culture des civilisations “autres” que nous, un univers entier et hétérogène (qui rassemble l’Afrique, l’Océanie, l’Asie et les Amériques) dont le seul point commun est sa différence avec le nôtre. Une différence qui semble dès lors plus fondatrice que celles qui parcourent cet ensemble, dans une décision qui apparaît au premier regard absurde, artificieuse et superficielle, voire méprisante. L’accusation est celle d’un grand fourre-tout, à mi-chemin entre un grenier de merveilles coupées du quotidien et un ghetto à l’écart du monde – accusation qui, si elle s’accompagne de celle portée à la forme esthétisante de la muséographie mise en place, ne s’y réduit pas et s’attaque à la raison d’être même d’un musée des “autres”. Nous avons vu que la relative confusion des plans et des codes peut être un choix assumé, un but en soi. L’aveu d’une position unique face à l’autre, et donc de la primauté profonde de notre manière d’être (de notre regard sur l’autre) face à la réalité infiniment complexe de cet autre que nous regardons, 234 Notre musée d’autrui. Réflexions sur la beauté du Musée du Quai Branly R. Di Lorenzo peut être non un point d’arrivée (ce qui serait le réel danger), mais une étape fondamentale dans une évolution de notre rapport à autrui. L’assemblée de ces Autres dans un lieu unique, ainsi, est d’abord une présentation non pas d’une altérité unique, mais d’une multiplicité foisonnante et effrayante : il n’y a donc pas une manière de dire (la nôtre) et une “autre”, mais plutôt mille manières de dire qui sont toutes autres que celle connue. L’autre n’est pas un, mais plusieurs. Cependant, il ne s’agit plus d’un ensemble de satellites monoculturels gravitant autour de notre monde, comme l’histoire coloniale (et postcoloniale) l’a sous-entendu dans ses moments de plus grande ouverture à l’altérité : il s’agit d’un monde, tout aussi vaste, précieux, immense, imprévisible et changeant que le nôtre. Les autres que nous découvrîmes un jour, qu’on savait et qu’on sentait différents de nous et qui occupaient auparavant des boîtes muséales distinctes comme des directions sur une carte, qui nous entouraient ensuite à distance de plus en plus réduite, s’érigent maintenant face à nous comme un véritable interlocuteur, sur le même plan que nous. Avec le temps, une cinquième évolution nous permettra peut-être de voir que ce monde de valeur égale au nôtre est en réalité plusieurs mondes de valeur égale au nôtre. Cette perspective, que le musée luimême n’affiche pas mais qui je l’espère sera celle qu’il suivra, est à mes yeux une condition essentielle – on le verra plus loin – de longévité et légitimité de tout “musée des autres”. Ensuite, cette totalité insaisissable dont la seule culture mise au ban semble être la nôtre nous prive de nos repères, nous oblige non plus à entendre quelques mots étrangers en lisant leur traduction dans les soustitres, mais à nous immerger dans une langue inconnue toute entière, dont au fur et à mesure émergent les différences. Même sous la forme d’une parade, nous sommes – le temps de la visite – confrontés à l’altérité sans retour possible à des repères connus. Enfin, le choix d’un musée des Autres (et non pas d’un Autre) implique aussi une cible bien plus ouverte : un musée monoculturel donné n’attire que ceux qui ont déjà franchi le pas vers la culture qu’il expose, qui sont concernés par elle, qui la choisissent. Le musée des Autres, au contraire, nous concerne tous, car nous sommes tous des “nous” confrontés à tous les “autres”, “nous” sommes pris comme éléments de comparaison, le parallèle ou l’opposition de ces “autres” se fait avec “nous”. Dans le musée monoculturel non occidental je cherche une certaine expérience déjà découverte, je connais et choisis pour moi suivant mes expériences passées ; dans le musée non occidental tout court, je m’abandonne à cet inconnu (à ce “divers”) uniquement en tant que tel, je veux autre chose que ce que je connais déjà, n’importe quoi d’autre, pour lequel je ne suis pas auparavant préparé. Le Musée du quai Branly est né le 20 juin 2006, à Paris. Comme tout musée, il est un organisme vivant (et, espérons-le, vital et vivace), qui vivra des réussites, des échecs, des retours en arrière. C’est un musée occidental, il obéit donc à des codes et à des raisons d’être que son ambi- 235 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 tion de faire écrin aux cultures non occidentales n’efface pas. Chacun est libre de l’aimer ou pas, de le critiquer ou de l’admirer, de l’observer ou d’essayer idéalement de l’améliorer, et même (ne l’oublions pas !) de le visiter ou pas ; ce texte n’est pas une invitation à une quelconque de ces possibilités, mais un regard sur le regard qu’il a choisi de poser sur luimême et surtout que nous posons sur lui. Car un Musée de l’Autre est avant tout “notre” musée d’autrui. Le regard sur le regard : les études culturelles Dans son Arts primitifs, regards civilisés, Sally Price écrit : « […] lorsqu’un commentateur parle de “ce qui tient à cœur”, il prétend savoir ce qui préoccupe avant toute chose un peuple donné ; or […] on pourrait au moins se poser la question de savoir si tout le monde a les mêmes priorités » 1 ; il ne s’agit pas de nier que les arts non occidentaux soient une réponse aux mêmes interrogations, peurs, espoirs et pulsions que les nôtres, les reléguant ainsi à des purs témoins ethnographiques dont la charge esthétique ne serait qu’un accident, fût-il heureux. Mais il ne s’agit pas non plus de tomber dans un parallélisme simpliste, selon lequel tout se réduirait à une variation plus ou moins réussie sur quelques thèmes universellement placés au même niveau d’une échelle de valeurs, dont la validité de la réponse reposerait uniquement sur une sorte de hiérarchie de canons esthétiques. Ces deux confinements sont à éviter, à la fois par un savoir qui saurait éclairer le contexte social et esthétique 2 des œuvres exposées, et par une émotion qui établirait une communication réelle et vivace entre elles et “nous”. C’est là que la perspective offerte par les études culturelles est d’un véritable secours : premièrement, parce que leur objet est pour ainsi dire l’attention même portée à un objet donné, bien plus que la connaissance de l’objet en lui-même ; plus que la matière sur laquelle on pose le regard, c’est ce regard même (et la réalité particulière du regardeur) qu’elles scrutent. Deuxièmement, elles visent la multiplicité à tous les niveaux : multiplicité des catégories mentales, des cultures, des messages comme de leurs auteurs et receveurs, de ce qu’on appelle les “publics” et de leurs diversités. « Un des objectifs des études postcoloniales est précisément de réintroduire la multiplicité à la place de l’unicité ; et là où celle-ci est comprise […] comme l’épanouissement de la raison ou de la philosophie de l’histoire occidentale, la proposition de la multiplicité prend une portée politique. D’une certaine manière, la sensibilité à autrui, la tentative de redonner leur voix aux subalternes, aux perdants de l’histoire – 1 2 Price, S., op. cit., p. 56. Idem, cf. chapitre VI : Œuvres d’art et artefacts ethnographiques, pp. 125-146. 236 Notre musée d’autrui. Réflexions sur la beauté du Musée du Quai Branly R. Di Lorenzo pour le dire encore avec Benjamin – constitue un des nœuds centraux de ce qu’on peut appeler la politique des Post-Colonial Studies ». 1 Accusées de prôner un relativisme culturel total, elles visent plus sérieusement une réécriture, une “retraduction” de la culture qui refuse la centralité d’un sujet donné (occidental postcolonial, blanc, homme, hétérosexuel et dominant), et prend en considération des positions qualifiées de marginales, faibles, voire “anormales”. Il s’agit clairement d’une entreprise à la fois culturelle et politique, et c’est précisément cette double volonté et cet ancrage solide dans le monde réel, quotidien presque, qui explique pourquoi une telle réflexion – qu’on pourrait qualifier de philosophique, si la philosophie avait encore la signification et la portée avec lesquelles elle est née – nécessite une liberté, une étendue et une sémiotique que le cloisonnement académique des disciplines ne lui permet pas, ou plus. Troisièmement, si tout n’est pas culture, il n’y pas de hiérarchisation autre que celle de la puissance expressive des produits donnés, et non celle du genre culturel en lui-même – et c’est là un autre nœud fondamental de la réflexion portée par les études culturelles. Ainsi, l’autre, le “divers” n’est plus un terrain inculte ou occupé par des mauvaises herbes, dont on garderait éventuellement les caractères utiles (tel le “supplément d’âme” fourni par le sauvage) et qu’on occuperait ensuite avec sa culture propre ; terreau de naissance de la hiérarchisation des cultures et des catégories artistiques et sociales, cette attitude est précisément dénoncée par les études culturelles. Le choix du Musée du quai Branly est discutable au sens qu’il adopte une perspective subjective, mais c’est précisément là sa force et son intérêt : qu’on partage ou pas son regard (ce dont il n’est pas question dans cet article), on est forcé d’admettre que regard il y a, et ce moins grâce au refoulement d’une certaine pédagogie – qu’on peut légitimement regretter et qui sera vraisemblablement réintroduite progressivement – que par le fait d’agir comme un électrochoc, qui met le visiteur et l’objet face à face, dépourvus de repères et de grilles de lecture. Le Musée du quai Branly a posé un regard personnel (discutable, présomptueux, peutêtre trompeur, certainement limité, mais un regard avoué) sur ses collections, le visiteur – chaque visiteur – est appelé à en faire de même, à mobiliser sa culture, à s’interroger (ou pas) sur ce qu’il ne comprend pas forcément mais qui est présent devant lui, nu et pourtant (donc) mystérieux. D’un regard, l’autre. D’un regard à l’autre, du regard l’autre, le regard de l’autre, dans une multiplicité de regards déstabilisante et fertile. 1 Buonocore, M. et Mellino, M., 2005. « Quello che si chiama critica postcoloniale », interview parue dans la version numérique de Caffè Europa, nº 290 (12 décembre – traduction de R. Di Lorenzo pour ce texte). 237 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 Le musée du quai Branly a évidemment privilégié l’exposition esthétisante (voire spectaculaire) à l’énumération des rites populaires d’autrui, donnant littéralement ces lettres de noblesse aux collections, tout en laissant filtrer le contexte que seule la culture populaire en Occident semble devoir nécessiter. Il est pourtant, dès sa naissance, le musée d’une crise. D’où ses maladresses, ses contradictions et ses confusions, d’où aussi ses risques et son grand défi. L’exposition sur le(s) regard(s) peut ainsi être le premier tournant d’un lieu qui, comme tant d’autres, doit prendre une décision qui déterminera son avenir : aujourd’hui, il semble revendiquer une sorte de droit à la beauté, à la considération esthétique ou esthétisante, au simple plaisir d’une émotion, là où ses antécédents ont souvent péché par excès d’information, de pédagogie et de classification. Après des décennies de présentation sur un mode archéologique, le Musée du quai Branly semble vouloir prendre une revanche en proposant une expérience de la beauté presque idéologique, qui accepterait d’inclure dans sa catégorie la plus précieuse (l’art) une production venant d’ailleurs, sans besoin de paroles, au même titre que l’art qui nous est familier. La beauté est choisie comme une passerelle universelle entre nous et l’autre. Le musée d’art succède ainsi au musée d’ethnologie, mettant en lumière la dimension que l’autre approche avait cachée. Il s’agit d’un choix, mais d’un choix qui ne peut être que temporaire. Comme tout choix, c’est aussi une trahison partielle, qui a les qualités et les fécondités que j’ai essayé de décrire plus haut, mais qu’il s’agit tout simplement de dépasser pour regarder l’avenir. Car l’ambition majeure d’un musée, quel qu’il soit, devrait à mes yeux être celle de permettre, d’offrir et de stimuler le plus grand nombre de regards possibles. Les chef-d’œuvres qui traversent les siècles et les distances et qui nous mettent face à un autre – l’homme qui, ailleurs ou autrefois, a produit ce que nous regardons ici et maintenant – doivent leur fertilité à la vivacité des regards qu’ils suscitent, encore et toujours. Les adversaires de la “médiation” et les adversaires du “silence” ont paradoxalement un ennemi commun, qui est l’unicité de la manière de rencontrer l’objet exposé. Nous avons vu que les structures intellectuelles et culturelles qui nous sont propres, ainsi que les catégories à travers lesquelles nous comprenons le monde (le nôtre et celui d’autrui), sont mouvantes, bouillonnantes, et en même temps inévitables. Je pense que la neutralité du regard n’est ni souhaitable, ni possible, car elle est intrinsèque à notre humanité et les philosophes comme les culturalistes savent quelle est l’importance de la conscience de la subjectivité – qu’elle soit collective ou singulière. Mais qu’allons nous en faire ? Comment allons-nous concilier notre désir, notre volonté et notre besoin d’ouverture, de connaissance et de rencontre avec autrui et nos propres filtres culturels ? Notre regard sur l’autre a été méprisant, nostalgique, entomologique, ethnographique, esthétique. Dans l’impossibilité objective de l’assimiler à nous, nous lui 238 Notre musée d’autrui. Réflexions sur la beauté du Musée du Quai Branly R. Di Lorenzo appliquons nos règles, nos préjugés, nos béquilles, nos passions aussi, poussés à la fois par des aspirations humanistes, poétiques, politiques. Autrefois, nous exposions une beauté déconcertante comme un simple document, aujourd’hui nous isolons sur un socle un autel dont le seul sens est dans son usage. Nous voulions nier l’art des autres, aujourd’hui nous voulons nier l’altérité de leur art, qui fait que nous n’avons pas les yeux pour la voir entière. 1 Je pense que l’expérience que nous faisons aujourd’hui au Musée du quai Branly est précieuse, car elle nous permet d’oublier certains de nos préjugés. Mais je pense aussi que la véritable portée de ce musée est ailleurs, à savoir dans son avenir. S’il est vrai que, derrière ses maladresses (qui ont probablement aussi une raison politique), se cache une volonté prête à les assumer, voire même à les ériger en véritable protagoniste du lieu, nous assistons là à la naissance du premier musée du regard. Le Musée du quai Branly, qui n’a pas de véritable nom, ni de véritable propos, ni de véritable cohérence en ce moment, doit choisir : il peut devenir l’écrin et le laboratoire où nos différentes manière de voir l’autre se succèdent, se mettent en scène, s’avouent, se testent, et préparent le terrain à la suivante. Comme au Muséum d’histoire naturelle, il pourrait ainsi garder – mais de manière bien plus claire et active – la trace de nos manières successives de regarder l’autre, d’y inclure telle ou telle catégorie, tel ou tel peuple, de réaménager les connaissances, de faire de la place, de changer les étiquettes. Il pourrait être un lieu de dialogue, où le propos occidental se confronterait époque après époque à lui-même, nourri du regard croisé que les “autres”, présentés et présents, lui opposeraient. Au contraire, s’il choisit de se faire le porte-parole d’une voie unique, il est fatalement condamné à une mort qui sera lente car compensée par son pouvoir, mais inexorable et qui entraînera la perte d’accès aux véritables trésors qu’il contient. Notre regard sur les autres, a fortiori dans une représentation puissante et visible comme l’est le Musée du quai Branly, est en effet destiné à évoluer, à animer les débats les plus fougueux, à blesser, à guérir, à demander pardon, à se tromper encore, à déclencher des passions dans une recherche qui ne peut avoir de point final. Une idéologie unique s’expose au crime, au dépassement ou tout simplement au ridicule. Au contraire, un regard qui n’en oublie aucun et qui expose 1 La catégorie “art” est par ailleurs très problématique, à la fois parce qu’elle est (comme toute catégorie) en perpétuelle évolution, et parce qu’elle se lie à des questions culturelles et identitaires particulièrement complexes et sensibles. Il ne s’agit pas ici de l’éteindre artificieusement à tout ce qui lui ressemble sans avoir été défini comme tel à l’origine (et inversement), ni à ce qui répond à un système autrement complexe – mais plutôt de porter notre attention à la fois sur ce même regard qui nous fait ériger cette catégorie à un niveau d’excellence et qui nous en fait exclure les autres. 239 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 tout cela est véritablement une aventure humaine comme tout musée devrait l’être. Cette voie est à la fois périlleuse et fertile, honnête et novatrice, humble et glorieuse ; en partant d’un aveu d’incapacité à distribuer la vérité, en se mettant en jeu et en écoute, en acceptant une mise en abîme de soimême, le Musée du quai Branly serait ainsi la plus ambitieuse et inépuisable des entreprise culturelles. Souhaitons-nous qu’il soit à la hauteur de ce défi ! Bibliographie —, 2006. « L’étrange étranger – “D’un regard l’autre”, l’exposition-manifeste du Musée du quai Branly ». In Télérama, numéro hors-série (20 juin : « QuaiBranly. Le musée de l’Autre »). —, 2006. Télérama, numéro hors-série (20 juin : « Quai-Branly. Le musée de l’Autre »). Buonocore, M. et Mellino, M., 2005. « Quello che si chiama critica postcoloniale », interview parue dans la version numérique de Caffè Europa nº 290 (12 décembre). Cachon, Sophie, 2006. « Dialogue des cultures ou parade exotique ? », Télérama. Nº 2 959 (27 septembre), p. 64-65. Clifford, James, 1988. Malaise dans la culture. Paris : ÉNSB-A. Dupaigne, Bernard, 2006. Le scandale des arts premiers. Paris : Mille et une nuits. Guiart, Jean, 2006. Variations sur les arts premiers. Nouméa : Le Rocher-à-la-Voile. L’Estoile, Benoît de, à paraître. Le goût des autres. De l’exposition coloniale aux arts premiers. Paris : Flammarion. Macpherson, C. B., 1971. 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