Et avec sa queue, il frappe
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Et avec sa queue, il frappe
Et avec sa queue, il frappe ! AU DIABLE VAUVERT Thomas Gunzig Et avec sa queue, il frappe ! théâtre Du même auteur chez le même éditeur MORT D’UN PARFAIT BILINGUE, roman, Prix Victor Rossel LE PLUS PETIT ZOO DU MONDE, nouvelles, Prix des Éditeurs KURU, roman 10 000 LITRES D’HORREUR PURE, roman, Prix Masterton ASSORTIMENT POUR UNE VIE MEILLEURE, nouvelles MANUEL DE SURVIE À L’USAGE DES INCAPABLES, roman ISBN : 978-2-84626-898-1 © Éditions Au diable vauvert, 2014 Au diable vauvert www.audiable.com La Laune 30600 Vauvert Catalogue sur demande [email protected] Note de l’auteur Quand j’avais douze ans, j’étais aussi maigre et craintif qu’un petit oiseau tombé du nid. La vie m’apparaissait comme un océan furieux et moi, sur son bord, je le regardais avec terreur, convaincu qu’un jour il m’emporterait avec lui et qu’on ne me verrait plus jamais. Le fait est que je ne comprenais rien ni au sexe ni à la violence qui étaient les deux prédateurs qui habitaient ses grandes profondeurs. Mais, bien entendu, le sexe et la violence, que je pressentais liés d’une manière ou d’une autre, étaient ce qui m’intéressait le plus. J’en avais un peu honte bien entendu, j’avais la très nette impression qu’être aussi intéressé par le sexe et par la violence, surtout quand on est maigre et craintif, trahissait une âme tordue dont l’avenir promettait d’être 5 pénible, un peu comme Arnie, l’anti-héros de Christine, le film de John Carpenter que je vis des années plus tard, et dans lequel un gringalet à lunettes est possédé par la puissance maléfique de sa Plymouth Fury rouge sang. Évidemment, mon inquiétude qui se muait lentement en ce sentiment étrange qu’est la « peur de vivre », trouvait son origine dans mon incapacité à trouver les coordonnées de ces deux points, sexe et violence, essentiels à toute géographie humaine. Et puis, dans cette première moitié des années quatre-vingt, nous fîmes l’acquisition d’un lecteur vhs et, pas loin de chez moi, il y avait un de ces premiers « vidéoclub » avec un marchand pas trop regardant sur l’âge de ses clients. Bien qu’à l’époque je ne mesurais pas encore à quel point, j’avais malgré tout eu l’intuition d’être sur le seuil du pays des merveilles, tout simplement. Poussé par mon instinct (un instinct qui ne me trahira jamais et que je suivrai toujours), je commençai par Bruce Lee avec Big Boss, Opération Dragon, La Fureur du dragon, La Fureur de vaincre et Le Jeu de la mort. Et puis, il y eut la série des Death Wish avec Charles Bronson et puis Evil Dead et son viol végétal et puis Massacre à la tronçonneuse et ses petits shorts en jeans et puis I Spit on Your Grave et puis La Dernière Maison sur la gauche, La colline a des yeux, Cannibal Holocaust et son viol à 6 la boue, Cannibal Ferox, Scanner, Suspiria, Dawn of Dead, Anthropophagus mais aussi Delta Force, Rambo, Karaté Kid, Invasion USA, Red Dawn ou Commando. Tous ces films, toutes ces images, toutes ces histoires, tous ces cris, tout ce sang, tous ces meurtres, tous ces justiciers, tous ces coups portés au visage, tous ces scénarios bizarres, mal fichus mais toujours en trois actes, avec le temps ça m’a aidé à vivre. Ou plutôt, ça m’a appris à vivre. L’histoire de Et avec sa queue, il frappe ! sera celle d’un homme qui raconte l’apprentissage de la vie à travers les films qu’il a aimés. Et cet homme, ce n’est pas moi. Thomas Gunzig Un homme, seul en scène. Il a l’air soucieux. Il s’adresse à quelqu’un de plus petit que lui à qui il parle très gentiment. Il est hésitant, un peu maladroit. Ça ne va pas ? Tu sais, je vois bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas ! Silence. Allez, qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ? Silence. Bon… Tu ne veux pas me dire ce qui ne va pas… D’accord… Je comprends… 9 Tu sais, tu n’es pas obligé de me dire ce qui ne va pas. Si tu ne veux pas… Tu ne veux pas… L’homme se tait. Il réfléchit. Mais bon, tu sais, quand ça ne va pas, il vaut toujours mieux dire que ça ne va pas et expliquer ce qui ne va pas parce que parfois, alors après ça va… Enfin, ça va mieux… Il se tait encore. Mais… Si tu veux pas, tu veux pas… (Ferme un peu ta veste… Tu vas attraper froid.) L’homme se tait encore. Mais bon… Tu sais, après, on ne va plus se voir pendant une semaine… Et moi, comme tu ne m’auras pas dit ce qui n’allait pas, je vais penser à toi, à cette petite tête de prune que tu fais quand ça va pas, (Mets ta capuche, tu vas avoir les cheveux mouillés.) et je vais me demander ce qui n’allait pas pour toi, 10 je vais imaginer des trucs terribles, qu’on te torture ou quoi… Et comme je ne pourrai même pas t’appeler à cause de maman qui tire la gueule et du psychologue qui a dit qu’il fallait respecter : « le temps de la mère et celui du père sans interférence pour le bien-être de l’enfant »… Hé bien là, c’est moi qui vais commencer à ne pas aller bien… Silence. Tu savais qu’il avait dit ça le psy ? Tu ne savais pas ? Silence. C’est un con, ce psy… Silence. Il a l’air compétent. Mais sous cet air compétent, se cache un con ! Et tu verras, ça c’est un truc que tu vas rencontrer souvent dans ta vie : des gens qui ont l’air compétent, mais en fait, ils sont cons. 11 Un classique. En tout cas, ta mère, ce con… elle l’adore… « Il est juste, il est à l’écoute », elle dit… N’empêche je ne pourrai pas t’appeler de toute la semaine. Silence. Je ne devrais pas te parler de ça… Le psy, il dit : « Il faut le protéger, sinon il risque de se sentir coupable. » Il m’énerve ce type. Allez, donne-moi la main, je t’accompagne jusqu’à la grille. Donne-moi la main. Allez… Tu ne veux pas ? Pourquoi tu ne veux pas ? À cause de qui ? Killian ? C’est qui ça Killian ? Montre-le-moi Killian. Il regarde. Le petit-là ? Non… Je te jure, il est petit… Enfin… Par rapport à moi, en tout cas. 12 Et puis c’est quoi ce cartable avec des monstres ? C’est pas des monstres ? C’est John Cena et Dave Batista ? Des catcheurs ? De loin, il regarde encore le cartable de Killian. Mais comment on peut devenir comme ça ? Soudain, il a l’air de comprendre quelque chose. C’est Killian ? C’est à cause de Killian que ça ne va pas ? Qu’est-ce qu’il te fait Killian ? Il te pousse ? Il te pousse et les autres rigolent ? Et il t’appelle ? Il t’appelle « tapette » ! Tapette ! Enfin, c’est pas une insulte, tu sais, ça ? Je ne comprends rien ? Il est pensif. Killian… Il te pousse et il te traite de tapette… Il regarde sa montre. 13 Attends, comme on a encore cinq minutes, je vais te raconter un truc… Tu vas voir, c’est pour t’aider… Cinq minutes, juste cinq minutes ! Ok. Alors écoute : Bon, quand j’avais ton âge… Quand j’avais ton âge tu sais ce que j’avais… Tu sais quelle était la chose la plus importante que j’avais à l’intérieur, la première chose que je sentais quand je me réveillais le matin et la dernière chose que je sentais quand je m’endormais le soir ? Tu sais ce que c’était ? Hé bien c’était la peur ! La peur… J’étais rempli de peur, de la tête aux pieds ! Et je ne sais pas pourquoi c’était comme ça. Franchement, je ne sais pas. Peut-être que mes parents avaient été un peu trop gentils. Attention, hein, je ne dis pas que les parents ne doivent pas être gentils avec leurs enfants. D’ailleurs, les parents doivent être gentils avec leurs enfants. Ce que je veux dire, c’est « trop gentils ». Et encore, « gentils », ce n’est pas le bon mot. Le bon mot, c’est « prudents ». 14 Je ne sais pas pourquoi mes parents étaient prudents comme ça. Peut-être qu’ils étaient devenus prudents à cause de l’histoire avec ton oncle. Ou peut-être qu’ils avaient toujours été prudents. À cause de leurs parents à eux. En tout cas, ils restaient comme ça… Il montre. Loin du monde. Comme si c’était un truc contagieux. Tu vois, mon père et ma mère, ils étaient un peu comme un couple de petits oiseaux, collés l’un à l’autre dans leur petit nid. Parfois, ils regardaient par-dessus, comme ça. Il montre. Mais tout ce qu’ils voyaient, c’est-à-dire pas grand-chose, ça ne leur plaisait pas. Alors, ils rentraient vite vite la tête et ils restaient dans leur petit nid. À écouter de la musique baroque. Parce que le reste, ils disaient que c’était bête. 15 À n’allumer la télévision que lorsqu’il y avait les informations parce que le reste, c’était bête… Et surtout, à ne jamais jamais jamais regarder le moindre film. Parce qu’ils trouvaient que c’était bête. Mais attention, le reste c’était pas bête du tout. Le reste c’était quand même beaucoup, le reste c’était même tellement que c’était presque tout. Mais ça je ne le savais pas. Tu comprends ? En tout cas moi, je vivais avec eux. Forcément, c’était mes parents. Et avec mon frère. Tonton François. Jusqu’à son accident. Je sais, ça je t’en ai déjà parlé. Mon frère… Enfin bref, je vivais avec eux et à force de les voir avoir peur, hé bien, j’ai eu peur aussi. T’imagines… Depuis que tu es tout petit, tu vois tes parents comme ça… 16 Il montre comme tout à l’heure. La peur, c’est comme un rhume. Si t’es dans une pièce avec plein de gens enrhumés, tu t’enrhumes. Si t’es dans une pièce avec plein de gens apeurés, hé ben t’as peur. Et quand tu as peur, et que tu vas à l’école, tu sais ce que ça te fait ? Tu sais ce que ça te fait ? Hé bien, ça te donne une odeur particulière. L’odeur de la peur. Et ça, je ne sais pas pourquoi, mais les autres garçons, et même les filles, l’odeur de la peur, ils sentent ça ! Je me souviens, on avait déménagé en pleine année, à cause de l’accident de mon frère. Mes parents voulaient « vivre loin des mauvais souvenirs ». Et ça c’est con parce que les souvenirs ils sont là… Il montre sa tête. 17 Et donc ils te suivent partout. Où tu es, ils sont. Enfin bref, je me souviens quand je suis arrivé à ma nouvelle école, j’avais plus ou moins ton âge. J’avais été dans le bureau du directeur avec mon père, et le directeur, il avait un peu discuté avec mon père en chuchotant ils parlaient de l’accident, et le directeur fronçait les sourcils avec un air compétent… Mais en fait, c’était aussi un con. Et puis, le directeur, il avait dit qu’il allait me conduire en classe. Et mon père m’avait laissé, et j’avais marché dans un couloir avec à côté de moi ce directeur. Il était énorme. Grand comme une vache. Et il portait une cravate avec des petits stylos dessinés dessus. Et il respirait fort. 18 Et il sentait le vin rouge. Je te jure c’était comme être dans le couloir de la mort. Et puis on est arrivés devant la porte de la classe. Et à travers la porte de la classe, j’entendais la voix d’un prof. J’avais l’impression que j’avais du sable dans la gorge. Comme quand tu es très stressé. Et puis, le directeur, il a tapé comme ça, une petite fois contre la porte avec l’os de son index (Je ne sais pas comment il s’appelle cet os.) et il est entré sans attendre qu’on lui dise de rentrer. (Un truc que seuls les directeurs peuvent faire.) Et là on arrive dans la classe. La classe. Une classe immense ! Les élèves. Les grandes fenêtres qui donnaient sur une cour de béton. Le prof s’est tu et m’a regardé. Et tout le monde m’a regardé. Et le directeur m’a regardé. Et moi je regardais par terre, mais je sentais tous ces yeux posés sur moi. 19 Et j’avais incroyablement peur. Et je sentais que ça se sentait que j’avais peur. Et ça me faisait encore plus peur. Cercle vicieux ! Et alors, il y en a un, Geoffrey Coeman, Geoffrey Coeman, qui a dit : « Héééé, on dirait qu’il doit faire pipi ! » Et tout le monde qui rit. Et le prof qui crie « Ça suffit ! » Et comme il est énervé, il me crie dessus aussi « Va t’asseoir. » « Va t’asseoir là ! » Et il me montre une place à côté d’une fille. Katia. Katia N’Guyen Courvoisier. Moitié vietnamienne moitié suisse. Un super mélange. Et moi, je la regarde. Je la regarde comme ça, Il montre. parce que je suis tout petit. 20 (En tout cas, dans mes souvenirs, c’est comme ça que je la regarde.) Et elle me regarde, comme ça, Il montre. parce que je suis tout petit. Et Geoffrey il dit encore : « pipiii… » Et tout le monde rit. Et Katia aussi… Un petit rire mi-vietnamien mi suisse. « Hi hi hi… » Je me souviens que j’avais rien dit… J’avais juste vu, devant moi, l’image d’une très très longue route toute noire et toute froide avec des cailloux, et cette route ça allait être ma vie pour les années qui allaient suivre. La journée était passée et plus personne ne m’avait parlé. Et ça avait été la récréation et j’étais resté tout seul. Et qu’est-ce que tu fais quand t’es tout seul à la récréation ? 21