Quelques réflexions sur l`intégration économique régionale
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Quelques réflexions sur l`intégration économique régionale
Quelques réflexions sur l’intégration économique régionale Walter KENNES CCE - DG VIII 187 188 Je me réjouis d’avoir été invité à cette réunion112. Par mes fonctions à la Commission européenne, au sein de l’unité “ajustement structurel” de la DG VIII, je suis en prise directe sur la problématique de l’intégration économique régionale - d’où l’intérêt que je porte à vos débats de ce jour. Pour intervenir dans ces débats, je vais traiter cinq questions : - les définitions d’“intégration” et “coopération” régionales; - l’« approche cohérente » évoquée dans la Communication de la Commission sur l’intégration économique régionale que l’on essaie d’appliquer en Afrique australe ainsi que dans d’autres sous-régions; - la problématique des pré-conditions à l’intégration régionale, qui est souvent liée aux échecs qu’ont évoqués d’autres intervenants; - les approches différentes vers l’intégration économique régionale; - les stratégie générales de “régionalisme/multilatéralisme, intégration Nord-Sud et intégration Sud-Sud”. Avant de commencer, je voudrais préciser que je vais exprimer des opinions et réflexions personnelles, tout en soulignant que celles-ci ne me paraissent pas en contradiction avec les positions de la Commission. 1. En ce qui concerne les définitions, certains estiment qu’il y a une confusion entre ce qu’on appelle “coopération régionale” et ce qu’on appelle “intégration régionale”. La Communication de la Commission de juin 1995 a clarifié ceci. La coopération régionale au sens large couvre tous les efforts de la part de pays (voisins) à traiter des thèmes résultant d’intérêts communs. Ces efforts ou initiatives peuvent être divisés en deux groupes : ceux dont l’objectif principal est d’éliminer des entraves ou barrières d’origine politique à la circulation des biens et services, ainsi que des capitaux et facteurs de production. Ce groupe couvre l’intégration (économique) régionale. L’autre groupe couvre tout le reste incluant par exemple : la diminution des barrières physiques par l’infrastructure de transport et de communication, la gestion de ressources communes (par exemple la pêche), la mise en commun de ressources pour bénéficier d’économies d’échelle (par exemple dans l’enseignement spécialisé), les problèmes transfrontaliers (par exemple maladies du bétail). Ce dernier groupe est appelé coopération régionale au sens strict. Dans les cas où il n’y a pas de possibilité de confusion on peut raccourcir et indiquer ce dernier groupe simplement par coopération régionale et le premier par intégration régionale. 112 Nous avons jugé utile d’inclure ici l’intervention faite par M. Walter Kennes lors du séminaire mensuel de janvier 1997, qui, bien que brève, nous a semblé apporter des éléments intéressants au débat. 189 Si je me réfère aux remarques faites à propos de la coopération de l’UE avec le CILSS et avec l’UEMOA, on a dit que beaucoup de fonds ont été attribués en faveur du CILSS et que cela apparaîtrait d’autant plus étrange qu’il ne s’agirait pas vraiment d’intégration économique régionale. Pour ma part, cela me semble tout-à-fait logique si on reprend la définition que j’ai évoquée. Ainsi, en s’attaquant aux problématiques nées de la sécheresse au Sahel des années 1970 (environnement, sécurité alimentaire, désenclavement, etc.), les appuis au CILSS ont favorisé la coopération régionale qui demande des fonds importants. A l’inverse, l’appui institutionnel, par exemple pour aider l’intégration économique régionale de l’UEMOA, ne requiert pas de sommes considérables du type dont on a besoin pour la construction de routes. Cela n’empêche pas la Commission d’attacher beaucoup d’importance à l’intégration économique régionale. 2. Ma deuxième considération est relative à l’“approche cohérente” que la Commission essaie d’appuyer et pour laquelle je vais me limiter à l’intégration économique régionale. Cette approche peut être divisée en trois composantes : le renforcement des capacités, l’aide à la restructuration du secteur privé et le soutien au secteur public confronté à des coûts transitoires. - Première composante : le renforcement des capacités tant au niveau régional qu’au niveau national. Je souligne cet aspect “national” parce que je crois qu’on a tendance à oublier que l’intégration économique régionale n’est pas exclusivement le fait des institutions régionales : en effet c’est surtout une question de mise en oeuvre par les Etats, par exemple en ce qui concerne les mesures sur lesquelles ils se sont mis d’accord dans le but de les traduire dans leur législation nationale. - Deuxième composante : une aide au secteur privé pour faciliter sa restructuration dans un contexte de libéralisation économique régionale et multilatérale. Or, si, dans les livres d’économie on peut dessiner à cet égard des mouvements sur une courbe qui expriment la diminution d’une production donnée et l’augmentation corrélative d’une autre production, dans la réalité ceci implique respectivement des fermetures et des créations d’entreprises qui représentent un ajustement coûteux à bien des titres. Aider ce repositionnement représente donc une partie importante de l’ “approche cohérente”. - Troisième composante : un soutien au secteur public confronté à des coûts transitoires résultant du processus d’intégration régionale. Globalement et à long terme le processus d’intégration économique rapporte des bénéfices. Mais le fait est que, dans la mesure où ceux-ci ne se réalisent que progressivement, un problème d’ajustement se pose pour le budget de l’Etat qui voit diminuer certaines recettes qui doivent alors être remplacées par d’autres. Prenons le cas de l’UEMOA : un pays enclavé comme le Burkina Faso est un grand importateur de biens provenant des pays côtiers tels que la Côte d’Ivoire; or, s’il applique la préférence communautaire, il perd une grande partie de ces recettes douanières - ce qui s’ajoute aux nombreux soucis financiers qui affectent déjà sa situation budgétaire. En effet, il s’agit d’un aspect important de la problématique auquel la littérature économique accorde très peu d’attention. Les modèles théoriques ne mentionnent presque pas ce problème, ils parlent surtout du changement de protection, mais ils ignorent cette question budgétaire ainsi que les coûts d’ajustement des opérateurs privés. Or, mon expérience - et cela peut s’expliquer par mon appartenance à l’Unité “ajustement structurel” - me donne à penser que l’intégration économique régionale et ses effets sur le budget de l’Etat doivent être complètement intégrés dans le PAS. On a appelé cela d’une autre façon en disant que l’on doit tenir compte de la 190 dimension régionale de l’ajustement, un thème que l’UE a grandement favorisé et qui est maintenant largement repris ailleurs. 3. Le troisième volet de mon exposé concerne les pré-conditions nécessaires au succès de l’intégration régionale. Je viens d’entendre, en parlant de l’Afrique, que certains Etats ne sont pas très favorables à une intégration qui, en fin de compte, n’est pas tellement dans leur intérêt à court terme en raison de ses coûts. Mais on peut, d’un autre côté, observer aussi un enthousiasme certain pour l’intégration régionale. D’une façon, il a été suggéré qu’il s’agirait d’une sorte de mode. Personnellement, je suis persuadé que cet enthousiasme répond en fait à des motivations plus profondes, comme par exemple aussi pour l’expérience européenne. Il est cependant vrai que ce sentiment favorable à l’intégration régionale ne tient pas suffisamment compte des difficultés et des obstacles qui se dressent sur la route. C’est pourquoi il me semble qu’il convient d’accorder une plus grande attention aux pré-conditions indispensables. Par exemple, la paix et la sécurité doivent être assurées au préalable, sinon il ne peut même pas y avoir un début d’intégration économique régionale. Le lien entre ces éléments joue d’ailleurs dans les deux sens. Ainsi, si l’intégration régionale réussit, elle peut elle-même s’avérer un facteur de consolidation de la paix. Stabilité, sécurité, respect des droits de l’homme, mais également la bonne gouvernance et l’état de droit apparaissent donc comme des éléments incontournables pour la réussite de l’intégration dans l’optique que je viens d’évoquer. En Europe en tout cas, un régime démocratique a été considéré comme une précondition à l’adhésion à l’UE. Il s’agit ici de pré-condition au niveau politique, mais il en existe aussi au niveau économique : par exemple, la stabilité monétaire et la convertibilité. Lorsqu’un pays connaît une inflation galopante et une surévaluation du taux de change et qu’un autre pays a un taux de change fixe, comme cela est arrivé en Afrique de l’Ouest dans les années 1980, leur intégration régionale sera difficile, voire impossible. Aujourd’hui, les gestions monétaires se sont beaucoup améliorées et en effet ont convergé, mais la condition que j’ai mentionnée reste valable. Une bonne gestion au niveau des politiques budgétaires constitue elle aussi une précondition. Je pourrais à cet égard évoquer tous les débats sur les pré-conditions concernant l’Union monétaire européenne (les “normes de Maastricht”), qui montrent que ce souci existe dans d’autres enceintes. Il me semble en fait que cette problématique de pré-conditions n’a pas été suffisamment mise en évidence vis-à-vis de l’Afrique. D’après ce qu’a dit un intervenant, l’UE aurait accordé davantage d’attention à l’UEMOA qu’à la CEDEAO. Je me permets à mon tour de dire : si vous faites l’examen pour les Etats membres de la CEDEAO, vous verrez bien où les pré-conditions sont réellement remplies. En conclusion, il faut appuyer l’intégration économique régionale là où il existe un potentiel réel, ce qui n’est pas aussi fréquent qu’on veut bien le croire. 4. La géométrie variable a été évoquée déjà, mais je veux la situer dans un contexte plus large. Je me réfère à l’ouvrage récent d’un groupe de chercheurs européens, ouvrage qui se réfère au contexte européen. Il s’agit d’une problématique tout à fait dans l’actualité avec la Conférence Intergouvernementale. Selon ces chercheurs on peut distinguer quatre approches. Il y a d’abord “l’intégration à la carte”, qui peut être préférable pour la restauration, mais qui pour l’intégration va probablement mener à l’échec. L’intégration à la carte implique que chaque pays peut choisir ses thèmes et politiques préférés : par exemple l’agriculture, le commerce, mais pas le social ni le mouvement des personnes. Evidemment c’est une 191 approche difficile à gérer. Ensuite il y a l’“intégration à vitesse variable” qui comprend une dimension de temps. Les objectifs sont les mêmes pour chaque pays membre, mais le temps pour y arriver pour certains pays est plus long que pour d’autres. Alors “l’intégration à géométrie variable” a plutôt une connotation géométrique où l’on peut observer des sousentités avec une intégration plus profonde à l’intérieur d’entités avec une intégration plus limitée. L’approche innovatrice qu’ont évoquée les chercheurs, dont je viens de parler, s’appelle “intégration flexible”. Dans ce cas il existe un noyau dur ou un acquis de thèmes incontournables et les pays peuvent ajouter certains autres thèmes selon leurs préférences. 5. Le dernier point que j’aimerais évoquer concerne les perspectives d’intégration dans l’économie mondiale des pays partenaires ACP et le rôle que l’intégration économique régionale pourrait jouer dans ce domaine. Il me semble qu’à l’heure actuelle l’adhésion à l’OMC, autrement dit l’intégration dans le système commercial multilatéral, est devenu une nécessité. Cela laisse néanmoins encore beaucoup de marge de manoeuvre. Un certain nombre de pays africains ne sont pas encore membres de l’OMC. Or, lorsqu’il y a intégration régionale entre ces pays, avec des membres et des non-membres de l’OMC, un problème juridique se pose si on veut aller de l’avant. J’ajoute également qu’il faut aider les pays ACP pour qu’ils puissent tirer les avantages de cette adhésion. Le régionalisme Sud-Sud s’avère en tout cas indispensable pour les économies de petite taille, ce qui est évidemment le cas de la plupart des ACP (seules exceptions : Nigéria et Afrique du Sud). Il s’agit d’un impératif incontournable et complémentaire à l’adhésion à l’OMC, tout en reconnaissant que les obstacles sont peut-être plus grands qu’on ne le pense, qu’il convient de choisir judicieusement les applications et qu’il faut un appui surtout là où l’on peut avancer. Il y a beaucoup de débat sur le régionalisme Nord-Sud depuis l’adhésion du Mexique aux accords Etats-Unis - Canada. Certains l’évoquent comme un nouveau modèle qui présente divers avantages. Mais, à mon avis, il ne constitue pas un substitut pour le régionalisme Sud-Sud. Il me semble préférable qu’à terme ce soient des groupements de pays en développement qui se coordonnent, voire s’intègrent avec le Nord. Cette perspective peut se réaliser de plusieurs façons. Les alternatives font partie du débat post-Lomé. En fait, parmi ces alternatives, le système des préférences non-réciproques conserve des avantages pour nombre de pays - et il me semble qu’il serait utile pour eux de continuer à les exploiter. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas pu constater, par exemple, que les Etats ACP ne représentent pas une part croissante dans le commerce mondial que ce système n’a pas eu d’effets bénéfiques. Certes, l’exploitation de ces préférences n’a pas été à la hauteur de ce qu’on avait espéré, mais ce n’est pas, à mon avis, une raison pour simplement les abandonner aujourd’hui. Pour terminer, je voudrais brièvement réagir à quelques points soulevés par les intervenants, dont MM. Johnny Egg et Jérôme Coste. M. Egg a souligné le manque d’intérêt que pouvaient éprouver les Etats à l’égard de l’intégration régionale. Je suis parfaitement d’accord avec lui pour dire qu’existent à ce niveau des problèmes de volonté politique, mais c’est précisément une raison pour laquelle il faut bien choisir les pays et sous-régions où on peut avancer. M. Egg a également estimé que la Communauté européenne avait peut-être tendance à vouloir exporter le modèle européen. Heureusement, M. Coste a déjà considéré que ce n’était pas tellement le cas, bien qu’en pratique l’expérience européenne est une référence toujours 192 présente à l’esprit. L’explication que j’ai donnée à propos des pré-conditions et des différentes formes et approches allant vers une intégration flexible montre en tout cas qu’on ne prétend pas que le modèle européen soit un modèle à exporter : chaque modèle d’intégration régionale doit être adapté aux circonstances. On ne peut certes pas ignorer que, par exemple dans le Traité de l’UEMOA, il existe des éléments semblables au Traité de Maastricht. Cela n’empêche pas que, dans notre approche, la ligne de conduite consiste à toujours considérer d’abord la situation spécifique des pays concernés. Enfin, à propos de l’exposé de M. Coste sur l’intégration par le marché ou par la production, je crois qu’il convient là aussi de clarifier les concepts. A mon sens, il n’y a pas véritablement contradiction : le marché ne peut fonctionner que si la production est elle-même stimulée. Dans cette optique, les gros travaux de désenclavement, d’amélioration des routes, etc. constituent des appuis qui favorisent l’intégration régionale - il faut les compléter par ce qu’on peut appeler le software (formalités douanières et commerciales, règlementations de toute sorte, etc.). L’amélioration du software n’est pas coûteuse en soi, mais demande plutôt un appui au renforcement des capacités ainsi qu’une amélioration de la gouvernance et une volonté politique. En conclusion, l’intégration économique régionale joue un rôle essentiel pour l’intégration dans le marché mondial. Elle devrait se baser sur l’adhésion au système commercial multilatéral et être cohérente avec les réformes économiques nationales dans le contexte de l’ajustement structurel. Néanmoins il ne faut pas supposer que l’intégration économique peut réussir partout. Il est nécessaire qu’un nombre de pré-conditions soit satisfait. Le cadre institutionnel doit être choisi soigneusement et doit bien correspondre aux attentes et potentialités des états concernés. Comme le temps nous manque, veuillez m’excuser d’être aussi bref sur une aussi large problématique. 193