frédéric le play parcours, audience, héritage
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frédéric le play parcours, audience, héritage
COORDONNE PAR ANTOINE SAVOYE ET FABIEN CARDONI FRÉDÉRIC LE PLAY PARCOURS, AUDIENCE, HÉRITAGE COLLECTION SCIENCES SOCIALES 2 COLLECTION SCIENCES SOCIALES Responsable de la collection : Cécile Méadel Centre de Sociologie de l’innovation (http://www.csi.ensmp.fr/) [email protected] Dans la même collection Sous la direction d’Anne-France de Saint Laurent Kogan et Jean Louis Metzger, Où va le travail à l’ère du numérique Bruno Latour, Chroniques d’un amateur de sciences Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs Cet ouvrage a été publié avec le soutien de la direction des Archives de France, du Centre de recherches en histoire du XIXe siècle (universités de Paris IV-Sorbonne et de Paris-I-Sorbonne) et de la Société d’économie et de science sociales. © École des mines de Paris, 2007 60, boulevard Saint-Michel - 75272 Paris Cedex 06 - France email : [email protected] http://www.ensmp.fr/Presses © Photo de couverture : D. AKRICH. ISBN : 978-2-91-176286-4 Dépôt légal : 2007 Achevé d’imprimer en 2007 (Paris) Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous les pays. LISTE DES AUTEURS ANCEAU Éric, historien, maître de conférences à l’université de Paris IV (Centre de recherches en histoire du XIXe siècle) et IEP Paris B REJON DE L AVERGNEE Matthieu, historien, Fondation Thiers (Institut de FranceCNRS) BOTOS Máté, historien, maître assistant à l’université catholique Péter Pázmány, Budapest CARDONI Fabien, historien, chercheur associé au laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l’économie (IDHE, CNRS), Société d’économie et de science sociales (SESS) C ORONEL DE B OISSEZON Jean-Luc, historien du droit, doctorant à l’université de Paris IX D AVID Jérôme, sociologue, assistant de littérature française moderne à l’université de Lausanne, SESS KALAORA Bernard, sociologue, professeur à l’université Jules Verne-Amiens, membre du Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales (LAIOS, EHESS), SESS P RAT Michel, historien, responsable de la bibliothèque du CEDIAS-Musée social (Paris) PREMONT Marie-Claude, juriste, vice-doyenne aux études supérieures de la faculté de droit de l’université McGill, Montréal PROTASI Maria-Rosa, historienne, université La Sapienza, Rome, SESS PUYO Jean-Yves, géographe, maître de conférences à l’université de Pau et des Pays de l’Adour, laboratoire Société, environnement, territoire (SET, CNRS), SESS SAVOYE Antoine, sociologue, professeur à l’université de Paris VIII, SESS SCHEELE Judith, anthropologue, junior research fellow à l’Institute of social and cultural anthropology, Magdalena College, Oxford T OURET Lydie, responsable du Musée de minéralogie, École nationale supérieure des mines de Paris VASSEUR Édouard, historien, archiviste paléographe au Centre des archives contemporaines, Archives nationales FREDERIC LE PLAY PARCOURS, AUDIENCE, HERITAGE Ouvrage coordonné par Antoine Savoye et Fabien Cardoni SOMMAIRE Introduction Antoine Savoye et Fabien Cardoni Frédéric Le Play a 200 ans 7 Le savant et le politique Fabien Cardoni Précis de la formation d’un ingénieur des Mines. Frédéric Le Play de 1806 à 1830 13 Judith Scheele Le Play enquêteur en Angleterre : le voyage de 1851 43 Lydie Touret Le Play à l’École des mines : Les collections de statistiques minérales et de gîtes minéraux 65 Édouard Vasseur Le Play et l’Exposition universelle de 1867 79 Éric Anceau Le Play sénateur du Second Empire 97 Jean-Luc Coronel de Boissezon La réinvention du conservatisme. Le Play dans l’histoire des idées politiques 111 6 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage Audience et prolongement de la science sociale leplaysienne Matthieu Brejon de Lavergnée Le Play et les milieux catholiques. Des années 1850 aux lendemains de la Commune 157 Maria-Rosa Protasi Les débuts de la science sociale leplaysienne en Italie : Le rôle et l’œuvre d’Ubaldino Peruzzi (1822-1891) 179 Máté Botos L’Union catholique de Fribourg sous influence leplaysienne 195 Marie-Claude Prémont Le rôle de la fiscalité selon l’école de Le Play : Une orientation pour le Canada français ? 209 Jean-Yves Puyo Lyautey et la politique forestière du Protectorat marocain : Des influences leplaysiennes « tardives » ? 237 Regards croisés sur Le Play Bernard Kalaora Le retour de Le Play à l’École des mines 263 Jérôme David Combien y a-t-il eu de Le Play ? Le lieu de mémoire leplaysien à l’épreuve des archives 271 Appendices Antoine Savoye Frédéric Le Play en quelques dates 277 Michel Prat et Antoine Savoye Bibliographie des ouvrages imprimés en langue française de F. Le Play 289 Index des personnes citées 307 Index des institutions et des raisons sociales 321 FREDERIC LE PLAY A 200 ANS ANTOINE SAVOYE ET FABIEN CARDONI Les dates anniversaires sont souvent le déclencheur de manifestations scientifiques qui, au-delà de la commémoration, témoignent de la vitalité d’un secteur de recherches. En effet, elles sont l’occasion de rendre publics des travaux dont la « masse critique » fait sens et qui éclairent significativement l’événement ou l’auteur en question. En 1982, les représentants des sciences sociales françaises n’avaient pas cru devoir marquer le centenaire de la mort de Le Play. Cela n’était pas dû qu’à une indifférence, voire une hostilité à l’égard d’un auteur classé a priori comme sulfureux. Cela traduisait surtout leur méconnaissance d’un penseur dont ils s’étaient détournés, en dépit de filiations intellectuelles évidentes avec l’inventeur des monographies de familles ouvrières. Chez les sociologues, les anciens, y compris les praticiens de l’enquête empirique, feignaient de l’avoir oublié. Quant aux plus jeunes, ils l’ignoraient, à de très rares exceptions près. Si, du côté des historiens de la famille et des démographes, le sort de Le Play était plus enviable – plusieurs d’entre eux l’intégrant, de manière critique, dans leurs travaux – cela n’a pas entraîné, pour autant, une réflexion collective sur cette référence commune. Globalement, en 1982, il y avait un manque de recherches1 étayées et originales sur lesquelles appuyer une manifestation scientifique. Et c’est ce manque qui explique, avant tout, le silence d’alors. Un quart de siècle plus tard, la situation a bien changé. Le bicentenaire de la naissance de Le Play vient de provoquer plusieurs manifestations qui témoignent qu’un courant de recherches sur l’auteur des Ouvriers européens existe désormais. Deux colloques, organisés l’un par l’université de Limoges, l’autre par l’École nationale supérieure des mines de Paris, tous deux conjointement avec la Société d’économie et de science sociales2, ainsi qu’une anthologie critique de textes de Le Play3, figurent au premier rang de ces manifestations qui ont réuni une quarantaine de contributions de chercheurs, français et étrangers, appartenant à des disciplines variées : histoire sociale, mais aussi histoire du droit, des sciences et techniques, de l’urbanisme, de l’éducation, sciences 1 En dépit des efforts du sociologue Paul Lazarsfeld pour développer en Europe, dans les années 1960, une histoire de la sociologie empirique. Voir B. Kalaora, A. Savoye, Les inventeurs oubliés. Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, préf. de M. Marié, Seyssel, Champ Vallon, 1989. 2 « Frédéric Le Play. Économie sociale et éducation(s) », Université de Limoges, 5 et 6 octobre 2006 ; « Frédéric Le Play 1806-1882. Sciences, techniques et société », ENSMP, 30 novembre et 1er décembre 2006. De plus une exposition lui a été consacrée, à la bibliothèque de l’École des mines, organisée par Mme Marie-Noëlle Maisonneuve. 3 S. Baciocchi et J. David (coord.), Frédéric Le Play. Anthologie et correspondance, n° 142-143144, Les Études sociales, II-2005/2006, 277 p. 8 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage politiques, sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation, économie. Non seulement Le Play n’est plus ignoré, mais il est étudié selon des perspectives variées et depuis des spécialités qui apportent chacune un éclairage particulier. Ce profond changement s’explique par un faisceau de causes concomitantes, dont, en premier lieu, l’évolution du paysage scientifique en France. En effet est apparu, au cours de ces vingt dernières années, à la jonction des sciences sociales et de l’histoire, un nouveau domaine d’études : l’histoire des sciences sociales. Concernant la sociologie, ce sont – à tout seigneur, tout honneur – Durkheim et ses disciples qui ont fait l’objet des premiers travaux. Leurs productions théoriques, leurs modalités d’étude des sociétés, leur organisation interne, leur implantation à l’Université et leurs engagements politiques et sociaux ont, tour à tour, été examinés. De ces travaux, il ressort une connaissance neuve, bien différente de la vulgate transmise de génération en génération de sociologues qui tenait lieu d’histoire de la sociologie durkheimienne depuis la mort du maître (1917). Une entreprise analogue est en cours pour Le Play et les leplaysiens, comme en témoignent les manifestations évoquées plus haut. Leurs œuvres font elles aussi partie du programme de recherches d’une histoire des sciences sociales qui fait, désormais, remonter l’apparition d’une science des sociétés en France au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle. Cette nouvelle périodisation, en modifiant les représentations du passé des sciences sociales qui avaient cours jusquelà, a des conséquences non négligeables en termes de recherches. Elle autorise à prendre en considération des auteurs marginalisés et leurs projets d’une science des sociétés, plutôt que de les rejeter dans une obscure protohistoire4. Elle permet évidemment d’inclure pleinement Le Play dans cette lecture renouvelée. Le développement de l’histoire des sciences sociales n’a pas été le seul facteur favorisant la redécouverte de Le Play. Il a entraîné, dans son sillage, un regain d’intérêt de la part de chercheurs en histoire contemporaine. Ceux-ci nous montrent, par des travaux récents, en quoi la science sociale leplaysienne a été partie prenante d’évolutions majeures de la société française, mais aussi des sociétés européennes qui en ont aussi subi l’influence (Belgique, Italie, Espagne…). Car l’objet Le Play n’est pas banal. Savant original, il est au fondement d’une praxis combinant science et intervention sociale. Cette ingénierie sociale a été la matrice de l’action de multiples individus et groupements intervenant dans des secteurs variés de la société durant au moins un siècle. En effet, il n’est guère de domaines (politique, militaire, religieux, éducatif, industriel, agricole, philanthropique, etc.) qui n’aient été touchés, peu ou prou, par la science sociale leplaysienne et, de ce fait, n’en constituent un terrain d’étude possible. Le Play, absent de la scène du savoir historique en 1982, se retrouve au premier plan en 2006 ! Cette bivalence de Le Play, savant en propre et fondateur d’une école nombreuse et pérenne, explique, au-delà des circonstances favorables à sa redécouverte, la place qu’il commence à prendre dans l’histoire de la science des sociétés et dans celle de ces sociétés elles-mêmes. L’importance de sa stature scientifique se dégage 4 Voir F. Audren, Les juristes et les mondes de la science sociale en France, thèse pour le doctorat en droit, sous la direction du professeur Halpérin, Université de Bourgogne, 2005, 673 p. Introduction 9 progressivement, au fur et à mesure qu’on dépoussière sa statue. Non pas pour en édifier une nouvelle, mais pour dégager son œuvre des stéréotypes dont elle a été affublée et atteindre l’ingénieur hors pair et l’intellectuel hors norme qu’il fut. Parallèlement, on commence à percevoir combien l’atypique Le Play est, à certains égards, exemplaire d’un siècle de transitions. Des schémas mentaux imprégnés de la société d’Ancien Régime, une critique sévère des dérives de cette dernière, un rejet effrayé des violences politiques, une promotion sociale facilitée par les bouleversements révolutionnaires, un attachement à la ruralité, un encyclopédisme d’un autre âge cohabitent, chez lui, avec un enthousiasme pour le progrès technique, une prise de conscience de la question sociale et de la diversité nouvelle de la France contemporaine, une exploration qui le mène jusqu’aux limites géographiques et sociales du monde des hommes. L’ingénieur universaliste Le Play personnifie en quelque sorte l’entre-deux que constitue ce XIXe siècle, révolutionnaire dans tous les sens du terme. S’il incarne un précipité, le produit d’une réaction à la révolution, Le Play n’est ni un contre-révolutionnaire au sens strict, ni un misonéiste forcené. Réactionnaire révolutionnaire, la révolution des mœurs, y compris économiques, qu’il appelle de ses vœux se définit en réaction aux excès de la Révolution. Les acquis de cette dernière qu’il conserve et les avancées qu’il suggère montrent qu’il a un sens aigu du temps, du temps long notamment, et de la dimension cyclique, réelle ou construite de la temporalité historique. Le Play fut peut-être un grand visionnaire mais certainement pas un prophète dans son pays, à son époque. Quoi qu’il en soit, il apparaît aujourd’hui d’une grande modernité ou plutôt même amoderne5, en ce sens qu’il n’a jamais séparé le savoir-faire et le faire-savoir, la méthode et les résultats, les moyens et les buts, la science et l’homme. Après la revisite de ses continuateurs et de leurs travaux6, déjà bien amorcée, il était devenu indispensable de retourner à Le Play, en partant de ses débuts. S’interroger sur ses origines familiales, sur sa formation dans les grandes écoles françaises, sur son talent de « minéralurgiste » permet de reconsidérer son action au Conseil d’État et à la tête des expositions universelles, mais aussi sa théorie de la famille-souche. Suivre les traces de cet insatiable voyageur au long cours dessine le nostalgique de son pays de naissance, en même temps que sont révélées les coulisses de ses enquêtes. Observer l’essaimage des pollens de la science sociale met en perspective la germination de l’école de Le Play trop longtemps minorée. En inventant les archives, les travaux réunis dans ce livre inventorient l’héritage leplaysien et ses légataires universels. L’intérêt de nos collègues étrangers est réjouissant et encourageant, et (re)découvrir le savant et le politique, soit toute la complexité du personnage, constitue une tâche exaltante et/parce que collective. La matière Le Play est malléable par tous ; elle autorise un réel échange entre les chercheurs et un dialogue entre les disciplines, à l’image de la démarche 5 Voir B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie moderne, Paris, La Découverte, 1997. 6 Voir, par exemple : Les monographies de familles de l’école de Le Play, Les Études sociales, n°131-132, 235 p. ; Les juristes de l’école de Le Play, Les Études sociales, n° 135-136, 2002, 316 p. ; Revisiter les monographies de familles ouvrières, Les Études sociales, n° 138, II-2003, 168 p. 10 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage leplaysienne. La diversité des approches proposées ici révèle, en outre, la richesse sousestimée du sous-sol leplaysien et balise les terrains qui restent à sonder. Cet ensemble de textes ne constitue qu’une étape sur le chemin à parcourir mais permet de rappeler ce que les sciences sociales – que l’on pense parfois sorties du seul giron de la philosophie et du droit – doivent aussi à d’autres domaines intellectuels et scientifiques qui sont ceux des ingénieurs. La géologie, la chimie, la métallurgie, la sylviculture (auxquelles il faut ajouter les sciences naturelles et agronomiques), voilà d’où Le Play est parti pour inventer sa science sociale. C’est l’épistémée propre à ces sciences qu’il a transposée à l’étude des sociétés. Il leur a emprunté, en particulier, les principes d’observation, de description, d’échantillonnage et de mesure, qu’il a condensés dans sa pratique d’enquête, modalité centrale de sa science sociale. Ainsi, la nouvelle science des sociétés s’est trouvée équipée au moyen des cadres de pensée des ingénieurs. Que cette vérité ait été dite ou redite à l’École des mines dont Le Play a été un des illustres représentants – mais aussi un apostat, ne l’oublions pas – constitue un juste retour des choses. Issu du colloque tenu sur deux journées aux Mines, Frédéric Le Play, parcours, audience, héritage s’ouvre avec une première partie qui révèle, à partir de nouvelles sources, différentes facettes du personnage : sa jeunesse, sa pratique du voyage, sa gestion des expositions universelles, son exercice d’un mandat politique. La seconde partie mesure, à partir d’études de cas, l’audience qu’a connue Le Play de son vivant, ainsi que le prolongement qu’a pu connaître sa pensée, adaptée et actualisée par des continuateurs qui lui restèrent plus ou moins fidèles. En conclusion, on lira les réflexions, livrées à chaud, par Bernard Kaloara et Jérôme David, en clôture du colloque. In fine, deux appendices fournissent, en complément, des éléments biographiques et bibliographiques révisés et enrichis comparés à ceux jusque-là disponibles. Ce livre n’aurait pas vu le jour sans le soutien de la direction des Archives de France et du Centre de recherches en histoire du XIXe et du XXe siècles (Paris I et Paris IV). Qu’ils en soient remerciés. PREMIÈRE PARTIE LE SAVANT ET LE POLITIQUE PRECIS DE LA FORMATION D’UN INGENIEUR DES MINES, FREDERIC LE PLAY DE 1806 A 1830 FABIEN CARDONI « Il est rare de rencontrer un écrivain adonné aux questions sociales, qui soit à la fois partisan de l’industrie et d’une religion positive, l’adversaire de la phraséologie sceptique et de la corruption intellectuelle, le défenseur des forces morales, et enfin le partisan de la méthode expérimentale, dans la critique du matérialisme moderne. Il est plus rare encore de trouver un auteur chez lequel ces sages principes soient le résultat de trente années d’étude1. » Un mot, pour commencer, sur le titre de cet article en forme de clin d’œil au vocabulaire de la science sociale. Un précis, dans l’esprit de Le Play, c’est d’abord une synthèse concise, mais aussi un ajout qui complète et précise des faits antérieurement collectés2 ; c’est enfin, dans la série des monographies leplaysiennes, une monographie simplifiée, sans budget, portant sur un cas annexe, parfois un jeune célibataire3. Aux trois sens du mot « précis » – synthèse, complément, esquisse de monographie –, cette contribution se veut une présentation des connaissances biographiques sur la jeunesse de ce Normand recueillies à ce jour dans le cadre d’une enquête qui reste ouverte4. Elle a pour objectif de révéler des faits peu connus, d’éclairer des zones d’ombre et, surtout, de reconstituer la formation au sens large (son éducation familiale, sa scolarité, ses maîtres) de cet ingénieur des mines. 1 Le Play vu par le docteur Schæffle, professeur à l’université de Tübingen, ministre du Commerce de l’Autriche, dans la Revue trimestrielle allemande, 1865, IV, 2, CXII, art. cité dans Frédéric Le Play, La constitution essentielle de l’humanité, Tours, Mame, 1881, p. 309-310. 2 Voir les précis du livre troisième du premier tome des Ouvriers européens, 1re éd. : Paris, Imprimerie impériale, 1855, 1 vol. ; 2e éd. : Tours, Mame, 1879, 6 vol. [Cette édition désormais abrégée en OE2.] 3 Comme par exemple « Le précis de la monographie ayant pour objet le garde municipale de Paris, célibataire » dans Adolphe Wilbois, (pseudonyme : Paviez Joseph), « n° 43 : Monographie d’une famille de brigadier de la Garde républicaine de Paris suivie d’un précis de la monographie d’un garde républicain. Brigadier de la Garde républicaine de Paris, agent de la paix urbaine, sous le régime des engagements volontaires permanents, d’après les renseignements recueillis sur les lieux en 1881 par M. Joseph Paviez », dans F. Le Play (dir.), Ouvriers des deux mondes. Études sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières des diverses contrées et sur les rapports qui les unissent aux autres classes, Paris, Bureau de la Réforme sociale, 1883, 1re série, t. V, p. 300-305. 4 Les éléments révélés ici sont le fruit de recherches menées en commun avec Antoine Savoye. Qu’il me soit permis de le remercier de m’autoriser à utiliser certaines de ses nombreuses trouvailles. 14 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage Ainsi, de 1806 à 1830, nous suivrons Le Play de La Rivière-Saint-Sauveur (Calvados) à Paris en passant par Le Havre et détaillerons ses séjours déterminants dans la Manche (à Saint-Lô) et en Vendée. Nous tenterons de replacer dans son contexte historique cette première phase de son existence que l’on peut qualifier de temps des intuitions et qui s’achève en 1829-1830. Ces deux dernières années correspondent à un tournant dans sa vie : il fait un très long voyage en Allemagne, à son retour il est victime d’un grave accident de laboratoire, il sent le souffle de la révolution de Juillet, il finit brillamment ses études aux Mines, enfin il décide que sa vie sera consacrée à la recherche de la vérité et à la restauration en France du « bonheur perdu ». Les informations jusque-là disponibles sur la jeunesse de Le Play se réduisaient quasiment à celles qu’il a bien voulu révéler dans ses ouvrages. Si Le Play se livre en quelques mots dans La réforme sociale de 1864, il devient un peu plus bavard à la fin de sa vie dans la deuxième édition des Ouvriers européens (l’avant-propos est signé du 1er juillet 1879) _ La méthode sociale parue peu après (l’avertissement date du 1er octobre 1879) est un quasi-fac-similé du premier tome de la réédition précitée _ et dans La constitution essentielle de l’humanité de 1881. Il indique dans la deuxième édition des Ouvriers européens (en note p. 404) qu’il lui semble nécessaire de compléter, sur certains points, les biographies déjà parues sur lui. Il a sans doute aussi envie de se raconter et de céder quelque peu aux sirènes de la vanité. Mais surtout, quand Le Play nous parle de Frédéric, il s’offre une nouvelle manière de défendre le bien-fondé de sa méthode en retraçant sa genèse en parallèle de sa formation intellectuelle et scolaire. Il insiste ainsi sur le côté intuitif et pragmatique de sa démarche, de ses découvertes et de leur théorisation progressive, opposé en cela à tout dogmatisme (voir « Comment l’auteur avait été préparé, à son insu, avant 1829, à l’étude de la science sociale5 »). En cela notamment, il s’agit bien d’une reconstruction, consciente ou non, et dans tous les cas d’une rétrospection sur ce qu’il fut et ce qu’il est devenu. Dans ces pages autobiographiques, Le Play cherche dans son passé les tenants de ses aspirations à la paix sociale et à la science sociale : selon lui, il n’était pas prédestiné mais aurait été destiné à ce parcours et à ce résultat. N’écrit-il pas que « mon éducation première m’avait préparé, dès ma plus tendre enfance, à la recherche de la méthode6 » ? Ses premières années notamment auraient été pour lui et selon lui décisives : « Grâce à un concours extraordinaire de circonstances, j’avais pu échapper aux écueils contre lesquels ont échoué mes amis. [Car] Pendant les premières années de mon enfance (1806-1811), j’avais été à l’abri des opinions délétères qui, depuis 1789, étaient propagées dans la majeure partie de la France. Je vivais au milieu d’une population maritime chrétienne et dévouée à la patrie7. » 5 OE2, t. I, p. 17-33. 6 OE2, p. 392. 7 OE2, p. 400. Formation d’un ingénieur des Mines 15 Par rapport aux dires de Le Play, les portraits ultérieurs, soit la notice nécrologique de Lefébure de Fourcy8 (1882), les travaux d’Allard9 (1906), d’Angot des Rotours10 (1925), de Brooke11 (1970) et de Kalaora et Savoye12 (1989), ont révélé les lacunes biographiques plus qu’ils n’ont apporté d’informations neuves, par rapport aux dires de Le Play, et vérifiables, les archives étant peu sollicitées. Afin de déconstruire les mythes, d’explorer un pan peu connu de l’univers Le Play, d’éviter les fausses interprétations et d’être en mesure de jauger la sincérité des souvenirs (y compris ceux que son fils Albert a rédigés13), il a fallu tout d’abord recueillir des données de première main dans les archives à Paris et en province. Ensuite, si l’on cherche à répondre aux question complexes qui sont comment Le Play est devenu un réformiste traditionaliste, un révolutionnaire réactionnaire, et comment ce Normand de la petite bourgeoisie est devenu un brillant ingénieur chimiste et métallurgiste, sénateur et fondateur de la science sociale, il convient de ne pas le présenter comme un ingénieur en devenir mais comme un individu à qui s’offrent plusieurs possibilités de réalisation personnelle, qui fait des choix, conseillé par des tuteurs moraux et intellectuels. Il faut, à notre sens, adopter un point de vue faussement naïf qui consiste à occulter que Frédéric est devenu Le Play pour s’en tenir aux faits tels qu’ils se sont succédés. Il serait anachronique de juger son parcours à travers le prisme de sa situation d’« arrivé » socialement, professionnellement et scientifiquement. En réalité, à sa naissance, rien ne laissait présager un tel destin. S’il est instructif de confronter les révélations du maître à l’apogée de sa gloire avec ce que les documents d’archives nous apprennent, il est également intéressant, à la fois, de présenter les options et les alternatives qui s’offraient à lui, dont certaines sont clairement énoncées dans ses confessions – et ce, même si nous ne sommes pas en mesure de reconstituer l’ensemble du champ des possibles –, et de pondérer les motivations personnelles et les influences extérieures sur son parcours scolaire et plus généralement sur son orientation professionnelle14. 8 E. Lefébure de Fourcy, « P. G. F. Le Play. Notice biographique », Annales des Mines, 8e série, t. II, 1882. 9 F. Allard, Frédéric Le Play et la Normandie, Evreux, impr. de l’Eure, 1906, in-18, 19 p. (extrait de la Revue catholique de Normandie). 10 Baron J. Angot des Rotours, « Origines et formation normande de Le Play », La Réforme sociale, 1925, p. 550. 11 M.Z. Brooke, Le Play. Engineer and Social Scientist. The Life and Word of Frederic Le Play, Londres, Longman, 1970 ; rééd. : New Brunswick (USA), Transaction Publishers, 1998. 12 B. Kalaora et A. Savoye, Les inventeurs oubliés. Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Seyssel, Champ Vallon, 1989. 13 Musée social, fonds Le Play, A. Le Play, Souvenirs 1842-1925, tapuscrit, 1925 et 1934, multigraphié. 14 Enfin, l’objectif ultime de ce travail nécessairement collectif est de réaliser, à terme, une véritable sociobiographie, c’est-à-dire une biographie qui tienne compte du contexte social et des sphères d’influence, des réseaux auxquels appartient Le Play, mais aussi et surtout de la construction de la réflexion sociale de Le Play, ce qui n’est pas ici le propos central. 16 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage Afin de tendre vers ces objectifs, il nous a paru préférable de scinder la vie de Le Play (comme il le fait lui-même en distinguant, dans la deuxième édition des Ouvriers européens, des étapes et des périodes) en fonction de six phases ou événements déterminants de sa jeunesse, du premier tiers de sa vie. Ces moments clefs qui s’échelonnent de sa naissance à la fin de ses études, à l’âge de 25 ans, sont liés le plus souvent à un lieu précis et à une rencontre avec un ou des hommes : ils balisent le temps de sa formation morale et philosophique, intellectuelle et professionnelle, et de son ascension sociale. Ce récit de vie commence avec la naissance d’un garçon dans un petit village de l’estuaire de la Seine le vendredi 11 avril 180615. D’Honfleur au Havre 1806-1822 : le milieu familial et les proches de Frédéric Comment comprendre celui qui a accordé tant d’attention aux régimes familiaux dans le monde sans s’intéresser à la matrice première de Le Play, c’est-à-dire sa famille, ses proches ? On interrogera particulièrement dans cette première partie la nature des relations de Frédéric avec son père, son oncle et sa tante résidant à Paris et leurs amis, et avec les abbés Vastel et Bazire, ce dernier faisant partie intégrante de la famille Le Play. Ses origines sociales et la « perte » du père Pierre Guillaume Frédéric Le Play est né dans le Calvados (mais à un pas de l’Eure et de la Seine-Inférieure) à La Rivière-Saint-Sauveur, village limitrophe d’Honfleur, en face du Havre, en bord de la baie de Seine, sur la frontière naturelle entre le pays d’Auge et le pays de Caux. Ses origines familiales sont exclusivement normandes. Les deux grands-pères16 de Frédéric vivaient l’un dans le Cotentin, l’autre dans le pays de Bray : Louis François Auxilion était aubergiste à Granville (Manche) et Pierre-Jean Baptiste Le Play (Rouen, 1742 - Gournay-en-Bray, 1814) s’était établi à Gournay-enBray (Seine-Inférieure) comme contrôleur, puis receveur et enfin receveur général des aides de la régie de cette ville17. Là, ce dernier, marié à Rose Marguerite Senet (décédée avant 1814), eut au moins trois enfants : Pierre Antoine, le père de Frédéric, né en 15 Arch. dép. du Caldavos, état civil de La Rivièrre-Saint-Sauveur, acte de naissance de Pierre Frédéric Guillaume Le Play du 11 avril 1806. 16 17 Nos informations sur les deux grands-mères de Le Play sont pour le moment sommaires. Mettant fin au régime de l’affermage à des particuliers, la création des régies intéressées établies par Necker en 1780 annonce la nationalisation des moyens de perception des impôts. Les aides frappent à la production toutes sortes de produits considérés à l’origine comme des produits de luxe. Le grand-père paternel de Frédéric finit pensionné de l’État et membre du collège électoral de l’arrondissement de Neufchâtel (Arch. mun. de Gournay-en-Bray, état civil, acte de décès de Pierre Jean Baptiste Le Play du 16 mai 1814). Formation d’un ingénieur des Mines 17 177518, Rosalie née en 177919, et Marie Antoinette Rose, qui signe Mannette, née en 178220. La marraine de Pierre Antoine était la femme du régisseur du comté de Gournay21. Le parrain de Rosalie, Joseph Augustin Houbron, était un prêtre, curé d’une paroisse du pays de Caux. Sa marraine, sans doute également sa tante (Catherine Françoise Senet), était la femme d’un « bourgeois de Paris22 ». Le parrain de Pierre Antoine était le procureur au baillage de Pont-Audemer (Eure) représenté par l’avocat au baillage, procureur fiscal de cette ville et lieutenant général civil criminel et de police du baillage du vicomté de la Ferté-en-Bray (Seine-Maritime). Les parrain et marraine de Mannette étaient Pierre Houbron (sans doute un parent du parrain de Rosalie), régisseur de la baronnie de la Rivière, et sa femme (Marie Madeleine Cardonnel) demeurant à Saint-Lô (Manche). Le père de Frédéric, Pierre Antoine, épousa à Granville (Manche), en 1802, Marie Rosalie Auxilion qui était née à Caen (Calvados) en 178523. Ils auront trois enfants. Sans doute grâce à son père, Pierre Antoine avait travaillé jeune homme comme employé au bureau de la recette des contributions de l’arrondissement de Gournay (an VI, 1798)24, mais en 1802, à son mariage, il était lieutenant des douanes, puis en 1810 second lieutenant principal des douanes à Honfleur25. Il occupait toujours les mêmes fonctions avec le même grade lors de la naissance de sa seconde fille Marie Julienne Rosalie le 24 septembre 181426. Les témoins de la naissance de sa première fille, Cœlina27, furent le premier lieutenant principal et un lieutenant des douanes 18 Arch. mun. de Gournay-en Bray, état civil, acte de baptême de Pierre Antoine Le Play du 22 novembre 1775. 19 Arch. mun. de Gournay-en Bray, état civil, acte de baptême de Rosalie Le Play du 18 février 1779. 20 Marie Antoinette Rose Le Play est née le 20 mai 1782 à Gournay-en-Bray, comme son frère et sa sœur (Arch. mun. de Gournay-en Bray, état civil). 21 Arch. mun. de Gournay-en Bray, état civil, acte de baptême de Pierre Antoine Le Play du 22 novembre 1775. 22 Arch. mun. de Gournay-en Bray, état civil, acte de baptême de Rosalie Le Play du 18 février 1779. 23 Il serait nécessaire de consacrer un article entièrement à la mère de Frédéric. 24 Arch. mun. de Gournay-en Bray, état civil, acte de naissance de Marc Simon Le Play du 20 ventôse an VI. 25 Arch. mun. d’Honfleur, état civil, acte de naissance de Cœlina Le Play du 3 septembre 1810. 26 Arch. mun. d’Honfleur, état civil, acte de naissance de Marie Julienne Rosalie Le Play du 24 septembre 1814. 27 Arch. mun. d’Honfleur, état civil, acte de naissance de Cœlina Le Play du 3 septembre 1810. 18 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage d’Honfleur ; ceux de la naissance de Marie furent son oncle maternel, Jean Louis Auxillion, âgé de 23 ans, demeurant avec sa sœur à Honfleur et un boulanger. Par son grand-père paternel et par son père, Frédéric est donc issu d’une petite bourgeoisie provinciale au service de l’État (de l’actuel ministère des Finances), de « fonctionnaires » locaux bénéficiant d’une certaine aura sociale. En tant que lieutenant des douanes, le père de Frédéric ne faisait pas figure de notable à Honfleur mais possédait un statut social, au même titre qu’un gendarme de la brigade locale ou qu’un garde-champêtre dans les bourgs alentours. S’il semble avoir occupé des fonctions socialement inférieures à celles de son père, il appartenait aux rares professions qui pouvaient prétendre toucher une pension. À cet égard, il constituait un bon parti. Il était en outre un représentant de l’ordre luttant contre les contrebandiers de la côte et de l’intérieur. Cependant ses salaires étaient maigres et il n’existait pas de sécurité de l’emploi officielle pour les douaniers à cette époque. La famille de Frédéric Le Play ne vivait sans doute pas dans l’aisance au village de La Rivière-Saint-Sauveur où elle s’installe tout d’abord (avant 1806), et même dans la ville d’Honfleur ensuite (à partir de 1810). « Mes parents habitaient, loin de toute ressource intellectuelle, dans une chaumière isolée, entre une forêt immense et un rivage semimaritime bloqué par les péniches anglaises28 » où « nous étions en partie privés de nos moyens habituels de subsistance29. » Le Play se souvient qu’il allait chercher du bois dans la forêt et que le foyer usait des « subventions » naturelles. Son père pêchait parfois avec ses collègues de la brigade. Le blocus anglais des côtes dut déprimer la situation économique de cette contrée tournée vers les activités de la mer. Ainsi les pêcheurs, anciens marins de la guerre d’indépendance des États-Unis dont le patriotisme durant l’Empire marqua Frédéric, ne pouvaient pêcher en mer. Dans ce contexte difficile, mais qui a laissé cependant un souvenir heureux chez Frédéric, le jeune Le Play « perd » son père, selon son expression30. Le Play situe, précisément, l’événement au mois de juin 1811. Or Marie, sa sœur est née trois ans plus tard à Honfleur. Si Frédéric perd son père, c’est d’abord parce qu’il est confié à sa tante, Mannette Le Play, et à son oncle, Martin Pierre Garrel, installés à Paris. On a souvent interprété cet aveu, à tort, comme le fait que le père de Frédéric était mort. En réalité, il est parti (après septembre 1814) exercer son métier de douanier en Moselle, à Monterhausen près de Thionville31, avant de se fixer à Sarreguemines (Moselle). Resté en relation avec sa femme, il lui donna, en 1833, tout pouvoir pour arranger et autoriser 28 F. Le Play, La constitution essentielle de l’humanité [désormais CEH], Tours, Mame, 1881, « Aperçu préliminaire ». 29 OE2, p. 400. 30 OE2, p. 19. 31 Arch. de l’École polytechnique, registre matricule décennal des élèves. Formation d’un ingénieur des Mines 19 les mariages de ses enfants32. Il sera déclaré « retraité33 » au mariage de sa fille en 183534. Pierre Antoine resta à Sarreguemines jusqu’à son décès en 185435. Si l’on écoute Frédéric, celui-ci sous-entend que sa mère, alors (1811) avec deux enfants à charge et peut-être privée de ressources après le départ de son époux, accepta de confier à sa belle-sœur son fils aîné. Le jeune Le Play vécut de 1811 à 1815 ou 1816 à Paris, et, si l’on situe le départ du père Pierre Antoine entre la fin de 1814 et 1815, il ne le revit peut-être36 jamais. L’absence remonterait donc, pour lui, à 1811. Dans les récits de sa vie, Frédéric n’évoque plus son père après sa « perte » : il ne semble plus exister. Par ailleurs, Frédéric ne mentionne jamais sa seconde sœur Marie, décédée en 1816 à l’âge de 1 an et 8 mois37, car il ne l’a peut-être pas connue. Enfin, il omet d’évoquer, alors qu’il est très probable qu’il les ait rencontrés, l’existence du frère de son oncle parisien et de son fils naturel (lire infra), et de son cousin germain, le fils de sa tante Rosalie et dont le père ne s’est pas déclaré. Ce cousin, Marc Simon Le Play, est né le 20 ventôse an VI (10 mars 1798)38. Ses témoins de naissance étaient ses oncle et 32 Arch. dép. de la Seine-Maritime, état civil, actes des mariages de Cœlina et de Frédéric Le Play, acte passé par Pierre Antoine Le Play devant maître Boulanger, notaire à Sarreguemines, du 11 avril 1833. 33 Nous avons cherché, en vain, un dossier administratif du père de Frédéric auprès du Musée de la douane à Bordeaux, du Service des archives économiques et financières à Savigny-le-Temple, des archives départementales de la Moselle à Saint-Julien-lès-Metz et du Calvados à Caen. Nous n’avons pas retrouvé d’inventaire après décès ou de déclaration de succession dans les fonds notariaux de Sarreguemines (maître Boulanger) et de Gournay-en-Bray (maîtres Lebaron et Bourgeois), respectivement conservés aux archives départementales de la Moselle et de la SeineMaritime. 34 Arch. dép. de la Seine-Maritime, état civil, acte de mariage de Cœlina Le Play et Thomas Isidore Lemarsis du 9 mai 1835. 35 Arch. mun. de Sarreguemines, état civil, acte de décès de Pierre Antoine Le Play du 8 octobre 1854. L’enregistrement de la déclaration de succession de Pierre Antoine Le Play le décrit comme veuf et sans descendant. La déclaration a été renvoyée à Gournay-en-Bray (Arch. dép. de la Moselle, 3 Q 27/2, table de successions et absences du bureau de l’enregistrement de Sarreguemines). Or la veuve de Frédéric déclara que « pendant son mariage, M. Le Play a été appelé à recueillir les successions de son père et de sa mère, mais qu’il ne lui est provenu aucun actif de ce chef » (Arch. nat., ET/LXI/1094, inventaire après le décès de Frédéric Le Play du 8 mai 1882). 36 Le parcours du voyage de 1829 en Allemagne passe proche de Sarreguemines ce qui laisse supposer que Frédéric aurait pu à cette occasion rencontrer son père. 37 Arch. dép. du Calvados, état civil d’Honfleur, acte de décès de Marie Julienne Rosalie Le Play du 3 mars 1816. Les témoins de cette déclaration sont Alphonse Louis Pottier âgé de 38 ans, chef de bureau voisin de la famille Le Play et Armand Félix [Hepeneuze ou Hiprinueze], âgé de 23 ans, écrivain, ami de la famille. 38 Arch. mun. de Gournay-en Bray, état civil, acte de naissance de Marc Simon Le Play du 20 ventôse an VI. 20 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage tante, Pierre Antoine et Marie Antoinette dite Mannette Le Play, ainsi qu’un marchand et un homme de loi. Marc Simon exerçait la profession de marchand bonnetier, marchand de bas, et résidait encore à Gournay-en-Bray à la date de son mariage (1819) avec Julie Thérèse Bernays qui eut lieu à Paris. Mais les époux s’installèrent à Gournay où ils eurent six filles entre 1821 et 1830. Marc Simon Le Play décédera le 21 novembre 1854 à Paris (XIIe arrondissement ancien)39. Dans l’attente d’informations complémentaires qui pourraient nous éclairer sur les mystères de la transformation en partie en matriarcat de la famille de Frédéric, on peut formuler trois hypothèses pour expliquer la séparation physique entre le père d’une part, et la mère et les enfants d’autre part. Soit ce douanier a été muté pour des raisons professionnelles40 ou disciplinaires. A-t-il fait preuve de laxisme avec les contrebandiers ? A-t-il été convaincu de corruption ? Soit Pierre Antoine Le Play a été muté pour des raisons politiques. Était-il un fervent bonapartiste ? Ou un exrévolutionnaire zélé épuré à la Restauration ? Soit ce père ne pouvait plus vivre avec son épouse. En raison d’infidélité ? S’agit-il d’une séparation à l’amiable ? La rupture avec le noyau familial et son milieu naturel, les bords de Seine, le littoral de la Manche et l’arrière-pays campagnard, constitue le premier événement majeur de la petite enfance de Frédéric. D’autant plus majeur quand on sait la profondeur et la permanence de ses attaches avec la Normandie qui ne se démentiront qu’avec son installation à Ligoure en terre limousine (1856). Rappelons que, jeune ingénieur, installé définitivement à Paris (1831), Le Play continua d’entretenir des relations suivies avec sa mère et sa soeur, désormais résidant à Ingouville, commune située aux portes du Havre. C’est là qu’il se mariera en 1837 avec une Havraise, Augustine Fouache. Celle-ci, née en 181941, était la fille d’un riche armateur et propriétaire foncier de cet important port de pêche et de commerce42. Leur fils, Albert, naîtra en 1842 à Graville-l’Eure (Seine- 39 Arch. dép. de Paris, état civil reconstitué. 40 « En 1811, des devoirs de service séparèrent M. Le Play de sa famille » (E. Lefébure de Fourcy, « P. G. F. Le Play… », art. cité). Dans cette notice, l’auteur (1812-1889), ancien des Mines, docteur et agrégé en mathématiques, professeur de calcul différentiel et intégral à la faculté des sciences de Paris, en retraite en 1863, inspecteur général des Mines et dont le père avait été le professeur de Frédéric au lycée Saint-Louis, ne fait que reprendre, en ce qui concerne les années d’enfance, des informations livrées par Le Play dans ses ouvrages. Voir également le dossier d’ingénieur de Lefébure de Fourcy : Arch. nat., AJ16 222. 41 Arch. mun. du Havre, état civil, acte de naissance de Marie Augustine Fouache du 29 avril 1819. 42 Jean Baptiste François Fouache (Le Havre 1794-1846) marié à Victoire Mélanie Morel le 7 avril 1813 à Ingouville (Seine-Maritime). Arch. mun. du Havre, état civil, actes de naissance et de mariage de Jean-Baptiste Fouache et Arch. dép. de la Seine-Maritime, état civil, acte de mariage de Frédéric Le Play et de Marie Augustine Fouache du 19 décembre 1837. Formation d’un ingénieur des Mines 21 Inférieure), commune voisine du Havre. La sœur de Frédéric, Cœlina, s’était également mariée au Havre en 1835 avec Isidore Lemarsis, négociant havrais43. Pour l’heure, cette première venue à Paris correspond aux débuts de sa scolarité et entraîne son éveil intellectuel car c’est là qu’il va rencontrer ses premiers maîtres à penser. Le premier séjour à Paris et l’éveil intellectuel : « l’oncle » et les deux amis Selon Le Play, sa tante Mannette s’était « richement mariée » et vivait avec son époux à Paris. L’oncle par alliance de Frédéric était propriétaire de sa maison proche des Boulevards, au n° 15 de la rue de Gramont (IIe arrondissement ancien), où il vivait dans un « luxueux » appartement Louis XVI. Il avait en effet hérité en 1809 de sa mère, déjà veuve, de la moitié de l’immeuble rue de Grammont44. Il possédait alors un capital immobilier estimé à 42 000 francs et vivait de ses rentes et des loyers perçus. Il décéda rue de Grammont à l’âge de 46 ans le 19 mars 181645 et non pas « lors de la seconde entrée des armées alliées46 ». Frédéric nous indique que ce ménage n’avait pas d’enfant, ce qui est vraisemblable, car, au décès de son époux, Mannette hérita en pleine propriété de la moitié de la maison rue de Grammont47 (soit un capital de 42 000 francs et 2 100 francs de revenu annuel des locations). L’immeuble fut vendu dès 181648 et le 13 février 1817, Mannette se remaria _ elle avait 35 ans _ avec un certain Antonin Noël49. L’oncle Garrel nous est présenté par Le Play comme un vétéran militaire, qui aurait occupé des fonctions de gestion financière dans son régiment, or rien n’indique que Martin Pierre Garrel le fut50. En revanche, il avait un frère aîné, Antoine Marie Joseph 43 Arch. dép. de la Seine-Maritime, état civil, acte de mariage de Cœlina Le Play et Thomas Isidore Lemarsis du 9 mai 1835. 44 Arch. dép. de Paris, DQ18 243, sommier foncier de la rue de Grammont (1809-1854) et Arch. nat., ET/L/917, inventaire après le décès de Marie Catherine Bouchinet du 29 mai 1809, mère d’Antoine Marie Joseph Garrel et de Martin Pierre Garrel. 45 Arch. dép. de Paris, état civil reconstitué. 46 Le Play déclare à tort : « ma tante, devenue veuve lors de la seconde entrée des armées alliées », OE2, p. 19. 47 Arch. nat., ET/CVIII/936, donation de Martin Pierre Garrel à Marie Antoinette Le Play [et réciproquement] de tous les biens meubles et immeubles s’il décède avant elle, actes du 3 avril 1815 et Arch. dép. de Paris, DQ7 2998, n° 155, f° 49, déclarations des mutations par décès, succession de Martin Pierre Garrel, acte du 10 septembre 1816. 48 Arch. dép. de Paris, DQ18 243, sommier foncier (1809-1854) rue de Grammont. 49 Arch. dép. de Paris, état civil reconstitué, acte de mariage de Marie Antoinette Rose Le Play et de Antonin Noël du 13 février 1817. Elle devait décéder le 9 mai 1837 dans le IXe arrondissement ancien (Arch. dép. de Paris, état civil reconstitué). 50 Aucun dossier de pensionné à ce nom au Service historique de l’armée de terre. 22 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage Garrel51, _ que Le Play ne mentionne pas _ qui exerça notamment les fonctions d’adjudant major, donc en charge de l’intendance. Il était entré dans la carrière à l’âge de 23 ans, le 25 janvier 1792, comme sous-lieutenant au 2e cuirassiers, régiment dans lequel il fit près de douze années de campagne entre 1792 et 1809, de la Révolution à l’Empire, et où il obtint tous ses grades jusqu’à celui de capitaine (promu en vendémiaire an XII, 1802). À la suite de blessures (« hernie de l’estomac, suite d’une chute de cheval en décembre 1806 [alors qu’il entrait en Pologne] et douleurs rhumatismales au bras droit suite des fatigues de la guerre »), il fit calculer ses droits à la retraite en 1809 et déclara se retirer à Paris. Jugé apte à reprendre du service en septembre 1811, il fut réintégré dans les contrôles en mars 1812 et demanda en septembre 1812 un poste dans la gendarmerie impériale52, « mais ne s’y trouvant point de place vacante, il fut réintégré dans sa retraite par le ministre de la Guerre53 ». Il avait été nommé chevalier de la Légion d’honneur le 14 avril 1807. À sa naissance, Antoine Marie Joseph Garrel avait eu pour parrain, le comte de Cubjac, Antoine Joseph Marie Macon Chapelle de Jumilhac alors gouverneur de la Bastille54, et pour marraine Marguerite Maire Chapelle de Jumilhac de Cubjac, épouse de Charles Louis marquis de Boissac, maître de camp de dragons. Le père des deux frères Garrel était en effet valet de chambre du comte de Cubjac. Il demeurait alors rue Saint-Antoine et acquit l’immeuble rue de Grammont avant son décès à son domicile le 15 floréal an VIII (5 mai 1800). Les enfants Garrel purent sans doute bénéficier des relations de leur père avec des membres de la haute noblesse. Par ailleurs, Antoine Marie Joseph 51 Né le 10 octobre 1768 à Paris et décédé le 12 mars 1821 à Paris (rue Poissonnière n° 34, Ve arrondissement ancien). Arch. dép. de Paris, état civil reconstitué et Arch. nat., ET/XLIII/720, inventaire après le décès de Antoine Marie Joseph Garrel du 8 mai 1821. 52 Service historique de l’armée de terre, 2 Yf 84 711, dossier d’Antoine Marie Joseph Garrel. 53 Arch. nat., LH 1080043, d. 43, dossier de Légion d’honneur d’Antoine Marie Joseph, état des services. 54 Né en 1710 de Guillaume et Julie de Foucault, dame de Cubjac, le comte de Cubjac était capitaine de cavalerie au Royal-Étranger et chevalier de Saint-Louis lorsqu’il fut nommé lieutenant d’Abadie, gouverneur de la Bastille, le 29 décembre 1758. Il lui succéda le 29 mai 1761 et démissionna en septembre 1776 en faveur de Bernard-René Jourdan de Launey, contre une indemnité de 600 000 écus. Antoine-Joseph-Marie-Macon Chapelle de Jumilhac s’était marié avec la fille de Jean Bertin de Bourdeuille, maître des requêtes honoraire et sœur de l’ancien contrôleur général des finances, ministre d’État. Ils eurent une fille, mariée en 1764 et un fils, HenryFrançois-Joseph, baron de Jumilhac né en août 1752 qui servit d’abord comme lieutenant au régiment d’Artois-cavalerie. Gouverneur de la Bastille en survivance en 1776, après son mariage avec Mlle de Launey, sœur du gouverneur, il fut employé dans la diplomatie et obtint le grade de colonel. Pendant la Révolution, il vécut retiré dans les terres de sa femme en Seine-et-Marne. À la Restauration, il fut fait maréchal de camp et reçut la croix de Saint-Louis. Élu député de Seine-etOise en 1815, réélu dans la Chambre introuvable de 1816, il siégea avec les ultras. Il mourut le 7 juillet 1820 sans descendance. F. Aubert de la Chenaye-Desbois, Dictionnaire de la noblesse, Paris, Berger-Levrault, 1980 (fac-similé de la 3e éd., 1844, t. V), t. III, col. 173 et Prévost et Roman d’Amat (dir.), Dictionnaire de biographie française, Paris, Librairie Letouzey, 1959, t. VIII, p. 414-415. Formation d’un ingénieur des Mines 23 avait eu, le 11 frimaire an XII (3 décembre 1803) à Caen, un fils naturel, Édouard Antoine Garrel, qu’il avait reconnu à sa naissance. Proche en âge de Frédéric, ce jeune homme poursuivait des études de droit à Paris en 182155. Ces éléments biographiques nous inclinent à penser que Le Play semble avoir confondu dans ses souvenirs son oncle rentier avec le frère de celui-ci, le militaire retraité56 et rentier, les deux vivant alors vraisemblablement dans le même immeuble. Joints à l’omission de l’existence de Marc Le Play, son cousin germain, fils de Rosalie, ils laissent entrevoir le niveau d’approximation des confidences de Le Play ou, du moins, leur caractère éminemment sélectif. L’oncle « mythique » dont Le Play se souvient, a exercé une influence considérable sur le jeune Frédéric au point qu’il le désigne comme son premier « maître ». Cet homme réunissait régulièrement chez lui deux de ses amis qui éveillèrent l’esprit de Frédéric. Ce dernier les surnomme le « lettré » et le « gentleman » : leur famille aurait été victime de la Terreur et leurs biens confisqués alors. Toujours selon Le Play, le « gentleman » fut menacé de passer à l’échafaud. Ses biens confisqués, il émigra vers les provinces étrangères sur le Rhin (Coblence ?) mais critiquait les mœurs des émigrés en Allemagne57. Le « lettré » était un ancien magistrat, enseignant en France et à l’étranger, favorable à Rousseau, aux encyclopédistes et aux girondins. Son oncle et le « gentleman » s’opposaient à lui sur ce sujet, mais le patriotisme liait les trois amis. En outre, « ces trois hommes, sortis des écoles vers l’époque de la révolution d’Amérique, déposèrent dans mon esprit une foule d’opinions touchant la littérature ancienne et l’histoire moderne de la France58. » Ils critiquaient ensemble les « désordres de la noblesse de cour », « l’indélicatesse des acquéreurs de biens confisqués », les « dilapidations de l’Ancien Régime ». « Ces enseignements revenaient constamment, dans un langage gai et spirituel, à propos des incidents du jour : ils déposèrent dans mon esprit les premières notions de l’instruction morale et littéraire, que ne me donnait pas l’école59. » L’école primaire de la rue de Grétry (IIe arrondissement ancien et actuel), disparue aujourd’hui, a laissé un souvenir effroyable au jeune Le Play : « L’école où l’on m’envoyait fut pour moi pendant quatre hivers, un supplice dont le souvenir ne m’a jamais quitté. Elle était uniquement composée d’une pièce, située rue de Grétry à un second étage, où quarante enfants étaient renfermés pendant sept heures dans un air vicié. Aucun souvenir d’amitié ne s’y est joint à ceux que m’avaient laissés mes 55 Arch. nat., ET/XLIII/720, inventaire après le décès de Antoine Marie Joseph Garrel du 8 mai 1821. 56 Sa retraite, compte tenu de ses services, campagnes et infirmités s’élevait en 1809 à 1 100 F. Service historique de l’armée de terre, 2 Yf 84 711, dossier d’Antoine Marie Joseph Garrel. 57 OE2, p. 22. 58 OE2, p. 21. 59 OE2, p. 23. 24 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage compagnons de chasse et de pêche ; et, en ce qui touche l’enseignement, je ne saurais me rappeler ce que j’y ai appris60. » Parallèlement à cet enseignement scolaire, l’oncle et la tante de Frédéric, qu’il nomme ses « parents », stimulaient le goût de la lecture chez cet enfant de 7 ans et répondaient aux questions qu’entraînaient chez lui ses lectures. L’été, ils l’emmenaient à la campagne de Gournay, où résidaient « deux membres de ma famille paternelle », trois ou quatre en réalité : peut-être sa grand-mère paternelle, son grand-père paternel jusqu’à son décès en 1814, sa deuxième tante, Rosalie, et son cousin Marc Simon sans père déclaré. Là, Frédéric retrouvait les activités rurales qu’ils affectionnaient. Si Frédéric n’aimait guère cette grande ville qu’était Paris et ne se plaisait vraiment pas à l’école61, son premier séjour dans la capitale lui présenta des réalités nouvelles : une situation matérielle plus confortable qu’à Honfleur avec des parents adoptifs attentifs et aisés, une ville bruyante et animée, des discussions politiques et littéraires qui lui firent découvrir la diversité des opinions et des points de vue sur la situation de son temps, les bouleversements sociaux, politiques et religieux qu’avait entraîné la Révolution, et les souvenirs de guerre civile encore très présents dans les esprits. Il y côtoya des victimes de la Terreur. Il y retrouvait chez ses proches le patriotisme qu’il avait partagé avec les pêcheurs normands paralysés par le blocus anglais. Il arriva à Paris à l’apogée de l’Empire et vécut son déclin et sa chute. Il dut entendre les mauvaises nouvelles de la retraite de Russie et les échos des mésaventures des troupes françaises en Espagne. Il a enfin ressenti le mouvement de l’histoire lorsque Paris capitula le 30 mars 1814 et que Napoléon Ier abdiqua le 6 avril 1814 laissant place au retour des Bourbons « dans les fourgons de l’étranger ». Est-ce en raison du retour de Napoléon Ier aux Tuileries le 20 mars 1815, ou de l’arrivée des troupes coalisées à Paris en juillet 1815, ou est-ce parce que sa tante, veuve en mars 1816, ne pouvait plus subvenir à l’éducation de son neveu, ou encore est-ce le souhait de la mère de Frédéric, « abandonnée sans ressources par son mari »62, mais dont la situation financière s’était peut-être améliorée depuis qu’elle travaillait et depuis le décès de son troisième enfant ? Toujours est-il que Frédéric rejoignit, en 1815 ou 1816, sa mère à Honfleur. À l’école des abbés en Normandie En allant revoir sa Normandie, Frédéric retrouve celui qu’il faut considérer comme son quatrième maître, même s’il n’est pas désigné comme tel par le fondateur de la science 60 OE2, p. 19-20. 61 « Le souvenir de la souffrance que m’avait causé le régime de casernement militaire, après les habitudes de liberté contractées depuis ma plus tendre enfance, ne s’est jamais effacé dans mon esprit. » (OE2, note p. 402). 62 SESS, fonds Le Play, A. Le Play, Souvenirs 1842-1925, tapuscrit, 1925 et 1934, multigraphié, p. 5. Formation d’un ingénieur des Mines 25 sociale, l’abbé Bazire63. Cet ancien curé d’Ouilly-le-Comte (près de Lisieux), élu selon la constitution civile du clergé, compléta tout d’abord l’instruction religieuse de Frédéric. En 1813 ou avant, cet ami de la famille mononucléaire Le Play avait ouvert une pension à Honfleur64 où, selon les souvenirs d’Albert Le Play, s’employa la mère de Frédéric (comme intendante ou économe)65, puis il créa une autre institution à Ingouville, commune située sur les hauteurs qui dominent la ville et le port du Havre. L’abbé devint ainsi maître de pension, profession qui nécessitait un diplôme indispensable pour diriger un pensionnat et une autorisation du Conseil royal de l’instruction publique. L’abbé, signalé comme « prêtre habitué » dans les Almanach du commerce du Havre66 entre 1846 et 1848, restera très proche de la famille Le Play : il sera le témoin de mariage de la sœur de Frédéric et suivra la mère de Frédéric quand celle-ci ira s’installer auprès de son fils à Paris. Il décédera au domicile de madame Le Play mère le 13 janvier 185167. Par ailleurs, la famille Le Play aurait été aidée initialement, peut-être même financièrement, par l’abbé Vastel68, ancien chapelain de La-Rivière-Saint-Sauveur69. Ce dernier a pris en charge brièvement l’éducation de Frédéric entre son retour de Paris et son déménagement à Ingouville70. Il était le fondateur en 1803 ou 1804 d’une maison d’éducation à Honfleur où l’abbé Bazire enseigna un temps avant d’ouvrir sa propre maison. Vastel, accusé en 1813-1814 de ne pas respecter les règlements en vigueur dans l’instruction publique (pas d’uniforme à ses pensionnaires, pas de contrôle du registre des élèves, etc.), fut défendu par le maire d’Honfleur. Vastel persista dans son refus de dépendre de l’Université et de « son code pénal71 ». 63 Jacques Bazire était né le 31 décembre 1761 à Saint-Étienne-de-Tillaye dans le Calvados. Arch. dép. de Paris, état civil reconstitué, acte de décès de Jacques Bazire du 14 janvier 1851. 64 Arch. nat., F17 8867, académie de Caen, institutions et pensions,. 65 SESS, fonds Le Play, A. Le Play, ibid. 66 Almanach du commerce du Havre, Le Havre, impr. du commerce Alp. Lemale, [1845-1849]. 67 Arch. dép. de Paris, état civil reconstitué, acte de décès de Jacques Bazire du 14 janvier 1851. 68 Né le 13 septembre1751 à Saint-André d’Hébertot, décédé le 29 avril 1839 à Equemanville où il est chapelain de Notre-Dame-de-Grâce. Voir Baron J. Angot des Rotours, « Origines et formation normande de Le Play », La Réforme sociale, 1925, p. 550. Vastel est l’auteur d’un Nouveau système sur le flux et le reflux des mers, ou Dissertation sur la vraie cause du flux et reflux de l’océan et de toutes les mers, suivie d’une autre dissertation sur les courans qui se trouvent dans les différentes mers sous toutes les latitudes, Paris, C. Eberhart, 1836, in-8, XVI-160 p., et d’un Essai sur l’histoire de la ville de Honfleur, par L.V.C.D.G., auteur de la notice sur l’ancienne et sur la nouvelle chapelle de Grâce, Honfleur, L. Régnée, 1834, in-12, XXXVII-225 p. 69 Information recueillie sur les lieux. 70 D. Bougerie, Honfleur et les Honfleurais, Honfleur, impr. Marie, 2002, p. 97 et suiv. 71 Arch. nat., F17 8867, académie de Caen, institutions et pensions. 26 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage Entre l’âge de 9-10 ans (retour de Paris) et celui de 12 ans (entrée au collège), Frédéric fut placé spécialement sous la responsabilité éducative de Bazire, conjointement à celle de sa mère. Il rejoignit le collège du Havre en 1818 qui comptait alors deux maîtres et vingt-sept élèves72. En 1820, Frédéric est mentionné comme « pensionnaire de M. Bazire73 » parmi la soixantaine d’élèves du collège composée de petits Anglais, de fils de commerçants et d’armateurs du Havre, et sans doute aussi de fils d’agriculteurs aisés. Frédéric y suivait les cours d’humanité, mais, nous confie-t-il, « je travaillais, en toute liberté, près de ma bonne mère, dans une maison rustique, sans l’aide d’aucun répétiteur74 ». Habitant sur les hauteurs dominant Le Havre, il se rendait, pour suivre ses cours, dans la toute proche cité portuaire dynamique, cosmopolite et insalubre, enserrée dans ses murailles qu’il franchissait par la porte d’Ingouville. Il nous dit avoir lu à cette époque Cicéron, Tacite et Linné car il s’intéressait à la botanique, et il pêchait et chassait durant « ses longues récréations solitaires ». Ses enseignants étaient l’abbé Bénard (mort curé du Havre vers 1879) et le principal du collège depuis 1803, l’abbé Houiller (né en 1755), ancien oratorien, ancien professeur au séminaire de Joyeuse (Rouen) qui émigra en Angleterre et rentra sous le Consulat. Ses deux hommes de foi, cités par Le Play dans son récit de vie, l’aidèrent en particulier pour qu’il réussisse son baccalauréat ès lettres. Il reçut alors d’eux des leçons particulières de logique et d’histoire de France. Après avoir réussi l’examen, court (trois quarts d’heure) et alors essentiellement oral, il obtint le certificat d’aptitude au grade de bachelier ès lettres le 27 septembre 1822 délivré par l’académie de Rouen75. Les jugements que Frédéric porte sur ces différents ecclésiastiques sont emprunts de respect et de bienveillance. Il est confronté à deux types de personnages : des victimes des conflits religieux de la Révolution, des prêtres réfractaires et émigrés, et des hommes de foi qui ont composé avec la nouvelle donne de l’Église sous la Révolution et l’Empire (constitution civile du clergé, puis, concordat). Ses professeurs n’étaient pas forcément en accord avec les directives de l’Instruction publique impériale. L’enseignement religieux et celui des classiques que reçut Frédéric furent donc similaires à celui des jeunes gens de sa génération et peu différents de celui dispensé pendant l’Ancien Régime. En revanche, ils étaient prodigués par des « victimes » des 72 P. Allard, Revue catholique de Normandie, 15 sept. 1906, p. 72-79 et 15 nov. 1906, p. 117-126. 73 Arch. dép. de la Seine-Maritime, 1 T 1695, état des élèves du collège pour le 1er trimestre de 1820 établi par l’abbé Houlier (ou Houiller), principal, à destination du recteur. Le nombre d’élèves payant au collège est alors de 31, auxquels s’ajoutent les pensionnaires du pasteur Jukes, des fils de négociants britanniques venus suivre une scolarité en France, également au nombre de 31, ainsi que le pensionnaire de M. Bazire, le jeune Frédéric (soit 63 élèves). 74 75 OE2, t. I, p. 26. Ses réponses furent jugées : « assez bien » en grec, « assez bien » en latin, « bien » en rhétorique, « bien » en histoire et géographie, « bien » en philosophie, « passablement » en mathématiques élémentaires, « O.[ ?] » en « éléments de physique ». Arch. nat., F17 4767, certificat d’aptitude de Frédéric Le Play [trouvé par A. Savoye]. Formation d’un ingénieur des Mines 27 « abus » de la Révolution – déjà maltraités par l’Ancien Régime – et se déroulait sous le contrôle rigoureux de l’État76. Après son succès au baccalauréat, Le Play estima que « l’année 1823, pendant laquelle j’eus à me fixer sur le choix d’un état, fut l’époque décisive de ma vie77 ». Ici ce situe sans doute le deuxième tournant de la vie de Frédéric, il se passa à nouveau à Paris. Du Havre au Hartz 1822-1830 : l’ascension sociale et la formation professionnelle du jeune Le Play À l’instar de sa tante avant lui, la « montée » _ en réalité en deux temps _ de Frédéric Le Play à Paris correspond à une ascension sociale, mais son parcours est non linéaire et en aucun cas « prédestiné ». De la préparation au lycée Saint-Louis à l’École polytechnique, on suit un élève moyen qui révèlera toutes ses capacités aux Mines dans l’étude de la chimie, des métaux et des minéraux. Les rencontres les plus importantes pour le choix de son avenir professionnel eurent lieu entre 1822 et 1829 avec son compagnon de collège, Louis Robert, un arpenteur normand, l’ingénieur des Ponts et Chaussées, Dan de la Vauterie et, enfin, son condisciple aux Mines, Jean Reynaud. Le choix d’une carrière À Ingouville, Frédéric fréquentait un de ses voisins, un « arpenteur rural bien achalandé, qu[‘il] rencontrai[t] souvent au milieu des champs78 ». « [Il m’]apprenait l’usage des jalons et de l’équerre, profitant ainsi de mes récréations. Édifié de ma petite science théorique, il me prit en amitié ; et, comme il se faisait vieux, il me proposait de me prendre pour associé et de me céder un jour sa clientèle79. » En reprenant les activités de l’arpenteur, Frédéric s’assurerait rapidement le pain quotidien et l’indépendance financière et pourrait espérer s’enrichir mais modérément. Il avait aussi la possibilité de poursuivre des études supérieures. En choisissant cette voix, auquel un bachelier un peu ambitieux et fortuné peut prétendre, il renoncerait provisoirement à sa proximité avec la nature et les gens de la terre et de la mer, et il se préparerait à une carrière scientifique et/ou administrative. Frédéric hésita, mais sur les conseils de son ami de collège (ou 76 En 1828 encore, Bazire, Houiller et d’autres religieux enseignants sont contraints de prêter le serment qu’ils n’appartiennent pas à des congrégations non autorisées (Arch. nat., F17 1409, académie de Rouen, déclarations à la suite de l’ordonnance de 1828). 77 OE2, p. 27. 78 OE2, p. 28. 79 Ibid. 28 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage d’école primaire) Louis Robert80, il se décida à préparer à Paris l’entrée à Polytechnique. Afin de lever ses doutes sur ses capacités à réussir le concours et à exercer le métier d’ingénieur, il s’adressa à « un ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, ancien ami de ma famille, qui voulut bien porter le jugement que j’attendais, après m’avoir attaché momentanément à sa personne. Un mois d’épreuve suffit : le juge me garantit le succès ; mais il voulut y contribuer en se transformant en maître. Il avait conçu pour moi une vive amitié ; et, comme il vivait dans le célibat, il me garda près de lui le reste de l’année, en me traitant comme un fils81. » Dan de la Vauterie apparaît ainsi comme un troisième père de substitution, après son oncle Garrel et l’abbé Bazire. Originaire du Calvados (il est né à Caen le 9 juin 1777), élève des premières promotions de l’École polytechnique, nommé ingénieur géographe en septembre 1800, incorporé dans les Ponts et Chaussées et attaché au canal de la Meuse à l’Escaut en avril 1803, promu ingénieur de première classe en mars 1813, Dan de la Vauterie fut affecté à Honfleur le 1er août 1814 pour s’occuper de l’entretien et des réparations que ce port nécessitait. L’envasement du port d’Honfleur était un phénomène récurrent mais en 1814 la situation était préoccupante pour les armateurs, les négociants et les pêcheurs car il n’avait sans doute plus été entretenu pendant les années de blocus et un grand banc de vase s’était formé à l’entrée de la passe qui donnait accès au port82. À Honfleur, on ne sait comment, cet ingénieur entra en rapport avec la famille Le Play (Frédéric était-il encore à Paris ?). En mai 1822, donc peu avant que Frédéric ne réussisse son baccalauréat, le désormais ingénieur en chef de deuxième classe fut envoyé à Saint-Lô dans la Manche pour superviser le défrichement et le dessèchement du marais du Cotentin, près de Carentan, en assurant la dérivation des rivières qui débouchent dans la baie du Mont-Saint-Michel et l’endiguement de cette baie83. Frédéric le rejoignit et nous indique qu’« il appliquait au dessèchement des marais du Cotentin les connaissances 80 Louis-Charles-Napoléon Robert est né le 29 décembre 1804 au Havre. Fils d’un professeur d’hydrographie au Havre, scolarisé au collège du Havre comme Frédéric Le Play dont il est aîné, il prépara le concours d’entrée à l’École polytechnique au collège Saint-Louis et fut reçu en 1823. Admis dans le service du génie maritime en 1825, il fut ingénieur des constructions navales et travailla à Brest puis à Cherbourg. En 1837, il entra au séminaire, à l’institution d’Yvetot, dont il s’occupait de la construction des bâtiments et de la chapelle ; tout en dirigeant les travaux, il donnait des cours de physique. Il resta professeur dans cette institution pendant vingt-cinq ans. Il fut ordonné prêtre en 1840, et nommé chanoine titulaire de la métropole (de Rouen ?) en 1861, puis doyen du chapitre. À partir de 1850, il contribua à de nombreuses constructions d’églises, dont il dressa ou conseilla les plans. Parmi celles-ci, on citera la basilique Notre-Dame-deBonsecours pour laquelle l’abbé Godefroy le consulta, mais aussi l’institution Join-Lambert de Bois-Guillaume. L’abbé Robert mourut le 2 mars 1885. Arch. de l’École polytechnique, registre matricule décennal des élèves et E. Julien, Vie de l’abbé Robert, Rouen, Cagniard, 1895, 407 p. 81 OE2, p. 28-29. 82 Arch. nat., F14 732, ports 1703-1816. 83 Il poursuivra sa carrière en effectuant notamment plusieurs séjours en Vendée. Il sera admis à faire valoir ses droits à la retraite par un arrêté du 30 avril 1843, après 42 ans et 6 mois de service, et avec une pension de 4 000 francs (Arch. nat., F14 22031, dossier Dan de la Vauterie). Formation d’un ingénieur des Mines 29 spéciales qu’il avait acquises dans les polders compris entre l’Escaut et le Rhin84 ». À Saint-Lô, Frédéric vécut reclus dans une maison avec l’ingénieur, ses journées se partageant entre un enseignement sur le terrain et « cinq heures [consacrées] aux lettres et aux sciences ayant pour objet l’étude des sociétés85 ». Il lit notamment Montaigne et toujours Cicéron. En mai 1823, Dan de la Vauterie fut chargé d’une mission ayant pour objet l’endiguement de l’île de Noirmoutier au large des côtes vendéennes : il entraîna Frédéric dans sa nouvelle affectation où ils arrivèrent à la mi-juin. Là se déroule un des moments clefs de la vie de Frédéric qui permettent de comprendre le futur Le Play : « Nos voyages dans le Cotentin et la Vendée nous exerçaient à observer chez les contemporains les vices et les vertus des temps passés. […] J’admirai le magnifique spectacle qu’offrit à cette époque la Vendée, lorsque l’auguste fille de l’infortuné Louis XVI traversa ce pays. […] En voyant le témoignage du sentiment énergique des familles du Marais et du Bocage, je compris pour la première fois la puissance que donne à une race d’hommes la communauté du dévouement à la religion et à la souveraineté. […] Cet épisode provoqua des lectures et surtout des entretiens qui laissèrent une utile empreinte sur mon éducation, et me préservèrent des exagérations contraires, propres aux écoles où j’allais entrer86. » Frédéric ne s’était jamais autant éloigné de sa région d’origine. Dans le Cotentin et en Vendée, il découvrit « les espérances de paix sociale que semblaient garantir, après tant de discordes, la disposition des esprits et surtout la prospérité matérielle rétablie depuis 181587 ». En Vendée en particulier, il assista à la ferveur populaire et religieuse qui entoura le passage d’un membre de la famille royale. Il s’agissait en l’occurrence de la duchesse d’Angoulême, Marie Thérèse Charlotte, aînée des enfants de Louis XVI, qui avait pour habitude de sillonner le royaume et qui fit en particulier en 1823 un très long voyage dans toute la France qui la mena notamment à Bordeaux, Nîmes et en Vendée. Là, elle passa en revue, le 18 septembre, sur le plateau des Alouettes, douze mille anciens chouans avec leurs armes. L’enthousiasme royaliste et apparemment unanime qui accompagnait dans les régions traversées ce voyage ducal de 1823 tint en grande partie au fait que les préfets et les sous-préfets aidés des élites locales se chargeaient d’organiser l’accueil de cette personne royale dont le rang est particulièrement mis en exergue par un décorum et une mise en scène majestueux88. En Vendée (comme à Bordeaux), il est cependant probable que cet accueil chaleureux fût sincère. Frédéric, assistant au spectacle de cette joie populaire, comprit mieux le sentiment monarchiste. Cet événement constitue une expérience fondatrice qui lui fera chercher les principes du retour à la paix sociale dans la monarchie pré-louisquatorzienne. 84 OE2, p. 29. 85 Ibid. 86 OE2, p. 30-31. 87 OE2, p. 30. 88 H. Becquet, Marie-Thérèse-Charlotte de France (1778-1851). Représentations, sensibilités et politique, thèse de l’École des chartes, 2004, chap. II. 30 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage Dan de la Vauterie qui possédait un patrimoine rural et dont les « habitudes de lecture avaient surtout pour but de remédier aux lacunes que la décadence de l’Ancien Régime et les violences de la Révolution avaient introduites dans les connaissances de la classe aisée89 », représentait donc pour Frédéric à la fois un mentor, maître moral et intellectuel, un ingénieur exemplaire et moderne, et un modèle professionnel. Si cet ingénieur, en jugeant Frédéric capable d’être polytechnicien, conforta son choix, le succès de Louis Robert au concours d’entrée de Polytechnique de 1823 l’encouragea à suivre cette voie. Il est par ailleurs possible que deux cousins germains de sa mère, enfants d’un bonnetier de la rue de la Sorbonne90, l’engagèrent également à poursuivre une carrière scientifique où eux-mêmes s’étaient engagés. D’une dizaine d’années plus âgé que Frédéric, Jean Guillaume Florent Prévost (1794-1870) était entré au Muséum d’histoire naturelle comme élève en 1812, puis aide naturaliste depuis 1815, spécialisé en zoologie91, bientôt suivi par son frère, Edme Hypolite Prévost (1796-1879), employé depuis 1816 au même Muséum, rédacteur depuis 182592. Lorsque Frédéric vint à Paris pour la deuxième fois, il n’était donc pas tout à fait un jeune provincial esseulé dans la capitale. Outre sa tante remariée, les Prévost constituaient un milieu à la fois familial et scientifique sur lequel il put s’appuyer. Florent Prévost, en particulier, l’aidera lorsqu’il sera blessé en 1830 et l’initiera au monde du Muséum et à l’histoire naturelle, comme il en témoignera en 183393. Enfin, si Frédéric se passionna pour la chimie, c’est peut-être parce qu’il apprenait à lire, sur « les genoux de sa mère94 » à l’âge de 5 ans, avec un livre de vulgarisation scientifique pour enfants95 ou que : « placé constamment, pendant le reste de ma jeunesse, en présence de la nature, je ne cessai pas d’avoir l’esprit troublé par le contraste qui existait entre la fausse théorie [des quatre éléments naturels alors enseignée] et les faits que j’avais sous les yeux. Telle fut la cause de la satisfaction que m’inspira la doctrine de Lavoisier, et de l’ardeur avec laquelle je me vouai tout d’abord à la chimie et à la métallurgie [en arrivant à Polytechnique en 1827]96. » 89 OE2, p. 29. 90 Arch. dép. de Paris, état civil reconstitué, acte de décès de Florent Germain Prévost du 15 avril 1818. 91 Il décéda le 1er février 1870 en activité de service dans cette fonction (Arch. nat., F17 21 546, dossiers Prévost). 92 Il deviendra chef de bureau en 1833, chevalier de la Légion d’honneur en 1856, agent comptable en 1864, et enfin nommé secrétaire honoraire le 30 octobre 1869 (Arch. nat., F17 21546, dossiers Prévost). 93 Les relations avec Florent Prévost sont attestées par cette phrase : « Mon père avait beaucoup de reconnaissance pour les soins que Florent lui avait prodigués quand il eut les mains brûlées dans un accident de laboratoire. » (SESS, fonds Le Play, A. Le Play, op. cit., p. 3). Par ailleurs, il existe un manuscrit de Frédéric Le Play, tiré de son voyage en Espagne, dans les fonds du Muséum. 94 CEH, « Aperçu préliminaire ». 95 Éraste ou l’Ami de jeunesse (éd. 1773). 96 CEH, « Aperçu préliminaire ». Formation d’un ingénieur des Mines 31 Chaperonné un temps par un milieu composite où vétérans des guerres révolutionnaires et de l’Empire et anciens émigrés se côtoient, élevé par des prêtres souvent du bas clergé, et préparé par un noble ingénieur chevronné, fréquentant des mondes sociaux variés où se mêlent paysans, pêcheurs, artisans et bourgeoisie parisienne, Frédéric possédait déjà à son retour à Paris les bases morales et expériencielles de sa pensée ainsi qu’une double ambition : intellectuelle celle de comprendre le monde qui l’entoure, et professionnelle, celle d’agir sur lui par les moyens de la science. La seconde « montée à Paris » et la réussite scolaire Frédéric, on l’a vu, ne gardait pas un bon souvenir de sa scolarité primaire dans le deuxième arrondissement. Son premier séjour à Paris fut long, cinq ans, et marquant (il a connu la première abdication de l’Empereur et a senti la menace armée sur Paris). Il a suscité la nostalgie de la prime jeunesse rurale, libre et heureuse. De ce contraste, Le Play retiendra que le bonheur est plus facile à trouver en province là où l’ancien régime des mœurs perdurait. À Paris en 1823-1824, il voit partout « un esprit de discorde », le « désir de révolution » diffusé par les « lettrés célèbres », les « politiques influents », les journaux, et des discussions enfiévrées jusque dans les « foyers domestiques » et les « ateliers de travail97 ». Cette deuxième « rencontre » avec Paris constitue un nouveau choc pour le jeune provincial. Selon ses dires, il n’arriva dans la capitale qu’au début 1824 et s’inscrivit au collège (actuel lycée) Saint-Louis avec le statut d’externe pour préparer le concours d’entrée à l’École polytechnique. À l’issue de cette première année écourtée, Frédéric, en élève moyen, obtint le troisième accessit de physique98. Durant ce temps de travail intensif, Frédéric se lia d’amitié avec Joseph Auguste Gratry, un brillant élève lillois, qui fera partie de sa promotion à Polytechnique mais qui démissionnera dès 1827 avant sa sortie de l’École99 et sera prêtre oratorien « dévoué jusqu’à sa mort aux études sociales100 ». La deuxième année, Frédéric devint pensionnaire de l’institution Mayer101, une des nombreuses pensions du Quartier latin (rue Saint-Jacques) qui faisaient office d’institution préparatoire aux concours d’entrée en encadrant les élèves et en complétant les enseignements suivis au lycée. À l’issue de l’année scolaire 1824-1825, il obtint le premier prix de physique et le second prix d’algèbre (son professeur est alors Lefébure 97 Ibid. 98 Arch. du lycée Saint-Louis, distribution des prix du 17 août 1824. 99 Arch. de l’École polytechnique, registre matricule décennal des élèves. 100 OE2, note p. 33 101 Fondée en 1824 par Mayer d’Almbert, elle connut un succès immédiat. 32 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage de Fourcy). Un de ses condisciples à l’institution Mayer, était Liouville102 qui obtint, lui, le premier accessit103. Frédéric réussit le concours et entra à l’École polytechnique le 21 septembre 1825 où, durant ses deux années de scolarité, il bénéficia d’une demi-bourse. Lui qui, jusque-là, était resté dans la moyenne des élèves se révéla être un excellent étudiant. Au classement de sortie de l’École, il se distingua en étant classé quatrième sur les cent dixneuf élèves de sa promotion. Il put donc choisir son avenir, et opta, le premier, pour le corps des Mines, suivi de trois autres camarades104. Après les deux années à l’École polytechnique, les élèves devaient effectuer un service militaire. Frédéric fut réformé car le médecin lors d’une visite médicale le 8 août 1827 le déclara inadmissible en raison d’« une vue très courte105 ». Il intégra donc dès la rentrée 1827 (15 novembre) l’École des mines. « L’admission à l’École des mines de Paris, à la fin de l’année 1827, fut pour moi une époque de bonheur. J’échappais enfin à la servitude du casernement106 et des salles d’étude, qui depuis deux ans paralysait mes facultés. Mon travail, redevenu libre, reprit sa fécondité107. » Frédéric allait en effet se révéler un élève au-dessus du lot, surpassant nettement ses condisciples. Une lettre du conseil de l’École des mines du 21 mai 1829 signala au directeur des Ponts et Chaussées et des Mines, Becquey, les excellents résultats de l’élève Le Play et lui demanda « de lui témoigner toute votre satisfaction par 102 Joseph Liouville (1809-1882) : Fils d’un militaire qui survit aux campagnes napoléoniennes ; en 1814, la famille s’établit à Toul. Joseph va étudier au collège Saint-Louis de Paris, et en 1825, il entre à l’École polytechnique (dans la même promotion que Le Play). Deux ans plus tard, il intègre l’École des ponts et chaussées, dont il n’obtient pas le diplôme en raison de problèmes de santé et surtout de sa volonté de suivre une carrière académique plutôt qu’une carrière d’ingénieur. Liouville fut élève de Cauchy à l’École polytechnique où il enseigna lui-même dès 1833. Il fonda son Journal de mathématiques pures et appliquées, appelé communément Journal de Liouville (1836), qui fit suite aux Annales de Gergonne. Il sera professeur au Collège de France (1839) et admis la même année à l’Académie des sciences. 103 Arch. du lycée Saint-Louis, distribution des prix du 18 août 1825. 104 Arch. de l’École polytechnique, registre matricule décennal des élèves. 105 Arch. de l’École polytechnique, titre II : admissions, section 4 : objets divers, carton n° 2, 1814-1899. 106 « En 1816, tout l’appareil militaire [de l’École polytechnique] est écarté ; la pension et le casernement sont maintenus. Enfin, depuis 1822, l’École est de nouveau soumise au régime militaire, mais seulement en ce qui concerne la discipline intérieure. Il n’y a plus de fusils, ni de gibernes, et l’on n’enseigne de l’exercice du fantassin que ce qui est nécessaire pour qu’une troupe puisse se mouvoir et se poser avec ordre. » L’École est commandé par des officiers. A. Fourcy, Histoire de l’École polytechnique, 1828, rééd. avec une introduction de Jean Dhombres, Paris, Belin, 1989, p. 370. 107 OE2, p. 34. Formation d’un ingénieur des Mines 33 une lettre particulière108 », ce qu’il fit dans un courrier du 15 juin 1829 que Le Play cita dans la réédition des Ouvriers européens : « Bien que vous n’ayez que deux années d’études, vous vous trouvez en tête de la liste des élèves et vous avez acquis, en points de mérite, 5 797, nombre auquel, depuis la fondation de l’École, n’a jamais atteint aucun élève, même de 4e année109. » Frédéric était alors « logé avec quelques élèves des Ponts et Chaussées à l’hôtel du Luxembourg, rue Saint-Dominique-d’Enfer, n° 12 (aujourd’hui rue Royer-Collard)110 ». Il travaillait beaucoup au laboratoire de chimie de l’École et fit la rencontre de Jean Reynaud, condisciple de la promotion précédente111. Filleul du conventionnel Merlin (de Thionville), Reynaud sera sous-secrétaire d’État à l’Instruction publique dans le gouvernement provisoire de 1848. Selon Le Play, Reynaud « commençait à se passionner pour les idées saint-simoniennes. Il était poussé dans cette voie par ses entretiens fréquents avec Pierre Leroux et par les aspirations patriotiques qui nous étaient communes112. » Comparant les parcours et les inclinations de ses condisciples, Frédéric se découvrit un destin singulier par rapport à « ceux de mes amis qui ont conquis la renommée par leurs talents [et] avaient été élevés dans les agglomérations urbaines et dans les internats scolaires [et qui] étaient devenus peu capables de résister, avec calme et fermeté, aux abus de tous les pouvoirs113 ». Par ses attaches rurales, sa scolarité en partie en externat et les enseignements reçus de plusieurs sages, Frédéric n’aurait donc pas eu une éducation conformiste et banale et ne serait pas un jeune homme comme les autres de sa génération. Vu sous un autre angle, il est pourtant bien un homme de son temps, formé dans les cadres scolaires de son époque (primaire libre/confessionnel, secondaire confessionnel sous tutelle de l’État _ en train de se mettre en place _, classe préparatoire publique avec soutien d’une institution privée et payante, grandes écoles). Il connut une École polytechnique (création de la République) en mutation permanente (régime semimilitarisé rétabli), traversée par des courants politiques opposés (un encadrement royaliste pour une jeunesse majoritairement acquise aux idées républicaines). Il acheva sa scolarité dans une école d’Ancien Régime prestigieuse, à laquelle la révolution industrielle conférait une importance grandissante. Il fut influencé par le saintsimonisme, et non par le romantisme, notons-le, l’autre grande nouveauté intellectuelle de sa génération. Une génération qui n’a pas connu la Grande Révolution mais qui va vivre celle de 1830. 108 Arch. nat., F14 27312, dossier Frédéric Le Play. 109 Lettre de Becquey à Le Play cité dans OE2, note p. 404. 110 Extrait de la notice biographique par Eugène Lefébure de Fourcy (art. cité). 111 Sa mère résidait à Guentrange (Moselle) en 1829. 112 OE2, p. 35. 113 OE2, t. I, p. 16-17. 34 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage Un voyage formateur, un accident initiatique, une révolution intime Pour son premier voyage d’étude114 à effectuer avec un élève des promotions antérieures de l’École, Frédéric parvint à convaincre Reynaud d’aller en Allemagne car il n’avait pas « oublié les récits du Gentleman, qui, en 1814, m’avait signalé l’Allemagne du Nord comme la patrie de la sagesse115 ». Ce voyage d’étude116 de six mois, de mai à novembre 1829, à travers l’Allemagne du Nord, avec un long séjour dans le Hartz, est à replacer dans la liste de ses découvertes successives (Paris en 1811-1815, Saint-Lô et la Vendée en 1822-1823, Paris à nouveau en 1823-1824) qui lui ouvrirent un horizon de plus en plus large. Ce départ pour l’étranger fut l’occasion pour Frédéric d’observer d’une manière soutenue les autres populations du continent. « Dès 1829 […] j’avais vu en action, au Hartz et dans la plaine saxonne, la “constitution essentielle” de l’humanité117. » Il fit à cette occasion la première ébauche de monographie sur un mineur du Hartz. L’année 1829 fut aussi marquée par la première publication de l’élève ingénieur Frédéric Le Play, qui ainsi se fait un nom118. L’année 1830 sera plus décisive encore. En février, Frédéric Le Play est nommé sous les ordres du chimiste Berthier « directeuradjoint des travaux du laboratoire de l’École » où il succède à Bineau (avec une rémunération d’aspirant, soit 125 francs par mois)119. Il y restera attaché jusqu’en 1834. Le même mois, il présenta un mémoire sur la réduction de l’oxyde de zinc devant le conseil de l’École des mines120. Le 30 avril, Le Play fut victime avec Fiquet, un garçon de service mis à sa disposition par Sérullas, chimiste au Val-de-Grâce121, d’une explosion au laboratoire de l’École, « à l’occasion d’une expérience dangereuse qui m’avait été confiée par le professeur de chimie122 », en manipulant une préparation de 114 La blessure dont il sera question plus loin et ses bons résultats scolaires le dispenseront du deuxième voyage d’étude. 115 OE2, p. 35. 116 L’itinéraire fut approuvé par le conseil de l’École et bénéficia d’« une indemnité de campagne exceptionnelle » (Procès-verbaux du conseil de l’École des mines, vol. 3, 20 janvier 1826-23 mars 1832, p. 244) et E. Lefébure de Fourcy, « P. G. F. Le Play… », art. cité. 117 OE2, p. 407. 118 « Analyse d’une tourmaline du Mont-Rose », Annales de chimie et physique, t. XLII, 3e vol. de 1829, p. 270. L’année suivante il publia « Analyse d’une substance associée à l’amphibole des carrières, Saint-Yriex (Haute-Vienne) » (Annales des mines, t. V, p. 187). 119 Arch. nat., F14 27312, dossier Le Play, lettre de Becquey, directeur des ponts et chaussées et des mines, du 8 février 1830. 120 Compte rendu de l’Académie des sciences, 1er semestre 1836, p. 68-73. 121 Georges Sérullas (Poncin [Ain] 1774 - 1832) était à 22 ans pharmacien major dans les armées de la République. Nommé en 1814 pharmacien en chef et professeur de chimie à l’hôpital militaire de Metz, il fut bientôt appelé au Val-de-Grâce. Il fut admis en 1829 à l’Académie des sciences. 122 OE2, p. 406. Formation d’un ingénieur des Mines 35 potassium123. Cet accident au cours duquel il fut gravement brûlé le priva momentanément de l’usage de ses mains _ ce qui interrompit la rédaction de son journal de voyage124 _ et l’obligea à rester longtemps alité125. Il ne retrouva la plénitude de ses moyens physiques que dix-huit mois plus tard. À la douleur physique aiguë s’ajoutait, dit-il, la souffrance intellectuelle de ne pas voir ses travaux chimiques progresser ainsi qu’une souffrance morale et patriotique : les journées de Juillet, qu’on lui a racontées mais qu’il n’a pas vécues, avaient fait couler le sang français. Une fois encore, on rejouait la Révolution : la discorde et le désordre l’emportaient sur l’harmonie et la paix sociale. Le repos forcé et la cogitation qu’il impliquait, joints à l’écho des violences extérieures et des manifestations parisiennes, amenèrent le jeune Le Play à s’interroger sur les moyens de mettre fin à l’ère des révolutions et de résoudre les problèmes de la France contemporaine. Dans l’atmosphère d’effervescence politique et d’exaltation patriotique qui régnait à Paris, Le Play, mu par un sentiment patriotique et philanthropique, se convainquit qu’il devait jouer un rôle dans la résolution des maux de la société qui l’entourait. Attristé par la perpétuation des désordres sociaux et le retour cyclique à la violence populaire, mais, à l’instar de la jeunesse des écoles126 et de ses camarades127, prompt à l’engagement, sinon politique, du moins civique, Le Play, libéré des contraintes scolaires128, suivant en cela les préceptes de Dan de la Vauterie qui prônait l’engagement social et sociétal de l’ingénieur, se jura _ mission très saintsimonienne dans l’esprit _ de mettre sa science au service de la société. Mais plutôt que de prendre parti pour telle ou telle idéologie ou utopie, il voulut remettre en question l’ensemble des connaissances inculquées pendant son enfance, des enseignements appris durant sa scolarité et des doctrines reçues de ses fréquentations : « En quittant les écoles après la révolution de 1830, je me trouvai au milieu du mouvement qui portait les esprits vers l’étude des questions sociales. Je remarquai surtout l’ardeur avec laquelle plusieurs de mes condisciples propagèrent alors la doctrine saint-simonienne, qui dut à leurs travaux et à leur mérite personnel une certaine célébrité. Ne pouvant ni partager les opinions de mes amis, ni démontrer l’erreur dans laquelle ils s’engageaient, je compris qu’en matière de science sociale nos écoles n’offraient aucune méthode qui aidât à distinguer le vrai d’avec le faux et suppléât à l’inexpérience de la jeunesse. 123 Arch. nat., F14 27312, dossier Le Play, lettre de Berthier au directeur des ponts et chaussées et des mines, du 2 mai 1830. 124 D’après Eugène Lefébure de Fourcy, « P. G. F. Le Play… », art. cité. 125 OE2, p. 40. 126 Rappelons que des élèves de l’École polytechnique ont combattu pendant les Trois Glorieuses de juillet 1830 et qu’un des leurs, Vaneau, fut tué lors de l’attaque de la caserne de Babylone. 127 « Comme mes condisciples les plus éminents, j’ai tout d’abord songé au moyen d’y porter remède » (OE2, t. I, p. 12). 128 En raison de son état de santé et de ses brillants résultats, Le Play, dispensé de la deuxième campagne (voyage d’études), est nommé le 1er septembre 1830 aspirant ingénieur après avoir été déclaré hors de concours comme prévu par la délibération du conseil de l’École du 18 et 19 mai (Procès-verbaux du conseil de l’École des mines, vol. 3, 20 janvier 1826-23 mars 1832). 36 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage Sentant mon impuissance et ne trouvant aucune direction auprès de nos maîtres, je cherchai avec ardeur, dans cet ordre de connaissances, des moyens de certitude129. » Le Play a vu sa vie en danger au même moment où il voyait Paris ensanglantée. Il a douté de son avenir130 et de celui de son pays131. Il a douté également de ce qu’il était, et ce doute fut fondateur. Pour devenir Le Play, le théoricien des études sociales puis le réformateur social, il devait remettre en question ce que Frédéric savait. « Je tins pour non avenues, jusqu’à vérification personnelle, les opinions au milieu desquelles j’avais été élevé132. » Seules les observations concrètes, patientes et dénuées de préjugés, lui permettraient d’atteindre la vérité sur l’état social et de proposer objectivement les voies du retour à l’harmonie sociale. Dans cette démarche très cartésienne, Le Play mobilisa les idées de son temps (la société doit être réformée) et les principes véhiculés dans sa formation d’ingénieur (l’ingénieur peut changer la société) pour développer l’intuition que la méthodologie de la science appliquée pouvait, à terme, améliorer la société. L’« association » intellectuelle, « fortuite » dit-il, mais utile, entre sciences de la nature en plein essor et science sociale à créer constitue l’innovation133 majeure de Le Play, une rupture épistémologique essentielle. Le Play avait acquis la conviction que le « progrès moral » passait par l’utilisation des méthodes scientifiques pour explorer le monde des hommes et non pas que le progrès technologique résoudrait, de lui-même, les maux de la société. Il a retourné les termes de l’axiome du moment. Frédéric Le Play a fait sa révolution intime. Conclusion Après avoir retracé le temps des intuitions, nous avons situé le passage à l’âge « social » de Frédéric en 1829-1830. Le concours de circonstances exceptionnelles où coïncident ce premier long voyage d’étude à l’étranger, initiatique à plus d’un titre, cet accident grave qui mit sa vie en danger et le paralysa pendant de longs mois, cette révolution politique qu’il subit et qu’il imagina, sans en être ni un acteur ni un spectateur134 _ une prise de distance obligée en quelque sorte _ et la fin brillante de ses études qui se 129 F. Le Play, La réforme sociale en France, Tours, Mame, 1874, 5e éd., introduction, p. 62. 130 « Une blessure, offrant peu de chances de guérison, me tint suspendu pendant une année entre la vie et la mort. » (OE2, t. I, p. VII). 131 « Beaucoup d’opinions et d’habitudes que je considérais depuis l’enfance comme des indices de la supériorité de notre pays, m’apparurent à la fin comme les causes de ses désordres et de ses revers. » (F. Le Play, La réforme sociale…, op. cit., introduction, p. 66). 132 F. Le Play, La réforme sociale…, op. cit., introduction, p. 64. 133 Avec une grande lucidité ou une vraie fausse modestie, Le Play se défend néanmoins continuellement d’avoir inventé quoique ce soit. 134 De la même façon, Le Play ne vécut ni le siège de Paris, ni la Commune car si l’on suit Charles de Ribbe (C. de Ribbe, Le Play d’après sa correspondance, Paris, V. Lecoffre, 1906, 2e éd., p. 117 et 124), il serait parti après le 1er septembre 1870 (et sans doute avant le 18 septembre, date du début du siège) et rentré dans la capitale en juillet 1871 (soit plus d’un mois après la Semaine sanglante de la fin mai). Formation d’un ingénieur des Mines 37 conjuguait avec l’obtention d’un emploi qui lui permettrait de subventionner ses recherches connexes et le début d’une reconnaissance sociale, nous semble être le moment décisif qui le transforme en Frédéric Le Play. Le Play a, lui, du mal à fixer une époque plus décisive qu’une autre. En effet, il se voulait un anti-doctrinaire, aussi il dépeignit son existence comme un lent cheminement intellectuel vers la création de la méthode sociale, gradué par des étapes, divisé en périodes aux bornes chronologiques variables. En 1823, il décida de devenir ingénieur. En arrivant à Paris, il ressentit le désordre social. Mais sa scolarité accaparait son esprit et « ce fut seulement en 1828, pendant mon séjour à l’École des mines, que je revins aux questions sociales [dans ses entretiens avec Jean Reynaud]135 » qu’il avait entraperçues avec Dan de la Vauterie. Le Play dira ailleurs qu’il aurait repris ses études sociales dès 1827 à Polytechnique. En 1829, « en poursuivant ces études [en Allemagne], nous n’avions pas encore l’esprit assez formé pour remonter des faits aux principes et nous élever à la hauteur de la science ; mais nous nous assurions le moyen de l’acquérir plus tard, car nous apprenions l’art des voyages. […] Le voyage de 1829 m’attacha à ma profession en me donnant la certitude que je pourrais m’y rendre utile à mon pays. Je poursuivis, avec une ardeur croissante, mes travaux d’ingénieur ; mais, à dater de ce moment, je ne perdis jamais de vue les études sociales, et elles devinrent l’une de mes récréations favorites136. » Le Play fait ainsi débuter en 1829 la seconde période de son existence, celle qu’il qualifie d’« apprentissage de la méthode137 ». À propos de l’accident de 1830, il déclare que « ce dur apprentissage de la douleur, complétée par une méditation forcée, m’apparaît aujourd’hui comme un des événements décisifs de ma carrière : ce fut alors, en effet, que je pris la résolution de remédier autant que possible aux fléaux déchaînés dans mon pays138 ». De plus, « dès que j’eus reconnu l’inexactitude de plusieurs opinions au milieu desquelles j’avais été élevé, je m’habituai si bien à subir l’autorité de l’expérience, que j’éprouvai bientôt plus de satisfaction à découvrir mes erreurs que je n’en trouvais précédemment à me croire en possession de la vérité. Mon programme fut arrêté en 1833139. » Enfin, toujours selon Le Play, il aurait eu les idées plus claires sur ses démarches et atteint une maturité intellectuelle après le voyage en Russie de 1837 : « Ma pensée s’ouvrit tout à coup à l’intelligence de l’histoire et des faits contemporains140. » Les réalisations personnelle, professionnelle et 135 OE2, note p. 33. 136 OE2, p. 38 et 40. 137 Voir les OE2, « chap. XIII Précis historique concernant la méthode, § 1 Introduction au livre troisième : les trois époques de l’œuvre et de ses résultats » qui sont : 1811-1815 ; 1829-1855 ; 1848 [et non pas 1855]-1879, cette dernière période elle-même subdivisée en 1848-1855, 18551870, 1870-1879. Il s’agit d’un récit autobiographique bref avec des remerciements pour tous ceux qui l’ont aidé dans sa progression intellectuelle. 138 OE2, p. 41. 139 F. Le Play, La réforme sociale…, op. cit., introduction, p. 66. 140 OE2, t. I, p. 421. 38 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage intellectuelle (ou philosophique141) de Frédéric sont présentées par Le Play comme marchant ensemble. Sans doute faut-il le suivre dans l’idée d’une lente maturation, d’une propédeutique informelle, épisodique et sous-jacente, préparant la formulation de la réforme sociale et tendant vers la création de la méthode sociale, et lorsqu’il ne se croit pas prédestiné à devenir l’inlassable défenseur, entre autres, de la restauration de l’autorité paternelle. Il faut, en outre, garder à l’esprit les rencontres et les voyages successifs, les choix qui s’offrent à lui et les phases de doute pour comprendre la genèse de Le Play. Il est également nécessaire de révéler, et d’expliquer, ses non-dits. S’il balise son parcours intellectuel avec des informations intimes qu’il livre volontiers sur ses proches, il occulte en partie les mésaventures de sa famille. Le remplissage des blancs qu’il laisse dans ses récits autobiographiques l’éclaire sous un autre jour. Il n’a ainsi jamais mentionné que sa tante eut, à Gournay-en-Bray à l’âge de 19 ans, un enfant d’un père « inconnu », que la sœur de son père, veuve et sans enfant en 1816, s’était remariée moins d’un après le décès de son oncle, et enfin que son père avait abandonné le foyer conjugal peu après ou peu avant la naissance de sa seconde sœur décédée avant l’âge de 2 ans. Il insista plus volontiers sur ses quatre142 « maîtres », pères de substitution, qui étaient, d’après Le Play, cet oncle parisien mythifié, ses deux amis, le « lettré » et le « gentleman », l’ingénieur normand Dan de la Vauterie, et sur les voyages (Paris, SaintLô, la Vendée, l’Allemagne) qui forment effectivement la jeunesse de ce Normand. Son éducation familiale et scolaire lui donne ensuite des intuitions et des inclinations, tandis que le contexte français de crise, ou du moins le ressenti d’une crise, et le vent nouveau du saint-simonisme contribuent à formater le jeune Frédéric. Enfin, ce sont les révolutions de 1789 et de 1830 (puis de 1848) qui déterminent Frédéric Le Play à se lancer dans l’étude de la société. C’est l’histoire de cette jeunesse singulière qui a fait de Le Play un fils unique de son époque. 141 142 Le doute et la méthode cartésiens. On pourrait ajouter son camarade normand d’école d’un an son aîné, Louis Robert, et les professeurs abbés Vastel et Bazire. Le Play cite également le comte de Rayneval, ambassadeur à Saint-Pétersbourg puis à Madrid où Le Play le rencontra en 1833 grâce à une recommandation de M. Boïeldieu, auteur de la Dame blanche, « en souvenir des soins pieux donnés par ma famille à son oncle, M. l’abbé Boïeldieu, vénérable octogénaire, ancien curé d’Allouville dans le pays de Caux » (CEH, « Aperçu préliminaire »). Formation d’un ingénieur des Mines 39 40 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage Formation d’un ingénieur des Mines 41 LE PLAY ENQUETEUR EN ANGLETERRE : LE VOYAGE DE 18511 JUDITH SCHEELE L’Angleterre joue un rôle prépondérant dans l’œuvre et la pensée de Le Play. Dans la deuxième édition des Ouvriers européens, qui paraît plus de quarante ans après son premier voyage en Angleterre, Le Play décrit son voyage de 1836, entrepris à l’âge de 30 ans, comme la première révélation de la théorie sociale qu’il développera vers la fin de sa vie. L’Angleterre y apparaît dans une « situation intermédiaire » entre une stabilité passée et une désorganisation future ; position qui, selon lui, donne à son étude une importance toute particulière : « Dans cette situation intermédiaire, [les Anglais] peuvent voir l’abîme que l’erreur creuse de plus en plus, sans être encore exposés à y tomber. Pour arrêter l’Europe sur la pente où elle glisse, ils sont donc mieux placés que ne le sont les races trop confiantes dans leur état de santé ou trop annulées par la maladie » [Le Play, 1877, p. 503]. Or, la genèse de l’image que dessine Le Play de l’Angleterre dans ses ouvrages des années 1860 et 1870, L a constitution de l’Angleterre et la deuxième édition des Ouvriers européens, mérite une attention plus particulière. D’abord, cette image est loin de celle qu’il développa lors de ses grands voyages en Angleterre de 1836 à 1851, au point que Le Play jugea nécessaire, lors de leur réédition, d’apporter des changements conséquents à ses textes issus de ses voyages. Ensuite, à l’origine, ses voyages euxmêmes n’étaient pas entrepris avec l’intention de connaître toute l’Angleterre, mais avaient été des missions circonscrites, motivées par des choix plus ou moins conscients de la part de Le Play, et le conduisant dans des régions spécifiques. Cet article vise à décrire et à expliquer, à travers l’exemple du voyage de 1851, quelques-uns de ses choix, et leur effet sur la formation du « modèle anglais » que Le Play apprenait à comprendre et à estimer, pour des raisons qui, elles-mêmes, évolueront considérablement au cours de sa vie. Les raisons de choisir le voyage de 1851 sont multiples. D’abord, ce voyage semble décrire un moment de transition entre les voyages extensifs, souvent effectués à pied et de façon plus ou moins clandestine, et des voyages plus courts et plus sédentaires, en partie entrepris en tant qu’invité officiel. Ensuite, Le Play en rapportera plusieurs ouvrages : il rédigea ses trois monographies anglaises sur la base des renseignements recueillis en 1851 [Le Play, 1855] ainsi qu’un rapport extensif sur la coutellerie [Le Play, 1854], ces textes nous permettant de mieux comprendre la relation entre voyage et écriture. Enfin, pour l’Angleterre, 1851 fut, selon le romancier anglais 1 Cet article est le résultat d’un travail collectif entrepris dans le cadre d’un séminaire sur Le Play tenu à l’EHESS en 2005/2006 sous la direction d’Antoine Savoye. Je remercie Stéphane Baciocchi pour les informations qu’il a bien voulu me communiquer. 44 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage Thomas Hardy, « l’année où changea le monde », le passage d’un monde rural et artisanal vers un monde industriel à l’image de Manchester, vers un système que nous avons, à tort, trop souvent tendance à projeter sur tout le XIXe siècle et sur le pays entier. La ville de Sheffield, que Le Play étudia plus particulièrement lors de son voyage de 1851, est un exemple emblématique de cette transformation, une coïncidence qui certainement n’était pas due au hasard et qui témoigne de sa connaissance profonde du terrain anglais. Une analyse du voyage de 1851 devrait donc nous permettre de mieux apprécier les bases matérielles sur lesquelles Le Play a pu construire cette image de l’Angleterre qui prendra une telle importance dans ses ouvrages postérieurs, et nous offrir un aperçu détaillé et original sur un moment-charnière de l’histoire socioéconomique de la Grande-Bretagne. Le voyage Au printemps 1851, Le Play prépare son troisième voyage en Angleterre : il projette d’assister à l’Exposition internationale de Londres et de compléter ses recherches métallurgiques dans le Nord et l’Ouest du pays2. Dans la demande de mise à disposition qu’il envoie à ce sujet au ministère des Travaux publics, il semble surtout s’intéresser à la métallurgie au sens propre ; apparemment, il n’a pas l’intention d’investiguer plus particulièrement l’industrie de la coutellerie, ni de passer plus de temps dans les régions coutelières qu’ailleurs (voir carte 1 pour les endroits qu’il dit vouloir visiter). Or, avant même de recevoir la réponse (positive) du ministère3, quelques jours après l’ouverture de l’Exposition le 1er mai 1851, Le Play est, comme il le dit à Augustin Cochin, « mandé à l’improviste » à Londres, en tant que membre du jury international de la section de la coutellerie4. Dès lors, il passe ses journées parmi les exposants de la coutellerie ; tout son séjour en Angleterre, ainsi que les mois qui le suivent, seront consacrés à des questions variées en lien avec cette branche de l’industrie. D’abord, son travail de juré le retient à Londres plus longtemps que prévu : Le Play aurait passé deux mois et demi dans la capitale anglaise. Cette ville ne semble guère lui plaire, si l’on en croit la description peu flatteuse qu’il en fait à sa femme Augustine : « Ce qui frappe d’abord à Londres c’est l’effroyable fumée qui noircit tout, l’énorme vitesse des 2 Archives de l’École des mines, séance du conseil central des écoles des mines du 5 avril 1851, vol. 7, p. 145-146, non côté. 3 Arch. nat. (France) [Arch. nat.], F14 2731(2), réponse du ministère du 10 mai 1851. Le ministère lui accorde un financement de 1 800 francs pour un voyage de quatre à cinq mois. Le Play estimait qu’un séjour en Angleterre nécessite au moins 700 francs par mois, le financement insuffisant constitue donc peut-être une des raisons pour lesquelles il ne restera que trois mois en Angleterre. En plus de ce financement, il recevra une indemnité de 37 livres et 4 schillings, soit 930 francs, du comité d’organisation de l’Exposition internationale, pour son travail de juré (Arch. nat., F12 3167, quittance du 13 juin 1851). 4 Coll. privée, copie, SESS, fonds Le Play, lettre à Augustin Cochin du 15 mai 1851. Il informe l’École des mines de son absence par une lettre au directeur de l’École datée du 6 mai 1851. Frédéric Le Play enquêteur en Angleterre 45 voitures de place qui courent comme le vent ; la petitesse des maisons qui ne sont en général disposées que pour une seule famille5… » Le travail de juré, qu’il entreprend avec sa méticulosité habituelle, le tient occupé de neuf heures du matin jusqu’à cinq ou six heures de l’après-midi, six jours par semaine, à évaluer les pièces exposées par les 368 exposants en coutellerie. Le dimanche, il n’y a rien à faire, grâce à l’habitude fâcheuse des Anglais de trop bien respecter le repos dominical, habitude qui, selon lui, rend Londres excessivement morne6. Ses soirées il les passe avec le prince Demidoff et les membres de la commission française, qui logent comme lui dans un hôtel à Berkeley Square, à quelques pas du lieu de l’Exposition (carte 2). Le Play trouve cependant le temps de se promener à Londres, de recueillir les renseignements nécessaires à la rédaction d’une des monographies, et de faire une bribe d’enquête sur la boulangerie de Londres [Le Play, 1859, p. 293-295]. Une nuit, il visite les quartiers malfamés de Shoreditch, Whitechapel et Saint-Giles, en compagnie des quatre agents de police, visite dont il fera une description imagée à sa femme : « Ces quartiers sont habités par la plus dangereuse population d’escrocs, de voleurs, d’assassins, et par des femmes d’une condition analogue… Nous avons eu à nous féliciter d’être si bien accompagnés car la société était souvent peu rassurante. Les figures des gens de toutes sortes réveillés dans leur sommeil dans des chambres garnies d’une douzaine de lits et habités par une vingtaine de personnes de tous âges et de tous sexes étaient vraiment curieuses à voir7. » Au début de son séjour à Londres, il demande à Augustin Cochin une lettre d’introduction pour la société locale de Saint-Vincent-de-Paul, en vue d’étudier le « type de l’ouvrier local8 ». Selon toute apparence, il n’en fera pas usage : ce n’est pas le Londres de Shoreditch, ni celui visité par la Société de Saint-Vincent-de-Paul qui l’intéresse, mais celui des artisans décrit dans la monographie du coutelier de Londres, qui vivent une vie respectable dans un des quartiers avoisinants (carte 2). Au contraire, il passe un dimanche à Greenwich9 – lieu préféré des excursions des familles ouvrières aisées de la capitale – pour manger du poisson, comme l’ouvrier décrit dans la monographie : nous nous trouvons donc peut-être face à la première expérience d’observation participante, de nos jours si chère aux anthropologues. Malgré ses excursions dans le « bas-ventre » de Londres, Le Play semble avoir consacré la plupart de son temps libre à la haute société anglaise, réunie à Londres en raison de l’Exposition. C’est de cette époque que datent plusieurs de ses rencontres avec les grands de l’Angleterre, qu’il utilisera pour propager ses idées dans le pays, tout en 5 SESS, fonds Le Play, lettre à Augustine Le Play du 31 mai 1851. 6 SESS, fonds Le Play, lettre à Augustine Le Play du 20 mai 1851. 7 SESS, fonds Le Play, lettre à Augustine Le Play du 31 mai 1851. 8 Coll. privée, copie, SESS, fonds Le Play, lettre à Cochin du 15 mai 1851. 9 SESS, fonds Le Play, lettre à Augustine Le Play du 31 mai 1851. 46 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage infléchissant ses réflexions sur la société anglaise. Il a une conversation avec la reine, va à l’opéra, au théâtre, à la fête de l’anniversaire de la reine à Woolwich et à la course de chevaux d’Ascott. Il fera la connaissance de lord Ashburton, fils d’un des plus influents pairs du royaume, et membre d’une grande famille de financiers de renommée internationale, les Baring [Le Play, 1877, p. 417]. Il est par ailleurs probable que sa rencontre avec lord Granville, l’un des nobles les plus actifs de l’Exposition et dont il parlera à partir de 1862, date de cette époque. En même temps, Le Play trouve le temps d’entretenir et de maintenir des relations nouées lors de voyages précédents : il dîne notamment chez Porter et revoit son ami Barker du Derbyshire. Le 17 mai, sa femme vient le rejoindre pour quinze jours. Le Play lui avait proposé une excursion dans le Derbyshire, mais ils semblent être restés à Londres, à visiter l’Exposition et à explorer la capitale à pied – la meilleure façon de connaître la ville, comme Le Play l’avait souligné plusieurs fois dans ses lettres à son épouse. Le 5 août, il quitte Londres en direction du nord. Il passe deux jours à Chatworth, dans le Derbyshire, deux à trois jours à Sheffield, deux jours à visiter les Consett Iron Works entre Durham et Newcastle, et deux jours en Basse-Écosse. Il redescend vers le Sud en passant par la région des lacs, par Liverpool et Birmingham, pour arriver à Londres le 19 août (carte 3). En quatorze jours, il parcourt près de deux mille kilomètres. Lors des voyages précédents, certes marqués par des séjours sur place plus longs, il avait mis plusieurs mois à faire le même trajet : la rapidité de ce parcours est en elle-même le signe et la preuve du progrès des chemins de fer en Angleterre. Il ne se lasse pas de louer la facilité et le confort des voyages en Angleterre dans les lettres à sa femme10. La durée réduite de ses étapes n’en devient pas moins surprenante. En deux ou trois jours de séjour à Sheffield, il réunit les renseignements nécessaires à la rédaction de deux monographies et d’une grande partie de son rapport sur la coutellerie. Ce n’est qu’en comparant son itinéraire aux précédents que nous pouvons apprécier la célérité et l’efficacité de ses enquêtes : le voyage de 1851 était exclusivement un retour dans des lieux et, probablement, chez des gens qu’il connaissait auparavant (carte 4). L’enquête de Le Play s’inscrit donc dans un projet à long terme, s’appuyant sur des relations établies lors de voyages antérieurs, en Angleterre et ailleurs, autant que sur des liens noués à l’Exposition elle-même. Or, si Le Play fait appel à un grand nombre de ses connaissances de longue date, cette méthode n’est pas systématique et exclusive. Son choix de la ville de Sheffield comme lieu privilégié d’enquête est ainsi loin d’être uniquement lié au hasard des rencontres, mais révèle avant tout ses préoccupations professionnelles. Le Play revint à Londres le 19 août. Il y passe encore une semaine avant de s’embarquer à Douvres pour Calais le 27 août 1851. Son enquête n’est pas pour autant terminée : au mois de septembre, il se rend en Allemagne afin de préparer deux monographies, dont une porte sur un coutelier de Solingen, l’autre sur un fondeur dans une usine à fer. 10 Voir par exemple la lettre du 12 mai 1851. Nous sommes encore loin des jugements critiques qu’il portera plus tard sur les chemins de fer, qu’il verra comme une des causes principales de l’extension du paupérisme en Grande-Bretagne [Le Play, 1877, p. XXXII ; voir aussi Le Play, 1881] ; ici, il voit surtout ses effets économiques bénéfiques qui l’ont déjà frappé lors de sa première mission en Angleterre en 1836. Frédéric Le Play enquêteur en Angleterre 47 Entre-temps, il a eu le temps de faire un tour à Baistherel, pour s’enquérir sur place de la qualité de l’acier, destiné à la coutellerie, qui y est fabriquée11. Selon toute apparence, le voyage de 1851 fut son dernier voyage aussi extensif en Angleterre : il y reviendra en 1860 pour une réunion de la Social Science Association à Glasgow, et pour l’Exposition de Londres de 1862, mais nous n’avons aucune indication sur d’éventuels voyages d’enquête dans la province anglaise après celui de 1851. L’Angleterre en 1851 L’Angleterre de 1851 était la première puissance économique, industrielle et commerciale du monde. Après les troubles sociaux et les débats politiques de la première moitié du siècle12, les années 1850 s’annonçaient bien au nord de la Manche, du moins du point de vue des gouvernants et des grands industriels. L’organisation de l’Exposition internationale, la première exposition universelle du genre, voulut en donner la preuve au monde entier. Elle présentait l’image d’un pays stable, prospère, heureux et uni sous une monarchie constitutionnelle qui n’avait rien à craindre, ni de la concurrence étrangère, ni des « troubles » qui avaient ébranlé l’Europe continentale en 184813. Selon lord Palmerston, alors ministre des Affaires étrangères, l’exposition donnait « l’exemple d’une nation où chaque classe de la société accepte avec gaieté la condition que lui a assignée le Destin ; et où, en même temps, chaque individu de chaque classe s’efforce de s’élever dans la hiérarchie sociale – non pas par l’injustice et le mal, non pas par la violence et l’illégalité, mais par la préservation de la bonne conduite, et par l’exécution régulière et énergique des facultés morales et intellectuelles qui lui fussent données par son Créateur » [cité par Hobhouse, 2002]. Le Palais de cristal, la « serre glorifiée » (Stocking, 1987, voir l’illustration 1) qui abritait cette Exposition se présente comme le symbole du triomphe de l’homme sur la nature, et de l’Angleterre sur le monde. Le Play en fut profondément impressionné : « L’impression produite par le Palais de cristal et son contenu est vraiment saisissante : rien de ce qui s’est vu jusqu’à ce jour n’a pu donner une aussi haute idée de la puissance de l’homme14. » Un cinquième de la population de l’Angleterre se rendit à l’Exposition, qui fera un bénéfice important, grâce notamment aux tarifs d’entrée peu élevés. Partout en Angleterre, dans des districts ruraux autant qu’industriels, des sociétés d’ouvriers s’étaient organisées pour permettre au plus grand nombre d’entre eux d’assister à 11 Arch. nat., F12 3641. 12 Les deux premières décennies du XIXe siècle avaient été marquées par le luddisme et par le blocus continental, les décennies suivantes par des débats acerbes autour de la réforme électorale qui vit le jour en 1832 sans pour autant satisfaire l’opinion. La première moitié des années 1840 connut une crise économique profonde. 13 Les visiteurs de l’Exposition furent néanmoins sujets à une surveillance continue. La peur des « agitateurs étrangers » faillit empêcher l’ouverture publique de l’Exposition [Hobhouse, 2002 ; voir aussi le Sheffield Independent du 28 septembre 1850]. 14 Coll. privée, copie, SESS, fonds Le Play, lettre à Cochin du 15 mai 1851. 48 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage l’Exposition. Les ouvriers cotisaient depuis des mois, parfois les patrons y ajoutaient quelques shillings ; les chemins de fer, en beaucoup d’endroits récemment construits, offraient des tarifs spéciaux pour l’Exposition, et des classes entières des écoles rurales et des groupes de métayers surveillés par leur intendant pour les préserver des tentations, politiques et autres, de la capitale défilèrent dans le hall de l’Exposition (illustration 2). Quelques manifestations politiques autorisées par la police se déroulèrent en marge de l’Exposition, dont un défilé de quinze mille militants antialcooliques de tous les pays d’Europe15. Le travail de Le Play ne semble donc pas avoir souffert de l’obligation de rester à Londres plus longtemps que prévu : pendant l’Exposition, toute l’Angleterre y était. À croire la presse provinciale anglaise, le Nord était désert, les usines dépeuplées. Après l’Angleterre, la France fournit le plus grand contingent d’exposants, accompagné par une commission officielle et quelques ouvriers envoyés aux frais de l’État pour se renseigner sur les nouvelles techniques16. Les rivalités nationales sont vives. Les membres français des jurys internationaux sont sans arrêt bombardés par des circulaires envoyées par le président de la commission française pour les mettre en garde contre l’espionnage, et pour les exhorter à la solidarité entre Français17. Il faut faire barrage aux Anglais, partis pour rafler toutes les médailles. Si, dans son rapport sur la coutellerie, Le Play se plaint de cet esprit de compétition nationaliste là où il aurait voulu voir de la collaboration, il ne lui est pas complètement étranger, comme en témoigne cette notice dans le Sheffield Independent du 17 juillet 1851 : « Il y avait un monsieur français parmi les jurés qui à juste titre montrait un grand zèle dans la protection des intérêts de ses compatriotes. Il avait admis que Sheffield avait amené les meilleures limes, mais il maintenait qu’il y avait une maison en France qui savait en faire des meilleures. Il a lancé le défi à Sheffield et il a choisi la maison qui devra s’y mesurer, et comme par hasard c’était la maison du maire. Il a envoyé quelqu’un en France pour faire faire des limes à cet effet. Il a amené un ingénieur français pour les utiliser, et il a défié les Messieurs Turton et fils. » Le Sheffield Independent conclut fièrement que ce sont les limes de Sheffield qui ont gagné dans ce concours improvisé. Quant à Le Play, il n’en fait pas mention. Les gens de Sheffield avaient de bonnes raisons de se préoccuper de la compétitivité des produits de leur ville. Tout d’abord, en 1851, un quart des 120 000 habitants de Sheffield travaillait dans la coutellerie [Pollard, 1959]. La ville exportait à elle seule cinquante fois plus d’objets de coutellerie que toute la France. Elle dominait le marché anglais, à un point que la section coutellerie de l’Exposition internationale était connue sous le nom de Sheffield Court (illustration 3). Les particularités du métier se reflétaient 15 Sheffield Independent du 9 août 1851. 16 Le Play avait joué un rôle important dans l’envoi de ces ouvriers, insistant pour qu’on les laisse libres de se promener à Londres (Alain Cottereau, communication verbale, 30 novembre 2006). Le budget total voté pour la commission française à l’Exposition était de 638 000 francs, une somme qui fût largement dépassée en raison des emprunts faits à la famille Rothschild de Londres (Arch. nat., F12 3167). 17 Arch. nat., F12 3167. Frédéric Le Play enquêteur en Angleterre 49 dans l’organisation sociale, économique et politique de la ville. Le maître coutelier était souvent aussi le maire, et le Cutlers’ Hall, siège de la corporation du métier, était plus imposant que la mairie. La fabrication de différents objets de coutellerie demandait une multitude d’opérations distinctes et spéciales, toutes basées sur un savoir-faire particulier. Les outils du travail étaient vendus à un prix facilement abordable, et jusqu’aux années 1850, il était impossible de remplacer les ouvriers par une machine. La vapeur ne jouait qu’un rôle limité : Sheffield devait en partie son succès à l’abondance des courants d’eau qui traversaient la ville, et les ouvriers pouvaient louer à la journée des lieux de travail à côté d’une meule mue par l’eau. La plupart des ouvriers travaillaient donc à leur propre compte, ou pour un « petit maître » qui, tout en travaillant lui-même, employait deux à trois hommes et un apprenti (voir dans l’illustration 4 un de ces lieux de travail à la fin du XIXe siècle, à une époque où ce genre d’organisation du travail était déjà devenue rare, mais n’avait toujours pas disparu). Malgré l’abolition de la plupart des privilèges légaux de la corporation du métier, l’apprentissage restait en pratique relativement contrôlé. Les clivages sociaux se situaient plutôt entre ouvriers qualifiés et manœuvres, qui étaient souvent d’origine irlandaise, qu’entre maîtres et ouvriers. Ainsi, le docteur Holland, observateur zélé si rarement objectif, note en 1839 à propos de sa ville : « Chez nous, la distinction entre patrons et hommes n’est pas toujours marquée. Les gens sont dans une grande mesure les deux à la fois. La transition d’un état à l’autre est facile et fréquente » [Holland, 1839, p. 12]. Cette même impression est confirmée par Symmonds [1843], et par les témoignages d’ouvriers en 1866 [TOI, 1867]. Or, en 1851, ce système était en train de changer. La production de l’acier, selon un procédé développé par Bessemer à Sheffield même, allait prendre le dessus sur la coutellerie. Elle allait imposer un système de production différent, demander un investissement de capitaux plus important, et créer un nouveau groupe d’ouvriers relativement privilégiés. Au sein de l’industrie coutelière, des développements analogues commençaient apparaître. La première grande fabrique de coutellerie qui utilisait des machines à vapeur avait ouvert ses portes en 1832 ; en 1851, il y en avait quinze de plus ; six ans après le passage de Le Play, leur nombre était monté à quatrevingt [Pollard, 1959]. Peu à peu, les machines commençaient à supplanter les multiples manipulations à la main. En 1862, un jury aux États-Unis déclara pour la première fois un couteau produit par une machine supérieur à un autre produit à la main : la crainte de la concurrence étrangère, déjà si présente lors de l’Exposition de 1851, s’avéra enfin justifiée, et doublée de celle de la mécanisation du métier. Néanmoins, à l’époque où Le Play choisit Sheffield comme sujet principal de son étude sur l’Angleterre, ces développements étaient loin d’être inévitables. Sheffield représentait alors un exemple nuancé et complexe d’un système industriel efficace, mais peu centralisé et basé sur des structures intermédiaires de conciliation et de médiation ; un exemple qui sera fondamental pour la genèse de l’image de l’Angleterre dans l’ouvrage de Le Play. L’enquête Les trois monographies anglaises de Le Play portent sur des ouvriers employés dans l’industrie coutelière : deux monteurs de couteaux et un menuisier employé dans un atelier de coutellerie. À une époque où l’Angleterre était surtout connue et crainte pour son industrie métallurgique et textile, ce choix paraît au premier abord surprenant. 50 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage Comme souligné plus haut, les contacts que Le Play a pu établir lors de l’Exposition internationale, tout comme ses séjours antérieurs à Sheffield et ses propres intérêts de métallurgiste, y ont certainement contribué, à la fois en facilitant son accès aux terrains d’enquête et en attirant son attention, d’une part, sur la diversité et la comparabilité des systèmes de production et, de l’autre, sur leur lien étroit avec la qualité des produits et leur valeur marchande. Ainsi, la première monographie porte sur un coutelier de Londres, employé dans l’atelier d’un de ses collègues du jury de l’Exposition, Joseph B. Durham. Dans la deuxième édition des Ouvriers européens, Le Play indique que « ce maître reviendrait aisément aux traditions du patronage, si une direction était imprimée dans ce sens par l’opinion publique » [Le Play, 1877, p. 274] ; son travail fut récompensé par plusieurs médailles à l’Exposition. Le lien entre tous les aspects de la production, « sociaux » autant que « techniques », y était donc évident, et, grâce à l’Exposition elle-même et à la position qu’y occupait Le Play, facile à soumettre à une étude comparative. C’est également dans le jury que Le Play fait la connaissance de l’Allemand Höller, qui lui servira plus tard comme intermédiaire en Allemagne, et qui l’encouragea peut-être à étendre son enquête jusqu’à Solingen, le centre de l’industrie coutelière rhénane. Toute étude sérieuse de la coutellerie anglaise devait conduire Le Play à Sheffield, où il avait d’ailleurs déjà passé un mois dans une famille de la ville en 1836 [Le Play, 1877, p. 414]. Il y était retourné en 1842, et avait rencontré les principaux fabricants de Sheffield de nouveau sur le site minier de Dannemora en 1845. Son intérêt pour Sheffield, sinon pour l’industrie coutelière de la ville, semble donc dater d’avant l’Exposition, même si cette dernière l’a aidé à réaliser son enquête. Il paraît certain, en tout cas, que son séjour prolongé dans cette ville lui a été précieux pour pénétrer dans un milieu qui, selon tous les observateurs de l’époque, était particulièrement difficile d’accès, à cause de la méfiance des patrons et des ouvriers [voir par exemple Holland, 1842, 1843 ; et Hill, 1860]. Il est peu probable que ces difficultés furent moindres pour un étranger, compte tenu de la peur de la compétition étrangère et des excitations nationalistes de l’époque. Les archives de Sheffield restent muettes sur le passage de Le Play, et nous ne donnent que très peu de renseignements sur l’identité probable des ouvriers et leurs lieux de travail. Le Play nous indique que l’atelier où était employé le menuisier était important, il doit donc s’agir d’un des « grands patrons » de la ville, véritable « oligarchie » d’à peu près huit familles, qui possédaient des marques anciennes et de renommée, qui dirigeaient la corporation du métier et qui se mariaient entre eux18. Le rapport sur la coutellerie et les monographies, d’une grande cohérence interne, tendent vers deux conclusions générales. D’abord, Le Play y démontre qu’une enquête sur une industrie quelconque doit tenir compte de tous ses aspects, géographique, géologique, technique, politique, historique, social ; qu’en effet, ces distinctions sont artificielles et constituent un contresens. Ainsi, il déplore que l’Exposition n’inclut pas les conditions de production dans ses critères d’évaluation des objets exposés. Ensuite, il souligne l’importance de l’aspect moral de la coutellerie. Comme la qualité véritable 18 Pour l’histoire d’une de ces familles, la famille Peace dont Le Play a dû côtoyer plusieurs représentants lors de l’Exposition, voir Peace [1999]. Frédéric Le Play enquêteur en Angleterre 51 d’un objet de coutellerie ne s’avère qu’après un usage prolongé, la seule garantie de qualité à l’achat reste la marque. Par conséquent, la coutellerie est un projet à long terme, dans lequel la génération des parents assure la bonne renommée et, en conséquence, le bien-être matériel des enfants. La bonne réputation fait partie des atouts les plus précieux de l’entreprise ; la continuité des maisons, des noms et des marques qui y sont associés, n’est pas seulement souhaitable du point de vue social, mais indispensable du point de vue économique. Nous sommes donc face à une sorte de « maison de fabrication souche », qui anticipe la découverte de la famille-souche des années 1860. Or, l’importance accordée à la réputation des maisons et des marques dépend de la nature des objets fabriqués : les mêmes observations sont ainsi valables pour toutes les régions où prospère la coutellerie, comme le démontre Le Play dans le rapport et dans la monographie du coutelier de Solingen. En dehors de la continuité historique, l’importance du rôle des marques était aussi une garantie, quoique limitée, d’une certaine cohérence sociale, en ce qu’elle réunissait ouvriers et maîtres dans un but commun. À Sheffield, l’usage des marques était réglementé par la corporation du métier, la Cutlers’ Company. Même après l’abolition d’une grande partie de ses privilèges législatifs et exécutifs en 1799, la corporation, qui réunissait maîtres, ouvriers et apprentis, jouait un rôle prépondérant dans la politique municipale [Furness, 1893 ; Leader, 1905]. Or, depuis le début du siècle, elle s’était de plus en plus fermée aux ouvriers et même aux petits maîtres, pour n’être gérée que par les patrons les plus importants. Les ouvriers y répondirent en formant de petites associations de métiers, les trade unions, qui n’avaient souvent que quelques dizaines de membres et qui s’occupaient surtout d’établir des listes de tarifs et de les faire appliquer, parfois par la force. Malgré leur petite taille, les unions se voyaient comme les héritiers légitimes de la Cutlers’ Company, et tentaient de s’arroger les mêmes droits. Ils continuèrent ainsi à punir des membres défaillants et à réglementer l’accès au métier par l’apprentissage. Ce ne fut que vers la fin des années 1860 que ces prérogatives furent véritablement mises en question par les ouvriers et les patrons de Sheffield, conduisant à un conflit qui aboutit aux Sheffield outrages de 1866 [TOI, 1867]. Si pour Le Play, ces unions ne représentaient pas une évolution entièrement positive, elles étaient certainement dignes d’intérêt : « Comparées aux institutions des siècles passés et à plusieurs de celles qui subsistent encore dans les autres sociétés européennes, les unions sont à la fois un progrès et une décadence : elles sont préférables au régime du patronage, en ce qu’elles garantissent mieux l’ouvrier contre certaines défaillances morales du patron ; mais elles lui sont décidément inférieures, en ce qu’elles substituent le principe de l’antagonisme des classes à celui de la solidarité. » Le Play y trouve donc une nouvelle forme de l’organisation sociale, qui, tant qu’elle réussit à maintenir des relations harmonieuses entre les ouvriers et les maîtres, constitue un modèle intéressant. Pourtant, il s’interroge sur la possibilité de son application en dehors de l’Angleterre : selon lui, le succès des unions en Angleterre est dû à l’esprit de 52 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage conciliation des Anglais, et « à la modération, à l’intelligence et au bon sens pratique des deux classes rivales », qui ont trop souvent tendance à manquer en France19. Si Le Play s’intéresse aux trade unions sans pour autant y voir la solution idéale aux problèmes du métier, il se prononce surtout en faveur d’une autre forme d’association : la land society. La société, composée, selon Le Play, des propriétaires, des fabricants et des ouvriers, achète des terrains aux alentours de la ville. Ces terrains sont divisés en lots de la taille d’une habitation simple. Les ouvriers cotisent chaque mois pour en acheter un lot ; au bout de quelques années de cotisation, ils entrent en possession de leur terrain, tout en continuant à en rembourser le prix. Comme moyen de faciliter la petite propriété, et d’établir des relations mutuelles entre maîtres et ouvriers, Le Play y voit un grand progrès, même si le but politique de ces sociétés lui déplaît20. Les land societies connurent en effet un grand succès et devinrent rapidement un investissement sûr tant pour les patrons qui se firent souvent ainsi une belle fortune que pour des ouvriers aisés : la plus grande partie de la banlieue ouvrière de Sheffield fut construite ainsi [Stainton, 1924]. Pourtant, si Le Play voyait dans la propagation de la petite propriété un moyen pour les ouvriers de lier leurs occupations professionnelles au foyer, et de bénéficier d’un peu d’espace permettant le jardinage et l’élevage à petite échelle, les statuts des land societies expriment des ambitions toutes autres, plus proche du rêve bourgeois de la banlieue résidentielle (voir illustration 5). Les maisons construites n’avaient souvent pas de jardin ; d’ailleurs, l’occupant « ne devra point faire, creuser, forer, ou permettre, puits ou mine de houille, ou ériger une machine à vapeur, savonnerie, roue d’aiguisage, atelier ou tous locaux à but industriel21 ». Le modèle de la land society comme exemple d’un contrat social réussi basé sur la solidarité verticale reviendra dans toutes les discussions de Le Play sur l’Angleterre ; dans L a constitution de l’Angleterre [1875] comme dans la deuxième édition des Ouvriers européens [1877, p. XLII], il y verra la solution à tous les maux dont souffre l’Angleterre. 19 Le même jugement sera porté quelques années plus tard par E.F. Hebert et E. Delbet à propos des tentatives d’établir des tarifs parmi les tisseurs de châles de Paris. Tout en comparant ce cas avec l’exemple de Sheffield, les deux auteurs concluent que cette tentative se heurta surtout au trop-plein de passions politiques et à l’absence, en France, du « caractère naturellement calme et modéré des ouvriers anglais » [Delbet, 1857, p. 354]. 20 À l’époque, le droit de vote en Angleterre était limité aux propriétaires fonciers possédant des propriétés d’une certaine valeur. Le Reform Bill de 1832 avait baissé la valeur minimale de cette propriété à dix livres, sans pour autant élargir le vote aux ouvriers qui n’étaient pas propriétaires : en moyenne un homme sur sept avait le droit de vote après 1832. En élargissant le nombre d’électeurs dans les villes, l’établissement des land societies était donc souvent une attaque directe des privilèges de la grande propriété, plutôt qu’un moyen de les maintenir. 21 Statuts de la Montgomery Land Society, fondée en 1851, conservés à la bibliothèque municipale de Sheffield. L’ouvrier étudié a dû faire partie de la première société, la Montgomery Freehold Society, qui avait un statut analogue. Frédéric Le Play enquêteur en Angleterre 53 Réévaluation des monographies en 1877 Entre la première et la deuxième édition des Ouvriers européens, les monographies subissent des « améliorations » discrètes. Souvent imperceptibles à la première lecture, celles-ci permettent une classification moins ambiguë des familles étudiées, soit en portant un jugement moral plus sévère, soit en établissant une continuité historique plus grande, tant au niveau des familles elles-mêmes qu’au niveau du pays entier. Ainsi, l’édition de 1877 met l’accent sur les relations entre générations, accorde plus de place aux histoires familiales des ouvriers et les corrige au besoin, et souligne leur dévouement à leurs parents. La continuité familiale ainsi établie permet de classifier les familles selon le schéma développé par Le Play entre-temps, qui, en se basant sur des modes de transmission, privilégie forcément une perspective de long terme. À une échelle plus grande, ce développement est reflété dans le grand nombre de notes ajoutées en 1877, et qui traitent presque exclusivement du développement historique de l’Angleterre, comme cause principale de sa situation actuelle et comme preuve de sa déchéance imminente. Dans la deuxième édition apparaît également un sujet désormais obsessionnel : l’urbanisation rapide de l’Angleterre, cause de tout son malheur, et, inversement, l’effet positif de l’origine rurale de deux des trois familles étudiées. Ainsi, là où en 1855, c’est son appartenance à la « race irlandaise » qui pousse l’un des ouvriers de Sheffield à cultiver un petit jardin et à élever un cochon, en 1877, ces activités découlent simplement de son « origine rurale », qu’il partage avec la plupart des ouvriers de Sheffield. Le discours de Le Play sur les institutions sociales qui avaient, en 1851, tant attiré son attention, évolue également. Si son jugement sur les trade unions reste globalement identique, il y accorde relativement moins de place en 1877. Quant aux land societies, elles prennent une place prépondérante, quoique sous une forme légèrement modifiée : le rôle joué par les patrons y est devenu plus important, et si, en 1855, leur but était surtout de fournir une solution aux problèmes de logement des ouvriers, en 1877, l’accent est mis sur la propriété qui devint une valeur en elle-même, en grande partie grâce à sa transmission possible aux générations futures. Ces dernières modifications sont surtout marquées dans la monographie du menuisier de Sheffield. D’abord, Le Play fait remonter rétrospectivement son enquête dans le passé, à une époque où, selon la monographie, l’ouvrier était soit résidant à York, soit venait juste d’arriver à Sheffield et n’avait pas encore d’enfant. Ensuite, dans la deuxième édition, l’histoire familiale de l’ouvrier subit plusieurs corrections, et se rapproche par la suite le plus possible du modèle de la famille-souche, désormais au centre des préoccupations de Le Play. Ainsi, selon l’édition de 1877, le père de famille, menuisier à Stannington, un village près de Sheffield, aurait laissé son atelier au fils aîné de la famille « suivant la coutume suivie par les ouvriers de leur condition ». L’ouvrier luimême, qui bénéficie de l’aide d’une land society, déclare vouloir faire de même et fonder une maison de famille à transmettre à tout prix à un de ses enfants, préoccupations qu’il n’exprimait pas encore en 1855. Sans le dire explicitement, Le Play nous encourage donc à discerner l’embryon d’une famille-souche sur plusieurs générations. Pourtant, l’état civil de Stannington de 1851 ne fait aucun cas d’un atelier de menuiserie ; si jamais il avait existé, occupé par le frère de l’ouvrier, il a été vendu et 54 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage le frère a dû partir tenter sa chance ailleurs22. Ainsi, tout comme l’enquête de 1851 a forgé une image de l’Angleterre que Le Play évoquera tout au long de sa vie, les changements successifs dans ses considérations morales et intellectuelles ont contribué à former et en partie à déformer l’image des ouvriers enquêtés. Répercussions en Angleterre En plus des trois monographies et du rapport français sur la coutellerie, Le Play semble avoir contribué largement à la rédaction du rapport anglais de son jury [Royal Com., 1852]. Ce rapport fut publié en partie dans les journaux de Sheffield, où il provoqua maintes réactions et un débat prolongé sur la compétitivité des produits de Sheffield ; de même, il fut lu publiquement et débattu dans des réunions à la Cutlers’ Hall, sans qu’il y fût jamais fait mention du nom ou des idées de Le Play23. Quelques années plus tard, William Sargant, juge de paix à Birmingham, consacre un livre entier [Sargant, 1857] à la première édition des Ouvriers européens, dont il paraphrase les conclusions, Le Play lui ayant refusé l’autorisation de les traduire en entier. Sargant y cite les monographies de Sheffield moins comme des documents dignes d’intérêt en eux-mêmes, mais comme une preuve de la crédibilité de Le Play et de son don d’observation : si un Français pouvait si bien comprendre les Anglais, il devrait d’autant plus comprendre les Russes… Malgré ce jugement flatteur, les Ouvriers européens furent vite oubliés par le public anglais. Pourtant, dans les années 1860, Sheffield se retrouva subitement au centre des préoccupations sociologiques, depuis peu à la mode, justement à cause de l’efficacité et des particularités qui caractérisaient les trade unions locales. Ainsi, en 1860, Hill présente une communication sur les trade unions de Sheffield au congrès de la Social Science Association à Glasgow [Hill, 1860], auquel assiste Le Play24. Hill parvient aux mêmes conclusions que Le Play, sans pour autant partager l’attitude plutôt positive de ce dernier et sans faire référence à ses ouvrages. Il est impossible de dire s’il les avait lus, mais il paraît certain que les deux auteurs se connaissaient, au moins de vue. Quelques années plus tard, la municipalité de Sheffield lance une enquête approfondie sur les trade unions de Sheffield, à l’occasion de conflits de plus en plus violents qui les opposent aux ouvriers non affiliés [TOI, 1867]. Cette enquête nous permet d’apprécier la qualité des ouvrages de Le Play : sa description des trade unions, y compris de leur ambiguïté légale et morale, coïncide parfaitement avec les témoignages des ouvriers accusés. Or, encore une fois, aucune mention n’est faite des travaux de Le Play25. 22 Bibliothèque municipale de Sheffield, EC1851 de Stannington. 23 Sheffield Independent du 15 novembre 1851 et du 6 septembre 1851. 24 Voir le Times du 24 septembre 1860, cité par Goldman [2002, p. 305]. La communication de Hill était surtout basée sur des renseignements donnés par Wilson, un ancien membre des trade unions, qui était connu pour sa rancune personnelle à leur égard. 25 Comme le souligne Mogey [1956], c’est surtout par le biais de la géographie que les ouvrages de Le Play feront leur chemin en Angleterre, par l’intermédiaire de Demolins et son ami écossais Geddes. Frédéric Le Play enquêteur en Angleterre 55 Ce n’est qu’au début du XXe siècle, et surtout dans les années 1950, quand une nouvelle vague d’histoires locales et industrielles de Sheffield fait son apparition, que Le Play sera exhumé des archives. Les historiens de Sheffield de cette époque, ayant tous une formation d’ingénieur ou de métallurgiste, étaient bien placés pour apprécier les multiples facettes des travaux de Le Play26. Ces ouvrages, et surtout le livre de Pollard [1959], qui fait un usage extensif de Le Play, sont aujourd’hui considérés comme les ouvrages de référence pour toute recherche historique locale. D’analyste et observateur contemporain, Le Play est donc devenu une source historique primaire, plus souvent citée que lue, et qui par ce fait n’a jamais donné lieu à des débats critiques. Ainsi, alors que Sheffield a contribué à construire le modèle de l’Angleterre qui allait devenir dominant dans l’œuvre de Le Play, cette dernière fournit encore aujourd’hui des éléments fondamentaux de l’histoire de Sheffield. Conclusion L’image de l’Angleterre telle que la développa Le Play et qui allait jouer un rôle si important dans ses travaux postérieurs, relevait donc d’une série de choix, influencée parfois par le hasard des rencontres et toujours par des projets de recherche de long terme qui dépassaient le cadre géographique de l’Angleterre autant que les oppositions disciplinaires telles que nous les entendons aujourd’hui. Son intérêt pour tous les aspects de la métallurgie, joint à l’expérience de l’Exposition qui lui représente la coutellerie comme une industrie historique, décentralisée, et néanmoins compétitive, le pousse à s’en occuper plus particulièrement ; en même temps, ses voyages et contacts antérieurs l’orientent vers des terrains propices à Sheffield. L’image de l’Angleterre qu’il développa ainsi est certes singulière et historiquement datée. Cependant, elle pallie les lacunes de l’historiographie classique de l’Angleterre, tout en nous donnant un aperçu sur une histoire possible qui n’a pas eu lieu, ou qui n’a eu lieu que partiellement, pour des raisons diverses mais jamais inévitables. À Sheffield comme à Londres, Le Play ne cherchait pas des exemples pour illustrer les pires défaillances du « système anglais », comme le faisaient à la même époque les enquêteurs parlementaires et Engels, ni même des « cas typiques ». Ce qui l’intéressait, c’était justement les variétés à l’intérieur de ce « système » peu systématique, qui donnaient lieu à des solutions ébauchées et originales, et qui montraient la multitude des facettes d’une organisation industrielle réussie, pouvant servir d’exemples dans le cadre d’une étude comparative à plus long terme. Ainsi, il nous livre l’image d’une Angleterre trop souvent oubliée, et il nous rappelle que pour pouvoir situer ses travaux, il est indispensable de comprendre non pas seulement le contexte de ses enquêtes, mais aussi ses préoccupations personnelles, les modalités de son enquête, et « l’art de voyager » dans lequel il était passé maître. 26 Voir à ce sujet aussi les travaux sur l’histoire de la métallurgie de Sheffield de Desch [1922] et de Barraclough [1984], qui reprennent des éléments des rapports de Le Play sur la métallurgie britannique rédigés lors des voyages précédents. 56 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage Références bibliographiques [Barraclough, 1984] K.C. Barraclough, Crucible Steel : the Growth of Technology, Sheffield, Institute of Metals, 1984 (contient une traduction partielle du « Mémoire sur la fabrication de l’acier au Yorkshire », Annales des Mines, 4/3, 1843, p. 643-650 et 661-663) [Desch, 1922] C.H. Desch, « The Steel Industry of South Yorkshire », The Sociological Review, n° 14/2, 1922, p. 131-137 [Furness, 1893] M. Furness, Record of Municipal Affairs in Sheffield since the Incorporation of the Borough in 1843, Sheffield, William Townsend and Son, 1893 [Goldman, 2002] L. Goldman, Science, Reform and Politics in Victorian Britain : the Social Science Association, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 [Delbet, 1857] E. Delbet et E.F. Hebert, « Tisseur en châles de la fabrique collective de Paris », Les ouvriers des deux mondes, 1857, 1/1, p. 299-372 [Hill, 1860] F.H. Hill, An Account of some Trade Combinations in Sheffield, prepared for the National Association for the Promotion of Social Sciences, Glasgow, 1860 [Hobhouse, 2002] H. Hobhouse, The Crystal Palace and the Great Exhibition, London, Athlone Press, 2002 [Holland, 1839] G.C. Holland, An Inquiry into the Moral, Social and Intellectual Condition of the Industrious Classes of Sheffield, London, Longman, 1839 [Holland, 1842] G.C. Holland, Inquiry into the Condition of Cutlery Manufacture, Sheffield, 1842 [Holland, 1843] G.C. Holland, The Vital Statistics of Sheffield, London, Robert Tyas, 1843 [Le Play, 1854] F. Le Play, « Rapport sur la coutellerie et les outils tranchants : fait à la commission française du jury international de Londres », dans Travaux de la commission française sur l’industrie des nations, Paris, Imprimerie impériale, t. VI, 1854 [Le Play, 1855] F. Le Play, Les ouvriers européens, Paris, Imprimerie nationale, 1855 [Le Play, 1859] F. Le Play, Enquête sur la boulangerie du département de la Seine, Paris, Imprimerie impériale, 1859 [Le Play, 1875] F. Le Play, La constitution de l’Angleterre. Tours : A. Mame, 1857 [Le Play, 1877] F. Le Play, Les ouvriers européens, Tours, A. Mame, 2e éd. : 1877-1879 [Le Play, 1881] F. Le Play, « Les trois âges du travail », La Réforme sociale, 1, p. 7-13 et p. 36-41 [Leader, 1905] R.E. Leader, History of the Company of Cutlers in Hallamshire in the County of York, Sheffield, Pawson and Brailsford, 1905 Frédéric Le Play enquêteur en Angleterre 57 [Mogey, 1956] J. Mogey, « La “science sociale” in England », dans Recueil d’études sociales à la mémoire de F. Le Play, Paris, Picard, 1956, p. 57-64 [Peace, 1999] C.R. Peace, The Peace Families of Sheffield. A Study of File Manufacturers and Steel Makers, Lancashire, C.R. Peace, 1999 [Pollard, 1959] S. Pollard, A History of Labour in Sheffield, Liverpool, Liverpool University Press, 1959 [Royal Com., 1852] Royal Commission for the Great Exhibition of 1851, Reports of the Juries, London, William Clowes and Son, 1852 [Sargant, 1857] W. Sargant, Economy of the Labouring Classes, London, Simpkin, Marshall and Co, 1857 [Stainton, 1924] J.H. Stainton, The Making of Sheffield 1865-1914, Sheffield, E. West and Sons, 1924 [Stocking, 1987] G.W. Stocking, Victorian Anthropology, New York, Free Press, 1987 [Symonds, 1843] J. Symonds, Reports on the Trades in Sheffield and the Moral and Physical Condition of the Young Persons Employed in them, Sheffield, 1843 [TOI, 1867] Trade Outrage Inquiry, Sheffield, Sheffield Local Studies Library, 1867 58 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage Carte 1. Voyage de 1851. Lieux d’étude proposés par Le Play au ministère des Travaux publics. Frédéric Le Play enquêteur en Angleterre Carte 2. Les lieux fréquentés par Le Play à Londres en 1851. 59 60 Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage Carte 3. Itinéraire du voyage de Le Play de 1851.