LES JEUX VIDÉO SONT-ILS BONS POUR LE CERVEAU?
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LES JEUX VIDÉO SONT-ILS BONS POUR LE CERVEAU?
COMPRENDRE Sciences Humaines 18 [Nº 178] Janvier 2007 LES JEUX VIDÉO LES JEUX VIDÉO SONT-ILS BONS POUR LE CERVEAU? Les jeux vidéo ont la réputation d’être violents et débilitants. Pourtant, de récentes études montrent qu’ils améliorent des capacités cognitives différentes selon le type de jeu. Les risques pour la santé restent très limités et peuvent facilement être évités. DEPUIS LA SORTIE DE PONG EN 1972, les CELIA HODENT-VILLAMAN Docteur en psychologie (université Paris-V) et psychologue. jeux vidéo n’ont cessé de s’améliorer et de se diversifier. Certains font partie de notre patrimoine culturel, comme Space Invaders, Pac-Man ou Tetris. Avec les jeux vidéo d’aujourd’hui, il est possible d’incarner tour à tour un sportif, un psychanalyste, une mère de famille, un pilote de chasse, un chirurgien, un soldat… Leurs décors peuvent nous immerger dans des lieux contemporains, historiques ou mythiques, dans une représentation métaphorique du cerveau ou dans des univers oniriques délirants. Ils nous proposent de perfectionner notre anglais, de mesurer l’âge de notre cerveau, d’apprendre à cuisiner, à danser ou à jouer de la guitare… Ils représentent une pratique ludique d’une grande richesse qui se développe de plus en plus auprès d’une clientèle qui s’élargit. Malgré son succès fulgurant et les nombreuses possibilités qu’il peut offrir, le jeu vidéo n’a pas toujours bonne image. En effet, certains jeux sont souvent décriés pour la violence qui les caractérise, lorsque le but est de tirer sur tout ce qui bouge sans complexe et que le carnage qui en résulte est de surcroît très réaliste. Ils sont souvent également jugés «abrutissants» et ont la réputation d’enfermer certains de leurs utilisateurs dans une pratique toxicomaniaque conditionnée (appuyer sur tel bouton en réponse à telle stimulation). L’adolescent – car c’est de lui dont il s’agit le plus souvent – risquerait de finir au pire psychotique, au mieux violent, «déconnecté» de la société et de ses valeurs, victime en prime de crises d’épilepsie. Cependant, les jeux vidéo – et l’informatique en général – font maintenant partie de notre vie quotidienne et il devient difficile pour les parents qui le souhaitent d’en détourner leurs enfants (en 2002, selon un sondage Sofres, plus de 80% des enfants âgés entre 8 et 14 ans déclaraient pratiquer les jeux multimédias). Contrairement à l’opinion des personnes méfiantes face aux jeux vidéo, les résultats des recherches conduites ces dernières années sur ce sujet ont plutôt tendance à montrer que les risques sont faibles et circonscrits, bien que présents et par conséquent non négligeables. Mais plus étonnant encore, il semble que les jeux vidéo seraient bénéfiques, en ce sens qu’ils amélioreraient certaines capacités cognitives de leurs utilisateurs réguliers. STIMULANTS POUR LE CERVEAU Depuis les récentes découvertes sur la plasticité cérébrale, on sait que l’environnement peut modifier les connexions synaptiques du cerveau. Une exposition répétée de l’organisme à COMPRENDRE Sciences Humaines [Nº 178] Janvier 2007 LES JEUX VIDÉO un environnement visuel donné (un jeu vidéo par exemple) peut donc affecter à plus ou moins long terme les processus cognitifs qui traitent spécifiquement cet environnement. Dans une étude publiée en 2003 dans le journal Nature, C. Shawn Green et Daphne Bavelier, du département neurosciences de l’université de Rochester, n’observent pourtant pas d’effets aussi spécifiques (1). Ils trouvent au contraire que la pratique de jeux vidéo d’action modifie tout un ensemble de capacités visuelles attentionnelles. Les auteurs ont comparé les performances de «joueurs» réguliers face à des «nonjoueurs » dans différentes tâches. Les résultats font apparaître que l’attention visuelle des joueurs fatigue moins vite que celle des non-joueurs lorsqu’ils doivent rechercher une cible, malgré l’augmenta- tion constante de la difficulté de la tâche. Les joueurs arrivent également à appréhender un plus grand nombre d’objets d’un seul coup d’œil. Par ailleurs, la distribution spatiale de leurs ressources attentionnelles visuelles est plus efficace, en vision centrale comme périphérique: ils repèrent mieux une cible quelle que soit sa distance par rapport au point qu’ils fixaient initialement. Enfin, ils parviennent plus rapidement à recentrer leur attention à la recherche d’une nouvelle cible, après qu’une première ait été détectée. Tout porte à croire que la pratique régulière de jeux vidéo d’action améliore globalement l’attention visuelle sélective. Cependant, on pourrait penser tout simplement que les personnes ayant naturellement de bonnes capacités attentionnelles visuelles sont justement les plus enclines à s’adonner aux jeux vidéo. Afin de vérifier cette possibilité, les auteurs ont également testé l’effet d’un entraînement chez des non-joueurs, soit à un jeu d’action qui consiste à incarner un soldat (Medal of Honor), soit au jeu classique Tetris. Ce dernier requiert essentiellement une bonne coordination visuo-motrice, tandis que le premier nécessite également de focaliser son attention sur de nombreux éléments à la fois (il faut détecter et suivre des yeux les ennemis, viser, tirer, se déplacer, etc.). Après seulement dix heures de jeu, les sujets entraînés avec Medal of Honor (les hommes comme les femmes) ont amélioré leurs performances visuelles globales de façon plus importante que les sujets entraînés sur Tetris. Ainsi, jouer régulièrement à des jeux vidéo d’action semble être bénéfique au traitement attentionnel visuel, en particulier à la flexibilité et à l’efficacité avec laquelle les joueurs étendent leur attention sur le temps et l’espace. Très récemment, S.C. Green et D. Bavelier (2) ont confirmé et élargi leurs précédents résultats. Les auteurs ont établi que les joueurs de jeux d’action évaluent plus précisément un plus grand nombre d’objets que les non-joueurs, que ce soit en vision périphérique ou en vision centrale. Il apparaît aussi que les joueurs ont de meilleures performances quand il s’agit de suivre simultanément plusieurs objets dans le temps et l’espace. En plus de ces effets sur les composantes spatiales et temporelles de l’attention visuelle, la pratique de jeux vidéo semble aussi améliorer certaines caractéristiques de la mémoire de travail spatiale. QUID DE LA DIFFÉRENCE HOMME/FEMME ? Marc Guer ra Nous avons vu précédemment que les joueurs de Tetris sont désavantagés face aux joueurs de jeux d’action dans des tâches générales d’attention visuelle. Ils peuvent néanmoins se consoler puisque la pratique de Tetris améliore néanmoins le temps de rotation mentale ainsi que le temps de visualisation spatiale (3). En effet, si l’on veut faire de bons scores à Tetris, il faut très vite savoir où et comment placer le nouvel élément qui apparaît à l’écran. Pour cela, il faut rapidement visualiser la configuration générale en présence, puis faire tourner menta- f 19 E.A. Production/Medal of Honor Qui joue aux jeux vidéo ? 3,8 millions de Français jouent chaque jour en moyenne à un jeu vidéo. La plupart sont des jeunes hommes (13-24 ans) mais plus d’un tiers sont des femmes. Par ailleurs, 900 000 joueurs ont entre 35 et 49 ans (source: Médiamétrie, août 2006), soit près de 24% des utilisateurs. La pratique des jeux vidéo n’est donc pas l’apanage exclusif des adolescents. Les quadragénaires d’aujourd’hui furent les adolescents témoins de la naissance du premier jeu vidéo à grand succès (Pong, en 1972). Quant aux trentenaires, ils ont toujours connu leur existence. On peut alors penser que cette population continuera à jouer et que les utilisateurs seront inéluctablement toujours plus âgés. De façon plus globale, un quart des Français âgés de 15 ans et plus joue, sur console et/ou sur PC (source : Sofres, octobre 2004). Ces joueurs réguliers ne sont pas pour autant des «accros». En effet, ils jouent en moyenne 2 h 45 par semaine. Les femmes sont les plus modérées avec en moyenne une heure de moins par semaine que les hommes. Quant aux enfants âgés de 8 à 14 ans, plus de 80% d’entre eux pratiquent les jeux multimédias (sur PC, console de poche, télévision, etc.), quels que soient leur âge et leur sexe, bien que les garçons soient encore légèrement plus nombreux (ils sont 85% à déclarer jouer contre 78% des filles – source: Sofres 2002). La nouvelle génération, les deux sexes confondus, est donc conquise très tôt aux jeux vidéo, sans compter qu’il existe depuis quelques années des consoles de jeu adaptées aux enfants dès 3 ans et tout récemment des consoles de jeu pour bébés, dès 1 an… ■ C.H.-V. Chiffre d’affaires mondial du jeu vidéo 18000 Europe Japon États-Unis 16000 14000 12000 10000 8000 Millions d’euros 6000 4000 2000 0 2003 2004 2005 2006 2007 2008 L’industrie du jeu vidéo en l’an 2000 pesait dans le monde 6 milliards de dollars. Elle est passée à 18 milliards de dollars en 2003, dont 891 millions d’euros pour la France. En 2004 en France, le chiffre d’affaires généré par les jeux vidéo a dépassé celui de l’industrie du cinéma. Dans le top 20 des produits culturels les mieux vendus en 2004, on trouve 4 jeux vidéo, dont GTA San Andreas (qui a généré 38 millions d’euros) en deuxième place derrière les DVD de la trilogie Star Wars (41,83 millions d’euros). f lement l’élément nouveau afin de déterminer l’endroit le plus stratégique où le positionner. Les chefs d’entreprise qui ont vu le rendement de leur activité professionnelle baisser lors de la sortie du jeu peuvent se féliciter d’avoir des employés, certes un peu joueurs avec leur outil de travail, mais désormais plus performants en cognition spatiale! Jouer à Tetris optimiserait aussi les réflexes et la sensation de bien-être chez les personnes âgées entre 69 et 90 ans (4). Il n’y a pas d’âge pour tirer parti du jeu vidéo. Mais qu’en est-il de la différence entre hommes et femmes? En effet, la croyance populaire veut que les femmes aient de moins bonnes compétences spatiales que les hommes (il paraît qu’elles ne sauraient pas lire une carte routière…). Comment alors réagissent-elles à la pratique des jeux vidéo requérant précisément ces compétences ? Une étude récente de Claudia Quaiser-Pohl, professeure de psychologie à l’université de Trèves, établit auprès d’une population âgée entre 10 et 20 ans que les garçons, qui jouent plus volontiers à des jeux d’action que les filles, ont de meilleures performances à des tâches de rotation mentale (5). Cependant, il est difficile de savoir si le «handicap spatial» observé chez les filles est la cause ou la conséquence d’une pratique moins régulière que les garçons aux jeux d’action. Les enfants de 8 à 14 ans, garçons ou filles, préfèrent aujourd’hui majoritairement jouer à des jeux d’action. Il faudrait donc tester les compétences spatiales de cette population plus homogène dans leurs goûts et leurs pratiques vidéo-ludiques. Par ailleurs, comparer les performances en cognition spatiale d’hommes et de femmes non joueurs après un entraînement à des jeux d’action pourrait également apporter des éléments de réponse. L’ensemble des études montre donc que les jeux vidéo sont loin d’être débilitants. L’utilisation régulière de l’ordinateur en général a un impact positif sur le développement cognitif de l’enfant et de l’adolescent. Elle améliorerait, entre autres, la motricité fine, la reconnaissance de l’alphabet et des nombres, l’estime de soi, la compréhension de concepts généraux relatifs à la taille, la direction, la position, le temps, la quantité et la classification. Les enfants utilisant régulièrement un ordinateur (ce qu’ils font le plus souvent pour jouer à des jeux vidéo) seraient ainsi mieux préparés à l’entrée à l’école. Cependant, beaucoup de parents rechignent COMPRENDRE Sciences Humaines [Nº 178] Janvier 2007 LES JEUX VIDÉO à laisser jouer leurs enfants, car ils craignent les risques d’épilepsie, de dépendance, de repli sur soi et, enfin, d’incitation à la violence. LE RISQUE RÉDUIT D’ÉPILEPSIE Il y a effectivement eu des cas de crises d’épilepsie répertoriés après une utilisation intensive de jeux vidéo. Le risque est donc présent, tout comme il l’est en regardant simplement la télévision, mais il est relativement rare et se manifeste essentiellement chez certaines person- nes prédisposées à l’épilepsie, dites «photosensibles». Ce risque peut être fortement réduit en évitant de jouer trop longuement ou lorsque l’on est fatigué, en utilisant de préférence un écran fonctionnant à une fréquence de 100 Hz (plutôt que 50 Hz), et en se positionnant à un mètre au moins de l’écran plutôt qu’à 50 cm. L’utilisation de consoles de poche semble également préférable (6). En ce qui concerne les phénomènes de dépendance et de repli sur soi, Benoît Virole, docteur en psychologie et en sciences du langage, explique: «La puissance attrac- tive des jeux vidéo résulte de l’effet de proximité entre la réalité virtuelle et les processus internes de la réalité psychique. Ils proposent ainsi une sorte d’espace transitionnel entre la réalité et la réalité psychique dans lequel le sujet va forcément s’impliquer (7). » Cette implication ne conduit pas inéluctablement à une dérive toxicomaniaque, fort heureusement, et peut même avoir des vertus thérapeutiques (lorsque le jeu est utilisé comme média communicationnel). Dans les faits, seule une faible minorité va s’adonner de façon com- f Les différents genres de jeux Jeux d’action Jeux de stratégie Ce sont des jeux où il faut contrôler un personnage à la première personne (la caméra se substitue aux yeux du personnage, donc le joueur voit ce que le personnage voit) ou à la troisième personne (on voit à l’écran le personnage que l’on contrôle). Le but du jeu est souvent d’accomplir une mission dangereuse impliquant dans la plupart des cas d’éliminer tout un tas d’ennemis et de franchir des obstacles en faisant preuve d’adresse. Il s’agit d’incarner, par exemple, un soldat pendant la Seconde Guerre mondiale (Medal of Honor, Call of Duty, etc.), un agent double chargé d’éliminer des terroristes (Tom Clancy’s Splinter Cell Double Agent), ou encore la fameuse exploratrice archéologue à la poitrine généreuse et la gâchette facile Lara Croft (Tomb Raider). Certains peuvent être très violents, notamment les jeux dits «FPS» (de l’anglais first-person shooters), c’est-à-dire des jeux de tir subjectifs dans lesquels le but est de tirer sur tout ce qui bouge, comme par exemple Doom ou Quake. La stratégie en question est militaire. Le joueur crée, gère et contrôle ses armées (effectif, équipement, déploiement, etc.). Le but est de conquérir le territoire de l’adversaire en anéantissant son armée et en s’appropriant ses ressources. Dans certains cas, une partie peut durer des jours. Quelques exemples: Civilization, Age of Empires, Warcraft. Jeux de plate-forme Il s’agit de jeux d’adresse dans lesquels on contrôle un personnage, souvent loufoque et humoristique, à travers différents niveaux afin, là encore le plus souvent, de sauver une princesse (ou le monde). Plus on avance dans le jeu, plus les difficultés pour franchir une épreuve s’intensifient. Le personnage doit sauter par-dessus les obstacles, tirer sur les ennemis et souvent ramasser des bonus lui permettant d’avoir des vies supplémentaires. Les plus connus: Donkey Kong, Mario, Sonic, Crash Bandicoot, Rayman, etc. ■ C.H.-V. Les joueurs préfèrent les jeux d’action 46 % (action, aventure, shooter, infiltration, personnages, combat d’aviation, etc…) Action Cette catégorie regroupe tous les types de sports, individuels (golf, tennis…), d’équipe (football, basket-ball…), extrêmes (snowboard, skate-board…), ainsi que les sports mécaniques (courses automobiles, de motos, etc.). Ils font appel à l’adresse du joueur qui doit aussi parfois gérer son équipement et améliorer les caractéristiques de son personnage. On peut citer par exemple, parmi les plus connus, Pro Evolution Soccer, Gran Turismo, Need for Speed, Tony Hawk Pro Skater, etc. Jeux de rôle Ils se déroulent la plupart du temps dans un monde dit «médiéval-fantastique» souvent inspiré de la littérature du même genre, comme Le Seigneur des anneaux de John R.R. Tolkien. Le but du jeu est de faire évoluer son personnage – améliorer ses compétences, lui apprendre la magie, diverses techniques de combat, etc. – afin de mener à bien une ou plusieurs quêtes (impliquant souvent de sauver une princesse, ou le monde…). Parmi les plus grands succès: The Legend of Zelda, Dragon Quest, Baldur’s Gate, etc. Courses/Pilotage 40 % (course/compétition, course/combat, etc…) (sports d’équipe, sports individuels, 39 % sports extrêmes, etc…) Sports Jeux de rôles/Stratégie Autres 36 % (jeux de rôles, stratégie en temps réel, etc…) 33 % (jeux de société, famille, plateforme, arcade, simulation, combat, duel, lutte) Source : Sofres, 2002. Jeux de sport Les hommes préfèrent les jeux d’action, de sport et de course, sur console (plus de 70 % des joueurs de console sont des hommes). Les femmes de leur côté préfèrent en moyenne les jeux de rôle, de stratégie, de course, de société, de famille, de plate-forme, d’arcade et de simulation. En ce qui concerne les enfants, 40 % d’entre eux jouent avec une console de poche. Les garçons comme les filles entre 8 et 14 ans préfèrent massivement jouer à des jeux d’action ou d’aventure (jeux plébiscités par 75 % de cette population). 21 COMPRENDRE Sciences Humaines [Nº 178] Janvier 2007 LES JEUX VIDÉO f pulsive aux jeux vidéo. Selon un sondage Sofres effectué en 2004, les joueurs âgés de 15 ans et plus jouent en moyenne moins de 25 minutes par jour. Et à ceux qui pensent que la pratique du jeu vidéo rend solitaire, Patricia Greenfield, professeur de psychologie à l’université de Los Angeles, et Jean Retschitzki, professeur de psychologie à l’université de Fribourg, répondent que «la pratique de ces jeux semble au contraire comporter une dimension sociale non négligeable (8) ». En effet, ils constituent une sorte de culture commune: les enfants et les adolescents échangent des astuces pour améliorer leurs performances, jouent en réseaux, élaborent ensemble des stratégies, organisent des compétitions, etc. Il ne tient qu’aux parents d’essayer d’intégrer le cercle d’initiés. UNE VIOLENCE DÉLIMITÉE La dernière crainte concerne l’incitation à la violence. Tout comme le cinéma, les jeux vidéo se déclinent en différents genres. Mais certains jeux proposés (en particulier les jeux d’action pour le développement desquels les plus gros budgets sont souvent alloués) peuvent s’avérer très violents. Outre la violence, c’est surtout l’immoralité de certains jeux qui dérange. Par exemple, dans GTA San Andreas, dont les ventes en France en 2004 représentent 38 millions d’euros (deuxième meilleure vente de produits culturels de l’année derrière la trilogie Star Wars en DVD), le joueur est valorisé s’il arrive à commettre toutes sortes de crimes et délits sans se faire prendre par la police… Selon un article très récent (9), une exposition prolongée à des jeux vidéo violents (comme Carmageddon ou Duke Nukem) favoriserait un comportement agressif induit par une désensibilisation à la violence présente dans la vie réelle. Cependant, de nombreux jeux vidéo à succès ne sont heureusement pas violents. Quant aux autres, la majorité ne valorise pas une violence gratuite, qui serait une finalité en soi, mais la montre plutôt comme le moyen d’accomplir sa mission, de triompher du mal (on combat souvent des monstres à tendance psychopathique, kidnappeurs de princesses, et qui complotent pour détruire le monde). Mais cette violence-là n’est pas nouvelle, car avant le cinéma, la télévision ou les bandes dessinées, elle était déjà présente dans les romans et même les contes de fées. Enfin, il semble que ce soit davantage l’action que la violence qui de toute façon attire les enfants dans les jeux. La surenchère de la violence pourrait donc être interrompue, du moins peut-on le souhaiter. Quoi qu’il en soit, les jeux vidéo présentent des avantages non négligeables. Ils peuvent être bénéfiques à tout âge et dans de nombreux domaines de la pensée. On a vu qu’ils pouvaient améliorer la coordination visuo-motrice, l’attention visuelle sélective, le traitement perceptif, ainsi que certaines composantes de la cognition spatiale, comme la rotation mentale. Plusieurs recherches ont également montré qu’ils pouvaient améliorer les réflexes et conduire à l’élaboration d’une meilleure stratégie face à la résolution d’un problème (stratégie analogique, plutôt qu’une résolution par essais-erreurs). La plupart des jeux requièrent un sens de l’observation et une attention accrus, un traitement en parallèle de plusieurs variables, une bonne mémoire, une planification de l’action, un raisonnement inductif permettant de progresser dans le jeu, et ainsi de suite. Si l’on ne néglige pas son confort visuel et sa fatigue, que l’on ne passe pas un temps trop long devant son écran et que l’on n’abuse pas des jeux violents, pourquoi se priver? Chacun pourra alors saisir sans complexe sa manette et tester l’apport principal de ce fruit de la technologie: le divertissement. ■ NOTES (1) C.S. Green et D. Bavelier, «Action video game modifies visual selective attention», Nature, n° 423, 29 mai 2003. (2) C.S. Green et D. Bavelier, «Enumeration versus multiple object stracking: The case of action video game players», Cognition, n° 101, 2006. (3) L. Okagaki et P.A. Frensch, « Effects of video game playing on measures of spatial performance: Gender effects in late adolescence», Journal of Applied Developmental Psychology, vol. XV, n° 1, janvier-mars 1994. (4) J. Goldstein et al., «Video games and the elderly», Social Behavior and Personality, vol. XXV, n° 4, 1997. (5) C. Quaiser-Pohl, C. Geiser et W. Lehmann, «The relationship between computergame preference, gender, and mental-rotation ability.», Personality and Individual Differences, vol. XL, n° 3, février 2006. (6) N. Badinand-Hubert, « Epilepsies and video games: Results of a multicentric study », Electroencephalography and Clinical Neurophysiology, vol. CVII, n° 6, décembre 1998. (7) B. Virole, Du bon usage des jeux vidéo et autres aventures virtuelles, Hachette, 2003. (8) P.M. Greenfield et J. Retschitzki, L’Enfant et les Médias. Les effets de la télévision, des jeux vidéo et des ordinateurs, Éditions universitaires de Fribourg, 1999. (9) N.L. Carnagey, C.A. Anderson et B.J. Bushman, «The effect of video game violence on physiological desensitization to real-life violence», Journal of Experimental Social Psychology, sous presse. DR 22 Daphne Bavelier est professeure de neurosciences à l’université de Rochester (New York) et directrice associée du Rochester Center for Brain Imaging. Elle étudie les effets cognitifs des jeux vidéo, et a notamment écrit, avec C. Shawn Green, « Action video game modifies visual selective attention », Nature, n° 423, 29 mai 2003. D’où vous vient votre intérêt pour la pratique des jeux vidéo et son effet sur la cognition? Je m’intéresse à tout ce qui peut induire l’apprentissage, c’est-à-dire tout ce qui provoque un changement dans le comportement et dans l’organisation cérébrale. C. Shawn Green, qui est un joueur de jeux vidéo, a un jour réalisé qu’il avait des capacités visuelles inhabituelles alors qu’il préparait une de nos expériences concernant les effets de la surdité sur la vision… Vous écrivez dans votre article publié dans Nature que, habituellement, l’apprentissage perceptif, lorsqu’il est mis en évidence dans les recherches, tend à être spécifique à la tâche pour laquelle le sujet a été entraîné. Pourquoi? La plupart des chercheurs travaillant sur la plasticité cérébrale tentent d’apporter une COMPRENDRE Sciences Humaines [Nº 178] Janvier 2007 LES JEUX VIDÉO DAPHNE BAVELIER, professeure de neurosciences Jeux vidéo et attention visuelle réponse à cette question. Jusqu’à la fin des années 1980, on croyait que le cerveau était figé. Cette croyance a sûrement été alimentée par l’observation des conséquences importantes qu’une attaque ou une lésion cérébrale peut avoir chez l’adulte. Ces vingt dernières années, nous avons découvert que le cerveau adulte a les capacités de se modifier. Cependant, les changements semblent se limiter à ce à quoi les personnes se sont entraînées. Ceci est particulièrement vrai pour la vision. Il semble qu’il y ait plus de plasticité dans le domaine moteur, comme cela a été illustré par les progrès de la thérapie CI (constraint-indu- tré que des chouettes élevées en cage n’étaient pas capables d’adapter leur comportement à la suite d’une transformation visuo-motrice induite par des lunettes munies de prismes déviant leur image visuelle. Cependant, ces mêmes chouettes placées dans une grande volière avec des congénères et devant chasser pour survivre ont appris à s’adapter à cette déformation… En comparant les effets d’un entraînement au jeu vidéo Tetris (qui requiert de bonnes capacités visuo-motrices) par rapport au jeu vidéo d’action Medal of Honor (qui requiert des capacités visuelles va- Il semble que la pratique du jeu vidéo pourrait améliorer certaines fonctions visuelles de personnes atteintes de troubles du cortex visuel. ced therapy), qui propose par exemple à une personne handicapée du bras droit d’immobiliser le bras gauche pour la forcer à utiliser son bras affaibli) ou de la réhabilitation assistée par robot. Nous ne savons pas pourquoi certains systèmes cérébraux semblent présenter plus de plasticité que d’autres, ni pourquoi la plasticité tend à être hautement spécifique. Des cas d’apprentissage étendu sont typiquement observés lorsque l’apprentissage est induit par des tâches plus complexes et des environnements plus riches. Par exemple, Eric Knudsen a mon- riées), vous observez que ce second jeu améliore plus efficacement l’attention visuelle sélective. Pensez-vous que la pratique de jeux plus «classiques» requérant une attention visuelle accrue (comme le jeu Où est Charlie? par exemple) pourrait conduire à d’aussi bonnes performances? La pratique de jeux différents entraîne des effets différents, par rapport à l’amplitude du changement induit ainsi que par rapport au système cérébral «affecté» par le changement. Il semble simplement que les jeux vidéo d’action sont particulièrement efficaces dans le remodelage des capacités attentionnelles visuelles… Nous cherchons actuellement à savoir si cet avantage peut être utilisé dans la réhabilitation de patients atteints d’amblyopie. L’amblyopie est un trouble de croissance du cortex visuel ayant pour conséquence un affaiblissement de la vue. Ce trouble cortical est provoqué par une information binoculaire anormale reçue par le cortex durant la période critique de développement du système visuel. Il affecte 2 à 4% des adultes occidentaux, et les déficiences visuelles des personnes atteintes sont typiquement considérées comme irréparables. Il semble que la pratique du jeu vidéo pourrait améliorer certaines fonctions visuelles des patients amblyopiques. Dans votre expérience, vous montrez une amélioration des capacités visuelles chez des sujets entraînés avec le jeu d’action Medal of Honor qui est assez violent (on y incarne un soldat de la Seconde Guerre mondiale). Peut-on attendre les mêmes performances avec des jeux d’action moins ou non violents? Quelles sont les caractéristiques importantes? Il est douteux que la violence en elle-même soit le facteur essentiel… En fait, nous nous intéressons au développement de jeux d’action non violents. La combinaison de la vitesse, de l’attente de la survenue à tout endroit et à tout moment d’objets inconnus, un programme très efficace de récompenses, des niveaux de difficulté bien ajustés aux compétences du joueur, etc. sont des éléments qui sont pro- bablement importants dans le processus d’apprentissage… Pensez-vous que l’amélioration des capacités attentionnelles visuelles provoquée par la pratique de jeux vidéo d’action pourrait avoir des effets secondaires? Effectivement, ce pourrait être le cas; nous cherchons actuellement s’ils existent… On n’a généralement rien sans rien, mais qui sait? Quels sont vos futurs projets de recherches sur le sujet? L’exploration des effets des jeux vidéo chez les enfants est sur la liste des choses à faire. Egalement, nous cherchons à exploiter les effets de la pratique des jeux sur le système visuel afin de rééduquer les patients souffrant d’amblyopie. Enfin, nous souhaitons comprendre le lien entre le jeu vidéo et le temps de réaction, et explorer l’effet des jeux vidéo sur des fonctions cérébrales plus frontales, comme le basculement d’une tâche à l’autre, la pluralité de tâches, l’inhibition, la mémoire de travail, etc. Prévoyez-vous également d’explorer les effets d’autres types de jeux vidéo? Oui, je suis particulièrement intéressée par la manière dont les jeux de stratégie peuvent modifier la prise de décision. Et vous, que pensez-vous des jeux vidéo en général? Comme pour tout dans la vie, ils sont à consommer avec modération! Et il y a d’autres choses plus importantes dans la vie que son système visuel… ■ PROPOS RECUEILLIS PAR C.H.-V. 23