DE TARSILA A LYGIA CLARK : INFLUENCE DE FERNAND

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DE TARSILA A LYGIA CLARK : INFLUENCE DE FERNAND
DE TARSILA A LYGIA CLARK : INFLUENCE DE FERNAND
LEGER ET D’ANDRE LHOTE
Glória FERREIRA* et Inés de ARAUJO**
Pendant plus de trente ans, Lhote et Léger ont été la référence essentielle
pour les artistes brésiliens qui s’intéressaient aux problèmes de l’Art
Moderne. Depuis l’envolée de nos Modernistes, après la semaine d’Art
Moderne de 1922, trois générations d’artistes passèrent par les «Ecoles
Modernes de Paris». Si le processus artistique brésilien a été depuis toujours
déterminé par les différents voyages d’apprentissage dans plusieurs pays
(caractéristique de sa propre condition de société périphérique)
l’enseignement de Lhote et de Léger garde une certaine particularité.
En plus de Tarsila do Amaral, Vicente do Régo Monteiro étudia avec
Léger, pendant les années 20 et Lygia Clark et Rosa Maria au début des
années 50. Henrique Cavaleiro (les années 20), Iberê Camargo, Rui Alves
Campelo, Paulo Chaves, Genaro Dantas de Carvalho, Inima de Paula, Maria
Teresa Joaquim Nicolau, Armando Pacheco, Karl Plattner et Tana étudièrent
avec André Lhote à la fin des années 40 et au début des années 50. Au cours
de la même période, Francisco Brennand, Antonio Carelli et Frank Schaeffer
étudièrent avec les deux maîtres.
I
«Qu’est-ce que cette histoire de classique ? Je suis devenu classique. Tout le
monde l’est. C’est Cocteau qui nous colle cette étiquette. Je vais faire un
scandale. Je vais devenir cubiste...» dit Picasso, furieux, à Oswald de Andrade
lorsqu’il le rencontra rue de la Boétie en 1923. Cocteau, apprenant la chose,
téléphona à l’artiste andalou.
«C’est toi Picasso ? Tiens j’ai découvert que tu étais un classique.
Comment ça ! Jamais !
Tu sais ce que classique veut dire ? Regarde dans le Petit Larousse, il est écrit :
“Ce qu’on enseigne dans les classes”. Or ta peinture arrive dans les lycées. Elle
est donc classique».
*
Critique d’art. Etudiante à l’Ehess.
**
Peintre, étudiante à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts.
Cahiers du Brésil Contemporain, 1990, n°12
Glória FERREIRA et Inês de ARAUJO
Deux ans plus tard, Oswald se sert de cette rencontre avec Picasso
comme d’une parabole pour illustrer son appui à la poésie «Pau Brasil» —
poésie à exporter et non plus à copier—qui annonce déjà à son époque «le
retour au sentiment pur».
De la provocation de Cocteau, nous retirons le côté métaphorique : le cubisme
était enseigné dans les classes où venait étudier une foule d’artistes des quatre
coins du monde, comme cela se passait dans les écoles d’Art traditionnelles. Dix
ans auparavant, Duchamp avec son «Nu descendant l’escalier» avait mis en
évidence le caractère académique que le cubisme commençait à prendre, l’idée
en elle-même d’un enseignement de l’Art Moderne n’en est pas moins en
contradiction avec les successives ruptures qui caractérisent l’Art dans les
premières décennies de notre siècle.
Notre modernisme ne découle pas d’une tradition moderne locale, pas même
d’un projet théorique et esthétique commun, mais d’une attitude moderne : son
désir de renouvellement est marqué par son opposition à l’académisme, et par le
souci de mettre en valeur les sources culturelles brésiliennes. Toutefois notre
propre histoire nous a poussés à chercher des modèles dans la métropole.
Notre système d’Art date de la création, en 1826, à Rio de Janeiro de
l’Académie Impériale des Beaux Arts—aujourd’hui Ecole des Beaux-Arts
(Rio de Janeiro)—fondée par les artistes venus au Brésil avec la Mission
Artistique Française (1816). Pôle d’irradiation culturelle, l’Académie fondait
son enseignement essentiellement sur les règles des courants artistiques
français—ces tendances esthétiques ne trouvaient pas au Brésil la source
historique de leurs problématiques originelles, elles acquéraient donc un
caractère de modèle—il en résultait une production artistique, hélas
académique, dérivée du néo-classicisme— des courants romantiques et
réalistes joints à une assimilation tardive de la sensibilité impressionniste. Le
prix du «Séjour à l’Etranger» du Salon National des Beaux-Arts était la voie
d’accès à ces canons et la garantie de reproduction du système.
Les modernistes se lancèrent à l’assaut de ce système, également présent
dans les autres domaines culturels. Selon Ronaldo Brito, «la semaine de 22
représenta le premier effort moderne structuré pour regarder le Brésil
moderne»1. Ce critique nous met en garde aussi contre le réductionnisme qui
consisterait à analyser la Semaine comme une conséquence inévitable du
processus d’industrialisation qui se déroulait alors à São Paulo, ou bien
encore comme une simple attitude d’assujettissement aux événements
artistiques européens.
1
Brito Ronaldo. «A semana de 22, o Trauma do Moderno», in Caderno de Textos, 3,
Rio de Janeiro, Funarte, 1983, p. 14.
De Tarsila à Lygia Clark …
De 1917, date de 1’exposition historique d’Anita Malfatti—dont la
peinture expressionniste suscita une violente réaction d’opposition tout en
créant un pôle d’irradiation—, jusqu’en 1922, on constate une maturation,
bien que faite en ordre dispersé, des idées et des recherches de langage. «Un
jour surgit l’idée de la Semaine. L’idée, à ce qu’il me semble, fut de Di
Calvacanti. Elle ne fut pas de moi, ni de Mário, ni de Menotti.» (Oswald de
Andrade, 1954).
Dans un Pays où l’héritage culturel colonial était surtout littéraire, il est
curieux de voir que ce sont les Arts Plastiques qui ont déclenché le premier
mouvement moderniste. Il faut dire que si sur le plan littéraire l’influence du
Futurisme donnait une certaine base commune aux expériences esthétiques
d’Oswald de Andrade et Mário de Andrade comme à celles de Raul Bopp,
sur le plan des Arts Plastiques la dispersion fut remarquable—Tarsila do
Amaral, Anita Malfatti, Victor Brecheret, Di Calvacanti, Vicente do Rêgo
Monteiro, pour ne nommer qu’eux, n’avaient pas, dans leur recherche
esthétique, un propos commun.
Quelques mois après l’épisode des huées au théâtre «Municipal de São
Paulo», en février de 1922, qui marque la création de leur mouvement, un
grand nombre d’artistes partent pour Paris : Tarsila, Anita, Di, Oswald, Rêgo
Monteiro, pour citer quelques noms.
Paradoxalement, c’est de cette recherche d’un milieu internationalisant
que représente le Paris d’alors, que va surgir la deuxième vague du
modernisme: la lutte contre l’Académie a pour corollaire le projet de créer les
bases d’une identité culturelle; stratégie culturelle qui se définit par le
manifeste «Pau-Brasil» lancé en 1924 par Oswald de Andrade : «première
construction brésilienne dans le mouvement de reconstruction générale», qui
propose de «voir avec des yeux libres». Cette recherche d’une identité
brésilienne s’oppose aux questions sur lesquelles se fonde la modernité en
introduisant comme centre de ses préoccupations esthétiques la «Brasilidade»
ce qui dans les Arts Plastiques impose un compromis avec le sujet dont les
thèmes sont des valeurs nationales.
Tarsila do Amaral est sûrement le peintre qui mena à ses ultimes
conséquences cet engagement avec la «Brasilidade» tout en gardant «des
yeux libres». Elève de l’Académie Julien et de l’Ecole Emile Renard (19201922), elle rompt ses liens avec le traditionalisme grâce à ses contacts avec
les modernistes brésiliens. De retour à Paris en 1923, elle étudie avec les
maîtres du Cubisme: André Lhote, Albert Gleizes et finalement Fernand
Léger avec lequel elle entretient un contact profond et durable.
Glória FERREIRA et Inês de ARAUJO
Pour les autres élèves de Léger et de Lhote de cette période, tels
Henrique Cavaleiro et Vicente de Rêgo Monteiro, les influences se firent
d’une manière plus diluée. Dans l’oeuvre de Rêgo Monteiro la préoccupation
des thèmes nationaux se joint à sa formation cosmopolite. A partir de ses
recherches sur les thèmes indigènes il assimile diverses influences: du
cubisme à la gravure japonaise en passant par la céramique de l’île de
«Marajó». Vibrant à l’échelle monumentale, les valeurs d’expression de son
oeuvre se soumettent à la finalité d’un langage décoratif, réfléchi par la
construction méthodique et géométrique des figures dans ses peintures
monumentales.
II
Après la Première Guerre mondiale, la recherche d’une nouvelle relation
entre l’essence de l’oeuvre d’Art et la fonction de l’activité artistique dans la
société moderne regroupe les nombreuses tendances du constructivisme
européen. Dans une période de reconstruction, d’essor industriel et de
développement vers un cycle moderne de production et de consommation, la
fonction de l’Art serait, pour ces tendances —Bauhaus, Suprématisme,
Constructivisme, De Stijl, Purisme ou Cubisme de la Section d’Or—, celle de
rénover (de façon créative) la réalité, en appliquant l’expérience artistique à
la société.
D’une manière générale, les artistes brésiliens, à Paris, se rapprochent du
courant constructiviste, principalement des cubistes de la Section d’or dont
faisaient partie Lhote, Léger, Gleizes, Metzinger. La Section d’Or présente
des points de ressemblance avec le manifeste Puriste, lancé par Le Corbusier
et Ozenfant en 1918. Chez les Puristes, c’est le goût pour les formes simples,
héritage du cubisme, qui s’allie à un Art de rigueur et de précision où l’idée
de la forme précède celle de la couleur. C’est la machine, symbole de la
société moderne, qui définirait le modèle d’orientation que l’Art assume en
s’efforçant de renouveler l’émotion esthétique dans la société moderne. Cette
attitude plus positive et plus optimiste envers la société reflète en partie l’état
particulier dans lequel se trouve la France qui sort victorieuse de la guerre.
Ces principes esthétiques, répandus par la revue l’Esprit Nouveau,
constituent la réflexion plus rationaliste du Constructivisme international.
Fondée par Le Corbusier et Ozenfant deux années après la parution du
manifeste Puriste, l’Esprit Nouveau se consacra aux activités contemporaines
De Tarsila à Lygia Clark …
de l’Art, de la Littérature, de la Science et de l’Architecture. Selon Le
Corbusier, «l’Esprit Nouveau s’était fait l’explicateur du Cubisme»1.
Léger, dont l’activité professorale date des années 20, est peut-être le
plus cosmopolite des «explicateurs du Cubisme»; il forme des artistes de tous
les continents et participe à des événements locaux aux Etats-Unis et en
URSS. Avec Ozenfant, il fonde l’Académie Moderne qui fermera en 1933. Il
enseigne quelque temps à l’Académie de la Grande Chaumière puis crée sa
propre école: «l’Académie de l’Art Contemporain» (19341939). Les
dernières années de sa vie, il enseigne à l’Atelier Fernand Léger (1946-1955).
Le «Nouveau Réalisme», base de sa conception esthétique, cherche à
aborder la peinture d’un point de vue à la fois, humain et plastique, avec une
orientation sociale et politique. Pendant les années 20, ses oeuvres évoquent
les rythmes de la vie urbaine, par le jeu de plans colorés juxtaposés à la
surface du tableau, animés par des formes tubulaires. Plus tard Léger évolue
vers un certain classicisme: il semble que ses personnages sont réunis dans un
langage simplifié, comme celui de conventions adoptées par les peintres de
l’Antiquité. Toutefois ils sont entourés d’objets de la vie quotidienne—
produits de la civilisation technique—et pas d’objets symbolisant le passé. Sa
série «Loisirs Populaires» (à partir de 1945) illustre la réitération des grands
thèmes classiques. Un élément important à noter est l’introduction de
l’humour et du charme populaire dans sa peinture, en dépit de la gravité des
personnages.
Du point de vue pictural, ce réalisme s’appuie sur l’ordonnance
simultanée de trois qualités plastiques—lignes, formes et couleurs— qui
s’articulent dynamiquement au moyen de la «Loi des Contrastes». Il ne s’agit
donc pas de la soumission de la peinture à la nature ou à une pensée
imaginaire. «Je ne peins pas des sujets, mais des contrastes» dit Léger.
Dans sa conception de l’Art mural, il oppose à la dépendance
architecturale et ornementale de la fresque traditionnelle, le concept de
couleur comme valeur architectonique. Il propose une fonction sociale de la
couleur : organisation plastique des villes par le biais d’une juste répartition
des couleurs qui permet de rendre la ville vivante en l’élargissant
dynamiquement. «Il y a un plan possible de distribution des couleurs dans
une ville moderne: une rue rouge, une rue jaune, une place bleue, un
boulevard blanc, quelques monuments polychromes»2.
1
Le Corbusier, Le Modulor, Saint-Armand, Denoël/Gonthier, 1982, p. 26.
2
Léger Fernand, Fonctions de la peinture, Paris, Denoël, 1984, p. 87.
Glória FERREIRA et Inês de ARAUJO
La grande contribution de son enseignement réside dans le réalisme de
conception—c’est-à-dire interpréter la réalité sans l’imiter. Dans ses cours de
nature morte, par exemple, il n’exigeait pas une reproduction, mais les élèves
devaient réinventer la construction des objets en cherchant un maximum
d’expression par les lignes, les formes et les couleurs. Les objets devaient
être placés dans une position de contraste pour gagner en valeur plastique et
produire un rythme nouveau, créant ainsi un espace pictural cohérent et
solide.
On remarque trois niveaux de relation, chez les artistes brésiliens, avec
cet enseignement. Tarsila est peut-être le paradigme de cet enseignement.
Certes, c’est dans sa phase constructive que nous trouverons ce qu’il y a de
meilleur dans sa production. Ensuite de nombreux artistes élèves soit de
Léger et soit de Lhote, tels que Genaro Dantas de Carvalho, Paulo Chaves,
Cavaleiro, Brennand et Rosa Maria, se tournent vers l’Art mural. Chez eux,
nous trouverons l’utilisation d’éléments constructivistes et d’une thématique
populaire jointe à une démarche décorative. A ce caractère ornemental
s’ajoute l’influence des muralistes mexicains qui renforce, dans les années 30
et 40, la tendance de l’Art social. Dans les années 50, c’est Lygia Clark qui, à
partir des conceptions de Léger sur le nouvel espace architectonique dû à
l’application des couleurs, tire les conséquences les plus radicales et les plus
innovatrices au niveau de la peinture et non de l’Art mural. Cette artiste, dès
son retour au Brésil en 1951, réalise des compositions constructivistes qui
s’intègrent au plan de l’architecture, tout en essayant de rompre l’isolement
de la peinture dans l’espace. En rompant l’unité de la surface et en la faisant
progressivement se désagréger en tant que telle, Lygia Clark cherche à
l’incorporer à l’espace réel, tridimensionnel —notamment dans ses «Surfaces
Modulées» et ses «Contre-Reliefs».
Lygia se réfère à Léger comme à «l’unique personne lucide» qu’elle
rencontra à Paris à cette période-là. Sur la vague de 1’Art abstrait d’alors, le
maître lui disait : «C’est une mode, ça passera avec le temps. L’oeuvre doit
être construite»1.
Tarsila qui arrive à Paris au moment de l’explosion du Modernisme
brésilien, en assimilant les influences de Léger, donne une signification
propre à ses méthodes. Sa relation avec le maître ne se réduit pas à un simple
apprentissage de procédés techniques dont le principe est constructif. Une
1
Clark Lygia, «Depoimento», in Cocchiarale, Fernando et Geiger, Anna Bella,
Abstracionismo geométrico e informal, a vanguarda brasileira nos anos cinquenta,
Rio de Janeiro, Funarte/lnstituto Nacional de Artes Plasticas, 1987 (Coleção Temas e
Debates), p l47.
De Tarsila à Lygia Clark …
identification s’opère plutôt par son engagement avec le présent et par son
intérêt pour les sources populaires de la culture. Il est entre eux une
synchronie d’intérêts aussi bien du point de vue technique que de celui de la
conception du monde.
Les recherches esthétiques de Tarsila visaient la création d’un langage
plastique qui correspondrait au renouvellement de l’identité culturelle
brésilienne ; cela lui permet de créer à partir des données populaires
communes un répertoire complètement différent de ce que l’on avait fait
jusqu’alors. Tarsila amalgame, dans son œuvre, l’esprit d’expérimentation et
la quête de la méthode.
Si l’intérêt de Léger pour la source populaire de la culture révèle dans
son oeuvre une conception du monde humaniste, située dans un moment
particulier de la culture européenne, le rapport de Tarsila avec ces mêmes
problèmes concerne en particulier le contexte culturel brésilien. Il ne s’agit
pas d’une rupture avec une culture antérieure, selon les critères concernant
l’Art Moderne International, mais d’une tentative de récupération des
valeurs, voire des traditions, d’une culture brésilienne qui aurait été occultée.
Tarsila dit qu’elle se sent de plus en plus brésilienne: «Je veux être le
peintre de mon Pays». Elle ajoute «Paris en a marre de l’Art parisien»1. La
soif d’Art et de culture brésiliens ressentis par l’ensemble de ces artistes était
immense. Et ce désir s’accroît grâce à ce qui se passe alors en Europe.
Après la Première Guerre, la tendance dominante de l’Art européen est
le «Retour à l’ordre»—c’est-à-dire une recherche de valeurs plus stables donc
plus traditionnelles—ce qui renforce chez nos Modernistes une mauvaise
compréhension de l’espace cubiste. En général, ils ne retiendront de la vision
cubiste qu’une traduction plus dépouillée des formes, qu’ils soumettent à une
lecture plus traditionnelle de l’espace; c’est-à-dire que cette lecture consiste à
faire coexister l’illusion du volume et du plan, en rendant visible une lecture
univoque de l’image selon un point de vue central. Et ils sont très peu
perméables aux nouvelles questions qui découlent de la crise ouverte par le
cubisme lui-même.
Ils s’accrochent donc à une vision extrêmement codifiée de ce nouvel
espace pour exalter des valeurs archaïques et primitives. Il y a beaucoup
d’ambiguïté dans la lecture que les Modernistes font du primitivisme. Si
l’intérêt des avant-gardes pour l’Art primitif porte sur la structure plastique,
1
Lettres de Tarsila à ses parents, 12 août 1923, citation de Zilio Carlos, A querela do
Brasil, Rio de Janeiro, Funarte, 1982, (col. Temas e Debates, n°1), p. 48.
Glória FERREIRA et Inês de ARAUJO
son unité et son intégrité, l’essence même de la recherche visuelle des
Modernistes se portera sur la «Brasilidade» et par-là sur le paysage et
l’homme brésiliens.
Comme si, dans leur désir de créer quelque chose de moderne et qui leur
soit propre ils ne voulaient pas voir tous les pièges présents dans leur
stratégie: l’éloignement de la modernité en tant que telle et celui de
l’authenticité de leurs premières expériences; leur adhésion inconditionnelle à
la représentation allégorique et la perte de l’inquiétude moderne s’expliquent.
Le manifeste anthropophage, lancé par Oswald de Andrade en 1928,
reste comme une des meilleures contributions modernistes, la loi
anthropophage de «l’Instinct Caraïbe»—dévorer l’intrus avec la sagesse
autochtone du rituel anthropophage1—prône un Brésil qui pense non à travers
l’image reflétée par le colonisateur, mais en se constituant soi-même, avec sa
propre identité.
Pendant les années trente et quarante qui marquent la seconde phase de
son évolution, le Modernisme s’attache à des préoccupations politiques et
sociales, sous l’influence certaine des muralistes mexicains, ce qui renforce
encore sa thématique sociale. De la liberté de création esthétique des débuts
du Modernisme, on passe à une systématisation de vocabulaire, à un langage
qui devient allégorique. Le discours littéraire et politique devient prééminent
dans la conception plastique. Le réalisme est alors identifié au nationalisme,
donc à un Art brésilien en opposition à l’internationalisme formaliste de l’Art
moderne. Portinari sera par excellence le représentant et le divulgateur de
cette phase du modernisme.
Cependant il faut y insister: la «Negra», le «Abapurú» de Tarsila do
Amaral sont des idées et non des représentation allégoriques de la
mythologie. Ces tableaux n’esquissent pas un profil historique de l’homme
brésilien; ce sont des personnages abstraits. Grâce à eux, on reconnaît des
rythmes populaires, des sentiments anonymes—contenu subjectif,
inconscient, sans forme littéraire ou image définies, sans projet et sans
programme, dans la mesure où il surgit réinventé; de nouveaux codes de
recherche visuelle sont créés.
La perception la plus spontanée de l’artiste s’intègre à son organisation
des plans dans l’espace pictural. L’illusion de la profondeur de l’espace est
créée par un jeu d’ambivalences et d’oppositions : à chaque élément qui
1
Pontual Roberto «Anthropophagie et/ou construction : une question de modèles», in
Modernidade Art brésilien du 20e siècle, Paris, Association Française d’Action
Artistique, 1987, p. 42.
De Tarsila à Lygia Clark …
suggère une position stable dans l’espace, s’oppose un autre élément de
valeur contraire. Ce jeu permet de nouvelles possibilités de lecture du tableau
et rassemble diverses qualités de perception. Ces évocations servent
d’impulsion pour la création de ses images. Le langage final résulte donc de
l’interpénétration de l’aspect formel et du contenu imagé de la mémoire.
Sa perception enfantine n’est pas seulement un souvenir des sentiments
passés mais aussi une activité de l’imagination. Cette ambivalence entre
l’imaginaire et le réel de la perception de l’enfant s’organise selon une
logique du monde moderne. Mais cette logique est soumise à une possibilité
de jeu de création auquel n’importe qui peut participer. Même si elle se
rapproche de Brancusi et de De Chirico, c’est l’influence de Léger qui, pour
elle, est décisive: le sens constructiviste de l’oeuvre reste présent chez elle et
chez les autres artistes qui ont étudié avec le maître.
IV
Cet enseignement de Lhote et de Léger dans les années 40 et 50 apporte
une contribution bien différente pour les artistes tels que lberê Camargo,
Antonio Carelli, Ione Saldanha ou Lygia Clark. L’appréhension de l’Art
comme langage est le trait définissant pour cette génération qui a un tout
autre sentiment du monde; ils amènent en tant que bagage un point de vue
critique envers les détours académiques du Modernisme. C’est d’une manière
plus métaphorique qu’ils assimilent l’apprentissage de l’Art moderne.
En Occident, on vit dans un moment historique de crise culturelle, de
faillite de projets positivistes d’intégration entre l’Art et la Société en ce qui
concerne la civilisation industrielle et de prédominance de la culture de
masse.
Comme élève de Lhote et comme collaborateur de Léger pour la
réalisation de mosaïques, le peintre Antonio Carelli s’exprime: «Pour ceux
qui ont eu le privilège de s’approcher de cette pléiade de créateurs, il reste la
grande leçon de l’Art pris comme langage, essentiellement métaphorique de
tout le temps, sous toutes les latitudes»1. Selon Carelli, encore, il est toujours
utile de se souvenir des paroles de Bazaine qui réaffirme le caractère
universel de la peinture qu’il partage avec Léger et que Lhote a soutenu avec
acharnement. D’après Bazaine: «La tentation de faire surgir de soi, informe
pour le monde, bouleversant les signes mêmes de ses plus secrets
1
Carelli Antonio, Lettres à Inês de Araujo, 1990.
Glória FERREIRA et Inês de ARAUJO
mouvements intérieurs, c’est la raison d’être du peintre depuis que la peinture
existe»1.
A partir des années 40/50, la plupart des artistes sont influencés par
Lhote, même ceux qui étudient avec les deux maîtres. Pour ne citer que
quelques-uns : Ione Saldanha, Iberê Camargo, Antonio Carelli, Irima de
Paula, Frank Schaeffer et Paulo Chaves.
L’un des éléments de base de l’esthétique de Lhote, c’est de traduire la
perception émotive extérieure selon la logique propre au langage plastique. Il
faudrait ajouter, cependant que pour cet artiste, au-delà de cette opération se
cachent les lois qui régissent l’harmonie du monde. Pour lui l’intelligence
plastique serait l’équilibre entre les élans du coeur et le poids de la
connaissance. Théoricien et critique d’art, Lhote enseigne, dès 1918, dans
diverses écoles d’art françaises jusqu’à la fondation en 1922 de sa propre
école «l’Académie Internationale». Il y accueille des élèves de tous le
continents et publie de nombreux écrits théoriques, dont «les Invariants
Plastiques» et le «Traité sur le Paysage et sur la Figure» qui ont connu un
succès mondial. Dans ce dernier livre Lhote analyse ce qui, au long de la
tradition, représente les invariants plastiques de la peinture. Il essaye de
distinguer dans la tradition même de la peinture les possibilités techniques et
expressives de ces invariants, ayant comme but la compréhension de la
logique sui-generis du langage développé par la peinture du XXe siècle.
Pour de nombreux critiques, Lhote est plutôt un théoricien qu’un
peintre. Pourtant, dans l’histoire de la peinture actuelle, Lhote se place aux
côtés des grands peintres de sa génération, reconnu comme précurseur de
l’Art moderne. Tout en débutant sa formation au contact du fauvisme, il
s’oriente ensuite vers le cubisme. Lhote adhère et reste fidèle au cubisme qui
représente pour lui une continuité de la grande tradition de la Peinture dans
l’Art moderne. Sa référence principale est Cézanne, qui, à remettre toujours
en question les problèmes de la peinture, oeuvre pour une rénovation tout en
maintenant la continuité. Pour lui, la grande leçon de Cézanne, c’est de nous
apprendre à voir le dualisme fondamental qui oppose entre eux les éléments
plastiques et de couleur qui composent un tableau.
Le cubisme est, pour lui, la synthèse d’une évolution liée à la tradition
par la résolution des problèmes posés depuis le romantisme et radicalisés par
l’expérience impressionniste de la couleur. Les cubistes trouvent une
échappée au mélange des formes—qui est une impasse, selon Lhote, à
laquelle sont arrivés les impressionnistes— en transposant leurs recherches à
1
Bazaine Jean, Notes sur la peinture d’aujourd’hui, Paris, Floury, 1948.
De Tarsila à Lygia Clark …
propos du phénomène de la lumière sur une nouvelle représentation de
l’espace à travers le plan. Si Picasso remet en question le conflit du sujet
moderne, Lhote, tout en reconnaissant ce problème, défend l’Art en tant
qu’expression de l’esprit universel de l’homme.
Comme professeur, il accentuait l’importance de ce qui est perçu de
prime abord et dans ces cours de «modèle vivant» il disait ceci : «Ne copiez
pas servilement la nature, vous n’en saisirez rien de cette façon. Apprenez à
voir comment les traits d’un objet changent avec la lumière», car «il faut que
la lumière tombe sur le tableau comme des papillons»1.
Pour Iberê Camargo, c’est André Lhote qui lui fait découvrir les valeurs
et les identités de solution de la couleur, du rythme et enfin de tous les
éléments du langage pictural «dans le monde de la peinture qui embrasse
toutes les époques. Mon séjour à l’école, bien que de courte durée, m’a
permis de prendre conscience des vraies valeurs de la peinture»2.
Dans la production différenciée de ces artistes, tous élèves de Lhote, on
reconnait des similitudes curieuses, malgré leurs différences : une certaine
construction structure le langage ; une formulation poétique de leurs oeuvres
selon leurs logiques propres, libérées de la représentation de la réalité et des
engagements politiques et qui s’enracinent dans l’expérience personnelle.
Autre fait remarquable, ces artistes ont suivi des carrières solitaires au
moment où l’art brésilien était marqué par des manifestes, des groupements
et des mouvements. La conquête de cette autonomie reflète peut-être l’aspect
positif de l’orientation traditionnelle de Lhote qui valorise l’universalité du
langage artistique.
Enfin, les lettres pleines de sagesse d’Antonio Carelli attestent de
l’importance de cette relation: «Lhote, Léger et les autres peintres de cette
génération étaient les témoins vivants d’une avant-garde du début du siècle,
qui n’a jamais perdu de vue, malgré les ruptures successives, la
compréhension d’un passé récent aussi bien qu’éloigné dans les nombreuses
manifestations de l’Art». Pour le peintre, cette attitude passionnée représente
«toute une époque dont nous sommes tant bien que mal les héritiers»3.
1
Barotte René, «André Lhote raconte sa vie, six tableaux», Jardins des Arts, Paris,
janvier, 1957, n°47, p. 183.
2
Camargo lberê, «Depoimento a Jacqueline Tesnière», citation in Berg Evelyn,
«Iberê : Medida de espessura», in Iberê Camargo, Rio de Janeiro, Margs/Funarte,
1985, p.l8.
3
Carelli Antonio, Lettres à Inês de Araujo, 1990.