Transfigurations du héros dans la culture mondaine du siècle
Transcription
Transfigurations du héros dans la culture mondaine du siècle
DOI 10.6094/helden.heroes.heros./2014/02/04 37 Isabelle Chariatte Transfigurations du héros dans la culture mondaine du siècle classique : Madeleine de Scudéry, La Rochefoucauld, le chevalier de Méré Introduction N’est-ce pas une tentative paradoxale de chercher des traces d’héroïsme dans la culture mondaine puisqu’au XVIIe siècle le héros est avant tout associé à une éthique de la gloire construite sur sa mise en scène brillante ? Celle-ci s’oppose à l’ethos d’humilité recherché par la culture mondaine qui s’appuie sur le naturel de l’honnête homme et sur le refus même de mettre en évidence le moi.1 D’une part, le théâtre cornélien chante le héros assumant, dans sa générosité, les impulsions de l’âme et sacrifiant, dans son élan vers la gloire, affectivité et sensibilité.2 D’autre part, dans la culture mondaine, l’honnête homme refuse l’extraordinaire, s’adonne à un travail subtil pour parfaire son apparence et recherche une symbiose avec son entourage. Ce modèle atteint la perfection par un art de vivre : il maîtrise les codes subtils de la civilité, en particulier la conversation comme expression d’une sensibilité envers l’autre dans l’espace social.3 La réalité sociohistorique du XVIIe siècle dés amorce néanmoins ce paradoxe, car les grands salons – berceaux de la sociabilité – accueillent leurs invités, issus de l’ancienne noblesse attachée à un modèle de civilité construit sur les valeurs héroïques comme l’honneur, la gloire, le mérite et le courage. Pensons au Grand Condé, à La Rochefoucauld ou à la Grande Demoiselle et à Mme de Longueville qui, en participant tous activement aux combats de la Fronde, incarnent d’une certaine façon l’adhésion à l’idéal héroïque. Cependant, ils cultivent aussi assidument la sociabilité dans les salons. L’ancienne noblesse adhère au nouveau modèle de civilité fondé sur l’urbanité, développée par Guez de Balzac, et sur l’honnêteté, considérée comme la continuation des modèles étrangers, à l’instar de celui de la cour de Ferrare, du Courtisan de Baldassare Castiglione ou de L’oráculo manual de Baldasar Gracián.4 Le héros guerrier se civilise en honnête homme lorsqu’il paraît dans les espaces mondains. Mais en raison à la fois helden. heroes. héros. de la défaite de la Fronde et de l’établissement progressif d’une politique absolutiste qui soumet l’ancienne aristocratie au nouveau pouvoir royal centraliste, le modèle héroïque ne peut être perpétué que s’il est délogé de sa réalité historique et transposé à la sphère littéraire. Une fois que le glas a sonné pour la conception sociopolitique du héros, un véritable engouement littéraire pour les mises en scène de personnages héroïques se manifeste dans les milieux mondains. Dans ces lieux de première réception littéraire, Cor neille lit ses pièces avant de les représenter.5 Le cercle de Mme de Rambouillet est une scène importante pour la querelle du Cid.6 Les romans scudériens qui chantent aussi bien l’héroïsme que la sociabilité sont très en vogue parmi les mondains,7 qui aiment à se reconnaître dans les rôles extraordinaires que retracent d’eux les portraits à clé. Dans sa correspondance avec Mme de Sévigné, Bussy-Rabutin appelle sa maîtresse « Chimène » [il s’agit de Mme de Montglas] et l’associe ainsi à l’héroïne du Cid tout en s’attribuant indirectement le rôle de Rodrigue (Sévigné I, 24, 29, 211). Cette correspondance foisonne par ailleurs de citations, tirées des tragédies de Corneille, qui apportent un commentaire sur telle ou telle situation, souvent sans aucune relation avec le fait divers rapporté (p. ex. Sévigné I, 142, 165). L’identification à des personnages courageux et hors-norme dans les romans ainsi que l’imbrication de vers tirés de tragédies dans les discours mondains retracent le portrait d’une noblesse qui se projette dans un univers romanesque peuplé de héros, de chevaliers ou de nymphes (Génétiot, Vincent Voiture 257). Le côtoiement de l’héroïsme et de la mondanité, deux modèles de civilité apparemment si opposés dans leurs valeurs et dans leur rhétorique, appelle ainsi à s’interroger sur les liens entre le héros traditionnel et la culture mondaine. Les valeurs héroïques usuelles entretiennent-elles avec les valeurs civiles des rapports de présence, de rupture ou de continuation ? L’idéal héroïque laisse-t-il des traces dans l’idéal mon- Isabelle Chariatte 38 dain ? Le héros sera-t-il sacrifié en faveur de l’honnête homme ? Par le biais de trois textes, Clélie de Madeleine de Scudéry, les Maximes de La Rochefoucauld et Des Agréments du chevalier de Méré, il sera possible d’interroger les enjeux des valeurs héroïques dans la fabrication d’un idéal mondain. Héroïsme et sociabilité : deux modèles de civilité incompatibles ? L’idéal héroïque de la première moitié du XVIIe siècle est construit sur une longue tradition dont les étapes les plus significatives sont constituées par le modèle aristotélicien du Magnanime, élaboré dans l’Éthique à Nicomaque,8 ensuite par la définition de la ‘grandeur’ développée par les moralistes romains et enfin par le modèle chrétien médiéval du chevalier. Sous Louis XIII, et particulièrement dans le théâtre de Corneille, l’idéal héroïque s’exprime par l’éthique de la gloire, qui s’oppose à la sévérité néostoïcienne.9 Le héros manifeste une énergie individuelle qui exalte le moi. La confiance dans les forces et dans les passions humaines le conduit à se battre pour servir l’honneur et la gloire jusqu’au sacrifice de soi en faveur de la collectivité. Par ailleurs, le héros se réclame des moyens rhétoriques de l’orateur, de sa mise en scène par la parole et de la déclamation. Cette rhétorique s’inscrit dans la tradition jésuite de la chaire ainsi que dans celle de l’éloquence du barreau. Dans cette même première moitié du XVIIe siècle, qui chante l’héroïsme et les valeurs qui l’accompagnent d’honneur, de gloire et de grandeur, s’instaure en France un nouveau modèle de civilité. Celui-ci prend naissance et se déploie dans les salons, appelés à l’époque « ruelles » et organisés autour de dames, dont nous sont restés en particulier les noms de Mme de Rambouillet, de Mlle de Montpensier, de Mme de La Sablière, de Mme de Sablé ou de Mme de Lafayette. En accueillant les Grands de l’époque, le premier salon, celui de la marquise de Rambouillet et de sa fille, absorbe le modèle de civilisation héroïque, mais le civilise grâce au contact avec une nouvelle esthétique élaborée par les gens de lettres, tels Guez de Balzac, Vincent Voiture, Gilles Ménage, Georges et Madeleine de Scudéry ou Mme de Sévigné, qui participent tous au développement de l’esthétique classique.10 Le nouveau canon à la mode est désormais imprégné d’un art de vivre marqué de réciprocité, d’égalité, de respect, mais aussi de naturel, de sensibilité, de douceur, de gaieté et d’enjouement. Ces cercles privés cherchent à créer un bonheur social reposant sur la conversation capable de véhiculer toutes les valeurs cultivées dans les salons. Marquée par la présence civilisatrice des femmes,11 la rhétorique mondaine refuse le pathos du héros traditionnel et tend au but unique et suprême – celui d’être agréable. Il faut savoir plaire, bien sûr à la dame qui reçoit, mais aussi à tout le cercle. L’art de la conversation s’inscrit alors dans la tradition rhétorique de l’aptum et du decorum, notions cicéroniennes déjà retravaillées dans les traités de civilité italiens et espagnols et qui s’ancrent par la suite dans la conception de l’honnête homme en France. A partir de cet aperçu, on serait enclin à déduire que ces deux modèles de civilité s’excluent sur tous les plans. L’héroïsme place au centre de son éthique de la gloire des valeurs « mâles »,12 inscrites dans la tradition chevaleresque, féo dale et guerrière, tandis que la culture mondaine se fonde sur la sociabilité, traditionnellement liée au « féminin ». L’éclat du héros se heurte à l’idée de l’harmonie sociale recherchée par l’honnête homme « qui ne se pique de rien » (La Rochefoucauld max. 203). Les moyens rhétoriques opposent la déclamation héroïque à la finesse mondaine. Le héros et l’honnête homme semblent donc profondément incompatibles de par leur nature, leur mise en scène du moi et leur rhétorique. Or, de la même façon que ces deux conceptions de l’être humain coexistent dans la réalité sociohistorique, qu’elles se côtoient, se fréquentent et sont incarnées dans certains personnages historiques, elles sont travaillées, repensées et interrogées par la littérature de la seconde moitié du XVIIe siècle. Les romans de Madeleine de Scudéry : alliance de l’héroïsme et de la sociabilité Les romans scudériens [Madeleine de Scudéry 1607-1701] forment une étape déterminante expliquant les imbrications de la culture héro ïque et mondaine. Si les plus longs romans de la littérature française Artamène ou Le Grand Cyrus et Clélie13 chantent des personnages dont les prouesses prouvent le courage illimité et inimitable dans des combats extraordinaires admirés par tous, ces textes absorbent aussi le modèle de civilité des salons, ce qui se reflète dans les longs passages de conversations proposant des analyses subtiles des passions et des actions humaines. Ils composent donc une symbiose parfaite des deux modèles – héroïque et mondain. D’une part, ils traduisent de façon idéalisée la réalité sociopolitique de l’époque, des années 1640-1660 environ, marquée par helden. heroes. héros. Transfigurations du héros l’élan de l’ancienne noblesse encore attachée aux valeurs de l’honneur, de la gloire et de la générosité et qu’elle défend une dernière fois lors de la Fronde. D’autre part, ces romans annoncent la nouvelle réalité socioculturelle des salons fondée sur le raffinement et la subtilité. Cependant, dans ces romans, ces deux univers ne font pas que se juxtaposer, car les héros en incarnent une réelle symbiose, en entrelaçant la grandeur héroïque aux valeurs sensibles. Alors que le héros cornélien doit sacrifier sensibilité et affectivité à la gloire, le héros scudérien touche à son accomplissement à condition qu’il les assimile ; l’héroïsme mâle est conjugué à la douceur féminine. Ceci est valable pour les personnages et masculins et féminins qui témoignent de leur nature extraordinaire à la fois par leurs actions héroïques et par leur maîtrise de la conversation. Le portrait d’Aronce, brossé dans Clélie, propose la définition d’un « homme accompli » (Scudéry vol. 1, 71) : [...] Premièrement Aronce a infiniment de l’esprit ; il l’a grand, ferme, agréable, et naturel tout ensemble [...]. Pour du cœur, Aronce en a autant qu’on peut en avoir […] celui qui pardonne aux faibles et qui tient autant de la générosité que de ce qu’on appelle précisément courage et valeur. De plus, Aronce a l’âme tendre, et le cœur sensible ; il aime ses amis comme lui-même ; il les sert avec ardeur [...]. Il a de la douceur, de la bonté, et un charme inexplicable dans sa conversation, qui le rend maître du coeur de tous ceux qui l’approchent ; et pour le définir en peu de mots, Aronce pourrait être admirablement honnête homme, de quelque condition qu’il fût né, car il a toutes les vertus qu’on pourrait désirer en tous les hommes. (Scudéry vol. 1, 71-72) La perfection du protagoniste de Clélie provient précisément du rapprochement des valeurs héroïques et sensibles et ceci dans toutes les dimensions de l’être humain. Son esprit évoque d’une part les qualités héroïques [« grand, ferme »], d’autre part, il rappelle les valeurs clés de l’espace mondain [« agréable et naturel »]. Son cœur est habité par le courage,14 mais il est aussi sensible et enclin à l’amour, à la compassion et à l’amitié. Enfin, le héros scudérien maîtrise parfaitement l’art de la conversation qui le porte à la perfection et à un statut d’« homme accompli ». Pour assurer un effet de miroir, Madeleine de Scudéry ne manque pas de retracer aussi le portait de Clélie comme femme accomplie, en travaillant néanmoins par un biais différent l’alliance des valeurs héroïques et sensibles : helden. heroes. héros. Mais Madame, je suis contraint d’avouer que je n’ai jamais rien vu de plus beau que Clélie ; car imaginez-vous qu’elle n’a pas seulement tout ce qui fait la grande beauté, c’est-à-dire les cheveux blonds, les yeux brillants, le tour du visage agréable, la bouche bien faite, les dents belles, le teint admirable, les mains merveilleuses, et la physionomie spirituelle, mais qu’elle a encore tous les charmes de la beauté. Car elle a l’air galant et modeste ; elle a la mine haute et douce ; et il ne lui manque rien de tout ce qui peut imprimer du respect et donner de l’amour à tous ceux qui la voient. Mais ce qui la rend encore plus aimable, c’est qu’elle a autant d’esprit que de beauté. Sa vertu, quoiqu’extrême, n’a pourtant rien d’altier ni de rude ; au contraire il y a quelque chose de si aisé, et de si galant dans sa conversation, qu’on est charmé d’être auprès d’elle ; car encore que Clélie ait l’âme ferme, et hardie, et qu’elle l’ait beaucoup au-dessus de son sexe, elle a pourtant une douceur si engageante, qu’on ne peut lui résister ; et cette grandeur d’âme qui lui fait mépriser les plus grands périls, quand elle s’en voit menacée, n’empêche pas qu’elle n’ait même une certaine modestie craintive sur le visage, qui sert encore à la rendre plus aimable. Cependant quoiqu’elle n’ait rien de fier ni de superbe dans la mine, elle a pourtant l’air noble, la grâce assurée, et l’action fort belle et fort libre. (Scudéry, Clélie I, 107-108) Comme c’était le cas pour Aronce, le but du portrait de Clélie est de souligner sa perfection. Conforme au code traditionnel, celle-ci se désigne par la beauté qui s’adapte cependant aux normes précieuses ; en d’autres termes, Madeleine de Scudéry brosse un portrait qui n’en est pas un, puisque tous les adjectifs r estent imprécis projetant une image de la beauté féminine, qui reste insaisissable mais idéale. Ensuite, l’auteure procède à une définition de l’excellence de Clélie dans les dimensions de l’esprit, du cœur et de l’âme tout en associant systématiquement les valeurs héroïques aux valeurs mondaines. Attardons-nous un moment sur les adjectifs caractérisant la protagoniste. « Elle a l’air galant et modeste » ; « la mine haute et douce » ; « [elle imprime] du respect et [donne] de l’amour » ; elle a « l’âme ferme et hardie » tout en ayant « une douceur si engageante, qu’on ne peut lui résister ». Sa « grandeur d’âme » lui permet d’affronter les plus grands périls tout en ayant « une certaine modestie craintive sur le visage ». Madeleine de Scudéry associe ici les opposés pour assurer la perfection de Clélie. Alors que dans le portrait d’Aronce, les valeurs des deux univers – héroïque et sensible – se 39 Isabelle Chariatte 40 complètent par juxtaposition, l’association des deux systèmes de valeurs, dans l’exemple féminin, permet de définir le juste milieu et d’écarter toute éventuelle connotation négative. L’héroïne scudérienne est galante et modeste, car si elle n’était que galante, elle pourrait être coquette, alors que l’association à la modestie garantit à la galanterie sa pureté. Si elle était uniquement modeste, on pourrait la considérer comme une personne retirée, timide et faible, tandis que le rapprochement à la galanterie, donc à son antipode, la rend parfaite. Les autres couples d’épithètes opposés fonctionnent tous de la même manière : être à la fois haute et douce, inspirer du respect et de l’amour, avoir de la grandeur d’âme et de la modestie craintive. Cet assemblage de qualités opposées excluant toute déviation définit la perfection de Clélie. Madeleine de Scudéry recourt aussi aux conceptions traditionnellement mâles et féminines, puisque le courage est associé d’abord aux hommes, comme l’indique « l’âme ferme est hardie [qui] est [...] beaucoup au-dessus de son sexe ». L’auteur adopte ainsi deux types de procédés différents pour exposer l’achèvement de ses personnages masculins ou féminins. Si, dans l’univers scudérien, le héros réunit en lui les qualités à la fois héroïques et sensibles pour en démontrer leur complémentarité, l’héroïne fait preuve d’une symbiose des opposés annonçant sa perfection qui repose sur la pureté des valeurs dont tout excès corrosif est écarté. Au lieu d’opposer l’héroïque au mondain, Madeleine de Scudéry les conjugue. Les valeurs attribuées traditionnellement à l’univers mâle et féminin se complètent désormais de sorte à conférer aux personnages une dimension parfaite (Chariatte 132-140). Le roman scudérien joue ainsi un rôle capital dans le rapprochement de la culture héroïque et mondaine, puisque, grâce à sa dimension fictive, il n’en montre pas une image paradoxale, mais idéale, projetant un nouveau modèle de civilité : héroïsme et sensibilité ne sont plus des forces antagonistes, mais se complètent pour représenter des exemples d’êtres humains parfaits et accomplis qui, toujours dans la tradition du héros, gagnent l’admiration de tous. Madeleine de Scudéry tente ainsi de faire une synthèse entre un ancien modèle de civilité fondé sur les valeurs féodales et un nouveau construit sur les valeurs mondaines, tels le naturel, la bienséance, la sensibilité, la conversation, l’honnêteté. Dans la période de transition avant l’affirmation du règne absolutiste de Louis XIV, ce modèle romanesque connaît beaucoup de succès. Avec la mise en place du règne du roi Soleil qui asservit de plus en plus l’ancienne noblesse et instaure une véritable culture de courtisans, le projet de civilité lancé par le biais des romans de Madeleine de Scudéry passe cependant rapidement de mode. Les Maximes de La Rochefoucauld : critique de l’héroïsme dans l’espace mondain Malgré l’appartenance de La Rochefoucauld à l’ancienne noblesse [il est duc et pair de France] et son passé de frondeur, représenté dans ses Mémoires par une mise en scène excessive de l’héroïsme, les Maximes s’inscrivent dans une entreprise moraliste. L’auteur ne chante ni l’héroïsme ni la sociabilité, mais pose un regard désabusé sur la société contemporaine qu’il considère mue par l’amour-propre, la fortune et les humeurs. Dans ses 504 maximes, publiées entre 1665 et 1678, La Rochefoucauld se montre très critique à propos de tout système de valeurs, et particulièrement à propos de celui lié à l’ancien idéal héroïque.15 C’est pourquoi Bénichou associe de façon très judicieuse la morale des Maximes de La Rochefoucauld à la « démolition du héros », démolition qu’il explique principalement par la progression de l’augustinisme dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Effectivement, dans les Maximes, bien souvent, la gloire est réduite à une expression de l’amour-propre qui abaisse autrui pour mieux enfler le moi. Le courage n’est en réalité que vanité, honte ou désir de rendre la vie commode et agréable.16 La générosité comme principe même du héros a perdu sa signification et est réduite à une ambition déguisée. « Ce qui paraît générosité n’est souvent qu’une ambition déguisée qui méprise de petits intérêts, pour aller à de plus grands. » (La Rochefoucauld max. 246) Alors que certaines maximes confirment effectivement une vision dépréciative de l’idéal héroïque, d’autres en reconnaissent la validité. L’intrépidité est une force extraordinaire de l’âme qui l’élève au-dessus des troubles, des désordres et des émotions que la vue des grands périls pourraient exciter en elle ; et c’est par cette force que les héros se maintiennent en un état paisible, et conservent l’usage libre de leur raison dans les accidents les plus surprenants et les plus terribles. (La Rochefoucauld max. 217) Il serait donc erroné de conclure que La Rochefoucauld réduit tout principe héroïque à l’amourpropre. L’œuvre discontinue des Maximes réclame une lecture nuancée qui exclut la démolition radicale du héros. D’ailleurs, parmi toutes helden. heroes. héros. Transfigurations du héros les maximes consacrées aux valeurs héroïques, La Rochefoucauld oscille souvent entre une définition positive et négative. L’ambition peut être dégradée à un « effet[s] de l’humeur et des passions, et de jalousie » (La Rochefoucauld max. 7) ou valorisée en tant qu’« activité et ardeur de l’âme » (La Rochefoucauld max. 293). La peinture dialectique des valeurs héroïques permet au moraliste d’en faire un déplacement passionnant, qu’il est possible d’illustrer à l’exemple de la gloire. Profondément dépréciée dans les Maximes, la gloire semble n’exprimer plus qu’un besoin égoïste. Le plus souvent, elle est dénoncée comme finalité intéressée d’une action, surtout dans le milieu social : Rien n’est moins sincère que la manière de demander et de donner des conseils. Celui qui en demande paraît avoir une déférence respectueuse pour les sentiments de son ami, bien qu’il ne pense qu’à lui faire approuver les siens, et à le rendre garant de sa conduite. Et celui qui conseille paie la confiance qu’on lui témoigne d’un zèle ardent et désintéressé, quoiqu’il ne cherche le plus souvent dans les conseils qu’il donne que son propre intérêt ou sa gloire. (La Rochefoucauld max.116) La gloire, comme toute autre expression héro ïque, est contraire à la sociabilité qui recherche l’échange réciproque de la parole et une harmonie sociale construite sur un pied égalitaire. Incompatible avec la sociabilité, la gloire ainsi que toutes les valeurs héroïques sont dénoncées dans l’espace de l’échange civil. Toutefois, le moraliste procède à une réorientation extraordinaire : « Il est aussi honnête d’être glorieux avec soi-même qu’il est ridicule de l’être avec les autres. » (La Rochefoucauld max. 307) Pour La Rochefoucauld, les valeurs héro ïques ne peuvent subsister dans l’espace social que si elles sont intériorisées. Seulement sous cette forme-là, la gloire ne se confond pas à l’élan individuel cherchant à éblouir les autres et réclamant l’admiration de tous. Elle se transforme alors en un sentiment de grandeur intérieure qui confère une valeur morale à l’honnête homme. Dans ce sens, le processus d’intériorisation correspond aussi à une « purification » des passions. Alors que les romans scudériens chantent des protagonistes à la fois héroïques et sensibles admirés par tous, l’honnête homme de La Rochefoucauld intériorise les valeurs héroïques17 – tout comme d’ailleurs les valeurs sensibles (Chariatte 152-166). La perfection de l’être humain semble encore être construite sur la coprésence de ces valeurs antinomiques qui, comme déjà pour le roman scudérien, ne s’excluent pas, mais qui, dans la perspective de La helden. heroes. héros. Rochefoucauld, sont absorbées par l’intériorité et donc transfigurées afin de conférer une grandeur morale et une connaissance subtile de la sociabilité. L’homme accompli n’est pas décoré du « masque » de l’honnêteté, comme le suggère Starobinski, mais il intègre et transcende les qualités liées au courage pour se parfaire et devenir tout à la fois acteur et spectateur de ses qualités sur la scène mondaine. Le combat héroïque s’est entièrement déplacé du champ de bataille vers l’intériorité où il est glorieux d’éradiquer les obstacles empêchant l’honnêteté de s’exprimer pleinement. L’absorption des valeurs héroïques dans l’intériorité procède à une époque qui se détache du modèle héroïque. Ces années correspondent à la fin de la morale néostoïcienne et de l’idéal aristotélicien du Magnanime, à l’échec de la Fronde – à laquelle La Rochefoucauld a participé, à la progression de l’augustinisme dans le monde et surtout à l’affirmation de l’absolutisme sous le règne de Louis XIV. Si tous ces facteurs socioculturels récusent l’héroïsme comme modèle de civilité, celui-ci se déplace entièrement vers l’intériorité où il est redéfini afin de perpétuer une grandeur morale à l’être humain – précisément dans la configuration de l’honnête homme. Des Agréments du chevalier de Méré : refus ou transfiguration du modèle héroïque ? Le chevalier de Méré construit son modèle de civilité sur l’honnêteté à partir de l’espace de sociabilité marqué par la présence des dames. En ouverture Des Agréments [1676], Méré dédie son texte à Madame de ***18, chante sa beauté et l’associe aux muses qui inspirent les poètes et qui savent parfaire les deux dimensions essentielles de l’être humain – le cœur et l’esprit. (Méré, Des Agréments 9) Cette entrée dans le texte le place d’emblée sous l’empire féminin, d’une part en récupérant la tradition courtoise de la dame qui inspire le chevalier ou le troubadour, d’autre part, en évoquant la conception mythologique des grâces qui donnent le souffle créateur aux poètes. Le théoricien Des Agréments place ainsi son propos sous l’égide de l’esthétique, de l’inspiration et de la dame, donc de l’univers féminin – trois dimensions qui toutes sont fondamentales pour la formation de l’honnête homme. Dans Des Agréments, Méré érige en maxime capitale du savoir-vivre mondain la qualité de plaire dans le monde, d’inspiration néoplatoni cienne et déjà travaillée dans L’Astrée.19 Les agréments sont l’expression d’une quête d’un idéal dans l’espace social et civil – aussi bien 41 Isabelle Chariatte 42 pour l’homme que pour la femme. Pour Méré, l’être humain touche à son accomplissement et atteint sa perfection en société grâce à un travail sur lui-même qui consiste à polir, entre autres, les qualités du cœur et de l’esprit pour se rendre agréable aux autres. Les agréments s’apprennent en fréquentant le monde, mais leurs moyens d’expression sont si subtils que seul le discernement, appelé « bon goût », permet de les percevoir et d’en être touché. Quelles sont alors les aménités qui décorent l’honnête homme ? Les façons de faire pour plaire ne suivent pas de règles fixes, mais sont l’expression d’un discernement subtil suggérant comment se comporter dans quelle situation. On plaît lorsque le corps et l’esprit agissent de concert et expriment le naturel, la joie et la confiance. Cette conception des agréments rappelle le decorum de Cicéron (De Officiis I, 35). L’honnête homme refuse tout ce qui est artificiel, superficiel ou hypocrite et agit conformément à sa nature, soumise à un travail imperceptible. Il en résulte le naturel, le bon air et l’humeur enjouée qui ne font qu’insinuer la perfection de l’honnête homme. La quête du juste milieu réclame une certaine modération, mais n’exclut pas la surprise ni l’excellence. Au contraire, les talents accompagnés d’une adroite connaissance rendent l’honnête homme plaisant. Son mérite, sa grandeur et son excellence ne le décorent pas de façon éclatante, car ce qui éblouit est considéré comme superficiel et faux : « Ce qui plaît consiste en des choses presque imperceptibles. » (Méré, Des Agréments 14) Et ce n’est qu’« à la seconde vue » que la qualité de l’honnête homme transparaît et peut être pleinement appréciée. Quelle place peut alors encore prendre le héros qui construit son rayonnement sur la gloire, la grandeur et la générosité du moi ? Le modèle héroïque peut-il coexister à celui de l’honnête homme, doit-il être intériorisé ou transfiguré ? Doit-il être sacrifié au profit de l’harmonie sociale ? A première vue, Méré semble récuser très nettement la conception traditionnelle du héros : Le caractère héroïque n’est pas fait pour plaire, au moins comme on le représente ordinairement. ‹ Ma vertu pour le moins ne m’abandonne [trahira] pas. › [Cinna, I, 4]. Il faut bien que cela se devine, et que le procédé le donne à connaître. Mais ce n’est pas le moyen de faire aimer sa vertu, ni même de persuader qu’on a du mérite, que d’en parler si ouvertement. (Méré, Des Agréments 15) Méré rejette la démarche cornélienne qui fait déclamer au héros, par le biais de la grande rhétorique, sa nature glorieuse ; ceci va entièrement à l’encontre de l’honnête homme. La mise en va- leur du moi est fortement honnie dans l’espace civil où il faut, à partir de l’aptum, s’effacer, ne se piquer de rien ni affirmer sa grandeur. La grande éloquence fait place au style de la mediocritas, propre à l’espace de politesse. Alors que, sur la scène cornélienne, le héros chante sa gloire et en fait preuve par ses actions brillantes, sur la scène mondaine, l’honnête homme exprime sa perfection par le biais de la gentillesse, de la délicatesse et de la création d’un espace libre de réciprocité dans lequel l’excellence n’est jamais éclatante. Elle peut au contraire être perçue à l’aide du bon goût qui donne le discernement pour les qualités élevées, mais discrètes de l’honnête homme – « un brillant sans éclat » d’après Vanhouck. Tout ce qui éblouit et réclame de l’admiration est considéré par Méré comme faux et illusoire. C’est uniquement l’expression discrète de son excellence qui rend l’honnête homme plus aimable et qui lui confère du mérite. Celui-ci n’est plus construit sur les codes militaires des actions valeureuses et honorables, mais transposé à la sociabilité. La notion de grandeur – telle qu’affichée par le héros cornélien – est, elle aussi, entièrement civilisée, c’est-à-dire qu’elle définit celui qui maîtrise parfaitement les codes de politesse et qui sait plaire. C’est ainsi que Méré récupère les notions de grandeur, de mérite et de perfection qui qualifient traditionnellement le héros et qu’il les transpose à l’univers de la sociabilité. Toutefois, l’attitude critique de Méré face au héros se limite à sa mise en scène et à sa rhétorique. Dans la Conversation 6, le théoricien de l’honnêteté souligne l’importance de la gloire dans la construction des héros et des rois. « La gloire est le plus beau de leur bien et leur principal intérêt. Tous les héros et tous les grands hommes s’y sont dévoués. » (Méré, Conversations 80) Pour aller à la gloire et récolter l’honneur, ils expriment avec discernement leur grandeur d’âme et leur mépris de la mort. César est cité en exemple : « César avait toujours la gloire devant les yeux qui lui faisait prendre le parti le plus héroïque. » (Méré, Conversations 91-92) Alors que ces réflexions pourraient faire croire que Méré accepte, dans le contexte politique ou militaire, pleinement le modèle héroïque traditionnel dont le principe même est la gloire, cette conversation avance une série d’arguments associant les qualités héroïques aux plaisirs de la vie en société, « comme de nous entretenir librement avec les personnes que nous aimons, et de pouvoir disputer de certains avantages où la fortune et la grandeur n’ont point de part. [...] Il faut avoir de la complaisance en galant homme pour rendre la vie agréable. » (Méré, Conversations 84) Méré entremêle ainsi les qualités civiles de la galanterie aux qualités héroïques et les conjugue helden. heroes. héros. Transfigurations du héros adroitement, car seules les qualités de l’esprit et de l’enjouement confèrent la véritable grandeur et le véritable bonheur aux princes et aux héros. « Je trouve bien plus beau ce je ne sais quoi de civil et de majestueux tout ensemble qui fait sentir avec plaisir que de certains princes sont les maîtres : plus ils s’approchent, plus on se recule et surtout les honnêtes gens qui n’abusent jamais de rien. » (Méré, Conversations 85) Méré fait remonter ce modèle de sociabilité à L’Astrée, et cite la maxime « ‘Aime si tu veux être aimé’ » (Méré, Conversations 86) qui, bien qu’elle soit adaptée ici au texte de d’Urfé, est tirée de Sénèque, Lettres à Lucilius, 9, 6.20 C’est en récupérant le modèle de l’amour néo-platonicien de d’Urfé que Méré peut justifier le passage du mérite construit sur les actions héroïques au mérite fondé sur l’amour défini ici comme lien social : « L’on élève ou l’on abaisse le mérite selon qu’on aime ou qu’on hait les gens. » (Méré, Conversations 86) Dans sa description de César, Méré va jusqu’à le décorer de qualités civiles qui, à elles seules, expliqueraient le succès de ses campagnes. Il s’avère ainsi que même dans le cas de personnages militaires comme César, ce ne sont en fin de compte que les qualités civiles qui contribuent à la perfection et à l’excellence du héros, même dans ses actions militaires et valeureuses.21 Quoique le héros cornélien soit banni de l’univers de sociabilité, en raison de l’éclat de sa mise en scène et de sa rhétorique contraire à celle de l’honnête homme, Méré reconnaît néanmoins que, dans l’espace de la guerre et de la politique, la gloire et le mérite doivent impérativement être complétés par des qualités sociables afin d’éviter toute forme de barbarie. Cet exemple démontre clairement que Méré érige les qualités sociables en principe suprême de sa conception de l’être humain, même de celle du héros, sans lesquelles l’homme ne peut accéder à sa perfection ni dans l’univers héroïque ni dans l’univers mondain. C’est ainsi que Méré redéfinit dans l’espace mondain les notions attribuées traditionnellement au héros. Pour l’honnête homme, la vraie grandeur ne procède pas de « la fortune », mais elle « vient du cœur et de l’esprit » et s’exprime dans « l’air noble » (Méré, Des Agréments 2021). Considérée comme la qualité héroïque par excellence depuis Aristote, la grandeur est, d’une part, intériorisée dans l’humilité du cœur, d’autre part, elle est civilisée et s’exprime par l’esprit enjoué qui doit plaire. L’esprit fin, la modestie et la gentillesse apparaissent sans éclat dans la mine et dans l’union heureuse des actions du corps et de l’esprit. En vertu de vouloir plaire, l’honnête homme est décoré d’une « humeur enjouée » exprimant une « grande confiance », ornement helden. heroes. héros. refusant catégoriquement l’admiration. « Un honnête homme doit vivre à peu près comme un grand prince qui se rencontre en un pays étranger sans sujets et sans suite, et que la fortune réduit à se conduire comme un honnête particulier. » (Méré, Des Agréments 21) Enfin, pour illustrer sa définition de la grandeur, Méré fait une comparaison entre deux palais royaux : « Le Louvre est plus grand que Versailles, mais Versailles est plus beau, plus noble, et plus agréable que le Louvre, et même il sent plus cette véritable grandeur qui plaît aux personnes de bon goût. » (Méré, Des Agréments 22) La vraie grandeur n’est donc ni celle qui paraît à première vue ni celle qui correspond à des critères politiques, mais elle est celle qui confère au bâtiment une valeur esthétique, et donc supérieure, comme en témoignent les adjectifs comparatifs « plus beau, plus noble et plus agréable ». La véritable grandeur ne peut être saisie que si l’on est doté du « bon goût », c’est-à-dire d’une perception esthétique qui se situe au-delà des catégories de l’entendement et qui procure une vision plus subtile de la réalité.22 Dans la suite de cette réflexion, ni la grandeur du Louvre ni celle de Versailles ne sont associées à leur valeur politique, car cette dimension s’avère être entièrement contraire à la sociabilité : « Le commandement des inférieurs sent plus l’esclavage arrogant que le maître absolu, car il n’a rien de civil ni de noble. » (Méré, Des Agréments 22) En introduisant le terme « esclavage arrogant », Méré procède à un renversement extraordinaire de la notion héroïque de la grandeur, qui désormais n’est plus liée à la noblesse ni à l’exercice du pouvoir politique, mais au contraire elle est entièrement et uniquement rattachée à la civilité. Le héros traditionnel associé historiquement à l’aristocratie et à la gouvernance s’exprime, chez Méré, par le biais de l’espace d’intériorité et de civilité. Les notions de grandeur, de noblesse et de mérite sont alors redéfinies comme capacité à plaire dans le monde. L’éclat du héros qui se perçoit à première vue est considéré, dans l’espace mondain, comme obstacle au vrai « bon air », qui est plus caché et qui n’est perceptible qu’à un deuxième regard – soulignons-le, uniquement pour ceux qui ont le goût fait. Si le héros se met au service de la collectivité politique pour combattre au nom de l’honneur et de la gloire, l’honnête homme sert la collectivité civile en plaisant, assurant ainsi la cohésion sociale. Il ne s’agit pas d’un sentiment égoïste, issu de l’amour-propre, comme diraient les jansénistes de l’époque, mais d’un élan vers l’autre dans le but de garantir le bonheur social. Le regard admiratif des autres qui confirme au héros son statut extraordinaire n’est plus recherché. Le combat héroïque s’est non seulement inté- 43 Isabelle Chariatte 44 riorisé [comme chez La Rochefoucauld], mais il s’est aussi esthétisé, puisqu’il s’agit pour Méré de polir toutes les aspérités de sorte que l’individu se fonde parmi les honnêtes gens et qu’il contribue à la progression de la collectivité vers un idéal de perfection. L’honnête homme combat les obstacles qui se trouvent en lui. Il se parfait à la fois par son contact avec le monde et par son regard autoréflexif et autocritique. « Que si le premier [des moyens] réussit mal, on a recours à un autre, et par la suite de réflexions et à force de se corriger on se rend honnête homme, et par conséquent agréable. » (Méré, Des Agréments 22-23) L’honnêteté de Méré est donc un idéal vers lequel on aspire par le moyen déterminant qui est celui de plaire. Enfin, pour se rendre agréable, il faut suivre la bienséance, la vraie, celle qui vient du cœur et de l’esprit, et non pas de la fortune. Son expression est l’humilité dont le modèle est donné par l’enseignement du Christ (Méré, Des Agréments 28-29). Méré transforme alors les agréments d’un principe de civilité au principe même de l’humanité tenant compte de sa dimension spirituelle. « [...] c’est un péché que de déplaire [...] Car il me semble presque impossible d’aimer ce qui déplaît. » (Méré, Des Agréments 29) Le message chrétien de l’amour du prochain est réinterprété en fonction des agréments comme premier principe de l’être humain. Tout en avançant, de façon presque polémique, une solution purement mondaine dans le débat janséniste autour de la grâce divine, Méré érige les agréments en facteurs primordiaux et déterminants pour le salut de l’humanité : Quand je pense que le Seigneur aime celui-ci et qu’il hait celui-là sans qu’on sache pourquoi, j’en trouve point d’autre raison qu’un fonds d’Agréments qu’il voit dans l’un et qu’il ne trouve pas dans l’autre, et je suis persuadé que le meilleur moyen, et peut-être le seul pour se sauver c’est celui de plaire. (Méré, Des Agréments 29) D’après ce passage, l’amour de Dieu est sensible à celui qui sait plaire. C’est ainsi que les agréments sont mis sur un pied d’égalité avec l’amour chrétien. Par cette absorption du modèle chrétien dans celui de l’honnêteté fondée sur les agréments, Méré fait passer la concep tion de l’honnête homme d’une dimension laïque et profane à un message spirituel et moral, car « Il ne faut qu’un honnête homme pour inspirer les bonnes mœurs au plus méchant peuple de la terre, et pour donner envie à tous ceux d’une cour sauvage et grossière, d’être honnêtes gens : ce que je dis d’un honnête homme, se doit aussi d’une honnête femme. » (Méré, Des Agréments 31) Le salut du monde passe par les agréments présents chez les honnêtes gens qui de par leur état de perfection suscitent chez les autres le désir de se parfaire et d’imiter les qualités des honnêtes gens. Tous ces attributs que Méré reconnaît à l’honnête homme sont effectivement les signes de l’accomplissement d’un être humain. Son excellence sert-elle de point de référence et d’exemple à suivre pour les autres ? Ou cette perfection se communique-t-elle aux autres par la grâce et l’air de l’honnête homme ? S’agit-il d’un modèle ou s’agit-il d’une source d’inspiration qui entraîne les autres vers la perfection ? Méré semble adopter les deux points de vue : l’honnête homme est acheminé vers le perfectionnement de sa nature qui représente une entreprise à vie, d’autre part, une fois que l’honnête homme ou l’honnête femme a atteint un degré d’excellence, celle-ci rayonne sur les autres afin de les « sauver », comme le dit Méré. L’honnête homme se confond ici avec un autre modèle de perfection, qui est celui du saint. La civilité va alors pour Méré jusqu’à absorber les dimensions laïque et spirituelle. C’est dans cet espace que l’être humain travaille à son perfectionnement en transcendant toutes les catégories dans le seul but d’exprimer sa complétude pour lui et pour les autres. Conclusion Le parcours du héros scudérien à l’honnête homme de Méré a permis d’articuler les liens entre héroïsme et honnêteté dans la culture mondaine du siècle classique et d’en définir les enjeux pour la création de l’idéal de l’honnête homme. Ces trois textes représentent trois cas de figure qui se complètent mutuellement. Dans les romans de Madeleine de Scudéry, l’univers héroïque est juxtaposé à l’univers mondain sur un pied d’égalité et ce n’est que cette associa tion, voire cette conjugaison des deux univers qui confère aux protagonistes leur statut de héros et d’héroïnes. Madeleine de Scudéry célèbre ainsi un modèle de civilité qui vise à la complétude de l’être humain grâce à la complémentarité des pôles opposés. Ces forces antagonistes ne se combattent plus ou ne forment plus d’obstacles à surmonter, comme c’est le cas dans le théâtre cornélien, mais elles s’associent sous forme de symbiose. Héroïsme et culture mondaine sont entrelacés afin de célébrer un nouveau modèle de civilité vers le milieu du XVIIe siècle, au moment où les anciennes valeurs féodales et héroïques cèdent peu à peu leur place aux valeurs courtisanes dans la réalité sociopolitique. Dans ce sens, les romans de Madeleine de Scudéry peuvent être considérés comme célébration helden. heroes. héros. Transfigurations du héros romanesque et idéalisante du modèle de civilité lancé par les salons. Ils reflètent le goût mondain de la part de l’ancienne noblesse pour une mise en scène héroïque et romanesque de la réalité tout en suggérant la perpétuation de l’héroïsme dans un nouveau modèle de civilité que les Grands incarnent. Pour le moraliste La Rochefoucauld, les valeurs héroïques ont certes leur validité dans l’univers héroïque, mais sont incompatibles avec l’espace de civilité. Elles ne peuvent subsister que si elles sont transposées à l’intériorité de l’être humain. On ne peut être glorieux qu’avec soi-même, en d’autres termes, le mérite ne dépend pas de la reconnaissance que l’on reçoit, mais il exprime les valeurs de sincérité et d’intégrité morale. Pour La Rochefoucauld, seule l’intériorisation et l’épuration de l’héroïsme confère à l’honnête homme un statut supérieur dans la culture mondaine. Enfin, tout comme La Rochefoucauld, le chevalier de Méré rejette l’air héroïque dans la culture mondaine, car il se heurte profondément aux agréments et au bon goût. La mise en scène du héros déplaît profondément à l’honnête homme imprégné de naturel. Néanmoins, nous retrouvons chez Méré les termes de grandeur, de mérite, d’honneur et de noblesse qui ne sont pas seulement intériorisés, comme chez La Rochefoucauld, mais dont la définition est profondément esthétisée et civilisée dans le but de plaire. C’est la grande maxime de l’honnête homme. En passant par la synthèse de l’héroïque et du mondain incarnée dans les protagonistes scudériens, puis chez La Rochefoucauld par la critique de l’héroïsme dans l’espace mondain où il ne peut subsister que sous forme intériorisée, nous avons enfin pu considérer chez Méré que les notions traditionnellement héroïques de grandeur, de mérite et de noblesse sont entièrement esthétisées jusqu’à faire coïncider l’idéal de sociabilité avec le message chrétien et à conférer une dimension spirituelle à l’honnêteté. La civilité permet ainsi que les modèles du héros et du saint fusionnent, en soulignant leur caractère « héroïque » qui les rapproche et dont le but est d’être au service de l’émancipation de la collectivité. En analysant l’élan vers l’accomplissement de l’être humain dans des contextes socioculturels aussi différents que le milieu du XVIIe siècle, qui annonce la fin de l’époque féodale, et la seconde moitié du siècle, qui célèbre l’établissement de la société de cour, nous avons constaté que certaines valeurs héroïques, comme la grandeur, le mérite et l’honneur, sont maintenues, mais redéfinies et profondément réorientées d’abord vers l’intériorité, puis vers la civilité, pour qu’elles soient adaptées à leur milieu. Le helden. heroes. héros. modèle héroïque semble rester sous-jacent à la culture mondaine, mais de manière transfigurée. La perfection du héros construite sur la gloire éclatante est transférée à l’excellence de l’honnête homme qui ne se perçoit que subtilement, mais qui entraine définitivement les autres vers l’idéal d’honnêteté. Toujours selon Méré, ce modèle de civilité ne demeure pas dans l’univers confiné de quelques happy few, au contraire, l’honnêteté agit sur toute l’humanité et contient le pouvoir de la perfectionner. L’honnête homme peut ainsi être considéré comme une projection idéale d’une transfiguration silencieuse du héros par le processus de civilisation. Dans une forme intériorisée, esthétisée et civilisée, les traits du héros traditionnel, notamment ceux de grandeur, de gloire et de mérite, décorent toujours l’honnête homme – « héros mondain ». Ce glissement de sens rappelle la qualité d’absorption propre à la culture mondaine, car bien qu’elle paraisse entièrement opposée aux valeurs et aux représentations traditionnelles de l’esprit héroïque, elle les récupère tout en leur attribuant une nouvelle définition. Toute époque réclame ainsi ses héros pourvus de grandeur, de noblesse et de mérite. Qu’on parle d’admiration ou d’agréments, de gloire ou de naturel – il s’avère qu’à tous les âges, la quête d’un idéal de perfection permet d’interroger si ce n’est de faire avancer l’histoire culturelle de l’humanité. 1 Cette opposition de deux modèles de civilité s’exprime de façon pertinente dans le langage d’Alceste et de Philinte du Misanthrope acte I, scène 1. Alceste défend les valeurs morales par le biais d’un vocabulaire héroïque, alors que Philinte incarne l’homme de sociabilité – l’honnête homme faisant primer la civilité sur la sincérité d’Alceste qui sacrifie les bienséances. 2 Sur le héros cornélien, voir les études de Fumaroli, Doubrovsky, Kruse, Rohou. 3 La notion d’honnête homme évolue au cours du XVIIe siècle, comme en témoignent les définitions avancées par Faret, Madeleine de Scudéry, La Rochefoucauld, Pierre Nicole ou par le chevalier de Méré. Nous retiendrons ici celle du chevalier de Méré, qui propose la définition la plus subtile de l’honnêteté. Sur l’honnêteté, voir en particulier les études d’Oskar Roth et d’Emmanuel Bury. 4 Voir les études de Bury et de Steigerwald. 5 Voir la correspondance de Mme de Sévigné. 6 Voir Bury. 7 La correspondance de Mme de La Fayette nous apprend que chaque nouveau tome des romans de Madeleine de Scudéry est attendu avec impatience. 8 Sur le modèle aristotélicien de la magnanimité, voir Fumaroli 323-349. 9 Voir Levi chap. 7. 10 Sur l’importance des salons pour l’établissement de l’esthétique classique, voir les études de Génétiot, Viala et Steigerwald. 45 Isabelle Chariatte 46 11 Nous adhérons ici à l’idée de la fonction civilisatrice des femmes dans les salons, telle que développée par Timmermanns. 12 La proposition de Douvrovsky de valeurs « mâles » nous paraît particulièrement pertinente dans une perspective « gender ». Le héros mâle s’oppose ainsi au caractère féminin qui s’exprime dans les valeurs et la rhétorique des salons. 13 Sur les romans scudériens, consulter les études de Baader, Denis, Morlet-Chantalat et Penzkofer. 14 Ou la valeur, comme on disait au XVII siècle. e 15 Voir La Rochefoucauld max. 1, max. 15, max. 16, max. 63, max. 116, max. 150, max. 198, max. 213-221, max. 233, max. 244, max. 246, max. 248, max. 266, max. 268, max. 280, max. 285, max. 293, max. 308, max. 365, max. 490. 16 Par exemple, La Rochefoucauld max. 220 : « La vanité, la honte, et surtout le tempérament, font souvent la valeur des hommes, et la vertu des femmes. » Voir aussi La Rochefoucauld max. 213. 17 Au sujet de la gloire et de l’héroïsme chez La Rochefoucauld, voir Roth 304, Kruse 61-80, Chariatte 152-158. 18 On suppose qu’il s’agit de Madame la Maréchale de Clérambault, voir Méré 9, n. 1. 19Dans la théorie néoplatonicienne de l’amour, l’union avec l’autre passe par le renoncement total de soi dans le but de plaire. « Puis qu’on ne se rend parfaitement honneste homme que quand on a dessein de plaire, & ce dessein de plaire ne peut venir que d’un fort grand attachement, ou du desir de le persuader. » D’Urfé, L’Astrée. 31 juillet 2014. <http://www.astree.paris-sorbonne.fr/Astree_1678.php> 20 Cette maxime de Sénèque sera reprise dans La Sylvanire ou la Morte-vive de d’Urfé, acte I, scène 1, v. 224 [« Il faut aimer si l’on veut être aimé. »]. 21 Cette même hiérarchie des valeurs, selon laquelle les valeurs sociables procurent aux valeurs héroïques leur véritable grandeur, est exprimée dans l’oraison funèbre prononcée par Bossuet pour le Grand Condé le 2 mars 1687. Les qualités extraordinaires de son courage sont ancrées dans la bonté chrétienne qui les « [aide] à se communiquer davan tage ». Les « douceurs de la société », le « plus grand bien de la vie humaine », sont assurées grâce à « sa conversation [qui] était un charme » et à l’amitié qu’il place au premier rang. Bossuet 200-201. 22 Dans son article, Dens développe l’idée du goût comme faculté critique dont est doté l’honnête homme. Bibliographie Aristote. Ethique à Nicomaque. Paris : Librairie Générale Française, coll. Le Livre de Poche, 1992. Baader, Renate. Dames de lettres. Autorinnen der preziösen, hocharistokratischen und modernen Salons, 1649-1698. Stuttgart : Metzlersche Verlagsbuchhandlung, 1986. Bénichou, Paul. Morales du Grand Siècle. Paris : Gallimard, 1948. Bossuet, Jacques Bénigne. Œuvres. Paris : Gallimard, coll. La Pléiade, 1961. Bury, Emmanuel. Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme. Paris : puf, 1996. Bury, Emmanuel. « Espaces de la République des Lettres. Des cabinets savants aux salons mondains. » Histoire de la France littéraire. Classicismes XVIIe - XVIIIe siècle. Ed. Jean-Charles Darmon et al. Paris: puf, 2006 : 88-116. Castiglione, Baldassare. Il libro del Cortegiano. Milan : Garzanti, 1987. Chariatte, Isabelle. La Rochefoucauld et la culture mondaine. Portraits du cœur de l’homme. Paris : Classiques Garnier, 2011. Cicéron, Marcus Tullius. De officiis. Stuttgart : Reclam, 2007. Corneille, Pierre. Œuvres complètes. Paris : Gallimard, 1980-1987. Denis, Delphine et al. éd. Madeleine de Scudéry : une femme de lettres aux XVIIe siècle. Arras : Artois Presses Université, 2002. Denis, Delphine. La muse galante. Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry. Paris : Champion, 1997. Dens, Jean-Pierre. « Le chevalier de Méré et la critique mondaine. » XVIIe siècle 101 (1973): 41-50. Doubrovski, Serge. Corneille et la dialectique du héros. Paris : Gallimard, 1963. D’Urfé, Honoré. L’Astrée. Paris : Champion, 2011. D’Urfé, Honoré. La Sylvanire ou la Morte-Vive. Toulouse : Société de Littératures classiques, 2001. Fumaroli, Marc. Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes. Genève : Droz, 1990. Génétiot, Alain. « Vincent Voiture, inventeur de la littérature mondaine et galante. » Il confronto letterario XXVII (2010) : 245-263. Génétiot, Alain. Poétique du loisir mondain. De Voiture à La Fontaine. Paris : Champion, 1997. Gracián, Baltasar. L’art de prudence. Paris : Payot, 1994. Kruse, Margot. « Ethique et critique de la gloire dans la littérature française du xviie siècle. » Beiträge zur französischen Moralistik. Éd. Joachim Küpper et al.. Berlin : Walter de Gruyter, 2003 : 61-80. Lafayette, Marie-Madeleine de. Correspondance. Paris : Gallimard, 1942. La Rochefoucauld, François de. Maximes. Paris : Classiques Garnier, 1999. Levi, André. French moralists. The Theory of the Passions 1585-1649. Oxford : Clarendon Press, 1964. Méré, chevalier de. Œuvres complètes. Paris : Klincksieck, 2008. Molière. Le Misanthrope. Paris : Librairie Générale Française, coll. Le Livre de Poche, 1986. Morlet-Chantalat, Chantale. La Clélie de Mademoiselle de Scudéry. Paris : Champion, 1994. Penzkofer, « L’art du mensonge ». Erzählen als barocke Lügenkunst in den Romanen von Mademoiselle de Scudéry. Tübingen : Gunter Narr, 1998. Rohou, Jean. Le XVIIe siècle. Une révolution de la condition humaine. Paris : Seuil, 2002. Roth, Oskar. Die Gesellschaft der Honnêtes Gens. Heidelberg : Carl Winter, 1981. Scudéry, Madeleine de. Artamène ou le Grand Cyrus. 31 juillet 2014 <http://www.artamene.org> Scudéry, Madeleine de. Clélie. Histoire romaine. Paris : Champion, 2001-2003. Sénèque, Lucius Annaeus. Lettres à Lucilius. Paris : Garnier-Flammarion, 1992. Sévigné, Marie de. Correspondance. Paris : Gallimard, coll. La Pléiade, 1972. Starobinski, Jean. « La Rochefoucauld et les morales substitutives. » La N.R.F. juillet et août (1966): 16-34 et 211-29. helden. heroes. héros. Transfigurations du héros Steigerwald, Jörn. Galanterie. Die Fabrikation einer natürlichen Ethik der höfischen Gesellschaft (1650-1710). Heidelberg : Winter, 2011. Timmermans, Linda. L’accès des femmes à la culture (15981715). Paris : Champion, 1993. Viala, Alain. La France galante. Paris : puf, 2008. helden. heroes. héros. 47