The Truman Show - Le CRDP d`Aquitaine

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The Truman Show - Le CRDP d`Aquitaine
THE TRUMAN SHOW
SOMMAIRE
I/ Le film
A) Générique et synopsis
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B) Le réalisateur et sa filmographie
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II/ Approches du film
A) Structure dramaturgique
5
B) Réflexions, pistes d’analyses et d’utilisations pédagogiques
1) Genèse du film
2) Références et mises en abîme
3) Mise en scène…de la mise en scène
4) Un film visionnaire
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8
9
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III/ Autour du film
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Annexes et cahier critique
1
Avant-propos
Une fois n’est pas coutume, on commencera par un regret : pourquoi ne pas avoir
commencé le film sans générique ? Une plongée directe dans le récit -par exemple avec la
chute du projecteur- aurait peut-être rendu le film plus étrange et plus efficace encore.
Ce générique, à l’instar de l’affiche, donne déjà trop de clefs au spectateur… l’argument
scénaristique repose dès lors sur la découverte. Le spectateur, averti, va reconnaître les indices
ou les ambiances de la manipulation. Néanmoins, The Truman Show reste un film difficile à
présenter pour les néophytes : trop en dire serait vraiment gâcher les effets déstabilisants de la
mise en scène (qu’on en juge par les précautions du critique de Télérama Marine Landrot, à
découvrir en annexe!).
Par là même, on trouve un des axes d’analyse possible du film, en reprenant pour synthétiser
le titre du livre de J.L. Bourget : Hollywood, la norme et la marge.
D’une certaine manière, le film de Peter Weir tient des deux :
-La norme : film « très grand public » (il suffit de penser à ses nombreux passages TV, y
compris sur TF1 (!) ) avec des moyens, une distribution et une mise en image hollywoodiens
(récit linéaire, personnages archétypaux, suspense savamment dosé et « amené », humour…).
Bref, The Truman Show serait un produit, de qualité certes, mais un produit !
-La marge : l’apparente légèreté et le happy end attendu cachent en fait une série
d’interrogations et de réflexions qui vont plutôt loin, à la fois sur le système médiaticotélévisuel, mais aussi sur la civilisation occidentale dans sa globalité.
Peter Weir lui-même résume cette ambivalence : auteur prolifique, protéiforme et à
succès (il suffit de penser à Witness, au Cercle des poètes disparus ou au récent et superbe
Master and commander), il insère mine de rien un questionnement qui ne peut qu’engager le
spectateur. Le choix d’Andrew Nicoll comme scénariste ne fait que renforcer ce point de vue :
c’est l’auteur de Bienvenue à Gattaca, film qui travaillait le questionnement sur la
civilisation, avec comme fil directeur les dérives possibles de la génétique.
Possible, encore un mot-clef : Nicoll et Weir font des films où « tout est possible », dans le
sens commun du mot : là encore, mine de rien, les deux compères ne font que légèrement
pousser, dévier ce qui existe déjà. Le principe de la réalité -encore un mot-clef, bien sûr- est
la base du propos : il ne s’agit pas ici de science-fiction (peu de poésie, par exemple, dans The
Truman Show) mais plutôt d’anticipation légère, de miroir déformant. Ainsi, le film de Peter
Weir est en continuité des grandes comédies américaines des années 40 et 50 (cf. Capra), qui,
« sans avoir l’air d’y toucher », tendaient un miroir plus ou moins déformant au spectateur,
tout en respectant les bases de l’ « entertainment » populaire.
Facilité d’accès et profondeur du propos : que rêver de mieux pour engager une
démarche pédagogique ?
Au fait, Seaheaven n’est pas un décor : c’est une ville réelle appelée «Seaside » et située en
Floride. Toujours en Floride, « Celebration », la ville parfaite de Disney…
Et vous, dans quel décor vivez-vous ?
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I/ Le film
1 Générique
Réalisation : Peter Weir
Production : Scott Ruder, Andrew Nicoll, E. Feldman et A. Schroeder pour Paramount
Pictures
Scénario : Andrew Nicoll
Directeur de la photo : Peter Biziou
Son : Art Rochester
Montage : William Anderson et Lee Smith
Effets spéciaux : Michael J. Mc Alister
Musique : Burkhard Dallwitz et Philip Glass
Décors : Denis Gassner
Distribution : Jim Carrey
Truman Burbank
Laura Linney
Meryl
Noah Emmerich
Marlon
Natasha Mc Elhone
Lauren/Sylvia
Ed Harris
Cristof
Brian Delate
Kirk, le père de Truman
Paul Giamatti
Le réalisateur
Holland Taylor
La mère de Truman
Budget : 60 millions de $
Durée : 1h43mn
Sortie à Paris : 28/10/1998
Entrées France : 1,2 million
Synopsis
Une vie, un show. Truman Burbank, la trentaine « middle class », vit une vie parfaite à
Seaheaven : les couleurs, le climat, les gens, sa femme…. Tout est PARFAIT.
Pourtant, à partir de la chute d’un objet insolite, le doute s’installe dans la conscience de
Truman : que cache l’apparente réalité autour de lui ?
Le film est donc le récit de son cheminement, alors que le spectateur a toujours une longueur
d’avance. En « réalité », nous assistons à la fin du Truman Show…qui durait pourtant depuis
10 000 jours !
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2
Le réalisateur et sa filmographie
Peter Weir est né le 21 août 1944 (il vient donc juste d’avoir 60 ans) à Vaucluse,
province de Sydney en Australie.
Après des études secondaires dans son pays, il a une première expérience du spectacle à
Londres, où il interprète des sketches de son cru. De retour en Australie au milieu des années
60, il commence une carrière cinématographique à la télévision, comme technicien. Puis
arrive le temps des premières réalisations courtes et moyennes, qui débouche sur le premier
long-métrage The cars that ate Paris, en 1974 (il a alors 30 ans).
Sa carrière américaine commence avec Gallipoli, où symboliquement, il s’engage dans
la machine de guerre hollywoodienne au travers de l’histoire du débarquement des
Dardanelles en 1915, effectué par les troupes néo-zélandaises et australiennes.
Mais c’est Dead Poet Society qui lui apporte la consécration mondiale et en fait une des
références de qualité du cinéma anglo-saxon.
Habitué à tourner avec des stars (rien moins que Richard Chamberlain, Sigourney
Weaver, Mel Gibson, Harrison Ford, Robin Williams, Ethan Hawke, Gérard Depardieu,
Andie Mc Dowell, Jeff Bridges, Isabella Rossellini, Jim Carrey, Russell Crowe…), se
moulant dans le système hollywoodien, il n’en a pas pour autant totalement vendu son âme au
« diable du marché » : comme référence, il cite spontanément Stanley Kubrick, car pour lui,
« il a toujours su donner un sens au divertissement (…) Il a démontré avec de magnifiques
films qu’on pouvait aussi avoir quelque chose à dire ».
Nul doute qu’à 60 ans, il a encore une bonne partie de sa carrière devant lui.
Filmographie
Pattern Recognition ( 2004, inédit) S
Master and commander (2002) S
The Truman Show ( 1998)
Fearless (1993, VF: État second)*
Green Card (1990) S
Dead Poet Society (1989, VF : Le cercle des poètes disparus)
PERIODE AMERICAINE
Mosquito Coast (1986)
Witness (1984)
The year of leaving dangerously (1982, VF : L’année de tous les dangers)
Gallipoli (1981) S
The Plumber (1979, VF: Le plombier)
The last wave (1977, VF : La dernière vague) S
Picnic at hanging rock (1975)
PERIODE AUSTRALIENNE
The cars that ate Paris (1974, VF : Les voitures qui ont mangé Paris) S
S : Peter Weir scénariste
On remarquera l’aspect prolifique (14 longs métrages en 30 ans, soit presque 1 tous les
2 ans), et surtout l’éclectisme (Polar, Thriller, S.F, film de guerre, comédie « sociétale »…).
Une piste intéressante serait de chercher les thèmes, les lignes qui traversent toute l’œuvre de
P.Weir (la disparition, l’opposition ville/homme/nature, la violence et la mort).
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II Approches du film
A) Structure dramaturgique
Le résumé qui va suivre n’est pas un découpage séquentiel, et ce pour plusieurs raisons :
d’abord, les séquences sont beaucoup trop nombreuses si on prend la séquence dans sa
définition stricte ; ensuite elles appartiennent à plusieurs points de vue différents, souvent mis
en parallèle, enfin une organisation plus globale permet d’y voir beaucoup plus clair.
L’architecture générale du film est simple : après un « vrai-faux » générique, le temps du récit
est concentré sur cinq jours, avec une distorsion temporelle pour le dernier : Truman trouve la
« réalité » à l’aube d’un sixième jour factice.
Dernière précision : le découpage temporel est fondé sur la vision intégrale du DVD, donc les
repères ne sont qu’approximatifs, la vidéo fonctionnant sur le principe du 26 images/seconde.
La durée totale de la version DVD est ainsi de 1h32, alors que celle de la version 35mm ciné
est de 1h43 (générique final compris).
00 : 00
02 : 10
02 :10
13 : 40
13 : 40
13 : 50
Vrai-faux
générique
Cristof
Truman
Meryl, femme de Truman
Marlon, ami de Truman
Cristof : « Truman ne fait pas semblant »
Jour 1
Découverte des voisins et de l’environnement
Incident du projecteur
matin
Solution de la production via la radio : accident d’un avion
Arrivée au travail, découverte des aspirations de Truman : Fidji,
femme idéale
Échec du passage en ferry : découverte de la phobie de l’eau pour
Truman
Soir et nuit Apparition de la femme de Truman et de son ami. Dialogue autour de
son envie de partir.
1er flash-back : la mort du père par noyade
Dans cette première journée, premiers indices : cadrage spécifique caméra de
surveillance, bruit de mise au point de la caméra, 3 publicités, « dialogue » avec la
radio…
1er changement de point de vue : les deux gardiens de parking
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Jour 2
13 : 50
Kiosque (Journal : « Who needs Europe ?)
Réapparition du père. Échec des retrouvailles
Explication rationnelle via la mère
Recherche des souvenirs dans la malle, retour de la femme de Truman
(4ème publicité : tondeuse)
2ème changement de point de vue : les serveuses du bar
Point de vue du spectateur du T.S. : téléviseur avec calendrier
(10910ème jour)
2ème flash-back : l’histoire d’amour avortée avec Lauren, à deux doigts
d’avouer la fiction … mais explication rationnelle avec apparition du
faux père de Lauren (maladie mentale et disparition par départ aux
Fidji)
retour aux serveuses
18 : 15
retour au « présent » du T.S. : la double photo recto/verso (la vraie et la
fausse réalité ?)
3ème changement de point de vue : Lauren/Sylvia spectatrice du T.S.
Jour 3
28 : 20 matin
Problème technique dans la voiture de Truman : interférence radio,
découverte par le spectateur de la caméra embarquée
Explication rationnelle : interférence avec radio de la police
Début du « doute trumanien »
1ère rupture de « réalité » : découverte du décor
dialogue avec Marlon : parano de Truman
soir
Dialogue avec Marlon : la vie, une manipulation ?
L’image à la rescousse de la production (mais indices : Mont
37 : 40
Rushmore trop petit, doigts croisés lors du mariage)
Cinéclub : « on peut voyager en restant chez soi »
37 : 40
67 : 05
Jour 4
matin
Début de la « découverte » par Truman : hôpital, agence de voyage,
bus
Blocages : pas de place d’avion, bus en panne
ème
4 changement de point de vue : retour au « Truman bar »
Fin de
Tentative de fuite avortée par blocage circulation, puis par l’eau et le
journée
feu : Truman passe outre
Solution : accident nucléaire – indice : le « mot » de trop – et retour à
la maison, 5ème publicité : le cacao)
Crise du couple, femme de Truman à deux doigts de craquer : « faîtes
quelque chose ! »
Retour à la normale grâce à l’intervention de Marlon
55 : 10
Changement de point de vue : studio de Cristof
« Retour » du père, découverte totale du processus fictionnel
Bande-annonce du T.S.
Interview Cristof : éclaircissements sur les derniers points obscurs
(historique des intrusions, récupération scénaristique du retour
paternel, confrontation avec Sylvia/Lauren)
Plans symboliques du toucher de l’image par Cristof
Jour 5
6
67 : 05
matin
Soir
Tout au long de
cette partie,
changements
rapides de
points de vue :
spectateurs du
T.S.,
production,
Truman,
Lauren…
92 : 00
Apparent retour à la normale
Apparition de Vivian, nouveau « virage » scénaristique prévu (6ème
et 7ème publicités)
2ème rupture : ruse de Truman : pour la 1ère fois, la production ne le
contrôle plus
Traque très « bodysnatchers » de Truman
Rupture temporelle artificielle : Cristof « commande » le lever du
soleil
Découverte de Truman fuyant sur l’eau
Lutte à distance entre Truman et Cristof : contrôle de la météo
contre volonté
Limite : la mort possible de Truman. Cristof abandonne.
Truman crève l’écran et sort par la petite porte. Dernier clin d’œil
au spectateur après dialogue final avec Cristof
Dernier plan : gardiens de parking : « On change ? Où est le programme ? »
Vrai générique
B) réflexions et pistes d’analyse et d’utilisations pédagogiques
1) Genèse du film
source : voir en annexe l’interview de Peter Weir dans Positif de novembre 1998, n°453
À l’origine, c’est un projet d’Andrew Nicoll. Créateur du scénario, il devait réaliser le
film. Mais, sans expérience, et son projet étant considéré comme trop lourd, la collaboration
avec Peter Weir lui a été au départ imposée.
Le réalisateur australien trouve l’idée de départ intéressante, mais « trop sombre, une
atmosphère kafkaïenne » : bref, fort de sa pratique hollywoodienne, il a tiré le film vers une
sensibilité plus accessible au grand public : « le public doit vraiment croire que cela pouvait
arriver, sinon il ne rentrera pas dans le film ». Paradoxalement, cette recherche du plausible
pousse Peter Weir à chercher un endroit imaginaire, alors que Nicoll situait l’histoire en plein
Manhattan. Mais cet endroit, au final réel, on l’a déjà vu, doit concentrer l’Amérique et ses
valeurs. De ce point de vue, il a raison : New York, trop cosmopolite, trop « mondiale », ne
peut synthétiser les E-U (n’oublions pas que nous sommes avant le 11 septembre 2001 !).
Autre aspect essentiel pour la recherche du lieu : le réalisateur indique qu’il a adapté sa
démarche à celle du créateur fictif Cristof, il reprend à son compte le point de vue de son
personnage, plutôt que « d’adopter [la] position avantageuse du satiriste. Car le danger était
en effet de se perdre dans la satire. »
Sur ces deux points essentiels (remodelage du projet initial, choix du lieu et du point de
vue), on retrouve l’ambivalence norme/marge évoquée au début. Pour faire plus simple, P.
Weir a évacué une vision trop « auteuriste » ou trop démonstrative pour mixer son travail
avec celui de Nicoll (qui n’a donc pas été écarté, il est crédité seul du scénario ; et le succès
du Truman Show lui permettra de réaliser sa propre œuvre Bienvenue à Gattacca).
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À partir de cet exemple, il est donc facile de montrer aux élèves que le processus de
création cinématographique est complexe, collectif, et dépendant de logiques à la fois
artistiques (la spécificité de chaque créateur) et économiques (la nécessité de rentabiliser un
film somme toute assez coûteux bien que privé, par souci artistique, d’effets spéciaux
spectaculaires)
2) références et mises en abîme
The Truman Show est truffé de références et de clins d’œil au spectateur, pour peu qu’il y
prête un peu d’attention :
-
le choix des mots
Commençons par le personnage principal : Truman (True-Man, l’homme vrai) Burbank
(nom du lieu des Studios Disney). Il concentre donc par son identité la contradiction entre
réalité et illusion. Est-il réel en dehors de son rôle fictionnel… ou son rôle inconscient
constitue-t-il la réalité de Truman ?
Continuons avec Cristof (le porteur du Christ). On notera d’abord qu’il est le seul sans
patronyme, comme s’il était en dehors du monde des hommes (Osiris, Yahvé ou Allah n’ont
pas d’autre élément d’identité !). Il « porte » donc Truman, sorte de démiurge céleste (voir sa
position dans le dôme) omnipotent commandant aux hommes, aux machines et même aux
éléments (soleil, vent, et surtout foudre, symbole ô combien divin)
Le lieu, par définition unique, c’est Seahaven, le «havre », donc le refuge, le havre de mer
et de paix : inutile de s’appesantir plus sur le choix du terme. Enfin, le nom du bateau qui
permet à Truman de « sortir du havre » : Santa Maria, comme le navire amiral de Christophe
(!) Colomb, qui, lui aussi explore et découvre la réalité du monde.
-
Les références : on s’en doute, elles sont avant tout cinématographiques et picturales.
À Seahaven, il existe une « Bogart Avenue », et l’entrée du lotissement de Truman
(portail monumental avec la devise « un pour tous, tous pour un ») fait automatiquement
penser à l’entrée des studios hollywoodiens et à la devise de M.G.M. ( « Ars Gratia Artis »).
Les vêtements, les décors – en grande partie naturels, rappelons-le ! – font référence aux
sitcom mièvres produits à la chaîne par les studios américains et européens. Mais d’un autre
côté, l’accumulation de ces signes vestimentaires et architecturaux, par les choix de mise en
scène qu’on verra plus loin, « tire » l’image vers quelque chose de plus inquiétant. On peut
penser à la série Le prisonnier, au début d’ Edward aux mains d’argent de Tim Burton, voire
aux films fantastiques ou d’horreur critiques de la société américaine (cf. Joe Dante par
exemple). Mais on peut y voir aussi une allusion directe aux «bunkervilles » développées aux
E.U., surtout en Californie et en Floride (tiens donc !), sortes de lotissements hyperprotégés et
quasi autarciques pour riches. Ne rigolez pas, ils commencent à s’implanter en France…
L’utilisation de la lumière crue et des couleurs vives fait évidemment référence à
l’esthétique publicitaire ou sitcom, mais P. Weir cite une influence plus originale et plus
profonde : les tableaux de Norman Rockwell, où l’hyperréalisme confine parfois au malaise,
tempéré il est vrai par une bonne dose d’humour… comme dans le film.
-
les mises en abîme : il y a de quoi devenir parfois schizophrène !
P. Weir indique par exemple qu’il s’adressait toujours avec déférence à Ed Harris, le
Cristof « designé » par des couturiers japonais. Prenons les acteurs du film : ils (elles) jouent
le rôle d’acteurs (d’actrices) jouant des personnages réels aux yeux de Truman, voire des
spectateurs peu attentifs. Pour accroître cette complexité, le réalisateur a demandé aux
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« vrais » acteurs d’inventer le passé de leurs personnages et les conditions de leur engagement
dans le Truman Show. Ainsi, l’actrice jouant Méryl, la femme de Truman, s’est-elle inventé
un contrat portant, entre autres, sur le sexe (invisible à l’écran, on en reparlera). Allons plus
loin avec le décor et ses «habitants » : P. Weir indique que les habitants de la ville de Seaside
ont été engagés comme figurants du film. Donc de vrais habitants d’une vraie ville jouant de
faux habitants, mais de «vrais » acteurs dans la fiction, et dans un décor faux de fiction… qui
est pourtant vrai (vous suivez toujours ?).
On a donc sur ce point une mine quasi inépuisable avec les élèves sur les rapports
fiction/réalité bien sûr, mais aussi sur leur mélange complexe à l’intérieur même de la fiction
globale constituée par le film. Les rapports possibles avec le théâtre, la littérature ou les
manipulations des images fixes ou animées sont évidents.
Un dernier exemple pour finir : Truman regarde une « fausse » télévision (après avoir
écouté une «fausse » radio) qui diffuse le film Show me the way to go home (VF : Le chemin
qui ramène chez soi) datant de 1932, hymne à l’Amérique rurale et communautaire. Peter
Weir avait pensé à It’s a beautiful life (VF : La vie est belle) de Franck Capra. Il n’a pas voulu
complexifier son propos, et c’est bien dommage : quand on connaît l’ambiguïté
presqu’inconsciente du film, on se dit que cette mise en abîme supplémentaire – pour ceux qui
n’ont pas vu le film, rappelons qu’il montre ce que pourrait être la réalité si une force
supérieure (ici divine) infléchissait à un moment la réalité, pour en créer une autre, qui restera
(happy end) virtuelle, car trop tragique – on se dit que P. Weir n’a pas été loin d’une création
beaucoup plus dérangeante encore que le produit final. Mais là encore, Hollywood…
3) mise en scène… de la mise en scène
Continuons donc dans la schizophrénie : le pari de The Truman Show est de donner à voir
au spectateur de cinéma à la fois celui qui est filmé (mais qui ne le sait pas), celui qui est
filmé (mais qui le sait), celui qui filme et produit et ceux qui regardent le show (le public
mondial).
Rajoutons-en une couche supplémentaire : le spectateur du film, qui n’est pas filmé bien sûr,
devient lui aussi de fait un spectateur de show, plus ou moins averti dans la première partie du
film (on l’a vu, la révélation totale intervient au bout d’une heure de film) et totalement
impliqué dans la séquence finale. Comment Peter Weir arrive-t-il à organiser et à concilier ces
différents points de vue ?
D’abord par un récit fondamentalement simple et linéaire : l’alternance jour/nuit,
l’alternance rupture-prise de conscience avec la réponse rationnelle de la production
(exemple : le projecteur perdu par l’avion), l’utilisation des flash back pour répondre aux
questions posées par les spectateurs, elles-mêmes générées par les indices distillés
régulièrement… bref, tout concourt à la prise en charge totale et progressive du spectateur par
le scénario. Le « système » culmine à la fin, où la différence spectateur du film/spectateur du
show n’existe plus : tous poussent un soupir de soulagement à la victoire finale de Truman.
Néanmoins, cette norme du récit n’empêche pas les déviances qui complexifient le propos :
par l’exemple, le choix de cadrages type caméra de surveillance (les coins arrondis du cadre)
alternés avec des plans « normaux » (par exemple, lors du premier dialogue entre Truman et
sa mère) ou le symbolisme complexe de la photo recto-verso des deux femmes (la deuxième
fruit d’un montage !) de Truman : celui-ci s’est donc construit une fiction de femme… pour
mieux rejoindre sa réalité… mais qui est prise en charge, récupérée par le show. En clair, le
statut des images du Truman Show n’est pas toujours très clair : le spectateur du show voit-il
tout ce que voit le spectateur de cinéma ? L e réalisateur installe d’ailleurs ce doute en
montrant que lors de la panique qui s’installe après la découverte de la fuite de Truman… le
spectateur du show, lui, ne voit qu’une mire !
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Enfin, le choix de Jim Carrey s’est avéré pour le moins judicieux : ses mimiques sont
rares et utilisées à bon escient (le plan final, ou les plans dans la glace) et sa caractérisation à
la fois infantile (vêtements, couleurs, qui permettent au critique de Télérama de le situer entre
Oui-Oui et Forrest Gump) et terriblement lucide au fur et à mesure de sa prise de conscience
permet une grande crédibilité du personnage. On imagine alors la difficulté de la rupture avec
son monde, qui peut s’avérer très dangereuse : symboliquement, lors de sa tentative de fuite
en voiture, il n’attache pas sa ceinture ; et à l’inverse, il s’attache à son bateau, seule
possibilité de fuite.
Film « diabolique » (dixit Télérama, on ne se refait pas!) donc ? La réponse est, une fois de
plus, complexe. Le personnage de Cristof (joué par un génial Ed Harris, dont la carrière
devient de plus en plus intéressante) donne peut-être la meilleure clef : on pourra objecter au
critique de Positif qu’il n’est peut-être pas « le mauvais génie archétypal »... Certes, il est
habillé de noir lors de son travail, mais un plan superbe le montre sans son costume, avec une
serviette, touchant quasi amoureusement l’image de sa créature – son fils (d’ailleurs adopté
officiellement par la production, dixit la bande-annonce du Truman show).
Docteur Frankenstein des médias, il veut le bonheur parfait de son fils et des
spectateurs. Il ne refuse pas la contradiction (il dialogue en direct avec Lauren/ Sylvia), mais
persiste à penser que «c’est le monde dans lequel vous vivez qui est monstrueux. Seaheaven,
c’est le monde tel qu’il devait être ».
On imagine tout ce qu’on peut tirer avec les élèves sur ce point. Un cinéaste nous force par sa
mise en scène à vous poser la question du choix entre sécurité, liberté, et illusions du monde
réel. Le monde tel qu’il est, ou tel qu’il devrait être ? Vaste programme, source d’inspiration
artistique depuis l’Antiquité.
4) Un film visionnaire
Visionnaire, dans les deux sens du terme : il offre une vision, un point de vue sur la téléréalité et la société ; mais aussi prémonitoire : c’est déjà un « vieux » film pour les élèves
(pensez-donc : 6 ans !), sorti à une époque où la télé-réalité était encore en gestation en
France.
Star Story, Loft Academy, le chantier de Koh-Lanta, l’île de mon choix, le pensionnat de la
tentation… La télévision française déborde aujourd’hui de productions de télé-réalité. Après
la vision du “Truman Show”, on se rend bien compte qu’accoler “réalité” à ce genre de
production est tout simplement obscène. Rien de moins réel que ces vraies fictions formatées,
organisées dans un but exclusivement d’audience, donc de commerce (voir la première page
de ce dossier).
En réalité (!), le film de P.Weir, et surtout les réactions qu’il a provoquées, semblent
maintenant préhistoriques : qu’on en juge en lisant les critiques de 1998 proposées en annexe.
Si, à l’époque, le phénomène était déjà présent aux Etats-Unis, il n’était qu’embryonnaire en
France (l’étonnement du critique de Positif, ne comprenant pas qu’on puisse suivre la vie
d’une étudiante via la Webcam en dit déjà assez long). Certes, « Psyshow » et autres
émissions des années 80/90 avaient montré la voie, mais c’est Loft Story qui a marqué le
début massif de la télé-réalité à la française (qu’on se rappelle les innombrables discussions à
tous les niveaux lors de la première saison !).
De ce point de vue, le film de Peter Weir est historique : il donnait à voir, par la fiction, un
exemple pas si extrême que cela, et d’une certaine manière encore limité, de la trop fameuse
télé-réalité.
Première limite, le sexe. Il est totalement absent du film, et le réalisateur prend bien
soin, via les gardiens de parking, d’indiquer que le show ne montre jamais les relations
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sexuelles entre Truman et Meryl. La crise traversée par Truman, qui aboutira à la fin du show,
est presque totalement asexuée : si le personnage déclencheur est une femme, c’est un idéal
platonique (symboliquement, Truman essaie de reconstituer son visage, pas son corps).
Certes, il y a un début de fétichisme (le bracelet, le pull) mais la frustration sexuelle n’est pas
son moteur.
En liaison, l’absence totale de vulgarité : pas de gros mots, pas de situation scabreuse,
pas de caméra dans les toilettes, Truman cadré en gros plan poitrine dans la salle de bains…
Enfin et surtout, pas de compétition : personne ne cherche à prendre la place de Truman, et les
scénaristes du show n’en font pas un arriviste, puisqu’il occupe une place somme toute assez
médiocre dans le microcosme de Seaheaven. Sa seule ambition, c’est de voyager et de
s’ouvrir aux autres. L’argent ne tient aucune place dans le show, excepté bien sûr pour
l’extérieur, avec la publicité « intégrée » au script. On retrouve la logique commerciale, mais
qui existait bien avant la télé-réalité.
Inutile de s’appesantir à démontrer que toutes ces limites ont été très largement explosées
depuis le tournage du film…mais travailler sur ce point en comparant avec les élèves risque
d’être plus qu’intéressant…
Autre aspect, le miroir déformant. Le critique de Positif juge celui-ci excessif pour que
le spectateur de 1998 se sente vraiment concerné. Il serait intéressant de replacer ces propos
dans le contexte de 2004… Certes, ’lhomme dans sa baignoire représente peut-être un cas
extrême, mais les serveuses du Truman Bar, ou les deux mamies «Truman fan » sont-elles si
exagérées ? Pire encore, l’exagération des situations ou des caractéristiques humaines fait
partie intégrante de la télé-réalité !
Peter Weir donne également à voir un « à côté » intéressant, peu vu par les critiques : le
phénomène d’intrusion. Il montre des exemples militants, mais aussi narcissiques : celui ou
celle qui « s’invite » pour simplement dire « je suis dans le Truman Show ». Le réalisateur
touche ici du doigt la folie télévisuelle : pour exister aux yeux du monde et à mes propres
yeux, je dois passer à la télé.
Plus intéressant encore, le cas du comédien jouant le rôle du père de Truman. Frustré
par sa « vraie-fausse » mort fictionnelle, il n’accepte pas sa vraie mort artistique. Quitter le
show quand on a été presque au sommet, c’est pire que la mort. Réduit à l’état de clochard (ce
n’est pas un déguisement, puisqu’ils n’existent pas à Seaheaven), il revient clandestinement
dans le dôme.
Astucieusement récupéré par la production, il va même faire remonter l’audience. Le Truman
Show se nourrit donc paradoxalement de sa propre remise en cause, puisque c’est justement la
possibilité des failles, des incidents permettant à Truman de découvrir la réalité qui tient le
spectateur en alerte, donc fait remonter l’audience.
Mais cette contradiction porte en elle-même la mort du show, car passée une certaine limite,
tout l’édifice s’écroule. Peter Weir souligne alors deux phénomènes contradictoires : l’acmé
absolue et mondiale lors de la sortie de Truman (certainement avec explosion des taux
d’écoute), qui entraîne des scènes de liesse lacrymale… mais aussi le zapping immédiat, avec
le dernier plan du film, où le gardien du parking demande à son compère : « On change ? Où
est le programme ? ».
On peut donc travailler à partir de là sur le caractère proprement monstrueux de la
célébrité médiatique télévisuelle, car qui n’est pas vu à la télé n’est pas connu…mais même
les personnalités les plus connues ont une notoriété éphémère : pour quelques heureuses et
provisoires reconversions (paraît-il), combien aux oubliettes ?
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À la limite, on pourrait dire que le « Truman Show » est presque une vision
intellectuelle (même si le point de départ est encore, pour l’instant, assez extrême) de la téléréalité. Là encore, le personnage de Cristof semble trop sophistiqué pour représenter un
producteur de ce genre d’émissions ; ou le choix d’un Truman écoutant du Mozart ne
correspondant pas aux canons de l’orthodoxie télé-réalité.
Cependant, limiter The Truman Show à un simple révélateur de la télé-réalité serait trop
réducteur : il y a une véritable réflexion philosophique et politique sur le principe de réalité.
Philosophie, oui, car la comparaison avec le mythe de la caverne de Platon vient tout de suite
à l’esprit. Coincés depuis leur naissance dans une grotte, les hommes prennent les ombres
projetées pour la réalité. Truman ne peut que réagir de la même manière, dupé qu’il est depuis
sa naissance.
Dans la très belle séquence de la bibliothèque, plus significative encore que celle du
bateau, Truman fait l’effort de se surélever, dans tous les sens du terme, de passer au-dessus
de la barrière de l’étagère pour découvrir le principe de la réalité représenté par Lauren.
Symboliquement, il s’adresse à elle en japonais… toujours l’envie et la curiosité de l’ailleurs,
de l’au-delà des apparences et des ombres. Pour en terminer sur ce point, il n’échappera à
personne que le mythe de la caverne est en soi une splendide métaphore du cinéma, mais aussi
une mise en abîme (encore !) : les ombres et les couleurs projetées sur l’écran ne sont-elles
pas plus vraies que …la réalité ?
Politique, oui, car on ne peut pas manquer les allusions au totalitarisme. Formaté,
éduqué, socialisé par le show, le Truman prétrentenaire ne peut que ressembler au modèle
imposé (les moindres déviances étant, on l’a vu, « recyclées » par le show : métaphore des
régimes qui récupèrent leur propre contestation). N’ayant connu que le projet parfait et
totalitaire de Seaheaven, il répond aux exigences de la pensée cristofienne. Faire le parallèle
avec les projets totalitaires staliniens et nazis sera donc facile, avec le petit « plus » d’un
exemple de totalitarisme doux, car pas de police politique, pas de camp, pas de propagande
(sauf la publicité) à Seaheaven : une vie trop bien réglée, sécurisée, finit par nier la liberté de
l’individu, au contraire de ce que prétend Cristof dans son dialogue avec Lauren. Sur ce point,
une étude littéraire à partir de l’excellent Globalia de J.C. Ruffin semble pertinente. Peter
Weir sécrète pourtant l’antidote : la possibilité du grain de sable, de la défaillance technique
(le projecteur, la radio, la pluie) ou humaine (le défaut de surveillance), qui permet la prise de
conscience, le doute, puis la rébellion. Dans le film, le réalisateur nous offre en « bonus »
l’efficacité finale de cette rébellion sous forme de happy end exempt de haine : Truman quitte
son cocon protecteur par une pirouette dialoguée.
À l’inverse des rebelles aux systèmes écrasants, Cristof ne pouvait pas tuer Truman, pression
d’audience et d’éthique… commerciale obligent. Mais rien n’indique que d’autres ne
prendront pas le relais, ou même prendront en compte la rébellion comme élément du show (il
paraît que c’est le cas à l’heure actuelle, où il y a toujours le « rebelle » de service).
Là encore, le dernier plan «Où est le programme ? » ouvre toutes les possibilités, même
les plus tragiques. Politique aussi, la critique des évolutions sociologiques des Etats-Unis. Sur
ce point, Peter Weir rappelle avec une pointe d’ironie qu’il est australien, que Niccol est néozélandais et que le chef op’ Biziou est anglais… Bref, que tous ont quelque part au moins un
reste d’Europe dans leur point de vue.
La première dérive montrée est bien sûr la croissance des villes aseptisées, vidées de leurs
pauvres (voir l’incident du retour du père qui provoque les titres vengeurs des journaux), où le
bonheur aseptisé et poli à l’excès dégouline dans le microcosme de Seaheaven ( les passagers
du bus constituant un microcosme sociétal à lui tout seul, amusez-vous à faire l’inventaire).
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Microcosme mais « politically correct », puisqu’on voit toutes les générations et toutes les
communautés.
La deuxième dérive, c’est le repli sur soi : le globe, l’insularité, la phobie de l’eau… et
surtout l’inénarrable agence de voyage qui a pour but (logique dans le show) de décourager
toute sortie du paradis : pourquoi chercher le bonheur plus loin, dans un monde dangereux en
dehors de la bulle ? Métaphore de l’isolement volontaire des Américains, le film prend encore
plus de force depuis le 11 septembre : ignorants et méfiants à l’égard du reste du monde, la
découverte brutale de la réalité, de l’au-delà des mers n’en a été plus que traumatisante. Le
parallèle avec le film est donc évident : un jour ou l’autre, même la bulle la plus protégée ne
peut pas échapper à l’irruption de la réalité (à l’interne comme à l’externe).
Mais limiter The Truman Show à une critique en surface « soft » mais destructrice en
profondeur du seul système américain serait réducteur : c’est en fait toute la civilisation
occidentale qui est visée. Persuadée, et d’abord par les médias, de la perfection de son
modèle, elle en oublie le reste de la planète. Symboliquement, les seuls spectateurs nonoccidentaux du show montrés à l’écran sont japonais…
En conclusion, The Truman Show constitue bien un excellent support et point de départ
sur la représentation du monde (ou d’un certain monde) et les dérives actuelles de la société
de communication mondialisée. À partir d’une étude filmique, on peut ainsi démontrer (et
démonter) le pouvoir des images et ses limites, ainsi que la possibilité d’y échapper. Plutôt
que d’attaquer de front( et c’est louable !), la télé-réalité et (ou) la télé commerciale, mieux
vaut commencer par le biais de ce film, en montrant sa richesse, ses ambiguïtés et ses choix.
Une fois de plus, la fiction se révèle la meilleure arme pour représenter et décoder la réalité.
Au fait, quelle réalité ?
« Au cas où je ne vous reverrais pas, bonsoir et bonne nuit ! »
28 septembre 2004
Frédéric Fièvre remercie Lucille Méziat et Marielle Guillembet pour leur collaboration.
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