LE RELIGIEUX - Ecole Nationale Supérieure d`Architecture Paris

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LE RELIGIEUX - Ecole Nationale Supérieure d`Architecture Paris
ENSAPVS
Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Val de Seine
L1 – 22CM - Introduction à la Sociologie et à l’Anthropologie
LE RELIGIEUX - MYTHES ET RITES
Fondations – Orientations - Limites
Léo Legendre
2012
Document élaboré principalement à partir des textes suivants :
BOYER (Pascal)
Et l’homme créa les dieux, Paris, Folio, 2003
DURKHEIM (Emile)
Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF Quadrige, 2008 [1912]
ELIADE (Mircea)
Le sacré et le profane, Paris, Gallimard Folio Essais, 1987 [1965]
RIVIERE (Claude)
Introduction à l’Anthropologie, Paris, Hachette Supérieur, 1995
Socio-Anthropologie des religions, Armand Colin, 1997
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I- LE RELIGIEUX - MYTHES ET RITES
1-
La religion et le sacré
Dans l’Antiquité romaine, le terme religio désignait la sphère indépendante de l’Etat qui
régissait les pratiques et les croyances ayant trait au sacré. Pour Cicéron, la religion (du
mot relegere, recueillir scrupuleusement, prendre soin, contraire de neglegere, négliger) se
définit comme un culte rendu aux dieux qui dirigent le monde. L’étymologie supposée du
terme religare, relier, n’est qu’une élaboration chrétienne ultérieure, aux III° - IV° siècle.
Rappelons que chez beaucoup de peuples, le terme religion (comme celui d’espace
d’ailleurs) n’existe pas, bien que les faits religieux y soient présents. Les faits religieux ne
sont pas nécessairement séparés des autres institutions sociales. Cette séparation de la
sphère religieuse est peut-être plus spécifique aux sociétés occidentales
C’est par leur culte que les religions s’expriment, c’est à dire par un ensemble de
conduites fortement symboliques pour la collectivité.
L’origine des religions a donné lieu à nombre de spéculations plus ou moins fondées :
-
résultat de l’expérience des rêves
craintes des phénomènes inexplicables de la nature
fascination de l’unité et de la diversité du monde
Les Evolutionnistes ont supposé, sans grande argumentation, que l’humanité était passée
par des stades successifs jusqu’à un stade ultime que serait le monothéisme occidental.
Existe-t-il des religions plus « simples » que d’autres ? Les religions dites primitives ont subi
autant de siècles d’histoire que notre propre société. Les dieux sont plus à l’image de
l’homme ou les hommes plus à l’image des dieux ?
Il existe à travers le monde et à travers l’histoire plus de polythéismes que de
monothéismes et les monothéismes présentent des cas extraordinairement variés, depuis
le peuple élu du Judaïsme jusqu’à la Trinité chrétienne, de l’Islam refusant la pluralité de dieu
jusqu’au dieu Bantou Imana comme lointain dieu du ciel.
Et il existe de plus des religions sans dieu, comme le Bouddhisme.
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C’est toujours l’homme, avec son imaginaire, son intelligence, et ses émotions
qui dit révélée sa religion.
C’est lui qui la croit vraie à l’exclusion des autres.
C’est lui qui trace les limites du sacré et du profane.
La question c’est que tous les hommes ne croient pas à la même chose.
2
Si l’on veut essayer de définir le champ du religieux, on peut établir que :
♦
la religion a pour objet des puissances (dieux, génies, fétiches, ancêtres,
démons, force vitale) et des milieux sacrés chargés de force (pierre, arbre, eau,
feu, animaux…)
♦
le sujet de la religion est l’homme sacré (prêtre, roi, saint, magicien), mais aussi la
communauté cultuelle (clan, église, confrérie, secte) et des éléments dits spirituels
dans l’homme (âmes, doubles, esprits…)
♦
l’expérience religieuse s’exprime à la fois sur le plan
pratique (cultes, rites, fêtes, actes magiques)
théorique (croyances, mythes, doctrines),
sociologique (liens sociaux au sein d’une organisation religieuse),
culturel (religion du guerrier, du marchand, de l’agriculteur),
historique puisque s’opèrent des mutations de la vie religieuse à travers les
époques.
« La religion, c’est un système de symboles qui agit de manière à susciter chez les hommes des motivations et
des dispositions puissantes, profondes et durables, en formulant des conceptions d’ordre général sur l’existence
et en donnant à ces conceptions une telle apparence de réalité que ces motivations et ces dispositions semblent
ne s’appuyer que sur du réel »
(Clifford Geertz "Religion as a Cultural System" 1966)
Quelles sont les fonctions possibles de la religion ?
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♦
♦
2-
explicatives : la religion pallie un savoir empirique défaillant
organisatrices : la religion présuppose un ordre qu’elle vise à sauvegarder
sécurisantes : la religion ramène à un niveau supportable la peur et les tensions
par la foi et l’espérance d’une justice
intégratives : la religion agit comme un mécanisme de contrôle social, elle
fonctionne selon une morale du respect et de la sanction, mais aussi parce qu’elle
crée une communauté des croyants.
Le sacré et le profane
En grec ancien, sak recouvrait l’idée d’un sac en poil de chèvre servant à filtrer les
impuretés d’un liquide. En latin, sacer = mis à part, qui a donné sacerdoce. En arabe, le mot
harram, traduit par sacré, signifie « mis à l’écart », « interdit », il a donné par dérivation le
mot harem, le bâtiment séparé des femmes. L’idée de sacré suppose une supériorité, mais
aussi une dépendance et une soumission. L'étymologie du mot profane (qui n'est pas
consacré, qui n'est pas initié, ignorant) vient du latin profanum (pro «devant» et fanum «lieu
consacré»).
« Le domaine du profane se présente comme celui de l’usage commun, celui des gestes qui ne nécessitent
aucune précaution et qui se tiennent dans la marge souvent étroite laissée à l’homme pour exercer sans
contrainte son activité. Le monde du sacré, au contraire, apparaît comme celui du dangereux ou du défendu :
l’individu ne peut s’en approcher sans mettre en branle des forces dont il n’est pas le maître et devant
lesquelles sa faiblesse se sent désarmée. Cependant, sans leur secours, il n’est d’ambition qui ne soit vouée à
l’échec. En elles réside la source de toute réussite, de toute puissance, de toute fortune. Mais on doit redouter,
en les sollicitant, d’être leur première victime’ .
(Roger Caillois, L’homme et le sacré, 1950, 24-25).
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Pour Mircea Eliade, le sacré est bienfaisant et dangereux, il se révèle comme puissance
transcendante à travers des signes, mais jamais tout entier. Selon lui, la différence entre
sacré et profane correspond à deux manières d’être au monde (Le sacré et le profane, 1956).
L’espace n’est pas homogène, il présente des ruptures, des cassures. Certaines portions
d’espace sont qualitativement différentes des autres. Mais cette opposition stricte que fait
Eliade entre sacré et profane n’est pas toujours pertinente : il existe des chevauchements,
des recoupements et surtout des degrés dans la sacralité, dans le temps comme dans
l’espace.
Pour de nombreuses sociétés, cette distinction sacré/profane ou religieux/laïc n’existe pas
comme dans les grandes religions révélées. La religion s’y manifeste au quotidien, à travers
la nourriture, l’habillement, la disposition des habitations, dans les rapports de parenté ou
avec les étrangers, dans les activités économiques ou de loisir. La religion fait partie de la
vie et n’est pas distinguée des autres aspects de l’existence.
Et si on pense aujourd’hui que le sacré recule devant le progrès de la science, le symbolique
n’a pas pour autant disparu, il a peut-être seulement changé. Le sacré peut se retrouver
dans la religion populaire ou aux marges de la religion, sous forme de magie, de sorcellerie,
de chamanisme. Il existe des rites profanes (matches de football), des liturgies politiques
(meetings, soirée électorale) où sont récupérées des bribes du sacré.
W. Robertson Smith (The Religion of the Semites, 1889) propose : « la religion n’existe pas
pour sauver les âmes mais pour la sauvegarde et le bien-être de la société ». Ce que reprendront
Durkheim et Mauss qui pensent le sacré comme force collective essentielle à l’organisation
sociale et dont la source est la société elle-même : le sacré serait en quelque sorte la
divinisation de la société. Pourtant, des changements dans la structure sociale n’entraînent
pas toujours des changements dans les structures religieuses, et les sociétés d’un même
type n’ont pas toutes les mêmes structures religieuses. Cette généralisation ne tient pas
assez compte des singularismes de chaque société.
Max Weber, quant à lui, met en valeur le rapport entre le religieux, le politique et
l’économique. Dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1920), Weber soutient que
la doctrine calviniste de la prédestination et du don gratuit de la grâce aurait abouti à créer
chez ses fidèles une mentalité opposée au mysticisme, faisant du travail un devoir, de la
réussite un signe d’élection et du refus de la récompense une vertu. Ainsi, il ne faut pas
jouir de sa fortune mais la reverser, justifiant l’émergence du Capitalisme. Contrairement à
Durkheim et Mauss, il a montré que la religion pouvait être productrice d’innovations, de
changement et non seulement d’ordre social.
Sigmund Freud (1856-1939), bien que ni sociologue ni anthropologue, conçoit la religion
comme un système projectif d’une frustration ou d’une névrose obsessionnelle de la
société. Magie et religion sont pour lui des états psychologiques. Mais son interprétation du
totémisme ou de l’Œdipe a été réfutée, l’image de dieu n’étant pas unique et variant en
fonction de la place du père dans les différents systèmes de parenté (sociétés à filiation
matrilinéaire).
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3-
Quelques termes en relation avec les religions dites primitives
A- Le naturisme
Il s’agit ou d’une simple adoration des phénomènes naturels extraordinaires pensés comme
doués de volonté et parfois personnifiés, ou d’une façon de saisir le monde comme un
ensemble de messages à interpréter. Il peut s’agir de la Terre-Mère, du dieu soleil égyptien
ou du soleil maya, du dieu de la foudre Héviesso (Evé du Togo), du dieu de la variole
Chakpana (Yoruba) ou de génies habitant certains arbres auprès desquels il faut s’excuser
quand on les coupe pour en faire des tabourets pour les ancêtres (Bénin).
B- Le fétichisme
Le fétichisme se définit comme la croyance au pouvoir surnaturel et comme l’usage rituel
d’objets généralement fabriqués (statuette, talisman, gris-gris). Ces objets sont plutôt des
accumulateurs d’énergie, agissant selon des codes symboliques pour produire un effet
souhaité par l’individu ou le groupe. Ce ne sont ni des choses divinisées ni des dieuxobjets. Ils sont ambivalents, capables d’assurer la prospérité ou l’envoûtement et la mort
d’autrui. Pour qu’il soit actif, il faut préparer le fétiche selon certaines règles, recettes ou
formules, souvent avec l’intervention d’un féticheur.
C- L’animisme
L’animisme est la croyance en des êtres spirituels : il existerait à la fois un principe de vie et
un double ou fantôme pouvant se séparer du corps auquel il ressemble. Frazer ou Mauss
ont montré que la religion est différente du culte des esprits et que l’on peut croire à une
âme indépendante du corps sans la valoriser en tant qu’objet de culte. Dans les sociétés
dites traditionnelles, l’âme n’est pas nécessairement la forme que prendrait une force vitale
générale (mana, semangat), elle n’est pas forcément un esprit habitant une entité matérielle.
De nombreux peuples croient en l’existence de plusieurs âmes chez l’individu, souvent en
différentes parties du corps, d’autres croient à l’existence d’une âme dans l’ombre ou le
nom de l’individu.
D- Le culte des ancêtres
La notion de survie après la mort d’un élément spirituel de la personne est générale à
toutes les religions. Les rituels funéraires montrent souvent une divinisation ou une
promotion des ancêtres au rang d’intercesseurs auprès des divinités, exprimant l’idée d’une
continuité de la société et d’un cycle de la vie. L’accès à l’ancestralité est conditionné par
l’exemplarité de la vie, l’intégrité physique et psychique, par une mort jugée naturelle. Les
ancêtres sont censés franchir dans la mort la barrière de l’ignorance et connaître à la fois le
monde visible et le monde invisible. On leur attribue ainsi 3 fonctions :
-
De régénération biologique par leur intervention dans les naissances et une action sur
la fertilité du sol
De garantie de l’ordre moral et social, c’est à dire des coutumes et traditions, des
valeurs qu’ils ont eux-mêmes façonnées et codifiées de leur vivant, et dont ils
sanctionnent les infractions qui porteraient préjudice aux intérêts de la communauté.
De protection de leurs descendants auxquels ils assurent paix, santé, bien-être et qu’ils
avertissent par présage ou par oracle.
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E- Le totémisme
Totem vient du mot ototeman (tribu indienne des Ojibwas) qui désigne les catégories
d’espèces animales et végétales utilisées pour donner un nom à un clan. Il s’agit d’une sorte
de principe d’appartenance relevant d’une consubstantialité entre ceux qui portent le même
nom de totem. L’ancêtre ou la plante ou le phénomène naturel aurait un rapport avec
l’ancêtre mythique du groupe et serait à l’origine de certains interdits (alimentaires et
sexuels). Mais un totem peut être aussi une maladie, une saison, une direction, une divinité
anthropomorphe… et ne concerne parfois qu’une seule personne. Il s’agit d’un procédé de
classification ne reflétant pas forcément l’organisation réelle de la société.
De nombreux auteurs ont refusé de voir du religieux dans le totémisme sous prétexte qu’il
n’y avait ni prière, ni sacrifice, ni même l’idée de Dieu. Par ailleurs, les totems n’impliquent
pas toujours des interdits alimentaires. Pourtant, il est vrai que la pensée totémique
entraîne des attitudes ritualisées de respect et de peur, d’obéissance aux prescriptions et
aux prohibitions, comme dans toute religion.
F- Mana, tabou
- La notion de mana a été décrite par Codrington à partir d’une étude sur les îles Fidji
(1878) et identifiée à une puissance impersonnelle et surnaturelle, anonyme et diffuse,
efficace et suscitant l’étonnement, la terreur ou l’admiration. Le mana est dangereux, on
peut l’acquérir en exécutant des rituels particuliers. C’est une force, une sorte d’essence
maniable et transmissible, mais qui conserve une indépendance par rapport aux personnes.
Cette force peut habiter des êtres ou des objets particuliers, des personnages importants,
des jumeaux, un animal sauvage entrant dans l’espace humain… Pour Emile Durkheim, il
s’agit d’un produit de la société qui a en elle quelque chose de sacré : la société devient
objet de croyance et de culte en se mystifiant elle-même par le truchement des puissances
occultes qu’elle suppose exister. Pour Lévi-Strauss, cela relève de la pensée sauvage : le
mana ne sert qu’à construire des relations, un peu comme un symbole.
- Le terme tabou, provenant d’un terme polynésien tapu, désigne une défense à caractère
sacré, en même temps que la qualité de ce qui est frappé d’interdit, soit parce que consacré,
soit parce qu’impur. Le tabou est ambivalent, à la fois attrayant et redoutable. La violation
d’un tabou, volontaire ou involontaire, est supposée entraîner une calamité naturelle ou
une infortune sociale. Alors que la transgression d’un interdit ordinaire n’est sanctionnée
que par la réprobation, une amende, une incarcération ou la mort. Beaucoup de tabous ne
sont pas motivés par l’observation d’une relation entre une action et le danger qu’elle
provoque, mais sont plutôt établis par des personnes ayant autorité à la suite de rêves, de
visions, d’interprétation des mythes ou d’expériences que l’on souhaite éviter. Beaucoup
sont irrationnels et sont transmis par la coutume ou la tradition sous prétexte d’un ordre
divin ou ancestral.
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4-
Magie, sorcellerie, chamanisme
aLe mot magie dérive du perse mag signifiant science, sagesse, il renvoie à une
grande diversité de sens, de croyances et de rites qui supposent la manipulation non
scientifique de forces immanentes au monde et extraordinaires pour le bénéfice de
l’homme.
En fonction des circonstances, on distingue entre :
-
magie protectrice usant de charmes ou de talismans / magie active suivant un rituel
précis, éventuellement offensive
magie cérémonielle indirecte agissant sur les esprits (spiritisme) / magie naturelle
directe agissant sur les forces de la nature
magie publique pour la pluie ou le contrôle des ressources / magie privée à des fins
amoureuses ou thérapeutiques
magie divinatoire / magie sacrificielle
magie blanche bénéfique (guérison, réussite) / magie noire maléfique
-
bLa sorcellerie serait considérée comme responsable de maladies, de morts, de
fléaux, alors que le chamanisme serait plutôt une sorte de magie curative. En fait, le
maléfique pour les uns peut être bénéfique pour les autres.
Selon James Frazer, la magie serait antérieure à la religion. Ce serait l’échec de la magie qui
inciterait au recours rituel à des puissances surnaturelles spécifiées. Il existe pourtant des
rites magiques qui font appel aux ancêtres ou à des divinités (notamment chez les
Aborigènes australiens).
La magie présente un caractère à la fois symbolique et opératoire. C’est le rite magique qui
est efficace et non la substance qu’on utilise, comme on le penserait dans un raisonnement
scientifique. La sorcellerie fait intervenir en général trois figures :
-
l’ensorcelé qui adhère à une conception persécutive du mal
le sorcier présumé qui sert de bouc émissaire dans le processus
le désensorceleur, supposé avoir un rôle actif dans le rétablissement de l’ordre.
Pour les Fonctionnalistes, elle entretient la crainte des déviances et des tensions nocives à
la société, jouant ainsi en faveur de l’intégration et du maintien de l’ordre social.
Elle est sécurisante socialement, car elle permet de remédier à un mal après son
identification, psychologiquement, elle dérive l’hostilité vers un facteur précis de nuisance,
idéologiquement elle explique, par l’action d’esprits mauvais, la sélectivité des accidents,
des calamités qui frappent les uns et non les autres.
cLe chamanisme, du mot shaman, emprunté aux Toungouzes sibériens, désigne un
ensemble de croyances et de phénomènes magiques observés chez les peuples de Sibérie et
d’Asie centrale, mais aussi en Corée, au Tibet, chez les Inuits et les Amérindiens, dans le
monde austronésien ou en Océanie.
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Le chamane est un magicien (il peut provoquer ou guérir la maladie, modifier les conditions
atmosphériques, fertiliser la terre ou stimuler la fécondité des humains), mais aussi un
homme religieux car il est censé avoir des relations privilégiées avec le monde des esprits
dont certains lui servent d’auxiliaires (animaux, défunts, âmes errantes, démons ou esprits
de la nature). Contrairement au point de vue de Mircea Eliade, les techniques d’accès à un
autre monde ne sont pas universelles, elles varient d’une culture à l’autre.
Les pouvoirs chamaniques peuvent être acquis de trois manières, suivant les sociétés :
-
par transmission héréditaire, ce qui est surtout le cas en Sibérie
par vocation élective ou appel des esprits (Indiens d’Amérique du Nord)
par quête volontaire, mais avec approbation des esprits.
Le chamanisme opère dans les rituels de guérison, la maladie étant pensée comme résultant
du départ d’une des âmes du malade que le chamane doit aller récupérer (sauf en Amérique
du Nord). Le chamane utilise des incantations, des fumigations, des tambourinements, il use
de miroir ou de cristaux, il lutte contre l’esprit responsable, le nomme, le prend sur lui,
extrait parfois du corps du patient une pierre ou une plume qu’il aspire de sa bouche.
Cette chasse à l’âme suppose des conceptions particulières de l’âme ou plutôt des âmes. Il y
aurait d’une part l’âme corporelle qui, comme une bulle d’air comprimé, pour les Inuit,
maintient le corps en vie jusqu’à ce qu’elle éclate à la mort, d’autre part une entité extracorporelle qui peut quitter le corps et voyager ailleurs. C’est celle-ci que le chamane, en
Asie, va chercher. Les Sioux pensent que l’homme possède 4 âmes. Certains peuples d’Asie
en comptent parfois sept ou plus, chacune résidant dans une partie du corps.
On attribue parfois au chamane une sexualité déviante. Chez les Inuits, hommes et femmes
chamanes appartiennent à une sorte de troisième sexe, conjuguant des valeurs féminines et
masculines. Ailleurs on les suppose homosexuels. Chez les Bugis de Sulawesi, ce sont le
plus souvent des travestis. Le chamane n’est pas un prêtre. Il n’y a ni église, ni office
régulier, ce n’est pas un sorcier sauf lorsqu’il agresse et tue à distance, ce n’est pas non plus
un médium car il ne s’adresse pas qu’aux morts.
5-
Mythes et rites
A/ LES MYTHES
Les religions monothéistes ont une doctrine et des dogmes. L’anthropologie s’intéresse à
ce qui a précédé ces doctrines, c’est à dire aux mythes, récits imagés et fondateurs,
croyances en un surnaturel exprimé la plupart du temps à travers des métaphores.
Si le mot « mythe » est plutôt utilisé aujourd’hui pour dénoncer une illusion ou pour
évoquer l’image idéalisée d’une personne ou d’un événement, l’étymologie muthos
désignait, un énoncé considéré comme vrai. Le terme a ensuite été dévalorisé pour
s’opposer au logos et a pris le sens d’une rumeur. L’empire chrétien romain puis l’église
médiévale feront du mythe l’inverse du dogme, c’est à dire les croyances des Barbares et
des Païens. C’est au XVIII° siècle que ce terme sera réhabilité comme expression de l’âme
des peuples primitifs, comme renfermant une expérience mystique de la Nature.
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Le mythe a un rôle d’explication du monde, mais sur un mode énigmatique, symbolique ou
normatif. Il exprime souvent une vérité profonde par le détour de la fiction, ouvertement
équivoque. C’est un récit atemporel qui transcende l’histoire. Pour Roger Caillois (Le
Mythe et l’Homme), le mythe serait une sorte de mémoire collective inconsciente,
permettant d’expliquer et d’affronter les incidents et les drames de la vie. Le mythe serait
donc le produit de l’inconscient humain.
Le mythe peut être cosmogonique, c’est à dire expliquant la création et la structure du
monde ou bien de fondation, justifiant un ordre des choses (origine de la mort, installation
d’une dynastie, établissement d’un village, inégalités des castes, nécessité de l’excision…).
La lecture psychanalytique
Pour Freud, le mythe serait comme le rêve pour l’individu, une sorte de rêve du peuple,
traduction de la libido collective à travers des incestes divins, dramatisations des
appropriations et des agressions, déplacement des pulsions vers un objet secondaire. La
mythologie serait donc un système de projection et d’adaptation imaginative de nos pulsions
aux situations sociales. Le récit mythique permettrait la structuration de l’imagination et du
comportement.
Il en serait ainsi du complexe d’Œdipe, un réseau de sentiments confus qui caractérise une
pulsion incestueuse chez le jeune enfant. Mais cette lecture de la mythologie grecque
proposée par Freud a été rejetée par J.P Vernant et Pierre Vidal-Naquet (Œdipe et ses
mythes) pour qui l’interprétation est abusive : Œdipe ne sait pas que l’inconnu qu’il tue est
son père, que la femme qu’il épouse est sa mère. C’est Créon qui lui suggère cette union à
des fins politiques, ce n’est pas une femme qu’il convoitait. La thèse de Freud a été critiquée
également par Malinowski à partir des sociétés trobriandaises à structure matrilinéaire chez
qui le rôle du père est très effacé. L’adolescence serait plus le signe d’une volonté
d’autonomie que de concurrence du père.
La lecture structuraliste
Pour Lévi-Strauss (Mythologiques), les mythes sont moins le reflet de cultures ou de
relations sociales que des modes de pensée. La pensée mythique cherche à trouver des
solutions imaginaires à des contradictions réelles et insolubles, utilisant pour cela plusieurs
codes (culinaires, cosmologiques, acoustiques…). L’étude des mythes permet alors :
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de lire les concepts et les oppositions. Le mythe est un métalangage, composé
d’entités plus petites (les mythèmes sur le principe des phonèmes de la linguistique
de Ferdinand de Saussure), classés entre eux qui définissent la structure du mythe
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d’étudier les variantes et les mythes similaires dans d’autres cultures, car les mythes
s’éclairent les uns les autres
Lévi-Strauss a étudié des centaines de mythes d’Amérique du Nord et du Sud. Il a montré
comment ces mythes sont adaptés, adoptés, comment ils évoluent puis disparaissent. Mais
on lui a reproché de ne pas tenir compte du contexte culturel, de l’histoire, des coutumes
et des techniques de la société qui a élaboré ou transformé chacun de ces mythes.
Focalisant sur le fonctionnement de la pensée sauvage, Lévi-Strauss en a un peu oublié les
aspects religieux.
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La lecture fonctionnelle
Plusieurs auteurs se sont intéressés à la question de l’utilité des mythes, et pas seulement
les Fonctionnalistes.
Le mythe a une fonction psychologique évidente, par projection des conflits et résolution
fantasmée. Le mythe contiendrait ainsi une représentation des conflits psychologiques et
une représentation de la transgression des tabous qui nous paralysent. Il existe aussi une
fonction cognitive, la mise en forme du mythe donnant un sens à l’ordre existant. Le mythe
servirait ainsi à se remémorer le passé tout en lui offrant une interprétation, donnant à
l’homme un sens à son quotidien. Le mythe a encore une fonction pédagogique : le mythe
fournirait des exemples et des principes, une sorte de modèle à suivre, avec les règles à
reproduire ou à éviter. Enfin, le mythe aurait une fonction sociopolitique, en légitimant les
pouvoirs et l’organisation sociale : de nombreux mythes légitiment la souveraineté, le
monde du commencement et le monde du gouvernement.
Par ailleurs, le mythe réfère le plus souvent à un temps métahistorique du commencement.
Il autorise les exceptions, les contradictions avec les lois de la nature ou de la société :
androgynie, inceste originel, mort d’un dieu. L’histoire ainsi fantasmée est comme un rejet
de l’impossible dans les profondeurs de l’immémorial.
Pour Paul Ricoeur : « l’histoire mythique représente un effort pour annuler l’influence perturbatrice
des facteurs historiques, elle représente une tactique d’annulation de l’historique, un amortissement de
l’évènementiel. » (« Structure et herméneutique », esprit n° 322, no. 1963, p.610).
Pourtant, n’existe-t-il pas une réalité historique sous-jacente aux mythes. C’est en étudiant
précisément l’Iliade qu’Heinrich Schlimann a découvert les vestiges de Troie en Turquie en
1870, puis ceux de Mycènes en 1876, Ithaque en 1878 et Tirynthe en 1884.
La lecture anthropologique
Pour Bronislav Malinowski, le mythe sert principalement à établir une charte sociologique, à
justifier rétrospectivement un certain code de conduite morale, à attester la réalité du
miracle primitif et suprême de la magie.
Pour Edmund Leach, les mythes et les rites sont un « langage de signes par lequel les hommes
expriment leurs droits et leurs statuts ». Le mythe permet de légitimer une situation,
éventuellement des privilèges au sein de la structure sociale (comme le système des castes
en Inde)
Les anthropologues voient donc dans les mythes :
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la traduction d’un mode de pensée
un système de transmission des représentations que se fait une
société
une vision symbolique de la vie quotidienne,
une représentation de la cosmologie, du système religieux
une argumentation en faveur des structures sociales
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B/
LES RITES
Les religions réclament des pratiques cultuelles liées aux croyances et des spécialistes du
savoir rituel. Ces spécialistes font partie d’un ensemble hiérarchisé (abbé, imam, brahmane,
moine) ou ils peuvent être des individus (prophète, devin, guérisseur, magicien).
Les relations entre les hommes et les dieux se font dans un cadre rituel, ensemble de conduites et
d’actes répétitifs et codifiés, souvent solennels, d’ordre verbal, gestuel et postural, à forte charge
symbolique, fondés sur la croyance en la force agissante d’êtres ou de puissances sacrées, avec
lesquelles l’homme tente de communiquer en vue d’obtenir un effet déterminé
(Claude Rivière, Socio-Anthropologie des religions, 1997, p.81)
Marcel Mauss distingue les rites positifs (prière, offrande, sacrifice) et les rites négatifs
(tabous sexuels ou alimentaires, jeûne ou ascèse). Durkheim ajoute les rites d’expiation et
de purification qui visent à se libérer d’une impureté et les rites de protection contre les
mauvais esprits.
Mais la frontière n’est pas toujours stricte entre rite religieux et rite séculier, comme entre
sacré et profane. Il suffit de penser aux rituels d’investiture, de mariage ou de funérailles
des rois qui conjuguent défilés militaires et messe solennelle. Mais contrairement à ce que
postule Mircea Eliade, le rite n’a pas toujours pour fonction le renvoi au temps primordial
du mythe.
Plusieurs auteurs se sont intéressés aux fonctions que jouent les rites dans la vie sociale.
L’attitude de respect qu’institue le rite permet de renforcer la cohésion sociale, de
canaliser des émotions communes.
Le rite permet aussi de renforcer les rôles sociaux de certains individus, de réaffirmer les
règles et les normes, il structure et dynamise les comportements, atténue les tensions
sociales. Il renforce la motivation et la mobilisation autour de buts communs.
Il rassemble périodiquement une communauté dans une union symbolique, il a pour
conséquence une perpétuation et un renouvellement des croyances.
Sans rentrer dans le détail d’une typologie des rites, quasi impossible à établir, on peut
noter que les rites magiques visent à maîtriser l’extraordinaire et que les rituels funéraires
ont pour rôle une atténuation des angoisses, de même qu’ils conjurent la destructuration
du groupe, les rites de naissance visent l’intégration du nouveau-né dans sa communauté,
dans un territoire et dans une temporalité.
Le rituel est la machine à produire et à reproduire du social par excellence.
Claude RIVIERE Socio-anthropologie des religions A. Colin, 2008
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II- Limites, orientations, fondation
Centre et périphérie
De nombreuses sociétés opposent l’espace humanisé, l’espace de la culture au centre, et
l’espace sauvage, la barbarie, le chaos, l’espace de la nature, à la périphérie.
Mais l’opposition n’est pas toujours aussi tranchée. Chez les Grecs par exemple existait un
champ en friche au cœur de la Cité, le boulimos, consacré à la faim, un espace sauvage au
cœur de l’espace humanisé auquel on ne pouvait toucher sous peine d’être condamné à la
famine.
Haut et bas
La valorisation peut également s’opérer selon une opposition entre le haut et le bas, avec
souvent l’idée d’une relation entre le Ciel et la Terre en un point central, axe du monde qui
relie les hommes aux dieux. Il en est ainsi du mont Meru dans les civilisations issues de
l’Hindouisme, montagne sacrée qui sert de pilier cosmique. On retrouve cette idée dans le
Golgotha, mont où fut créé et enterré Adam et où se tient la Passion du Christ. On la
retrouve aussi à Babylone (Bâb-ilâni = porte des dieux).
Le mandala, « cercle » en tibétain, est traduit suivant les écoles tantôt par « centre », tantôt
par « ce qui entoure ». Le mandala est à la fois une « image du monde » et un panthéon
symbolique. Les temples tibétains construits sur le principe du mandala représentent
symboliquement tout l’univers. Il s’agit dès lors de mettre le temple ou le sanctuaire au
centre du monde
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mandala et temple tibétain
Cette représentation sert d’armature à l’architecture bouddhiste comme à Borobudur à
Java, où le pèlerin, en gravissant les différents degrés du temple, se rapproche du centre du
monde, quitte l’espace profane pour s’approcher du sacré.
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Borobudur, Java (vers le VIII° siècle) et Monastère de Palkhor, Tibet (XV° siècle)
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Pour l’Islam, la Ka’aba est à la fois le lieu le plus élevé et le centre du monde
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Yourte et Hogan Navajo
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Si, en français, orientation fait référence à l’orient, c’est peut-être en raison d’une
primauté du soleil levant comme origine d’un repérage dans le monde. La question de
l’orientation est inséparable des élaborations cosmologiques que se font les sociétés pour
s’expliquer l’Univers, son origine, la place qu’elle occupe en fonction des différents
éléments du Cosmos.
L’orientation se fait parfois en fonction du fleuve, avec l’opposition entre amont et aval.
Chez les Lao, l’amont correspond à la tête du village, l’aval à la queue du village et une
nouvelle maison ne pourra être construite au-dessus d’une autre, le village s’étendant alors
vers l’aval. Les femmes doivent se laver en aval par rapport aux hommes, se coucher avec la
tête plus bas que les hommes dans la maison.
De nombreux peuples maritimes s’orientent non pas en fonction de la course du soleil,
mais en fonction des vents. Otto Christian Dahl a montré que des mots de même souche en
maanjan (Kalimantan sud) et en merina (Madagascar centre) pouvaient signifier
respectivement « ouest » et « est » en indonésien, et « nord » et « sud » à Madagascar, car
les termes servaient à désigner les vents dominants saisonniers et non des points cardinaux.
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Orientation à Bali :
kaja / kelod
Kaja renvoie vers la montagne, vers l’intérieur, kelod renvoie vers la mer. Opposé à cet axe
géographique ou topographique existe un autre axe, kauh / kangin qui renvoie à la course du
soleil, donc à l’astronomie. C’est en fait plus complexe que cela puisque kangin renvoie au
vent (angin) dominant à l’est à Bali.
Ce deuxième axe est invariant quel que soit l’endroit où l’on se trouve sur l’île de Bali, par
contre, l’axe amont / aval varie suivant que l’on se trouve sur la côte sud ou sur la côte
nord. Ceci a une influence considérable dans l’orientation des maisons, plus
particulièrement pour ce qui concerne la partie de l’enclos où se situe le temple familial en
honneur des ancêtres. Celui-ci doit se trouver en direction kaja, c’est à dire vers l’amont,
vers le Mont Agung, représentation balinaise du mythique Mont Meru.
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Les systèmes à cinq directions (4+1) donnent au centre une importance aussi grande qu’aux
quatre autres, le centre désignant parfois aussi le zénith.
Le système de la croix d’orientation est lié à l’idée de fondation. En Chine, là où l’espace
n’est plus orienté par rapport aux points cardinaux, il n’y a plus qu’un espace sans
qualification, habité par des êtres imparfaits et des semi-animaux, c’est la Barbarie.
De nombreuses villes sont fondées selon deux axes perpendiculaires, que ce soient les
cités grecques, les villes chinoises ou les bastides médiévales.
A chaque fois, tracer une croix, c’est ordonner le monde, c’est socialiser
le territoire.
Il en est des hommes comme des habitations et nombreuses sont les populations où les
corps doivent respecter certaines orientations. Chez les Lao étudiés par Clément et
Charpentier, il est une règle absolue qui impose que le corps, pendant le sommeil, doive
être orienté de façon à être perpendiculaire à la faîtière de la maison. Cette faîtière est ellemême impérativement parallèle à la course du fleuve. Ne pas respecter cette règle porterait
malheur car la direction du corps parallèle à la faîtière est celle que l’on réserve aux morts.
L’origine du Monde, de l’Homme, le mystère de la naissance ou de la destinée après la
mort, les phénomènes naturels (le soleil, la lune, les étoiles, la pluie…), l’existence des
plantes, des animaux ou des choses inanimées, autant de données qui sont au cœur des
croyances et des pratiques religieuses de toutes les sociétés. Ces dernières rendent le
monde plus compréhensible et peut-être aussi plus légitime en organisant ces phénomènes
sous forme de système au sein duquel des correspondances sont élaborées. Pour
beaucoup de groupes humains, les mythes, les rites, les danses ou les arts permettent ce
rapport au monde, permettent aussi d’entrer en contact avec le Surnaturel.
Construire une maison, pour Mircea Eliade (Le sacré et le profane), c’est en quelque sorte
reconstruire le monde, en y intégrant des symboles cosmologiques ou des éléments du
mythe : « pour vivre dans le Monde, il faut le fonder ». La maison est un microcosme.
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