« En femme » à la gare Saint-Charles : la prostitution des Algériens

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« En femme » à la gare Saint-Charles : la prostitution des Algériens
L’Année du Maghreb
VI (2010)
Dossier : Sexe et sexualités au Maghreb. Essais d'ethnographies contemporaines
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Laurent Gaissad
« En femme » à la gare Saint-Charles :
la prostitution des Algériens à
Marseille
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Laurent Gaissad, « « En femme » à la gare Saint-Charles : la prostitution des Algériens à Marseille », L’Année
du Maghreb [En ligne], VI | 2010, mis en ligne le 01 janvier 2013, consulté le 03 janvier 2013. URL : http://
anneemaghreb.revues.org/873 ; DOI : 10.4000/anneemaghreb.873
Éditeur : CNRS Éditions
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« En femme » à la gare Saint-Charles : la prostitution des Algériens à Marseille
Laurent Gaissad
« En femme » à la gare Saint-Charles : la
prostitution des Algériens à Marseille
Pagination de l'édition papier : p. 203-219
L’éclat du secret
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La figure du travesti originaire d’Afrique du nord a récemment gagné en publicité au travers
du personnage de Chouchou. Porté au grand écran dans le monde francophone par Merzak
Allouache (2003), l’interprétation originale du comique juif marocain Gad Elmaleh reprend le
rôle composé pour l’un de ses célèbres sketches faisant explicitement référence à l’installation
de jeunes algériens en France dans le courant des années 1990, et à leur prostitution « en
femme » autour de la place Clichy et sur le boulevard Ney à Paris. Si le spectacle doit sans
doute sa réussite à la performance de genre, il en dit somme toute assez peu sur l’étrangeté de
cette étranger-là, et sur le statut qu’il endosse dans les univers sociaux traversés : le parcours
migratoire ou le passage par le trottoir ne sont abordés qu’incidemment, et rien n’est dit sur le
statut du travestissement, de l’orientation ou des transactions sexuelles en jeu dans les sociétés
d’origine.
À Marseille, cette forme de prostitution s’est principalement concentrée en contrebas de la
gare Saint-Charles, dans la continuité du quartier Belsunce. Situé entre la gare, le plein centre
et le port de la Joliette, un dispositif commercial maghrébin d’envergure internationale s’y
est établi à partir de la fin des années 1970 (Tarrius, 1995). L’arrivée des premiers travestis
d’Oran et d’Annaba à la fin des années 1980 dans le quartier de la gare Saint-Charles est
le point de départ de cette contribution. Elle revient sur leurs itinéraires qui ne sont pas
réductibles à de simples déplacements dans l’espace, d’une rive à l’autre de la Méditerranée.
Ils se déploient surtout, en effet, dans la distance qui sépare les univers de normes (Missaoui,
2003), révélant des biographies originales marquées par des transitions souvent radicales d’une
situation à l’autre dans la vie quotidienne. Si la poésie arabe ancienne évoque l’attrait de la
transgression, l’ivresse et les changements d’identité (Garnier-Muller, 2000), il s’agit plutôt
ici de rompre avec la dimension nécessairement spectaculaire d’un exotisme des identités pour
rendre compte d’une morale du secret à la mesure des troubles publics dans le genre et dans
la sexualité que suggèrent de tels parcours. Pour avoir travaillé sur d’autres formes notoires
de sexualité secrète1, il m’est apparu très tôt qu’en ce domaine, le scandale ou la rumeur était
souvent constitutif du secret et de son maintien, et que les définitions ségrégatives du « sexuel »
rendaient chaque fois moins localisables les modalités de son expression. Dès le début des
années 1990, les premiers rapports d’activités associatives de la lutte contre le sida « sur le
terrain » donnent néanmoins la parole et une visibilité toute relative à ces jeunes hommes venus
d’Algérie pour la plupart, plus rarement de Tunisie ou du Maroc. Les territoires nocturnes de la
prostitution marseillaise vont ainsi être appréhendés de leur point de vue, en même temps que
les représentations qu’ils se font de l’épidémie. Leur destinée migratoire à travers la décennie
et sa singulière complexité dans le contexte simultané du travestissement, de la prostitution et
de l’homosexualité ici et là-bas seront, dans un premier temps, à peine entrevues au prisme de
ma participation au « Projet Saint-Charles » mené par l’association AIDES-Provence à partir
du mois de septembre 1991.
Normes d’enquête
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Lors de cette première période, les relations sont nouées au cœur de la nuit dans les rues de
Marseille, et puisque j’habite alors le centre-ville, elles s’entretiennent au jour le jour : je
côtoie ainsi « en garçons » ce petit réseau d’une quinzaine de jeunes Algériens rencontrés
« travestis » la veille près de la gare, autour d’un café sur la Canebière, cours Belsunce, ou
sur le marché du quartier Noailles. Moins souvent, je les fréquente à la permanence d’accueil
de l’association qui a alors son siège non loin de l’hyper-centre, dans un immeuble chic du
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boulevard Longchamp. Au fil du temps, un espace de confidence se forge, et perdure à mon
départ de Marseille en 1994. Pour l’essentiel, l’équilibre secret de mes amitiés « sur le terrain »
se maintient, tout en restant déconnecté des actions locales de prévention du sida dans le
milieu de la prostitution que je reviens « évaluer » dans le cadre d’une mission de recherche
au début des années 2000 (DDASS et al., 2001, 2002). L’équipe de prévention mobile s’est
entre-temps affranchie de la tutelle d’AIDES-Provence pour devenir l’association Autres
Regards. C’est donc à l’échelle d’une bonne dizaine d’années que ces hommes deviennent
des comparses grâce auxquels je rassemble non seulement des informations sur le monde
local de la prostitution et sur ses règles territoriales, mais où se joue aussi l’occasion de
mettre partiellement à jour l’énigme de leur négociation avec les normes. Ici, elle a pour
cadre l’intimité d’un domicile à l’heure d’un repas en famille ou entre amis de plus ou moins
longue date ; là, c’est l’invitation à se promener à travers le quartier Belsunce, passant d’une
boutique à l’autre. Le « terrain » ainsi fondé sur les aléas de la vie quotidienne recèle une
part non négligeable de risques : l’enquête doit rester implicite car elle tend à télescoper des
situations d’habitude nettement dissociées et sans interdépendance, à distance dans l’espace
et dans le temps les unes des autres. On peut penser bien sûr à l’articulation périlleuse entre
les comportements nocturnes et la réalité autrement plus respectable des modes de vie dans la
journée. Il faut y ajouter, pour ceux ayant depuis tourné la page sur l’épisode « Saint-Charles »,
un retour sur ces expériences associé aux retrouvailles. L’investigation, susceptible de réduire
l’écart entre des sphères d’activités fortement disjointes, est une intruse et l’entretien directif
est évidemment banni. Souplesse de la conversation informelle donc, où les questions ouvertes
sont autant de possibles faux pas. On analyse plutôt en commun les situations en formulant
des points de vue sur l’expérience des relations sexuelles entre hommes ici ou au pays, de la
prostitution, ou du cadre légal et des conditions de séjour en France.
En même temps, l’étroitesse de l’univers familial ou social qu’une part même infime de la
vie secrète compromettrait autorise une grande liberté d’échanges intimes, et spontanément,
la menace se trouve amoindrie par l’exigence normative de la situation elle-même :
« Il m’embrasse quand j’arrive, et comme je lui reproche de ne pas m’avoir donné
de nouvelles depuis longtemps, il me fait asseoir, me propose un verre de thé,
et vient s’asseoir tout près de moi, ce qui a tendance à exclure toutes les autres
personnes présentes à la maison qui, une fois qu’il me les a présentées, vaquent
à leurs occupations, d’autant que nous discutons sans presque discontinuer. Nous
prenons des nouvelles de la famille, des enfants, du boulot2. »
5
C’est donc sur un mode très conventionnel, marqué par l’adhésion aux valeurs et l’intérêt porté
aux filiations, à la prospérité sociale, ou aux réseaux communs d’inter connaissance, que la
proximité sociale se noue en même temps qu’elle dénoue les secrets. On évoque alors à mots
couverts le petit réseau de la gare Saint-Charles ; on prétend qu’il s’étend désormais à d’autres
villes françaises et jusqu’aux quartiers de telle métropole algérienne ; on prend des nouvelles ;
on confirme des informations qui circulent entre tous sur tel ou tel aspect du parcours, de la
réussite ou de l’échec, de quelques « connaissances communes ». Des trajectoires exemplaires
émergent par le truchement de données biographiques « partagées », comme autant de modèles
singuliers qui disent une part de ces initiatives à la croisée de l’homosexualité, de la prostitution
et de la migration.
Le sida à Marseille : la mosseba en Eldorado
Une « population-cible » vulnérable ?
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C’est au début du mois de septembre 1991 qu’une petite équipe de prévention du sida de
l’association AIDES-Provence organise ses premières incursions nocturnes dans le quartier
de la gare Saint-Charles à Marseille. Premiers interlocuteurs de ce programme financé par
l’Agence française de lutte contre le sida (AFLS) : des hommes venus d’Algérie pour la
plupart, le plus souvent habillés « en femme » pour l’exercice de la prostitution la nuit.
Plus rarement des garçons racolant leurs clients sur la place des Marseillaises, au pied de
l’escalier massif en contrebas de la butte abritant le parking de plusieurs niveaux sous la
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gare SNCF. Contigu, le quartier Belsunce, « centre historique d’accueil des immigrants des
mondes pauvres ou en conflit tout au long de ce siècle » (Tarrius, op. cit.) contribue alors
amplement, à l’instar du reste du centre-ville, à la diversité des parcours qui viennent se croiser
là. Le trafic lié à la gare aussi, avec l’accès tout proche de l’autoroute A7 qui dessert les
immenses quartiers Nord de la ville en direction d’Aix-en-Provence et d’Avignon. Les actions
de « proximité » dans la rue menées dans le cadre du « Projet Saint-Charles » (AFLS, 1991),
même si elles prévoient d’investir aussi les établissements et les réseaux du milieu gay de la
ville, sont alors concentrées plusieurs nuits par semaine sur les ruelles très passantes de ce
petit quartier. Et la distribution de préservatifs sert à engager la conversation avec les travestis
qui y arpentent le trottoir, et les quelques garçons postés près de l’escalier. L’AFLS, qui
finance ces interventions, est un organisme para-gouvernemental créé en 1989 dans un secteur
sanitaire marqué par la crise. Tout en renforçant l’action publique et le recours à l’expertise
(Benamouzig et Besançon, 2007), elle préconise de s’adresser à des « publics-cibles » en
renforçant leurs capacités d’action. La rhétorique de l’association AIDES évolue donc à cette
époque afin de prendre en compte les populations qu’elle considère « difficiles à atteindre »,
et en allant notamment à leur rencontre pour les engager dans les stratégies de prévention : à
chaque sortie dans le quartier de la gare, on s’efforce ainsi de faire circuler des « cahiers de
confidence3 » sur le modèle de ceux utilisés au Bus des femmes, une recherche-action similaire
initiée deux ans plus tôt rue Saint-Denis à Paris (OMS et al., 1990). En plus de sensibiliser
et d’associer une telle « population-cible » à un programme communautaire de promotion
de la santé, il s’agit aussi d’évaluer le « Projet Saint-Charles » et les résultats des rapports
d’activités produits pour l’AFLS. Les conclusions mettent en exergue un peu rapidement les
caractéristiques suivantes : « un isolement très marqué : les publics se mélangent peu, sont
plus fortement sujets à l’exclusion ; ils vivent dans des hôtels, dans des studios vétustes, et les
canaux d’informations classiques ne les touchent pas. » (AFLS, 1993). En effet, tout porte à
croire, à première vue du moins, que la présence de ces jeunes prostitués maghrébins « acculés
à des urgences financières et dotés d’une faible connaissance des codes culturels de la société
d’accueil, soit caractérisée par une fragilisation et donc une exposition plus grande aux risques
d’infection par le VIH » (Ibid.). Le contexte épidémique conduit d’ailleurs à mettre avant
tout l’accent sur une mise à distance de la question du sida fondée sur une forte adhésion aux
valeurs du divin qu’on va chercher dans les entretiens. Pour exemple, un extrait d’entretien
au chapitre « Ethnicité et prévention » du rapport établit que : « pour eux, c’est comme une
mosseba (malédiction), alors ils ne veulent rien savoir, et ça se limite souvent à Rabi yestourna
(Que Dieu nous protège). » (Ibid.)
Avec le temps, les contacts établis avec ces jeunes migrants à Marseille bouleversent le
quotidien de l’association dont la position généreuse de « faiseur de bien » (Park, d’après
Raushenbush, 1979, p. 96) dans le domaine du sida tend à masquer les capacités réelles des
publics accueillis. La présence régulière dans la rue se double vite d’« apéros-tapins » au local
de l’association qui mettent, en outre, en présence directe les jeunes prostitués maghrébins
rencontrés la nuit et les hommes plus âgés issus des classes locales aisées, lesquels forment
alors l’essentiel du contingent de bénévoles à AIDES-Provence, et sont parfois vus comme
clients potentiels, ce qui ne va pas sans conflits internes. Cela, les tenants de l’action associative
ont bien du mal à le penser et à le dire. Le paradoxe d’un tel projet « communautaire » réside
précisément dans cette difficulté à concevoir l’initiative de l’étranger en nos espaces, surtout
si sa vulnérabilité au sida est première, et qu’elle procède inévitablement des défaillances
économiques, sociales et culturelles qu’on lui associe d’emblée. Une logique éducative vient
dès lors se substituer à la ténacité des parcours migratoires et aux transactions sexuelles
inédites dans des contextes pourtant marqués ici et là-bas par la contrainte morale. Le point
de vue des intervenants annule ainsi celui de la recherche parce qu’il met au cœur de ses
rapports et autres « comptes rendus » d’activités des préoccupations centrées sur le risque
et sur la normalisation plutôt que les motifs des acteurs réels. Au même moment, la toute
première ethnographie sur le sida à Marseille signale à quel point la présence d’un sociologue
dans le milieu de la prostitution ne va pas de soi (Paillard, 1994), tout en saluant l’approche
innovante et participative de l’équipe de prévention qui passe ses nuits dans le quartier de la
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gare (p. 277-278). Dans une large mesure, la prostitution « en femme » des Algériens évolue
cependant à distance de l’association et des militants qui ignorent pour l’essentiel la dimension
économique de leur initiative.
Aux marges d’un comptoir commercial maghrébin
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Partial ou parcellaire, l’inventaire de ces désignations et de ces déficits recueillis à même la
rue au gré des témoignages « de terrain » n’arrive cependant pas, y compris dès cette époque, à
masquer complètement les réalités d’une disposition migratoire à peine entrevue. Cependant,
on lit aussi dans les tous premiers entretiens avec les jeunes Algériens rencontrés à la gare
Saint-Charles par l’équipe mobile qu’«  en général, ils sont jeunes : entre vingt et vingt-deux
ans. C’est l’argent qui permet de s’en sortir ; leur milieu, c’est donc celui de la prostitution.
Certains d’entre eux n’ont pas de projet, mais pour beaucoup la prostitution n’est qu’une étape
pour un commerce en Algérie, acheter une voiture ou un appartement au pays. Il existe un flux
de venues à Marseille. Certains rentrent, d’autres arrivent, et de nouvelles têtes apparaissent
de temps à autre. Ceci se déroule tout au long de l’année, avec une recrudescence en hiver. Les
prostitués hommes gagnent mieux que les femmes, deux à trois millions (d’anciens francs)
par mois parfois4. » (AFLS, 1993)
Venus de la métropole portuaire d’Annaba, et de son arrière pays chaoui pour la plupart, mais
aussi d’autres grandes villes côtières comme Oran, Mostaganem ou Skikda, et issus le plus
souvent des classes populaires, la destinée de ces jeunes hommes originaires d’Algérie dont
la prostitution est marquée par la dispersion et la mobilité, prend place dans l’histoire sociale
contemporaine du centre-ville de Marseille, et notamment du quartier Belsunce. Leur activité
sexuelle et secrète se déploie discrètement dans une circulation transfrontalière incessante,
alors rendue possible par la délivrance rapide et renouvelable de visas touristes pour des
durées de trois mois. Elle relève elle aussi d’un dispositif qui s’appuie sur les différentiels de
richesses entre pays, et contribue à l’enrichissement de tous les maillons de son réseau, amis
et membres de la famille compris. Les trajectoires qui, le plus souvent, se donnent à voir ici
sur le mode d’une extrême précarité, renvoient plus souvent que ne veulent bien l’admettre
les tenants d’une injonction à s’intégrer en France à des parcours de réussite ici, là-bas ou
ailleurs, résultant d’allées venues ininterrompues entre pays d’accueil et pays d’origine, ou
entre différentes villes de la région, de France ou d’Europe. En filigrane, les premiers rapports
de la recherche-action menée à AIDES-Provence dévoilent l’évolution de ce mouvement. Un
ancien travesti du quartier de la gare rapporte :
« Quand je suis arrivé d’Algérie au milieu des années 1980, ce lieu était
exclusivement réservé aux gigolos, même si quelques travestis avaient leur place
sur le boulevard de la Liberté. Les premiers travestis algériens sont arrivés à SaintCharles en 1989. Ils ont pris place entre la gare et les allées Gambetta, et ensuite, ils
se sont installés jusqu’au square Stalingrad. Autrefois, c’était surtout des touristes
installés pour de brefs séjours, et aujourd’hui, les choses se sont stabilisées. Les
français sont très peu nombreux. Maintenant, ils sont tous sur le Prado » (AFLS,
1993).
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L’installation de ces groupes de jeunes Algériens « en femmes » dans le quartier s’effectue
dans la continuité directe d’un lieu de drague masculine situé immédiatement à la sortie de la
gare Saint-Charles, le square Narviq. Encore doté de buissons et peu éclairé à cette époque,
il ouvre sur les bouches d’accès au parking souterrain enfoncé dans la butte où ont lieu les
rapports sexuels. En fin de soirée ou au petit matin, l’occasion d’une rencontre furtive entre le
passant solitaire et le voyageur est parfois aussi celle où le sexe s’échange contre de l’argent ou
des menus services immédiats. Les nouveaux venus se distinguent de ce monde furtif, à la fois
par leur travestissement, et par le fait qu’ils stationnent longtemps sur « leur » bout de trottoir,
près de « leur » arbre, sous un lampadaire qui les médiatise (Gaissad et Deschamps, 2007).
L’opération où, méticuleusement, ils se « transforment » en femmes avant de rejoindre le
quartier, a lieu dans des chambres dont ils partagent entre eux la location dans un hôtel meublé
de Belsunce, à quelques centaines de mètres de là : la nuit est tombée sur ces rues alors désertes
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« En femme » à la gare Saint-Charles : la prostitution des Algériens à Marseille
du marché arabe qui remonte jusqu’à la porte d’Aix. En perruque, fortement maquillés, juchés
sur des talons hauts, bas résilles sous la mini-jupe et paire de chaussettes roulées en boule
dans les bonnets du soutien-gorge, ils savent qu’il y a bien peu de chances pour qu’on les
reconnaisse dans cette partie du centre-ville où ils passent aussi le plus clair de leur temps « en
garçons » dans la journée. Karim devenu Karima, le personnage en impose, et contraste avec le
flou des rencontres, et même de ce qui fait transaction silencieuse entre hommes sur le parvis
de la gare. En groupe, et le verbe haut, les travestis ne manquent d’ailleurs pas de s’en plaindre,
considérant le voisinage d’un lieu de drague et les « tapins-sandwiches » prêts à s’y vendre,
disent-ils, pour un repas, un paquet de cigarettes ou une nuit à l’hôtel comme une concurrence
déloyale. Eux bien sûr se seraient conformés aux termes des négociations où le sexe est
strictement tarifé. En vigueur dans les autres quartiers centraux de la prostitution de la ville,
ils savent bien que chaque prestation sexuelle a son prix d’emblée annoncé au client. Certains
réussissent d’ailleurs peu à peu depuis à se « faire » une place sur des trottoirs autrement plus
convoités, de l’autre côté de la Canebière, à la rue Thiers ou à la rue Curiol, laissant le territoire
nocturne de la gare Saint-Charles aux derniers arrivés d’Algérie, l’exemplaire et ostensible
réussite des uns au pays encourageant les autres à venir prendre place à Marseille.
De la lutte des places aux déplacements durables
La loi du lieu et du milieu
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Régulièrement relancée par les gestionnaires de la cité, la campagne de « reconquête » de la
Canebière a été marquée ces vingt dernières années par les réhabilitations ponctuelles au profit
de populations génératrices de revalorisation du foncier : autrement dit pour les élus locaux,
un aménagement « concerté pour n’importe qui, à condition qu’il ne soit pas arabe » (Tarrius,
op. cit.). Dernière opération en date, le projet d’aménagement d’Euroméditerrannée a achevé
d’éradiquer l’ancien quartier de licence des mœurs situé de ce côté-ci de la Canebière. À
l’heure où ce pan entier du commerce sexuel marseillais s’est déplacé vers le haut de l’avenue
et vers les quartiers sud de la ville, l’arrivée des travestis algériens à la marge du quartier
maghrébin de Belsunce a contribué elle aussi à bouleverser les donnes de la prostitution locale.
L’ordre et la hiérarchie des légitimités sur le trottoir ont joué à plein face à l’annexion du
quartier de la gare par ces jeunes hommes en groupe. Leur racolage ostentatoire, ajouté à
leur prestation sexuelle masculine sous le travestissement – très peu de prostitués masculins
arpentaient alors le trottoir « en garçons » –, ont rapidement su capter une part non-négligeable
de la clientèle, au point que des « anciennes », femmes et travestis plus âgés, ont dû quitter
le coin pour investir les abords de la Canebière. Les premiers témoignages recueillis dans le
cadre du « Projet Saint-Charles » sont plein de rancœur et cherchent avant tout à discréditer les
nouveaux venus en stigmatisant leur irréductible altérité. Un jeune travesti marseillais estime,
par exemple, que « Là-haut, y a que des Arabes qui volent les clients et qui sont là que pour
deux ou trois mois. On devrait mettre toutes celles qui travaillent proprement ensemble, et
toutes celles qui veulent rien savoir, ensemble, dans un autre endroit5. » (AFLS, 1993) Cette
éthique du trottoir qui comprend aussi bien le respect des tarifs que l’imposition du préservatif
est au centre de bien des conflits dans la rue (Deschamps, 2006). Travailler « proprement »,
bien qu’on dénonce ici surtout l’absence de capotes pour les passes à l’association de lutte
contre le sida, c’est s’en tenir à un ensemble de règles informelles, de la primauté sur un coin
de trottoir au fait qu’on n’embrasse pas les clients. L’évidence anecdotique veut, en tout cas,
que l’honorabilité à la rue se gagne, notamment à l’encontre des catégories de prostitués des
deux sexes qui ne seraient pas vraiment du « métier » (Pryen, 1999). Lorsqu’il prend place
sur le marché du sexe local, et que la rumeur de son succès à la gare commence à courir la
rue, le groupe des travestis algériens se trouve ainsi très vite amalgamé aux populations les
moins légitimes du trottoir, souvent taxées d’« occasionnelles », comme les « toxicomanes »,
les « marcheuses » (qui n’ont pas de place fixe), les « clochardes » (qui boivent, ou qui sont
mal habillées), et autres marginaux accusés de contrevenir aux rudiments du « métier ».
Unique interlocuteur public dans la rue avant l’arrivée des associations de lutte contre le sida,
les services de la Brigade des mœurs, communément nommée la « maison mère » par les
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« En femme » à la gare Saint-Charles : la prostitution des Algériens à Marseille
prostituées marseillaises de cette époque, contribuent à leur manière à cette écologie sociale
particulièrement contraignante : ils tiennent notamment un « fichier » manuel où sont recensées
les personnes notoirement installées, et en particulier, celles qui sont « à jour » d’un procèsverbal arbitrairement mensualisé pour racolage6. L’histoire des garçons algériens qui doivent
parfois défendre contre les « anciennes » leur territoire à coups de poings, est jalonnée de
chassés-croisés parfois périlleux avec ces représentants de l’autorité, liguant tel groupe contre
tel autre, ou faisant pression sur les plus vulnérables pour en obtenir des informations ou des
« faveurs7 ». L’enquête devient alors naturellement l’opportunité de témoigner de sentiments
longtemps contenus, dans la perspective qu’ils soient rendus publics :
« Il faut que tu écrives ça : l’histoire qui m’est arrivée avec Jeannot de la Brigade
des Mœurs à l’époque, à la gare. Un soir, il m’avait pris mon récépissé [titre de
séjour indiquant la nature du visa] et il avait écrit au stylo dessus : “travesti à la
gare Saint-Charles !” Mets-le, il faut que tu en parles dans ton travail. Maintenant,
je m’en fous, je peux le dire parce que je suis français8. »
13
La précarité de leur situation dans la rue et sur le territoire national expose alors souvent ces
jeunes migrants à des offenses aussi bien de la part des autres groupes de prostitués locaux
avec lesquels ils rivalisent face aux clients que des services de police dont les interventions
se feront chaque jour plus intempestives au fil de la décennie9. Avec le temps, ils deviennent
néanmoins des figures familières du monde nocturne marseillais. En dix ans, leur implantation
dans le centre autorise ainsi peu à peu certains d’entre eux à rejoindre légitimement des
quartiers autrement plus prisés dans les hiérarchies territoriales de la prostitution marseillaise.
L’antériorité de ceux qui sont installés depuis la fin des années 1980 est d’ailleurs loin d’avoir
eu des effets au plan strictement local, comme l’appropriation de nouveaux secteurs jadis
« interdits aux Arabes » : l’importance croissante de leur influence est tout aussi bien tangible
dans l’extension des réseaux d’interconnaissance qui depuis, ont donné forme aux circulations
transméditerranéennes, continuant à relier les trottoirs du quartier de la gare Saint-Charles aux
grandes villes algériennes d’où sont venus les tous premiers travestis. Il y a bien également
parmi eux un système informel de cooptation pour l’accès à une place sur le trottoir lié au
statut décisif que confère l’ancienneté. Cela dit, les nouveaux venus tirent aussi un bénéfice
réel de cette « prise en charge » : l’initiation aux règles du métier, et simultanément, aux
codes de la société d’accueil, leur est dispensée de manière parfois péremptoire par leurs
« aînés » qui, en les précédant, ont constitué des modèles de réussite inespérée au pays, et
ont aujourd’hui également pignon sur rue dans le monde de la prostitution ici. Toutefois, la
réalité des incessantes allées venues entre les deux rives de la Méditerranée jusqu’au début
des années 1990, à mettre au compte essentiellement des conditions d’obtention d’un visa
touriste à cette période, s’est vue là aussi bouleversée de manière drastique par l’adoption
des lois Pasqua en 1993. Au moment où la terreur et la guerre civile déchiraient la société
algérienne, puisqu’on y est au faîte de la crise générée par la présence du Front islamique du
salut sur la scène politique, les déplacements ont été rendus particulièrement difficiles, voire
quasi impossibles pour ceux ayant fait l’objet d’une mesure d’expulsion. Encore aujourd’hui,
les conversations tous azimuts avec les garçons connus alors à la gare Saint-Charles réactivent
une mémoire collective d’une redoutable actualité. Lorsque je les retrouve au tournant de
l’année 2000, l’écho de l’arbitraire et des humiliations vécus à cette époque est instantané en
même temps qu’il préfigure de l’ordre républicain à l’égard des étrangers et du monde de la
prostitution les dispositions à venir. Ainsi, presque tous se souviennent de Bachir qui a été
expulsé en 1995 après dix années de séjour en France. Alors dans l’attente d’une réinscription
à l’université, il est tombé sur la police en travesti à la gare et s’est vu conduire au centre de
rétention d’Arenc sur-le-champ. Rapides, les mobilisations associatives n’ont eu aucun effet
sur la mesure d’expulsion vers l’Algérie, exécutée dans les jours qui ont suivis. Certains ont
aussi entendu parler du groupe de travestis algériens raflés par la police près de la place Clichy
à Paris très peu de temps auparavant. Photographiés en tenue de travail durant leur détention,
ces informations complémentaires auraient été transmises aux autorités algériennes, en marge
de la mesure d’expulsion.
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« En femme » à la gare Saint-Charles : la prostitution des Algériens à Marseille
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C’est dans ce contexte de répression accrue que beaucoup de ces parcours migratoires
masculins liés à la prostitution, qui leur en fournira si nécessaire le capital, saisiront
l’opportunité de fonder une famille en France, avec une Française le plus souvent, et
aboutiront, quelques années plus tard, à l’obtention de la nationalité française. Pour les
nouveaux venus qui me sont présentés par des anciennes connaissances de la gare ou que je
rencontre grâce à l’équipe d’Autres Regards, la situation s’est fortement précarisée, même
lorsqu’ils sont en mesure de faire valoir l’évidence d’une agression liée au terrorisme pour
demander l’asile territorial. Les réseaux d’interconnaissance construits au pays produisent-ils
des solidarités entre anciens et nouveaux venus ? Les engagements pris dans un tel contexte
par les uns sont souvent susceptibles de constituer pour les autres une dette et des formes
particulièrement aliénantes de contre-don.
La « gagneuse » : investir et obliger
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Si l’épisode du tournant familial au milieu des années 1990 a pu correspondre chez certains
de ces jeunes hommes à une sortie définitive de la prostitution, d’autres, une fois sécurisés
quant à leurs conditions de séjour sur le sol français, ont étendu leur territoire de prostitution à
d’autres villes du sud de la France, durablement ou non, confrontés le cas échéant aux réalités
coercitives et aux effets de milieux locaux. Le témoignage de ce garçon longtemps travesti à
la gare Saint-Charles et ayant depuis gagné une nouvelle place au sud de la Canebière, laisse
entrevoir combien le développement multisite de l’activité est une stratégie prostitutionnelle
rentable, même si la quête d’autres « coins » de prostitution en de nouveaux espaces urbains
ne va pas de soi :
« À Toulouse, c’est difficile de se faire une place. Je connais au moins deux
travestis algériens qui ont leur coin et je suis déjà venu plusieurs fois. L’hôtel, ça
va. Près de la gare. La patronne, ça va. Près du canal, à côté des Africaines, ça va.
Mais sur le boulevard de Strasbourg, les autres travestis te repèrent et appèlent R.
qui travaille dans une boîte gay au centre-ville : lui, il contrôle les places parce qu’il
travaillait dans la rue avant et il connaît la police. Une fois, je me suis battu et il les
a fait venir pour que je reparte sur Marseille. Ils ont pris mes papiers d’identité, j’ai
dû d’abord aller me changer et me démaquiller à l’hôtel pour aller les récupérer
au commissariat. Après, ils m’ont amené directement à la gare en fourgon. Avec
d’autres aussi, de Marseille, ils ont fait pareil. Alors, j’essaie aussi à Montpellier
un soir ou deux, et après je reviens à Marseille. Comme ça, à chaque fois, je suis
nouvelle et je fais plus d’argent10. »
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La mobilité d’une ville à l’autre, tout au long de la côte méditerranéenne, est devenue monnaie
courante pour bon nombre de mes anciennes connaissances à la fin des années 1990. Certains
ont investi les trottoirs très convoités de la Côte d’Azur, à Nice notamment, et ont fini par
quitter Marseille pour s’y installer après avoir constitué un petit patrimoine à la gare SaintCharles, investissant alors dans un commerce de l’hyper-centre, souvent une épicerie qui sera
tenue par un membre de leur famille proche. L’évocation des parcours d’une réussite idéale,
sur fond de gains accumulés en raison d’une présence continue sur les trottoirs de la ville, et qui
concerne surtout la première génération des travestis de la gare, est fréquente. J’apprends au
cours d’un entretien avec deux nouveaux venus d’Annaba en 2001, et qui viennent de prendre
place en travestis dans le quartier de la gare, « qu’une ancienne connaissance commune de
Saint-Charles habite maintenant à Montpellier, mais qu’en ce moment, il est à Marseille et
que je peux le trouver ce soir à la gare. On me confirme qu’il avait repris une épicerie à
Belsunce entre temps et qu’aujourd’hui, il travaille aussi régulièrement dans la rue à Nice où
il a acheté une maison. » À la terrasse d’un grand café tout près de la Canebière, d’autres
noms sont évoqués de loin en loin comme exemples tout particulier de réussite : on reparle
de ce garçon que j’ai rencontré dès le début des années 1990, et de la maison luxueuse qu’il
a achetée de l’autre côté de la mer, une ancienne maison coloniale qu’il a fait rénover, « une
splendeur », dit-on. De tous les garçons que je continue à croiser jusqu’au début des années
2000, tous s’accordent pour dire de lui que c’est une « gagneuse », faisant à la fois référence
aux nombreuses nuits qu’il a passées dans les rues du quartier de la gare Saint-Charles, été
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comme hiver, et surtout à ses investissements au fil du temps, ici et au pays. Je me suis rendu
quelques fois dans le bar de nuit dont il avait repris la gérance au cœur du quartier Noailles
dès le début des années 1990. Tenu par sa mère et l’un de ses frères, l’endroit est fréquenté
par des hommes que les quelques jeunes filles accoudées au comptoir ont pour rôle de faire
boire sous le regard inquisiteur de la « patronne ». La rumeur circule qu’elle vient elle-même
du milieu de la nuit à Annaba, et tout le monde a l’air au courant des activités secrètes de son
fils à la gare, dont l’évocation suscite à la fois le sourire et l’envie. Sans pour autant saisir
de relation directe entre tous les bars de ce type que je connais dans le centre de Marseille et
les jeunes Algériens « en femmes » à la gare, ce petit milieu, où sont à l’occasion invités des
groupes de musiciens traditionnels accompagnés de cheikhat (chanteuses et danseuses)11, est
en connivence ouverte avec la prostitution maghrébine locale. Le fils de la « patronne » serait
également propriétaire de deux appartements en ville à Annaba dont sa mère profiterait lors
de ses nombreux séjours là-bas.
Les réponses sont néanmoins souvent évasives lorsqu’il s’agit d’argent et de ce à quoi il
est destiné. Elles incitent un peu vite à croire que la plupart des gains sont investis au
pays. De loin en loin, pourtant, l’achat d’un bien immobilier à Marseille est évoqué. Un tel
me dit qu’il a préféré acheter un appartement ici « que les enfants auront pour eux ici en
grandissant. » Qu’ils se soient mariés ou non, qu’ils le soient restés ou pas, l’hôtel meublé du
centre-ville du début des années 1990 est aujourd’hui un lointain souvenir, nombreux ayant
dans un premier temps trouvé à louer de l’autre côté de la Canebière, ou se faisant parfois
acquéreur d’une propriété près de la place Castellane ou, plus au sud encore, dans les « beaux »
quartiers. Cela ne signifie sans doute pas que tous aient connu de telles trajectoires marquées
par l’accumulation incessante, et l’investissement exponentiel. Bien sûr, le maintien d’une
activité prostitutionnelle permet non seulement de boucler un crédit ponctuel facilement, le cas
échéant, tout en restant actif au sein d’un réseau de cooptation et d’entraide local. Tout bienfait,
aussi bien sur le trottoir que dans les démarches rendues chaque jour plus difficiles pour
séjourner en France, constitue alors par obligation, y compris des proches, autant de bénéfices
directs, ne serait-ce qu’en services. Lorsque je me rends chez cet ancien travesti algérien de
la gare qui est aujourd’hui devenu un personnage très respecté dans les rues « chaudes »
du centre-ville de Marseille, c’est pour accompagner une infirmière de l’association Autres
Regards qui vient prendre soin d’un jeune récemment installé sur un coin de trottoir où il s’est
fait agresser. Il n’est pas le seul à être hébergé par notre hôte, que je connais depuis des années,
et qui me fait visiter son nouvel appartement d’un quartier cossu de la ville, fier de ses meubles
neufs venus directement du Maroc et de son nouveau standing. Un autre garçon habillé « en
femme » s’affaire à la cuisine, dont j’apprends qu’il attend des nouvelles de son dossier de
réfugié politique en tant que victime d’une attaque à l’arme blanche dans les environs d’Oran
d’où il vient et qu’il se prostitue depuis peu tout près de la gare Saint-Charles. Les services juridiques et de soin de l’association sont ainsi sollicités pour ces deux nouveaux arrivés par
leur « bienfaiteur », originaire de la même ville qu’eux en Algérie, et qui les a visiblement
« placés » dans la rue. Il tient absolument à leur servir d’intermédiaire dans leurs démarches,
notamment pour la sécurité sociale. Le dossier de demande d’asile en cours de l’un l’amène à
traiter directement avec l’avocate d’Autres Regards, mais comment aider l’autre dont il vient
d’appeler la mère au pays pour la rassurer, si la cousine de Cannes qu’il a épousée il y a deux
ans ne veut absolument pas se déplacer ? L’investissement personnel de cette « gagneuse »,
qui n’a de cesse de répéter qu’il est normal de prendre ainsi en charge ses compatriotes, laisse
en tout cas l’infirmière de l’association plutôt perplexe. Sur fond d’affinités et d’opportunités,
l’influence d’une « ancienne » de la gare repose ainsi parfois sur l’antériorité d’un entre soi
homosexuel au pays, en l’occurrence dans la même ville. Pour le moins, elle donne lieu à un
système d’échange de services et d’obligations qui constitue l’exercice de la prostitution des
algériens « en femmes » à Marseille en réseau devenu avec le temps hiérarchisé à son tour.
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« En femme » à la gare Saint-Charles : la prostitution des Algériens à Marseille
Bouger dans les normes
Être « quelqu’un de bien »
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Des liens personnels entretenus pendant toutes ces années, il ressort toutefois qu’un bon
nombre de jeunes hommes rencontrés à l’origine sur les trottoirs de Saint-Charles s’est peu
à peu affranchi de telles contraintes et des réseaux liés au côtoiement quotidien du monde
de la prostitution locale. Comme on vient de le voir, seuls les nouveaux venus en quête d’un
droit d’entrée dans la rue, et le plus souvent dans l’attente d’un titre de séjour, continuent d’en
être tributaires. D’autres se sont depuis orientés vers des secteurs professionnels autrement
plus conventionnels, trouvant à se faire embaucher dans des entreprises de la région, ou pour
des sociétés de services comme celles qui gravitent autour du Port Autonome de Marseille.
L’étape du mariage, devenant soudain un enjeu collectif dans l’urgence du durcissement
des lois françaises sur l’immigration après 1994, autorise en tout cas bien difficilement à
déduire une communauté d’expériences des biographies alors très disparates. La transaction
est toujours singulière, impliquant parfois la mobilisation familiale en France et au pays,
l’entremise d’anciens réseaux d’amis rencontrés à Marseille ou bâtis de longue date au « bled »,
une véritable dynamique de négociation entre autres au cœur de stratégies de proximité autour
des « papiers » en somme (Madjoubi, 2005, citée par Ezekiel, 2006, p. 278 et 2007). Le devenir
matrimonial des prétendants et de celles qu’on appelle parfois leurs « Miss Visa » (ibid.), de
nationalité française ou disposant d’un titre de séjour, est loin d’être univoque. Ici, on m’invite
à manger un soir en famille, chez l’un des rares jeunes Algériens rencontrés sur les trottoirs du
quartier de la gare « en garçon » il y a dix ans, ayant entre temps trouvé à se marier avec une fille
d’Aix-en-Provence, et étant devenu le père de deux enfants que je rencontre à cette occasion.
C’est par l’une des célèbres « gagneuses » de Saint-Charles que j’ai eu de ses nouvelles, et
lorsque je prends rendez-vous au téléphone, mon hôte n’est pas le moins du monde surpris
que j’en sache autant sur ce qu’il est devenu, même s’il convient que « les nouvelles vont
vite », pour ajouter qu’il a perdu de vue la plupart de ses congénères algériens de la gare en
abandonnant sa vie nocturne. Quand bien même nous nous sommes croisés dans divers lieux
de drague masculine de la ville depuis, rien ne filtre de ces épisodes qui semblent appartenir à
un passé révolu et secret au cours du repas où je suis présenté comme un vieil ami de jeunesse.
Ailleurs, une conversation sur le trottoir est l’occasion pour ce travesti qui n’a jamais cessé
d’arpenter le quartier de la gare pendant toutes ces années de s’épancher sur les difficultés
qu’il rencontre avec la fille qu’il a épousée au milieu des années 1990 : une procédure de
divorce est en cours et il traverse les affres d’un conflit autour de la garde de ses deux enfants,
craignant que ses activités nocturnes ne soient un jour évoquées devant le juge aux affaires
familiales. Ailleurs encore, le projet matrimonial scelle le secret d’une homosexualité vécue de
part et d’autre depuis de nombreuses années, et les époux se sauvent mutuellement la face en
préservant l’honneur des familles. Devenir de respectables parents, y compris après un divorce
à l’amiable au bout de quelques années, n’empêche aucunement le maintien d’un accord tacite
sur la poursuite des amours clandestines, ou des aventures à la rue dans le plus grand respect
mutuel et des apparences familiales. Dans tous les cas, monnayer le mariage sur un modèle
strictement tarifé, comme il arrive parfois, ne semble jamais aller sans arrangements sociaux
à chaque fois particuliers qui affectent plus ou moins heureusement le devenir des jeunes
hommes que j’ai jadis connus à la gare Saint-Charles, et celui de leurs épouses. Sur l’ensemble,
le seul célibataire que je continue de fréquenter au début des années 2000 me confie les aléas de
ses aventures avec des garçons de la région, rêvant de trouver enfin le bon. Il avoue cependant
se tenir un peu à l’écart de la nouvelle association Hurria (Liberté) qui rassemble désormais
des homosexuels maghrébins à Marseille. Défilant notamment sur la Canebière à l’occasion
de la Gay Pride, elle fonctionne selon lui comme un espace de « défoulement », tandis que
les projets introduits en France de partenariat civil entre personnes de même sexe présentent
alors peu d’avantage pour un conjoint étranger12.
« De toutes façons au pays, c’est interdit », me confie un jour doctement au sujet de
l’homosexualité un tunisien croisé sur un lieu de drague masculine au centre-ville de Marseille.
En vacances chez son frère, il allait bientôt se marier au pays. Là-bas, il y avait aussi un homme
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« En femme » à la gare Saint-Charles : la prostitution des Algériens à Marseille
dans sa vie. Mais on ne pouvait pas le dire ou montrer quoi que ce soit : « Pourquoi faire ? C’est
mon meilleur ami, et c’est normal qu’il vienne dormir à la maison de mes parents. Pourquoi
on ne dormirait pas dans le même lit ? Personne ne va penser à mal. » Dès lors, quelle est
la nature du secret et des interdits qui pèsent sur ces expériences sexuelles ? D’une anecdote
que deux garçons récemment venus se prostituer « en femme » à la gare me rapportent au
local de l’association Autres Regards en 2000, ressort la difficulté d’avoir presque toujours
à annoncer leur orientation sexuelle aux hommes qui leur plaisent ici. Ils confient que pour
séduire quelqu’un, ils auraient plutôt tendance à lui déclarer le plus simplement du monde :
« vous êtes quelqu’un de bien », mais que cette réserve ne mène le plus souvent à rien avec
les français, d’après leur expérience. Habitués à faire des avances d’un simple regard dans les
rues et dans les cafés, ou avec quelques paroles de sobre courtoisie, ils sont grandement surpris
quand ici « les gens veulent tout dire, et surtout, tout savoir. »
Genre et sexualité à l’épreuve des traditions
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Les catégories mobilisées chez nous par la recherche en sciences sociales, ou telles qu’elles
sont reprises par le sens commun, se bornent à penser les pratiques dans les termes exclusifs
d’une « économie de l’orientation sexuelle ». Une telle partition du désir et des conduites est
pourtant très passablement acceptable pour appréhender l’homosexualité et la construction
du masculin dans des sociétés comme celles d’où proviennent les jeunes algériens dont il
est question ici. Pourtant fortement codifiées du point de vue de la sexuation des espaces,
et de l’espace public en particulier, celles-ci procurent un modus vivendi entre hommes où
leur désir mutuel fait l’objet d’un flou salutaire pour les normes masculines elles-mêmes.
Intériorisé pour la conservation de l’honneur collectif, et ceci en amont de toute référence
à l’Islam (Tillion, 1966), ce rapport à la transgression n’élude cependant pas la question de
la mixité sexuelle, loin s’en faut. Car corrélativement au maintien des femmes à distance
de la vie sociale entre hommes qui occupent le devant de la scène publique, celle-ci ne se
pose néanmoins plus en termes de sexe, mais continue à s’envisager en termes de genre.
L’expérience de la prostitution « en femme » sur les trottoirs de Marseille conduit ainsi certains
jeunes algériens à se demander s’il faut absolument être habillé en femme pour plaire aux
hommes en France. C’est l’impression qu’ils se font de l’attitude de leurs clients qui ne les
abordent que « travestis », bien que ce soit clairement le garçon qui les intéresse sexuellement
pendant les passes. De même, l’évocation de leurs sorties dans une discothèque gay proche de
la Canebière est un constat d’échec, car on n’y trouve selon eux « que des femmes ».
On peut le lire entre les lignes, la question de la mixité dépasse le simple cadre des
comportements sociaux qui ritualisent le masculin ou le féminin dans les espaces publics où le
stigmate marque bel et bien les hommes qui s’approprient l’autre genre. C’est plus précisément
la bicatégorisation des rôles sexuels qui constitue en effet cette mixité des genres entre
hommes. Que les hommes ouvertement homosexuels sur la place publique soient assimilés à
des femmes et désignés comme « folles », et qu’il soit mal vu de les fréquenter, confirme la
primauté du masculin pour les hommes au pays. On admet bien entendu qu’on ne peut pas
se fier aux apparences pour savoir ce qui va se passer au lit. Mais l’un de mes interlocuteurs
convient en finissant son café sur le cours Belsunce qu’il « aime être l’attaï. » (celui qui
se donne). Un témoin plus militant revendique vouloir « vivre au vu et au su de tous », en
particulier de la famille, ce qui reste le plus difficile, expliquant que « se faire accepter en tant
qu’homosexuel, c’est se faire accepter en tant que femme, en tant que celui qui se donne. Et
je revendique ce rôle pour moi13. »
Au-delà de l’injure qui permet à l’homme qui couche avec un aataï de rester un homme, la
situation intermédiaire des « folles » est à la fois transgressive et régulatrice (Le Talec, 2008).
Personnage charnière entre les mondes du masculin et du féminin, elle expose une logique qui
articule la violence et le désir dans la production et la conservation des normes masculines
(Gaissad, 2009). Évoluant en groupe dans la rue au pays, la nature des réseaux recomposés
dans la prostitution « en femme » à Marseille en atteste, les « folles » originaires d’Algérie
sont parfois représentées dans la culture populaire : le chanteur de Raï Cheb Abdou est connu
pour ses apparitions en public aux côtés de son « mari », et pour ses effets de scène où il est
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en partie travesti. Comme ces autres figures tangentes que sont les chanteuses et danseuses
cheikhat, il est souvent sollicité pour les mariages ou d’autres manifestations traditionnelles :
la licence des mœurs est ainsi convoquée au cœur même de l’ordre cérémoniel comme un
gage du maintien durable de l’ordre social et sexuel. La part secrète des « normaux » entre les
mains des « folles », comme des prostituées si peu loquaces quant à l’identité de leurs clients,
explique dès lors l’ambiguïté de leur statut. Les parcours évoqués ici en donnent également
à voir la contingence, et même la réversibilité dans le temps et suivant les espaces traversés.
L’idée qu’un contexte socioculturel donné puisse autoriser l’accès à une sexualité secrète sans
que les personnes impliquées y perdent la face d’un point de vue moral n’est certainement pas
nouvelle (Herdt, 2003). Non plus bien sûr que des figures notoires du secret sexuel – entre
autres mystères – puissent être traditionnellement instituées au sein des sociétés (Carpenter,
1908). Selon le témoignage de bon nombre de mes interlocuteurs interrogés sur le secret qui
entoure les pratiques sexuelles entre hommes ou la prostitution, tout le monde serait au courant
dans les milieux et les villes d’origine en Algérie tout en faisant mine de ne pas l’être, et bien
évidemment, de ne pas « en » être. L’acceptabilité sociale des conduites et, en particulier, des
comportements sexuels, implique en toute logique un brouillage important dans la forme même
des désignations, comme dans les processus d’identification. Si tout se passe sans nécessité
aucune de se définir ou de qualifier le désir mutuel, et à plus forte raison les manières d’en
tirer profit, la partition genrée des rôles sexuels peut toutefois, en tout bien tout honneur, jouer
parfois la visibilité des uns (« folles » ou prostituées) pour le secret des autres.
Pour les hommes ayant connu la prostitution « en femme » dans le Marseille de la fin
du tournant du siècle, la traversée d’espaces équivaut en tous cas, au sens le plus fort,
à une traversée de normes. Les franchissements des frontières nationales et des barrières
douanières, comme le passage d’une rive à l’autre de la Méditerranée, en disent somme
toute assez peu, pour ce qui les concerne, sur les distances parcourues entre des univers
culturels investis, maîtrisés, et bien souvent subvertis. Leur mobilité toujours plus grande ne
donne en définitive consistance à un réseau ou à des identités tangibles que provisoirement.
Leurs arrangements normatifs constants manquent alors incontestablement à rencontrer le
registre des vulnérabilités implicite du point de vue de la « société d’accueil ». Complexes,
ces biographies le sont en ceci qu’elles superposent à un rapport aux normes d’ici et de làbas une capacité à circuler entre différents univers de normes ici et là-bas. La migration
actualise nécessairement cette complexité, au point d’en contenir presque entières l’outrance
et l’intimité mêlées.
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Notes
1 Je défends cette approche en terme de formes notoires de sexualité secrète depuis ma thèse doctorale
(Gaissad, 2006) et, plus dernièrement, en proposant d’examiner la tension entre opinions et pratiques
dans les enquêtes sur « l’espace public de la sexualité » au sein de mon équipe de recherche au LascoSophiapol (CNRS 3932) à l’Université de Paris Ouest Nanterre la Défense.
2 Extrait de journal de terrain, 2000-2001.
3 Les personnes rencontrées dans la rue sont invitées à y consigner leurs recommandations en matière
de prévention du sida, et toutes autres préoccupations qu’elles souhaiteraient voir prises en compte.
4 Extrait d’entretien, 1992.
5 Extrait d’entretien, 1992.
6 La prostitution n’est pas interdite en France. Le racolage public est par contre un délit. Renforcé par
la loi pour la sécurité intérieure du 18 mars 2003, il fait encourir une peine maximale de deux mois
d’emprisonnement et 3 750 euros d’amende (Deschamps et Gaissad, 2008).
7 Ces situations parfois abusives sont relevées très tôt par les équipes de prévention et de réduction
des risques dans la rue, mais apparaissent rarement dans leurs rapports d’activités aux instances
gouvernementales qui les subventionnent. Sur les normes institutionnelles et les logiques de l’action
policière sur les « terrains » de la prostitution et du proxénétisme, voir Mainsant (2008).
8 Extrait d’entretien, 2000.
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« En femme » à la gare Saint-Charles : la prostitution des Algériens à Marseille
9 Dés 1986, la loi Pasqua rétablit le régime de l’expulsion existant avant 1981. Elle restreint la liste des
étrangers qui obtiennent de plein droit une carte de résident et celle des étrangers protégés contre les
mesures d’éloignement du territoire. La réforme du code de la nationalité date de 1993 : allongement à
deux ans du délai d’acquisition de la nationalité française pour un étranger à la suite d’un mariage avec un
ressortissant français et remise en question de l’acquisition de la nationalité française, à la naissance, pour
les enfants nés en France de parents nés en Algérie avant l’indépendance. Les « lois Pasqua » facilitent
les contrôles d’identité et limitent les conditions de délivrance d’un titre de séjour, ajoutant de nouvelles
conditions au regroupement familial et renforçant les mesures d’éloignement du territoire. Les contrôles
d’identité aux frontières de l’espace Schengen sont facilités en 1994. La loi Debré de 1996 renforce le
dispositif d’éloignement des étrangers en situation irrégulière, leur rétention judiciaire, les pouvoirs de
police judiciaire aux frontières, et ceux du maire dans la délivrance des certificats d’hébergement. Une
circulaire aux préfets publiée en 1998 organise le retour dans leur pays des étrangers sans papiers non
régularisés. En mai 2002, le ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, présente en conseil des ministres
la loi d’orientation et de programmation de sécurité intérieure, en partie consacrée à la lutte contre
l’immigration clandestine.
10 Extrait d’entretien, 2000.
11 Sur les cheikhat, voir notamment Soum-Pouyalet (2007).
12 La loi sur le Pacs, votée en novembre 1999, laisse un vide juridique autour de la question de l’accès
au séjour des partenaires étrangers, le Pacs n’étant qu’un élément d’appréciation pour l’attribution d’un
titre de séjour, mais cette situation va changer, notamment sous la pression du Collectif des homos
sans papiers, devenu en 1998 l’ARDHIS (Association pour la reconnaissance des droits des personnes
homosexuelles et transsexuelles à l’immigration et au séjour). Actuellement, le partenaire étranger pacsé
avec un français ou un ressortissant de la Communauté européenne peut obtenir un titre de séjour « Vie
Privée et Familiale », s’il est en mesure de justifier d’un an de vie commune sur le territoire français quelle
que soit la date de signature du Pacs, conformément à la circulaire ministérielle du 30 octobre 2004.
13 Extrait d’entretien, 2001.
Pour citer cet article
Référence électronique
Laurent Gaissad, « « En femme » à la gare Saint-Charles : la prostitution des Algériens à Marseille »,
L’Année du Maghreb [En ligne], VI | 2010, mis en ligne le 01 janvier 2013, consulté le 03 janvier
2013. URL : http://anneemaghreb.revues.org/873 ; DOI : 10.4000/anneemaghreb.873
Référence papier
Laurent Gaissad, « « En femme » à la gare Saint-Charles : la prostitution des Algériens à
Marseille », L’Année du Maghreb, VI | 2010, 203-219.
À propos de l'auteur
Laurent Gaissad
Laboratoire d’Anthropologie des Mondes Contemporains (LAMC), Université Libre de Bruxelles/
Laboratoire d’Analyses Socio-anthropologiques du Contemporain (Lasco), Sophiapol, Université de
Paris Ouest-Nanterre
Droits d'auteur
© Tous droits réservés
Résumés
L’arrivée des premiers travestis venus d’Algérie dans le Marseille des années 1980 bouleverse
les données de la prostitution locale aux marges d’un quartier où un dispositif commercial
maghrébin d’envergure internationale s’est établi. Cette contribution entend rompre avec la
dimension spectaculaire d’un exotisme des identités ou avec le registre des risques au temps
L’Année du Maghreb, VI | 2010
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« En femme » à la gare Saint-Charles : la prostitution des Algériens à Marseille
du sida, pour revenir sur les itinéraires de travestis en montrant qu’ils ne sont pas réductibles à
de simples déplacements dans l’espace, d’une rive à l’autre de la Méditerranée. Ils se déploient
surtout dans la distance qui sépare les univers de normes, révélant des biographies originales
marquées par des transitions souvent radicales d’une situation à l’autre dans la vie quotidienne,
et une morale du secret liée aux troubles publics que ces parcours peuvent susciter en termes
de « genre » et de sexualité.
“Passing as women” at the Saint-Charles Railway Station. Prostitution
of Algerians in Marseilles
The arrival in Marseilles of the first transvestites from Algeria in the 1980s upset the structure
of local prostitution on the fringes of a neighbourhood where an internationally-known
Maghreb commercial organization had settled. This contribution intends to break away from
the spectacular dimension of exotic identities or the risks associated with AIDS, to return to the
itineraries of transvestites, showing that they cannot be viewed as mere displacements in space,
from one bank of the Mediterranean to another. They materialize primarily in the distance
that separates the world of standards, revealing original biographies often marked by radical
transitions from one situation to another in daily life, and from an ethics of secrecy associated
with public disorder that may result from these itineraries in terms of “gender” and sexuality.
‫إن وصول المتحولين جنسياً إلى مرسيليا والقادمين من الجزائر في بداية‬
‫الثمانينيات كان قد قلب المعطيات المتعلقة بمهنة البغاء المحلية‬
‫ هذه‬.‫المتواجدة على أطراف أحد أحياء مرسيليا حيث يقوم نشاط تجاري ذو امتداد دولي‬
‫الدراسة تبتغي القطيعة مع البُعد الاستعراضي للغرائبية الناتجة عن اختلاف‬
‫الهويات أو مع البُعد المتعلق بالأخطار في زمن "الايدز" وذلك بالعودة باتجاه الطرق‬
‫التي يسلكها المتحولون جنسياً وبإيضاح أنه من غير الممكن تصويرها على أنها‬
‫ فهذه الطرق تتواجد‬.‫مجرد انتقال في المكان من إحدى ضِفَتي المتوسط إلى الأخرى‬
‫ كما تحاول الدراسة‬،‫في المسافة الفاصلة بين العوالم التصنيفية الثابتة‬
‫الكشف عن مصائر غير اعتيادية تحمل علامات تحول جذرية من حالة إلى أخرى في‬
‫ وكذلك آثار طريقة العيش السرية الناتجة عن عدم الارتياح‬،‫مجال الحياة اليومية‬
"‫الاجتماعي تجاه هؤلاء الأشخاص وما يمكن أن يثيروه فيما يتعلق بالـ "النوع‬
.‫والحياة الجنسية‬
Entrées d'index
Mots-clés : HSH, Marseille, migration, prostitution, travestis
Keywords : HSH, Marseilles, migration, prostitution, travestis
Géographie : France
‫ مممم‬,‫ ممممم مممم‬,‫ مممم‬,‫ممممممم‬ : ‫فففف ففففففف ففففففففف‬, HSH, ‫ممممم مممممم‬
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